Cher Pierre

Gif | 31 août 2016

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Cher Jean,
J’étais devant l'ordinateur. Merci pour les nouvelles. Est-ce une consolation si je te confirme que plus à l'ouest et en plaine, le jour décroît aussi par les deux bouts, qu'il fait nuit noire, à six heures du matin, et que c'est un crève-coeur.
Non, la vue du lac ou de quoi que ce soit d'autre, à la porte-fenêtre du salon-salle à manger, ne suffit pas au bonheur. On le rencontre inopinément au détour d'un chemin. Il a partie liée avec les biens sans maître - "res nullius"-, les roches, les plantes, les bêtes, une échappée, des bouts de verre et des tessons d'argile. Le vieux Sénèque: "il faut une vie pour apprendre à vivre". Quand on était pour se réjouir d'y voir plus clair, le tableau va s'effacer. La saison incline aux mélancoliques pensées.
On n'a pas eu de printemps mais, tout récemment, une vague de chaleur. Pour la deuxième année consécutive, je ne ferai pas la rentrée. Me sens coupable, confusément, de ne pas verser ma contribution, si mince soit-elle, à l'effort collectif. Les jeunes sont partout. On vieillirait?
En pj, mes voisins corréziens. Une boutade du peintre Cueco: si les vaches limousines sont rouges, c'est parce que c'est la complémentaire du vert. Ainsi s'explique encore que les prés sont noirs, en Charolais.
Amitiés.
Pierre

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Photo | Pierre Bergounioux


 

Sans faire de vague

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Cher Pierre,
Les jours décroissent, on ne les retient pas, c’est déjà l’automne, bientôt l’hiver. Je me retourne parfois sur ce qu’il m'a fallu laisser autrefois et dont il faudra que je me sépare, bientôt, une seconde fois...
Les deux vieux mènent une vie discrète au cinquième étage d’un immeuble cossu du centre-ville; sans faire de vague mais avec un secret, un privilège dont ils se réjouissent depuis toujours et qu’ils ne lâcheraient pour rien au monde: le lac.
Autrefois, le dimanche, la maîtresse de maison ouvrait les deux battants de la porte-fenêtre de la salle à manger et invitait ses hôtes, moins chanceux, à suivre monsieur sur le balcon; elle désignait alors d’un geste ample la merveille dans son écrin. Personne n’y croyait vraiment, ne savait trop quoi dire ; ils fermaient les yeux, puis les ouvraient, les refermaient et soupiraient. C’est comme si le lac n’existait plus; on aurait dit un tableau, un tableau aux couleurs fragiles, passées, lointaines, comme celles du décor de leur vieux service à thé. Ils rentraient bientôt à la salle à manger et appelaient les enfants pour le dessert. Calmez-vous! c’est promis, nous irons faire un tour après le café; nous prendrons la Ficelle et longerons les quais.

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J’ai eu beau lever la tête, me mettre sur la pointe des pieds et fermer les yeux, je suis resté aveugle; je n’ai jamais goûté à leur bonheur, si proche de celui qui animait, un peu plus tôt le dimanche, le visage des fidèles priant et conversant derrière leurs paupières avec Dieu. Et, tandis que leur esprit baignait au large, je demeurais sur la rive, jetant de temps en temps un coup d’oeil au-delà de l’horizon, du côté de ce pays lointain dont je peinais à imaginer la nature et qui semblait, aux yeux de mes aînés, une évidence.
On rejoignait donc, après le café, le bord du lac; on longeait les quais sur des chemins bétonnés, pavés, gazonnés, sautillant sur les obstacles dressés par l’homme pour stabiliser ses rives et l’empêcher de déborder, l’obliger à se contenir en le ligotant comme les pieds d’une chinoise.
Pas tout à fait. Le pont sur la Vuachère, tout à l’est de la ville, nous rapprochait en effet de quelques-unes des reliques d’un autre monde, des grèves orphelines sur lesquelles le Léman va et vient depuis toujours. On ôtait alors nos mocassins au fond desquels on glissait nos soquettes et on avançait en claudiquant aussi loin qu’on le pouvait. Nous nous immobilisons bientôt au large, l’eau à mi-mollet, un peu ivres, avec la fraîcheur qui nous montait à la tête. Lorsque nous revenions sur terre, notre mère nous autorisait à rester pieds nus sur la grève, à nous pencher sur ses laisses, à remuer les restes des trois règnes, bois flottés, galets et coquillages, à choisir les éclats de verre et les morceaux de terre cuite qui rejoindraient notre boîte à trésors avec, dans nos mocassins vernis, un peu de sable et de gravier de la dernière glaciation de Würm. C’est ainsi que j’ai rejoint le lac des premiers arrivants, un lac sans limites assignées, sans bords assurés, un lac frangé, celui que nos ancêtres magdaléniens ont découvert, il y a 10’000 ans du balcon de Jaman ou de Naye, le lac tout entier, avec ses respirations et ses promesses, invitant ceux qui viendraient après eux à le regarder une seconde fois pour la première fois et à dire un peu du ravissement qui les saisit.
Ce qu’ont vu nos ancêtres magdaléniens et que je ne suis pas parvenu à distinguer du cinquième étage des immeubles cossus de la ville, je le distingue avec ravissement aujourd’hui, au détour d’une des nombreuses avenues de la ville qui, par un trou de souris, plongent dans le lac, en haut Jurigoz, l’avenue de Savoie. C’est là qu’il est le plus beau, le plus étrange, c’est là qu’il réitère au mieux ses promesses, lorsqu’il se montre à la va-vite, au milieu de la ville, et qu’il se confond avec le ciel, pas plus gros qu’un timbre-poste.
Je vois alors, dans cette échappée, par-delà la Belle Époque qui veille aux devantures des tabacs et des magasins de souvenirs, non seulement ce qu’il est – ses énigmatiques profondeurs –, mais aussi ce qu’il indique en creux, ce pays, cet autre pays qu’il s’agirait de rejoindre, comme nos ancêtres l’ont fait avant nous, en empruntant des chemins qui se perdraient dans le bleu du ciel, le vert des épicéas et des sapins blancs ; on longerait les ruisseaux et leur lit de molasse, on irait de village en village, d’auberge en auberge, ailleurs et chez soi, renouant avec l’errance qui est la nôtre, entre friches et prés, champs de blé et d’orge qui ondulent comme l’océan.
Je suis descendu ce matin à Vidy, il pleut; je ramasse près de l’embouchure de la Chamberonne quelques morceaux de terre cuite; j’aperçois un genévrier, deux saules et, de ricochet en ricochet, trois ou quatre bouleaux, une poignée d’aulnes: tout est à faire.
Amitiés.
Jean



Il est sept heures

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Cher Pierre
Il est sept heures, nous longeons silencieux la moraine du glacier d’Aletsch, sur un sentier que l'homme, afin de protéger les alentours de ses excès, nous a interdit de quitter.

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Mais quelque chose apparaît soudain, en contrebas, sur un écran que le soleil a peint en blanc. C'est une biche, sur une sente moins marquée que la nôtre, qui s'attarde et que suit un faon, un peu tête en l'air. Ils croquent au soleil un peu d'herbe et quelques-unes des repousses de la forêt primitive, avant de rejoindre les coulisses et l'ombre.
Une vingtaine de bêtes se succèdent ainsi, elles s'immobilisent dans ce morceau de lumière que semble tenir à l'abri le grondement lointain d'un torrent. Ils défilent dans le même ordre : une biche que suit un faon puis, – c’est comme cela, je crois, qu'on les nomme – , une bichette ou un hère, qui passent puis s'en vont, sans se retourner, dans les jardins labyrinthiques d'un palais sans toit dont on ne voit bientôt plus que les colonnes tordues d'arolle et de mélèze, accrochées à la terre et enroulées à la pierre. Les bêtes vont dans un silence semblable au nôtre et on aurait voulu que le cortège ne s'arrête pas; mais cela devait arriver, la dernière bichette sort de l'écran, la forêt immense se referme sur un secret, on ne les reverra pas.
Quant au cerf qui règne sur cette harde, on se demande bien ce qu'il fait de ses jours et de ses nuits, tout l'été, seul et invisible.
Pas loin, les pieds de chat et le gaillet se perpétuent, colonisent la moraine du vieux glacier qui a fait son temps. Inutile d'applaudir, on ne restaurera ni les bisses ni le passé, ils ne reviendront pas.

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Aletsch, lente poussée d'une masse sèche qu'il est à coup sûr déraisonnable de vouloir rapporter ou mesurer à notre temps – on ne l'a que trop fait –, à moins que nous disposions d'un de ces morbiers oubliés dans une fermette en ruine du côté de L'Auberson.
J'aurais voulu plutôt, si les moyens m'en avaient été donnés, noter la lourdeur de cette bête, large et résolue, sur une portée qui aurait été au diapason du grondement des torrents qui tressent leurs rubans en bordure de sa langue ; une lourdeur qui abrase la pierre et les ans, une langue qui avance sans bouger, nonchalante, sans parade, pousse et dort à la fois.
Je ne noterai en définitive que le vent froid qui la tient éveillée, l'eau qui rigole sur son miroir.
Et ceci : on comprend mieux en pratiquant la bête, de loin et de près, l'allure primesautière des ruisseaux qui déroulent leurs caprices au large de nos maisons, en tenant embrassés, tendus, leur commencement et leur fin. Et on se réjouit que nos enfants leur ressemblent.
Il est, je crois, très utile de faire une retraite sur Aletsch, de surfer sur ce radeau qui file la meilleure pente ; elle aura à coup sûr la vertu pédagogique de ramener chacune de nos agitations à une crispation et chacune de nos vanités à de l'écume.
Amitié.

Jean



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Aletsch

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Aletsch, lente poussée d'une masse sèche qu'il est à coup sûr déraisonnable de vouloir rapporter ou mesurer à notre temps - on ne l'a que trop fait -, à moins que nous disposions d'un de ces morbiers oubliés dans une fermette en ruine du côté de L'Auberson.

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J'aurais voulu plutôt, si les moyens m'en avaient été donnés, noter la lourdeur de cette bête, large et résolue, sur une portée qui aurait été au diapason du grondement des torrents qui tressent leurs rubans en bordure de sa langue ; une lourdeur qui abrase la pierre et les ans, une langue qui avance sans bouger, nonchalante, sans parade, pousse et dort à la fois.
Je ne noterai en définitive que le vent froid qui la tient éveillée, l'eau qui rigole sur son miroir.
Et ceci : on comprend mieux en pratiquant la bête, de loin et de près, l'allure primesautière des ruisseaux qui déroulent leurs caprices au large de nos maisons, en tenant embrassés, tendus, leur commencement et leur fin. Et on se réjouit que nos enfants leur ressemblent.
Il est, je crois, très utile de faire une retraite sur Aletsch, de surfer sur ce radeau qui file la meilleure pente ; elle aura à coup sûr la vertu pédagogique de ramener chacune de nos agitations à des crispations et chacune de nos vanités à de l'écume.

Jean Prod’hom

Davignac | 11 juin 2016

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Cher Jean,
Merci pour ta méticuleuse description du petit paradis. Passé un certain âge nous nous avisons que nous en possédons un et même plusieurs. Mais nous ne pouvons plus nous y établir. Nous devons nous contenter de constater qu’ils ont bien existé, que nous les avons habités.
En pièce jointe le petit paysage que je découvre de la véranda sous laquelle je t’écris (au moyen d’un téléphone portable). De la une orthographe approximative.
Dehors juin règne en majesté. Mais dedans ça va moins bien. Le contraire serait surprenant à 67 ans.
Amitié.
Pierre

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Photo | Pierre Bergounioux


Little Paradise | La Ficelle 1

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Cher Pierre,
À Riant-Mont, lorsque les talus exhaussés par la Louve avaient usé nos petites volontés, et que nous souhaitions retrouver un aplomb que nos courses à flanc de coteau avaient mis à mal, nous montions la rue du Valentin jusqu’au terrain de la Colline. Il s’étendait en contrebas d’une belle maison de maître du milieu du XIXe siècle, réaffectée en école cinquante ans plus tard – nous y avons tous usé nos fonds de culotte. 

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C’était un coin de verdure gagné sur les pentes, fermé au sud et à l’ouest par des locatifs et une grande propriété, que de hauts treillis tenaient à l’abri de notre curiosité et de nos maladresses; à l’est par un large puits de sable qui stoppait les ballons dont on perdait le contrôle. Nous nous y retrouvions après l’école, ceux d’en-haut et ceux d’en-bas, Fincat, Lomette, les frères Jaquier et les autres, pour des parties de foot qui nous menaient si tard qu’il n’était pas rare que nous dégringolions le Valentin avec la nuit dans le dos. La Colline, c’était notre Santiago Bernabéu, nous y étions à l’abri des circonstances, sur une île et dans un ventre.
Il n’en allait pas de même au Petit-Parc, faible dépression nichée au sommet d’une arête plongeant sur l’avenue de la Borde, au versant de laquelle poussaient autrefois des vignes. Nous y grimpions lorsque le temps humide nous interdisait l’accès à la pelouse de la Colline.
Son aire réduite avait fait de nous d’assez fins techniciens, pas assez toutefois pour que cette place de jeux ne nous laisse un quelconque répit. Nous jouions sans filet et n’étions pas à l’abri d’une maladresse que la faible hauteur du treillis – son absence à certains endroits – n’était pas en mesure de corriger. Le ballon qui nous fédérait pouvait à tout moment nous faire faux bond ; et si par étourderie il franchissait les limites de notre nid d’aigle, il était susceptible de déclencher une catastrophe dont nous avions la faib­lesse d’imaginer les moindres détails.
Nous jouions en réalité avec le feu, notre ballon pouvait rouler en bas de Riant-Mont ou de l’étroit passage sans nom qui plongeait par deux rampes d’escaliers – de douze et quatorze marches – jusqu’à la confluence de Riant-Mont et du Valentin ; et de là, si les circonstances s’alliaient contre nous, par l’église catholique, Chaucrau, la rue Haldimand et la vallée du Flon jusqu’au lac ou, comme une géographie sommaire nous l’avait enseigné, par le Grand-Pont et le Petit-Chêne jusqu’à Ouchy. Avec à chaque instant la possibilité d’un immense désastre incluant tous ceux qui auraient voulu, lâches ou héros, par un écart mortel sur la voie publique, éviter l’objet en chute libre ou s’en saisir. C’est par les mailles de ce modeste treillis que l’anxiété est entrée dans nos vies et en a chassé l’insouciance.
Nous avons imaginé le pire, avec précision, accoudés à la barrière qui surplombait l’abîme, regardé les yeux pleins d’effroi notre ballon dévaler les escaliers d’Odessa. L’incident n’eut lieu, par bonheur, qu’une ou deux fois et fut sans conséquence; nous en avons tiré une double leçon: le monde est un immense jeu de quilles dans lequel personne n’est à l’abri; nous ne devons jamais perdre de vue autrui, sachant qu’aucun geste n’est sans conséquence, tous sont susceptibles de répercuter leurs effets fâcheux jusqu’en Chine.
Nous avions dix ans et jouions au football, avons pris acte simultanément des manifestations de la gravitation universelle et de deux vertus cardinales, la prudence et la tempérance, bien avant que nous en avertisse le catéchisme enseigné par les réformateurs qui occupaient au XVIe siècle la colline d’en face, de l’autre côté de la Louve. Nous en avons fait l’expérience bien avant d’en prendre conscience: le cadre géomorphologique des naissances exerce une influence sur les tempéraments.
Le double héritage de Riant-Mont, ses replats et ses abîmes, aurait pu nous cadenasser à l’intérieur de ce quartier. Mais à la fin, nous avons tous roulé en bas la pente, à la poursuite de ce ballon que les adolescents que nous étions devenus ont intentionnellement laissé filer; il a été notre avant-garde, nous a permis de lever une première carte du monde et de l’explorer.
Je suis retourné au Petit-Parc, j’y ai retrouvé ce que j’y ai laissé: trois tilleuls, une fontaine, un vinaigrier. Je me suis arrêté également devant ce que nous n’avons jamais eu le temps d’admirer: le gris souris de l’Ancienne Académie et de la Cathédrale que notre nid d’aigle dominait. Apaisé, rassuré à l’idée que mes actions pouvaient avoir, elles aussi, des suites heureuses.
Amitié.
Jean





Un cadeau de Perpignan

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Cher Pierre,
Grosse brume cafardeuse ce matin, on ne voit pas la lisière du bois, je sors faire un tour avec Oscar, le même que hier, histoire de ne pas me perdre une seconde fois. Je n’étais plus retourné depuis quelques années du côté des Censières, certains chemins ont disparu, d'autres ont été remaniés, pas étonnant que je me sois égaré hier. Personne dehors, les oiseaux s'affairent, je reviens par le réservoir.

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Cette heure et demie de marche vive m’a convenablement essoré, mais la brume qui s'est dissipée dehors ne m’a pas lâché dedans. C’est au moment même où je renonce à vouloir m’extirper de cette saleté que je reçois en début d’après-midi un beau cadeau. C’est une série de gouaches réalisées ce matin par une artiste en herbe, qui répond au nom printanier de Marguerite. Son papa m’a en effet envoyé les photographes de quelques-uns des tessons du bouquin, qu'elle a délicatement reproduits et librement interprétés.
Il m'a confié qu'elle avait été occupée pendant plus de deux heures. Et comme il lui a parlé de l’histoire de ces objets, Marguerite a ajouté ici et là un peu de mer et de sable. Ce papa peut être fière de sa fille et lui transmettre le message suivant : les visages de ces petites pierres n’ont rien perdu de leur charme en allant jusqu'à Perpignan, ils ont même repris des couleurs et en sortent transfigurés, ça me plaît bien tout ça, ça m'a même remis d'aplomb.

Jean Prod’hom


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Château de la Chaize (Le Cheylard)

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Cher Pierre,
Grand soleil ce matin au chemin de la Riaille au Cheylard. Je fais une halte sur les bords de la Dorne avant de rejoindre la salle de la Chapelle où Alain Costes, Alain Chanéac, Jean-Gabriel Cosculluela ont organisé une rencontre autour et avec Gilles Jouanard.

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Les hirondelles s'organisent ; et si les génoises bourrées de mortier ne leur offrent plus guère d'asile, les chauffages centraux leur ont libéré quantité de cheminées. Gil Jouanard lit jusqu’à midi.
On se sépare à midi, je vais pour mon compte ; la place est silencieuse, la fleuriste ferme boutique et la caissière de la supérette boit un café sur la terrasse du Central ; j’en commande un, on babille. ll n'y a peut-être de commun au langage et au réel, derrière le bruit et les conventions, que le silence ; mais comment celui-ci pourrait-il venir jusqu’à nous sans ces deux vecteurs ? On bricole, je retourne sur les bords de la Dorne, les hirondelles continuent sans faiblir leur exploration du ciel.
Au retour, debout dans les allées de cette ancienne chapelle, les invités s’entretiennent, remontent les branches d’un improbable arbre spirituel. ils viennent de la vallée du Talaron, de plus haut et au-delà, de Monastier et de Marjevols, de Forcalquier et Saint-Jean-du Gard.
C'est en écoutant Pierre Présumey, lisant quelques-uns des admirables poèmes qu'il a consacrés au fayards, au rugby des villages et à son fils suicidé, que je prends conscience que nous passerions à côté de grandes choses si nous ne croisions pas ceux qui leur ont prêté leur voix.

Jean Prod’hom

Le Cheylard

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Cher Pierre,
Les hirondelles sont dans la ville, grands signes dans le ciel. Elles considèrent avec curiosité la vie d'en-bas et les lambeaux de neige qui fondent sur les rives de la Dorne. Un merle transporte du matériel de construction ; une corneille, un peu lourde, s’éloigne discrètement, à l’insu des oiseaux qui festoient.

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L’ébéniste-restaurateur de la rue des Sabotiers fait entrer un peu de lumière dans son atelier, avec de la térébenthine et de l'alcool à brûler. C’est un tableautin qu'on emporterait volontiers : une femme et un homme debout dans une barque plate tiennent une canne à pêche, à l'ombre d'un sous-bois éclairci par le bleu tourmenté du ciel et celui, plus clair, d'une rivière.
Les portes de l'église sont ouvertes, la terrasse du Central donne plein sud ; je prends quelques notes, suçote des bonbons à la réglisse, le mal de cou ne m'a pas lâché. Les commerces sont fermés, la fleuriste a laissé dans une jardinière un peu de jaune, et d'orange, du rouge et du rose, et quelques-uns de ces verts qui ont lancé au sud, depuis quelques jours, l’offensive générale.

Jean Prod’hom

Corcellettes (Grandson)

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Cher Pierre,
Mars hésite: Bullet est dans la neige, Vugelles-La-Mothe dans le gris, Champagne dans la boue. J’ai déposé les filles à Valeyres-sous-Montagny et longe le lac jusqu’à Corcellettes. Les poules d’eau n’ont pas desserré leur manteau et le camping de Belle-Rive est à l’abandon. Un chasseur de Mauborget campe au café, plaisante avec la sommelière et un bûcheron d’Onnens.

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Je jette, en les écoutant d’une oreille, la matière de la seconde partie d’un texte que je dois rendre à la fin du mois, rapproche des morceaux, en éloigne d’autres. Le chasseur parle du lynx qu’il a aperçu à deux reprises au Soliat, des sangliers qui ont labouré les pâturages, ajoute que leurs ravages ne seront pas sans conséquences : des huitante génisses qu’il a l’habitude de garder l’été à la montagne, il en laissera vingt en plaine, pas assez d’herbe. Trop de signes de mon côté, il va me falloir élaguer, resserrer, abréger, réduire: passer de six à trois milles signes. Je diffère cette opération à des jours meilleurs. J’ouvre un message dans lequel Claude me parle d'un collectif – Le Cran Littéraire – dont les Editions Antipodes font partie, association pour la promotion de la littérature en Suisse. Une artiste-plasticienne, qui a lu Marges, serait intéressée par une performance autour de ce bouquin. Claude me propose qu’on se rencontre un de ces prochains jeudis. Je vais illico faire un tour sur les sites de cette artiste et de cette association – liée à La Nouvelle Librairie La Proue et Le Courrier.
Pour autant que cette artiste assure l’aspect performatif de la performance, je ne vois aucun inconvénient. Mieux, tout cela est imprévu, forcément amusant ; sans compter que, s'il se réalise, cet événement n’aura lieu qu’en automne prochain. Lorsque je quitte Ma p’tite folie – c’est le nom du café – le poêle à bois est chargé jusqu’à la gueule, il fait bon et les conversations sont animées. Dehors il fait toujours aussi cru mais la neige a reculé, on voit même un coin de ciel bleu sur Neuchâtel. Et si le blanc, le gris et le noir se superposent sur les pentes du Jura, c’est désormais plus haut qu’ils déroulent leur ruban. www.lesmarges.net

Jean Prod’hom

Auberge du Vallon de Van (Salvan)

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Cher Pierre,
Pluie, pluie, pluie... Bain à Saillon pour la majorité des locataires de la Ruche, je suis de garde, sors Oscar avant de terminer la balade écourtée de la veille : Van d’en Bas par les gorges du Dailley.

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Personne dans l’auberge, sinon les tenanciers bientôt à la retraite qui cherchent à la remettre. Elle a été construite après-guerre pour loger les ouvriers du barrage de Salanfe. Ils sont propriétaires d’un chalet un peu plus haut qu’ils comptent occuper aussi longtemps que la santé le leur permettra, ils aiment ce vallon.
Mes gants et mon bonnet sèchent sur un radiateur, je suis trempé. A cause de la pluie qui n’a pas cessé et des efforts que l’escalade a exigés. Certaines sections enneigées m’ont obligé à avancer, par prudence, collé à la pente. J’ai dû enfin, du sommet des gorges jusqu’à l’auberge, brasser la neige qui recouvrait le chemin que personne n’a emprunté depuis quelques jours.
Je bois une verveine puis une bière en feuilletant les livres mis à ma disposition. Et cette plongée de deux heures dans l’histoire du coin donne un autre relief à une vallée qui n’en a évidemment pas besoin : criée à Salvan, chèvres à Granges, cabane des scouts à la Creuse, pâturage d’Emaney, barrage de Salanfe, arrivée des Anglais, construction des hôtels,...
Une page est tournée depuis la fin du siècle passé : les trois pensions des Granges, le restaurant, les deux bazars et la boulangerie n’existent plus. Ne reste qu’un hôtel fermé pendant les relâches ! Idem ou pire à Salvan : les cinq hôtels et pensions sont fermés. Plus de voiturier, de charcutier et de boucher, de cordonnier, de fabricant de piolets et de gendarme. Des trois boulangers il n’en reste qu’un ; plus de bazar, un seul tabac qui fait poste et bar. Je m’accoude au second : des Coquoz en pagaille et un invité surprise, le responsable des pompiers qui a officié le 5 octobre 1994 lorsqu’un incendie s’est déclaré sur les hauts des Granges, aux Roches de cristal.
Nous remontons tous à 19 heures à l’auberge, à la file indienne, y mangeons ; en redescendons à 22 heures, il fait nuit. Je pourrais marcher ainsi jusqu’à l’aube, je me couche à minuit.

Jean Prod’hom


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Gorges du Dailley (Salvan)

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Cher Pierre,
Le village est habité. J’entends en effet, tout proches, les gloussements d’une poule qui pond puis, m’approchant de son logis de fortune, distingue derrière le bois qui craque et l’oeuf qui brille, les bêlements d’une chèvre.

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La rue du village se prolonge dans les sylves, serpente entre les dés de granit recouverts de mousse jusqu’à l’entrée des gorges du Dailley, un bon kilomètre à flanc de coteau avant de plonger, rétréci, dans le lit de la Salanfe. Le chemin remonte ensuite d’une traite, raide, presque à la verticale, les 400 mètres d’escaliers qui le sépare du vallon de Van.
Aménagé une première fois en 1895 par une équipe de Salvanins pour permettre aux Anglais d’admirer la cascade et de rejoindre au plus court le vallon, ce tracé est mis à mal en 1945 lorsque on utilise des bulldozers et de la dynamite pour percer en amont les deux galeries qui donnent accès par le vallon de Van au barrage de Salanfe mis en service en 1950. Réaménagé dès 1991 par une équipe de volontaires, béni par le curé Guy Luisier en 2011, il est réouvert sur tout son parcours en juillet 2015.
Je n’irai pas jusqu’au bout, Oscar n’apprécie pas cette aventure, monte les escaliers ventre à terre et la queue entre les jambes. Il refuse d’aller plus loin à mi-parcours, l’acier galvanisé des marches en caillebotis y est pour quelque chose. Nous redescendons. Oscar n’en mène pas large, il retrouve vie sur le chemin qui nous ramène aux Granges lorsqu’un écureuil disparaît à la cime d’un mélèze, il me regarde alors comme s’il comprenait soudain l’intérêt que pouvait avoir une rampe d’escaliers.
Le soleil n’aura pas été au rendez-vous ; à 14 heures les premiers amateurs de ski sont sous la douche ; à 16 heures tout le monde est rentré, même les plus solides. Il neige de l’étoupe, oblique et légère.

Jean Prod’hom


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Salvan

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Cher Pierre,
Il est neuf heures, Sandra et les enfants quittent la Ruche par les hauts, avec leurs skis ; j’emboîte leurs pas mais par les bas, avec Oscar. Jusqu’à Salvan où le patron du café de l’Union me sert un expresso ; c’est un Français des Pyrénées qui a repris l’affaire il y a quelques mois.

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Nous traversons le village, puis les bois en direction du zoo des Marécottes avant de redescendre sur la gare, il pleuvine. Nous remontons jusqu’à l’église, retour ensuite à la Ruche où je laisse Oscar, il est midi. Sandra m’envoie un message, elle rentre avec Louise, Lili et May, on se croise à 14 heures à la station.
Il pleut à 1000 mètres au Granges, il neige lourd à la Creuse à 1700 mètres, idem à 1840 mètres à l’arrivée du téléski du Luisin. A 2300 mètres sous le col de la Golette où me dépose le télésiège du Vélard, il est difficile de se prononcer, on ne voit rien, ni le Luisin ni la Pointe du Djoua, ni le Tsarvo ni les Perrons qui ferment au sud le vallon de Van. Je skie à l’estime, croise Arthur, découvre en une heure ce modeste domaine skiable. La visibilité est mauvaise, je n’insiste pas, restitue les lunettes que j’ai empruntées à la télécabine, retrouve Arthur, Guillaume, Catherine et leurs enfants, il est 16 heures. Météo-suisse annonce le beau temps pour demain.

Jean Prod’hom

Vallon de Van (Salvan)

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Cher Pierre,
En hiver, les voitures ne montent pas ni à Van d’en Haut ni à Van d'en Bas ; et puis l’auberge fait relâche aujourd’hui. Si bien que je ne rencontre personne sur la route fermée à la circulation, étroite et enneigée. Si, une vieille dame que je dépasse et qui avance au pas pour ménager son cœur, puis un couple et leur jeune enfant que je croise et qui ne se consolent pas de la fermeture de l'auberge : adieu la tarte aux myrtilles !

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Des avalanches grondent sur les pentes du Luisin et le foehn tourne au vent. Il pleuvine lorsque je m'assieds dehors sur le banc de l'auberge, on entend en contrebas le ronflement de la Salanfe. Il y a plus d'un mètre de neige sur les toits de ces anciens mayens qui sommeillent en hiver comme autrefois, impossible de tracer des pistes sur des pentes bien trop raides. 
Les barbes des vieux mélèzes mettent un peu de vert-de-gris sur le gaufré du paysage, blanc traversé d’encre noire. Le bruit de crécelle d'un gros geai fait taire les conversations des mésanges, Oscar tremble, il a froid. Je reviens par le même chemin, en prenant garde de ne pas glisser, comme à l'aller, dans les deux galeries percées au milieu du siècle passé, plongées dans la nuit et recouvertes de glace vive. 
A la bifurcation qui monte au col de la Matze, je lis sur un panneau jaune un nom qui fait rêver : Planajeur. Je le répète comme un mantra, et ce sont d’autres vallons, lumineux, qui me reviennent en mémoire, répondant tous à l’appel de ce nom, sans pente et sans fin.

Jean Prod’hom



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Place du Nord (Lausanne)

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Cher Pierre,
Il a plu toute la nuit et la température a chuté, si bien que la route a retrouvé sa couleur noir bitume d’origine ; Sandra et Lili partent en fin de matinée pour un cross à Blonay ; Arthur fait sa vie à l’étage, avec presque rien, un téléphone, un ordinateur, son lit et un coca. Louise répète dans sa chambre Spleen Milonga, Les Temps modernes et Bailecito.

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L’iPad que j’ai oublié dans le TGV, il y a un mois, n’a pas été retrouvé ; je descends à la Place Centrale de Lausanne et ressors d’Art computer avec un iPad mini 4 WiFi 64GB Silver et un étui Macalli bleu. J’en profite pour faire un saut chez Payot et consulter un exemplaire de votre Carnet de notes 2011-2015. Les traces de notre correspondance sont bien réelles, ça me fait tout drôle.
Je remonte à 15 heures, Louise est prête. On rejoint sous la pluie Sandra et Lili à Palézieux. Louise et Mégane nous enchantent avec Spleen Milonga de Thierry Tisserand, Christine se joint à elles. Nous profitons, Javier et moi, de faire le point à la fin du concert. Il n’a pas cessé de pleuvoir.

Jean Prod’hom


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Grande salle de Mézières

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Brume au Mont tout l’après-midi, le soleil tombe à pic. Je parque devant l’église de Mézières, les places y sont rares. La Grande salle accueille la Grande Bourse organisée par le club Oiseaux des îles. Elle se prolongera jusqu’à dimanche.

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Les portes viennent de s’ouvrir, il est 17 heures, je m’y glisse. Il y a à vendre une quantité d’oiseaux exotiques, mais aussi des linottes mélodieuses, des mésanges à moustaches, des tarins des aulnes. Il y a aussi des bouvreuils pivoines et des chardonnerets élégants ; les premiers – plus petits que les vrais –  semblent en bonne santé, à l’inverse des chardonnerets qui ont petite mine, ils donnent l’impression d’avoir mal supporté le transport, sortis d’une de ces armoires vitrées et poussiéreuses dans lesquelles on a relégué pour toujours, à l’arrière des salles de préparation des cours de sciences, les animaux empaillés. C’est triste.
Tristes, les amateurs le sont moins. Je fais la causette avec un Portugais établi à Neuchâtel, qui les élève depuis plusieurs années ; avec un Tunisien qui revient d’une bourse à Reggio Emilia où il a laissé plus de 2000 francs pour un couple de mésanges, des chardonnerets jaunes, des chardonnerets élégants, des métis ; pas de bouvreuils, trop chers : ils se négociaient en effet à près de 800 francs.

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Un homme nous rejoint, il connaît le Tunisien ; ils se montrent ensemble très critiques à l’égard des chardonnerets mis en vente. Le nouveau venu vante alors ceux que les Napolitains élèvent ; c’est en Campanie, dit-il, qu’on trouve les plus beaux. Le Tunisien hoche la tête en souriant, normal, le nouveau-venu est de là-bas. Né au pied du Vésuve où il a passé son enfance, il a toujours vécu avec ces oiseaux, ils font partie de sa vie, aujourd’hui encore à Lausanne. Le Portugais nous raconte alors la passion de ses compatriotes, presque aussi dévorante que celle des Algériens dont on dit que coule dans leurs veines le sang des chardonnerets.
Le Napolitain n’en achètera aucun à Mézières, ni à Bruno qui les vend 50 francs pièce, ni à Fernando qui en demande le double. Lorsque je m’en vais, le Tunisien est en train de négocier l’achat d’un métis, né du croisement d’un chardonneret et d’un canari. Je ramasse quelques plumes et m’en vais, il fait nuit.

Jean Prod’hom

Valeyres-sous-Montagny

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Sortir des sentiers battus n’est pas aussi difficile qu’on le dit ; il suffit de faire passer ses occupations au second plan, rendre service à l’autre, lui obéir même, ou lui laisser l’initiative. J’en fais l’expérience aujourd’hui encore, en conduisant Louise et Lili à Valeyres-sous Montagny où se sont établis Gwenaëlle et ses chevaux ; je connais si mal ce coin du canton que je me réjouis des mois qui viennent, des quatre heures hebdomadaires mises à ma disposition suite à ce déménagement, riche de me retrouver chaque semaine là où je n’aurais jamais dû être.

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Je les dépose Sur le Côteau où Delphine les accueille, souriante, puis fais une halte – il faut bien commencer par un bout – dans le seul café de la commune : le Centre sportif. La tenancière m’informe qu’un second établissement devrait bientôt voir le jour, plus bas en direction d’Yverdon.
C’est mercredi, personne dehors, un rouge-gorge disparait dans une haie de thuyas au moment où, si près, j’aurais pu m’en saisir ; mais pour en faire quoi ?
Dans l’immense halle, les courts de tennis sont réservés aux enfants, des novices aux motivations diverses. Mais beaucoup donnent l’impression, grassouillets ou maigrelets, de se livrer à des exercices de rééducation, envoyés par des pédiatres ou des parents soucieux de leur santé. On a d’ailleurs retiré du groupe les graines de champion. Je continue ma lecture de l’ouvrage de Jankélévitch sur la mort, avec un certain plaisir ; il donne en effet une couleur singulière aux événements que j’ai sous les yeux.
J’en ai assez vu au milieu de l’après-midi, assez lu aussi, je vais me rincer la tête dans les eaux thermales d’Yverdon-les-Bains. Je ramasse les filles à un peu plus de 18 heures, enchantées, les dépose au Riau avant de rejoindre Anne-Hélène et Yves à Paudex pour un débriefing autour d’une fondue.

Jean Prod’hom

Valleyre (Mont-sur-Lausanne)

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Silence ineffable sur les bords de la Valleyre, à laquelle me conduit l'allée de l'église et que je remonte, entre 10 heures et midi, jusqu'au Pont Saint-Michel. Je souffle comme un loqueteux, ramasse quelques tessons qui ont aussi peu d'attrait que mes jours, à l'image de ces bois défaits et détrempés. Je tousse, ranquemèle.

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Silence indicible à la librairie de la Proue, silence de cathédrale, la molasse part en miettes. Beaux crépis dedans, les livres sont fermés à double tour, comme des parpaings.
L'armurier Forney me donne envie d'en savoir plus sur le fusil à lunette, noir Soulage, que j'aperçois derrière les couteaux à cran d'arrêt exposés dans la vitrine, œuvre d'art sur son socle, le patron déballe des cartons à l’avant d’une annexe creusée par un jeu de miroirs et des lumières franches. Il n’y a rien à dire, Forney armurier c’est , depuis cinquante ans que j’y passe, le top des boutiques des Escaliers du Marché, la seule qui fait rêver.
Le Barbare est ouvert, pas si barbare que ça, des couples grenouillent. ; je bois un café glacé puis achète une tondeuse de coupe BabylissPRO FX660SE dans une boutique de la rue du Maupas réservée aux professionnels de la coiffure.
Je m’arrête encore chez Antipodes, raconte mes âneries et misères à Suzanne et Claude qui m’écoutent avec bienveillance. Il est 18 heures passées lorsque je les quitte.
Parking devant la salle de gymnastique de Saint-Martin, je tapote le nom de Forney sur mon iPhone en attendant Lili, Google me dirige vers le site de Benoît Violier qui a fait un portrait attachant de l’armurier lausannois de sixième génération. Le billet s’intitule : un métier d'art, de précision... et d'émotions.
Curieuse journée, petite vendange.

Jean Prod’hom

Moille-aux-Blanc (Corcelles-le-Jorat)

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Cher Pierre,
Grand retour du soleil, avec les jours qui s’allongent ; la vie a repris des couleurs, bruants, mésanges et moineaux sont de sortie et donnent à ce quartier du Jorat un petit air de printemps, c’est pourtant un jour à garder les mains dans les poches.

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L’air froid, sec, et la neige bien serrée étouffent le bruit des pas du marcheur, les bêtes ne s’y trompent pas. Un chevreuil et un renard se sont donné rendez-vous à la lisière du bois Vuacoz ; le premier croque l’extrémité des jeunes pousses de foyard du printemps dernier, le second est de passage, jette un coup d’oeil à l’aire de pique-nique.
La Moille-au-Blanc, à quelques kilomètres de la ville, loin des horloges et de la succession des petits emmerd’s, offre ce matin une assez belle image de la durée, traversée en tous sens par le chant des oiseaux, le murmure de l’eau de la fontaine, les traits de lumière et les taches d’ombre, asile sans murs ni toit qui me désencombre.
Ce ne sont pas les moeurs et les coutumes des bêtes, leur repaire ou le territoire qu’elles contrôlent, qui me les rendent indispensables ; car au fond, elles vivent à peu de choses près ce que nous vivons. Non, ce qui me les rend indispensables, c’est le suspens dans lequel les circonstances nous installent elles et moi lorsqu’on se croise, avant que, assurées de ma réalité et du danger que je représente, elles se dérobent, se défilent sans se retourner, laissant en plan le chasseur que j’aurais pu être, mais abandonnant à mes pieds la certitude qu'il existe à côté de celle que croyais unique, une autre manière d’habiter la terre, au fond des bois qu’elles rejoignent par une ouverture de fortune, avec une élégance et une confiance que j’envie. Et cette apparition se prolonge par l’éclosion d’un espace aux dimensions que je ne soupçonnais pas, large et lumineux, où je ne suis plus seul parmi les hommes, et où vivre, vieillir et mourir deviennent à nouveau possibles.

Jean Prod’hom

Gif | 14 janvier 2016

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Cher Jean,
Oui, c'est un anniversaire qui mérite d'être célébré. Vous avez tenu bon, persévéré, obstinément porté dans l'ordre second de l'écrit le temps évanescent, impalpable, irréparable, dévorant. La vertu de pareille opération est double. Il ne s'effacera plus, du moins cette part qu'on a fixée sur le papier, et la plume révèle ce qui échappe à la conscience nue, des arrière-plans étagés, un sens enfoui, de la réalité sous la réalité, à l'infini. C'est ce que n'ont cessé de répéter les anthropologues anglo-saxons qui se sont avisés de la contribution que l'écriture a apportée à l'éveil, à l'usage, à l'empire de la raison. On n'est pas les mêmes selon qu'on mobilise ou non l'outillage graphique. Bon anniversaire, donc, et en avant pour une nouvelle année, deux, cent...
Comment ne pas signaler aux habitants du Jorat qu'il n'a toujours pas gelé dans le Bassin parisien. Les jonquilles ont commencé à fleurir le 2 décembre et continuent imperturbablement. Des pommiers du Japon et un amandier sont en fleur et on a encore récolté une poignée de framboises, au jardin. Le réchauffement ne fait pas de doute.
Bonne année à vous et amitiés.
Pierre




Pierre Bergounioux | Carte géologique massif central

Corcelles-le-Jorat | 13 janvier 2016

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Cher Pierre,
C’est le 14 janvier 2015 que je me suis lancé dans cette aventure, elle m’aura emballé. Voici la trois cent soixante-cinquième lettre que je vous adresse, il est temps de ralentir la cadence sans toutefois vous oublier. Je vous tiendrai au courant du temps qui passe, ici dans le Jorat, des saisons, des enfants qui grandissent, des forces qui manquent, de la prochaine reverdie.

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J’ai été un lecteur enthousiaste des notes que vous avez rédigées entre 1980 et 2010, aveuglé par je ne sais quoi... j’attends d’ailleurs avec impatience la prochaine livraison. Et puis, vous m’avez envoyé, en mars dernier, vos notes de l’année 2014. Curieux mais inquiet, j’en ai différé la lecture par crainte qu’elles n’entament mes maigres forces en instillant dans cette correspondance – d’abord fictive, puis semi-fictive et enfin un peu réelle – questions et doutes qui les auraient épuisées.
Mais le temps est venu que je m’y penche, avec un intérêt accru ; on ne sort pas indemne d’un tel exercice quotidien. Il m’aura en effet permis d’en éprouver les limites, de donner une expression à mes jours et d’en accepter l’augure ; car cet exercice qui prétend consigner ce qui a été ne manque pas de mordre sur l’avenir en y traçant des attentes et des lignes de fuite, d’ouvrir sur ce qui n’est pas et qui ainsi souvent sera. Ces billets à vous adressés, de par leur aspect technique, de par les choix que je n’ai pas manqué de faire – on ne peut pas tout dire –  frôle à tout moment la fiction : ils m’ont conduit à regarder ce que j’aurais ignoré, à nommer ce qui n’avait pas de nom, à donner un rythme à ce qui en manquait. Nos jours sont constitués d’une succession d’actions que l’esprit vertèbre en projetant une signification, et que l’écriture organise en une succession de mots et de chevilles que le diariste ajuste les uns aux autres – comme l’enfant combine les éléments du mécano de ses 6 ans, pour lequel les échafaudages, les grues et la ville à laquelle il rêve se confondent.
J’emporte ce soir à la bibliothèque vos notes de 2014, content comme un gamin qui ouvre à Noël une boîte de construction, réjoui à l’idée de retirer le voile et de goûter aux mots et aux chevilles, aux points-virgules et aux virgules, de tout ce qui permet, dans le langage, de nous dégager de nos vies de bêtes de somme, pour donner à nos existences une forme qui les transfigure, ne serait-ce qu’un instant. Suaire plutôt que peau de chagrin.
Amitiés.
Jean

Les morts n'emportent rien

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Cher Pierre,
Il pleut lorsque je conduis Arthur à l’arrêt de bus, continue jusqu’à Mézières où je dépose au bancomat l’argent des pâtisseries vendues samedi à Romanel, et retire les euros dont j’aurai besoin en fin de semaine.

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Il pleuvine lorsque je monte à la Mussily et l’eau roule, brune et huileuse, au fond du fossé qui borde le chemin à double ornière. Malgré ce temps de chien, Oscar trottine, court, lève la colonie de pinsons qui squattent depuis une semaine les restes de maïs au-dessus de chez Freddy. A y regarder de près, ce ne sont pas des pinsons ; j’aperçois un peu de jaune, un peu de vert, des verdiers ou des bruants jaunes.
Le responsable d’une revue locale souhaite consacrer un numéro à la poésie des alentours ; il m’a invité hier à y participer en précisant qu’il attend mon envoi pour le 29 janvier. J’apprends par la même occasion que Pascal est de la partie. Retrouver quelques-uns de ses textes à côté des miens, pour autant que le responsable de cette revue les accepte, me ravit. Quinze jours ? Pas le choix ! Il va falloir que je descende à l’atelier, que je me penche sur mes réserves. Et mes réserves, c’est ce site.
David Bowie est mort, tout le monde en parle, retient ses larmes, se souvient, offre des fleurs, rappelle ses oeuvres. C’est pour ne pas avoir à entendre le tintamarre qu’allait provoquer sa disparition qu’il a préféré mourir avant. Et si je ris ainsi des fossoyeurs, c’est parce que mourir prend du temps ; les fêtes et les louanges que déclenche la mort de nos héros ne sont qu’un détour parmi tant d’autres pour ne pas leur laisser le temps de mourir. Ne nous pressons pas, nous disposons chacun d’un bout d’éternité pour les honorer. Les morts s’en vont nus, ils laissent entre nos mains tout ce dont nous voudrons bien nous occuper, ils n’emportent rien.
Les élèves de 9P avec lesquels je travaille cet après-midi m’impressionnent ; la manière dont ils gèrent leurs échanges pour relancer ce qu’ils ont exploré, l’infléchir ou l’enrichir est admirable. Le reconnaître leur donne des ailes.
Je reste en classe jusqu’à 18 heures, rédige ces notes et télécharge quelques documents avant de ramasser Lili et trois de ses amies à Saint-Martin. Disons que ce ne sont pas seulement quatre filles que j’embarque, c’est aussi une foule de camarades qu’elles font défiler devant leur tribunaux, longues palabres entre Oron et Carrouge, succession d’approximations conduisant au jugement définitif qui fera l’unanimité. Elles se séparent les meilleures amies du monde.
Sandra a fait cuire des pommes de terre auxquelles elle a laissé leur robe des champs, mêlé des oeufs de chez Marinette à une salade, on entame un vacherin. J’assiste Louise dans la mise en ordre de la cuisine, il est 21 heures passées. Au lit ! Au lit ! Au lit ! Rien n’y fait. Il y a des soirs où nos enfants sont impossibles.

Jean Prod’hom

Prodon ou Proton

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Cher Pierre,
Vous l’avez compris, je suspends jeudi prochain la rédaction quotidienne de ces billets – à vous adressés depuis janvier 2015. Etrange et belle aventure que cette correspondance fictive, semi-fictive, réelle, quand bien même ma vie, si on la balance à la vôtre, est bien légère. Mais soyez certain que je vous tiendrai au courant de ce que nous vivons ici au passage des saisons.

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Il a plu toute la journée ; j’enchaîne à l’abri, comme chaque lundi, sept périodes éclairées par des lectures. Je lis aux élèves de 10ème la fin de la première partie du Grand Meaulnes, à ceux de 9P le troisième chapitre de La Vallée de la Jeunesse. Ceux de 9G se penchent sur les chapitres 12, 13 et 14.
Il y a des cartes postales qui font du bien, j’en découvre une à midi dans la boîte aux lettres, avec un chardonneret et un roitelet peints au XVIIème siècle par le Strasbourgeois Johann Walter. C’est Raymonde qui souhaite une bonne année à toute la famille ; on ne s’est jamais vus, mais son écriture trahit sa générosité ; elle nous mentionne tous, du plus vieux à la plus jeune, sans oublier Oscar.
Autre cadeau, un ami me signale par mail qu’on parle de Marges dans Le Matricule des Anges. Je n’y suis pas abonné et les terminaux français, sur internet, ne font pas confiance aux banques suisses, ils refusent ma carte de crédit. Adieu la version pdf.
Je fais un saut à la Bibliothèque cantonale. Inutile. Le numéro 169 de la revue ne leur est pas encore parvenu, il me faudra patienter.
Franck m’écrit en fin d’après-midi qu’il jettera un coup d’oeil dans sa bib, avant qu’Estelle, une abonnée, me fasse parvenir une copie de l’objet. Ce n’est pas un mot mais deux belles colonnes qui réchauffent mon amour-propre.
Une seule faiblesse, l’auteur, Monsieur ou Madame Dominique Aussenac, estropie mon nom en l’affublant, après l’apostrophe, d’un H majuscule. Je ne lui en veux pas, personne n’y peut rien. Nous devons nous y préparer, les années qui viennent vont nous précipiter dans les tourbillons du tambour numérique et mes enfants et leurs petits-enfants en ressortiront certainement nus, leur patronyme débarrassé de l’apostrophe et du h – majuscule ou minuscule – à valeur zéro. Ce seront alors des Prodom, des Prodon, ou des Proton.
Sandra et Louise sont à Oron, Arthur est au Parkour, Lili lit une BD ; Je parviens enfin à convaincre le service financier du Matricule de mon honnêteté et reçois la version pdf de l’article de Dominique Aussenac. Je prépare une salade, continue la lecture de La Carte et le territoire, réchauffe des restes.
Je suis le premier à me retirer, bien décidé à lire les dernières pages du Houellebecq. Quelque chose s’est essoufflé, chez lui ou chez moi. La carte et le territoire se termine en ligne droite, en ligne droite perdue dans un delta.

Jean Prod’hom

On en voudrait plus

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Cher Pierre,
Hier soir, nous sommes rentrés tous les cinq avec une une seule voiture. Je retourne à Froideville en fin de matinée récupérer la Nissan, sous une pluie bien serrée qui semble décidée à ne pas s’arrêter. Je traîne, à l’affût des couleurs.

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Il y a bien le vert tendre et brillant des mousses et l’orange cuivré des feuilles mortes accrochées aux rameaux des jeunes foyards, les flaques dans lesquelles le gris du ciel se fait presque bleu, un morceau de PVC du plus beau cyan : on en voudrait plus. A cet égard, les déchets de nos industries ont du bon par temps de pluie ; leurs œuvres sont durables dans la boue des chemins et les épines des bois, elles ont la couleur des ruches dans lesquelles les abeilles hivernent : rouges, bleues, vertes. Il y a aussi le jaune pissenlit des panneaux du tourisme pédestre qui nous promettent de plus longues promenades, le retour des papillons, des scabieuses et des centaurées. J’ai trouvé sur les bas-côtés du chemin qui mène à la Moille aux Frênes une dizaine de ces sachets jaune canari mis à la disposition des propriétaires de chien, qui les invitent à glisser les excréments de leur protégé dans une poubelle placée à côté du distributeur.
Je croise après la Route des Paysans quelques fantômes : deux dames bottées et encapuchonnées de noir qui promènent un chien à la laine blanche né, me précise l’une d’elles, des amours d’un bichon maltais et d’un coton de tuléar ; plus loin, lorsque je remonte de l’autre côté de l’un des nombreux affluents du ruisseau de la Rosse, entrent dans le bois un chien noir et une cape rouge sang avec, j’ose l’espérer, quelqu’un dedans.
J’arrive trempé, Lucette et Michel m’accueillent comme un rescapé, m’offrent un café, un croissant et un pain au chocolat, je ne m’attarde pas.
Au Riau, Arthur travaille dans sa chambre, Louise fait de la physique, Lili tourne les pages d’un horoscope. Je fais un feu pour me réchauffer et recevoir Lucie que Sandra va chercher à l’arrêt de bus au milieu de l’après-midi ; elle nous fait cadeau d’un gâteau des rois. On babille, elles organisent un prochain voyage à Londres. Je descends à la laiterie et nous préparons, Sandra et moi, le repas du soir : soupe, quiche, salade et tarte aux pommes.

Jean Prod’hom



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Mina, tu vois Catane ?

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Cher Pierre,
Edelweiss et Fleur ont la fâcheuse tendance, depuis l’automne dernier, de miauler au milieu de la nuit. Mais la courbe de leur patience, plate et obstinée, n’est pas de la même famille que la nôtre. Sandra cède avant moi, se lève, il est 4 heures. Elle descend ouvrir la fenêtre de la salle de bains, le silence revient. Ces incidents qui pourraient nous conduire au divorce nous rapprochent.

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Je me lève à 6 heures, Sandra me demande de jeter un coup oeil dans la chambre d’Arthur qui devrait être rentré. Affirmatif. Je bois un café et sors Oscar, il pleut serré. Lorsque je m’en vais, Sandra travaille sur son ordinateur, au lit, pour ne plus rien avoir à faire lorsque les enfants seront debout.
Le MMM de Romanel ouvre ses portes à 8 heures, nous sommes à pied d’oeuvre un quart d’heure avant, quelques parents aident les cinq élèves de la première équipe à dresser les tables ; ceux-ci entreposent la marchandise sur les quatre tables mises à notre disposition.
Je monte au self, achète une eau minérale et installe mon campement dans un quartier paisible du supermarché, avec vue sur le patio, table basse, canapé et fauteuils paillés de plastique brun anthracite, coussins vert pomme. Toutes les places seront occupées à midi. En face le restaurant de la Chope d’or ne désemplit pas non plus.
Se succèdent de gauche à droite, dans l’ordre, une agence de voyages, un salon de coiffure, une première boutique de prêt-à-porter, le point de vente d’un revendeur d’accessoires pour la décoration d’intérieur, un commerce de chaussures, l’antenne d’une entreprise de télécommunications, une lunetier, un magasin de sports, une seconde boutique de prêt-à-porter, une troisième enfin, mêmes plumes, même griffe.

« Les oiseaux ce n’est rien », poursuivit Houellebecq, « des petites taches de couleur vivantes qui couvent leurs oeufs et dévorent des milliers d’insectes en voletant pathétiquement de part et d’autre, une vie affairée et stupide, entièrement vouée à la dévoration des insectes – avec, parfois un modeste festin de larves – et à la reproduction du même. Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni même véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture.

Je reçois la visite d’anciens élèves et de parents, parlote, lis, descends aux nouvelles. Les élèves sont souriants, ce qu’ils proposent se vend, plutôt bien. Tablant sur la générosité des clients, ils n’ont fixé aucun prix.
Je mange à midi à la Chope d’or en poursuivant ma lecture de La Carte et le territoire. Coup de fatigue à 15 heures, je quitte le supermarché, me balade dans ce qui reste de la campagne, noyée par les pluies qu’aucun soleil ne vient éponger ; les pylônes ont tendu leurs fils, une douzaine de corneilles ruclonnent les restes de courges jetées dans un champ de chaume détrempé. Je contourne des lotissements conçus par des architectes peu scrupuleux, longe l’autoroute ; le vacarme ne parvient pas à faire fuir les oiseaux qui laissent des traînées dans les haies noires.
La dernière équipe est à son poste, il est 17 heures. L’argent rentre mais la cadence baisse ; il faut dire que la variété de l’offre se réduit. On remballe les restes, plie les tables. Au revoir ! au revoir ! A lundi ! merci. Dans la caisse, plus de 1400 francs. Mina, tu vois Catane ?
Belle soirée à Froideville, avec Lucette et Michel qui nous gâtent, avec Sandra et les enfants qui les aiment et qu’ils aiment, et cette idée peu catholique selon laquelle les peines et l’apaisement sont de plain-pied.

Jean Prod’hom

Sans avoir fait usage du coupe-circuit

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Cher Pierre,
Louise chante à tue-tête, elle a karaoké ce matin à l’école. J’entends claquer à deux reprises la porte d’entrée, s’en vont les deux filles d’abord, Arthur et Sandra ensuite. A moi la maison vide. Edelweiss et Fleur se croisent sur le rebord de la fenêtre de la salle de bains, la seconde monte dans les combles, bien décidée à ne pas quitter le coussin qu’elle a adopté depuis la fin de l’automne. Oscar est dans les mêmes dispositions devant le poêle, je fais un feu, écoute les nouvelles et bois un café.

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Platini renonce à sa candidature à la tête de la FIFA, il préfère se consacrer à sa défense. Gianni Infantino, un Suisse de Brigue et le cheikh Bahreini Salman de Bahrein, patron du football asiatique, se disputent le poste. L’UDC du canton de Vaud a choisi son nouveau président, ce sera Jacques Nicolet, agriculteur de Lignerolle. La Banque nationale suisse a terminé l’exercice 2015 avec un trou de 23 milliards, les propriétaires d’actions toucheront cependant 15 francs pour chacune d’elles. Le chômage en Suisse est passé de 3,4% à 3,7% en décembre (158’629), ce sont près de 10’000 personnes supplémentaires qui se sont inscrites au cours du mois de décembre auprès des offices régionaux de placements. Les Chinois se félicitent, le krach boursier n’a pas eu lieu cette nuit, Shanghai et Shenzhen bouclent la séance avec une progression de près de 2 %, sans avoir fait usage du coupe-circuit. Barack Obama ne soutiendra pas les démocrates qui ne s’engageront pas pour la réforme des armes à feu. Six femmes ont porté plainte pour des vols et des agressions sexuelles, commis pendant la nuit du nouvel an à Zurich par des hommes à la peau foncée. Federer rencontre Dimitrov ce matin à Brisbane, malgré son rhume. Il pleuvra aujourd’hui jusqu’à 1800 mètres, il neigera au-dessus.
J’ai longtemps cru que le dérèglement qui conduirait à la ruine de la société capitaliste seraient dus à la fragilité de son architecture, à ses montages de dernière minute, à la multiplication désordonnée d’étais de fortune et de contreforts d’appoint. Mais j’ai longtemps imaginé que la conscience et la raison en sortiraient intactes et reprendraient à zéro une histoire nouvelle. Je crois – et crains – aujourd’hui que l’histoire, la conscience et la raison vacillent avec tout l’édifice qui les a fait prospérer, et qu’il convient dès aujourd’hui d’appendre à habiter les ruines, de prendre un peu de hauteur pour nous réconcilier avec ce qui ne se relèvera pas : la mer, les prés, les bois, l’étendue.
Je vais à Mézières faire quelques courses, feuillète au Central le Terre et Nature du mois de janvier ; Céline Prior consacre quelques gentilles lignes à Marges. Je rentre à midi avec deux gâteaux des rois, Sandra est déjà à la maison, je réchauffe les restes de soupe et de pizza d’hier. Louise deviendra la première reine de la journée.
Je passe l’après-midi au Mont, le directeur m’annonce qu’il va dédoubler au second semestre la classe de 9ème pour certaines heures. Je risque d’en hériter deux. Sandra et les filles ne m’ont pas attendu pour tirer les rois, ma princesse est la seconde reine de la journée ; elles se préparent toutes trois à aller fêter Noël à Oron, avec les athlètes du club d’athlétisme, les entraîneurs et les parents ; quant à Arthur, il restera en ville jusqu’à tard ce soir. Puisqu’on m’abandonne, j’irai manger au bistrot, en poursuivant la lecture de La Carte et le territoire.

Jean Prod’hom

Un peu de neige ce matin au Riau

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Cher Pierre,
Un peu de neige ce matin au Riau, détrempée : pas sûr qu’elle reste. Je quitte la maison sur les chapeaux de roue alors que Louise termine ses devoirs, l’école prend décidément de la place dans notre maison, trop parfois, dans nos sociétés, dans nos vies aussi.

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La nouvelle présidente du conseil de la classe de 10ème vérifie, à 7 heures 30, que tous les membres sont au clair avec ce qu’ils devront cuisiner et emporter, le tournus et l’horaire qu’ils devront respecter. Nous allons en effet au MMM de Romanel, samedi prochain, vendre un lot de pâtisseries faites maison. Toute la journée. Le bénéfice ira rejoindre le fonds qui assurera, à terme, le financement du voyage qui leur permettra, en 2017, de découvrir les Îles éoliennes : Vulcano, Lipari, Stromboli.
Il pleut des seilles, le passage d’un bâtiment scolaire à l’autre me le rappelle. Je mange au réfectoire à midi, à la table de deux demoiselles de 9 et 10 ans qui semblent bien se connaître. Elles ne sont pas dans la même classe mais se connaissent depuis plusieurs années déjà, elle se sont immédiatement bien entendues lorsqu’elles se sont adressé la parole la première fois au réfectoire du Rionzi. La cadette a déjà fait le tour du monde, elle est née à Dubaï d’une mère russe, son papa y a travaillé quelques années avant que la famille rejoigne la Suisse, Berne d’abord, Neuchâtel ensuite, Le Mont-sur-Lausanne aujourd’hui. A Noël, ses parents ont pris quelques jours de vacances au Canada ; le voyage est interminable, elle a préféré rester chez sa tante.
Le papa de la seconde est un informaticien ukrainien, elle se réjouit de ses prochaines vacances à Zermatt. Elle aussi connaît Dubaï, ville qu’elle a visitée avec ses parents en été 2015. Rien ne ressort de ce train de vie, si jeunes, je m’en réjouis ; je me réjouis également de leur insouciance, pourvu que ça dure. Je ne peux toutefois m’empêcher de les imaginer dans une trentaine d’année : généreuses, bienveillantes ? suffisantes, arrogantes ?
Les élèves de 9ème travaillent sur le site, réalisent toutes sortes de choses qui intéressent leurs camarades, leur donnent de nouvelles envies et les font sourire. Tout va si bien et je me sens si inutile que je termine, pour ne pas les déranger, le second album des histoires d’Amadou, aussi merveilleux que le premier.
Personne n’est encore rentré au Riau, je lis le troisième album, La Bâche, dans lequel on apprend pourquoi Amadou a lâché les amarres, emporté dans le ciel jusqu’à l’océan par une grappe de ballons rouges, jaunes, bleus, verts, attachés à une cordelette fixée à l’un des arbres de la place de foire de Pierrecreuse : c’est parce qu’il est bousculé, moqué, humilié à l’école, parce que ses habits ne ressemblent pas à ceux de ses camarades et qu’il est premier de classe.
Amadou s’envole, frôle la mort avant de réaliser un rêve, celui de voir la mer ; il remplit ses poches de coquillages, mange huîtres, langouste et crevettes ; il devient l’ami du patron d’une guinguette, de Copain, un chien abandonné.
Mais Amadou, c’est aussi l’histoire de son retour à Pierrecreuse, succession d’aventures buissonnières : Amadou vit solitaire sans oublier personne, marche dans la nuit ; réalise ses rêves sans y toucher, sauve Scabieuse, la fille des vanniers ; construit un radeau, franchit une rivière, dort dans les arbres.
Les filles rentrent à 16 heures, Sandra à 17, il pleut. A 18 heures, je vais chercher Arthur à l’arrêt du Riau, il est content de son travail. On mange. Louise termine ses devoirs, je commence les miens. L’école est très présente dans nos sociétés. Trop. Silence dans la maison.

Jean Prod’hom

C’est le vertige mais aussi le piège de la relecture

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Cher Pierre,
Les élèves de 9ème lisent ce matin, chacun de leur côté, une nouvelle de Peter Bichsel tirée des Histoires enfantines, « La terre est ronde », une nouvelle aux accents borgésiens. Je m’y plonge moi aussi, pour la cinquième ou sixième fois ; j’ai le sentiment alors – c’est le vertige, mais aussi le piège de la relecture – de parcourir, toujours plus admiratif, impuissant, sidéré, les sous-sols d’une architecture dont la perception globale m’échappe chaque fois davantage, à mesure que je crois m’en approcher ; un labyrinthe à ciel ouvert d’une complexité toujours plus dense, différant à tout jamais l’espoir d’en dégager la signification (il en va évidemment ainsi pour n’importe quel autre texte) en exhibant la description exhaustive de ses éléments et de leurs relations, feuille après feuille.

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Je remonte au Riau à midi, Sandra a préparé du riz et une salade, un gâteau des rois en guise de dessert.
J’ai entamé ce matin la lecture du second album d’Amadou, Le Radeau. Ces histoires, décidément, devraient plaire à Lili. Je lui propose de les lui lire. Elle me répond qu’elle manque de temps, qu’elle doit se consacrer à Latitude zéro, le livre de Mike Horn qu’elle étudie dans le cadre scolaire.
- Ah bon ! Et où en es-tu de cette lecture ? Qu’est-ce qu’il fait, Mike Horn ?
- Il pagaie !
Il neige lorsque je pars pour les Cullayes, je fais une halte à Ropraz où des travaux ont commencé au bout du chemin du Pacoton, le corps de la ferme a disparu, restent l’étable et la grange. Je rencontre Ernest dans le hall de l’EMS, on se salue. Je lui raconte que j’ai pensé à lui à plusieurs reprises ces dernières semaines, chaque fois que je saluais Arthur au jardin d’hiver ou à la cafétéria. Il me dit que c’est à cause de lui qu’il est là : Arthur est mort.
Je trouve une chaise et me joins à la petite tablée. Arthur n’était pas en forme depuis une semaine ; il est descendu ce matin à la cafétéria. Un moment. Puis il est remonté mourir dans sa chambre. Arthur disait de cette maison qui l’accueillait depuis plusieurs années que c’était la maison du Bon Dieu.
Je monte à l’étage, T écoute la radio. Je lui lis deux chapitres du Sable Mouvant de Mankell, on les commente dans la bonne humeur. Je rentre.
Sandra a préparé une soupe, des hamburgers, un gâteau des rois pour le dessert. Elle sera reine pour la seconde fois aujourd’hui, le hasard fait bien les choses.

Jean Prod’hom


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Je boucle ce billet un peu après 21 heures

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Cher Pierre,
La prof d’anglais annonce par WhatsApp à ses élèves qu’elle est malade ; le départ habituel du mardi est donc différé d’une heure. Le bosco se met au travail, j’en profite pour m’égarer dans les archives de la RTS ; y retrouve des reportages sur quelques-uns des matchs de football qu’ont livrés les Seigneurs de la nuit à la fin des années soixante, visionne un gros plan sur Pierre Chapuisat – après son transfert à Paris – et le portrait du FC Barthélémy. Avant de faire la connaissance, un peu par hasard, de Jacques-Etienne Bovard.

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Arthur déposé, je roule jusqu’à Oron ; la neige est tombée jusqu’au pied du Niremont et des Alpettes, un fort vent d’ouest taquine des bandes de brouillard qui se désolidarisent, s’allongent et s’enfuient. Je me procure à la librairie un petit carnet à spirale, bois une verveine au café de l’Union avant de me décider, le temps gris m’y encourage, à entrer dans le salon de coiffure.
Ma bonne humeur n’est pas contagieuse, la coiffeuse en semble même excédée ; je rentre donc ma tête dans les épaules et ne lui laisse, dépassant de la cape, que mes cheveux qu’elle taille généreusement. Mon silence délibéré l’amène à changer de ton, mais je ne mords pas à l’hameçon, en rajoute même un peu. Mon voisin, qui a plus de chance avec le patron qui le coiffe, lui raconte le succès des girons dans le canton de Fribourg, leur perte de vitesse dans le canton de Vaud. Je prends congé de celle qui m’a coupé les cheveux, en lui remettant 44 francs, froidement.
Le soleil trouve une fenêtre météo un peu avant midi, Oscar aboie et me pousse dehors, on fait le petit tour. Une cinquantaine de pinsons, planqués dans un chaume de maïs, y grappillent, s’envolent à notre passage et vont se percher dans de vieux fruitiers.
Elsa et les filles arrivent au Riau à 12 heures 30, et au moment où je m’apprête à m’en aller, Louise a pris les choses en main à la cuisine. Je reste jusqu’à près de 19 heures au Mont, avec les élèves d’abord, seul ensuite. J’ai reçu aujourd’hui par la poste les trois premiers albums des histoires d’Amadou que la Joie de Lire a réédités, je lis le premier, L’Opinel : je me régale. J’apprends au détour qu’Alexis Peiry, l’auteur né à Gruyères en 1905, avait entrepris la rédaction d’une autobiographie. Il en a publié en 1968 la première partie, intitulée L’Or du pauvre. La mort, cette même année, l’empêchera d’aller au bout de son entreprise.
C’est à Saint-Martin que je vais récupérer Lili et Valentine, où les entraînements d’athlétisme ont été déplacés. Il est plus de 20 heures lorsqu’on rentre au Riau, Sandra a réchauffé des lasagnes, fait une salade et acheté un gâteau des rois. C’est Arthur qui hérite de la couronne, Louise est revenue enchantée de sa présentation, du codex Magliabechiano, elle joue de la guitare après le repas. Lili se douche. Sandra travaille, je boucle ce billet un peu après 21 heures, il est impératif que je me couche tôt.

Jean Prod’hom


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Une utopie qui orienterait nos vies

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Cher Pierre,
Une pellicule de neige recouvre ce matin le Riau, assez importante pour que j’avance l’heure de mon départ. Inutile précaution, il y a peu de circulation sur la route de Berne et les conducteurs des chasse-neige ont fait le gros du boulot.

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C’est donc jour de rentrée, je vais enchaîner sept périodes ; je ne m’en plains pas mais en sortirai, je le crains, en petit état ; je commence par la lecture de deux chapitres du Grand Meaulnes.
Les pages au cours desquelles Augustin fait la connaissance d’Yvonne de Galais sont à l’image de la fête organisée par Frantz et de toute la première partie de ce récit : ce sont les vides qui bordent les choses, précèdent et suivent les événements, les silences d’où se lèvent et où retombent les paroles des vivants, qui les font tenir ensemble, miraculeusement, en tenant éloigné deux fois le lecteur, éloigné par ce qu’en dit Meaulnes à François, et ce que François en raconte. Ce sont les courts-circuits, les ruptures, les absences, les disparitions, les ellipses, les interruptions, le jour, la nuit, les éclairs qui font l’étrangeté et le mystère de cette fête sans contour mais aux précisions déroutantes. Réussite donc née d’une virtuosité technique et de la poursuite effrénée d’une idée, qui donne naissance et consistance à ce qui est et n’est pas, telle une utopie qui orienterait nos vies, en lui donnant une forme, un sens et une fragilité.
Travail ensuite sur le récit – avec ou sans passé simple –, lecture de La Vallée de la Jeunesse d’Eugène et rédaction du journal.
Je remonte à 16 heures, en petit état, fais un détour par la Migros d’Epalinges où j’achète une salade, du fromage, de la pâte à gâteau, des yogourts et des fruits.
Arthur ne rentrera qu’en début de soirée ; Sandra et Louise, qui a son cours de guitare, quittent la maison pour Oron. Lili me montre un dessin qu’elle termine à l’instant, c’est le portrait d’un cheval avec un oiseau perché sur le chanfrein, il ressemble à un chardonneret, c’est en réalité un rouge-gorge. Je prépare à manger.
Nous regardons après le repas, en famille, Les Visages de la terreur, un documentaire français sur la dérive des frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Si les choses s’éclairent, l’avenir s’assombrit. Au lit les filles !
Je regarde ensuite, seul, Du côté des vivants, un autre documentaire français sur la bande à Charlie, racontée par leurs proches et les survivants de la tuerie du 7 janvier. Beau. Le monde s’éclaire à nouveau. Un peu.

Jean Prod’hom

Lundi c’est demain

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Cher Pierre,
Lundi c’est demain, et c’est un peu, je crois, pour m’y préparer que je me lève à 6 heures, m’active en faisant un feu dans le poêle, puis griffonne sur des fiches quelques notes en prévision des changements qui vont avoir lieu sur ce site. Je vais en effet revenir à une forme plus éclatée de ce journal, qui ressemblera, au moins en apparence, à celle de fin 2013. Mais avec la volonté d’en faire également l’atelier dans lequel seront entreposés les fragments d’un texte auquel je songe depuis quelque temps déjà. Sans oublier, en contrepoint, les Laisses que nous mettrons en route le 14 janvier, Stéphane et moi.

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J’ai cru en regardant par la fenêtre qu’il ferait beau ; mais il a fallu déchanter, le brouillard n’a pas tardé à remonter de la Broye et à s’accrocher à la cime des épicéas et des sapins blancs. Louise me rejoint à 8 heures, Lili puis Sandra la suivent. Elles descendent toutes trois chez Marinette.
Il aurait fallu décrire la bataille silencieuse à laquelle se sont livrés, au Riau, les éléments ; décrire comment le soleil a repris le dessus, puis le dessous, le dessus, le dessous enfin, définitivement, avec le brouillard entre lui et nous. Ou à défaut, pour apprendre, relire les pages que Claude Lévi-Strauss en route pour le Brésil à bord du Mendoza a consacré, dans Tristes Tropiques, à la description d’un coucher de soleil.
Je dévoue le reste de ma courte journée à l’école, mets à jour le site des élèves et prépare la semaine prochaine. Lili est sur un projet dont elle ne veut rien dire ; Arthur travaille une bonne partie de l’après-midi enfermé dans sa chambre ; Sandra se penche en compagnie de Louise sur le codex Magliabechiano, elle prépare ensuite des lasagnes végétariennes, je lave une salade. Il fait nuit, on mange alors qu’il n’est pas 18 heures, la cuisine est réduite à 18 heures 30. On monte voir le téléjournal avant de rejoindre, un peu inquiets, nos appartements.
Demain c’est lundi.

Jean Prod’hom

Chambre 807 du Grand Hôtel Plaza à Rome

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Cher Pierre,
Il pleut sur les tuiles et le velux ; je me réveille au milieu de la nuit et descends à la bibliothèque. Edelweiss et Fleur qui semblent m’attendre prennent les devants, je leur ouvre la fenêtre de la salle de bains, ils disparaissent sur le toit glissant.

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J’hésite à descendre d’un étage et à ouvrir le frigo, mais un bref examen de conscience me ralentit : la fin des vacances approche et il convient que je retrouve une certaine discipline. Je remonte bien décidé à m’endormir, tarde pourtant, si bien que lorsque je me réveille, toute la maison est déjà sur le pont : Sandra et Louise besognent autour d’un livre de mathématiques, Arthur devant un puzzle de 2000 pièces. Lili, elle, prend du bon temps. Je décide de lire les dernières pages du Chardonneret, que je me félicite de terminer enfin ; les dernières pages, dont je recopie quelques éléments, me ravissent.

Parce que, si nos secrets nous définissent, en opposition au visage que nous montrons au monde : alors le tableau était celui qui m’a emporté au-delà de la surface de l’existence et qui m’a permis de savoir qui j’étais.

L’oiseau nous regarde. Il n’est ni idéalisé ni humanisé. C’est un oiseau, point. Vigilant, résigné. Il n’y a pas de morale ou d’histoire. Il n’y a pas de résolution.

... la transsubstantiation où la peinture est peinture et pourtant en même temps plume et os. Pas craintif, pas même désespéré, mais inébranlable et tenant sa place. Refusant de se retirer du monde.

... dé à coudre de courage, tout en duvet et os fragiles.

... il n’y a qu’en s’avançant dans la zone intermédiaire, le liséré polychrome entre vérité et non-vérité, qu’il est tolérable être ici et décrire cela, tout simplement.

Lorsque j’entre au milieu de l’après-midi dans la cafétéria de C, les pensionnaires de l’EMS sont nombreux à boire un thé avec leurs invités ; je leur souhaite une belle année mais ne m’y attarde pas. Je jette un coup d’oeil, avant de monter à l’étage, au grand salon où somnolent devant une série américaine deux personnes âgées et un homme encore jeune. Je connais le chemin, croise une infirmière jamais vue jusque-là, lui parle en élevant la voix pour que mon arrivée ne surprenne pas T. Celui-ci écoute la radio, couché dans son lit, il l’éteint ; nous nous souhaitons la meilleure année qui soit. Je déplace le sac à dos qui ne quitte pas la chaise noire contre laquelle sont appuyées ses cannes et sur laquelle je prends place. Je lis trois chapitres du Sable mouvant de Henning Mankell ; T semble si fatigué que je décide d’abréger sa visite.
Je bois un jus de pomme à la cafétéria avant de quitter l’établissement ; deux tables sont occupées : à la première, on y parle au ralenti ; à la seconde, un résident fait un mot fléché. Dans le coin cuisine, une employée met un peu d’ordre ; dehors le brouillard semble se retirer à mesure que la nuit tombe. Je rentre.
Au Riau, Louise analyse avec Romance une représentation de sacrifice humain tirée du codex Magliabechiano ; Louise m’accompagne lorsque je ramène son amie à 19 heures à Moille-Margot.
Au retour, nous nous retrouvons en famille autour d’un plat de pâtes et d’une salade préparées par Sandra ; après quoi, une fois n’est pas coutume, je regarde avec eux un film tout récent, Agents très spéciaux, qui a pour principal mérite de se dérouler en partie dans le Grand Hotel Plaza à Rome où Solo, Kuryakin et Gaby séjournent, et plus particulièrement dans les chambres 707 et 807. Eric Chevillard et Franck Garot ne sont évidemment pas pour rien dans ce choix. Et que leurs noms ne soient pas cités dans le générique de fin démontre une fois encore leur proverbiale discrétion.
La pluie n’a pas cessé de la soirée, et lorsque je me glisse sous l’édredon, je l’entends à nouveau pianoter sur le toit. Je tente de suivre, derrière l’écran de mes paupières, les gouttes d’eau s’écouler de l’arrête du toit, cascader de tuile en tuile, contourner les obstacles qui se présentent ; j’essaie d’en évaluer la quantité mais les perds de vue lorsqu’elles s’engouffrent dans les chéneaux puis les tuyaux de descente ; et à mesure qu’elles rejoignent, sous terre, les canalisations des eaux claires, je m’endors.

Jean Prod’hom

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Mille cinq cent quarante-trois points-vigules

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Cher Pierre,
Arthur est rentré discrètement ce matin, à un peu plus de huit heures ; on ne le reverra pas avant midi. Sandra, qui s’est réveillée un peu plus tard, s’est remise à la rédaction du second tome de son manuel de physique, les filles font leur cuisine au salon, j’avance dans la lecture de la dernière partie du Chardonneret.

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Je fête aussi mon premier succès de l’année 2016 : la publication des 2500 fichiers des marges.net – avec les modifications dues au passage de l’an – s’est faite sans accroc ; j’en ai même profité pour ajouter deux catégories : Laisses et Amadou. Pour le reste, difficile de savoir ce qui m’a occupé, hormis l’examen quantitatif des signes qui ponctuent les 365 billets (178’509 mots) publiés sur ce site en 2015 :

AU BILAN

Points à la ligne : 5342
Points : 3602
Virgules : 13689

Points-virgules : 1543
Deux-points : 671

Points d’interrogation : 157
Points d’exclamation : 93
Points de suspension : 99

Ces résultats m’encouragent à reconduire la résolution prise fin 2014, visant à réhabiliter l’utilisation du point-virgule, à en explorer et en exploiter les pouvoirs.
Grand tour au milieu de l’après-midi avec Sandra et Oscar, par la Musslly, le chemin aux copeaux, la route de Froideville. On fait peu de bruit, Oscar trottine à l’avant ; il pleut un crachin dont le brouillard floute l’origine, on revient par le triage. Je fais quelques parties d’Uno au retour avec les filles.
Sandra prépare des pizzas, je fais cuire à feu doux une courge, trois tomates, une pomme et un gros bouquet de persil. On a avancé l’heure du repas pour allonger la soirée. A 18 heures 30, Louise et Arthur chargent la machine à laver la vaisselle, le nouvel an est derrière nous, on peut voir venir.

Jean Prod’hom

Un timbre-poste aux couleurs des saisons

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Cher Pierre,
L’inventaire de ce que j’ai gardé et de ce que j’ai abandonné tout au long de l’année tient sur un timbre-poste aux couleurs des saisons. Que me reste-t-il donc de l’avenir ?

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Hier soir, la mise au net des billets des jours précédents m'a conduit bien au-delà de minuit, si bien que je me réveille tard, trop tard, la journée sera courte.
Tant qu'à faire, je me jette à l’eau et tente d'obtenir, sur le site des CFF, un billet aller et retour pour Paris. Au moment même où je clique pour exécuter le paiement, mon navigateur me déconnecte. Arthur puis Sandra me donnent un coup de main, sans succès. Bilan, deux heures à l'eau, ce sera une journée sans, une journée peau-de-chagrin.
On quitte le Riau à trois heures, sans Arthur qui réveillonne avec des amis dans un refuge du Jorat. Je renonce à la dernière minute au cinéma, au Prophète, le film que Françoise, Valentine, Sandra et les filles se sont proposé de voir au Rex de Vevey, pour m’installer sur la terrasse de l'hôtel de Genève. J’y bois un thé, la nuit tombe, il pleut ; un Parisien de passage et deux Veveysannes babillent à la table d'à côté, reviennent sur les tueries de novembre. C’est un travail que de se mettre d'accord, chercher et trouver des équivalences ; élaguer ses références, en bricoler de nouvelles ; composer avec ses ignorances, omettre ce qui pourrait fâcher, déplacer ou réorienter la discussion : les salafistes, le wahhabisme l’ex-Yougoslavie, la déchéance de nationalité, les frontaliers, le prix de la vignette autoroutière, celui du café et des assurances, celui des loyers. Le Parisien et les deux Veveysannes y parviennent, se réjouissent à la fin, d'une seule voix, de la fête qui se prépare sur la Grande Place. Chacun voudrait tant préserver ce qu’il a honnêtement acquis. Bien loin de ce brouhaha, dans leurs palais ou leurs cartons, les plus riches et les plus pauvres gardent le silence.
Françoise, Edouard et Valentine ont préparé un repas de rois, on mange jusqu’à près de minuit, avant de rejoindre sur le quai Maria-Belgia la foule des curieux. Les cloches sonnent, on se souhaite une bonne année. Deux gros bateaux croisent au large de la ville ; appuyés au bastingage, les invités lèvent la tête en direction des feux multicolores et bruyants qu’un artificier tire depuis l’embarcadère, en direction de ce quelque chose qui nous file entre les doigts.
Sandra conduit pour le retour, les filles s’endorment dans la voiture. A deux heures tout le monde est au lit, Arthur excepté.

Jean Prod’hom

Une peinture à l'huile de Zao Wou-Ki

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Tandis que les enfants descendent une dernière fois à la piscine, je lis la notice consacrée à Zao Wou-Ki sur le site de la fondation Pierre Gianadda. M'étonne de son indigence. A y regarder de près, et un peu honnêtement, j’entrevois la difficulté de dire quoi que ce soit d’un peu décisif sur n’importe quoi. Ou de l’entendre.

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Je descends à pied jusqu’aux Granges-sur-Salvan, anciens mayens que traverse une étroite ruelle à l’extrémité de laquelle se dresse La Ruche. Une maison de trois étages, un peu à l’écart, construite dans la première moitié du XXème siècle. C’est là que nous allons, avec des amis, passer les relâches prochains. L'accès n'est pas simple et la route si étroite que deux véhicules ne peuvent se croiser qu'en de rares endroits. La maison se niche dans une dépression au pied des gorges du Dailley où coule la Salanfe, celle qui prend sa source au pied des Dents du Midi et qui finit Pissevache à Vernayaz. L'absence de neige nous aurait permis d'atteindre aujourd’hui le col de Matze au-dessus de Van-d’en-Bas, mais les enfants ne voient pas la chose ainsi ; comme ils ne sortent pas de la voiture, c’est moi qui y monte. On franchit la vallée du Trient, qui coule à plus de cent huitante mètres sous le nouveau Pont du Gueuroz, puis la Dranse sur le vieux pont en bois couvert de la Bâtiaz.
J’aurais volontiers emporté de chez Gianadda une peinture à l’huile, sans titre, d’un mètre quarante-six sur un mètre quatorze, une peinture à l’huile qui, contrairement à beaucoup d’autres, a fini de sécher ; elle a en outre le mérite de faire voir à mesure qu’on s’en éloigne, toujours plus précisément, ce qu’on avait sous les yeux.

Jean Prod’hom




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Les choses vont s’inverser

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C'est le bourdonnement du moteur électrique et le frottement du câble sur les vingt-deux roulettes du premier pylône de la télécabine de la Creusaz qui me réveillent, il est huit heures. Transport de marchandises peut-être, le bruit s'interrompt, je me rendors.

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Ce sera Ovronnaz, de l'autre côté du Rhône, quelques installations fonctionnent et les pistes ne sont pas trop exposées. Mais depuis hier, quelque chose a changé pour ceux d’en-bas, on s’en rend compte à Salvan : le brouillard double le Rhône en amont de Saint-Maurice, et c'est le Chablais qui a la tête au soleil. On devine pourtant que le bouchon ne va pas résister et que les choses, comme souvent, vont s’inverser au cours de la journée. On quitte l'autoroute à Riddes, le brouillard à Leytron. Pour ceux d’en-haut, les beaux jours continuent.
Trois heures de ski : Sandra accompagne Louise qui débute avec un snowboard, j’emmène de mon côté Lili et Arthur, ils me laissent si peu de répit que je ne peux bientôt qu’espérer les suivre ; je termine mon après-midi dans un café, pensif, devant une verveine et le journal du jour.
On laisse la neige pour les bains, des bains chauds bourrés de monde. Ça fait pourtant du bien, je suis le plus vieux et le plus à plaindre, je le sens davantage chaque hiver. Il fait nuit lorsqu'on en sort. Arthur trouve une bonne adresse à Martigny, le Bistrot des Italiens où l’on mange une pizza. Nous sommes à huit heures trente à l'hôtel.
Les enfants, qui ne sont guère habitués à la télévision, la regardent dans leur chambre jusqu'à point d'heure, Sandra s’endort tandis que je termine l'avant-dernière partie du Chardonneret.

Jean Prod’hom


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Une hospitalité en porte-à-faux

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Ambiance de fin de saison au Riau, on entasse skis et bagages dans le bus Nissan, avec le soleil qui déborde de partout et des pâquerettes qui devancent les perce-neiges.

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Sandra branche le GPS pour répondre à Lili qui s'enquiert de la durée du voyage jusqu'aux Marécottes ; j'imagine le tracé pendant que la machine le calcule : le bord du lac, Villeneuve, Saint-Maurice, la cascade de la Pissevache, Martigny, Salvan... trois quarts d'heure à tout casser. Le GPS me corrige, il indique 58 minutes. Je me console, ses minutes sonnent creux.
Le brouillard nous accueille aux Croisettes, on y reste pendant une bonne dizaine de kilomètres avant d'en sortir à Chexbres, mais par-dessous, avec le lac gris gravier à nos pieds ; on remonte insensiblement pendant quelques secondes, le puits dans lequel on glissait se fait bientôt rideau, puis gaze ; y apparaît alors une ombre d'un seul tenant, découpe des Rochers de Naye et de la Dent de Jaman, avec à gauche la Cape au Moine, à droite les tours d'Aï et la Dent de Morcles. Les ombres durcissent, durcissent, durcissent encore avant de devenir d’un coup lumières opaques. On a passé de l'autre côté du miroir avec un ciel à nouveau, et le grand théâtre des Alpes ; un second lac repose désormais sur le premier, avec deux Rhône qui s’y jettent, celui d'en-haut roule son écume sur le dos de celui d'en-bas qu’on devine.
Mais tout se referme à Saint-Triphon, on se retrouve une fois encore dans une étoupe filandreuse et incolore dont on peine à imaginer la fin. A Saint-Maurice pourtant, alors que nous roulons sous terre et que nous n’espérons plus rien, a lieu un miracle que je suis prêt à attribuer au général de la légion thébaine ; le Rhône nous attend en effet à la sortie de la galerie, il roule ses eaux turquoise piquées d'argent, les éoliennes font des grand signes dans le ciel bleu, vide et transparent. De la route qui monte à Salvan, celui qui en douterait peut le vérifier en se retournant : la coulée de brouillard s’arrête net à la sortie du bourg, à la hauteur de l'abbaye. Le soleil nous accompagnera jusqu’à son coucher.
Le village des Marécottes est désert, l'hôtel où l'on dépose nos bagages idem. La télécabine nous emmène à la Creusaz ; Sandra et les enfants casqués de noir descendent sur des trottinettes louées à la station, par l'ancienne route, remontent et redescendent tandis que j'emprunte le sentier pédestre, un peu raide à mon goût, qui serpente parmi les épicéas et les mélèzes. Je les retrouve devant une tente d'indiens, au soleil sur des chaises longues. On termine la journée à la piscine de l'hôtel.
La salle à manger est presque vide, l'équipe de cuisine réduite, quelque chose cloche. Je me souviens avoir éprouvé le même sentiment il y a trente ans ; j’étais parti de Mende à pied, début janvier, pour rejoindre Saint-Hyppolite-du-Fort par les causses. J’ai passé deux soirées à l’hôtel, à Saint-Enime d'abord, à Meyrueis ensuite, dans des salles vides et froides, devant une salade de crudités et du jambon cru, sous la surveillance d'un sanglier empaillé à Saint-Enimie, d'un cerf à Meyrueis... J’ai éprouvé ce même sentiment en voyant Rendez-vous à Bray, le film d’André Delvaux...
Tout est naturellement différent aujourd’hui : je ne suis pas seul, l'hôtel est chauffé, nous sommes en famille. Mais rien n'y fait, ça y ressemble, quelque chose comme un défaut d’hospitalité, ou une hospitalité en porte-à-faux : hors-saison.
Les enfants rejoignent la chambre 40, nous la 39. J’apprends en feuilletant la version numérique du Temps que ses critiques littéraires ont établi la liste des dix livres coups de cœur de l'année 2015. Marges en fait partie, une année après Tessons.

Jean Prod’hom


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Amadou reprend du service

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Cher Pierre,
Sandra et les filles se rendent comme chaque dimanche chez Marinette, Arthur fait un puzzle. Je sors dans le jardin avec Amadou, cherche une solution pour le vertébrer ; un simple fil de fer fera l’affaire pour l’instant.

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Frédéric Rauss m’a fait un beau cadeau de Noël, je l’apprends un peu par hasard ce matin ; Il a consacré en effet sur son site, le dix-huit décembre passé, un long billet sur le journal que je tiens quotidiennement depuis le 14 janvier 2015. L’homme habite au pied du Jura, il conclut en racontant qu’il a croisé l’autre jour une équipe de bûcherons qui abattaient des ormes. Où vont donc se percher désormais les merles ? Et des ormes, en existent-ils encore en bonne santé dans nos régions ?
Le frêne est menacé lui aussi, par un champignon venu du Japon ; les premiers cas de chalarose ont été signalés en 2008 en Suisse, en 2010 dans le canton de Vaud, aux Cullayes aujourd’hui. C’est à la cafétéria de l’EMS que je l’ai appris, une série de frênes va en effet être abattue dans les prochaines semaines sur le domaine communal, pour éviter que les plus gros spécimens se renversent sur la voie publique et que les plus lourdes branches, affaiblies, tombent sur la tête des passants. Pour éviter ces désagréments, le frêne de la place de jeux de Montpreveyres a été abattu.
On ne connaît pas de mesure contre ce champignon, inutile donc d’aménager des coupe-feux pour enrayer sa propagation, la chalarose est portée par le vent ; le feuillage flétrit ensuite, les branches sèchent, le pied pourrit. Ne pas désespérer, concluent les spécialistes, certains des plus robustes développent une résistance spécifique : les morilleurs respirent.
Arthur me donne un coup de main en fin de matinée, à contre coeur d’abord, son dos, dit-il. On finit par déplacer plusieurs centaines de tuiles derrière le poulailler, celles que les couvreurs ont déposées près du lilas et que remplacent aujourd’hui sur le toit trente-deux panneaux photovoltaïques. J’en profite pour mener à la déchèterie les vieilles pierres ollaires du poêle, en miettes, que j’ai remplacées cet été, et les volets vert pomme entreposés derrière le garage auxquels on a renoncé.
Je poursuis au cours de l’après-midi la lecture du Chardonneret de Donna Tartt, dans la véranda au soleil, pendant qu’Arthur et Sandra font de la physique ; les filles mènent leur vie en croisant celle d’Oscar, les chats somnolent dans les combles.
Je fais cuire quelques pâtes et prépare une salade. On regarde en famille The Woman in Gold, film dans lequel Maria Altman récupère, avec l’aide du petit-fils d’Arnold Schönberg, cinq tableaux de Gustave Klimt volés à sa famille par les nazis, et notamment l’un des deux portraits d'Adèle Bloch-Bauer. Chacun retourne ensuite à ses affaires, les mouvements se font plus rares, on perçoit quelques bruits : le craquement d’un fauteuil, le frottement d’une brosse-à-dents, le froissement d’un drap, le claquement d’une porte ; chacun se glisse à son tour dans son lit, sans avertir ; les lumières s’éteignent une à une, comme dans la ville. Il ne reste bientôt que la nuit, le réverbère au carrefour et les respirations qui s’allongent.

Jean Prod’hom

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Je suis moi et personne d’autre

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Cher Pierre,
Nous reprenons le même chemin pour la troisième fois, de la Vernie à la Vernie en passant par la Mèbre. Mais aucun moineau ne se baigne dans les flaques  ; le champ labouré semble l’avoir été à nouveau pendant la nuit ; les innombrables chemins d’accès, de la rue des Alpes aux propriétés privées, sont devenus autant de petites impasses pleines de malfaiteurs, les thuyas offrent de belles planques aux merles. F ne reconnaît pas tout non plus. Il faudrait naturellement refaire le même chemin un nombre incalculable de fois pour être en droit de se taire. On se quitte à midi, je fais une halte à Poliez-PIttet

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T me demande si je veux bien l’accompagner ; on fait quelques pas en direction du collège, soleil, quelques pas en direction des bois ; la présence des lichens sur les arbres indique, me dit-il, la bonne qualité de l’air. Deux oiseaux passent dans le ciel, ni corneilles ni corbeaux, des cormorans peut-être, puis plus rien. Je le prècède, T m’arrête, le grand air l’inquiète, un accident peut-être, on rentre.
Sa chambre ne connaît pas le soleil, et le soleil de Henning Mankell peine à y entrer ; T me demande à la fin du premier chapitre s’il doit entendre dans ces lignes l’annonce de sa mort. Pas de point final à apposer, répond Mankell, dans le sens d’une issue heureuse ou d’une issue fatale. Je suis entre les deux. Aucune certitude.
Il y a dans le second chapitre un tableau qui fait voir ensemble les morts et les vivants, les premiers regrettant de devoir quitter la partie si tôt, les seconds durant bien au-delà du temps qui leur a été imparti.
Dans le troisième, Mankell raconte comment, à neuf ans, il découvre qu’il ne peut échanger sa place avec personne : Je suis moi et personne d’autre. J’avais le même âge, ou à peu près, c’était un dimanche après-midi, seul, un ballon dans la main. Personne ne prendra désormais ma place.
Lucette et Michel ont mis les petits plats dans les grands, on mange et boit jusqu’à tard. On rentre à minuit passé.

Jean Prod’hom


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Au milieu l’étang

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Cher Pierre,
Valérie passe à dix heures, babille, boit un café et embarque deux livres. On déjeune à onze. Grand déballage, les enfants ont été généreux, entre eux et avec nous ; Sandra leur annonce que, malgré le manque de neige, nous monterons deux jours la semaine prochaine aux Marécottes. Chacun retourne à sa plate-bande, je compte les petits nains.

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Lili a perdu hier la laisse d’Oscar, je pars à sa recherche avec Amadou, à rebrousse-poil, mais avec la tête bien trop en l’air pour mettre la main dessus. Le ciel est bleu, les passereaux sont comme des étoiles, on s’y perd. Je peine à suivre l’envers du chemin d’hier. Je croyais tout savoir de ces bois, mais une mauvaise interprétation à un carrefour les replonge dans l’inconnu. Et me voilà égaré dans ce que je croyais connaître. Je ferme les yeux pour reprendre mon souffle et l’histoire à zéro.

Le chemin sur lequel je cours                    
Ne sera pas le même quand je ferai demi-tour
J’ai beau le suivre tout droit
Il me ramène à un autre endroit
Je tourne en rond mais le ciel change
Hier j’étais un enfant
Je suis un homme maintenant
Le monde est une drôle de chose
Et la rose parmi les roses
Ne ressemble pas à une autre rose.
 
Robert Desnos, La géométrie de Daniel, 1939

Je pose le nord, je pose le sud, m’aligne en faisant un quart de tour à droite, du côté d’hier ; redessine les deux tracés, hachure les zones interdites, recalcule les distances, règle la focale et l’ouverture, fixe un ou deux repères, colle des pastilles de couleur sur cet anneau de Moebius. Je parviens finalement à reconstruire de proche en proche les deux parcours, mais sur deux espaces qui ne se superposent pas ; l’aller et son envers ne se croisent qu’accidentellement. Non ! le temps ne se plie pas, l’espace non plus, il n’y a pas de sens inverse.
Aller aussi longtemps qu’il le faut dans cet égarement avant de reconnaître, enfin, ce qu’on croyait connaître, y repasser pour la première fois, la raison vacille, je sors de l’espace euclidien. L’aller et le retour se succèdent, le retour est toujours un aller, l’aller un retour, et au milieu l’étang.

Jean Prod’hom


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Une boîte où abréger ses peines et ses joies

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Cher Pierre,
Si nous sommes amenés à différer l’acquittement de certaines de nos dettes, c’est souvent parce nous voudrions savoir, avant de nous y être engagés, où placer le levier qui donnera sens à son règlement et à l’échange qui en procède. Il suffit pourtant de prendre les devants, de tirer le premier fil, avec assez assurance, pour qu’au détour d’une phrase une lumière rasante vienne soulever la voile et éclairer en retour un pan de nos vies.

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Sylvie Durbec, qui n’est pas restée insensible à Tessons, a invité Joëlle, Catherine, Corinne, Magali et Christine à se pencher au printemps sur l’existence de mes petits paradis portatifs, à l’occasion d’un des ateliers d’écriture qu’elle anime à Marseille. Nous nous sommes rencontrés à Grignan en septembre chez Christine Macé ; Sylvie m’a envoyé en novembre quelques-uns des textes des participantes, qui m’ont rappelé au bon souvenir et aux vertus de ces restes de la vaisselle du monde.
J’y ai retrouvé la paix que dispense la marche solitaire, celle qui nous fait suivre la course du papillon, là où on s’attarde, dans le lit des rivières à l’abandon et sur les plages sans heures ; là où on réalise entre deux eaux des bouquets de fanes et de chutes.
J’y ai retrouvé le velours et le sablé, l’éclat un peu passé du visage des enfants tristes, sous l’émail le biscuit de la première cuisson, pierre nue dans la paume, grain arrondi qui retrouve au-delà d’un détour éminemment technique, violine ou pigments, le goût de la mie et de la croûte du pain.
Un jour, vous vous attachez à eux alors que vous ignorez tout de ce qui vous est promis. Vous les croisez plus tard après l’orage, inchangés ; vous les ramassez alors, soudain moins orphelins. Ou mieux. Ces brimborions ont du panache, ils vivent discrets en marge du train du monde ; brisés, roulés, usés, comme nous, victimes des circonstances mais bien décidés à s’en remettre. Ils se retapent sans rien dire à personne,
Il y a tant de choses à faire dans ces boucles qui redonnent de la durée à nos heures, points d’orgue tombés du ciel, on en sait bien peu des chemins qui conduisent à la rédemption : petite leçon d’humilité, petite leçon d’éternité.
Un enfant s’arrête et ramasse un morceau de terre cuite à Suze-la-Rousse, personne ne le lui a appris ; couleur bise et parfumé, personne ne le lui prend, il est comme un pain craquant et doré ; il le glissera dans une boîte avec un écrou, une plume et toutes ces merveilles sans maître et sans valeur à côté desquelles on passe. Une boîte qui offre à cet enfant un premier lieu où abréger ses peines et ses joies.
Il est 14 heures, on va faire une variante du grand tour, Françoise, Edouard et Valentine, Oscar, Sandra les enfants et moi. Par l’étang, la montagne du Château et le refuge de Corcelles. Lucie nous rejoint. On réveillonne.

Jean Prod’hom

Jusqu’à l’étang où la terre reprend ses droits

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Cher Pierre,
Oscar attend un signe, je lui en fais un à midi, les chiens savent être patients : longue trotte sous le soleil et dans les bois, jusqu’à l’étang où la terre reprend ses droits.

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Face à l'étiolement, la fragmentation, l'épuisement, la méfiance, face à la culture hors-sol, ou celle du terroir – c’est du pareil au même –, face à l’essoufflement des récits, la dangerosité des collectifs, la multiplication des misères, l'inertie des consciences, je ne vois que la beauté, l’inutile beauté, son chant passager et ses feux discrets ; la fougère que je déroule, son éventail que je déplie.
S'installer résolument aux côtés des roseaux qui oscillent en rangs serrés, les pieds dans la terre, se faire les alliés des passereaux, aller en éclaireurs, s'appuyer contre le bouleau en tenue de camouflage. Un merle brasse les feuilles mortes, un geais fait diversion tandis que s'envole un nuage de moineaux.
Tout autour de l'étang qui vit ses derniers hivers, de hauts épicéas dessinent un ovale qui tient, à l'abri de son théâtre, le souvenir d'anciennes fêtes lacustres. Bois de Boulogne où se retrouvaient à l’aube et au crépuscule les habitants du quartier, broderies de lumière cousues avec de l'ombre en toutes saisons, l'eau ruisselait sur les plumes du canard, de la cane et de leurs canetons. Un printemps, on a même vu deux cygnes.
Il reste aujourd'hui le silence balayé par le vent, le sentier de ronde des absents, le froissement des herbes sèches ; mais la beauté a lancé dans la flaque un nouvel assaut, du fond de la tourbe jusqu’au ciel ; elle n'en finit pas, invisible, de construire des cathédrales et de faire tache d'huile.
Personne n'aurait l’idée de convaincre Oscar de ce bazar, ou de lui faire entendre raison ; il fait bande à part, donne à sa manière une réponse, belle, sans ressentiment, mais du dedans. A nous de donner celle du dehors.
On quitte le Riau à 16 heures 15. Elisabeth et Didier nous attendent dans leur maison de Neuchâtel ; Françoise est déjà là, les autres arrivent au compte-goutte : dix-neuf. La ville est en fête, sans froid ni neige ; on monte sous les projecteurs jusqu'à la collégiale, les commerces sont ouverts, odeur de marron.
Repas de fête et veillée séculière ensuite, je me souviendrai des macarons d’Arthur et de Louise, et dans les bras de celle-ci, miracle, un nourrisson de trois semaines qu’elle regarde sans vraiment y croire.
Il est passé une heure lorsque les enfants vont au lit.

Jean Prod’hom

Un sapin de Noël qui fait le paon

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Cher Pierre.
Il me faudra beaucoup de courage pour renoncer, beaucoup de doigté et de prudence pour ne pas séparer l’ombre de la lumière, de tempérance et de bon sens pour ne pas empêcher l’oiseau de voler. J'ai quitté Sandra hier soir devant l'écran de son ordinateur, je l'y retrouve ce matin bien avant que le soleil ne se lève, entre temps une courte nuit. Les échéances lui laisseront bientôt, je l'espère, un peu de temps pour respirer.


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Sachez que les calamités, Cher Pierre, ne nous épargnent pas non plus ici ; j’en ai été une fois encore le témoin affligé, ce matin à la Vernie, grande bâtisse anonyme au coeur de l’ouest lausannois. La femme avec laquelle j'ai vécu pendant plus de vingt ans y vit désormais avec des gens relégués, encadrés, fatigués, et des blouses blanches ; avec un frère aussi, des amis qui ouvrent les fenêtres, perles sans frontière.
F somnole à la cafétéria avec d’autres pensionnaires. Bonjour bonjour ! Joyeuses fêtes ! On boit un café, sourires, étrennes, voici des images, une boîte et un ruban ; voilà un livre, un autre livre ; mais de quoi avons-nous besoin lorsque nous ne manquons de rien ?
Je l’emmène dans sa chambre où je lui lis un texte qui raconte les longs mois passés dans les Cévennes au-dessus de Saint-Hyppolite-du-Fort, nos quatre cents coups, les vendanges, les fêtes paroissiales, la pluie, Castaneda et les oronges, nos égarements. Elle écoute d’une oreille, attentive de l’autre à ce qu’elle a oublié, qu’importe.
Onze heures : une infirmière nous ouvre la porte et c’est bientôt l’air libre. On longe la route de Marcolet, pique sur le sentier de terre qui longe la route avant la galerie du même nom, lourd champ labouré, marcher, marcher. On emprunte la rue des Alpes, à contre sens, descend sur la rive droite de la Mèbre. Halte, lit de molasse, bartasses et bruyère. Marcher encore. On traverse pour rentrer le quartier de Pré-Fontaine, sans se hâter, à l’estime, on dirait Bruxelles.
Quelques pensionnaires fument dans le hall de l’Etablissement ; salut salut, longs couloirs vides, portes fermées, chaises vides. On se sépare au troisième étage ; F monte à l’Oasis où le repas est servi. Une infirmière m’accompagne et sort son trousseau de clés. L’ascenseur me lâche devant l’Intemporel, le café. Le Christ s’est arrêté à Eboli.
Guignent malgré tout, au cœur de ce désastre, des campanules, des jonquilles et des roses ; un sapin de Noël qui fait le paon, une mésange, des hellébores, la Mèbre à ciel ouvert, un bloc erratique et d’anciennes insouciances.
Qu’on ait simultanément notre âge, celui que nous avions et celui que nous aurons, je l'ai vérifié une fois encore cet après-midi à l’Arlequin de Morges où j'ai retrouvé Pascal, un vieil ami : l’eau a coulé sous les ponts, mais c’est comme si elle avait coulé sans nous, nous sommes demeurés quelque part intacts. Nous aimerions tant, pourtant, dedans, nous être améliorés.
Amitié.

Jean Prod’hom


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Gif | 21 décembre 2015




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Cher Jean,
Merci des nouvelles des hauteurs. Votre pluie n'est pas pour me surprendre. L'hiver a fait son entrée, ce matin, et il n'a toujours pas gelé. Il reste des roses au jardin. Les campanules sont fleuries et treize jonquilles sont déjà écloses, pas moins. Ce soir, le soleil retardera d'une minute son coucher. Comme dit Beckett, "c'est énorme".
Encore une année calamiteuse, les attentats sanglants de janvier, ceux de novembre, et ma mère qui nous quitte, le 12, la veille de la tuerie. Après Beckett, Groddeck, qui nous rappelle, si toutefois on pouvait l'oublier, qu'on a tous les âges à chaque instant. C'est le garçonnet de quatre ou cinq ans, désemparé, désespéré qui a pris la direction des opérations, depuis le mois dernier. Et il ne retrouvera plus celle qu'il cherche dans les allées du supermarché.
Bonne année à tous, envers et contre tout, avec des maths et de la grammaire. Non, celle-ci n'est pas forcément le triste, le vétilleux catalogue de bizarreries impératives qu'on nous a enseigné mais l'armature de la pensée, la droite voie de notre sens et les petits enfants- j'ai vérifié, jadis, dans mon collège- accèdent sans difficulté à pareille évidence. Quoi de moins surprenant! Ils la possèdent à l'état pratique et, maintenant, ils savent qu'ils l'ont toujours su. Ils découvrent de quelles richesses ils étaient dépositaires. La Bruyère, pour finir: "Juste après viennent les diamants et les perles".
Amitié.
Pierre


Corcelles-le-Jorat | 21 décembre 2015

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Cher Pierre,
Pluie ce matin au Riau, grasse matinée pour Arthur et Lili, bain pour Louise, math et écriture pour Sandra. J’écoute – et regarde – l’heure que François Bon consacre à vos livres ; il termine avec Aimer la grammaire.

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Ce court traité tient dans ma bibliothèque, lui aussi, une place à part. D’abord parce que j’enseigne cette matière à la triste réputation, mais aussi et surtout parce que vos pages constituent la réalisation d’un rêve que je fais parfois et que votre phrasé redouble : celui d’aller à l’essentiel et d’y rester. L’avant-propos et les paragraphes introductifs de chacune des parties de cet ouvrage fournissent bien assez de grain – à moudre mais aussi à semer, arroser, récolter – pour nourrir les élèves jusqu’à la fin de leur scolarité obligatoire.

Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons. 

Leçon donc, également, de philosophie première et d’écriture, donnée à coup de proses brèves qui relèvent tout à la fois de l’aphorisme – on y retrouve, sans qu’il soit nommé, Descartes – et du poème : Nous ne sommes pas seuls au monde.

Je poursuis la lecture du Chardonneret. Le tableau de Fabritius réapparaît enfin à Las Vegas, je me languissais :

... j’aimais le savoir là à cause de la profondeur et de la solidité qu’il donnait aux choses, du renforcement de l’infrastructure, d’une précision invisible, de la justesse d’une assise qui me rassurait, tout comme il était rassurant de savoir que, au loin, les baleines nageaient sans crainte dans les eaux de la Baltique et que des moines de mystérieuses zones temporelles psalmodiaient sans discontinuer pour le salut de l’humanité.

Je n’en ai pas fini avec ces oiseaux, avec le jaune, le rouge, le noir et le blanc, juste se délecter de ce moment délicieux apporté par le vent. Je ressors ma boîte de néocolors, descends au Do it d’ Epalinges ; pas de térébenthine, mais un ersatz. Je passe la fin de l’après-midi un pinceau à la main.
C’est soirée de Parkour à Lausanne pour Arthur, anniversaire à Servion pour Lili. Nous passerons la soirée à la maison, Louise, Sandra et moi.

Jean Prod’hom

Il faut bien ça pour offrir une réponse à la mort

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Cher Pierre,
J’ai oublié de mentionner hier le billet que Lisbeth Koutchoumoff a consacré à Marges dans Le Temps ; un billet à double détente, dans lequel je me retrouve d’abord dans les marches de la littérature, avec Alexandre Friederich – que je ne connais pas –, Pascal Rebetez et François Beuchat ; seul ensuite dans le Jorat, avec couleurs, lumière, ciel, boue.

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Ramasser une pierre ou retenir quelque chose du jour, c’est du pareil au même, il faut bien ça pour offrir une réponse à la mort.
Sandra, Oscar et les filles descendent chez Marinette faire leur job dominical ; Arthur est sur pied à 9 heures, sans qu’on sache ce à quoi il s’affaire. Je monte au triage, m’étends sur l’herbe sèche et lis à l’abri du vent qui s’est levé la fin de la première partie du Chardonneret : Tom – 13 ans – arrive à Las Vegas avec, dans une seconde valise, emballé dans les feuilles du New York Post, le tableau de Fabritius, 33.5 × 22.8 cm.
Je retrouve T étendu sur son lit, on babille avant que je lui lise La petite fille de la rue du Simplon, la nouvelle d’Alice Rivaz lue samedi matin à Penthalaz. Il m’offre une carte postale de Lascaux que je glisse dans les Sables mouvants de Mankell. Je propose en effet de lui en lire, dès la semaine prochaine, les premiers chapitres. On verra ensuite.

Jean Prod’hom


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De mon commerce avec les chardonnerets

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Cher Pierre,
Le réveil sonne à 5 heures 30, Sandra se lève ; Lili, May et Louise se préparent, elles se rendent à Martigny pour une manche de la Kids Cup. Arthur déjeune à 11 heures.

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De la semaine qui s’est écoulée et de mon commerce avec les chardonnerets, je me réjouis et la conclus : l’obstination semble, une fois encore, la meilleure alliée du miracle. Celui-ci se prépare, ne serait-ce que pour savoir où diriger notre attention et nous trouver là où il aura lieu. Comme s’il se confondait parfois avec la nécessité, et que nous avions à en faire la preuve jusqu’au seuil de son surgissement. Il se passe alors autre chose. Bonheur.
Je sors avec Oscar, on trottine jusqu’au triage : lecture du gros de la première partie du roman de Donna Tartt, dont je ne savais rien, sinon qu’il n’est pas sans rapport avec le tableautin de Fabritius qui reste, après l’explosion d’une partie du Metropolitan Museum of Art, dans un sac à commissions en nylon. J’ai hâte de connaître la suite.

Jean Prod’hom


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Une nuée de chardonnerets

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Cher Pierre,
Lili et Valentine sont prêtes pour la journée de l’élégance, mais Louise ne voit aucune raison de se prêter à ce bal ; on déjeune, Sandra les emmène à Mézières. Je dépose Arthur avec ses skis aux Croisettes plongées dans le brouillard, emprunte l’autoroute, sors au-dessus de Penthalaz, bois une verveine, feuillète le journal et lis, en attendant l’ouverture de la COOP à 8 heures, une nouvelle d’Alice Rivaz : La petite fille de la rue du Simplon, sombre nouvelle nous interrogeant sur les pouvoirs du langage et l’étanchéité des groupes sociaux, sur l’infranchissable fossé qui sépare ceux des rues de ceux des boulevards, la Lulu de Grancy de la riche Anne-Marie du Simplon.

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Le boulevard dont il est question dans cette nouvelle n’est évidemment pas sans rapport avec le village de Grancy, au nord duquel je compte bien aujourd’hui voir enfin des chardonnerets. Ce village abrite en effet un château qui vit naître du beau monde : des Senarclens, des Pourtalès et des Rougemont, en souvenir desquels on baptisa du nom de Grancy le seul boulevard de la ville, l’unique vestige d’un vaste projet de constructions grandioses (Etienne Corbaz-François Vallotton) mis en route, puis abandonné par la Société des boulevards lausannois dans les dernières années du XIXème siècle.
Je me fais à l’idée, en sortant de la COOP, de rater une fois encore mon rendez-vous avec les chardonnerets ; car s’il fait jour, le brouillard est dense. Mais la friche de Grancy est cent mètres plus haut que Penthalaz, si bien que le soleil guigne lorsque j’y parviens ; j’entends quelque part, au milieu de ce vaste espace laissé aux chardons de cinq, six ou sept hectares, d’invisibles présences ; j’y avance et m’y tiens immobile.
Quelques épis oscillent, soudain un bruit... qui vient de loin, de haut ; je lève la tête, plusieurs dizaines d’oiseaux filent à l’orient ; le piètre amateur que je suis ne parvient pas à les identifier ; ils reviennent puis, sans s’être posés, repartent à tire-d’aile ; tant qu’à faire je bifurque à l’est, passe le sommet de la butte.
Et la nuée est là, comptable, juste en-dessous ; une quarantaine ou une cinquantaine de chardonnerets qui babillent et croquent des chardons. Il m’aura donc fallu une semaine et les conseils d’Alain pour arriver à mes fins ; le bonheur est immense, un bonheur qui dure, une grosse heure. Je m’approche de ces petites taches rouges et jaunes qui s’éloignent, j’exécute un grand arc pour avoir le soleil dans le dos, en prenant garde de ne pas les pousser à l’extrémité de la friche et les obliger à l’abandonner ; il suffirait peut-être de ne pas bouger, feindre de m’éloigner pour qu’ils s’approchent. Difficile à vérifier avec le temps dont je dispose.
Je me rends compte que j’ai davantage besoin d’eux qu’eux de moi, ils le savent peut-être ; et l’idée que le gros de leur vie se déroule à l’insu des hommes m’apaise.
Je rentre par Echallens, mes chaussures pleines de terre, où je lis l’article que Danny Schaer a consacré dans l’Echo du Gros de Vaud à Marges ; continue par Villars-Tiercelin et Peney. Je coupe en arrivant quelques fruits, râpe du fromage et réchauffe des pâtes ; Louise et Lili sont ravies de leur matinée. Elles ouvrent un message adressé à toute la famille ; ce sont des voeux pour l’année qui vient. Un second texte les accompagne, avec le nom de Jésus, visiblement corrigé. Lili se penche et l’examine soigneusement ; elle relève enfin la tête en la hochant, songeuse :

- Jésus avec du Tipp-Ex, c’est pas très normal !

Jean Prod’hom


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Première et dernière fois

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Cher Pierre,
Ces heures de sommeil où il n’y eut, deux jours et deux nuits durant, ni jour ni nuit – mal de chien et convalescence – m’ont fait du bien. Je n'ai pas failli à ma tâche une seule heure, depuis bientôt 30 ans ; suis allé à la mine gueule droite ou de travers, d’orgueil parfois. De rester à la maison, hier et avant-hier, de me le permettre, m'aura remis plus vite debout.

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D’autant que je trouve dans mon casier un formulaire, celui de mes voeux d’enseignement pour l’année scolaire 2016-2017 à compléter d’ici fin janvier, pour la dernière fois. C’est la première fois que j’use d’une expression pareille, ce n’est pas la dernière.
Le Moyen Pays – qui est aussi le pays de la Venoge –,  que j'aperçois du second étage du collège, est gros d'un brouillard laiteux qui se dissipe à 9 heures. Une élève présente à ses camarades le caméléon, une seconde ce qu’elle a appris de la Cosa nostra sicilienne, une troisième lit à haute voix le 11ème chapitre de La Vallée de la Jeunesse. Longue halte à la salle des maîtres. Le brouillard se réinstalle à 14 heures si bien que je renonce à faire un saut dans les friches de Grancy.
Je m'arrête à C au retour, m’entretiens avec l'infirmier responsable que j'ai déjà croisé. Je retrouve finalement T à l’étage qui est allé faire un tour. Comme convenu je lui lis une nouvelle, la deuxième du recueil d'Il colombre de Dino Buzatti : La Création. Il me raconte en contrepoint l'histoire, connue me dit-il, de ce roitelet oriental bien décidé qu’on le rassure, après avoir décimé tous ses contradicteurs : Qui de Dieu ou de lui-même est le plus grand ? Le roitelet convoque les sages ; tous gardent le silence, inquiets pour leur tête ; un seul, sage parmi les sages, se risque enfin : c’est bien le roitelet qui est le plus grand, lui seul est capable d'exclure qui que ce soit, quoi que ce soit hors des limites de son royaume ; Dieu non, son royaume est sans borne.
Je m'arrête au retour en face de Ferlens ; toujours pas de chardonneret, mais un pic épeiche et, qui vient le rejoindre à la cime d'un vieux chêne gainé de lierre, une grive draine. Je décrotte mes chaussures à la fontaine du refuge de la Détente, bois une verveine à l’auberge de Mézières.
Au Riau, tout le monde est sur pied, Arthur est en vacances, Louise aura résisté. Je repars pour Oron ramasser Lili et Valentine qui mange et dort à la maison ; elles parlent chiffons avant de s’endormir, car à Mézières, demain, c’est tout à la fois le dernier jour de l’année et celui de l’élégance.

Jean Prod’hom


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Philippe Guerry | C'était super

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Cher Pierre,
Sandra – qui n’a pas dormi de la nuit – reste au lit avec Lili ; Arthur est guéri, Louise résiste. De mon côté, je vais prendre l’air, longe la lisière de l’autre côté de la route d’Oron, en face de Ferlens, aperçois une mésange nonnette avant d’aller boire un thé à Carouge et d’y lire le journal. Promenade ensuite avec Lili et Oscar sur la boucle des convalescents, celle des quatre kilomètres abrégée, on croise une martre.

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Belle surprise ce matin : Philippe Guerry a eu la gentillesse de me faire parvenir une plaquette. J’y découvre une trentaine de photographies d’enseignes commerciales, un peu décaties, en face de petites proses creusées au burin, dont le tracé doux et amer rassemble les songeries d’un équilibriste, fin sillon qui maintient à belle distance les images de ce qui s’en va à l’encre de ce qu’on ressuscite. Ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’y goûter pourront se consoler en suçotant l’un ou l’autre de ces bonheurs portatifs que cet écrivain discret propose sur son site, de chez lui à La Rochelle. J’espère d’ailleurs un jour y découvrir une note sur le mot plaquette.
Alain m’envoie une confirmation, le deuxième oiseau que j’ai photographié, lundi, dans la grande friche derrière Grancy, est bien un pipit ; mais, ajoute Alain, un pipit farlouse, à cause de ses pattes roses.
Je décide de fermer la boutique à 15 heures avec pour seul souci d’alterner, jusqu’à demain matin, le sommeil et le repos.


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Jean Prod’hom

Vilaine nuit

Cher Pierre,
Arthur est à nouveau sur pied et descend au Bugnon ; Lili a passé une vilaine nuit ; je me réveille sur le canapé du salon en sale état, impossible d’aller à la mine. Je téléphone au secrétariat et dicte à Séverine le travail à donner aux élèves. Je passe la matinée au lit, à côté de Lili. Elle va un peu mieux au cours de l’après-midi, c’est pas mon cas. J’envoie à 17 heures un mail au secrétariat bien décidé à prolonger mon congé. J’écoute Henri Thomas. Sept heures du matin se confondent avec sept heures du soir.

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Jean Prod’hom

Le merveilleux plus vraisemblable encore que le vrai

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Cher Pierre,
Ce quinzième lundi de l’année scolaire est le dernier de l’an ; et savoir que nous allons disposer de deux semaines de vacances me rend plus sympathiques encore les cinq jours qui me séparent d’elles. Nous somme au Riau, une fois encore, au-dessus du brouillard et nous y resterons jusqu’au soir. Il me faut pourtant, ce matin, gratter le pare-brise et réveiller les élèves. Je choisis la méthode douce, la lecture des chapitres XII et XIII du Grand-Meaulnes.

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Augustin s’est réveillé lui aussi, transi de froid, dans la chambre de Wellington où il s’est caché ; glisse sa tête entre les rideaux et entend sur le palier un bruit de pas étouffés ; il en sort finalement pour se rendre dans la demeure centrale du domaine mystérieux où se déroulent d’étonnantes conversations et se prépare une fête étrange ; on entre, on sort ; on se croise et on disparaît ; des enfants en font à leur tête, des comédiens conversent avec Pierrot et Arlequin : il y a du Lewis Caroll dans ces pages.
Les événements apparaissent comme des traînées de lumières qui se succèdent avant de s’évanouir, se chevauchent colorées, lumineuses, mais en laissant immenses des vides, des morceaux de nuit et le ciel. Rien ne se refermera jamais plus, tout pourtant tient, fragile, par une volonté dont on ne sait rien, maintenus que nous sommes en-dehors du secret de cette force invisible qui donne tant d’assurance aux invités : jusqu’au mystère.
Quelque chose excède la raison et rend le merveilleux plus vraisemblable encore que le vrai. Avec François qui répète sur le seuil, mot à mot, le rêve éveillé d’Augustin. Impossible d’en faire le plan, le mystère se tient là.
Le secrétariat m’a demandé de remplacer une enseignante ; dans une classe d’une vingtaine d’élèves, douze ans, auxquels je décide de lire une nouvelle de Maupassant : Le Papa de Simon. Je me rends assez vite compte qu'une dizaine d’élèves sont attentifs, les autres n'écoutent pas, ou font semblant ; ils campent dans le collectif, loin de tout lieu et d'eux-mêmes, nulle part, taguenatzant avec leur gomme ou leurs voisins, secoués par une agitation qu'ils font transiter plus loin et tentent de saisir au retour. Je dois m’arrêter à plusieurs reprises, regrettant de m’être aventurer là, avant de me consoler en m’avisant que certains n’ont pas perdu une miette de ce beau récit.
J’emballe la journée à 15 heures 30 et file à Grancy par Mex et Vuillerens. Le soleil se couche sur l’horizon, le brouillard rampe dans les plis des collines ; au milieu des champs une friche d’une centaine de mètres sur cent, celle dont m’a parlé Alain ; des chardons en pagaille, des herbes sèches, anonymes, pas de bruit. J’avance comme un indien, lève un lièvre qui s’enfuit, puis un chevreuil qui froisse et casse les épis avant de disparaître au grand galop en-haut la friche ; j’entends bientôt des sifflements et j’aperçois, malgré le peu de lumière, une tache bleue qui s’envole, une mésange ; un autre oiseau ensuite, aux couleurs discrètes, qui se confond avec les chardons, – un pipit des arbres ? Alain pourra peut-être me renseigner.
Je rentre par Echallens, Peney et la Solitude. Le bosco n’est pas allé à l’école, Lil est pâlotte. Je prépare des épinards et fais cuire des pâtes, Arthur râpe du fromage. Louise rentre enchantée de son audition à Palézieux. Elle a joué avec cette Mégane qu’elle admire, Sandra a enregistré leur prestation. Encore !

Jean Prod’hom

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L’image du chardonneret me poursuit

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Cher Pierre,
La vente de sapins a eu lieu samedi matin, on l’a oubliée ; mais Jean-Jacques – à qui j’ai téléphoné hier soir – m’attend à 9 heures 30 devant le local de la commune, comme promis : cet homme est une perle. Je bois un café à l’auberge où le syndic déjeune en famille, je ramène un sapin de plus de deux mètres que je dépose dans le jardin.

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L’image du chardonneret me poursuit, il me semble de la plus haute importance que j’en voie un. Je sais depuis ce matin qu’ils n’ont pas disparu, je suis membre en effet d’ornitho.ch, la plate-forme officielle des ornithologues et des observateurs d'oiseaux de Suisse. J’y appends qu’Henri en a vu un aujourd’hui, à Aigle. Alain quatorze, hier, sur la Place du Cirque, au nord de la Plaine de Plainpalais ; Erwan un à Courroux, dans le Jura ; Benoît un à Bonvillars et six à Champagne ; Nathalie deux à l’embouchure du Mujon ; Sylvain plusieurs à Chamblon près d’Yverdon ; Claudia deux à Glion ; Alain une quarantaine à Grancy, je lui envoie un message.
Arthur est mal fichu, Sandra et les filles sont descendues rejoindre Marinette. Je me mets en route, dépose un bouquin dans la boite aux lettres de Laurence à Vulliens ; les moineaux et les mésanges piaillent dans son vieux verger tapissé de pommes qui macèrent. Je continue sur Moudon, puis Thierrens par les Rutannes. La route entre Donneloye et Yverdon est ouverte, je laisse la Nissan au bout de la Promenade Robert Hainard, longe la Thièle, puis le lac jusqu’à l’embouchure du Mujon. Un ornithologue compte les canards, il y a souvent des chardonnerets dans les aulnes, mais il n’en a pas vu aujourd’hui, pas entendu non plus.
Je monte jusqu’à Chamblon, colline entourée par le Bey au nord et le Mujon au sud, colline sur laquelle se dresse un Château devenu hôpital depuis 1925. C’est dans les bois pentus de Gruvy que Sylvain en a observé hier ; j’entends des mésanges, des moineaux, des merles, des corneilles, mais pas de chardonnerets.
Retour par Thierrens et Moudon, Mézières. T est assis sur son lit lorsque je l’aperçois par la porte ouverte de sa chambre ; il fait de petits mouvements avec ses bras en écoutant la radio ; on se serre la main, il tourne le bouton de son petit transistor. Sourires. Mais les morceaux de terre que je ramène sous mes baskets des bois de Chamblon et que je dépose sur le parquet l’inquiètent ; je demande à une infirmière une brosse et une ramassoire. Puis on parle. Je lui lirai la prochaine fois une nouvelle, on entamera plus tard, si on s’y retrouve, une lecture au long cours.
Au Riau, Arthur est couché dans son lit, pâle ; le sapin debout dans le hall, habillé par Sandra et les filles. Je prépare une salade, deux gâteaux au fromage et un aux poires. On regarde en famille les nouvelles : Guy Parmelin est rentré à Bursins ; les hommes suisses ont une fertilité réduite ; la COP21 a débouché sur un accord qu’on dit universel et contraignant ; le Front national n’a fait main basse sur aucune région ; Steve Guerdat a remporté le Grand Prix de Genève sur le dos de Nino des Buissonnets et Sion a éliminé Bâle de la Coupe suisse.
Alain m’écrit qu’il y a en effet une grande friche près de Grancy avec de nombreux chardons, il ignore s'ils y seront demain ou après-demain, mais m’assure qu'ils reviendront, ajoutant que ne ce sera facile de les photographier, pas sûr qu'ils se laissent approcher.

Jean Prod’hom

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Ces mayens d’où l’on voit le ciel couler dans le lac

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Pour s’assurer les honneurs d’avoir été le premier à annoncer la mort de celui qui aura profondément marqué son époque, il est indiqué de le faire savoir un peu avant qu'il ne meure. Le tuer ensuite.

T’es pas mort que t’es déjà mort. C’est dire que t’es pas mort très longtemps avant d’être vraiment mort.

Je vous parlerai de quelques-uns parmi les plus grands poètes argentins. Il y en a de plus grands encore, malheureusement encore vivants.  

Jean Prod’hom

C’est un bout de paysage tapissé de givre

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Cher Pierre,
Sale matinée ! Je vais en tous sens sans être nulle part, tirant les fils imaginaires de ce qui n'a pas été fait la veille et de ce qui serait à faire. Je ne suis pas là, dehors sans y être, à la traîne de raisons qui m’enchaînent comme dans un rêve, forclos. Difficile d’en sortir, difficile d’entrer dans la partie.

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Sentiment de passer à côté, de m’accrocher à une idée. Avant que quelque chose me tende la main. En y prenant garde j’aurais pu y rester ; on a tôt fait d'être pris dans cette nasse dont on est trop souvent le prolongement, dans laquelle on s'emmêle. Plus tard, plus tard : ne restera rien le soir venu et on n’aura rien vu venir.
C’est entre Ferlens et Auboranges que je me suis réveillé, alors que j’allais faire des courses à la COOP d’Oron. C’est un bout de paysage tapissé de givre qui me sépare de moi-même ; une image traversée par une allée de feuillus désarmés, une grange attendrie au sud par un soleil pâle, une prairie étroite déroulant sa pente jusqu’à la route. Je m’arrête et fais une photographie.
Retenir, cueillir, noter quelque chose, le matin déjà, c’est accepter que cette chose, quelle qu’elle soit, infléchisse notre parcours, oriente notre regard, anime nos pensées jusqu’au soir ; elle nous oblige à cesser d’être à la traîne, à nous extraire de nous-mêmes et du monde, à prendre les devants, à donner une couleur à ce qui nous entoure et que nous découvrons pour la première fois. Marcher, regarder, penser deviennent des aventures.
Marinette m’a confié l’autre jour qu’elle n’en avait pas vu dans ses friches ; c’est pourtant un temps à chardonnerets ; je cherche, demande à gauche, à droite sans en savoir plus. Je regarde quelques-unes de ses représentations, celle du Maître du Haut-Rhin, dans laquelle un couple de chardonnerets, perchés sur un rosier au pied duquel poussent des fraises, regardent par la fenêtre.

Jean Prod’hom

Vladimir Holan et Stephen Jourdain

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Cher Pierre,
C’est une nouvelle collègue, toute jeune, qui travaille jour et nuit dans le nord-vaudois, pleine de projets et de certitudes, habitée par la conviction que les programmes scolaires ne sont que des ensembles de justifications, intentionnellement absconses ; elle est pleine aussi de bon sens et souscrit, comme moi, à la loi du moindre effort ; mais Archimède n’est pas son saint patron ; elle conçoit d’abord cette loi comme un arc de décharge, l’art de détourner ce qui lui pèse, pour accepter et supporter de nouveaux fardeaux.

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Mauvaise surprise en début d’après-midi lorsque je remonte au Riau. L’aurochs sous la crépine de la façade sud de la grange à Jean-Jacques n’est plus seul, il va devoir partager sa bande de crépi avec la signature stylisée d’un inconnu qui passait par là. Si le gamin repasse et voit enfin cette bête née à Chauvet, qu’il n’hésite pas à revenir une troisième fois, avec un seau de chaux et un large pinceau en poil de martre. Et qu’il s’efface sous la toison du petit qu’il aura donné à l’aurochs de Jean-Jacques.
Les filles se rendent à Thierrens, pour la dernière fois, elles iront en effet, dès janvier prochain, à Valeyres-sous-Montagny, village près d’Yverdon, traversé par la Brine ; je bois une verveine en revenant au café de la poste de Villars-Mendraz. Lis un peu de Vladimir Holan et un peu de Stephen Jourdain.

Jean Prod’hom


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Quand il pleut le dimanche alors que tu es seul, complètement seul,
Ouvert à tout, mais que ne vient pas même le voleur,
que ne frappe à ta porte ni le soûlard ni l’ennemi,
quand il pleut le dimanche alors que toi, tu es abandonné,
et tu ne comprends pas comment vivre sans corps,
et comment n’être pas alors que tu as le corps,
quand il pleut le dimanche alors que tu es tout entier livré à toi-même,
oh ! n’attends pas de toi de parler avec toi !
Il n’est alors que l’ange qui sache, et seulement ce qui est au-dessous de lui,
Il n’est alors que le diable qui sache, et seulement ce qui est au-dessus de lui !

Le livre quand on le tient, la poésie quand il tombe…
(Vladimir Holan)

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Marchant dans la rue, je surprends, venant à ma rencontre, mon image dans la glace latérale d’une devanture. C’est celle d’un Tiers, c’est aussi Moi.
Pendant une fraction de seconde, j’ai l’impression de dire « je » à la troisième personne. Brusque bouffée de bonheur – Pourquoi ? (Stephen Jourdain)

L'éternité sans immortalité

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Cher Pierre,
Il a beaucoup plu au milieu de la nuit ; les copeaux de bois et la sciure ont rejoint le gravier entre les dalles de l’allée ; je place les cartons vides de la bibliothèque à l’arrière de la Nissan et descends au Mont. Nous suivons sur la TRS, entre 9 et 10, une partie des élections au Conseil fédéral, les petits Vaudois auront congé l’après-midi du 17 décembre pour fêter Guy Parmelin, leur nouveau conseiller fédéral.

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Le projet avec Stéphane prend forme ; à moi d’établir le lieu où déposer notre cueillette quotidienne ; l’affaire démarrera le 14 janvier. Je reprends le modèle utilisé jusque-ici pour lesmarges, d’où je retire toute ce que je peux retirer sans toucher au code source. Il restera, tout en haut, peu visible, une corniche à double profil.
T est couché sur son lit, je m'assieds sur une chaise et on parle de choses et d'autres, de l’éternité, du suicide assisté, de l’immortalité, des bruits dans le couloir, de Holan, de l’éternité sans immortalité. Sa petite chambre a l’avantage d’être bien chauffée, mais le soleil n’y entre jamais. Il se détend, moi aussi. Sa soeur viendra demain pour s’occuper de ses affaires.
Il n’a pas grand chose à lui ici, quelques photographies, les souvenirs de ses lectures et des rencontres qu’il a eu la chance de faire avec des hommes qu’il a admirés. Il me parle notamment de Stéphen Jourdain avec lequel il a passé une inoubliable journée à Morges, il me prête le seul livre visible dans sa chambre, un livre qu'il n'a plus la force de lire : Une Promptitude céleste.
Je crois que mes visites lui font du bien, elles m’en font aussi ; nous parlons de choses graves, presque silencieusement, auxquelles il pense chaque jour, comme nous tous. Je lui propose avant qu’on se quitte de lui lire la prochaine fois, s’il le souhaite, quelques pages ; on en reparlera. Trois-quarts d’heure suffisent, il me sourit, fatigué, je lui souris. Il est heureux que nous nous soyons rencontrés, moi aussi. Je passe à la déchèterie y déposer les cartons et rentre au Riau.
Arthur travaille avec deux camarades dans sa chambre, les filles écoutent de la musique au salon, je prépare une salade et des croûtes au fromage à la cuisine, Sandra rentrera plus tard.
On regarde après le repas le journal télévisé, Guy Parmelin essuie de nombreuses critiques et les titres des journaux de demain ne sont pas tendres à son égard. Avoir la peau dure n’est pas une qualité suffisante pour faire un bon politique, mais elle est nécessaire ; je ne puis m’empêcher de me faire du souci pour ce nouvel élu.
Les filles vont se coucher et Arthur se remet au travail. Lili me demande de rappeler à sa mère qu’elle doit l’embrasser sitôt rentrée. Je n’attends pas, monte me coucher avec Vladimir Holan et Stephen Jourdain.

Jean Prod’hom

Des gamins peu enclins à mettre le feu

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Cher Pierre,
Les quatre bibliothèques sont en place depuis hier ; Guillaume revient ce matin, avec son frère, poser à l'étage les meubles de rangement. Ils dégagent ensemble le recto et le verso d’une belle assurance, heureux à l’idée de rencontrer, quels qu’ils soient, les problèmes qu'ils sauront résoudre. Ils se parlent comme deux frères qui ne se seraient pas revus depuis des années ; ils s'appellent, eh frérot, s’encouragent et se conseillent, plaisantent. On boit un café à 10 heures.

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J’ouvre de mon côté le portail d'accès sécurisé aux ressources de l'Etat de Vaud avec le doigté d’Edward Snowden : nom d’utilisateur, mot de passe et authentification forte, façon matrics ; j’y dépose – l’école décidément exagère – les derniers résultats des élèves. Puis range quelques livres.
Le brouillard que j'ai laissé, hier soir, à l'entrée de Corcelles s’y trouve encore. Je monte avec Oscar à la Moille-aux-Blanc assister au spectacle. Le brouillard stagne dans les vallées de la Veveyse et de la Broye, cache le Mont-Pèlerin. Je salue par-dessus l’immense édredon mes frères des Pléiades et des Paccots.
Les filles rentrent à midi, je glisse au four le gratin que Sandra a préparé hier, lave une salade et coupe quelques fruits en quartiers. Il faut faire vite, une demi-heure pour manger et respirer c’est peu : je suis opposé à l’horaire continu. Lili a plus de chance, elle a congé et reste à la maison ; je dépose Elsa et Louise devant le cimetière de Mézières.
Dix des vingt-six élèves de 9P sont capables désormais de mettre en page sur rapidweaver leur billet et ceux de leurs camarades. En me libérant de cette tâche, les élèves font de moi un meilleur lecteur. En retour leurs billets s'améliorent au fil des semaines, avec pour conséquence de donner des exemples à ceux qui cherchent en vain l’idée qui les sauvera de leur petit néant. Un élève lance un débat sur le site – le premier de l’année – autour de la COP21; il glisse au passage qu’il a signé la pétition dont parle Nicolas Hulot.
Une maman d'élève a souhaité me voir, on a rendez-vous à 17 heures ; son mari, elle et ses deux enfants ont quitté la vallée de la Chevreuse et le cours de l’Yvette au début de l’année. Tout va bien, mais s'intégrer ne se fait pas d'un coup.
David qui travaille dans la classe parallèle évoque l'inertie du groupe d'élèves dont il est le référent. Des gamins à l'image du temps qui les a vu naître, peu enclins à mettre le feu, à s’interroger sur l'équilibre miraculeux des choses, à s’en informer et s’en étonner.
Nous sommes entourés de mules doctrinaires, précautionneuses à l'excès, présomptueuses par nécessité ; piégées dans leur box par le confort, les compléments alimentaires et les mesures de sécurité, un cadenas toujours en réserve. C'est l'autre dans l’aventure qui se dérobe et s'éloigne. Où donc poser désormais le pied et marcher lorsque le jour se lève ? Où placer le levier ? Je crois mieux deviner ce vers quoi tend le regard du saint Augustin de Carpaccio à Venise, l’oeil rivé sur ce qui lui manque et qu’il maintient, ainsi, aussi éloigné qu’il le peut, et qui fonde en retour la singularité de son existence. D'avoir voulu combler cette distance en multipliant les dispositifs optiques aura certes livré quelques secrets, mais cette aventure aura également conduits beaucoup d’entre nous, par une espèce de passage à la limite, à croire que l'autre avait été définitivement rapatrié dans le même. Aux non-dupes de faire entendre à nouveau l’irréductible altérité du monde.
Bernard Stiegler dit des mômes qu’ils ont besoin de s’identifier à leur père, puis à une figure de rupture avec le père qu’ils accusent alors de ne pas incarner correctement et sincèrement la loi. Ils cherchent alors d’autres figures identificatoires. Mais s’ils ne trouvent plus de possibilité d’identification dans la société, et s’ils vivent dans une société qui est en train de s’effondrer, ils sont prêts pour s’engager dans ce que j’ai appelé une sublimation négative – qui peut conduire au pire. Ce sont là encore des symptômes. Pour répondre à cette impossibilité d’identification, Bernard Stiegler en appelle à la société qui se doit de produire au plus vite des capacités nouvelles d’identification positive sur des idées républicaines, constructives et vraiment porteuses d’avenir. Je crains que de telles figures identificatoires, lorsqu’on attend que la société les produise, ne fassent pas long feu. Ces figures identificatoires sont peut-être là, lointaines et sous nos yeux.
Le café de l’Union a des airs de fête, la patronne a sorti des guirlandes rouges et d’argent, collé sur la porte des étoiles poudrées de blanc, des flocons, des bougies et des fausses barbes, une crèche à droite de l'entrée, je vois mal ce qu'on pourrait y ajouter. J'embarque à la fin de l’entraînement Lili et ses deux amies que je dépose à Mézières. Guillaume est parvenu à poser cet après-midi le meuble de l'entrée, les travaux sont cette fois bel et bien terminés. Ah! non, il reste deux plinthes.

Jean Prod’hom

Les frontistes auront peut-être un sursaut républicain

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Le soleil lance ses feux sur le sommet du Chasseron et les aiguilles de Baulmes ; l’ombre se retire, glisse à leurs pieds, se plisse comme un tapis qu’on enroulerait ; puis remonte lentement des fonds de la Venoge, à la hâte soudain jusqu’à nous.

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Stéphane Lévy | Droit au silence | Point Rouge Gallery | 14 janvier - 30 janvier 2015

La semaine commence, il faudra une fois encore prendre des mesures pour qu'elle ne m'avale pas d'un coup. Me retirer chaque fois que cela est possible, pendant la récréation que je surveille ce matin, à midi lorsque la cour déserte est remplie de lumière, plus tard avec les derniers rayons du soleil.
Le Front national a réalisé hier en France un score proche des 28%, en tête dans six régions sur treize : inquiétant naturellement, pour nous tous, pour les frontistes également, ils auront peut-être un sursaut républicain, ou une heureuse crainte, celle de ne pas être à la hauteur, personne ne l’est plus.
Ce qui menace précède de beaucoup ce qui a eu lieu ce week-end, tout le monde le sait, si bien que chacun préférerait aujourd’hui le statu quo au pire, c’est bien normal mais n’est pas suffisant. Chacun devine la terrible impasse et tremble de ne voir poindre aucun idéal, aucune figure identificatoire, espérant encore que ceux-ci puissent venir d’en-haut, se substituer à nos démons partisans. Comme si l’altérité nous avait définitivement abandonnés.
Je lis aux élèves de 10ème le récit de la nuit de Meaulnes sur la paille humide de la bergerie abandonnée et de sa découverte, le lendemain, du domaine mystérieux. Les deux élèves qui ont oublié leurs notes la semaine passée évoquent ensuite le naufrage du Titanic et le destin des Amérindiens d’Amérique du Nord. Je leur laisse toute liberté pendant la dernières période.
Lecture à nouveau avec les élèves de la 9G, chapitre 9 de la Vallée de la Jeunesse : Eugène regarde Apostrophes ; la chaîne de télévision française est venue en effet filmer Simenon. Eugène se souvient, Simenon touche à deux reprises le tronc du cèdre du quartier avant d’entrer dans sa maison et de parler du suicide de sa fille.
Lecture encore avec les 9P, La Parure de Guy de Maupassant.
Il est 15 heures 40 lorsque je prends l'autoroute, fais une halte à Lutry, la librairie est fermée. J’ai rendez-vous à 16 heures 30, je me balade dans la grande rue, cherche et trouve la maison dont mon grand-père d’Epalinges, devenu épicier, s’était fait l’acquéreur.
Je retrouve Stéphane au restaurant du Major Davel à Cully ; deux heures suffiront pour que nous nous mettions d'accord sur la forme que pourraient prendre nos échanges. Je la dépose à l'entrée de Riex, le brouillard m'attend au-dessus de Chexbres. C'est avec ma mémoire qu’il me faut conduire, remise à jour plusieurs fois tout au long du trajet : à la  bifurcation de Savigny, devant le restaurant chinois de Forel, au motel de Servion, avant le radar de Mézières, dans le virage avant Ropraz. Plus besoin ensuite, le brouillard s’est accroché à l’entrée de Corcelles, dans le pré à Jean-Paul.

Jean Prod’hom

C’est en réalité une sittelle

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Cher Pierre,
Le tourisme pédestre a balisé un chemin qui monte au fond des Ciernes avant de bifurquer sur le Liderrey et de traverser, à flanc de coteau, les pâturages. Il nous dépose sur le chemin qui monte à Vounetse.

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Du soleil il y en aura eu aujourd’hui, partout et du tout bon, chacun s’en est régalé : les chats, les pies, les corneilles dans les frênes, un écureuil dans la haie qui longe le sentier qui redescend au vieux village, les mésanges. On entend de très loin les coups secs de ce qui semble être un pic, on aperçoit enfin l’oiseau pendu la tête en bas du gros foyard contre lequel nous sommes appuyés, c’est en réalité une sittelle, on ne l’imaginait pas capable de faire un tel tintamarre. Il sonne douze coups à l’église de Charmey, on lézarde sur un banc qui domine le village, difficile de s'en arracher.
La commune de Jaun organise comme chaque année un marché de Noël, on y monte, y fait quelques achats. Le choeur d'hommes de Berg a été invité par les organisateurs, Berg est un hameau de la commune de Schmitten entre Fribourg et Berne, Des amis qui ont lancé cette société de chant en 1978, il n’en reste que trois ; c’est avec l’un d’eux que je batoille à la pause ; il est content de voir que des jeunes sont venus les rejoindre, ils sont plus de vingt chanteurs aujourd’hui.
On ramasse Oscar à Tatroz, puis les enfants à Vevey où ils ont passé deux jours et deux nuits, joué, bricolé, marché, et même travaillé pour l’école ; Edouard et Françoise sont des anges. On rentre à neuf heures, les filles vont se coucher, Arthur nous raconte comment s’est passé son vendredi soir.

Jean Prod’hom


Ce jeune homme aura sauvé trente-deux faons

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Cher Pierre,
Arthur a dû crocheter la fenêtre des toilettes pour retrouver son lit, il est un peu remonté ce matin contre ses sœurs qui n'ont pas remis les clés à leur place ; il participe aujourd'hui avec la jeunesse de Ropraz à une opération du telethon.

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Je consulte quelques chiffres bien au chaud dans une chambre d'hôtel à Charmey ; ceux, imposants, des fonds que le telethon français espère collecter ce week-end pour financer les projets de recherches sur les maladies génétiques rares ; ceux des coûts que vont occasionner ce même week-end les frappes aériennes françaises, britanniques, étasuniennes et russes. C'est inquiétant.
Les sommes collectées a l'occasion d'un telethon de très bonne cuvée, celui de 2006 par exemple (100 millions), n’auraient pas permis de financer les opérations aériennes en Syrie et en Irak du lundi au vendredi de la semaine passée.
Ajoutons pour faire bon poids ceci : officiellement (sources du gouvernement américain), depuis le 8 octobre 2014, ce sont près de cinq milliards de dollars que les États-Unis ont déboursés pour bombarder l'EI. Sans prendre en compte la valeur de ce qui a été détruit : 129 tanks, 356 véhicules de transport, 4517 buildings, 260 infrastructures pétrolifères. Sans parler non plus de la valeur des 3650 personnes tuées, dont 220 civils dont il est difficile de fixer la valeur. Cinq milliards, c’est donc l'équivalent de cinquante telethons ! La mise en regard de ces chiffres est naturellement un peu idiote, je le concède, et ce ne sont évidemment pas les mêmes comptes, comme le précisent les spécialistes. Mais quand même, il est toujours question, à la fin, d’orphelins.
La Gruyère est encore bien verte et les plus vieux n’ont jamais vu ça. On longe le rive gauche du Javro jusqu'à la Valsainte, par l'ancien chemin qui traverse les prés de fauche et les pâturages, bordé par des haies d’églantiers et de noisetiers, entre fenils et cabanons. Le chemin, étroit et creux, serpente en-dessous des bois qui tapissent les pentes occidentales des Dents vertes, il existe depuis que les Chartreux ont défriché au XVIIIème siècle la haute vallée du Javro. Un seul coup à la cloche de la chapelle, le désert dedans et dehors la Valsainte.
Nous redescendons par la route, rive droite. À Cerniat, un jeune homme observe aux jumelles les chevreuils, on en aperçoit quatre dans les prés en-dessous de la route, ils occupent son esprit toute l'année, le printemps surtout lorsque les petits naissent. Le lynx et les renards, leurs prédateurs, ont poussé en effet les chevrettes à mettre bas dans les près de fauche, elles viennent allaiter leur petit deux fois par jour, les laissent seuls le reste du temps. Et lorsque l'herbe est haute et que les faucheurs se mettent au travail, c'est un carnage, les faons attendent debout sans bouger et vivent l’horreur. Quelques habitants de la vallée, chasseurs pour la plupart, se sont organisés ; ils précèdent les engins de fauche des agriculteurs qui ont bien voulu les avertir, fouillent côte à côte les hautes herbes pour sauver les petits qu’ils placent sous un cageot. Lorsque la lame à passé, leur vie est sauve, les sauveteurs retirent le cageot et les faons rejoignent leur mère.
Ce printemps, ce jeune homme de Charmey aura, avec son équipe, sauvé trente-deux faons dans la vallée. Mais plusieurs n’auront pas été épargnés. Il aimerait faire mieux encore, disposer de détecteurs thermiques par exemple, et convaincre d’autres bénévoles dans la vallée. Après Cerniat, le chemin plonge dans le Javro et remonte vers le centre thermal. Le soleil claire sur la terrasse, on sirote un frappé.

Jean Prod’hom

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Vieux anges fatigués

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Cher Pierre,
Le vent d’ouest s’est levé et les premiers nuages butent contre les Préalpes. Si ça suit à l’arrière, le ciel va sérieusement s’alourdir. Il tombe quelques gouttes à 11 heures.

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J’enregistre la fin de l’introduction et la première des huit parties du Gustave Roud de Philippe Jaccottet : Matière paysanne. Qui écrit notamment ceci à propos des terres que le Carrougeois n’a pas quittées : cette campagne qui commence précisément quand on tourne le dos au lac ramuzien, quand on monte un peu vers le nord, et tout change (parfois, comme par exemple à Chexbres, avec une mystérieuse, magnifique brusquerie) : la lumière, le climat, les cultures ; plus haut encore, les rivières commencent à descendre vers le nord. Un pays de collines douces, avec de nombreux villages aux fermes massives, et de loin en loin un bourg, entre deux grands lacs. Mais aussi et surtout un pays serré entre Jorat et Préalpes.
Lili, qui vient manger avec une amie à midi, a fait le voeu de voir sur les assiettes un hot-dog. Je descends à Epalinges, en reviens avec le strict minimum puisque Sandra et moi partons en fin d’après-midi à Charmey : deux jours sans les enfants ; Françoise a la gentillesse de s’en occuper.
Je vais boire après midi une verveine à C ; la responsable de la cafétaria m'accueille avec le sourire, sa collègue lui a parlé de mon passage dimanche. Ça bouge, beaucoup de jeunes gens entourent les résidents ; au fond, un atelier biscôme.
T me rejoint, nous passons ensemble un moment à papoter, son corps ne lui laisse que peu de répit ; toujours marcher, s’asseoir un quart d’heure, puis se coucher, recommencer, varier les positions ; il voit peu de monde et ignore de quoi l’avenir sera fait. Il grimace, sourit, s’empare de ses cannes et va à petits pas retrouver son lit.
A la table voisine un couple d'anges, vieux anges fatigués, le regard éloigné, mais comme reposé ; quelque chose soudain les fait grincer des dents, une broutille qui tord leur visage, leur retire cette grâce à laquelle ils semblaient promis, comme si le monde leur en voulait, qu’ils avaient été oubliés. J’intercède, un infirmier leur apporte la cuillère et le sucre qui leur manquaient ; tout se remet en place, ils me lancent un sourire et retrouvent leur visage d’ange.
Les jeunes gens font bande à part dans le coin cuisine, rient avec l'assurance de ceux qui ont tout le temps. Dans le jardin d'hiver, A. joue avec deux de ses collègues. Dans le couloir qui y mène un livre noir, ouvert sur une photographie accompagnée du mot de la responsable de l'établissement qui annonce le décès, hier, de l'un des pensionnaires. Livre noir, livre d’or sur lequel chacun peut ajouter un mot avant de tourner la page. Je rentre, la vie continue.

Jean Prod’hom

Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod

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Cher Pierre,
La haute pression ne nous quitte pas et le jour qui se lève a sur les Vanils la transparence de l’ostie. Le soleil a vite fait de ramollir le givre accroché aux pare-brise, inutile de gratter, les essuie-glaces liquident l’affaire en un tour de main. Mieux, le soleil nous débarrasse du brouillard qui recouvre nos vues étroites et nous fait deviner de colline en colline le jour tout entier, qui se dresse comme une île. Nous vivons à 870 mètres, nous acceptons, les mauvais jours, les assauts de la bise noire, les longs hivers et les étés chiches.

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Deux élèves devaient nous parler ce matin, l’un de la disparition du Titanic, l’autre de celle des Amérindiens, ils ont oublié leurs notes ; je joue l’enseignant scandalisé, étouffé par une foule de pensées et d’arrière-pensées, toutes justifiées, mais si nombreuses que je renonce à les faire entendre. En lieu et place de mon homélie, prêchi-prêcha bien trop prévisible, j’esquive en emmenant dans une carriole la petite troupe inquiète du côté de Vierzon, suivant de près Augustin Meaulnes sur la sienne, chemin toujours plus étroit qui le conduit à cinq kilomètres des Landes, dans une maison campagnarde où l’accueille un couple de paysans. Les deux coupables viennent me saluer à 10 heures, défaits d'avoir failli à leurs engagements. On les écoutera lundi.
A la Châtaigne, je fais la connaissance d'une vieille dame, 86 ans, malvoyante mais insatiable, langue de bœuf et purée de pommes de terre. Elle me raconte sa scolarité à Saint-Roch, me parle des instituteurs qu'elle a aimés. Elle aurait pu quitter l’école à 14 ans, mais la prolonge d’une année pendant laquelle elle apprend la dactylo et la sténographie. La Loterie romande l’engage à sa sortie comme employée, nous sommes en 1944 ; deux ans lui suffiront pour en faire le tour. Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod qui l’engage ; elle préparera d’abord le café avant de faire valoir d’autres compétences ; c’est elle en effet qui corrigera les textes qu’éditera le mécène jusqu’en 1962 ; elle fait la connaissance de Ramuz, d’Auberjonois, de Cingria, de Roud, de Matthey, Chappaz, Chessex, Philippe Jaccottet... Le temps presse, on se reverra, je prends ses coordonnées ; elle aurait aimé être institutrice, j’aurais aimé être quelque temps à sa place.
Je termine l'après-midi avec les élèves de la 9G, descends chez Claude et remonte avec 10 bouquins au Riau. Charge la sixième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet ; Sandra et les filles partent pour Thierrens ; la bibliothécaire qui m’a téléphoné hier passe et emporte neuf boîtes et neuf tessons.
Le brouillard m’avale à Villars-Mendraz, je roule au pas, fais une halte d’une demi-heure à Saint-Cierges où je rédige, devant une verveine, le premier paragraphe de ce billet. Continue à 19 heures jusqu’à Thierrens, Louise et Lil sont dans le manège, la première sur le dos de Nathan, la seconde à côté de Cattleya. Je regarde, écoute, pas un bruit. Delphine me parle de l’avenir, il y aura de grands changements à Thierrens.
On rentre, au pas. Silence dans la Nissan, les filles sont inquiètes. Nous sortons du brouillard un peu après Villars-Mendraz.

Jean Prod’hom

J’aurais dit à Sonia

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Cher Pierre,
J’aurais dit à Sonia que je n’oublie pas le vieillissement des individus, leur mort, et la succession des générations, et qu’il faut que nous nous y fassions. C’est à cette fin que chaque jour, au moins un instant, je suppose que les problèmes mondains qui m’occupent quotidiennement sont réglés, n’existent plus, les obstacles écartés, que rien ne demande plus rien, ni correction ni réparation. Il reste alors, derrière moi, à côté de moi, devant moi,... la vie qui va sans moi, emmenant dans son sillage passions et actions ; et je découvre que je n’ai jamais été aussi vivant qu’hors de cette agitation, sur le seuil, immobile, presque mort, yeux fermés ou tête en l’air, marchant ou écrivant, relevant un peu de cette poudre d’or qui brille sur le désert et les champs de ruines.

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Grand tour avec Oscar au milieu de l’après-midi, par la Moille-aux-Blanc où je dépose un bouquin, et la Moille Cherry où je fais la causette. Une bibliothécaire, que j’ai rencontrée à la fête de Mézières, me téléphone ; elle a montré à une libraire les boîtes que j’ai proposées dans les jardins de la cure, avec dedans le livre, un poème et un tesson. La libraire, séduite, s’est empressée de commander au distributeur les neuf exemplaires qui lui restaient. Déception à l’arrivée, les livres ne se trouvent pas dans une boîte, pas de poème, pas de tesson. Je décide, bon coeur, de lui fournir ce qui lui manque, elle passera demain au Riau. Enregistrement ensuite de la cinquième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet.
Guillaume me demande deux mesures, celle des limons de l’escalier qui monte à l’étage et celle qui les tient parallèles. Il travaille dur, il est possible qu’il installe, avant Noël, la barrière qui nous permettra de maintenir la porte du bas ouverte et à la chaleur du poêle de monter jusque dans les combles sans qu’Oscar en profite pour s’installer dans les chambres.
Cette double nature de l’être, agissant et pensant, est d’abord un déchirement irréparable, à l’origine des inégalités parmi les hommes et de la distinction des mots et des choses. Mais elle demeure une chance, pour autant que nous ne laissions pas à d’autres le soin de nous penser et que nous ayons le courage de nous y risquer : balbutier, bégayer, inventer aussi longtemps que la voix du dedans, lointaine, n’a pas rejoint celle du dehors, muette.

Jean Prod’hom

Alain Badiou : entre dèche et opulence

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Cher Pierre,
Stéphane m’a envoyé hier un lien pointant sur l’enregistrement de la conférence qu’Alain Badiou a prononcée le 23 novembre au Centre dramatique national d’Aubervilliers, 10 jours après la tuerie qui s’est déroulée dans les 10ème et 11ème arrondissements parisiens. Je m’y attelle ce matin.


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Que nous en soyons arrivés à penser – et à l’éprouver parfois physiquement –  qu’il n’existe plus aucune alternative à la voie dans laquelle nous sommes embarqués depuis longtemps déjà, c’est ce sur quoi s’achoppe la réflexion d’Alain Badiou au terme de son analyse de la structure objective du monde contemporain, du triomphe du capitalisme dont l’empire est désormais sans limite et dont la puissance est telle qu’elle se passe volontiers des états, impuissants, sacrifiant pour leur propre survie les mesures qu’ils prenaient autrefois pour limiter les dégâts causés par l’exercice impitoyable de la loi du profit
Les états ont cédé aux entreprises internationales qui dictent les règles du jeu du libéralisme, protègent leurs menées, acceptant que des territoires autrefois gérés par des métropoles coloniales soient mis hors jeu, zones franches sans organisation politique, abandonnées, laissées aux mains de bandes constituées d’une population qui ne constitue ni un groupe de consommateurs potentiels, ni une force de travail réelle susceptible de ramener les profits attendus par l’oligarchie financière.
L’inégalité abyssale des ressources enraye aujourd’hui le processus démocratique et menace la crédibilité des états. Alain Badiou rappelle des chiffres : 1% de la population tient les 46% des ressources disponibles, 10% en possède 86 %, 50% se réveille le matin les mains vides. Quant à la classe moyenne (40% de la population mondiale) qui assure l’exercice de la démocratie dans les pays avancés, elle ne dispose que des 14% des ressources restantes, risquant évidemment de perdre encore des plumes, prise en tenaille entre les oligarques du capitalisme mondial prêts à tout pour mettre la main sur les richesses disponibles, et les 50% de la population qui ne comptent pour rien, débordant des zones franches où on avait cru pouvoir les oublier : ni consommateurs ni forces de travail, êtres dont on ne peut tirer le moindre profit, chômeurs potentiels, livrés au gangstérisme et aux mafias locales, têtes brûlées, inutiles.
Les tenants de la classe moyenne, explique Badiou, serrés entre dèche et opulence, n’ont d’autre visée que celle d’épouser les vues de ce qu’il appelle la subjectivité occidentale, heureux de collecter les miettes du festin organisé par les grandes entreprises, contents de ce qu’ils sont, fiers même du passé et incarnant la modernité ; angoissés pourtant à l’idée de perdre leurs derniers privilèges et basculer du côté de ceux qui n’ont rien. Aux états la tâche de diriger cette peur, non pas contre eux-mêmes et leur incapacité à prendre des mesures contre la mainmise financière, mais contre tous les démunis qui sont les victimes de l’appauvrissement orchestré par l’application rigoureuse le la loi du marché.
Quant aux populations sans ressources, paupérisées ou en voie de paupérisation, exclues du festin, elles ont le choix : adopter le comportement des classes moyennes, sans en avoir les moyens, en migrant vers les centres supposés de cette richesse, désireux de l’occident. Ou se révolter contre les détenteurs arrogants de ces richesse, ceux par qui ils ont été niés, opposant leur désir de mort à la vie dont ils ont été privés, c’est la subjectivité nihiliste.
La conscience voit mal dans un tel espace, d’un seul tenant, sans altérité, ce qui pourrait arrêter ce mouvement, n’imagine pas comment une pensée différente pourrait s’arracher de tout cela.
Alain Badiou considère l’échec historique du communisme comme l’événement qui est aux origines de la désorientation de la pensée, incapable de s’opposer, d’inventer un ailleurs et un autrement, de se dégager du couple salarié-consommateur. Mais le philosophe, curieusement, se dit à la fin optimiste ; il parie sur l’apparition d’une pensée stratégique disjointe, alternative à celle qui conduit irrémédiablement à la guerre, trouvant ses hérauts dans le prolétariat nomade et mondialisé,....
Ainsi naîtra, à côté de la figure de la subjectivité occidentale, des figures du désir d’Occident et du nihilisme, une quatrième figure subjective,... une jeunesse qui ne sera plus à la solde du capitalisme mondialisé, réorientant la pensée vers d’autres fins que vers le profit, désintéressée de l’état, impuissant, dépérissant, devenu l’agent du capital, son chien de garde. Ailleurs et autrement.
J’entends bien cette analyse, il reste à penser cette autre voie, à l’expérimenter et la tracer. S’y essayer, singulière et universelle. En ne la rejetant pas dans une doctrine ou dans les arrière-mondes, mais en la maintenant à bonne distance. Et je vois quelquefois cette autre voie en moi-même, une double voix, celle de l’immédiat et celle qui le relève, aussi loin l’une de l’autre qu’on peut l’imaginer, à l’intérieur du sujet lui-même, se touchant parfois. Quoi qu’on en dise, je suis double, chacun étant pour l’autre une énigme dont il s’agit tout à la fois de se tenir éloigné et de s’approcher. J’en suis là,
Je descends à l’école pour deux périodes, rends des piles de travaux aux élèves de la 9P. La classe est vide à 15 heures 35, j’en profite pour enregistrer la quatrième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet, sans identifier clairement les motifs de cet exercice. Lire ? Relire ? Je m’arrête devant une verveine et mon ordinateur au café de l’Union pour rédiger ces notes, avant d’embarquer Lili et deux de ses camarades du club d’athlétisme d’Oron que je dépose à Mézières.

Jean Prod’hom

Je fais le rabat-joie

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Cher Pierre,
Les excellents résultats des élèves de 9ème année devraient me réjouir ; il serait en effet inhumain de résister aux larges sourires que ces réussites ont dessinés sur leur visage et au soulagement que leur annonce provoquera dans le giron familial – ils le savent lorsqu’on se quitte – sitôt le seuil de la maison franchi.

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Mais leurs succès ne me réjouissent au fond qu’à moitié. L’objectivité en effet à laquelle prétendent ou font croire ces travaux, et les malentendus nombreux auxquels cette naïve croyance conduit, font beaucoup de mal ; un mal qui compterait pour bien peu si les questions auxquelles les élèves avaient donné exacte réponse ne constituaient pas quelque chose comme la fermeture des horizons dont ils sont curieux et vers lesquels on voudrait les voir aller.
On pourrait joyeusement consentir à ces épreuves, mais à la condition que chacun en voie les limites, aussi bien ceux qui les pensent que ceux qui les subissent, en observant ou en étudiant les raisons pour lesquelles elles sont toujours mal conçues, et pourquoi quelques-uns les réussissent, d’autres échouent ou peinent.
Le bonheur qu’éprouve l’enfant qui fait ses premiers pas n’appelle aucune évaluation chiffrée, la découverte qu’il marche soudain un jour le comble, lui et ses parents. Le voici prêt à aller de l’avant par ses propres moyens, à franchir les obstacles qui ne manqueront pas de se présenter, sans l’aide de ceux qui devraient se réjouir de le voir tourner les talons.
Je fais le rabat-joie, je n’y puis rien ; je ne vois que trop dans ces épreuves rituelles et les jugements qui leur sont attachés la ruse de l’institution de maintenir captifs ceux qu’elle feint de laisser libres, dans un espace étroit, circonscrit en réalité, entravé par les innombrables signes d’une sujétion objective.

À une heure de l’après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l’Océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près.
On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncé des problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin :
— Monsieur ! Un tel me…
M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d’abord, comme un ronronnement.
Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile.

Je lis aux élèves de 10ème le huitième chapitre du Grand Meaulnes (Le Gilet de soie), puis fais voir à ceux de 9ème les images de la première partie du Peuple légendaire que Jean Malaurie a ramenées de ses expéditions chez le Inuits.
Un peu de soleil est resté, il éclaire comme une bougie le rêve d’une classe vide de maître et d’élèves, il y a tant à faire sur la banquise, à apprendre dans les livres, à regarder dans le ciel et les bois, il y a tant de domaines mystérieux.
Le pied de Louise va mieux, la pluie a cessé, je fais des croûtes au fromage et une salade. Arthur a raté le bus, il prendra celui de 21 heures 30. Enregistrement de la troisième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet.

Jean Prod’hom


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Je voudrais être à l’image de ces ivraies

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Cher Pierre,
La neige tombe si légère que certains des plus petits flocons semblent vouloir faire marche arrière, zigzaguant, comme dans une foule celui qui la fend, un peu ivre, pour rejoindre celle qu’il n’a jamais voulu quitter. Je voudrais être à l’image de ces ivraies emportées pas le contre-courant de la rivière qui font, loin des tourments, l’école buissonnière. Le flocon virevolte un instant, danse, pur instant de grâce, avant de renoncer, comme alourdi, et de se laisser emporter par la foule de ceux qui n’ont jamais désobéi aux lois de la gravitation universelle, et qui vont mêler leur sang au tapis blanc.

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Louise se réveille avec un orteil aux reflets bleus, résultat de son enthousiasme et d’une malheureuse contremarche. Personne ne souhaite ce matin attendre dans l’antichambre d’un médecin, une heure, deux heures, pour se faire entendre dire à la fin que l’immobilité est le seul remède. On sort une paire de cannes du grenier, Sandra et Lil s’occuperont seules de Ziggy et de Sahita ; on fera le point demain. J’enregistre de mon côté la seconde partie de l’introduction du Roud de Jaccottet.
Les clés qui ouvrent les armoires ignifuges du local de l’ancienne école de Corcelles, qui contiennent les archives communales, ont disparu. Je me rabats sur un document qui n’est pas sous clef, le registre des comptes – du milieu du XIXème siècle – de la moutonnerie de Corcelles-le-Jorat ; je peine à me faire une idée précise des tâches du berger et de la nature du bâtiment, ou des bâtiments qui abritaient son troupeau, puisqu’il est question aussi bien de la moutonnerie du Riograubon que de celle des Biolles. Ce qui est sûr c’est que le moutonnier de Corcelles avait à surveiller plus de 200 moutons et brebis, la moitié etrangeres, qu’il devait faire paître à l’intérieur des limites communales.
Valérie passe un peu avant 17 heures, on boit un thé, elle repart avec deux bouquins. Tout le reste ressemble à un dimanche d’hiver, avec le froid, la nuit et les loups tenus en respect derrière la porte de la maison.
Mais si l’un d’entre nous avait eu le courage d’aller jusqu’au fond du jardin avec les déchets ménagers qui débordent du petit seau vert, il aurait pu apercevoir de là-bas la maison éclairée de partout, la nuit pleine d’histoires merveilleuses et d’étoiles noires, de bois et de veillées hyvernales. Je sors du fond du frigo les restes d’une soupe, quelques tomates et quelques carottes, un peu de fromage et des poires.

Jean Prod’hom

La vie de nos morts est décidément trop courte

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Cher Pierre,
Arthur a passé la nuit chez des amis à Lausanne et reviendra dans la matinée ; Jacques m’envoie une photographie trouvée, j’imagine, dans les affaires de Marc, Sandra et les filles sont descendues au marché. Je profite du silence dans la maison pour enregistrer la première partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet avant de prendre la Nissan et de me rendre aux Cullayes.

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Je m’arrête au cimetière, l’hiver est à notre porte et l’arrosoir à l’abri. J’y croise Ginette accompagnée de son chien clopinant sur trois pattes ; elle rend visite à Georges dont les cendres reposent au jardin du souvenir, de sa mère et de son père qui ont vécu sur un petit domaine de la commune et qui disposent aujourd’hui d’un petit lopin de terre au fond du cimetière. Ginette hésite à reconduire la concession, je l’y encourage, la vie de nos morts est décidément trop courte.
Ginette marche avec une canne mais sourit du haut de ses 78 ans comme une gamine de 15. Elle se souvient de ses longues marches jusqu’à l’école de Mézières, de la tartine qu’elle croquait à midi, Elle se souvient du trou de la Bressonne qu’elle devait franchir dans la nuit avant de prendre le tram à Montpreveyres. Vendeuse à la Placette, elle aura les reins assez solides pour ouvrir, dans les années 70, une bijouterie au Grand-Saint-Jean. Sans enfant, sa nièce a repris la boutique en 2005 ; Ginette va s’y rendre après le cimetière, la soulager, lui donner un coup de main. Ce village, ce n’était rien il y a cinquante ans, à peine un village, 80 habitants ; je pense à Mazagran et aux Ardennes ; pas d’église, une poste ; il sonne deux coups au clocher de l’école.
J’entre sans frapper, personne à la réception ; je croise une blouse blanche puis la responsable de la cafétéria. Cinq minutes suffiront pour qu’on m’accepte. Les résidents arrivent goutte à goutte. Je parle à T, il est là depuis un mois. Je reviendrai le voir.
Je ne peux m’empêcher de manifester ma joie lorsque j’aperçois A ; il se souvient, nous étions allés sur les bancs de bois de son attelage, mon fils et moi, jusqu’à Peney, ça avait duré le temps qu’il fallait, c’est Fanny qui nous tirait.
J’ai assez vite l’impression de tous les connaître ou de les avoir croisés : je discute le coup avec un ancien employé des parcs et promenades de la ville de Lausanne ; il a toute sa tête. défend ses droits, écoute ses voisins, souffre d’arthrose.
Chacun boit un thé avant de retourner dans sa solitude, dans sa chambre ou au salon. J’offre mes services à la responsable de la cafétéria qui en parlera à la direction. Quoi qu’il en soit, je reviendrai.
Je fais au retour une halte au restaurant qui est comme une dépendance de l’établissement que je viens de quitter, mais avec un poêle. Y mange un vieux couple : lui vêtu d’un pull jaune canari ; elle anglaise, se souvenant de la reine Victoria. A côté, une dame qui offre pour ses soixante-dix ans un repas à ses trois grands enfants qui cherchent sans la trouver la clé qui autrefois les réunissait. Il est 17 heures quand je rentre au Riau, Sandra et Louise font des mathématiques, Lili et Arthur sont occupés dans leur chambre.
A moi de faire à manger, j’écoute la radio d’une oreille : Jean-Claude Biver parle avec une naïveté consternante des jeunes de 15 à 35 ans. La suffisance du bonhomme me dégoutte, je grogne. Arthur m’informe, pour me consoler, que Federer est riche d’un demi-milliard de dollars. Mais comment désormais va-t-il faire pour se débarrasser de ce fardeau et jouer enfin, avec une seule balle.

Jean Prod’hom


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Renouer avec l'allégresse que la scolastique assèche

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Cher Pierre,
Huit heures ! le feu brûle dans le poêle, la maison est vide, Oscar peu décidé à sortir. Je lis pour la seconde fois cette semaine la très belle introduction du Seghers que Philippe Jaccottet a consacré à Gustave Roud ; à haute voix, lentement, soigneusement, hésitant même un instant à en faire un enregistrement ; mais il me faut filer à Oron, acheter une ou deux choses à la COOP et revenir pour 11 heures 30.

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Jean-Claude Sonney me fait visiter, malgré le travail qui le presse, l’ancien séchoir qui occupe le sous-sol de sa boucherie ; la bielle de l’antique compresseur, qui claquait des dents lorsque son père a repris le commerce en 1969, les claque encore. Le boucher se montre inquiet, parce que Noël arrive et parce que le beau temps va inciter les clients à différer leurs commandes jusqu’à la dernière minute. Les fêtes de fin d’année le mettent dans tous ses états ; heureusement, me dit-il, que je n’ai plus à abattre, j’aime mon métier mais j’ai tué bien trop de bêtes.
Je rentre au Riau avec dans les mains un bouquet de roses blanches pour Sandra ; deux bouquets de roses jaunes et de roses rouges pour Lili et Louise qui vont arriver ; je prépare le repas. Nous écoutons tout en mangeant la très belle chronique consacrée par Karim Karkeni sur Radio Vostok à Tessons, à Marges et à la rencontre au Café littéraire de Vevey la semaine dernière. Le temps passe trop vite, Lili et Louise repartent à l’école, je descends au Mont. Des couleurs de l’automne il ne reste rien, mis à part le vert tendre des épines des mélèzes virant à l’orange.
Les élèves de 9ème font encore beaucoup de théâtre, et cela va durer aussi longtemps qu’ils n’auront pas repris pied dans ce qu’ils rencontrent chaque jour et qu’ils traînent sous leurs souliers ; il faudra un mois avec certains, six mois ou une année avec d’autres, quelques-uns n’y parviendront jamais et continueront à jouer à l’école, avec le plus grand des sérieux, cherchant dans un désert d’images pauvres ce qu’on attend d’eux, une idée comme ils disent, ou imitant servilement ce qu’on leur propose en guise d'exemple, incapables de se réorienter vers une voie moins asséchante.
Je voudrais que les élèves se méfient des idées qui viennent toujours trop tôt, parasitant ce qu’ils aperçoivent étonnés, interdisant à ce qui leur échappe la possibilité d’aller de l'avant, de flotter, de dériver hors de la portée des idéologues que l’école a tendance à faire d’eux en les incitant à réduire tout ce qui tombe sous leurs mains aux dimensions des tiroirs qu’elle met à leur disposition. Il serait bon que les élèves renouent avec l'allégresse que la scolastique leur a dérobée et la confiance qui les habitaient avant d’y être admis.
Je crois que le dieu de l'enfance nous abandonne aujourd’hui aussitôt que nous nous installons sur les bancs de l’école, un dieu remplacé par celui qu'on connaît, mais qui dit à voix basse : « N’oubliez pas le dieu de votre enfance! »
On frappe à la porte, ce sont Catherine, Guillaume et leurs deux enfants qui viennent manger ; ce n’est pas encore ce soir que je récupérerai le sommeil qui me manque.

Jean Prod’hom

Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz

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Cher Pierre,
Avec une efficacité – dont les mauvaises langues devraient reconnaître qu’elle me caractérise parfois –, je corrige les quarante épreuves que les profs de français et moi-même avons infligées hier matin aux élèves de 9ème. C’est donc allégé que je monte à 14 heures dans le bus numéro 8 pour Lausanne où j’ai rendez-vous : les Editions Antipodes vernissent en effet, en fin d’après-midi chez Basta, leurs dernières parutions.

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J’en profite pour faire un saut chez Payot, curieux de connaître le traitement qu’impose la grande librairie de la place à Marges et à Tessons ; Alain m’a raconté que Jacques Chessex descendait de Ropraz pour mettre un peu d'ordre chez les libraires lausannois, rappelant à ceux qui l’auraient oublié – ou l’ignoraient encore – que ses nouvelles parutions ne se satisfaisaient que des têtes de gondole. Je n’oserais intervenir dans ces affaires, les libraires connaissent bien leur métier ; ce qui m’amuse surtout, c’est de découvrir les voisins avec lesquels ils feront la fête, puis veilleront les yeux grand ouverts, lorsque la boutique sera fermée et les lumières éteintes.
Marges est à l’extrémité d'un rayonnage, à côté de Tessons qui l’attendait depuis l’hiver passé. Au-dessus, deux recueils de proses, balades et nouvelles, Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz : plus loin les petits derniers de Pascal et de Jasmine.

« Pouvez-vous me jurer que l’ouvrage que voici est le plus vendu de l’année ? »
« Sans aucun doute. »
« Pouvez-vous affirmer que c’est le livre qu’il faut absolument avoir lu? »
« Absolument. »
« Ce livre est-il vraiment bon ? »
« Question superflue, parfaitement incongrue! »
« Et bien je vous remercie », dis-je avec froideur, préférant laisser tranquille ce livre qui sans conteste avait connu la plus vaste diffusion, puisque tout un chacun devait absolument l’avoir lu, et je m'éloignais sans autre, c'est-à-dire en faisant le moins de bruit possible. »

(Robert Walser, Seeland)

Il y a soudain de l’animation à la caisse, une dame d’un certain âge voudrait elle aussi faire entendre ses droits ; car enfin, une émission de radio lui a quand même été consacrée, à son livre aussi, le matin même ; sans compter un article important dans un journal genevois, la semaine passée. La dame a raison, son livre mérite une bien meilleure place, mais les deux libraires auxquelles elle s’adresse ne se laissent pas démonter, elles semblent connaître ces pressions. Je crains cependant que la dame soit, avec ces yeux noirs, aussi convaincante que Chessex, et que Marges flottant en tête de gondole ne doive en faire les frais. Je ne veux pas voir la suite et m’éclipse, emportant le recueil des nouvelles d'Alice Rivaz.
Je dispose d’un peu de temps libre encore, me laisse glisser le long du Petit-Chêne, me souvenant soudain d’un lieu et d’une personne que je voudrais rencontrer.
On ne sait pas trop ce que boutiquent, cachés derrière leur ordinateur, les écrivains libraires ; j’en profite pour faire discrètement le tour de son échoppe et choisir un livre avant de le saluer. Trop tard. On se présente. Il me parle d’Athènes et de Chardonne, de son amour pour les livres qu’il regarde avec les mains, prêt à les laisser filer pour une thune ou dix, mais pas à n'importe quel prix.
J’apprends à cette occasion qu'on peut vendre des livres et en écrire sans jamais se départir d’une gentillesse et d’une générosité qui m’ont sauté aux yeux une fois déjà, dans ceux de son frère dont j’ai fait la connaissance au Café littéraire de Vevey. Ce que boutiquent derrière leur ordinateur les écrivains libres ? Je n’en sais toujours rien lorsque je quitte Nicolas Verdan, avenue Fraisse, les mains vides. Sinon que je reviendrai.
C’est la fête à Basta, avec toute l’équipe d’Antipodes et des auteurs très savants. Chacun présente à tour de rôle son livre : Berlin, l’immigration, Claparède, le chômage, les banques et les jardins familiaux. Edouard passe en coup de vent, Alexandre reste très amicalement jusqu’à la fin, tout le monde est un peu fatigué, je lis trois textes à l’arrière du cortège.
Quelque chose semble se terminer, le bus numéro 8 me laisse à Coppoz où je récupère la Nissan, le pare-brise est givré. Chacun est sur le point de se coucher au Riau, je me mets à pianoter sur le clavier en pensant au visage de cette ancienne amie croisée aujourd’hui place Bel-Air, que je n’ai pas revue depuis trente ans et qui ne m’a pas reconnu ; la vieillesse est un masque, mais un masque qui pèse : un jour ou une ligne résume nos vies.

Jean Prod’hom



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La lampe éteinte et la chanson perdue

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Cher Pierre,
Il est un peu plus de six heures ce matin lorsque le cliquetis des chaînes et le grondement de l’acier raclant le bitume l’annoncent, c’est Pierrot. Avec à l’avant du tracteur bleu de la commune – qui est un peu le sien – une lumière crue qui creuse une poche orpheline s’éloignant dans la nuit. Il vient de loin, passe et repasse, poussant dans le pré de Freddy et de Jean-David les dix centimètres de neige tombés pendant la nuit. Tout est blanc de chaque côté du ruban noir, luisant, sur lequel je roule jusqu’au Mont.

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Lorsque je rentre à 14 heures, la douceur a pris le dessus ; Sandra et Louise, méconnaissables dans leur veste et sous leur bonnet, terminent un imposant bonhomme de neige. Chacun vaque à ses occupations, je fais un feu dans le poêle et monte à la bibliothèque.
Je traverse pour la première fois les pages que Philippe Jaccottet a consacrées en 1968 à Gustave Roud, au pas de course, pour les relire bientôt.
Je feuillète le second volume du Journal du Joratois. Pas trace dans ses notes de 1956 des grands froids ; quelques rares mots en 1957, énigmatiques, sur le récit de son irruption dans l’éternel, que le poète dit avoir entrevu, si souvent, ébauché en pensée ; suivis de lignes sans âme sur son séjour d’une quinzaine de jours à Rome et Naples ; presque rien en 1958.
Il faut attendre 1959 pour que Gustave Roud se réveille, décide d’ouvrir un cahier neuf pour renouer avec la longue suite de notes intermittentes qui remplit tant d’autres cahiers anciens. Il écrit son angoisse de ne plus entendre la fauvette qui l’éveille depuis bien des jours déjà. A l’écriture la tâche de relayer ce vide béant et rappeler tout ce que signifiait ce petit oiseau et son chant. Ce texte trouvera une place, avec quelques variantes, dans « La lampe éteinte et la chanson perdue » de Campagne perdue.
Sandra s’est rendue aux Trois-Suisses de Vucherens avec Marinette et Nicole, on mange de notre côté une pizza ; les enfants se bagarrent ensuite avec un tel soin que j’en viens à croire qu’ils suivent une partition ; fort heureusement, la fatigue aura raison de leurs plans. Je cherche de mon côté, mais sans méthode, une ou deux choses qu’évidemment je ne trouverai pas, tout en prenant connaissance à la télévision de quelques-uns des aspects, sombres et lumineux, du monde du football : la fin de Sepp Blatter et le renouveau de la Juventus de Turin. Sandra rentre à un peu plus de 22 heures.

Jean Prod’hom

On appelle ça une révolution copernicienne

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Cher Pierre,
La longue balade de ce matin a eu ceci de réconfortant qu’elle m’a rappelé que la terre pouvait aisément se passer des hommes et qu’en dehors de quelques lieux denses, elle demeure inhabitée.

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Trente ans suffiraient pour qu’elle redevienne – nos déchets nucléaires mis à part – celle d’avant. Les hommes et leurs guerres comptent si peu à l’échelle de la terre que les premiers devraient raisonnablement se passer des secondes. Au cas où, les liquidateurs, s’il en reste, doivent savoir que, lorsque les hommes se seront entredétruits, le Léman suffira amplement à contenir dix fois les sept millards de victimes.
C’est pourtant un peu triste – n’est-ce pas ? – d’imaginer le filet d’eau du Riau de Corcelles, les fruits des fusains et les bras nus, levés ou pendants, des frênes et des saules en hiver, sans personne pour en témoigner. Je fais une halte chez Marinette qui m’offre une verveine ; elle me parle de la nécessité d’agir, moi des pages que Mankell consacre aux prochaines grandes glaciations. On s’étonne de n’avoir vu aucun chardonneret cette année, ni l’un ni l’autre.
Louise et Lili ont congé cette après-midi, je les laisse à la maison et m’en vais, un peu à contre coeur : ce qui me pèse dans ce métier, en définitive et toujours davantage, c’est la manière dont les portes se referment au moment même où on feint de les ouvrir pour préparer nos enfants à découvrir le monde, comme si ce qu’on leur demandait d’apprendre était arrêté et scellé dans des coffres, depuis longtemps déjà, bien avant même qu’ils en connaissent l’existence, qu’ils éprouvent le besoin de les ouvrir et de se saisir de leur contenu, chargeant ceux qui sont réputés savoir de leur préparer une pâtée indigeste qu’ils leur glisseront dans le gosier, comme on le fait avec des oies, cuillère après cuillère, selon un ordre et un rythme définis par des idéologues en manque de confiance. Ces pédagogies ont montré leur inefficacité et nos enfants hésitent à goûter à ces produits inertes et à tremper leurs lèvres dans ces eaux stagnantes.
Il ne sied pas d’anticiper ce que désireront ou ce dont auront besoin demain nos enfants, mais d’anticiper, approfondir, élargir et multiplier leurs besoins et leurs désirs, de leur fournir une assiette et de leur laisser à portée de main les outils dont ils auront immanquablement besoin. Lire, écrire, dire, écouter, calculer, se repérer, se souvenir n'ont nul besoin d'être encadrés par un programme pour faire la preuve de leur rôle essentiel, hormis pour les adultes oublieux. Tout le monde le sait, tout monde le dit, chacun l'ignore.
Disons le haut et fort, la refonte de l'école ne coûte rien, elle nécessite de remettre l’apprentissage à l’endroit, l’école sur ses pieds et de marcher avec la confiance dans le dos. On appelle ça une révolution copernicienne, elle prendra plusieurs décennies.
Sans vouloir généraliser, il conviendrait d’octroyer localement des moyens et un peu plus de liberté à ceux qui souhaitent faire la preuve de l’efficacité de pédagogies alternatives, au sein même de la maison, sans jamais fermer les portes. On sait depuis le naufrage du Titanic que les caissons étanches ne préservent pas du naufrage.
Je termine aujourd’hui la lecture des fragments (Sable mouvant) qu’Henning Mankell a rédigés en hiver 2014, instants de grâce sans lesquels la vie n’aurait pas de sens.

Jean Prod’hom

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Je sors finalement du tunnel

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Cher Pierre,
Du long couloir qui m’attend au réveil et que j’emprunte jusqu’au soir, il ne me reste rien, hormis une grande fatigue et deux images : celle du regard de quelques élèves qui écoutent bouche ouverte les chapitres V et VI du Grand Meaulnes. Celle de K, une gamine aux cheveux de jais et aux yeux noirs ; la gamine se lève tandis que ses camarades vaquent à leurs occupations, va jusqu’à la fenêtre et regarde, méditative, le plateau, les villages, le pied du Jura.


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Mais il suffit que j’y songe encore pour que cette journée sorte de sa nuit avec d’autres images. Celle de trois garçons s’aventurant dans l’écriture, jouant librement des ressorts de la langue et du hasard de leurs trouvailles pour rendre compte de l’histoire d’un lavabo. Celle du soleil, à 10 heures, d’enfants glissant sur la fine couche de glace qui recouvre la cour que je suis chargé de surveiller. Celle de Z, 13 ans, qui rapporte à ses camarades le témoignage de sa grand-maman hongroise qui se trouvait à Berlin le 9 novembre 1989. Celle de ce tout jeune garçon timide, un peu perdu, silencieux à midi, au réfectoire secoué par le brouhaha. Celle de cet autre gamin qui ne veut rien entendre de ce que les adultes lui disent par crainte de devoir grandir, de ses parents que je rencontre en fin d’après-midi qui entendent l’affaire autrement. Il suffirait que je me penche sur ce qu’encadrent ces images pour qu’en apparaissent d’autres encore.
Lili se prépare au Riau, mais elle affûte si bien ses arguments pour combattre demain la volonté de certains de ses camarades d’habiller chaque écolier d’un uniforme, qu’elle se retrouve à 18 heures – d’avoir soigneusement examiné leur position pour mieux l’affaiblir – convaincue de la force de leurs arguments. Elle défendra donc demain matin l’uniforme à école, quand bien même au fond d’elle-même elle s’y refuse.
Je prépare à manger, Louise danse, Arthur marche sur ses mains. C’est en écrivant ces notes, alors que Sandra et les enfants dorment, que je sors finalement du tunnel, et avec moi le jour et ses vilaines heures. Sauvé une fois de plus.

Jean Prod’hom


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C’est un soir à croquer des chips à l’apéro

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Cher Pierre,
Tout a pris ce matin l’allure d’un vieux service à thé, soleil passoire, ciel bleu cassé, nuages rapiécés ; le drap mité ne recouvre qu’imparfaitement la terre retournée et le vieux mobilier cironné. Pas beau ! J’entoure de mes mains froides la tasse de porcelaine pour réchauffer mes pieds ; comme je ne parviens même pas à les consoler, je descends allumer un feu dans le poêle.

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Sandra et les filles sont descendues comme chaque dimanche chez Marinette, elles remontent avec deux papiers à me faire signer : c’est déjà fait pour le référendum qui refuse que la loi du 4 juillet 2000 soit modifiée – au profit des grandes entreprises qui jouiraient, après réforme, de cadeaux fiscaux considérables ; quant à la pétition, je ne peux me résoudre à ce qu’on abolisse la chasse pour des raisons éthiques, écologiques et de sécurité, en raison de mon profond attachement aux hommes du paléolithique ; il serait regrettable qu’on se coupe d’eux.
Louise et Lili jouent dans la neige, Oscar disparaît dans les bois ; l’encre reste sur les doigts, le ciel est comme un buvard, marges et textes s’entremêlent. Il nous faudra encore patienter pour ouvrir la fenêtre sur l’immense page que la nuit blanche aura déposée et devant laquelle les enfants resteront muets, hésitant à faire le premier pas.
La nuit tombe, je descends faire à manger : je laisse en-haut Arthur et Louise qui jouent, couchés sur le lit du premier, jeux intelligents, m’assurent-ils. Lili met à jour sa correspondance sur le sien, même position. En-bas Sandra travaille d’arrache-pied, étendue sur le canapé avec Oscar sur les genoux.
C’est un soir à croquer des chips à l’apéro. Mais avant je nettoie des poireaux, les fait cuire avec des pommes-de-terre et des saucisses aux choux. Je leur proposerai après le repas un thé chaud.
Dehors, dans la soupière de la nuit, la vaisselle cassante tiendra jusqu’à demain, elle tient depuis des millions d’années, elle tiendra au moins, je l’espère, jusqu’à la prochaine glaciation.

Jean Prod’hom


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Les Grangettes

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Cher Pierre,
Sandra et les filles se réveillent à 5 heures 30 pour se rendre à Estavayer où Lili a une compétition. Je les entends à peine lorsqu’elles quittent la maison, bien décidé à rester au lit jusqu’à 8 heures. Arthur dort lorsque je sors. La nuit a fait tomber le mercure et a laissé une fine couche de neige sur le Niremont.

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J’apprends par la radio que Bruxelles en état d’urgence se prépare au pire ; de son côté la préfecture de l’Yonne a mis en place un couvre-feu dans le quartier des Champs-Plaisants à Sens, interdisant la circulation piétonne et routière durant ce week-end, de 22 heures à 6 heures lundi matin. Tout va décidément très vite.
J’embarque François au boulevard Arcangier, dans la Nissan que je parque sur les hauts de Territet, avant de zigzaguer sous le soleil jusqu’à l’église et son cimetière. C’est le printemps. On longe le lac jusqu’à Villeneuve, par le clos de Chillon, la centrale de Veytaux et le château. On abandonne le lac à Villeneuve pour traverser la large plaine du Rhône jusqu’à Noville. Un gros nuage noir venu de l’autre bout du lac annonce le pire au-dessus des Evouettes, mais c’est à la chotte qu’il nous rejoint, alors que nous sommes confortablement installés au café des Etoiles où nous mangeons.
Il aura suffi d’un repas pour passer des vendanges aux pneus neige, on décide pourtant de continuer jusqu’au vieux Rhône, un bonnet sur la tête. Landes nues sans personne, quelques cris d’oiseaux, il neige et la nuit tombe. Nous devons revenir sur nos pas pour franchir le canal et rejoindre sa rive droite qui nous mène jusqu’au lac. Une petite heure de marche encore entre les roselières et les arbres que la nuit nous dérobe, sur un étroit tapis détrempé de feuilles mortes que la Grand-Rue de Villeneuve prolonge. Le bus nous ramène à Territet, je dépose François au Boulevard Arcangier, ramasse le sac que Sandra a oublié à Servion et rentre à la maison.

Jean Prod’hom


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Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu

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Cher Pierre,
Il pleut, la maison est vide lorsque je me réveille, mis à part Oscar qui fait le mort dans un fauteuil à côté du poêle. Cette nuit m’a fait du bien, commencée et finie tard, avec la pluie qui dégouline sur les carreaux et rince un peu de ma fatigue. J’ai changé l’autre jour les pierres ollaires du poêle, fait avant-hier une flambée de papier, je décide d’ajouter du bois aujourd’hui ; j’entends de la bibliothèque la tôle du poêle qui gonfle, picotée par le feu, premiers feux, premières châtaignes. L’hiver est annoncé pour ce soir ou demain matin ; en l’attendant, l’automne joue les prolongations.

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Eric me téléphone à 8 heures 30, on renonce à la balade qu’on avait prévue mais pas au repas ; le rendez-vous est pris, devant la gare de Lutry à 11 heures.
Philippe Guerry m’envoie un mail pour me signaler qu’il a consacré ce matin un billet de son Bonheur portatif à l’un des miens, plus précisément à la molasse sur laquelle le Jorat est bâti. Je ne m’y retrouve pas seul, mais en bonne compagnie, heureux d’être aux côtés de Denis Montebello qui évoque de son repaire de la Rochelle lui aussi la molasse, cellede Hauterives.
Il y a un réel bonheur à se retrouver un jour, alors que nous l’ignorions, là où nous ne sommes pas, avec ceux qui auraient pu être nos amis. J’ai éprouvé ce sentiment une fois déjà, dans le Journal de Dante de Pascal Rebetez, qui m’y a ménagé une place que j’ai occupée de longs jours avant d’en être averti : nous vivons chacun dans d’innombrables mondes qui s’empilent et se chevauchent. Personne n’y a songé – Borges peut être dans son argument ornithologique – il y aurait là matière à lever un nouvel argument en faveur de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.
Philippe me confie dans son mail qu’il s’est penché sur quelques-uns des textes de Marges consacrés à l’école, en amateur éclairé qu’il est, puisqu’il a décidé de garder ses trois enfants à la maison, pour leur éviter ce dont la plupart des partenaires de l’école se plaignent, le rythme de fantassins et l’incessante pression à laquelle nos enfants sont soumis, en s’en satisfaisant un peu lâchement. Mais il évoque aussi l’envie de l’ainée, de rejoindre aujourd’hui dans leur prison la cohorte des enfants de son âge.
Le blog de Philippe Guerry mérite un long séjour, ses haltes sont gaillardes, en raison d’abord des mots sur lesquels il bute, mais à cause, et peut-être surtout, de la manière toujours inédite, déroutante et caressante avec laquelle il les aborde, au risque de leur laisser un peu de jeu, sachant bien qu’il convient de ne pas les exténuer, il y a mieux à faire.
Je descends à Lutry, parque la Nissan au bord du lac et monte à la gare, quai direction Villeneuve. J’attends avec un sentiment étrange, si étrange que j’imagine d’abord que je n’ai, de ma vie, attendu quiconque sur un quai gare ; en y réfléchissant plus tard, l’inverse s’impose, c’est de retrouver une sensation déjà éprouvée autrefois, dans l’immédiateté et la stupeur, qui la rend si étrange aujourd’hui : Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu.
Eric me raconte, après avoir écouté la mienne, qu’il a fait le voyage de Lausanne en face d’une très belle femme, qui venait à l’évidence d’un autre pays, et qu’il s’est avisé alors, étonné, qu’il n’est jamais tombé amoureux d’une femme vivant hors de Suisse. Je crois pouvoir affirmer le contraire.
On marche jusqu’à la plage de Curtiaux battue par le vent, les galets roulés par les vagues, il pleuvine. On ne s’est pas revus depuis plusieurs mois, on raconte à tour de rôle ce qu’on a fait et ce qui nous a occupés, sous nos deux parapluies rose et noir, puis devant des filets de perches au Restaurant du Léman.
On se sépare à 14 heures, j’hésite à l’accompagner jusqu’à l’église de Lutry ; j’ai été assez proche du fils de la défunte, mais d’avoir appris ce décès par la bande me dissuade de m’y présenter,
Je longe les quais une seconde fois avant de remonter au Riau, m’arrête à Epalinges pour faire quelques courses : fruits, salade, pâte à gâteau, poireaux et saucisses aux choux. Plus de feu dans le poêle, je renonce à recommencer l’opération du matin ; s’il pleut, il ne fait pas si froid, l’hiver a pris un peu du retard, la nuit tombe, on attend la neige.
Je me souviens maintenant, je ne suis pas sur le quai mais dans le train ; j’ai une dizaine d’années et pars avec les Paolini que je connais à peine pour Castelfidardo près d’Ancona. Ma mère et mon père me disent au revoir sur le quai tandis que le train s’éloigne, je pleure.

Jean Prod’hom


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Café littéraire

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Cher Pierre,
Je prépare au Mont, entre 14 heures et 18 heures, la traversée de ce soir en me demandant, chaque fois que je lève la tête, si tout cela vaut bien la peine. Je parviens à convaincre assez facilement celui qui voudrait faire faux bond qu’il serait très inconvenant d’annuler le rendez-vous. Je bois un jus de pomme sur la terrasse du KJU, il pleuvine sur la toile qui la protège ; le lac semble avoir la tête ailleurs et ne pas faire grand cas de mes états d’âme.

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Beaucoup d’amis sont là, quelques inconnus aussi. Je commence avec du lourd, deux des textes écrits pour Grignan : écrire c’est toujours revenir à ce qui a été, et le faire naître dans la langue, que ce soit l’enfant que nous avons été, les petites misères ou la terre qui bat sous nos pieds ; mais écrire c’est aussi rassembler tout ce bazar, avec en plus le coq et l’âne, le travail et la grâce, et les faire tenir ensemble sur la page.
Je résume les cinq chapitres de ce qu’aurait pu être ma vie jusqu’à aujourd’hui, et mentionne leur titre : l’unité, la double vue, la métaphore, la mine et l’écriture. Je traverse ensuite les 807 en lisant la préface de Franck Garot, puis quelques-uns de ceux que j’ai commis en prenant garde de ne pas rire : une belle aventure. Comme celle des vases communicants dont je rappelle le principe ; je lis les textes que Kouki Rossi et Joachim Séné ont accueillis sur leur site dans le cadre de ces échanges mensuels, et le post-scriptum que j’ai ajouté au texte que Nathanaël Gobenceaux m’a confié. Bientôt une heure. Je commente l’aveu sans appel selon lequel je n’aurais jamais rien écrit hors le numérique. ; je termine enfin en lisant et en commentant Sésame, un texte qui, me semble-t-il, fait voir bien des choses autour d’une histoire de clé. Je m’arrête-là.
Des petits groupes se forment autour d’une planchette et d’un coup de rouge, je ne quitte pas Karim, François et Claude, fais la connaissance de Sonia Zoran. Je jette de temps en temps un coup d’oeil du côté de tous ceux qui m’ont fait l’amitié de venir ; ils sourient, je leur souris. Un grand merci à toute l’équipe du Café littéraire.
Dernière halte sur la place de Vevey avant la nuit, Karim boit une camomille, Claude un café, je bois une verveine, tout au souvenir du Jour et Nuit, du Major Davel et du Tunisien : nous étions des foireurs.
On se quitte à minuit, la Veveyse est noire ; je rentre par Chexbres et Mézières, content d’en avoir terminé, de recommencer un jour peut-être, en connaissance de cause.

Jean Prod’hom


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Photo | Emma et Diogo


Aller à contre-sens, du côté de l’accompli (4)

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Cher Pierre,
Au-delà des pâturages qui prolongent la terrasse du Chalet des Enfants, le soleil allonge sa courbe à deux doigts de l’horizon. Deux femmes chuchotent les petites misères du monde à la table voisine ; deux hommes se font plus loin les hérauts de leurs exploits d’écoliers ; flatus vocis mourant aux flancs de la barque que la fatigue aujourd’hui m’alloue, clapotis témoins de notre condition et du manque qui nous habite, rumeur qui entoure l’esseulé comme une île nos embarcations : beauté.

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Marc-André a terminé ce matin les travaux de terrassement, je lui téléphone pour le remercier et lui demander s’il a une solution pour parer au danger que constituent par temps de pluie les traverses de chemin de fer détrempées ; Arthur qui n’a fait qu’un passage éclair,redescend en ville, dont il découvre, depuis qu’il est au gymnase, les mystères et les attraits. Je vais faire le petit tour avec Oscar, réduis son rayon avant la Mussilly pour ne perdre aucune miette du soleil. Le pâturage de Jean-Paul a été retourné par les sangliers, je traîne les pieds dans les feuilles mortes.
Je monte à la bibliothèque, conscient de l’urgence de rassembler ce que j’ai éparpillé depuis quelques jours et sur lequel je fais souffler deux fois le Stabat Mater de Pergolèse. Louise me demande de lui lire les chapitres 6 et 7 des Dix Petits Nègres, je m’y colle avec plaisir ; ne comprends rien au 6, me régale du 7. Je reviens à jeudi, qui manque encore singulièrement d’une colonne vertébrale, et à Pergolèse, qui n’a besoin de rien.
Je n’ai pas vu grand chose jusqu’à mes 16 ans, embarqué sans jamais avoir à écoper, faisant d’abord un avec ma mère, avec le monde ensuite.
J’ai commencé à voir double à l’adolescence, s’est mis à exister ce qui était et ce qui aurait pu être. Et j’ai pensé que notre bonne volonté, celle de mes amis et la mienne, serait en mesure de transformer tout naturellement les conditions réelles de nos existences ; nous nous sommes mis à vivre de peu, de pain et de vin, beaucoup de vin, sans nous occuper de ceux qui avaient plus que nous.
J’ai fermement pensé à vingt ans que la philosophie convaincrait les plus réticents qu’il suffisait d’inventer le futur ; nous nous sommes mis à parler par métaphores et nous avons commencé à nous méfier des concepts à l’emporte-pièce.
J’ai payé mon passage 30 ans durant, sur les bancs de l’école que je n’ai pas quittée, l’école vaudoise que j’ai voulu changer, là où j’ai été, ou ailleurs, en concevant du matériel scolaire, ou en formant des adultes.
Il m’a semblé que nous avions, Sandra et moi, touché au Graal en 1998 et 1999, dans un petit collège au nord de Lausanne. Nous étions sur le point de changer le monde. L’enfant qui est né de ces noces a changé la donne.
Je n’ai renoncé pourtant à rien de tout cela : rien ne vaut en effet une volonté bonne, lire un peu, une balade souvent suffit. Pour aller à contre-sens, du côté de l’accompli. Et donner vie et donner sens à ce qui ne l’est pas encore, au passé et à l’avenir, dans le présent de l’écriture. Chaque jour.

Jean Prod’hom

Le site comme atelier (3)

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Cher Pierre,
Il fait beau ce matin – mais frais aussi –, Marc-André est arrivé avec sa camionnette, il entame à 8 heures 30, avec un ouvrier et le jeune homme qui reprendra bientôt son entreprise, les travaux à l’entrée et au pied de la façade orientale de la maison, pendant que je choisis, au chaud – mais à l’ombre – quelques-uns des textes que je lirai jeudi à Vevey.

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Le temps passe plus vite lorsqu’on en manque, si bien que je quitte le Riau à midi et demi, sans être venu à bout de ce que je termine à l’instant. Marc-André et ses deux collègues mangent à la véranda, j’aperçois sur le chemin Elsa, Louise, Lili qui rentrent à la maison.
J’ai remis à une élève et un élève de la 9P les commandes techniques de publication de leur site en fin d’après-midi, Raul leur remettra bientôt la clé qui leur permettra d’accéder au serveur sans déborder sur mes terres. Les autres élèves sont libres de lire ou d’écrire, j’en profite pour évaluer avec chacun d’eux l’abstract de leur présentation orale.
Claude m’envoie un message dans lequel il se propose, jeudi prochain, d’ouvrir les feux en racontant l’histoire de la fabrication de Marges, de me laisser la parole ensuite pour parler du site et faire quelques lectures. Il serait intéressant que JLK, s’il nous rejoint, parle de son expérience web, avant d’ouvrir une discussion en buvant un verre et en mangeant une soupe.
Je retourne à mes notes, là où je les ai laissées hier, mais tournées du côté de l’avenir ; ces deux livres ont changé en effet un peu la donne, depuis janvier 2014 déjà, lorsque Pascal Rebetez me propose d’écrire Tessons et de le lui remettre avant l’été avec un choix de photographies. En effet, pour alléger mes journées, mais pour que le site reste en vie, je ne rédigerai quotidiennement qu’un tercet quotidien accompagné d’une photographie (brimborion), jusqu’en janvier 2015.
Pris de court le 14 janvier 2015, Tessons en librairie et les 365 brimborions mis en boîte, je relance la rubrique Dimanches, ouverte en 2008, mais sous la forme d’une correspondance (fictive, semi-fictive, réelle) avec Pierre Bergounioux (Cher Pierre). Cette correspondance, qui s’achèvera le 14 janvier 2016, ne sera pas pour autant abandonnée. Mais le site retrouvera sa forme d’avant janvier 2014 ; dans une autre perspective pourtant, celle d’un atelier, d’un atelier analogue à celui du peintre ou du sculpteur : chaque texte jouissant d’une autonomie complète, mais un oeil ouvert sur les autres, pour constituer à terme un texte de textes : un livre.
Dans ce même ordre d’idée, je voudrais reconsidérer les 2000 billets des marges.net, non plus sous l’angle de l’écoulement des jours, ou de leur appartenance à telle ou telle catégorie, mais sous un angle dont je ne sais rien encore.
Il y a en outre un ensemble de 77 textes écrits en 77 jours (Avec Thierry Metz) que j’aimerais reprendre et dont quelques fragments réagencés ont paru dans une revue numérique.
Il y a aussi des plans-fixes,...
Il y a...
Mais il y a  – et peut-être surtout –, cette invitation qui m’a été faite d’ouvrir un lieu pour qu’y soit déposé, l’année prochaine, ce qui aura été cueilli simultanément ici et là-bas. J’en saurai plus début décembre.

Jean Prod’hom

Nos vies sont inégalement partagées

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Cher Pierre,
Le jour se lève, pâle, mais le soleil a tôt fait de lui donner des couleurs ; la haute pression tiendra jusqu’à la fin de la semaine, et de le savoir change la vie. Je lis aux élèves de 10ème le 4ème chapitre du Grand Meaulnes ; ils fouillent ensuite les sites mettant à disposition gratuitement les livres tombés dans le domaine public, en téléchargent quelques-uns ; Jules Verne tient le haut du pavé, beaucoup se mettent à lire, je dois leur rappeler l’heure. Devoir : choisir d’ici la semaine prochaine le texte téléchargé qu’ils liront.

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L’effondrement des arrière-mondes, et avec eux les promesses qui faisaient patienter ceux qui manquaient de tout, ont laissé des ruines que des prêtres orphelins et analphabètes ont décoré de babioles empoisonnées, que des enfants viennent cueillir ; les boniments se sont substitués à la légende dorée pour de mortelles transsubstantiations.
Nos vies sont inégalement partagées, toutes acquises au positivisme qui fait reculer notre ignorance, cédant à la fin, lorsque les connaissances ne nous satisfont plus, à la rêverie, aux enchantements de la rose et aux fragrances du lilas. Les grands ensembles sont si fragiles, quelques-uns des adolescents que je croise semblent si démunis, si nus, avoir déjà tellement perdu qu’ils semblent bien mal armés pour résister aux chants des sirènes.
Les actions de ces tout jeunes assassins endoctrinés débordent de beaucoup ce qu'on peut imaginer ; leur donner des noms d’oiseaux suppose qu'ils soient des nôtres, les injurier suppose qu’ils parlent notre langue et puissent, rentrés au bercail, payer leur forfait. Leur cerveau est vide.
Il est urgent d’affamer les marionnettistes ; les politiques sont prêts, condamnés à l’être s’ils veulent garder quelque crédit ; mais ils se doivent de reprendre la main sur les marchands d'armes et les vendeurs de pétrole ; il faudra alors, de notre côté, réduire notre voilure.
A 15 heures 30, le soleil est déjà loin à l’ouest, je file jusqu’à Cossonay où je fais quelques courses. Retour à la maison, Lil fait ses devoirs ; je prépare un bircher et tartine des tranches de pain avec les restes du vacherin.
Je ne voudrais pas, au fond, qu’aux fêtes de saint Raymond, de sainte Théodora et de saint Brice, martyrs oubliés du calendrier des saints, se substituent pour rythmer nos vies les seules commémorations du 7 janvier, du 11 septembre et du 13 novembre. Je voudrais que ceux qui viendront après nous puissent encore danser à la Saint-Jean et à la Saint Valentin.

Jean Prod’hom

Ecrire quotidiennement (2)

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Cher Pierre,
Arthur est rentré hier à minuit, j’ai terminé mon billet entre 2 heures et 3 heures ce matin. La douleur au genou qui m’inquiétait hier s’est atténuée au réveil, la brume matinale s’est levée. On déjeune sur la véranda, Oscar s’enfonce dans le coussin du fauteuil en osier, quelques roses et de généreux dahlias prolongent les beaux jours dans la plate-bande. Je reprends mes notes de la veille.

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L’idée de Marges date de 2012, on en retrouve les traces dans les billets du 4 et du 31 octobre 2012 ; il faudra 3 ans pour qu’il se réalise. On retrouve les moments de sa fabrication dans un ensemble de billets regroupés dans le dossier : Faire des livres.
Claude Pahud des éditions Antipodes a choisi 70 textes et une cinquantaine de photographies, extraits d’un ensemble publié sur le site lesmarges.net entre 2008 et 2014. La plupart des 2000 billets ont été rédigés et la plupart des photos prises le même jour. Ce qui motive le lien entre chacune des photographies et chacun des textes, ce sont leurs racines ; ils se nourrissent de ce qui s’est passé pendant la journée, un événement, une pensée, une interrogation, une succession de faits, un enchaînement, une boucle.
Que je me penche sur un tesson, la main de Ramuz, une échelle dans un verger ou d’un vagabond, ou de tout cela en même temps, c’est toujours, je crois, avec une seule intention, celle de donner un peu de sens à ce qui en manque, une allure à mes journées, un rythme, un chiffre, une couleur, en faisant monter dans le langage ces petites ou grandes choses que nous croisons, en les faisant tenir ensemble, dans la phrase, comme le bazar qui coexiste sur un vieux bahut ou le rebord d’une fenêtre.
C’est dire, je crois, que je ne vois pas au-delà du soir – il nous faut trop souvent renoncer à ce qui nous entoure – avec pour tâche, en définitive assez modeste, de retenir quelque chose, de lui donner une forme, et de le publier avant d’aller me coucher. Me voici en règle, – les dimanches chez les darbystes de Lausanne n’auront pas été pour rien dans cette affaire, je leur en sais gré. Voici mon obole, je peux m’endormir tranquille. Et recommencer.
Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu’un. L’écriture est ce lieu où non seulement je retiens et rassemble une ou deux choses qui me sont apparues entre l’aube et le crépuscule, mais où je rassemble ces deux êtres que j’héberge, celui qui est embarqué sur le fleuve et celui qui longe sa rive, l’enfant et l’adulte que je suis devenu, pour n’en faire qu’un, momentanément – on ne retient pas le fleuve.
L’écriture, nourrie par la langue et le collectif, est le lieu par lequel quelque chose advient une second fois, tremblant, se nourrissant de ce qui a été, mais aussi ouvrant des voies inédites en direction de qui est sous nos yeux mais qu’on ne voit pas. La langue ouvre d’innombrables galeries. Et le texte finit par se détacher et par aller pour son compte, vers l’autre.
L’internet et Rapidweaver ont joué un rôle central dans mon rapport à l’écriture ; je n’aurais sans eux jamais écrit. Les suppressions, les ajouts, les modifications, les déplacements, les retouches que je suis amené à faire sont si nombreux et parfois si lourds que, sans la machine qui facilite ces opérations, j’aurais renoncé avant d’avoir commencé.
Dans Sésame, il y a au centre, bien-sûr, la clé échangée sur le Niremont ; nous nous baladions François et moi, il neigeait, c’était le 3 janvier 2003. J’ai su au moment même de cet échange qu’il donnerait lieu au billet du jour, convaincu aujourd’hui que cette certitude a joué un rôle essentiel dans l’attention que j’ai portée, dès ce moment, à ce qui s’est passé par la suite.
Sitôt rentré, j’ai déposé sur un nouveau post de Rapidweaver tout ce qui de près ou de loin était en relation avec cette clé, sans présumer de quoi que ce soit, sachant par ailleurs que je ne serais pas exhaustif, que d’autres choses viendraient, plus essentielles encore, délivrées par ce que recèle la langue et son usage, les phrases, leur rythme, leur mélodie, mais aussi leurs sutures.
La dépose de tout ce matériau hétéroclite, le tas obtenu, je n’oserais le montrer à quiconque. Mais c’est précisément en réécrivant l’illisible, en essayant de faire un peu de lumière dans ce chaos, en déplaçant un mot ou un bloc, en lisant à haute voix, en regroupant des éléments disjoints, que quelque chose qui me dépassait jusque-là, mais soutenait mon étonnement, trouve un milieu qui lui permet de se déployer et de fédérer de proche en proche les éléments importés, mais également de lever des dessous de la langue et des événements, des éléments auxquels je ne songeais pas.
Je pense volontiers que l’écriture est le lieu d’une transformation, d’une métamorphose, d’une transsubstantiation, un alambic ; mais je pense aussi que les moyens techniques mis à notre disposition sont essentiels dans nos manières d’écrire ; j’ai essayé d’en dire quelques mots à Vincent Motard-Avargues qui me le demandait.
Je monte avec Oscar à la Moille-aux-Blanc puis redescends sur la Moille-Cucuz ; Jean-David m’informe que les membres de la société de fromagerie ont commandé une nouvelle chaudière, un peu meilleur marché que prévu. Je descends au village puis remonte par le Torel. Lucie nous ramène les filles, on mange une salade et des lasagnes à la viande végétale avant de nous retrouver devant la télévision. Ce qu’on n’imaginait pas demeure inimaginable, mais il est aujourd’hui bien réel.

Jean Prod’hom

Mais aussi vous, arbres, veillez sur nous.

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Arthur est parti ce matin à vélo, avec un pote, puis en bus et en train. Des amis les ont invités à découvrir quelques-uns des spots de Neuchâtel. Sandra m’explique que les spots, ce sont des lieux qui présentent un ou plusieurs obstacles, permettant aux adeptes du Parkour d’exercer l’une ou l’autre de leurs techniques de déplacement. J’ai trouvé sur le site du groupe de Lausanne une carte d’une trentaine de spots bien identifiés, qui se superpose au plan de la ville ; ils nous la font voir sous un autre angle : Little paradise, Arbre de l’Hermitage, Arbre métallique du Flon, Saut de bras gris bleu, Chapelle, Poisson, English style ; ces désignations se mêlent à celles des places que l’on connaît trop bien, des écoles et des gymnases où la plupart d’entre eux étudient. Une appellation pourtant inquiète le père que je suis : Escaliers du pigeon suicidaire, situé dans une cour intérieure discrète, précise un commentaire, entre la rue de la Mercerie et la rue Centrale.

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Nous descendons, Sandra, les filles et moi au marché. On retrouve sur la terrasse de la Palud Lucette et Michel, une cousine de Sandra et son mari. On parle de choses et d’autres en évitant le nom de Paris, devenu soudain un mot tabou. Ce qui s’est passé semble inimaginable si bien qu’on n’en pipe mot. Quant à ceux qui voudraient voir et savoir, ils sont si troublés qu’ils détournent le regard et se taisent ; où qu’ils regardent ils aperçoivent des morts, leurs proches ou leurs amis, leur propre peur aussi.
Les rues sont sans mémoire mais n’oublient rien. Le récit de ces horreurs indicibles –  refoulées dans des ellipses – est devenu réalité. Le sang et le venin coulent de la boîte sans fond de Pandore, qui n’a plus de couvercle. On devine le possible retour de la guerre de tous contre tous, la ville se vide, l’ennemi est partout. Chacun rêve quelque part de prendre le large en se coupant de l’avenir. Mais où aller désormais ? Les rues Alibert, Charonne, Fontaine-au-Roi, Bichat, mutiques et innocentes, vont endurer les pires maux, seules, abandonnées dans la nuit ; elles devront supporter la méfiance, endurer le reproche de n’avoir rien fait, coupables d’être là, encore vivantes.
Lieux abandonnés par force ou volontairement, champs de ruines, terres arides, déserts, environs de Tchernobyl, friches industrielles, mais aussi vous, arbres, veillez sur nous.

Rue Bichat,
rue Alibert,
boulevard Voltaire,
rue de Charonne,
rue de la Fontaine-au-Roi,
priez pour nous.

Stéphane m’envoie un mot ; son fils était à Charonne cinq minutes avant la fusillade ; il y est encore, chez un copain. J’apprends dans le journal que la femme dont j’ai vu hier le visage ensanglanté sur les bas-côtés de la route du golfe, réchauffée par un samaritain de fortune, attendant l’arrivée de l’ambulance, est morte ce matin. Son enfant est en vie.
Nous rentrons, mon mal de tête persiste, je boîte à cause d’un genou ; Sandra se met au travail, je vais dormir une grosse heure. Nous allons manger au café du Jorat, tous les deux, rien que tous les deux.

Jean Prod’hom

Retour sur les 807 et les vases communicants (1)

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Cher Pierre,
Moins d’une semaine me sépare de la rencontre agendée au Café littéraire de Vevey. Je commence à rassembler ce qui pourrait intéresser ceux qui nous feront le plaisir de passer la soirée avec nous, et à choisir quelques textes.

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Il me faudra préciser d’abord que Tessons (2014) et Marges (2015) sont des tard venus ; j’aurais pu, autrement dit, me passer d’eux. S’ils sont là, c’est que des éditeurs m’y ont encouragé, ce n’est – je crois –, pas courant et ça change la donne. Même si, comme les enfants non désirés, on s’y attache vite.
Au commencement, il y a donc le site, lesmarges.net, sans lequel ni Marges ni Tessons n’auraient vu le jour. Le premier billet date du mercredi 29 octobre 2008. Suivront jusqu’à l’été 2012 un millier de textes rédigés chaque jour, hors les week-ends ; un autre millier depuis, tous les jours, samedis et dimanches compris, qui s’entassent dans les soutes : lectures, voyage, emmerdes et ravissements, réflexions, déprimes, dimanches, tessons, école, plaisanteries, disparus, brimborions, journal, colères, morceaux d’enfance, vie quotidienne, Riau,... glissés dans l’une ou l’autre de la quarantaine de catégories bricolées, ajoutées, modifiées, supprimées.
Il me faudra revenir également sur les 807, l’aventure web initiée par Franck Garot en 2009, qui rassemble autour de lui plusieurs dizaines de personnes, du beau linge dans lequel je me retrouve : Eric Chevillard d’abord, François Bon, Denis Montebello, Emmanuelle Urien, Thomas Vinau, Eric Poindron, Martine Sonnet,... La courte préface de Franck Garot résume l’essentiel de cette belle aventure. Je propose une cinquantaine de textes qui figureront dans Les 807 (collection bleue, éditions du transat, 2010) et dans Les 807, saison 2, (éditions publie.net, 2012).
Il me faudra revenir aussi à ma participation – irrégulière – depuis 2010 aux vases communicants, opération initiée par Jérôme Denis et François Bon en juillet 2009 : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Six de la quinzaine de textes écrits dans le cadre de ces échanges figurent dans Marges.

Juste capable de m’en réjouir, p.13 chez Kouki Rossi
Revenir là où on n’en a pas fini d’aller, p 49, chez Joachim Séné
Friedrich Heinze de Rendsburg, p 79, chez Marianne Jaeglé
Aurait-il pu en être autrement ?, p 140, chez chez Isabelle Pariente-Butterlin
Le chemin des Meilleries, p. 142 chez chez Nathanaël Gobençaux
Cette route sur la carte il n’y avait rien au-delà, p 146, chez François Bon

J’interromps cet inventaire, descends au Mont déposer le Nissan au garage, embarque Sandra. Je rencontre Philippe Verdan à 11 heures, on s’installe avec une verveine sur la terrasse ; l’endroit est tout à fait extraordinaire, les cerisiers une fois encore en fleurs. Nous disposons d’une demi-heure pour faire connaissance et pour évoquer la rencontre de jeudi prochain ; je lui fais part de mes réflexions qui semblent ne pas l’effrayer. Sans compter que nos hôtes pourront boire un coup de chasselas ou de pinot noir, goûter à une soupe, manger un morceau de pain et de fromage. Ce bref échange m’apaise ; son sourire, sa voix me font du bien.
Je rejoins Sandra qui est allée chez le médecin, tout va bien. Elle me dépose au Mont, je mange au réfectoire, puis travaille individuellement avec chaque élève tandis que les autres voyagent sur un ipad dans le Grand Nord avec les Inuits, s’interrogent sur leur alimentation, leur habitat, leur implantation, leur commerce avec la mort, leur langue, leur passé, leur avenir.
Je remonte au Riau sitôt l’école terminée, envoie quelques précisions de cette rencontre aux amis proches et lointains dont j’ai les adresses. On pique-nique. Sandra et les enfants descendent en début e soirée à l’EPFL pour une conférence-spectacle exceptionnelle, avec Buzz Aldrin, le pilote du module lunaire d’Apollo11 en 1969, Alexey Leonov qui a effectué le premier une sortie dans l’espace en 1965, et de Claude Nicollier. Je regrette soudain de ne pas les accompagner, mais je suis très fatigué. Je boucle ce billet à 20 heures 30, prends un bain et lis Mankell.
Il y a 91 ans exactement, ma mère naissait.

Jean Prod’hom



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Le Riau qui aurait pu être ailleurs

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Cher Pierre,
Cette journée du jeudi, dite JOM, que les élèves de 9ème consacrent à la découverte du monde professionnel, annule, belle pioche, trois de mes cinq périodes habituelles. Je m’en réjouis naturellement, mais le nouveau règlement veut que les enseignants, même si le soleil les invite à tout autre chose, restent sur leur lieu de travail. Je regarde par la fenêtre les arbres qui sont en droit de se faire du mauvais sang : les feuilles ont perdu leurs couleurs, se froissent, se tordent et se plissent comme dans un séchoir à tabac

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Je lis aux élèves de 10ème le troisième chapitre du Grand Meaulnes, que je leur propose ensuite de télécharger sur leur ipad, avec Les Histoires et Les Nouvelles Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Quelques-uns profitent de télécharger d’autres textes tombés dans le domaine public : Les Misérables, Les Dix Petits Nègres, d’autres livres encore. C’est un monde qui semble s’ouvrir à certains. D’un clic à portée de main.
Je remonte au Riau à 14 heures, lis les belle pages que Mankell consacre aux conséquences des périodes glaciaires sur la pérennité de notre espèce, aux limites de la mémoire, à l’épineuse question du présent lorsqu’il devient, avec le temps, le passé d’un futur auquel personne n’avait songé.
Dany Schaer – du Journal de Moudon – frappe à la porte, elle vient me poser quelques questions sur la parution de Marges, le choix des textes et des photos, leurs relations. Sur ce qui m’a amené à écrire, à vouloir retenir ce quelque chose sans lequel il n’y aurait rien. Sur mon commerce avec le temps ; je lui bégaie alors le piège qu’il nous tend, mais aussi la liberté qui nous est laissée de sortir de ses ornières et d’adoucir sa pente, d’aménager des chemins de traverse jusqu’à ces aires de repos qui ne manquent pas, désertes, bois ou vergers. Je parle de la mort aussi, qui se venge d’être écartée ou tue ; je lui parle d’ici, du Riau qui aurait pu être ailleurs ; des années qui viennent, de ce site dont je voudrais faire un atelier ouvert,...
Nous allons, Sandra, Oscar et moi, faire le petit tour. On se quitte à 17 heures 30, le brouillard m’attend au village, j’en sors à Peney, y rentre à Villars-Mendraz pour ne plus en sortir jusqu’à Thierrens. Je fais une courte halte à Saint-Cierges, bois une verveine avec Claude au café du Cerf ; Marie-Lise qui nous rejoint peu après me montre un beau tesson trouvé à Lutry. J’imaginais qu’elle allait me l’offrir, elle m’autorise à en faire une photographie. Je suis à la fois étonné et soulagé qu’elle veuille le garder.
Dans un box, utilisé désormais comme sellerie, Delphine et Louise se parlent comme deux amies, je me joins à leur conversation, Gwenaëlle a une sciatique, la vie n’est pas toujours facile. Retour au Riau où Lili nous attend ; on mange du vacherin et des miettes de merveilles ; Sandra remonte à 20 heures des portes ouvertes du Bugnon ; Arthur à 21 heures, en bus puis à pied : il a vu une histoire filante.

Jean Prod’hom

La mort nous confie le vivant du mort

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Cher Pierre,
L’obscurité ne me permet pas au réveil de déterminer si le jeune chevreuil aperçu hier matin a passé la nuit près de la maison ; et lorsque je m’en vais, aucune forme ne se détache dans le pré que rosit le brasier derrière Brenleire et Folliéran.

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Je l’oublie très vite en me retrouvant face à mes obligations. Sandra m’envoie pourtant un message à 8 heures, elle est allée se promener avec Oscar à la Moille-aux-Blanc. J’ai vu à l'orée du bois deux chevreuils, une mère et sa petite. J'ai espéré que notre orphelin avait retrouvé les siens. Plus loin, dans le bois, une famille de trois. J’ai encore vu la petite et sa mère dans les broussailles de la Mussilly, immobiles. Plus que trois jeudis et la chasse sera interdite.
J’enchaîne cinq périodes successives, avec la sensation heureuse que les jours, toujours plus courts mais gorgés de soleil et de fraîcheur, avivent l’attention des élèves, la mienne aussi.
Je prends rendez-vous au garage de la Croix blanche avant de remonter au Riau. Louise a déjà glissé une pizza au four, on la mange sur le pouce. Elle est Lili me demandent de tendre la slickline qu’elles ont ressortie et déroulée entre l’érable et le foyard.
L’église des Croisettes rayonne sur la colline, venez à moi ! Nous y sommes, nous y sommes, par la route de l’ancien cimetière, celle du nouveau ; quelques-uns traversent le pré mouillé, d’autres attendent déjà sous le porche, bras ballants.
Les gens se mêlent, les voix aussi, celle de Pierre Jean Jouve et de Corinna Bille, celle de François Rossel, de Jean Grosjean et de Paul Celan, de Jean-Luc Goldmann et de Philippe Jaccottet, sans discordance, creusant leurs aubes et leurs saisons, leurs crépuscules et leurs chemins de traverse, pierres rondes d’encres et de lumière qu’on aperçoit sous les pieds du crucifié aux stigmates dressé derrière le cercueil.
Il nous reste à la fin leurs noms, qui sont à eux seuls des paysages, et leurs poèmes qui désormais nous appartiennent. Il n’est pourtant pas besoin d’écrire ou de lire, rappelle Paul Celan, une poignée de main suffit pour que ne périsse pas le vivant allégé du mort ; j’imagine ces nuits qui auront été les leurs et les miennes, j’entends la voix qui a fait se lever un coin du voile et devine la main qui en a tracé l’ombre.
La mort nous confie le vivant du mort, François aurait pu être là parmi nous, à nos côtés, ça n’y aurait rien changé. Il n’y a pas de vaincu, la mort est un tamis qui laisse l’essentiel ; celui-ci vient se joindre au meilleur de nous. Dehors les cloches sonnent, le soleil claire novembre, on aurait aimé les entendre de très loin ; le corbillard s’en va à Montoie. Je bavarde avec Elodie et Monique, avec Pascal et Antoine.
La maman de François me parle de Bursins dont nous sommes tous les deux originaires, je lui parle de Lili Prod’hom, sa cousine, sans laquelle notre Lili ne s’appellerait pas Lili, de Marinette Defrancesco. Elle se souvient de l’invitation que son mari nous avait fait parvenir, à François, moi et quelques autres. Il voulait connaître les raisons pour lesquelles nous nous étions éloignés de l’Assemblée des Trois Rois. C’est lui aussi qui a dit quelques mots à l’occasion de la mort du mien. On n’a pas parlé de François. Tout ce qu’on voit, tout ce qui bruit, tout se tait, mais derrière le mutisme il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
Je passe au nouveau cimetière d’Epalinges avant de rentrer ; quelqu’un a fleuri les tombes de maman et de papa ; Françoise vraisemblablement, ou Marcelle. Je remonte au Riau, écris les premières lignes de ce billet en écoutant en boucle le requiem de Fauré dont nous avons entendu cet après-midi l’ In pardisum.
Il est 19 heures, je redescends en vitesse à Lausanne, monte les grands escaliers du gymnase du Bugnon, désert. La journée des portes ouvertes, c’est demain, j’ai la tête en l’air, je remonte, personne n’a revu le chevillard, je rédige la seconde partie des ces notes.

Jean Prod’hom


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J’ose espérer qu’il dort

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Cher Pierre,
Les spécialistes avaient annoncé le beau jusqu’à aujourd’hui, voilà qu’ils le promettent jusqu’à vendredi, personne ne s’en plaint. Je conduis Arthur au bus avant d’aller faire le petit tour avec Oscar. C’est lorsque je remonte dans la Nissan pour me rendre à Vevey que j’aperçois devant chez nous un chevrillard. Il ne bouge pas, moi non plus ; je décide alors de tirer de ma poche mon appareil de photos, avec le risque qu’il s’enfuie et que notre rencontre s’arrête là. Il me regarde sans broncher, je m’approche encore, fais une nouvelle photo, si près que je pourrais le toucher ; il s’éloigne enfin en trottinant. Nous répétons plusieurs fois le manège, je le filme.



Cette année dans le canton de Vaud, la chasse au chevreuil, au lièvre, au sanglier, au ragondin, au blaireau,... est ouverte du 1er au 30 octobre. Il est vraisemblable que la mère du chevillard a été tirée. Je me vois pourtant mal la remplacer et l’héberger. Le chevrillard me regarde, immobile.
Je décide de téléphoner à la Société vaudoise pour la protection des animaux ; la responsable du service regrette, elle ne peut rien pour moi, mais c’est très volontiers qu’elle me communique le numéro de téléphone de la direction de la division biodiversité et paysage, section chasse, pêche et surveillance du canton de Vaud auquel je m’empresse de téléphoner.
La responsable du service écoute mes explications, mais pas plus que la première ne peut quoi que ce soit pour moi, sinon m’envoyer par sms le numéro de téléphone du surveillant permanent de la faune de la 6ème circonscription Gros de Vaud-Jorat.
Le jeune chevreuil me regarde, il attend. Moi aussi, assis sur une traverse de chemin de fer. Je crains que l’un des chiens du quartier, si je m’en vais, lui mène la vie dure ; je réitère donc, après un petit quart-d’heure, mon appel. La responsable du service division biodiversité et paysage me reçoit un peu sèchement lorsque je lui demande timidement si elle m’a oublié. Elle n’a pas pu atteindre le garde-faune local, il est à Savatan où il participe à un cours, un cours de tir. Elle lui a laissé mon numéro de téléphone, son remplaçant prendra contact avec moi.
Je salue la bête et file à Vevey : café, thé et biscuits dans le jardin avec Edouard et Françoise, devant une vigne vierge couleur de miel et des capucines rouge coquelicot. Lorsque je quitte mes hôtes à un peu plus de midi, je n’ai reçu aucun signe du remplaçant du garde-faune,
Petite cérémonie à 14 heures dans la cour du collège en présence du directeur et du doyen, la capsule temporelle est mise sous clef jusqu’en 2035. Je corrige quelques copies à la fin des cours, puis descends en ville à 18 heures, j’ai rendez-vous avec C ; on mange une pizza à la Tour, on parle et ça fait du bien, une heure, une heure belle et triste. Je la ramène à la maison ; sa maman et son petit frère, comme elle, ont besoin de courage. C’est comme s’ils devaient apprendre à recompter le temps, à tout reprendre depuis le début, à tout réagencer, autrement.
Aucune nouvelle à 20 heures du service division biodiversité et paysage, section chasse, pêche et surveillance, aucune non plus du garde-faune local, ni de son remplaçant. Louise et Lili ont vu le jeune chevreuil à midi, hébété. On hésite à rappeler le garde-faune ; car si les chasseurs n’ont pas hésité à tirer la mère, on peut craindre qu’avec le cours de tir qu’il a pris à Savatan, le garde-faune ne manque pas le chevrillard.
Maintenant il fait nuit, j’ose espérer qu’il dort. On verra demain.

Jean Prod’hom


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Nous préférons goûter à la mousse aux fraises

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Cher Pierre,
Nous avons lu la semaine passée, les élèves de 10ème et moi, les premières pages du Grand Meaulnes ; j’ai risqué quelques observations. Je leur ai lu le second chapitre aujourd’hui, lento, bien décidé à poursuivre ces prochains jours, aussi longtemps qu’ils le voudront. A eux de continuer à voix silencieuse la lecture de cette merveille lorsqu’ils en émettront le souhait.

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Je passe ensuite dix fois dix minutes en tête à tête avec dix d’entre eux, autour de l’abstract qu’ils auront à distribuer avant de lancer leur présentation orale. Pendant ce temps, les autres font vivre Cocktail, animé cette année par une soixantaine d’élèves qui lisent, écrivent, éditent et publient. Une dizaine sont désormais capables d’utiliser Rapidweaver et d’assurer, techniquement, la vie de ce site.
C’est encore difficile de diversifier, dans le même lieu, les activités avec les petits de 9ème, mais ils sont sur le bon chemin, et la manière dont ils s’adressent à leurs camarades est déjà remarquable. Je vérifie encore et toujours l’idée, somme tout évidente, que le principal obstacle aux apprentissages sérieux, c’est le maître. Dont la tâche la plus haute, vraisemblablement, est d’être aussi absent que possible et donc, d’abord, de se taire, d’entendre là où ils sont, ceux qui s’essaient à parler, en leur faisant voir sans rien leur montrer que tout est déjà là, à portée de leurs mains.
Je fais quelques courses à Mézières avant de rentrer : des fruits, de la pâte brisée, des épinards congelés et un gâteau de chez Ronny. Lili a fait son test d’histoire sur la fondation de Rome, elle espère que son prof n’y verra que du feu, car enfin, le Tigre et le Tibre c’est du pareil au même. Quant à la question de ce qui distingue l’histoire et la légende, je dois confesser à ma Lili que je serais bien emprunté de répondre à une telle question, les légendes ne sont-elles pas toujours des histoires ? Et au lieu de la renvoyer, elle qui a 11 ans, au legenda qui en dit tant, nous préférons goûter à la mousse aux fraises. On fête par la même occasion Louise qui a fait zéro faute à sa dictée, et Arthur qui a eu l’honneur de s’entraîner avec le roi du parkour à Lausanne, sous les feux de Couleur locale : Jesse Perveril.
Je lis, avant de reprendre Mankell, le 92ème chapitre que Jean-Louis Kuffer publie ce soir dans ses Riches Heures de lecture et d’écriture. Ses mots, où se croisent les deux enfants que nous avons été, réjouissent naturellement l’adulte que je suis devenu.

Jean Prod’hom

Brunch chez Gustave Roud

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Cher Pierre,
Brunch ce matin dans une salle attenante au musée de Pully, à côté de La Muette ; mais avant les petits fours, une causerie autour de Gustave Roud, ce personnage au chapeau de contremaître, égaré entre la Gotte et la chapelle de Vucherens, manteau de ville sur les épaules, visage labouré par l'écriture et pentax à la main.

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La salle est pleine : amis, curieux, poètes et savants, Pierre Fankhauser, Julien Burri, Sylviane Dubuis, Daniel Maggetti et Bertrand Schmidt. Mais film d’abord, qui met en scène et fait parler ceux qui ont côtoyé Gustave Roud à Carrouge, Ferlens ou Mézières ; ils ne savent pas très bien que dire à ces gens de la ville, ce qu’on attend d’eux ; ils le disent finalement, dans leurs habits du dimanche, sans décevoir, avec soin, comme à l’école. Ils disent juste, le public en rit, j’aurais voulu m’en aller. Il y a dans l’art documentaire – lorsque ses acteurs sont pris en otages et livrés, sans précaution, à des publics trop sûrs d’eux – quelque chose de diabolique.
Gustave Roud devait inquiéter, parlant comme il parlait, habillé comme il l’était sur les chemins de terre d'avant le remaniement parcellaire ; à surprendre les paysans au champ, à les photographier après les avoir mis en scène, ou à les photographier par surprise avant de leur demander la permission.
Tonnerre ! Yves m’apprend que François est mort. La dernière fois, c’était au Salon du livre de Genève, il était responsable du stand d'Empreintes. Je lui ai acheté les deux tomes du Journal de Roud, on s’était promis qu’on se reverrait. Trop tard. Ce sera donc pour plus tard et de l’autre côté.
Sa mort m’éloigne de la causerie, m’amène à écouter de travers des propos devenus soudain un peu fades, j’entends à deux reprises le mot de ressenti, je n’y puis rien, ce mot me donne l’envie de vomir.
Oui, François, le chant de Gustave Roud est d’abord chant de douleur, douleur distillée et continue ; sa teneur en poison est haute, mais le mouvement de la phrase est tel qu’il parvient à en tirer quelques paillettes précieuses qui éclairent en retour l’obscurité qui les a fait naître. Les cloches sonnent au Prieuré.
Je m'arrête à Rivaz, sonne à la porte de la maison dans laquelle Ramuz habita entre 1914 et 1916. Anne-Hélène est absente. Je m'installe sous la glycine qui n'a perdu que quelques feuilles, le lac n'a pas changé et le soleil l’innonde. Je lis les quelques mots que Jean-Louis Kuffer a écrits dans le Matin dimanche, ravi d'être en de si bonne compagnie : Nicolas Verdan et Frédéric Pajak. J'avais collaboré, oh si peu et si mal, avec le second dans Nous n'avons rien à perdre, un des nombreux journaux qu'il avait lancés, c'était au milieu des années 70. Nous ne nous sommes plus parlé depuis, croisés quelquefois, brièvement.
Sandra m'envoie un message, Lili m’attend pour revoir son histoire : la fondation de Rome. Je relis avant de me coucher Le phare, ici.

Jean Prod’hom


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Ces jours où les mots ne veulent pas se mettre ensemble et on n’arrive pas à les y forcer.
Devant cette grandeur, impossible d’avancer, je n’ose pas.
Ce grand beau temps, ces nuits de lune, ces soirs de bise ; – mais le milieu de la journée noblement immobile sous l’inondation du soleil.
C.F. Ramuz, Rivaz, 1915-2015

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François Rossel, Le Phare, ici, éditions Empreintes, 1982

Au fond du couloir des mots d’avant le langage

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Cher Pierre,
Sandra mène les filles à Thierrens puis descend au marché. Guillaume passe boire un café, je règle ce que nous lui devons ; il vérifie les mesures de la bibliothèque que nous lui avons commandée, celles des armoires de l’entrée et des combles ; Arthur fait le petit tour avec Oscar. Je me lance alors, à contre coeur, dans la correction d’une pile de travaux d’élèves, leur qualité me donne la force de terminer. Mais trois piles m’attendent encore, que je me promets de laisser derrière moi d’ici demain soir.

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Claude me signale qu’une présentation de Marges aura lieu le 19 novembre au Café littéraire de Vevey. Il serait judicieux, je crois, que je revienne sur les circonstances qui m’ont amené à publier sur le web, à éditer ensuite sur papier ; à présenter aussi les deux expériences collectives auxquelles j’ai participé, les 807 et les vases communicants. Pour le reste c’est à voir.
Stéphane m'envoie un mot dans lequel elle me propose qu’on fasse quelque chose ensemble ; la manière dont elle parle de ce qui l’entoure et lui advient me réjouit, sa proposition aussi ; on décide de se voir en début décembre.
Je laisse la Nissan devant le Brico d’Epalinges, achète à la pharmacie deux flacons de shampoing contre les poux que Lili a, peut-être, ramenés de chez sa copine de Mézières ; passe derrière le collège et descends jusqu’au chemin qui longe le Flon ; je traîne les pieds dans les feuilles mortes, par la Clochatte jusqu’à Tridel, passant outre l’interdiction d’emprunter le chemin après le Vivarium, taillé dans la molasse, qui s’est effondré sur quelques mètres ; il me faut avouer que je ne sais rien de ce qui fait tenir les choses ensemble, hormis les phrases. Le Flon, qui serpente tout au fond du vallon, donne le vertige.
Belle soirée à la Datcha ; les amis de Claude sont là pour le fêter, il est à la tête d’Antipodes depuis 20 ans et aura fait paraître, avec ses collaboratrices et ses collaborateurs plus de 200 titres. J’y retrouve Murielle, Michel et François ; fais aussi la connaissance du 8ème conseiller fédéral – il joue de la contrebasse. Dans le mot qu’il adresse à ses hôtes, Claude se demande s’il est bien judicieux d’éditer des livres ; je ne peux m’empêcher, de mon côté, de me demander si, à côté de gens si savants et si enthousiastes, je ne ferais pas mieux de faire des choses un peu utiles : maintenir hors du langage ce qui tient tout seul, ensemble et séparément.
François me remonte au Brico d’Epalinges où je récupère la Nissan. Tout le monde dort au Riau ; j’entends pourtant, tandis que je rédige ces notes à la bibliothèque, ici un soupir, un peu plus loin le froissement d’un drap, au fond du couloir des mots d’avant le langage.

Jean Prod’hom


J'ai cru voir un chardonneret

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Cher Pierre,
Ce vendredi de congé est le bienvenu, j’en profite pour faire un grand tour dans les bois avec Oscar, une piéride nous accompagne sur le long chemin de traverse entre le refuge de Corcelles et l’ancien étang. Je lis à la Mussilly les premiers fragments de la vie de Henning Mankell, bouleversants. Une seconde génération de pâquerettes se mêle, ici et là, aux tapis de feuilles mortes, j’ai cru voir un chardonneret.

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Je reviens à René Girard ; les universitaires n'étaient pas très nombreux, dans les années quatre-vingts, à le prendre au sérieux. J’étais à l'université de Lausanne et m'en rappelle bien. Ce qui ennuyait les intellectuels de ces années-là, c’étaient, je crois, les propriétés de symétrie et de réflexivité de sa théorie : les mêmes types de causes doivent expliquer les croyances « vraies » et les croyances « fausses »; les modèles explicatifs doivent s’appliquer à la sociologie elle-même.
Et lorsque j'ai évoqué la possibilité de faire une thèse de philosophie autour de l'idée de conversion, à la lumière des réflexions de René Girard et de celles de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques, alors que je suivais en fin de semaine les cours de Michel Serres à la Sorbonne – qui fut l'un des seuls à soutenir le sociologue –, juste avant qu’il entreprenne une lecture girardienne du Ab urbe condita de Tite-Live, j'ai eu soudain le sentiment, au milieu de la ville, d'être un étranger parlant une autre langue. J'ai vite renoncé à la thèse, terminé mon mandat d'assistant, décidé à prendre une autre direction, là où il n'y a personne, là où les médiations sont lointaines, sur les bords de mer. Je me réjouis encore aujourd’hui de cette conversion.
Vincent passe en début d’après-midi, on glisse sous le poêle une plaque de tôle noire. Je profite de changer les pierres ollaires du foyer. Je descends à 19 heures 30 au village rejoindre le comité du TCPM, c’est la fin de saison. Je remonte au Riau un peu avant minuit.

Jean Prod’hom

René Girard est mort : petit exercice d'admiration

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Cher Pierre,
René Girard est mort en début de semaine, mais sa pensée demeurera vivante, c’est sûr, longtemps encore. Lorsque j’entre dans la classe 101, les élèves montent au milieu de chacune de leur table des murs de classeurs, à défaut de parpaings, qui les isolent, prévenant ainsi tout au long de l’épreuve leur désir d’aller brouter l’herbe du voisin.

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Et ces contrôles de connaissances, aux formes très ritualisées, que l’institution nous enjoint d’organiser et qui, je le sais d’expérience, font plus de mal que de bien, engendrent davantage d’opacité que de clarté. Ils ont en réalité pour seule vertu celle de repérer ceux des élèves qui sont le plus à l’aise avec les langages de l’institution – ceux qui précisément pourraient se passer de ces contrôles – et à stigmatiser ceux qui ne saisissent pas les attentes de l’école, parce qu’ils ne parlent pas son jargon, se méfiant de ces épreuves qui leur rappellent, rituellement, qu’ils ne seront pas invités au grand raout.
J’interdis aux élèves de monter ces murs de la honte, leur autorise tout leur matériel, leurs notes, leur travail. En encourageant ainsi les échanges, quels qu’ils soient, l’enfant apprend vite qu’il est parfois mieux servi par lui-même que par autrui, et qu’il est souvent préférable de ne pas suivre aveuglément son voisin. Il sied que cette expérience soit faite par chacun. La mise en quarantaine régulière que mettent en place ceux qui croient bien faire, pour s’assurer que la connaissance est piégée dans la tête de l’enfant, la stérilise en la coupant de la circulation qui la nourrit.
Et, tandis que des enfants élèvent des forteresses pour prévenir le partage et jeter le discrédit sur le mimétisme qui donne vie à soi, à l’autre et à la connaissance, une moraliste fait un très beau prêchi-prêcha dans la classe voisine, rappelant mythes à l’appui la traditionnelle hospitalité des Européens. Elle évoque aussi le gâchis du mur grec, puis raconte l’apartheid sud-africain et les combats de Mandela, montre enfin un morceau du mur de Berlin acheté aux puces. On ne peut demander à nos enfants à la fois d’aimer leurs voisins et de garder pour eux-mêmes ce qui est à tout le monde. Partager s’apprend, en premier lieu sortir du double bind.
Ce matin, les employés communaux ont posé les pare-neige au-dessus de la Mellette. Je trouve en rentrant, dans la boîte à lait, Sable mouvant de Henning Mankell, Lettrines, Lettrines 2 et Liberté Grande de Julien Gracq. Me rends à 19 heures au comptoir d’Echallens pour signer quelques livres.

Jean Prod’hom


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Nous ne faisons jamais ce que nous pensions faire

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Cher Pierre,
Une large bande bleue, irrégulière, rampante, se glisse à l'est entre la chaîne des Vanils et la couverture nuageuse ; elle restera stable toute la journée. A l’ouest il pleut, les élèves se précipitent à la fenêtre, un arc-en-ciel tire sa courbe depuis Jouxtens-Mézery jusqu’à très haut, du côté de Cossonay, où il disparaît ; le soleil, invisible, a bouté le feu au pied du Jura, laissant une poudre d'or qui se mêle à une bruine fine, qui font scintiller les villages, les bois et les prés.

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La responsable des 4 Coins du Mont m'a demandé hier soir quelques photos de l'inauguration des nouveaux collèges, j'en trouve trois ou quatre qui, je l'espère, feront l'affaire. J'exporte en outre les pages du site Cocktail qui figureront dans la capsule temporelle.
Je remonte à 13 heures au Riau, les filles se sont fait une pizza, à moi les restes. Je conduis à 15 heures Lili chez une amie de Mézières, puis remonte pour visionner sur youtube la fin d'une belle conférence de Gilles Clément signalée par Alexandre. Les enseignants auraient tout intérêt à en prendre de la graine, les jardiniers ont beaucoup de choses à leur apprendre, l’essentiel peut-être.
Car enfin, nous ne faisons jamais ce que nous pensions faire, et personne ne s’en plaint ou s’en vante. Et il ne nous en coûte pas trop de renoncer à ce qu’on avait imaginé. Il vaudrait mieux souvent ne rien faire pour être utile à des enfants qui n’ont besoin de rien, sinon d’avoir près d’eux un maître que l’imprévisible ne désoriente pas mais réjouit.
Il est d’une certaine manière inutile de concevoir des programmes d’études, toujours trop étroits, conçus pour éloigner ce qu’on n’y a pas mis et nous protéger de notre ignorance. La partition du savoir, les columbariums, les disciplines et leurs frontières sont des fables qu’on a fait passer pour la réalité, elles pèsent sur nos manières de vivre, de connaître et stérilisent les recherches.
Je passe deux heures avec Xavier au café de la Poste, notre aventure à Rue, Entre terre et mer, aura vraisemblablement lieu en mars 2016, si Dieu le veut.

Jean Prod’hom

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Quelque chose s’est refroidi

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Cher Pierre,
Il reste sur pied, ici au Riau, un peu de maïs et des betteraves. Ce matin, Jean-David en déchintre un champ à la Moille-aux-Blanc, pour ne pas avoir à rouler avec son tracteur sur le pré voisin, en bordure duquel il entasse les fanes. Il en décollette deux rangées, qu’il viendra charger ce soir dans une vieille bennette.

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Les sangliers ont sérieusement labouré le pré, ils sont partout, me dit Jean-David ; Jean-Paul a vu une mère et ses petits traverser la route en-dessous de la déchèterie, d’autres ont été aperçus du côté du chalet d’Orsoud. Les gens avisés de la commune estiment qu’ils sont plus de trente à écumer la région, il va falloir les tirer. On parle, on parle, mais Jean-David veut terminer ses deux rangées de betteraves avant de descendre à la laiterie ; la société de fromagerie dont il est le président se réunit en effet tout à l’heure pour une réunion extraordinaire. Il y a eu un pépin, la chaudière de 6600 litres, étamée de cuivre, est fendue. Les sociétaires devront décider s’ils la rapetassent ou s’il en achètent une neuve. La seconde solution serait préférable mais coûterait à la société 160’000 francs.
A l’autre bout de la journée, une conférence des maîtres ; ce sont d’autres soucis qui sont évoqués par le directeur, pendant plus d’une heure : la population qui croît, les règlements qui se multiplient, les budgets qui explosent, le ton qui se durcit ; les procéduriers en appellent au cahier des charges, les plus confiants bâillent. On dirait que le bon sens a pris la clé des champs, nous laissant avec un chaudron fendu ; on tente d’allumer ici et là des foyers, d’en étouffer ailleurs ; mais quelque chose s’est refroidi, quelque chose ronge l’intérieur du chaudron. On rapetasse en continu, avec du neuf ; on ajoute des couches supplémentaires qui ont pour seul effet d’alourdir l’édifice. Il ne restera bientôt, à l’intérieur, plus rien qu’un feuilletage d’enduits qui s’écaillent.

Jean Prod’hom

On se doit d’apprendre à vivre sans coupe-feu

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Cher Pierre,
On se réveille au-dessus du brouillard, mais il m’avale, moi et la Nissan, à l’extrémité du plateau de Sainte-Catherine. J’en ressors au Mont, dessous ; la couverture nuageuse ne se déchirera pas.

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Je prépare ma journée à la volée, enchaîne cinq périodes, mange à la Châtaigne un vol-au-vent ; enseigne à nouveau jusqu’à 15 heures 30, avant de monter au Chalet-des-Enfants : là-haut le soleil se couche.
Alors que les difficultés, innombrables je le crains, s'amoncèlent aux quatre coins de la terre, aussi bien du point de vue de la gestion de nos besoins que de nos relations au sein de notre espèce, que certains états essaient de tirer les marrons du feu, alors que deux ou trois groupes dictent les règles du jeu et que les individus les plus habiles jouent les premiers rôles, j’imagine que les innombrables chicanes qui nous attendent au réveil se sont dissipées pour toujours, comme ces fumées à l'arrière des pipers et des gros-porteurs qui sillonnent le ciel, à nouveau bleu, bleu ciel, ciel sans nuage ; j’imagine la paix perpétuelle le jour de sa signature, j’imagine l’humanité au matin de ce jour, effrayée, ne désirant en réalité pas plus l’établissement de son règne que celui de l’éternité, désemparée devant les heures creuses.
Paix et éternité, l’homme les craint, repoussant à plus tard ces images qui sont celles de sa ruine ; elles lui rappellent sous le soleil et les mauvaises herbes que la terre peut faire sans lui ; et s’il s’affaire autour des conditions de son existence, c’est pour mieux passer à côté de celle-ci et s’en plaindre. Plus rien ne nous protège de nous-mêmes, ni l’étendue qui nous entoure, ni le rien qui nous enveloppe et nous pousse. On se doit d’apprendre à vivre sans coupe-feu en s’écartant du tintamarre des nations.
JLK me fait savoir que Le Matin Dimanche lui a demandé de présenter trois livres de la rentrée hors-rentrée, Marges sera le premier. Il termine son mot par des condoléances amicales. Je monterai un de ces quatre à la Désirade, en voisin ; je l’ai aperçu à l’Estrée l’année dernière, à l’occasion de la remise du prix Edouard-Rod, je crois me souvenir de sa voix.
Sandra et Louise sont allées au CHUV cet après-midi, elles reviennent avec de bonnes nouvelles. Mais Louise a oublié une fois encore d’offrir à Xavier un exemplaire de Marges ; j’aurais voulu qu’il le feuillète avant qu’on se voie mercredi prochain à Oron. Je prépare deux quiches et une salade.

Jean Prod’hom

Voici la clé, nous sommes au milieu du chemin

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Cher Pierre,
On pleure et prie à la Toussaint, et cet immense dimanche de novembre en donne envie. Mais comment s’y prendre et quoi dire. Se taire est aussi un verbe intransitif, alors je marche de Froideville  – où j’ai laissé la Nissan – jusqu’au Riau.

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Je fais une halte sur la terrasse de la Poste où je bois une verveine, à côté d'un gars du coin qui boit un verre de blanc ; heureux d'en être tous les deux, du bon coup que le ciel a joué aux morts. Et cette terrasse sur laquelle nous nous sommes embarqués, nous ne voudrions l'échanger contre aucune éternité ; le dénuement se confond avec l’abondance, la laine et le soleil picotent la peau ; dans le le ciel dansent des ballons multicolores, ceux qui les ont lâchés leur tournent le dos ; les cloches sonnent la demi de deux, ça tient ensemble.
C'est la conscience qu'il ne peut en aller tout le temps ainsi qui m'oblige à me lever et laisser ce qui ne fait jamais faux bond. Je reviendrai et me remettrai à la cape. Faut-il vouloir plus ?
Ne pas choisir entre raison et poésie, ne céder ni à l’une ni à l’autre. Je n’aime pas parler de la mort ; mais j’écris, je crois, avec elle, ou à côté d’elle. Lointaine ou proche, elle veille lorsque je lis théorèmes ou poèmes.
J’entre dans le bois des Orgires, j’entends bientôt Oscar, aperçois Louise et embrasse Sandra. Voici la clé, nous sommes au milieu du chemin. A tout à l’heure.

Jean Prod’hom


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On se donne rendez-vous

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Cher Pierre,
Brigitte, Sandra et les filles restent à la maison après le déjeuner ; j’emmène Raymonde et André à Morges. Une nuée d’oiseaux aquatiques squattent les rives du lac : des cygnes, des colverts, des poules d’eau, des grèbes, des nettes rousses, des morillons, quelques sarcelles qui plongent et réapparaissent là où on ne les attendait pas.

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Ce sont d’autres oiseaux qui vont et viennent le long de la Grand’Rue, ils caquettent sourire aux lèvres, un panier au bras ; descendus des villages vignerons des alentours ou des appartements cossus de cette petite ville qui, le samedi matin, sert de décor à une certaine idée du bonheur, ils semblent tous sortis de leur lit, jeunes et vieux, douchés, soigneusement peignés, habillés aux couleurs des dimanches. Je les connais depuis toujours, rencontrés à Saint-Hippolyte-du-Fort, – c’était les grandes vacances –, à Nyons ou à Montbrison, ébloui de les retrouver tels que nous avions été à l’été de notre vie, aujourd’hui à peine vieillis, moi non plus, pas lassés pour un sou.
Sandra, Brigitte et les filles ont préparé un papet, on se régale, on se réjouit, on se sépare. Brigitte nous embrasse pour la dernière fois, mais on se donne rendez-vous l’été prochain, à Chazelles ; on fera le marché, on ira à Saint-Symphorien, à Virigneux, à Maranges, au Puy et aux sources de la Loire.
Nous voici orphelins ; mais Sandra, Louise et Oscar prennent les devants, elles connaissent le chemin, je les suis ; je photographie sans y parvenir ce quelque chose qui nous précède et qui nous pousse. Inutile. Je recolle au peloton, avec du beau linge qui, j’en suis convaincu, aurait fait le bonheur de Marie-France Dubromel.
Google m’avertit que Thierry Raboud a écrit ce matin quelques belles lignes à propos de Marges. Quant à la Nouvelle-Zélande, elle a battu en fin d’après-midi l’Australie, c’était du rugby ; ce que j’en ai vu m’a ravi, d’autant plus qu’à ce jeu, les essais sont des réussites.

Jean Prod’hom


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C’était jour de la Toussaint

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Cher Pierre,
Le monteur a posé le tour de la baignoire ce matin ; il aura donc fallu plus de quatre mois et l'attention constante de Sandra pour que les transformations décidées en début d'année soient terminées. Il y aurait beaucoup à dire de ce que cette aventure nous a fait voir des entreprises privées, de leur efficacité, de la tenue de leurs engagements, de la qualité de leurs communications, des finitions, de leurs exigences, de la sous-traitance, de leur souci du détail, des traces de leur passage.

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Je fais le petit tour avec Oscar pendant que le monteur termine de lisser le silicone. Le soleil est revenu, l'érable rouge du jardin à perdu ses feuilles. Je descends à Oron faire quelques courses pour le week-end, reviens en quatrième vitesse pour être à la maison lorsque Louise rentrera. Sandra est de retour du Mont, on mange tous les trois.
Je passe deux belles heures avec les élèves de 9ème P et Nanouk l’esquimau, reprends ensuite, seul, Les enfants Tanner pour y voir un peu clair dans les relations du narrateur avec Simon, Kaspar, Klara,...
Brigitte, Raymonde et André sont arrivés; nous ne nous étions pas vus depuis plus d’une année. Ils sont allés au cimetière de Vevey ce matin, y sont retournés cet après-midi ; on mange ce soir une raclette. Brigitte, 93 ans, est remontée contre les politiques, à en pleurer. Née en 1922 à Chazelles, dans les Monts du Lyonnais, elle a dix ans lorsque sa mère meurt en 1932. Quand un père disparaît, dit Brigitte, c’est le porte-monnaie qui s’en va ; mais quand une mère vous quitte, c’est le coeur qui s’en va.
Son père, incapable de nourrir ses trois enfants, l’envoie travailler chez des fermiers de la région qui ne lui laissent aucun répit ; elle se souvient, émue, du jour où son père est venu la récupérer alors qu’elle ramassait des pommes de terre au-dessus de Virigneux, c’était jour de la Toussaint, elle avait les mains gelées. Brigitte ne restera pas à Chazelles, elle sera placée une seconde fois, chez de vieux et généreux paysans qui, ne pouvant bientôt plus la nourrir, la mettront au service de leurs neveux qui ne la ménagent pas.
Son père vient la rechercher en 1937, le patron de l’une des nombreuses chapelleries de Chazelles-sur-Lyon l’engage, elle a 15 ans, elle y travaillera pendant 45 ans. Elle donne naissance à Georges en 1947 – le père de Sandra –, puis à deux filles. Le travail de la chapelière est exténuant et le malheur ne l’épargne pas : les reins de son mari sont en mauvais état si bien qu’elle doit l’assister en permanence depuis 1968. Mais en 1971, c’est son père qui meurt.
Malgré les soins qu’elle lui prodigue, les reins de son mari lâchent et il décède en 1973 ; elle espère alors que la vie lui offrira un peu de repos, elle travaille sans faillir jusqu’en 1982 où elle bénéficie de la retraite. Mais le ciel ne l’entend pas de cette oreille ; coup de tonnerre en 1984, son fils meurt. Elle viendra se recueillir tous les ans à Vevey, autour de la Toussaint, sur la tombe de son fils.
Brigitte est remontée contre les politiques. Elle touchait depuis un peu plus de trente ans une retraite, une retraite si petite qu’elle était dispensée de payer des impôts ; Brigitte a dû calculer toute sa vie, s’est contentée du nécessaire pour élever ses trois enfants et soigner son mari.
Son sourire a disparu : on l’a avisée il y a quelques mois que sa pension serait soumise à l’impôt sur le revenu, c’est fait. Car enfin, Brigitte doit, elle aussi, contribuer à l’effort de guerre pour diminuer la dette de l’état, 300 euros par an. Brigitte leur en veut, elle n’ira plus voter, Brigitte ne croit plus aux promesses.
Mais Brigitte assure qu’elle paiera, elle a sa fierté ; c’est simple, ses besoins baisseront d’autant. Brigitte est fatiguée, Brigitte va se coucher. Lorsque j’entre par erreur dans la chambre d’Arthur, je l’aperçois étendue sur son lit, les yeux grand ouverts, la voix claire. Brigitte ne dort pas, elle veille sur ceux qui lui restent.

Jean Prod’hom

Rire de soi avec le plus grand des sérieux

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Cher Pierre,
C’est ce midi, après avoir mangé au réfectoire scolaire – si absolument dénué de confort et d’élégance –, alors que je lis, assis sur l’un des fauteuils rouges de la salle des maîtres déserte, le quatrième chapitre des Enfants Tanner, qu’une larme s’installe durablement au coin de mon oeil gauche, sans que l’idée me vienne de l’éponger. Je la laisse noyer le paysage en direction duquel je tourne la tête, et jeter un voile sur mon oeil droit.

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Les longues heures devant l’ordinateur sont habituellement la cause de ces épanchements, mais les démangeaisons qu’elles me procurent également, ne les accompagnent pas aujourd’hui.
Je reste immobile de longues minutes, très loin de la cour que j’ai sous les yeux, du bouleau, du ciel, mais aussi parmi eux : la tête sur les épaules et dans le ciel. Convaincu qu’il me serait loisible de prolonger indéfiniment cet état, sans faillir à mes tâches et à mes obligations, je pose un caillou en me promettant d’y revenir.
Une collègue est entrée et s’est installée face à l’un des ordinateurs mis à notre disposition. Je me lève alors et me dirige vers la machine à café, en disant à la cantonade, très distinctement qu’au fond, j’aimerais de ma vie apporter un peu de bonheur. La collègue sourit, m’assurant en riant que ce n’est pas du tout son truc ; elle reprend son travail, je continue seul.
Ne pas faire bande à part mais en être, comme les autres, pour les autres ; c’est-à-dire travailler, être juste, faire son devoir, obéir, ne pas outrepasser ses limites, comme un arbre dans le paysage ou un poisson dans l’eau. Mais consentir aussi à s’éloigner pour devenir cette voix qui prie et embrasse l’étendue, polyphonique et lointaine. Tous se souvenaient au même instant qu’il y avait au monde autre chose que la rudesse du travail et le souci du pain.
Je crois que Robert Walser, au-delà de la première stupeur, a la vertu de rendre les hommes meilleurs, à condition qu’ils consentent à se baisser, à renoncer à l’évidence et aux contes de fée, à remonter de décrochages en décrochages, de déroutes en déroutes, de déceptions en déceptions, de leurres en leurres, jusqu’au seuil d’un monde encore liquide et tiède, un monde d’avant les « oui mais ».
C’est en ce sens que Les Enfants Tanner, sans être un traité, constitue un récit engagé, dans lequel se manifeste un monde aux dimensions insoupçonnées, au sein duquel l’homme est invité à s’émanciper de lui-même sans pourtant quitter le théâtre – mais un théâtre élargi de la nature. Demeurant cet acteur aveuglé qu’il a toujours été au coeur d’un réel qui le dépasse, mais invité aussi à rire de soi avec le plus grand des sérieux, et à rejoindre, ne serait-ce qu’un instant, cette place creusée par la voix qui le précède, et qui lui apprend à pardonner, et peut-être, lorsque le moment sera venu, à se retirer.

Jean Prod’hom

Un théâtre, c’est aussi la nature

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Cher Pierre,
Lorsqu’ils ont un peu de place à la fin d’octobre, les foyards font une dernière fois la roue, avec cette assurance folle des coqs lorsqu’il montent sur leurs ergots. Ils perdront bientôt leurs plumes et laisseront voir en novembre, sous leur jupe, leurs membres osseux.

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J’enchaîne cinq périodes avec les élèves des trois classes dont je m’occupe cette année ; ils travaillent paisiblement, sans être attachés à mes basques, chacun pour soi ou en petits groupes. Le brouillard se confond avec le dehors, on n’aperçoit ni le lac ni le Jura, pas même la cime de quelques-uns des pylônes qui ferraillent le territoire. Je relis quelques pages des Enfants Tanner.

Si on se met maintenant à penser à un paysage tranquille, avec tous ces bois, ces collines, ces grandes prairies, tout cela étalé au-dehors, tandis qu’on est là assis sous les lustres d’une salle de théâtre, comme c’est étrange. Mais peut-être que tout fait partie de la nature. Pas seulement les grandes choses calmes du dehors, mais aussi les petites qui remuent et qui sont faites par l’homme. Un théâtre, c’est aussi la nature. Ce que la nature nous pousse à construire ne peut être soi-même que nature, à vrai dire d’une espèce secondaire. La culture peut être aussi subtile qu’on voudra, elle reste une chose de la nature, car enfin elle n’est qu’une lente invention à travers le temps faite par des êtres qui seront toujours liés à la nature. Quand vous peignez un tableau, Kaspar, cela devient de la nature car vous peignez avec vos sens et vos doigts et ceux-là, vous les avez bien reçus de la nature. Non, vraiment, nous avons toute raison de l’aimer, de toujours bien penser à elle, de lui adresser nos prières, si j’ose dire, car il faut bien que d’une manière ou d’une autre les hommes prient, sans cela ils devinent mauvais.

Je reste au Mont, mange au Central ; surveille les arrêts entre deux et quatre, avec l’idée de boucler des travaux fastidieux ; mais je dois au préalable batailler avec différentes versions incompatibles de Pages, contourner sans succès le refus d’une imprimante de prendre en charge l’impression de mes documents, soigner enfin, sans y parvenir, une souris sujette à paralysie. Je finis par baisser les bras, j’aurai au bilan perdu une heure et demie. Je sors du collège remonté.
Il pleuvine au Riau, les filles travaillent. Petit tour avec Sandra, Louise et Oscar. Lili accepte de poursuivre, à notre retour, l’odyssée qu’elle a commencé à me raconter avant-hier.
Léna, Jean-Claude l’âne et Papillona le papillon – pour qui les deux premiers ont bricolé une boîte de voyage – sont prêts. Léna achète encore au village un licol, une paire de rênes et la petite équipe peut se mettre en route avec, pour seule tâche, celle de parcourir le vaste monde et retrouver le père de Jean-Claude l’âne.
Ils décident d’abord de traverser la France ; ils s’engagent dans un petit chemin qu’ils suivent pendant deux jours, au bout duquel ils aperçoivent une maisonnette, ils s’approchent ; Léna frappe à la porte. Elle demande au vieil homme qui la lui ouvre de les héberger, elle, son âne et son papillon qui sommeille dans la boîte glissée dans une sacoche. Ça tombe bien, lui dit Ronald, car j’ai un vieux pré dans lequel paissait autrefois un âne que j’ai dû vendre parce que je n’étais plus en mesure de le nourrir.
Jean-Claude ! Jean-Claude ! L’homme se retourne, très étonné, le sien portait le même nom. Ils se rendent compte, après une courte discussion, qu’il s’agit du même animal. Ronald prépare un repas en racontant la longue et difficile histoire de l’âne avant que celui-ci ne rencontre Léna. Ronald l’avertit à la fin de la soirée qu’il ne pourra malheureusement pas l’héberger bien longtemps ; il doit en effet se rendre en ville dans trois jours, où il a trouvé une travail. Léna n’a pas l’intention de rester, elle souhaite en effet partir tôt le lendemain.
La petite équipe part à l’aube, mais l’étape ne sera pas bien longue ; Jean Claude en effet se gratte. Léna fouille soigneusement le pelage de son ami et finit pas mettre la main sur la cause de son désagrément : un cafard. Un cafard que Léna appelle Ralph et qu’elle glisse dans la boîte au papillon. Ils continuent leur chemin et finissent par atteindre Marseille. Ils ne s’y attardent pas, longent la côte avant de remonter jusqu’à Venise. Ils décident alors de prendre un gros bateau qui les conduira à Barcelone. Le bateau est si rapide qu’un jour de mer aura suffit.
Léna prépare les bagages lorsque Barcelone apparait à l’horizon, tandis que Jean-Claude, Papillona et Ralph prennent un bain dans la grande piscine du pont arrière. Tout semble aller pour le mieux. Mais au moment de descendre du bateau, le capitaine demande à Léna ses titres de transport ; Léna avoue qu’elle n’en a pas et qu’elle n’a pas un sou. Le capitaine ne veut rien savoir et exige l’argent de la traversée. Léna lui explique qu’il n’a rien à craindre, que son père est roi d’un petit état aux confins de la Mongolie et qu’il paiera à coup sûr dès qu’elle pourra le joindre par téléphone.
Le capitaine refuse et avertit Léna que si elle ne lui remet pas les 2000 francs qu’elle lui doit, il la dénoncera à la police.
On s’arrête là, Arthur a téléphoné, il m’attend à l’arrêt de bus. Sandra a préparé une ratatouille et des raviolis. Après le repas, chacun repart à ses occupations. Je n’entends bientôt plus que le tic-tac du clavier de l’ordinateur sur lequel je dactylographie ces maigres notes.

Jean Prod’hom


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Ecrire et marcher font bon ménage

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Cher Pierre,
Le brouillard se lève lorsque je conduis Arthur au bus et dépose deux livres au bureau communal. Je pars pour une longue balade avec Oscar qui en fait trop souvent à sa tête ; je crains qu’il ne s’égare un jour et ne soit amené à passer la nuit dehors. Je ne suis pas certain qu’il saisisse bien les conséquences d’une nuit de janvier balayée par la bise.

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Il y aurait donc une méthode Walser, qui serait à l’origine de cette cohérence que je devine en amont des anomalies, des chicanes, des retournements qui ponctuent les paroles de Simon dans Les Enfants Tanner. Je cherche le lieu, à la fois figure et déplacement de figure, qui génèrerait la double impression de confort et d’inconfort procurée par les discours de Simon. Non pas pour en neutraliser l’efficacité, mais pour goûter à l’évidence de son bonheur, une fois au moins, avec une innocence quasi-walsérienner, sans plus soupçonner que Simon pourrait être un imposteur et sa sincérité celle d’un habile boîteux.
Je ne parviens pourtant pas à identifier ce point, d’origine ou d’ancrage, à partir duquel s’organisent les passes qu’emprunte Simon pour être tout à la fois dans la foule et à mille lieues d’elle, pour se retrouver sans bouger, d’un mot à l’autre, sur l’autre face d’un invisible ruban de Möbius.
Simon a le nez collé à ce qui l’entoure tout en maintenant la plus grande distance, c’est le miracle, un peu comme Montesquieu dans les Lettres persanes, mais en étant des leurs. Simon opère en bordure du territoire sur lequel l’homme vit, de la carte qui habituellement le définit ; c’est dire que Simon vit à cheval sur le territoire dont nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et sur celui, plus vaste, qui l’enveloppe. Simon vit sur un seuil, mais un seuil qu’on ne peut se représenter qu’à l’intérieur du monde. Le dehors ne saurait être ailleurs que dedans, le dedans ailleurs que dehors. Ecrire et marcher font bon ménage.

Je fais mon tour ;
il mène un petit bout
et rentre ; puis sans tambour
ni mot, me voici à l’écart.


On devine le rôle de la langue et de l’écriture, grâce auxquelles Simon réalise ce pas de côté, ce pas de retrait, comme la sensible en arrière de la dominante Et de tout reprendre à zéro, admirer ce qui enlaidit le monde, abandonner les moqueries pour un peu de bienveillance, la réaction pour un sourire. Le monde a perdu de sa verticalité, s’est allongé et repousse l’horizon, donnant à voir la possibilité d’y vivre. Ce tour, c'est un tour de langue, Simon abandonne l’au-delà pour un en-decà, échange le ciel pour un seuil.
Je cueille quelques fleurs en bout de vie, m’avisant que la grande affaire des natures mortes, c’est le contenant, le vase qui les maintient droites et vivantes. Et le mur sur lequel elles se découpent comme sur un ciel.

Jean Prod’hom

Je n’ai rien à faire de vos vacances (Robert Walser)

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Il y a des journées où ne souffle aucun vent, on y respire à peine. Chacun s’efforce de garder le sourire, de faire bonne figure en maintenant la tête hors de l’eau ; chacun se tait aussi souvent que possible. Je quitte la maison dans la nuit, les alentours se tiennent en retrait, je rase les murs, fais mon job, mange une soupe, enchaîne, fais une halte à Pra-Collet avant de remonter au Riau. La nuit tombe.

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Je lis, devant une verveine, les billets taillés, rabotés, poncés que menuise Philippe Guerry ; petits bonheurs portatifs greffés sur ces mots à drôle d’allure – jamais les mêmes pour tous – que l’on croise dans nos lectures. Il m’a fait l’honneur de se pencher, après le mot d’encouble l’autre jour, sur celui d’épagomène aujourd’hui, deux mots que j’ai eu la désinvolture de laisser traîner sur mon site. Allez voir le sien, il s’appelle Bonheur portatif.
Je rentre donc à la maison, réconcilié ; pas assez cependant pour voir la vie en rose ; je décide donc de composer une nature morte, la seconde de ma vie, à l’image de cette journée sur le fond de laquelle ont clignoté, malgré tout, quelques instants heureux.
Bonheur de lire aux élèves de neuvième – qui sortent de vacances et attendent impatiemment les suivantes – un extrait du chapitre 2 des Enfants Tanner, et de le commenter fiévreusement.

Les moyens de s’en sortir, ce n’est vraiment pas ce qui manque pour un jeune homme comme moi. Quand vient l’été je peux aller chez un paysan, l’aider à rentrer sa récolte. Il sera content de m’avoir et il saura vite ce que je sais faire. Il me donnera à manger, ce sera très bon, parce qu’on fait très bien la cuisine à la campagne, et quand je m’en irai, il me mettra quelques pièces dans la main et sa fille, jolie et fraîche comme une rose, me fera un sourire d’adieu, d’une manière qui m’obligera à y penser longtemps sur la route. Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête. Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-mêmes par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ? Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour mois, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances. Si vous pensez que vous avez affaire à quelqu’un qui ne songe qu’aux vacances , eh bien, vous vous trompez : j’ai malheureusement tout lieu de croire que c’est bien là ce que vous pensez.

Bonheur de regarder, avec les même élèves, le premier quart de Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherti et prendre acte, avec eux, de l’inconcevable : des vacances, Nanouk n’en prend pas.
Bonheur que m’offre Lili à qui je demande de me raconter une histoire ; elle met en place, sur le champ, une odyssée qui doit nous conduire, avec Léna, un âne et un papillon, à l’autre bout du monde : Léna est âgée de 8 ans lorsqu’elle accueille, dans son vieux pré banal, un âne qui répond au doux nom de Jean-Claude. Tous les deux ont perdu leur mère lorsqu’ils sont nés. Ils s’apprivoisent quelques années avant de se mettre en route, à la recherche du père de l’âne, qu’ils se sont promis de retrouver avant de rejoindre le père de Léna qui vit, elle le sait par une lettre qu’il lui a envoyée, dans un pays dont il est le roi, aux confins de la Mongolie.
Les pâtes sont cuites, le fromage râpé, la salade fatiguée : Lili, Léna, Jean-Claude, le papillon et moi n’irons pas plus loin aujourd’hui. Sandra et Louise rentrent d’Oron, la première souriante mais fatiguée, la seconde enchantée de son cours de guitare et de son maître – c’en est un. Elle m’annonce enjouée que celui-ci est emballé à l’idée que nous fassions quelque chose ensemble.
Bonheur enfin, celui d’aller chercher Arthur à l’arrêt de bus, dans la nuit, le brouillard, de rédiger ce billet et d’aller me coucher.

Jean Prod’hom


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Les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe

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Cher Pierre,
Nous sommes allés faire un grand tour, Sandra, Oscar et moi, par la lisière du Riau jusqu’au Torrel et le village ; nous sommes remontés par les pâturages de Vers-chez-les-Porchet, nous avons longé les Tailles et Pra Massin, rejoint le refuge de Corcelles. Au retour, j’ai relu dans la véranda, crayon à la main, les trois premiers chapitres des Enfants Tanner.

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Simon est un cousin des héros d'André Dhôtel. Ils appartiennent à la grande famille des résistants insaisissables, à l’abri dans le taillis de leurs pensées. Mais si les seconds résistent, anarchistes sans doctrine, aimables, naïfs, jusqu’au-boutistes, orphelins, idiots, c’est un peu à leur insu.
Il en va tout autrement pour Simon qui n’a pas renoncé au monde, un monde dont il ne se sent pas étranger, bien au contraire. Il en perçoit pourtant la menace diffuse, s’en mêle et s’en méfie. Tout autant que de lui-même ; il n’a jamais eu l’idée qu’on puisse faire autrement, Simon n’est pas un révolté. On pourrait dire avec Simon, même s’il ne le dit pas, que le diable est partout et qu’il nous oblige à une lutte de tous les instants, notamment dans les discours dont Simon savonne la pente ; ce ne serait pas bien de laisser les récits aux mains des partisans. Simon n’a de cesse de réintégrer ce que le diable et la foule qui le nourrit a tenté de s’approprier, pour éviter que le collectif se sépare de lui-même ; les plaintes ont d’ailleurs leur place, elles sont souvent belles.
La coercition dans laquelle nous plonge le train du monde n'en assure pas moins sa bonne marche. Simon fait au mieux, il quitte les lieux avant d’en être chassé. Les chemins se valent tous, si bien qu’il serait vain de prétendre avoir choisi, et de devoir justifier ce choix en répondant des circonstances qui n’en appellent précisément aucun. Simon vit a l’essai, il déroute, déçoit : il manque de l’espoir que les choses pourraient un jour aller mieux. C’est en vain que le père rêve pour son fils d’une belle carrière et d’une paix pour son âme, d’un caractère suffisamment trempé pour lui permettre d’obtenir une place et du bonheur d'y renoncer enfin. Comment s’en sortir ?
Les obligations ont ceci de bon qu’elles nous obligent, l’uniformité ne nous empêche pas d'être, un gentil mot corrige une impolitesse. Et surtout, le monde est habité par une immense confiance, les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe, les voleurs ne doutent pas de la valeur de leur butin, les plus pauvres donnent de l’argent aux plus riches, sans que ceux-ci mendient, chacun a des défauts, chacun peut dire exactement le contraire de ce qu’il dit. Rien ne ressemble plus à un poète qu'un riche banquier aux prises avec ses secrets et ses échecs. Ne pas se fier aux apparences.

Jean Prod’hom


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Les gentils mots d’un vieux bonhomme insociable

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Cher Pierre,
L’écriture n’est guère assurée, mais je crois deviner la main qui les a tracés ; au verso la confirmation, il s’agit bel et bien de celle du vieux poète de Grignan. A l’intérieur de l’enveloppe, la photographie d’un enfant au turban jaune – réalisée par Georges Crittin. Derrière, quelques lignes tremblantes.

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De gentils mots d’abord, ceux d’un vieux bonhomme insociable qui demande un peu d’indulgence ; mais qui se souvient bien de l'avenue Davel où il habita, il y a des siècles, tout près de Riant-Mont où je suis né et j'ai passé mon enfance. Le nom de Zappelli que j’évoque dans Marges, qui tenait une épicerie entre le Valentin et Riant-Mont, lui rappelle quelque chose. Mais Riant-Mont, c’est d’abord dans sa mémoire le Riant-Mont du colonel Moulin et de ses enfants, Jean-Pierre, Antoinette et Béatrice.
La dernière, morte en 2006, fut une artiste et une brillante journaliste ; j’apprends en consultant l'inventaire sommaire du fonds Béatrice Moulin à Berne, qu'il existe une cote « A5 écrits intimes (carnets, journal intime et agendas) » qui indique en marge ceci :

Cote A-5-1/2
Titre / Description B. Moulin / Riant-Mont 4 / Lausanne / nuits sans fin / janvier 46 / août 47
Dates 1946-01-26/1947-10-15
Collation Cahier aut., num. 150 à 214 de la main de B. M., quelques pages vierges à la fin. (15 x 20,9 cm)  
Remarques Deux têtes dessinées sur la deuxième de couverture

Or ce Riant-Mont 4, j'y ai passé des nuits aussi. Sans fin. J'envoie derechef un mot aux archives littéraires suisses à Berne, avant de me coucher et de relire les premiers chapitres des Enfants Tanner.

Jean Prod’hom

La friche industrielle d’Attisholz

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Cher Pierre,
J’ai fait la connaissance hier d’une mercière, ou plutôt de ses travaux ; pas n’importe quelle mercière, une mercière ambulante qui ramasse ce que les gens ont oublié, ont jeté, abandonné ; elle en fait de petits – ou de grands – inventaires que chacun peut admirer dans sa boutique qui est ouverte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ; c’est à Venise – dont elle semble très amoureuse – que nous nous somme croisés cette semaine, un peu à cause du bichon maltais de saint Augustin qui attendait sur le seuil du Punto en face du Campo San Lorenzo ; mais aussi en raison d’un radeau rouge au bord des Fondamenta Zatterre, d’un chiffon et d’une aigrette à Murano, de l’Osteria de la Bandiera, d’un plan de la lagune, du ponte del Umilità tout près de la Salute, et d’un tas d’autres choses qui traînent à Venise.

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J’ai passé une belle heure ce matin dans sa boutique pleine de recoins, de petits autels portatifs, de cartes, de boîtes, de dépliants, de natures mortes et de travaux à l’aiguille qui, parfois, ne tiennent qu’à un fil. N’hésitez pas à vous y rendre vous aussi, la mercière s’appelle Marie-France Dubromel, vous en ressortirez réconcilié avec les voyages.
Nous partons à midi ; François nous a en effet invités à fêter son anniversaire, ce soir, dans une boîte à flippers installée dans une petite ville au pied du Jura, à une quinzaine de kilomètres de Soleure ; Sandra est au volant, je feuillète le journal ; j’y apprends que le papa de C est mort, le cancer l’a emporté en quelques mois ; nous nous étions vu au printemps alors que je préparais notre voyage à Naples, une ville dont il était originaire ; et puis une seconde fois à l'occasion des promotions de sa fille. Les pages qu'on croyait pouvoir retenir se tournent d'elles-mêmes, sans même qu'on ait eu le temps de glisser un signet, Il cielo è blu sopra le nuvole, è tu sei andato a raggiungerlo.
Sandra et les enfants ont décidé de passer l’après-midi à Berne et d’y faire quelques achats, ils me déposent devant la gare. Je renonce à Bienne et aux peintures du frère de Walser, prends le train de 14 heures 35 pour Soleure, qui longe l'Aar avant de bifurquer au nord, à travers une campagne moyenne au vert indécis, sans caractéristique ni qualité particulière, qui annonce le paysage moyen de demain, étranger à lui même et à aux autres, mités par de petites industries et les parcelles de grands domaines agricoles déserts, par des îlots d'habitations grillagés et des dépôts cadenassés. Les routes et les voies de communications vertèbrent ce corps, unique et morcelé, sans peau ni grain, déserté par les rêves, anonyme. Le ciel gris n'y est pas pour rien.
La ville de Soleure est charmante, je la traverse avant de rejoindre la rive gauche de l’Aar ; le ciel repose lourdement sur le Jura d'un côté, les hauts feuillus de la rive droite de l'autre. Les cygnes ont la tête à envers et battent l'eau pour l’y garder ; les humains vont pas deux, je les entends, ils font le procès de la vie des absents, seule la leur a un sens. Une nuée d'étourneaux piaille dans les frênes, une colonie de pies et une autre de corneilles se partagent le pâturage, nu, qui descend jusque à l’Aar. Les mésanges seules, à contre jour, offrent un chant qui frétille à l’unisson des feuilles des peupliers couleur caramel. Je revis. Apparaissent soudain, dans une anse de la rivière, la cheminée et le haut réservoir de la friche industrielle d’Attisholz qui se dressent comme le campanile et le baptistère d’une petite ville du Chianti. La vie se remet à sourire.

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Les autorités soleuroises ont entrepris de réaménager les rives de l’Aar, bien entamées par le complexe d’Attiswil et la centrale hydroélectrique de Flumenthal. Et pendant ces travaux de requalification et de revitalisation, les piétons sont priés de quitter le bord de l’eau, comme les poissons pour lesquels on a aménagé une passe de 60 centimètre de large qui leur permet de contourner les obstacles du barrage et d’éviter les turbines. A considérer le profil de l’escalier, l’homme est en droit d’admirer et d’envier le poisson ; il peut en effet regretter, à juste titre, de ne pas être aussi habile de ses ailes que lui de ses pieds et de ses mains.
La batterie de mon portable est déchargée, pas de bistrot en vue. L'église de Flumenthal est par bonheur ouverte. Je fouine partout, rien, monte sur la galerie, jette un coup d’oeil sous le bénitier, au pied des statues, dans le dos des saints, rien. Trouve enfin, dans le chœur, sous une tablette de marbre à côté de la sacristie, bien cachée, une prise secteur à laquelle j’accouple ma machine. C'est une faiblesse des autorités ecclésiales de ne pas se mettre au diapason de la vie de tout un chacun ; c'en est une autre de s'y soumettre en d'autres circonstances ; je remarque en effet, lorsque je sors de l'église, qu’elle est affublée d’une petite plaque bleue sur laquelle est inscrit le numéro 31. N'est-on plus capable de reconnaître une église ?
Je termine ma promenade dans la nuit à Attiswil au restaurant Baren où je lis quelques pages du journal de Paul Klee, avant de rejoindre, à 20 heures, Sandra, nos enfants, François et ses invités. Une cinquante de flippers sont à notre disposition ; je crois reconnaître la machine sur laquelle, Michel Jacques et moi, nous nous échinions dans un bistrot de Pully, alors que nous avions 18 ans et que nous jouions, comme ce soir, jusqu’à minuit.

Jean Prod’hom

Une grève de rien du tout

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Cher Pierre,
Du pont arrière du vaporetto 7 qui nous emmène à Murano, on aperçoit les Alpes dans le lointain, auxquelles Venise a résolument tourné le dos, en les plongeant pour toujours dans l’indistinct et le vaporeux.

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Sitôt débarqués à Murano, un rabatteur nous ouvre les portes d'un atelier de verrier. Pourquoi pas. On patiente une dizaine de minutes dans un couloir tapissé de laideurs, avant que le patron de la boutique tire les rideaux derrière lesquels il nous demande de nous ranger sans délais, en rangs serrés : d’autres amateurs nous talonnent ; de ne pas nous attarder lorsque la démonstration sera terminée : d’autres clients attendent. L’atelier n’est en réalité que l’antichambre du lieu vers lequel nous sommes dirigés, une boutique pleine à craquer de larmes éteintes et de verroteries fragiles qui flattent la sensibilité des plus naïfs. Notre guide a la gentillesse de ne pas nous forcer à rester, il nous autorise même à sortir de sa boutique les mains vides.
Nous faisons une seconde tentative de l'autre côté de l'île, chez Colleoni, avec l'espoir que les 30 euros déposés à l'entrée nous assureront d’autres satisfactions. Le propriétaire des lieux ressemble au premier, il nous demande, après une dizaine de minutes, d’applaudir le maître qui a réalisé, avec une belle dextérité, une idée de cheval, transparente, tout en racontant à son voisin quelques-unes de ses aventures de la veille, comme si nous n’existions pas. Il nous ouvre ensuite les portes de son palais qu’on aurait pu confondre avec le premier, si lui et ses associés n’avaient eu l’idée de doubler leur production en installant au fond des rayonnages de verre des miroirs. On imagine, avec un peu de malveillance, toutes sortes de choses, de circonstances, d’événements qui auraient mis à mal, sens dessus dessous ces trésors d’obéissance qui dévorent la lumière et neutralisent les rêves.
Pas le temps de rêver, nous voilà face au chef-d’oeuvre d’Alexandro Barboro, un jambon ; oui un jambon dont notre guide vante les mérites : le poids d’abord, plusieurs dizaines de kilos ; les couleurs ensuite, crues comme celles d’un véritable prosciutto ; le prix enfin, 15 000 euros. Nous sortons discrètement sans demander notre reste, mais nous sommes priés de revenir : les 30 euros déposés en entrant constituaient en effet une assurance que nous ne partions pas les mains vides. Nous devons maintenant choisir quelque chose : ce sera un cheval transparent pour Louise et Lili, Arthur met dans sa poche un ours blanc. ils reçoivent en outre une poignée de bonbons en verre, de ceux qui ont permis aux Conquistadores de faire plier les Précolombiens.
Il faudra cette halte à Murano pour que nous nous retrouvions tous les cinq sur une grève de rien du tout, deux mètres sur trois, la seule de l’île ; et que nous ramassions, sous le regard bienveillant d’Arthur, ce que nous n’avons trouvé dans aucune boutique ; Sandra, Lili et Louise des bris de verre et un morceau de terre cuite, minuscule, plus fin et brillant qu’une perle de verre, qu’elles me cèdent contre une dent d’oiseau des îles.

Jean Prod’hom


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C’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro

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La première halte de la journée s’est négociée : ce sera comme hier le Campo della Bragora – plus exactement le Campo Bandiera e Moro O de la Bragora. Les enfants mordent dedans à pleines dents, avec un thé froid dans une main et des tranches de pizza dans l’autre. Café pour nous.

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Je trouve dans l'église San Giovanni, à l’arrière du saint Jean baptisant le Christ, entre les jambes de celui-ci perché sur son tombeau et derrière la croix que tient saint André (peints au XVème siècle par Giambaptista Cima, Alvuse Vivarini et Franceso Bissolo), des petits morceaux de paysage dont la simplicité donne envie, si c’était à refaire, de devenir peintre.
Nous entrons au palais des Doges à 11 heures, une heure avant la visite que Sandra a programmée. Celle-ci et les enfants, en attendant, traversent les grandes salles du palais, je parcours au premier étage l’exposition consacrée à la lagune, son évolution, son avenir, son difficile équilibre. Y sont exposés les deux dames vénitiennes et le portait du doge Leonardo Loredan que Vittore Carpaccio a peints autour de 1500. On se retrouve tous les cinq à l’entrée, avec une vingtaines d’inconnus ; la guide nous fait voir les innombrables et sombres prisons du sous-sol du palais, sur lesquelles a reposé pendant plusieurs siècles la République vénitienne, puis les salles de torture qui lui ont permis de durer, placées sous la charpente, juste sous le ciel.
Une gondole traghetto, à deux rameurs, nous fait traverser le Grand Canal ; on s’installe sur la seule terrasse des Fondamenta Zatterre, radeau au fil de l’eau sur lequel on paresse une belle heure, sous le soleil, en face de cocktails et des bâtiments surbaissés de la Giudecca.
Marco nous fait signe, je m’y étais toujours refusé jusque-là, je cède aujourd’hui, c’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro, je ne le regretterai pas : une demi-heure à naviguer dans les eaux noires de la Sérénissime, entre enfers et paradis, les voix résonnent, joyeuses et caverneuses, eaux sombres et huileuses que se partagent les gondoliers. Ils se nomment, se saluent, entament un bout de conversation qu’ils continuent d’un mot ou d’un rire bien après s’être croisés, sans se retourner.
Ils sont quatre cent quarante à régner dans ces venelles où l’on ne s’arrête pas, qui tiennent ainsi la ville en ceinturant près de cent trente îles – cent vingt-neuf, précise Marco ; les informations courent à fleur d’eau plus vite qu’à fleur de terre. Pourtant les gondoliers ne font pas les malins, baissent régulièrement la tête devant l’un ou l’autre des quatre cent trente ponts – quatre cent vingt-sept, précise Marco – qui désenclavent les îles des vivants.
C’est un monde d’hommes, il n’y a que Georgia qui fait partie de ce collectif ; dix groupes se partagent le marché, sans se tirer la bourre. Les candidats ont une formation qui dure deux ans ; un ancien leur apprend à tenir la rame, à utiliser les différents refouillements du tolet, les mauvaises passes. Ils apprennent en outre les langues étrangères et l’histoire locale. Le gondolier commence sa carrière à 18 ans, il est prié de se retirer à septante s’il ne l’a pas fait avant ; les gondoliers ne sont pas syndiqués.
Marco a encore de belles années devant lui, il a cinquante-deux ans ; mais qu’il prenne garde, il tousse et a un vilain rhume. Il nous dépose à deux pas de la place San Marco.
Sandra et les enfants rentrent, je file au Campo della Bragora, m’assieds à même la pierre, dos contre la façade du palazzo Gritti Badoer, tandis que le soleil plonge derrière la Cantina ai Schiavoni : des grappes de gamins jouent autour des bancs sur lesquels sont assis leurs mères et des vieux, avec des pigeons qui se mêlent à la foule et qui piquent les restes de la collation des plus petits des enfants ; plus loin on joue au foot. Les seuls véhicules, mais j’en dénombre quand même cinq à cette heure, ce sont ceux des handicapés que les canaux protègent, mais que les ponts condamnent à demeurer fidèles à leur île.
Je pensais assister à la cérémonie au cours de laquelle la Madonna In Calle dell' Arco devait être présentée au public ; lorsque j’arrive à 17 heures 15, il n’y a déjà plus personne.
Soirée du côté du Campo santa Margherita, chez Sylvio, où l’on mange d’abondance, si bien que nous décidons de marcher jusqu’à la gare, pour digérer, avant de nous glisser à l’arrière d’un Vaporetto qui nous déposera à San Zaccaria. On perd Louise qui a voulu prendre un raccourci dans la nuit, on est très heureux de la retrouver avant d’aller nous coucher.

Jean Prod’hom


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Toile délavée de jute et de bure

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On boit thé et café sur le Campo della Bragora, en face de l'église San Giovanni où Antonio Vivaldi fut baptisé. Le soleil éloigne les murs des limites de la place et la rapproche du bleu du ciel ; ses spots blanchissent la façade du palazzo Gritti Badoer, chantournée par des Byzantins ; ils caressent ailleurs les crépis fatigués, usés, rongés, où apparaissent des empilements de briques rouges, jaunes ou orangées, Deux puits condamnés organisent l’espace, deux arbres au feuillage vert tendre, qui ressemblent à des micocouliers, le font pencher d’un côté, là où fleurissent toute l’année cinq ou six bancs rouge vif : petit miracle que cette ville sans véhicule, qui recommence chaque matin quelle que soit la saison. On déjeune, on traîne.

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Nous nous décidons finalement à lever le camp, marchons léger en direction des Giardini ; les enfants sautillent, on babille ; on ne s’y serait pas pris différemment si nous avions voulu nous égarer, et nous le faisons si soigneusement que nous nous retrouvons une heure après de l’autre côté de la ville, au Campo della Celestia, puis sur les rives du Canale delle Fondamenta Nuove, à l’angle nord-ouest de l’Arsenale. Rien vu !
On rebrousse chemin avec le sourire, personne n’est tenu pour responsable ; cette Venise-là nous dépasse tous et, décidément, aucun de nous ne s’appelle Poucet. Chacun croit toutefois pouvoir guider les autres sur le chemin du retour, mais refile le plan à son voisin sitôt qu’il perd le fil, il change souvent de mains. 
Il y a foule le long du Grand Canal, celui de la Giudecca est encombré par un immense navire de croisière qui s’est mis en travers, l’église de la Salute a disparu.
Beaucoup de monde également aux 6 caisses des Giardini, mais une demi-heure sous les platanes aura raison de notre impatience. Sandra et les filles vont pour leur compte, Arthur pour le sien, je vais pour le mien. On se retrouve à 14 heures sur le banc placé devant le pavillon belge, vermoulus. Du plaisir d’abord, en compagnie des Belges, des Espagnols, des Américains, des Japonais,... Deux tendances ensuite, qui semblent persister depuis la nuit des temps : le désir de certains de faire aller les choses dans tous les sens, parce que tout n’a pas été dit et que, sur l’ensemble des choses remuées, quelque chose va bien s’imposer et indiquer une direction. La volonté des autres de retenir ce qui va en tous sens, dans des cadres ou des boîtes, organisés de telle manière que ce qui pourrait leur manquer soit piégé à l’intérieur et n’échappe pas à celui qui voudrait s’en saisir.
Les visiteurs sont braves, chacun photographie tout, on ne sait jamais, les bancs sont aussi très occupés, il fait chaud et beau. Ces journées ensoleillées d’automne embellissent le monde, elles font sourire les hommes et les conduisent à fermer les yeux un instant.

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Les enfants ont repéré une rue marchande, on se sépare, j'ai rendez vous avec Vittore Carpaccio et saint Augustin. Et ce qui me frappe à nouveau, c’est la lumière que diffuse cette peinture de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni plongée dans la pénombre : bois sombres du mobilier, des vieux lambris et des poutres du plafond piquées d'or.
Toile délavée de jute et de bure sur laquelle apparaissent des figures sans matière, transparentes. Tout autour, de la bure encore et de la jute, sur le sol et contre les murs, ni terre ni étoffe, ni pierre. Quelques objets empêchent la toile de se détendre : des livres, un chandelier, un encensoir, une crosse, une mitre, une croix, des babioles... Rien ne manque, et c’est ce manque, cette absence qui est au centre de ce cabinet vide : Augustin n’est pas là ; le bichon maltais en témoigne, il attend.

Jean Prod’hom

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J'ai retrouvé le bichon maltais de saint Augustin

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Cher Pierre,
On quitte le Riau à un peu plus de 7 heures, la brouille est épaisse entre la Moille Baudin et l’Escargotière ; Sandra, qui est au volant, a besoin de toute son attention pour ne pas tomber dans ses filets.

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C’est une autre densité qui nous attend à Crissier : le cortège des pendulaires, trois colonnes de véhicules qui roulent à plus de cent kilomètres à l’heure, pressés, sur les dents, réduisant les distances qui les protègent, eux et les autres.
J’imagine un bref instant ce qui aurait eu lieu si l’un d’entre nous avait perdu les pédales, j’imagine le grincement des freins qui répondent trop tard, la catastrophe contre laquelle on bute, le vacarme de la ferraille qui claque puis se tord, le silence ensuite ; quelques gémissements bientôt, les pleurs d’un enfant venus de dessous les tôles, plus loin un homme qui titube, puis quelques cris, étouffés, glaçants. Chacun a trop tiré sur la corde, chacun attend penaud l’arrivée des ambulances dont on entend bientôt les sirènes, sinistres, qui déchirent l’espace. Des voix bienveillantes remplacent enfin les hurlements des sirènes.
Il va falloir tout recommencer, annuler la journée prévue, tout ; oublier une partie de son passé, anticiper une autre suite, une nouvelle fin d’année, une nouvelle vie. Dommage. Pourquoi autant de sottise, d’inconscience, autant de stupidité ; il ne nous en aurait rien coûté, ou si peu ; rouler plus lentement, laisser une plus grande distance entre nos voitures ; on a joué avec le feu, trop tard. Je suis dedans, je suis vivant, et les autres ?
La circulation se fluidifie depuis Aubonne et je me détends. On s’envole avec une bonne demi-heure de retard parce qu’il a fallu changer d’avion. On survole les Alpes qui baignent dans une crème épaisse, avec le Mont-Blanc qui dépasse à bâbord. Le ciel s’est éclairci lorsqu’on plonge sur Venise. Et cette ville, qui était d’abord un nom et des souvenirs, en direction de laquelle mon esprit s’est tendu, fait voir soudain ses lourdeurs, belles encore, à mesure que nous nous en approchons.
On quitte le Vaporetto 1 à San Zaccaria où la responsable de l’agence nous attend pour nous conduire Borgo San Lorenzo 5091, au deuxième étage ; de la terrasse on aperçoit les toits et les campaniles de San Lorenzo, San Giorgio dei Greci, Sant’Antonino ; on entend à 18 heures leurs cloches.

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Nous ressortons sitôt arrivés, traversons la ville jusqu’à San Marco et le Rialto, à deux pas du Grand Canal qui déverse sur ses berges un flot sans fin de touristes et de babioles. C’est devant le Punto, où Sandra et les enfants sont entrés pour faire quelques emplettes, que j’aperçois soudain sur le seuil, miracle, le bichon maltais de saint Augustin, resté à la fenêtre de la Scuola San Giorgio degli Schiavoni. Je le lui ramènerai demain, on habite tout près ; il suffit de franchir le Rio San Lorenzo, de traverser la belle place blanche de chaux qui borde l’ancien hospice, passer le pont, on y est. La Scuola est ouverte tous les jours de 9 heures 30 à 17 heures.

Jean Prod’hom


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La Bénichon

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Cher Pierre,
Je termine ce matin l’Atlas d’un homme inquiet, beau livre, très beau livre, avant de conduire Oscar dans sa pension de Tatroz ; je fais un saut à Châtel-St-Denis qui fête sa Bénichon, j’y reste tout l’après-midi.

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C’était, à l’origine, une fête paroissiale que les ressortissants du canton de Fribourg célébraient en septembre ou octobre, commémorant la consécration de leur église. Aujourd’hui, la fête dure trois jours, des carrousels sont mis à la disposition des enfants, on fête la désalpe, les touristes font une halte, on ferme l’église, on ouvre les bars, des forains vendent des kebabs, des pizzas, des crêpes et des gaufres, mais pas que...
Le menu servi dans les restaurants est copieux, il propose en entrée de la cuchaule, du beurre et de la moutarde, celle de Bénichon ; du bouillon et du bouilli ensuite, puis du ragoût d’agneau aux raisins, des pommes en purée et des poires à Botzi. Suivent des tranches de jambon et de saucisson entourées de choux et de haricots, avant le gigot d’agneau à l’ail et la salade aux carottes rouges. Pour le dessert, de la crème au baquet et des meringues, des fruits, des beignets et des bricelets, des pains d’anis, des criquets et des cuquettes. On boit aussi, beaucoup, ça aide.
J’ai regardé tout cela de loin, à l’abri puisqu’il s’est mis à pleuvoir ; tout le monde a craint pour le cortège qui clôture la fête. Mais les Fribourgeois de la Veveyse sont courageux, ils sont partis de devant la Migros et j’ai pu les applaudir lorsqu’ils ont passé route de Tivoli. A l’avant du cortège le troupeau fleuri de la famille Vial, et puis dans l’ordre : la fanfare valaisanne de Vionnaz – invitée d’honneur –, les armaillis de la Veveyse, cinq joueurs de cor des alpes, une douzaine de soldats de la Batterie de Campagne 13 qui, avec trois canons, m’a expliqué plus tard l’un d’eux, a supervisé la reddition de l'armée française du Général Bourbaki en 1871 aux Verrières, des juments et leur poulain, la fanfare de l’Edelweiss de Semsales, un club de jeunes lutteurs, une douzaine de barbus gruériens, une vingtaine de sonneurs et sonneuses de cloche du groupe de la Dent de Lys. Et puis, au milieu du cortège, une délégation du Rode Osco Manosco, avec flûteau et tambourins, qui cultive la langue et les traditions provençales. Il faut dire que la commune de Châtel-St-Denis est jumelée avec celle de Volx, gros bourg des Alpes-de-Haute-Provence, situé au nord de Manosque.
Il est près de 17 heures quand je rentre, on écoute en famille les résultats des élections fédérales ; la poussée de la droite se vérifie, 11 sièges supplémentaires pour l’UDC, 3 pour les radicaux. Les socialistes perdent quelques plumes, les verts de gauche 4 sièges, les verts libéraux 5 fauteuils. Vaudra mieux être dans les années qui viennent du côté des riches.
On prépare nos sacs. Nous nous levons demain matin à 7 heures, l’avion décolle à 9 heures 30 à Cointrin.

Jean Prod’hom



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Lever le couvercle et la chape des raisons

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Cher Pierre,
J’ai reçu ce matin des nouvelles de Stéphane qui a accompagné à l’aéroport de Roissy son fils aîné qui s’envole en Australie, y faire sa vie peut-être. Elle ne chôme pas, a signé les décors des 21 nuits avec Pattie, s’est mise sur les rangs pour une autre réalisation importante, prépare une exposition en janvier...

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Sandra et les enfants sont descendus en ville, je reste sur le pont le reste de la matinée, fais un peu d’ordre dans la bibliothèque, avance – mais où ? – dans l’Atlas d’un homme inquiet, en sors enfin, avec Oscar. Je laisse la voiture au village, monte au large de la Grisaude jusqu’au Pré-du-Grelot, traverse le hameau de Chez-les-Porchet, laisse les Tailles à ma droite, m’arrête à Pra Massin.
Je crois mieux comprendre les bois du Jorat, les sapins blancs et les épicéas qui occupent le centre, noyaux denses et sombres qui laissent filer de larges et longues coulées jusqu’à la Broye à l’ouest et la Menthue à l’est. Autour d’eux les foyards d’abord, les autres feuillus ensuite, ourlets généreux de cinq à six rangées irrégulières. Des ruisseaux entaillent les prés, mais pas assez profondément pour que les conifères s’y installent durablement ; les érables, les frênes, les merisiers et les chênes s’en donnent à coeur joie, deviennent à eux-mêmes leurs ourlets, déroulent leurs rubans multicolores le long des veines sombres. Des tirets de saules et de bouleaux assurent la cohésion ; à leur pied des filets d’eau de tourbe à pente quasi nulle.
Je voudrais écrire aujourd’hui ce dont je m'étais débarrassé pour faire bonne figure : lever le couvercle et la chape des raisons, tendre l’assiette et dérouler sous la treille un tapis volant.
Je descends deux fois au village ; une première pour aller rechercher la Nissan, une seconde pour déposer dans la boîte aux lettres de la commune les noms des 18 politiques que j’aimerais voir à Berne défendre ce qui n’est pas acquis : les jachères, les coudées franches, ceux qui lèvent la tête, les murs de chaux, le temps libre, ce qui pourrait être.

Jean Prod’hom

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En distinguant les idiots des princes

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Cher Pierre,
Nous avons, Sandra et moi, emmené les filles aux bains d’Yverdon, nous y avons croisé Martine et ses deux petits-enfants. La baignoire a été installée, bonne chose de faite. Arthur en a fini ce soir avec quelques-uns des jardins privatifs de la région ; il aura pour la première fois de sa vie, avec Marc-André et Guillaume – des habitués de cette filière –, enchaîné neuf heures de travail, cinq jours de suite, quel que soit le temps, bise, pluie ou soleil. Biner, sarcler, désherber, daller, tailler, tondre, émonder, râteler, ramasser, transporter, composter,... Différence et répétition.

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En hiver, les arbres font cause commune en croisant sans contrepartie leurs branches noires ; la neige fait briller parfois le dessus de leurs bras, mais aucun d’eux ne fait bande à part, ils quadrillent une partie de go qui n’aura pas lieu
Au printemps et en été, du tilleul à la bouteille, tous les verts ne font qu’un, creusent sous les frondaisons une ombre si fraîche et si profonde qu’on en oublie le ciel.
C’est en automne seulement que les arbres se redressent et font voir leur territoire, leur profil, leurs couleurs, les relations qu’ils entretienne avec leurs voisins. Et si nous regardons de près, si nous prenons le temps et ne craignons pas d’avoir la tête qui tourne, il semble soudain que nous les connaissons tous, ou chacun ; capables d’identifier leur contour et leur ancrage, leurs habitudes, de leur donner un nom ou un sobriquet, capables de distinguer les idiots des princes, les têtes en l’air des tire-au-flanc, de les regrouper par deux ou par trois, par îlots ou familles, pleins de la vie qu’on leur attribue. On voudrait les saluer un à un, ils sont trop nombreux.

Jean Prod’hom


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Une vie sur terre sans histoire

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Cher Pierre,
Je suis monté en début d’après-midi aux Paccots à la rencontre de la première neige ; il ne m’a pas fallu beaucoup attendre avant de la voir traverser obliquement les quatre fenêtres à double-battant de l’auberge, de sortir et de l’entendre tomber lourde et ralentie sur les feuilles des saules et des joncs, rouler ses grains dans le creux des grandes feuilles dentelées qui bordent le vieux lac. Il y a ici, à 1200 mètres, de l’air et de la gratuité qu’il fait bon respirer.

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Jour épagomène donc, placé là non pas tellement pour me permettre de remettre dans les tiroirs ce que j’ai laissé traîner sur les commodes du Riau, ou pour réinstaller un peu de jeu dans mes embouteillages, mais au contraire parce que je m’avise soudain qu’il n’y a plus de pain sur la planche, ou si peu que je m’autoriserai à ne pas en faire cas, ne précipiterai rien, ni n’ajouterai quoi que ce soit à ce que j’ai sous les yeux ; le monde et ses habitants peuvent faire sans moi.
Je me contenterai de tirer de ce qui précède la leçon suivante : il n’est pas nécessaire de transformer ce que nous avons sous les yeux en obstacles ou en problèmes. Car si leur multiplication ne manque pas de donner du travail à ceux qui tirent parti de nos manques, elle plonge dans le besoin ceux qui ont été chassés de son marché, et dans la détresse ceux qui en ont été les héros involontaires, parfois jusqu’à l’irréparable. Quant à leur raréfaction, elle conduit certains d’entre nous à imaginer le pire en glissant un caillou dans l’une ou l’autre de leurs chaussures, pour ne pas succomber au sentiment de vacuité qu’éprouvent souvent les va-nu-pieds de salon.
C’est à une nouvelle expérience que nous invitent nos vies de chagrin, ponctuées de silences, de pauses et de soupirs rythmant la succession de nos jours et de nos saisons ; non pas qu’il faille les nier, mais il convient de ne leur laisser que la place dont ils ont besoin, et d’entamer ainsi l’hégémonie de l’histoire et de tous les romans qui nourrissent son empire ; bref, d’imaginer très concrètement une vie sur terre sans histoire.
A cet égard, la langue qui nous en a éloignés peut nous aider à y remettre pied, sans nier les belles courbes de la causalité, avec ses hasards, ses points de bifurcation, ses égarements et nos ignorances. A l’écriture de sertir par larges cercles concentriques ce qui dure, c’est-à-dire l’instant lorsqu’il se fait respiration. A la phrase de soulever et faire déborder ce qui est, qu’elle vienne de loin, en serpentant depuis la Chine, ou de tout près et râpe, ou danse, sans perdre la tête. A chacune d’elles de lancer la suivante et d’accueillir celle qui précède, c’est toujours du bout des doigts qu’elles se touchent et déplient un réel mais invisible secret.
Tout est blanc autour du lac des Joncs, je lance un coup d’oeil en direction du col de Soladier, d’Orgevaux et de la Désirade d’où me sont venues aujourd’hui de bonnes nouvelles. Il me reste une demi-heure pour remonter au Riau, récupérer Arthur à Peney, Louise et Lili à Thierrens. Lundi, nous partons à Venise.

Jean Prod’hom


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Jour de rien du tout à l’alambic

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Cher Pierre,
Rien n'a fait mine de bouger ; je suis parti pour un jour lisse, égal à celui d’hier ; Peney, Thierrens, avec les inévitables travaux de consolidation des berges et la correction de quelques travaux d’élèves. Je n’ai pas vu le soleil et j’ai bien cru qu’il ne me resterait rien : pas de prière à bégayer, de poème à tracer, aucune pierre à glisser dans la poche ou à jeter sur l’autre rive.

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Personne n’en aurait rien su ; c’est normal, dit-on, et on continue ; je passe parfois de l’autre côté du jour sans avoir vu quoi que ce soit de la terre dont je suis l’hôte. Mais il aura suffi que je réponde à l’invitation d’Oscar pour qu’un vent cru, cousin de la bise noire qui tourmentera novembre, maltraitera décembre et salira les neiges de janvier, me fasse lever la tête : la herse a passé, des pinsons virevoltent au milieu des feuilles qui dansent, s’en séparent un peu avant qu’elles touchent terre ; les pinsons remontent en coup de vent se percher sur les branches des pommiers nus. Me voici dedans.
Dans le jour, on n’y entre pas de force ; les pentes, aussi ténues soit-elles, se prêtent aux remous ; à nous de nous retourner et de prendre la vague qui nous emportera ; ou de la provoquer en jetant un samare dans la flaque ; le bruit de fond a son grain, sa noise. J’apprends.
On n’imagine pas toujours la tempête qui a précédé l’ondulation d’une phrase, les noeuds qui l’ont alourdie et les carrefours qui auraient voulu que je tranche ; le jour se soulève tôt ou tard et, d’en avoir été le riverain, m’emmène sur son dos jusqu’au soir. J’aurai réussi à faire passer ce jour de rien du tout à l’alambic et, mine de rien, l’aurai déposé, pour mon bonheur, aux portes d’un refrain.

Jean Prod’hom



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Dehors l’automne croise le printemps

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Cher Pierre,
Le jour se lève : à mon tour de conduire Arthur à Peney ; je le laisse devant le dépôt de Marc-André, redescends par Villars-Mendraz, le stand de tir, Mont-Frioud et Hermenches.

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Sandra, Louise et Lili sont debout ; nous décidons de déposer les deux filles à Thierrens, puis de prendre du bon temps,... continuer jusqu’à Yverdon, traverser la ville une première fois dans un sens, puis une seconde dans l’autre, boire un café en face de la statue de Pestalozzi, goger dans l’eau chaude des bains thermaux, parler de tout et de rien. Et revenir en nous arrêtant à Yvonand où l'on mange d’excellents filets de perches, il pleuvine, les rives du lac sont pauvres. Pour éviter la déviation de Donneloye, on passe par Rovray.
Je ramène de cette escapade un second mot à placer dans la galerie des horreurs lexicales. C’est le mot rapetissir – un mot qui n’existe pas – et que j’ai entendu à trois reprises dans le grand bassin des Bains d’Yverdon : à l’infinitif, au présent et dans sa forme participiale. Rapetisser, le verbe agréé, ne me réjouit pas non plus. on ne peut à la fois faire court et autant de bruit.
Sandra descend à l’hôpital, je termine la chronique de Monika, son retour à Vucherens, les portraits des ses proches, leurs silences, leurs travers, leurs secrets. 
Dehors l’automne croise le printemps, le jaune des érables imite celui des forsythias, le temps semble revenir sur ses pas. Les feuilles des cerisiers prennent la couleur des cerises, celles des chênes la couleur du miel, celles des sorbiers la couleur du raisin.
Nous passons une belle soirée avec Michel, les enfants ne vont pas se coucher trop tard, tout le monde dort avant 23 heures.

Jean Prod’hom


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La Carrouge se jette dans la mer Baltique

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Cher Pierre,
Il est 7 heures, Arthur se prépare : pique-nique, bottes, habits chauds et K-way ; Sandra le conduit à Peney, ils ne trouveront pas immédiatement le dépôt de Marc-André ; normal, il y a plus de dix ans qu’il l’a déplacé de devant le café à tout près de chez lui.  

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Je conduis à mon tour Louise et Lili à Thierrens, c’est leur premier jour de stage ; elles se demandent ce que leur ont préparé Delphine et Gwenaëlle, de quels chevaux elle auront à s’occuper ; l'ignorance dans laquelle elles flottent, et rêvent, font d'elles des sœurs unies ; j’espère qu'elles le resteront lorsque leurs vies emprunteront des chemins différents.
Je continue la lecture de l’Atlas d’un homme inquiet avant de m’attaquer, au café de Saint-Cierges, à la première partie du tapuscrit que Monika Langhans m’a fait parvenir.
Gustave Vuagniaux décide de quitter la Suisse et Vucherens au printemps 1898, il a 18 ans et veut échapper au service militaire ; les mauvaises langues assureront que cette trahison est à l’origine des mille maux qu'il a endurés, les autres se réjouiront de ce coup de tête et de ce qui s'en est suivi ; sa petite fille s'est chargée d'en faire la chronique. Et à la lecture de ces pages, on se félicite de toutes ces petites désobéissances qui sont a l'origine des mélanges et des échanges sans lesquels l’homme et son histoire s'enliseraient. Non pas qu’il faille se réjouir des conditions dans lesquelles une partie de l’humanité plonge l’autre en l’obligeant à fuir la misère dont elle est responsable, mais plutôt de la faculté de chacun d’accepter les contrariétés à la faveur desquelles les eaux dormantes, qui les ont vu naître où les voient accoster, se réveillent.
Il aura fallu ce destin singulier pour que la Carrouge, qui prend naissance à Moille-Margot, se jette dans la mer Baltique tout près de Kaliningrad ; et que la remontent au péril de leur vie, 50 ans après, à contre sens, ce même Gustave, sa femme, sa fille, Monika et tous les autres. Jusqu’à Vucherens.
Je quitte le Riau un peu après midi, bois un café dans la Grand-Rue de Morges, avant de monter au 4ème étage de l’hôpital. Jean-Paul s'est fait refaire une hanche toute neuve, la semaine passée, il souffrait depuis quelques années. On partage une mangue qu’il a soigneusement préparée. Nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, on commente nos itinéraires et ceux de nos enfants, pas mécontents que les choses aient pris cette tournure. Il est à la retraite depuis une année, travaille un peu, son directeur lui a proposé de bonnes conditions. Pour qu’on en sache plus, il va falloir nous revoir, pas avant cependant qu’il retrouve l’usage de ses deux jambes. Bientôt.
Je rentre par Oron, m’arrête chez le boucher à qui je passe une commande : Michel mange avec nous demain soir. J’achète une baguette que je coupe en tranches et beurre en rentrant ; j’ajoute des carottes, des tomates et des pommes, c’est une affaire d’équilibre, m’a rappelé Jean-Paul. Je jette quatre oeufs dans la poêle, et puis roue libre.

Jean Prod’hom


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Eugène Burnand et Gustave Roud

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Cher Pierre,
Anne-Marie, la nièce de Louis Rossier, mon grand-père maternel, m’a fait parvenir un petit « sac » en papier sur lequel elle a écrit les mots suivants : Jean, en recevant ton livre, j’ai réalisé que je ramassais de jolies pierres, me souviens avoir ramassé en 1976 un tesson sur un site très ancien en Egypte, fais-en ce que tu veux, je lui donne une dernière chance. Amitié. Anne-Marie.

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Ainsi, ce dont j’ai voulu me tenir à l’abri me rejoint ; et d’en avoir témoigné m’oblige à ne pas repousser ces orphelins recueillis par des êtres bienveillants qui, au soir de leur vie, veulent une fois encore faire plaisir, en remettant des objets qui n’ont pas tout à fait répondu à leurs attentes mais que Charon refusera de charger sur sa barque. Je les accepte naturellement, pour leur plaisir et le mien, ils iront rejoindre leurs compagnons dans une casse d’imprimerie.
Sur la route qui me conduit au musée Eugène Burnand, par Hermenches et Rossenges, je songe aux joues émaciées de Gustave Roud et à celles rondes d'Eugène, tout me semble dit. Inutile d’exagérer ce qui les distingue, de choisir l’aîné ou le cadet. C’est une paille ou une montagne qui les sépare, que chacun d'entre nous brandit pour s'assurer d’un camp, sur l’une ou l'autre rive. Inutile vacarme ; car si on entend très distinctement Eugène chez Gustave, c’est Eugène qui ouvre les portes de son musée, aujourd’hui, à Gustave.
À l'étage, on entend une autre rumeur, on fête Pablo, toute la communauté portugaise de Moudon est là, je m’y serais volontiers arrêté. J’emprunte le sentier du Comte vert jusqu’à la Broye, l’équipe féminine locale affronte celle Aubonne ; les secondes assoient leur domination et retourneront ce soir sur la Côte avec une victoire.
Je peine à imaginer ce qu’il aura fallu d’ajustements pour que la Broye, le petit Pablo, des équipes de football féminines, Eugène et Gustave, la prétention des uns, la modestie des autres et cette belle après-midi d’automne coexistent ici dans le Jorat. Je m’en réjouis.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud

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Gustave Roud

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Entre Saint-Hippolyte et Saint-Roman-de-Codières

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Cher Pierre,
Le brouillard nous a avalés durant la nuit, mais c'est seulement à 8 heures que Louise, Lili et moi nous en rendons compte, sur les traverses de chemin de fer glissantes de l'entrée, les autres dorment. On se lance et on y pénètre de plain-pied, sans fermer le portail derrière nous.

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Les filles babillent au ralenti à l’arrière de la Nissan, je tâtonne, roule sans faire de bruit, avec quelque chose au bout de la langue qui m’enveloppe, monté de je ne sais, quelque chose qui se rassemble et me soulève.
C’était un art de vivre, nous nous étions établis depuis le début de l’été au-dessus de Cros, entre Saint-Hippolyte-du-Fort et Saint-Roman-de-Codières, marchions le jour, lisions la nuit des doctrines savantes et des poèmes ardus ; nous avions, en septembre, vendangé le raisin de la plaine avant de nous réchauffer en brûlant au feu de bois la brouille d’octobre. Nous disposions, sur la colline, de quelques ressources, la pluie et du gros rouge pour nous désaltérer, des châtaignes et des tommes de chèvre pour apaiser notre appétit ; le jaune des genêts et l’éclat des fausses oronges suffisaient à colorer nos rêves.
Hier et aujourd'hui se confondent, les feuilles mortes se tortillent comme des poissons d’argent, les mousserons et les chanterelles brillent dans les sous-bois, j’avance toujours avec la vie devant moi.
À Thierrens, les filles descendent l'allée comme des habituées des lieux, sans se retourner, elles rient et se taquinent. Le café de Saint-Cierges est ouvert, j'y fais une halte, lis le journal et bois un thé tandis que le patron vend au responsable des pompiers locaux un menu de chasse qui clôturera le prochain exercice.
Je m'arrête à Chapelle, passe deux belles heures avec Charles et Valérie qui préparent leur séjour en Amérique latine. Celle-ci me parle de F, sans bien savoir par où et par quoi commencer, elle peine à caractériser son état d'esprit, sérénité ou résignation, sans savoir en définitive ce qui sépare sereine et résignée hormis la lettre g.
Tout ça nous dépasse un peu, on y revient, on s'en éloigne, on se sépare avec la conviction qu'il est plus nécessaire que jamais de conjuguer nos aspirations avec nos occupations, car si la chute est collective, la rédemption est individuelle.
Françoise, qui est allée manger avec Arthur, passe la fin de l’après-midi avec nous. On va se balader jusqu'à la Goille, je prépare au retour le repas, bouts de ficelle aux chandelles. Séance cinéma le soir, dans les combles, on regarde, Sandra, les filles et moi, le film d'Ursula Meier, Les Epaules solides.  

Jean Prod’hom


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Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud

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Cher Pierre,
L’ensemble des opérations que nous menons à bien, chaque jour, pour assurer les conditions d'existence de notre espèce constitue dans le même temps le couvercle qui pèse sur nos vies et nos aspirations ; c’est lui qui nous coupe de tout ce à quoi ces opérations auraient dû nous donner accès, au ciel.

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Gustave Roud | Pavots blancs

Nous devons prendre garde à ce que celui-ci et sa profondeur, lorsque nous serons mis en vacances, ne nous pèsent pas de les avoir trop longtemps écartés ; il convient, avant qu’il ne soit trop tard, de réinjecter de la profondeur dans le miroir de l’ordinaire dont nous avons, par précaution, négligé le vif et les secrets.
Les chevreuils que je croise ce matin dans le pâturage de la Mussilly rappellent une autre équation ; car s'ils exécutent servilement, comme nous, un programme qui les précède, les habitants des bois le font sans jamais perdre de vue le ciel étoilé.
Je rencontre Daniel un peu plus loin, dans le bois, qui discute le coup avec un paysan de Ropraz, il fait campagne ; il s’est en effet porté candidat au Conseil national ; je refuse le verre qu’ils me tendent, me hâte. Glisse au four des pommes de terre et lancent des délices dans une poêle ; j’informe les filles qui, sitôt arrivées, manifestent leur inquiétude : l’opération de leur grand-maman s’est bien passée.
La Maison de l’Ecriture à Montricher, je la vois tous les jours depuis la classe des grands, je m’y rends cette après-midi. A l’extérieur les travaux sont loin d’être terminés, mais l’espace qui accueille l’exposition consacrée à Gustave Roud l’est, il ressemble à notre cuisine toute neuve, en plus grand, et des matériaux plus nobles. Daniel Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud :

Consignation, en plein air, des impressions dans un carnet ou sur des bouts de papier
Recopie soignée des griffonnages dans des cahiers
Repêchage des notes au moment de la composition d’un texte
Recyclage et réagencement des fragments dans de nouvelles publications

Quant à la bibliothèque, elle contient des milliers de livres, tout neufs. J’en prends un au hasard et m’affale dans un fauteuil de cuir, lis pendant une demi-heure. Je rentre par Pampigny, Cossonay, Morrens et l’abbaye de Montheron. Sandra est allée manger avec des collègues, les filles n’ont pas faim, Arthur est à l’assemblée générale de la jeunesse de Ropraz. Me voici célibataire et orphelin.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud | La Gottaz

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Gustave Roud | Moulin de Lussery

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Gustave Roud | Chappaz, Borgeaud et Simond

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Gustave Roud | Mermod et Jaccottet

Cueilleurs d'étoiles

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Cher Pierre,
Tandis que le jour déclinait, raconte Christoph Ramsayr, et que la plus brillante des comètes traversait le ciel qu'une éclipse de lune assombrissait, un serveur chuta à San Diego. Son plateau roula, laissant au pied des témoins de ce qui ne se reproduirait plus, des tessons de verre que le tête-en-l’air s’empressa de ramasser. Les témoins se détournèrent alors de l’événement céleste qui les avait fait si longtemps patienter pour s’agenouiller à côté du malheureux, et l’aider à collecter les débris de verre qui scintillaient encore sous la Lune occultée, on aurait dit qu’ils cueillaient des étoiles sur l’asphalte.
Je vis des traces de sang au matin de cette même nuit de mars 1997, sur la route de la Solitude ; je les suivis, un chevreuil entra boîtant dans le bois de Ban, il me regarda avant de disparaître.

Jean Prod’hom


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Hôtel Terminus

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Cher Pierre,
Je suis parti à pied le 9 juillet 1996 de Mont-Frioud pour me rendre dans le nord en suivant une ligne à peu près droite. Par Peney-le-Jorat, Dommartin, Poliez-le-Grand, Echallens, Goumoens-le-Jux, La Sarraz, Rommainmôtier. Je me souviens avoir parlé, sur la terrasse de l’Hôtel des 3 Coeurs, avec un Minelli d’Assise, le seul survivant des septante Italiens qui s’étaient installés à Vaulion dans les années soixante.

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Arrivé comme maçon, Minelli est rapidement engagé comme employé dans l’usine à limes de Vaulion. On y trouve, dans les années soixante, trois bistrots dans lesquels on danse tous les vendredis soir. Les années passent ; cinq fois grand-père, Minelli ne retournera pas à Assise.
Ne reste en 1996 à Vaulion que l’Hôtel des 3 Coeurs, et un serveur, belge. Celui-ci boit en 1981 des litres et des litres de gueuze pour fêter son retour au pays natal, tant est si bien que lorsqu’il descend du train à Bâle pour monter dans celui de Bruxelles, c’est sur les quais d’Yverdon qu’il se retrouve. Il renonce et revient à Vaulion.
Je passe les détails de cette première journée, quitte à l’aube du 10 juillet la Bréguettaz où je passe la nuit, continue par le Pont et Villeslongues jusqu’à Métabief où j’assiste à une représentation de cirque. Puis Pontarlier par le Lac Saint-Point. Vuillafans le lendemain. Ornans que je rejoins dans un kayak, puis Malate aux portes de Besançon, Baumes-les-Dames sur les rives du Doubs, Vllersexel sur celles de l’Ognon, la région des Mille étangs, Lure au pied des Vosges.
Je grimpe le 19 janvier au sommet du Ballon de Servance, comme Pétrarque au sommet du Mont Ventoux : rien, rien que le ciel et les bois. D’en haut, je devine le nord, les forêts de conifères et de feuillus, des forêts encore et tout au nord le nord dans la brume. Ça suffira comme ça... Mon expédition s’arrête là. Je descends à Le Thillot, prends une chambre dans le premier hôtel venu, il s’appelle Le Teminus. Je monte dans le premier train au matin du samedi 20 juillet, j’en ai assez vu, à quoi bon m’obstiner.

Daniel Roulet quitte Milan en juin 2002, pour se rendre à pied et en ligne droite jusqu’à Rome : zones industrielles, routes barrées, cimetières, grandes avenues, petits canaux, rizières, pistes cyclables, périphériques, jardins ouvriers, passages sous l'autoroute, voies ferrées.
Le chemin pour Rome est long, quand bien même il y a toujours quelqu’un à qui parler, quelque chose à observer : vignes, indicateurs de direction, lacs, talus, auberges, tilleuls, monde que bégaie la pensée en roulis de l'homme qui marche et tangue.
Lodi, Piacenza, Parme, Modène... les Apennins enfin. En haut sur la crête ? Rien. Rien que le ciel sans un nuage, les pâturages et la caillasse qui prend le soleil... Au nord, les montagnes étaient vertes, celles de Toscane sont bleues à l’infini. Léonard de Vinci les avait déjà décrites, notant dans son carnet de croquis : « Tous les lointains sont bleus. » D’un bleu d’abord soutenu, presque noir. Ensuite de plus en plus estompé jusque tout là-bas, dans la brume où je crois deviner la mer.
Ça suffira comme ça
. Terminus. Cette sagesse-là n'a pas besoin d'une suite. Les buts qu'on se fixe ne sont que des fictions qui assurent une continuité entre des choses qui n’en ont pas, l’homme revient en arrière bien avant se s’être assuré de quoi que ce soit, l’homme devine.

Jean Prod’hom


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Seul l’incompréhensible tient ses promesses

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Cher Pierre,
Ils sortent tous de leur tanière les semaines qui précèdent la rentrée, vont et viennent, vendent leur marchandise. Puis vient l’automne, ils rentrent dans leur repaire jusqu’au printemps suivant. Je ne voyais pas les choses ainsi, j’imaginais des rentrées et des sorties à chaque saison, des entre-saisons, des arrière-saisons, des miracles à chaque lunaison, des portes ouvertes, entrez ! des portes fermées, ne me dérangez pas ! des brouillons et des mises au net, des ateliers et des chantiers, la littérature s’en nourrit, elle en est une partie, la seule à pouvoir le dire. Ne pas jeter la pierre, la saison est courte.

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Me revient à l’esprit l’aphorisme de Nietzsche (335) du Voyageur et son ombre : Morale pour ceux qui bâtissent . – Il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite. Les sites et les blogs attestent à leur manière qu'écrire et lire n’épousent pas le calendrier liturgique collectif. Non pas qu'il faille rompre avec le travail dans l'ombre, mais reconnaître que le jour et la nuit connaissent d’autres alternances.
C’est ce que je me suis dit ce matin en redescendant avec Oscar de la Moille-aux-Blanc. Je m’attaque au compte rendu de la course de trial qui a eu lieu dimanche à Oerlikon, le dernier de ma carrière de journaliste sportif – elle aura duré deux saisons. Philippe m’envoie quelques photos.
Je laisse tout en plan à midi et file à Mézières offrir à Elsa son cadeau d'anniversaire. Je continue jusqu’au Mont, patiente immobile une petite heure dans la salle des maîtres, ça me fait du bien, sans rien faire, sans rien dire, avant de faire travailler les élèves de la 9P : ils écrivent à tire-larigot, chantent, photographient, nourrissent aussi généreusement que possible le site internet qu’ils partagent avec leurs camarades de la 9G et de la 10P. Il pleut sur le cimetière, la pluie ravive l'ocre, le cuivre et la rouille qui remontent, à la cime, les veines des feuilles des feuillus.
Je termine au café de l’Union les chroniques de Daniel de Roulet, Tous les lointains sont bleus. Je me régale de tout ce qui rend les voyages incomplets, inachevés, fragmentaires, imprévisibles, ratés et mystérieux. Et si l'écriture a la vertu d’assurer une ou deux choses contre l'oubli, elle offre également le meilleur à ce qu'on ne comprend pas, à ce qui nous échappe, auquel elle donne une forme et un avenir. Seul l’incompréhensible tient ses promesses.

Jean Prod’hom

J’ai épousé une princesse

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Cher Pierre,
J’ai failli perdre un ami virtuel, entre hier et aujourd’hui. M’enquérant de ce revirement, l’ami a éclairé ma lanterne, il s’agissait d’un malentendu, mon admiration avait été interprétée à l’envers, sens dessus dessous. Nous avons échangé quelques mots, la bulle a éclaté, laissant place à une heureuse réconciliation. Nous nous sommes promis de nous voir, et l’ami virtuel que j’ai failli perdre a trouvé son corps, et l’amitié un autre tour, une vie nouvelle, possible, aérienne, comme la chrysalide le papillon. Je me réjouis de le rencontrer en vrai, un peu peur aussi. Dans quelques jours.

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Le gros de ma journée aura été occupé par ce remuement de l’âme, qui est capable de noircir mieux que le noir tout ce qui l’entoure. Et comme la lumière a une puissance de recouvrement équivalente, c’est toute ma soirée, lorsque la clarté sera faite, qui sera illuminée, et l’avenir s’il y en a un, et les coïncidences qui vont avec.
Je prépare deux gâteaux au fromage et une salade, Lili est dans sa chambre, Arthur au parkour. Quant à Louise, elle rentre tout excitée de sa leçon de guitare ; elle me raconte essoufflée que son maître, au détour de leurs conversations, lui a confié qu’il avait l’attention de proposer un jour quelque chose à la crêperie de Rue, un concert par exemple. La gamine lui raconte alors que nous nous sommes également rendus, samedi passé, dans ce haut-lieu de la Bretagne en Suisse, Entre terre et mer, et que j’ai dit la même chose au détour des nôtres. J’envoie un message à J, qui me répond, emballé. On va se voir.
Sandra écoute tout cela avec le sourire, de loin ; elle nous a préparé une surprise : nous irons à Venise pendant la deuxième semaine des vacances d’automne. J’ai épousé une princesse.

Jean Prod’hom

Ceux qui écrivent dans les marges

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Cher Pierre,
Hier soir, nous nous sommes couchés de bonne heure. Je me relève un peu après minuit, descends à la bibliothèque, termine la rédaction du billet de la veille, me rendors à 3. Ce qui n’empêche nullement le réveil de m’arraisonner à 6 : Oui c’est l’heure. Non, dormir encore un peu. Oui, une paire d’heures. Zurich ! Bien sûr, le ciel n’est pas vilain. Oui bon, n’insiste pas, j’y vais. Tu permets, laisse-moi embrasser Sandra et prendre une douche.

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Je me rends donc seul à Oerlikon puisqu’Arthur a décidé de passer à autre chose, fini le trial, sans rancune ni regret. Le bosco a appris beaucoup de choses durant ces années, notamment à gagner et à perdre ; je lui donne raison, il y a d’autres choses à faire.
Je me rends compte, sitôt arrivé, que la course est jouée, les champions de la Coupe suisse de trial désignés. Philippe me confirme qu’il reprendra le poste de secrétaire et qu’il assurera avec un autre père la rédaction des billets qu’ils adresseront aux journaux locaux.
Pour fêter tout cela, je quitte le vieil anneau d’Oerlikon, m’enfile dans le tram numéro onze, côté jardin, qui me dépose Paradeplatz. Je fais un tour au musée historique, m’arrête devant les bois médiévaux cironnés du rez, en sors avec l’image dans la rétine d’un âne des Rameaux du XIème siècle entrant à Jérusalem avec le Christ sur le dos. Le plus ancien âne en bois de Suisse, dit la notice, découvert dans un ossuaire à Steinen dans le canton de Schwytz. Il me fait penser au Christ de Sanmartino dans la chapelle Sansevero.
Je bois une bière sur les bords de la Limmat, double soleil : Sandra m’a envoyé un baiser et Jean-Louis Kuffer a posté sur son site une liste de quelques égarés rencontrés dans Marges, qu’il a mêlés à la foule de ceux qu’il a cru voir dans leurs parages.
T’as beau dire qu’on ne doit pas dépasser les bornes, les marges sont faites pour cela. Ce qui compte, c’est la manière d’y entrer et de les habiter. J'en ai vu les annexer ou les agrandir pour en faire les marches de leur empire. JLK y entre de tous les côtés, et ceux dont on n’imaginait même pas l’existence vont en cortège là où il fait bon vivre : hors du rang.
Au Riau, Sandra et les enfants dorment, je me fais discret ; je cherche la liste de JLK que je souhaitais relire : disparue !

Jean Prod’hom




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Dans le jardinet de la cure de Mézières

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Cher Pierre,
C’est du côté de mon grand-père maternel – Louis Rossier d’Epalinges – que je me tourne ce matin, avec la certitude que les livres, c’est quand même mieux que la volaille, les fruits ou les légumes : le coffre de ma Nissan-Micra pourrait en effet accueillir bien des choses encore.

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Un chevreuil me coupe la route à l’entrée du village, fond dans le ravin en face du cimetière, là où la Corcelette a raviné la molasse. Sœur Françoise-Marie et Soeur Marie-Jeanne de l’abbaye cistercienne de la la Fille-Dieu à Romont sont déjà à pied d’oeuvre dans les jardins de la cure ; il faut dire qu’elles ont déjà les vigiles derrière elles, devant elles une armée de bocaux. Ce ne sont pas des hosties qu’elles vendent aujourd’hui, brunes ou blanches, avec ou sans gluten, mais des moutardes au miel, forte, extra forte ou à l'ancienne, des sauces, jardinière ou aux fines herbes.
Anne, l’organisatrice vient aux nouvelles, je n’ai besoin que d’un clou qu’elle trouve au fond de son sac à merveilles ; la présidente du Conseil de paroisse vient ensuite me saluer.
A côté de la quincaillerie et des tresses vendues au bénéfice de la paroisse, des particuliers sont venus vendre la leur. Il y a tout près de mon stand un vigneron de Ropraz, un vendeur de sauces et de bouillons valaisans, un autre de courges locales, des bénévoles de TerrEspoir, une dame de Servion qui vend des bougies et un livre qui raconte l’histoire de son village, un bouquiniste.
S’il s’avère que la somme de bienveillance quotidienne dont font preuve les hommes est constante, il est sûr que j’en aurai privé aujourd’hui plus d’un. Je préfère, en attendant le verdict, parier sur le fait que cette somme n’est pas fixée une fois pour toutes, donnant à ce premier samedi d’octobre les couleurs de l’innocence et à ceux qui viennent l’espoir que notre espèce, si l’on y travaille de concert, se bonifiera.
J’ai le bonheur de recevoir la visite d’Anne-Marie, sous le soleil d’automne qui peine à éponger l’humidité de la nuit, venue tout exprès de Lucens pour me saluer alors que nos chemins se sont séparés lorsqu’il a fallu réorienter sur Cugy une partie du corps enseignant du Mont. Remué, encore une fois par sa voix, si caractéristique, un peu tremblante, un peu hésitante, à fleur de peau, dans laquelle je perçois une fragilité, celle que nous avons en partage, pour autant que nous reconnaissons au monde les égards qu’il mérite.
Et puis Micheline et Pascal, que j’ai reconnus de très loin, souriants au tour qu’ils me jouaient, alors que je les imaginais aux îles de la Madeleine ; on s’est retrouvés comme des enfant qui auraient eu trop à dire et qui le disent. Micheline a sorti un sachet dans lequel elle a plongé la main ; elle en a ressorti une poignée de tessons trouvés sur ces îles qui sont devenues un peu les leurs. Ils y ont en effet établi leur campement depuis quelques années déjà, en dépit de tout bon sens, heureux aujourd’hui encore du bon coup qu’ils ont joué à ceux qui n’y croyaient pas, faisant la nique aux prévisions et au destin tout fait.
Monika enfin qui m’a raconté un bout de sa vie entre Vucherens et Königsberg. Elle habite aujourd’hui Lausanne, j’en saurai plus lundi puisqu’elle m’a promis de m’envoyer le récit de ses pérégrinations entre le Jorat et la Prusse orientale. Je me réjouis. Cette correspondance, Cher Pierre, a du bon, puisque elle est à l’origine de ces rencontres ; je crois même qu’elle me rend meilleur. Monika est venue avec sa fille, nous sommes restés assis un belle demi-heure à babiller, avant qu’elle ne reparte à Moudon et moi au Mont.
La fête de l’inauguration des nouveaux bâtiments scolaires ne m’aura pas fait oublier ces moments passés dans le jardinet de la cure de Mézières, avec Monika, Micheline et Pascal, Anne-Marie et les autres, autour de presque rien, un presque rien qui n’est pas vain, aussi longtemps qu’on accepte qu’il nous traverse.
Je reçois encore un gentil mot de Daniel de Roulet à propos de Marges, qui cite les mots de la postface de François Bon évoquant le pays où je vis, un si beau pays... où certaine stabilité donne poids et aux hommes et aux mots. Tout cela n’est pas grand chose, mais donne envie d’interpréter encore quelques lignes de cette musique qui persiste et qui ravit davantage à mesure qu’on allège l’air dans lequel elle se propage. Et qu’on accepte de ne pas y toucher.

Jean Prod’hom

Le peintre fait quelques retouches

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Cher Pierre,
Le peintre fait quelques retouches au plafond de la cuisine et autour du radiateur du salon ; l’installateur sanitaire pose la paroi de verre à la salle de bains ; on voit enfin le bout, même si à chaque fois celui-ci recule.

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Oscar dort dans un coin de la cuisine, je le laisse à ses rêveries et descends au village, y achète du fromage et des oeufs ; je continue jusqu’à Oron, en repartirai avec des fruits, une salade, une baguette, de l’avoine, de la pâte à gâteau, des yoghourts.
Même si, depuis plusieurs mois, je traverse une fois par semaine les allées et les contre-allées de cette COOP, le classement des produits alimentaires me déroute toujours autant. Il y aurait, en s’inspirant de Perec et de Lévi-Strauss, de beaux travaux à faire dans ce domaine. Rolande et Jean, sur lesquelles je bute entre conserves et boucherie, m’aident à trouver des fruits secs, je leur offre un café.
J’en ai fait quelques photos à la sortie de Châtillens, de loin j’avais cru à du maïs, c’était en réalité du tabac ; je m’en avise un peu plus loin, à l’entrée d’Auboranges, devant un séchoir aux portes grandes ouvertes.
Je remonte au Riau, prépare un bircher avant l’arrive de Sandra et de Louise. On mange.
Les élèves de neuvième année assistent en début d’après-midi à un spectacle interactif proposé par des comédiens d’Action innocence sur les dangers d’internet, on rit du malheur des autres.
Je passe le reste de l’après-midi et le début de soirée à superviser le travail des dixièmes qui mettent en ligne quelques-uns des reportages sur les événements proposés à l’occasion de l’inauguration du collège. En flux tendu. J’en sors épuisé, lâche de n’avoir rien fait.

Jean Prod’hom


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L’informatique est une plaie qui ne se refermera pas

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Cher Pierre,
L’informatique est une plaie qui ne se referme pas ; je tente aujourd’hui de déplacer 8000 fichiers d’un rang sur la droite, de les mettre à l’abri, en paquet, sur une voie de garage, histoire de ne plus avoir à y toucher et ne plus risquer, à chaque publication, de les voir disparaître. En vain. Si les fichiers-textes obéissent à mes instructions et se rangent sous l’étiquette archives, les images ne suivent pas.

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Il va falloir que je prenne une décision, que je donne une nouvelle forme à ce site, mais laquelle ? Ignorant celles auxquelles j’ai accès, il m’est impossible de calculer les avantages et les désavantages de chacune d’elles. J’interromps mes essais à 17 heures et rejoins les invités pour l’inauguration officielle des nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne.
Je n'y puis rien, les groupes d’enfants qui chantent me font pleurer ; c’est ainsi, je pleure lorsque je les vois pris dans les vagues que leur propre chant creuse, livrés à autrui, hypnotisés par une main, le sourire, les yeux qu’ils suivraient jusqu’au sacrifice. Bellement captifs dans les mailles de la vertu, ils n’ont jamais été aussi proches de l’effacement, de la mort.
Je pleure de les voir disparaître. Mais en même temps, au milieu de cette aventure humaine qui les nie, chaque visage touche à la grâce et offre une présence sans partage. Le chant fait voir en chacun d’eux, à fleur de peau, l’universel et le singulier.
Il en est allé tout autrement avec les danseuses qui relaient les petits chanteurs. Là, je ne pleure plus, tout est maintien et articulation, dressage et convention. Pourtant, c'est au comble de cette maîtrise, en devenant poupées grimaçantes, que les danseuses frôlent l'abandon, en consentant à n’être que marionnettes, mantes religieuses, brins d’herbe ou rameaux, noyant leurs laideurs dans la pure présence d’un corps sans âme, mais vivant.

Jean Prod’hom

Il y a du Jan Vermeer dans ces fins d’après-midi

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Cher Pierre,
En échange des heures passées à Grignan, je surveille cet après-midi les arrêts, dans le silence : les têtes de linotte liquident leurs arriérés ; les droits communs ont déposé les armes et se reposent : tenir le haut du pavé à journée faite les oblige à puiser dans leurs réserves, pas mécontents de vivre un instant loin des feux de la rampe, le temps de se refaire une santé. Ils rament léger, un stylo et une feuille, des listes et des trous qu’ils remplissent du bout du doigt, sans réfléchir. Ils vont bientôt aux toilettes, à tour de rôle, en traînant les pieds, s’étonnant d’une tranquillité dont ils ne sont pas familiers. Ils ont déposé en entrant leur fierté sur une chaise vide, nichent leur tête dans leurs bras, pas loin de s’endormir ; se redressent bientôt, inquiets à l’idée que ce bien-être ne les amène à changer quelque chose dans leur vie ; ils ne sont pas prêts, restent sur le qui-vive, personne n’est là pour les accompagner dans cette transition ; ceux qui leur ont promis un soutien ont une vie ailleurs. Alors ils se reprennent, l’état de grâce s’effrite, l’un d’eux couine, un autre grogne ; ils n’ont plus une minute à perdre, plient leurs rêveries, se réinstallent dans leur égo défaillant, si bien qu’ils sont prêts en sortant à rependre la galère, là où ils l’ont amarrée en entrant.

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Aujourd'hui ressemble à hier, même hauteur du ciel, même pression atmosphérique, même régime de vent. Je parque derrière le garage, les filles sont dans le jardin, Nicole et Sandra assises sur le granit rose de la fontaine ; je dépose mon barda ; Arthur, qui héberge comme nous tous un être de raison et un indéfectible rêveur, hésite au coin de son lit.
Je monte jusqu'au triage, Oscar rayonne, nous longeons le repaire des bouvreuils, barré par les ronces, traversons la sapinaie jusqu'au refuge de Ropraz, empruntons le sentier qui rejoint le chemin aux copeaux, redescendons sur la route de terre qui mène à Froideville. Oscar me colle aux basques lorsque le sentier se fait sente, prend les devants lorsqu’il s’élargit.
Le grand marais sous la Montagne du Château a perdu la partie, les bouleaux et les aulnes, les saules et les peupliers ont jeté l'ancre. On ne reverra plus ni les canards ni le ciel ; je crains pour la bruyère et les myrtilliers.
Nous n'avons pas de fleuve au Riau, ce fleuve qui nous aurait permis d’organiser le monde en un en-deçà et un au-delà. Cet étang était notre Greenwich, on le voyait où qu’on soit et on dessinait tout autour, les yeux bandés, des cercles concentriques toujours plus larges qui nous donnaient une exacte représentation du monde. Il nous reste la clairière de la Moille Baudin.
Il y a du Jan Vermeer dans ces fins d’après-midis ensoleillés d'automne, dedans comme dehors, lumière froide et or blanc derrière les carreaux des fenêtres entrouvertes, dentelles d’ombre et coulées de lumière dans les sous-bois.

Jean Prod’hom

Chaque région a son ciel

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Cher Pierre,
Chaque région a son ciel et la hauteur de celui-ci varie ; elle résulte de celle de l'horizon, laquelle découle des lignes de la terre, de leur longueur et de leur écartement, de leur enchevêtrement ; mais aussi des bois, de la pente des collines, des cultures, des chemins, de la profondeur des vallons. Ou l’inverse. Mais qu’importe, qu’elle soit première ou seconde, la hauteur du ciel joue un rôle prépondérant dans nos manières d’aller et de penser, de nous lier et de nous séparer, de manger, de nous mettre en colère, de nous égarer : le Jorat n’y échappe pas.

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C’est pour cette raison que l’invitation qui m’a été faite de participer à la fête de la paroisse de Mézières, samedi prochain, me réjouit. Parce que l’occasion m’aura été donnée de placer sous le même ciel les deux livres que j’ai écrits et les fruits qui ont mûri, les légumes qui ont poussé et les fleurs qui ont fleuri, les bijoux et les colifichets que des femmes ont polis et cousus à Peney, le pain et les tresses que d’autres ont façonnés à Ropraz ou Corcelles. L’agnostique que je suis se réjouit du culte des récoltes, dimanche, auquel participera le Choeur mixte de Carrouge ; on mangera ensuite du gratin, du jambon et des légumes.
Car si ma vie d’enfant s’est déroulée tout entière à Lausanne, et si mes origines par mon père me lient à Bursins et à la Côte lémanique, c’est dans le Jorat que j'ai installé mon campement, il y a longtemps, fondé une famille.
Mon grand-père maternel, né Rossier dans la Broye, s’y est établi à son retour des Ormonts ; ma tante et son mari ont habité Epalinges, ils ont été des familiers de Vucherens ; mes cousines n’ont jamais quitté les environs de Savigny ; mes parents y sont retournés lorsqu’ils en ont eu terminé avec nous.
Je suis né à Lausanne mais n’y suis pas resté, suis remonté dans le Jorat, à cause de la hauteur du ciel.

Jean Prod’hom

Le ciel s'est vidé

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Cher Pierre,
La bise a forci, l'air fraîchi, le ciel s'est vidé. Le soleil fait désormais chambre à part, les feux qu’il lancera ne réchaufferont plus ce qu'on a laissé derrière soi. Service minimum jusqu'au printemps.

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Minimum dont on goûte l’extrême douceur derrière les baies vitrées de la véranda. Personne n'est pourtant dupe de l'artifice, pas plus de la résistance des verres anciens et des armatures de fer blanc qui bleuiront sitôt que le soleil aura disparu derrière le bois Vuacoz. Il faudra alors entrer plus plus avant dans la maison, se glisser dans une de ses poches, s’y serrer et nous réchauffer dans l'épaisseur de la nuit.

Jean Prod’hom

Daniel de Roulet | Tous les lointains sont bleus

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Cher Pierre,
La nature des outils numériques qui m’ont permis de construire ce site, son architecture, le parti pris initial – il n'a guère changé depuis le temps – et l'archivage mensuel m’amènent aujourd’hui à prendre les devants avant que la bâtisse ne s’effondre ; je crains en effet que le logiciel dont je me sers (rapidweaver) refuse bientôt d’obéir à mes instructions et que le fichier index.html ne soit plus en mesure de tenir du bout du doigt les 11278 éléments qui en dépendent, comme un essaim qui se détacherait de la branche d’un cerisier.

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J'ai pris la décision aujourd’hui d'archiver l'ensemble des fichiers produits depuis 8 ans, ou quasi, dans un dossier archives et d’alléger ainsi les tâches de rapidweaver ; bien des choses vont bouger, mais je n’en pèse pas les conséquences. L’opération aura lieu le 28 octobre 2015 – un peu de pathétique ne nuit pas –, 8 ans exactement après la mise en route de ce site. Je prépare ce transfert dès l’aube et un bout de l’après-midi.
Le travail ne manque pas ailleurs, Sandra m’aide à choisir les cartes-postales qui accompagneront Marges et Tessons à l’occasion de la Vente de la paroisse du Jorat qui se tiendra le samedi 3 octobre à Mézières ; je choisis un brimborion et trois textes extraits de Marges que je mets en page. Je prépare enfin la semaine prochaine à la mine.
Petit bonheur, Lucie m’envoie deux photos prises sur le Parcours céramique carougeois. On aperçoit dans les vitrines de deux librairies Tessons, en très bonne compagnie, notamment avec les Jeux d’écriture de Denise Lach dont Christine Macé a exposé le travail cet été.
Tous les lointains sont bleus, écrivait Léonard de Vinci ; c’est le titre que Daniel de Roulet a donné au recueil des chroniques qu’il a écrites entre 1955 et 2011. L’homme a beaucoup voyagé, à pied ou en avion, j’ai lu autrefois L’envol du marcheur et on s’est vus il y a deux ans au Salon du livre de Genève. Je l’ai rencontré hier après-midi à la FNAC, assis derrière les piles de ses livres, on s’est mis à babiller, moi accroupi ; à cause de mes genoux, j’ai demandé une chaise à une employée, on a babillé encore une grosse heure ; je serais bien resté à parler encore avec lui sur cette île, au milieu de la librairie ; comme lui à Maschapa, sur la plage, au milieu des gamins moqueurs.
Je monte me coucher : Abidjan, Auschwitz, Paris, Vancouver, Berlin, n’importe où...

Jean Prod’hom


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Pour Justine Neubach

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Cher Pierre,
En allant me balader sur Silencieuse.net, le beau site de Justine, je me suis réjoui du généreux accueil qu’elle y fait du mien. Nous ne nous sommes jamais vus, j’aime son écriture, c’est ainsi que nous nous connaissons. Nous nous sommes offert un jour, en guise de reconnaissance, l’hospitalité, c’était le vendredi 5 novembre 2014, jour des vases communicants. Justine a écrit et lu, à cette occasion, un texte qu’elle a intitulé : Que signifie ce nuage. J’ai de mon côté écrit et lu Suis né dans le ventre d’une langue. Gould et Bach avait été invités à la fête.

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J’ai rapatrié ce matin ma lecture de chez Justine, que j’ai placée tout à côté de la sienne, dans les marges. Est monté alors un chant que je n’espérais pas, de sous-bois, un appariement étrange de deux voix qui tout à la fois vont de leur pas et se mêlent intimement, donnant un corps imprévu, modeste et imparfait, à l’idée d’harmonie préétablie. C’était aussi, près d’une année après, une manière à l’emporte-pièce de la remercier de cet échange-là.

Jean Prod’hom

Nous oublions vite les joies larges et muettes

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Cher Pierre,
Nous oublions vite les joies larges et muettes, qui nous saisissent parfois un instant, une minute, un matin ; nous perdons de vue, aussitôt qu’elles nous ont désertés, les sensations qui les ont annoncées, les événements qui les ont précédées, convaincus qu’il serait tout à fait vain de vouloir en dégager les raisons, en isoler les causes, ou en éclairer les rampes d'accès. On n'en sait ma foi rien ; elles nous laissent les mains vides, précisément parce que cet état – la joie – l'est de s’en être dégagé, à la manière du sommeil lorsqu’il se coupe de la veille.

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La joie, ça pourrait ressembler à une clairière, autour de laquelle les haies vives se refermeraient après notre passage. Pourtant la joie n'est pas un rêve ; celui-ci obéit à des ressorts dont se passe celle-là. En s’écartant de la raison – dans la raison –, le rêve lui reconnaît son dû et offre au rêveur, sous forme d’énigme, le récit codé d’un manque à dire.
La joie, elle, déborde la raison, lui laisse prendre les devants sans céder à la déraison. Elle demeure en-deçà, aux voisinages de l’origine ; elle nous met, muette, au plus près des bêtes sauvages, à deux pas de l’état de panique dont les chevreuils ne se sont jamais départis. La joie est étendue, sans orientation, panique mais panique heureuse.
Sommeil, veille, joie, mais aussi désir, rancoeur, amour gagneraient à être distingués comme autant de territoires autonomes, à la réalité dense et formelle. Ce parti pris atténuerait en le circonscrivant l’état de panique généralisé dans lequel nous plonge notre propension à orienter dans le temps tous nos états de conscience, libèrerait des territoires colonisés jusque-là par une conception imprudente du temps, affranchirait nos vies de l’histoire, qui pèse de tout son poids non seulement sur des pans entier de la réalité mais aussi sur l'avenir, son rejeton, qu’elle nourrit sans compter, aux dépens de ce qui s’en passerait bien. Le sommeil, le rêve, la joie sont des territoires, ils coexistent ; ce n'est que secondairement et injustement qu’ils se succèdent.

Jean Prod’hom


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Dans le fond d’une cuvette

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Cher Pierre,
La surcharge obligée, ou consentie, resserre les lignes de fuite qui me faisaient rêver ; elle obscurcit l’horizon que traçaient leurs extrémités. Me voici chaussé de fer et placé dans un véhicule glissant sur une paire de rails. Au bout le mur, avec ce que je n’aurai pas fait, pas réglé, pas pensé. D’autres désagréments se mettent au diapason. De l’aube à midi.

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C’est pourtant l’inverse qui se produit après midi. Sans savoir ni comment ni pourquoi. Ce qui m’arrive se désolidarise de mes sombres prévisions, quelque chose se retourne, mes poches se retroussent, ma tête à l’envers. Je ne me retrouve pas au pied d’un monticule, bien au contraire, mais dans le creux d’une cuvette à l’abri du vent ; tout glisse de l’autre coté du talus, en pente douce, me laissant seul avec le ciel et sa profondeur bombée. Je monte faire une sieste sous les toits, on se réjouit parfois d’être sans avenir.
J’ai passé une belle soirée à Peney avec le club de lecture dont ma mère faisait partie. Ce que j’ai à dire, je ne le sais pas exactement, je le garde, pour moi, en l’état.

Jean Prod’hom

Ma mère est morte en été 2003

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Cher Pierre,
Quelques pierres semées à Grignan ont pris racine. La grand-maman de Rose, avec laquelle nous avons passé une très belle soirée, m’a envoyé un message, elle nous remercie tous, Sandra, Lucie, Arthur, Louise et Lili. Elle m’apprend que les trois pierres que je lui ai offertes, elles les a déposées dans son jardin près d'un petit chat en céramique qui veille sur elles. C’est nous qui la remercions d’avoir pu faire sa connaissance. Elle s’appelle Anne-Marie, son visage rayonne même si elle n’a pas eu une vie de tout repos. On est tous à l’image de ces pierres cassées ; à nous de nous refaire, on a une vie pour cela, ce n’est pas toujours facile.

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J’en est donc fini avec cette aventure, même si j’arpenterai encore les grèves, remuerai les laisses ; je me pencherai encore et ramasserai de nouveaux tessons. Mais je ne retournerai probablement plus sur les rives du lac de Bracciano. A l’inverse, je me baladerai sur celles du Léman, à Kérity, à Porz Even, sur les rives de la Bressonne et des Gaudines. Mais autrement, libéré de la dette que je n’ai cessé de contracter en m’appropriant ces objets.
Je m’étais promis, il y a très longtemps, de faire quelque chose avec ces petits paradis portatifs, ça aura été un livre, je n’y songeais pas. Je sais aujourd’hui que ce livre a voyagé ; ici tout près, à Corcelles, à Ropraz et à Peney ; mais aussi plus loin, sur les rives du Tage et de l’Atlantique, des deux côtés de la Bretagne, à Berlin, en Lorraine, au bord de la Méditerranée. Que vouloir de plus !
J’ai fait de belles rencontres, ce livre a réveillé des souvenirs, j’ai reçu des cadeaux – parfois un tesson, parfois une boîte qui débordait –, le livre d’une artiste qui en a fait des choses extraordinaires, des témoignages de reconnaissance.
Je rencontre demain quelques personnes qui font partie d’un groupe de lecture, à Peney. L’une d’elle me demande de ne pas oublier quelques tessons à montrer, je me réjouis. Ma mère est morte en été 2003, elle faisait partie de ce groupe de lecture, activement, elle aimait lire. Elle ne se doutait pas que je rejoindrai ses amies un jour, pour parler d’un livre que ni elle ni moi n’imaginions, je crois qu’elle l’aurait aimé. Si les belles histoires n’ont pas de fin, elles n’ont pas non plus vraiment commencé.

Jean Prod’hom

Rien ne serait sans le soleil ni la beauté ni ton corps

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Cher Pierre,
Le temps maussade, la correction plus qu’approximative des noms propres dans Marges, les sifflements suspects de l’aspirateur, les travaux que les patrons tardent à mener jusqu’au bout dans la maison me pèsent.

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Je préférerais tout laisser, ne plus toucher à rien et attendre ; convalescence plutôt que retraite, à l’occasion de laquelle j’aurais tout loisir d’offrir au vent les miettes que ma main droite aurait rabattues puis lentement fait tomber dans le creux de ma main gauche.
J’ai de bonnes raisons de me plaindre : les trois bâtiments scolaires qui accueillent les élèves dont j’ai la charge mettent à notre disposition des ordinateurs fixes aux qualités indéniables. Mais chacun d’eux propose des systèmes et des versions de logiciels différents, si bien qu’un document enregistré sur un même compte dans le bâtiment B ne s’ouvrira ni dans le bâtiment C ni dans le bâtiment D ; qu’un document enregistré dans le C s’ouvrira dans le B mais pas dans le D. On conclut qu’il est prudent de travailler dans le bâtiment D, puisque les documents enregistrés en B et C s’y ouvrent. Mais si on se décide à travailler par la suite dans le B ou le C, on révise nos préférences, si bien qu’à la fin nous préférons, bon an mal an, garder simultanément trois versions du même document.
C’est parce que j’ai oublié cette précaution que j’ai passé aujourd’hui du bâtiment B au bâtiment D, suis revenu au B avant de passer au C, puis successivement au D, au C, au D et enfin au B. J’aurais tort de me plaindre, me dit un plaisantin, les bâtiments sont proches.
J’ai appris à cette occasion deux choses qui en réalité n’en font qu’une : lorsque le monde se fait marchand et n’a d’autres valeurs que le profit, l’ancien règne ; on le maintient compatible avec le nouveau aussi longtemps que les clients ne sont pas ferrés puis captifs ; et lorsqu’ils le sont, les marchands coupent l’outil et son usager du passé.
On nous promettait, où qu’on soit, de pouvoir vivre la bohème et marcher les mains vides, partout, avec des ordinateurs fixes disséminés sur la terre qui devaient nous permettre de nous connecter chez soi où qu’on soit. On allait parvenir enfin à conjuguer le meilleur de la vie des chasseurs-cueilleurs et des patachons. On nous condamne en réalité à l’inverse : les pendulaires portent leur maison sur le dos où qu’ils se rendent. Ce qui devait faire de nous des oiseaux connectés nous contraint aujourd’hui à rejoindre la famille des gastéropodes à coquille, les escargots, à ne jamais quitter nos ordinateurs portables.
Journée sombre donc, sans soleil. Je me console à l’idée que celui-ci, en s’imposant aujourd’hui, aurait bien donné un peu de clarté aux choses qui m’entourent, mais ne les aurait pas rendues plus claires. Rien ne serait évidemment sans le soleil, ni la beauté ni ton corps, il n’est cependant pas suffisant ; nous avons à compléter le jeu de ses lumières et de ses ombres en usant de celles qui habitent le langage. C’est cette double action qui nous éclaire en retour, atténue nos peurs, circonscrit nos égarements et réchauffe notre confiance si souvent mise à mal.

Jean Prod’hom

Quelque chose en nous de Tennessee

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Cher Pierre,
Renée – qui m’a fait le plaisir d’être avec nous samedi passé à Terres d’écritures – descend la ruelle des Commerçants ; je l’arrête, elle me reconnaît avec peine. Elle a nonante et un ans et passe la belle saison à Colonzelle. Une tache noire au milieu de chacun de ses yeux l’empêche de lire, mais une association lui envoie, en format audio, les textes qu’elle souhaite entendre ; elle fait aussi un peu de piano, se promène beaucoup, heureuse de vivre dans ce village, parmi des gens qui n’hésitent pas à l’aider. Elle me propose de visiter la maison que son neveu – architecte – a tiré des ruines qu’elle s’est offertes, il y a une trentaine d’années.
Un grand loft à l’étage, avec un lit, un coin cuisine, un salon et un piano devant lequel elle s’assied, une aquarelle d’une amie en guise de partition ; elle m’offre le début d’un prélude de Chopin, elle tâtonne, s’énerve des encoubles que sa cécité lui tend.
Elle me conduit sur une petite terrasse ouverte sur l’orient ; elle y passe une grande partie de son temps à regarder la Lance et le Ventoux, à se souvenir aussi des années passées en Indochine comme infirmière, qu’elle quitte pour Paris à la fin des années quarante. Elle s’y reconvertit au secrétariat et aux relations publiques dans de grands groupes français. On promet de se revoir.
Lucie me parle avant le déjeuner d’une jeune amie que la malignité de la vie n’a pas épargnée. Ils sont nombreux ces jeunes gens que la poisse accompagne et qui s’acharne. On ne remarque pas, lorsqu’on les croise, qu’ils sont tenus, avant de vouloir changer le monde, de se tirer du mauvais pas dans lequel le sort les a jetés, ou de faire avec. Et lorsqu’ils y parviennent, c’est souvent si fatigués qu’ils souhaitent d’abord que rien n’ait trop changé, pour que ne s’ajoute pas au combat qu’ils ont dû mener, la difficile tâche de remonter dans un train qui ne les aurait pas attendus.

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Ma tournée dans la Drôme se termine, je remballe et charge mon barda rue Saint-Louis. Sandra, Lucie, les enfants et Oscar sont partis de leur côté. J'écoute Johnny dans la voiture qui me traîne sur la route de Taulignan : on a tous quelque chose en nous de Tennessee.

Jean Prod’hom

Upcycling

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Cher Pierre,
Le moteur de la soufflerie gronde, les cerveaux se recroquevillent ; longue plainte dans la boulangerie et au café de la Bourgade. Ils sont nombreux à jouer au tiercé ou à l’euro-million, à rêver d’un pays sans mistral ni meltem ; les roseaux penchent, les platanes secouent la tête. Une vieille femme portugaise, établie en France depuis plus de trente ans, m’assure qu’il n’existe pas de mot dans sa langue pour traduire l’écorne-boeuf qu’on appelle mistral ici.

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Christine discute avec un poète de Chantemerle et ses amis lorsque j’entre dans la galerie. Nicolas et sa femme font une halte, ils remontent d’Avignon.
C’est au tour d’une vieille dame à l’ensemble bordeaux, béret blanc, de nous rendre visite ; une Parisienne alerte et souriante que l’âge a cassée, établie à Grignan depuis trente ans déjà ; visiblement une habituée de la galerie, courbée et penchée sur les casses. Elle me raconte un épisode de ses douze ans ; son père, un peintre, excellent paysagiste et portraitiste, caricaturiste aussi, l’avait emmenée avec une de ses camarades dans les Vosges. Les deux petites s’étaient mises à racler la terre et gratter les sous-bois au sommet du Hohneck à la recherche d’un trésor. Et comme leur quête tendait à s’éterniser, le peintre les avait sévèrement grondées, excédé de ne pas les voir lever les yeux vers le ciel, les Vosges et s’émerveiller en contrebas du lac de Gerardmer. Elle le remercie, aujourd’hui encore, d’une réprimande qui lui a ouvert les yeux.
Mais les pierres sur lesquelles elle se penche à l’instant lui font douter de la vérité des mots de son père, la convainquent qu’il a été bien trop sévère autrefois. A la voir qui s’éloigne à petits pas serrés, les yeux rivés aux beaux pavés de la rue Saint-Louis, je ne peux m’empêcher de penser que ces pierres semi-pécieuses ont été façonnées par la mer pour les enfants et les vieux.
Christine m’envoie un message, elle a besoin de se reposer et me confie sa galerie. Lily passe à 15 heures avec milord son chien, on bavasse, comme disait Hessel, de rien mais aussi de tout, pendant deux bonnes heures, de ses réalisations à la RTS, des longues marches qu’ils faisaient tous les deux avec leurs amis, de nos connaissances communes.
Fin de journée et soirée à Colonzelle, on a bouclé les comptes, le rouge ne nous fait pas peur. Il nous reste des boîtes en pagaille, on fait la fête, Lucie et Sandra voient là l’occasion de se lancer dans l’upcycling. Rendez-vous à Mézières début octobre.

Jean Prod’hom


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Une histoire de la compassion

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Cher Pierre,
Sandra, Lucie et les enfants ont débarqué hier soir, tard. Ils dorment lorsque je les quitte ce matin pour la boulangerie de Grillon et le copyquick de Valréas, où je fais imprimer cinquante copies de cinq d’extraits de Tessons qui seront placées à l’entrée. Je dépose le pain sur la table du déjeuner à Colonzelle avant de filer à Grignan.

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Lucie Monot

Le soleil entre de tous les côtés, le mistral aussi ; les textes fixés au mur ne résistent pas, tournoient comme des feuilles mortes. Je m’installe dans la salle aux casses, d’où j’entends les voix de Christine et des visiteurs ; ces petites pierres provoquent des souvenirs tout proches d’innocentes confidences. On bavarde, on se quitte à 13 heures. Je m’arrête au retour dans le pré fauché qu’il faut traverser pour entrer dans la chapelle de Saint-Pierre, la porte est ouverte, c’est la journée du patrimoine, j’y entre et fais quelques photographies de Dieu.
Sandra, Lucie et les enfant reviennent chargés de chez Leclerc, on pique-nique sur la terrasse.
Christine que je rejoins a réouvert la galerie à 15 heures, on dresse deux tables sur la petite place qui fait communiquer la librairie Colophon à Terres d’écritures, une placette où s’épanouissent des mauvaises herbes, mauvaises parce que les noms manquent ; je m’assieds sur le versant nord du double banc mitoyen, face à une boîte à bouquins où le livre se vend au kilo, 60 centimes les 100 grammes.
Les gens ont répondu au rendez-vous. Bonheur de rencontrer Sylvie, en vrai, une voix que j’avais imaginée en fa, elle est en do. Lectures ensuite, j’apprends ; je devine le plaisir qu’on peut éprouver à lire ce qu’on a écrit et donner à l’entendre. Plaisir encore de boire un coup avec Brigitte, Eléonore, les deux Bretons, Philippe et les autres, plus tard de manger en famille, Sandra, Arthur, Lili et Louise, Lucie et la grand-mère de Rose.
J’imagine encore, avant de m’endormir, le tesson qui me restera, lorsque j’aurai remis tous les autres aux enfants de ceux qui s’en sont débarrassés, le tesson que je n’aurai pas donné, l’oublié des oubliés : une nouvelle histoire peut-être, celle de la compassion.

Jean Prod’hom


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Lucie Monot

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Lucie Monot


Le bonheur d’être là s’acharne

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Cher Pierre,
J’ouvre les volets et bois un café. François Maurel évoque sur France Inter la vie de Guy Béart, mort en allant chez le coiffeur mercredi passé. Et je comprends mieux le sentiment qui m’habite dans cette maison vide, vide comme une chanson lorsque celui qui la chantait meurt.

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Une bande claire au-dessus de Chamaret, fine à l’aube, repousse les nuages ; large et bleue à 9 heures, il n’y a qu’elle en fin de matinée, le soleil coule alors sur les calcaires secs de la rue des Commerçants. Il faudra curieusement que je sorte de la maison pour que celle-ci soit à nouveau habitée, c’est-à-dire que j’y fasse entrer le dehors d’ici.
La cave des Rosier se situe sous le cimetière de Chantemerle, une apprentie m’accueille dans le caveau ; elle complète l’équipe des trois ouvriers qui travaillent sur ce domaine, il appartient à une vieille famille dont on voit les noms gravés dans la pierre du cimetière de Chantemerle.
Les pluies de ces ces derniers jours et un ou deux ennuis mécaniques ont retardé la fin des vendanges, mais la récolte sera exceptionnelle. Je repars avec une fontaine de 3 litres de vin rouge. La cour de la maison d’habitation, les flots généreux de la fontaine qui trône au milieu, quelques oies tapies dans l’ombre donnent à voir l’image d’une ancienne opulence. Mais ils sont nombreux les carreaux brisés et les locaux inoccupés, un coq chante dans les vignes, des canards barbotent dans la petite marre que longe un chemin caillouteux.
Il n’y a pas grand monde à Grignan, Christine est absente et je m’improvise galeriste pendant deux bonnes heures. Je n’aurai la visite que d’une seule personne, une dame toute en bleue, une voisine, c’est elle en effet qui assure la permanence dans la boutique de vêtements située en face de Terres d’écritures.
Le bonheur d’être là s’acharne, la porte de la galerie est grand ouverte, il est midi, avec le bruit du vent dans les branches, le soleil, et celui des feuilles qui roulent sur les pavés. Et pas loin le bruit d’un moteur, une casserole et son couvercle, les grincements de deux fers rouillés, une cuillère dans une assiette. Je ne vois pas bien pourquoi et comment je pourrais résister.
L’écrire ne le diminue pas mais le soulève, l’élargit en le maintenant en-dehors de soi. Il n’y plus d’après dans la cuisine, sous le tilleul, sur la terrasse de la Bourgade, au bord du Lez. C’est en écrivant qu’on s’y abandonne le mieux, en s’en détachant qu’on y est le plus mêlé. Et même impossible, on aimerait qu’il se prolonge.

Jean Prod’hom

La Drôme charrie de grosses eaux terreuses

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Cher Pierre,
Les autorités communales ont donc fait tronçonner l’immense tilleul du carrefour, on ne voit ce matin, de partout, qu’un étrange vide qui s’étend bien au-delà de son point de disparition. Nécessaire ? Les avis étaient partagés hier soir, les enfants exceptés qui ont joué dans ses dépouilles.

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Il a plu toute la nuit et c’est sous une pluie serrée que je quitte le Riau à 7 et le Mont à 14. Je fais une halte à Aubonne pour retourner les six tablettes qu’Yves et Anne-Hélène n’ont pas utilisées à Grignan ; impossible de toucher la somme en liquide, l’employée d’Ikea me délivre un bon.
Le Salève est sous le soleil, je file d’une traite jusqu’aux Abrets, emprunte le chemin des écoliers jusqu’à Voiron, reprends l’autoroute jusqu’à Valence. France Inter et le soleil m’accompagnent.
Sous le pont de Crest, la Drôme charrie de grosses eaux terreuses au-dessus desquelles des pigeons – en est-ce ? – font un drôle de ballet. Je bois un coca sur la terrasse du café de Paris, mange un croissant en feuilletant le Dauphiné ; l’opticien descend bientôt les stores de sa boutique, le patron du bistrot le suit de près. Je reste seul, regarde par la fenêtre la nuit qui tombe.
Je n’imaginais pas que mes billets puissent amener un jour l’un ou l’autre des quelques lecteurs qui me font le plaisir de lire ce que j’écris, à réagir de la sorte. C’est fait ! Et même plutôt deux fois qu’une, en seulement deux jours. Le premier m’enjoint de quitter ma lune et de revenir parmi les hommes le plus rapidement possible, et même, si j’ai bien compris, de quitter le hameau que j’habite, bien trop à l’écart, bien trop à l’abri du monde des hommes et de ses tempêtes. Je doute que j’y parvienne, et que ce soit même souhaitable.
Quand au second, qui est une lectrice, elle pose un certain nombre de questions auxquelles mon billet me semblait répondre, mais j’aurais été bien impoli de l’inviter à le relire, j’ai donc paré au plus pressé en raccourcissant mes réponses si bien que je suis arrivé bien plus tôt à Colonzelle que je ne le pensais.

Jean Prod’hom


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Les acteurs du milieu littéraire romand s’agitent

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Cher Pierre,
L’école a ménagé pour les oublieux et les indisciplinés des niches dans lesquelles ils sont convoqués pour payer d’arrêts leurs petits ou gros forfaits. Les têtes brûlées prennent immanquablement le pas sur les têtes en l’air et profitent du repaire qui leur est offert pour leur apprendre l’art de la dispute et certains de leurs secrets. J’ai passé une heure et demie cet après-midi à faire le maton avec une dizaine de ces gamins. Quatre d’entre eux, très forts, très très forts, très très indisciplinés, m’ont obligé à revenir sur la vieille promesse que je m’étais faite de ne jamais accabler les enfants qui en sont arrivés à ses extrémités-là ; le fait est bien établi, avant d’être des indisciplinés, ces enfants-là sont des oubliés.

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Le prix que nous aurons à payer, les idées que nous aurons à développer puis à déployer pour redonner à ces oubliés-indisciplinés-révoltés le goût de vivre en société, croît chaque jour davantage. Les nantis ne parviendront pas, sans rien céder, à se protéger des mines qu’ils préparent pour disposer d’un bout de terre sur un territoire dont ils sont les natifs et dont ils n’ont jamais été chassés. Le temps presse et la réponse nécessite que nous renoncions à d’imbéciles privilèges, mais surtout que nous fassions autre chose avec ce qui est à notre portée, pour obtenir les mêmes bénéfices mais à moindre prix, sans en exclure personne : se taire, marcher, écrire, aimer.
La littérature est essentielle à cet égard-là, parce que lire et écrire ne coûte rien, n’en appelle qu’au temps qui passe et au livre, quel que soit sa forme. Le monde n’a guère changé, le ciel, la mère et la ville ressemblent à ceux dont le saint Augustin de Carpaccio a été témoin à Venise. La souplesse de notre rétine ouvre nos vies à des mondes improbables, sans bouger, dans nos jardins ou nos chambres. Il y a toujours du revenir en arrière quand on va de l’avant.
Le soleil revient à la Marjolatte (Marjolattaz), puis glisse derrière les sapins du bois Vuacoz. J’écris ces mots à la bibliothèque et trouve le temps de renouer avec ma vieille promesse. Les bûcherons ont tronçonné l’immense tilleul du Riau, on s’agite au carrefour. Non, je n’accablerai ni les autorités communales ni les enfants, mais je ne baisserai pas non plus les yeux devant la facture que nous aurons à honorer pour bifurquer. Il faut nous réjouir de cette autre route qui, comme la première, ne mène nulle part, mais autrement et sans reliques.
De leurs côtés, les acteurs du milieu littéraire romand s’agitent sur les réseaux sociaux. On dit, amende et corrige ; on asserte, rectifie et précise ; on écarte, adoube et caresse. On ne sait pas très bien ni pourquoi mais ça écume. Ceux qui sont supposés savoir sont condamnés à se réconcilier, parlent d’une même voix et faufilent des accords. On parle d’art, de lenteur et d’oeuvre grandiose, tous savent au dedans que l’essentiel est ailleurs : les innombrables romans pèsent trop lourd sur la vie littéraire. Par chance la nuit vient.

Jean Prod’hom

Vous êtes bien mignon Jean

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Cher Pierre,
Romain, à qui le responsable de l’inauguration des nouveaux bâtiments de l’école où je travaille, a prié de réaliser le programme des manifestations, m’a demandé de rédiger le texte introductif. Je m’y colle ce matin en essayant de faire voir, au passage, le visage de Janus de cette noble institution qui, simultanément, abrite des activités qui n’ont guère changé depuis Jules Ferry et digère tant bien que mal des mutations profondes que tous les acteurs de l’école sont invités à honorer aujourd’hui, qu’ils le veuillent ou non, et qui les obligent à réorienter leurs efforts en usant des outil si nouveaux qu’ils les laissent souvent pantois.

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Je tais l’autre idée, iconoclaste, selon laquelle les embarcations construites par nos architectes pour apprendre à nos enfants à naviguer sur terre, sont obsolètes avant d’être mises à l’eau. Les moyens de communication, mais aussi de stockage de l’information dont nous disposons ne nécessitent plus de grands locaux fixes, pouvant accueillir 20 ou 30 élèves – et le matériel supposé nécessaire –, mais au contraire des espaces réduits, modulables, capables d’accueillir jusqu’à cinq ou six personnes – pas plus – ; un local permettant à une centaine de personnes de travailler individuellement et en silence ; un autre enfin, de même dimension, à l’acoustique irréprochable, qui permettrait à un orateur de se faire entendre de tous, ou à un film d’être projeté dans de bonnes conditions. Inutile de parler de cela, personne n’est prêt à le concéder, pas même à entrer en matière.
A la suite de sa lecture de mon billet de hier, un lecteur écrit ceci : Vous êtes bien mignon Jean, mais les réfugiés politiques qui déferlent sur l'Europe n'effleurent même pas votre village ? S'il vous plait, revenez un peu parmi nous. L'homme, qui se déclare humble disciple de Montaigne, de Spinoza, de Rousseau et de quelques autres s'étonne que ma prose élégante rebondisse sur l'orbe du monde réel comme si elle ne l'effleurait même pas.
Dois-je rester dans le village que j'habite et m'en excuser, ou rejoindre ce disciple de Montaigne et aller à la rencontre des réfugiés politiques qui déferlent ? Que cet homme prenne en otages des auteurs qui ne lui appartiennent pas et qu'il m'arrive de lire parfois, en se proclamant leur disciple, ajoute un peu de colère à mon désarroi. Ce monsieur veut-il étendre la guerre partout, même dans mon village ? Il doit comprendre que je défendrai mes enfants où que nous soyons, dans sa ville ou ici au cul du monde.
L’intervention de cet homme, quoi qu'il en soit, laisse entrevoir l'incurie des épargnés. À moins qu’il ne soit en danger et que derrière ses allures de révolté, il soit un réfugié qui fuit et demande un asile ? J’aurais aimé qu’il me demande comment va le monde, je lui aurais répondu : Pas bien ! Mais faut-il mal tourner pour en être solidaire ? C'est un miracle que nous soyons encore vivants.
Belle soirée dans l’ancien cinéma du Bourg en hommage d’Hessel, avec ses amis, mais je ne prolonge pas la fête. Sale journée ! Une amie de Montreuil m’envoie un gentil mot ; ce que j’écris, dit-elle, l’apaise. Elle ajoute pour mon bonheur qu’elle a trouvé dans ses rêves un petit tesson avec une main dessinée dessus.

Jean Prod’hom

Un peu de philosophie phénoménologico-pratine

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Cher Pierre,
Il a plu toute la nuit et je me lève reposé de Grignan ; je traverse la journée d’assez belle humeur mais les yeux fermés ; je la termine au Chalet des Enfants, devant un thé et la pluie qui s’est remise à tomber. J’en profite pour me perdre dans la clairière que j’aperçois derrière la porte vitrée et m’embarquer dans un peu de cette philosophie phénoménologico-pratine qui m’amène à penser parfois, lorsque la fatigue me rend transparent, que mon corps et ma tête sont assez poreux pour laisser entrer morceau par morceau l’ensemble des choses qui m’entourent, mais aussi l’inverse, laisser filer et se mêler à l’étendue mon souffle et ma peau.

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Notre corps est en effet un puits assez profond pour recueillir et traiter l’ensemble des sensations qui lui parviennent de partout et en tous sens, sans qu’elles n’en ressortent jamais, laissant à la nuit le soin d’en interrompre le flux, à nos désirs de l’accélérer, à notre conscience d’en détourner le flot, au langage de le doubler et d’en atténuer les effets.
Mais le corps est aussi insignifiant qu’une seule maille d’une toile d’araignée, si bien que ce que l’homme a cru comprendre s’échappe en le trainant derrière lui.
Je remonte au Riau, le garagiste a changé mes essuie-glaces. Les anniversaires des deux grands approchent : Louise recevra une nouvelle guitare, Arthur un ordinateur. Lili trouve toute cette affaire injuste, c’est toujours elle qui a son anniversaire en dernier.

Jean Prod’hom


Celles dont on ne dispose que du profil facebook

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Cher Pierre,
Il y a celles et ceux que l’on connaît depuis peu ou depuis toujours, celles et ceux que l’on ne verra qu’une seule fois, d’autres que l’on ne verra jamais.

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Il y a, depuis peu, celles et ceux dont on connaît le profil Facebook, et dont on tire, sans le vouloir vraiment, une image complète et vraisemblable. Parmi celles-ci, celles dont l’image composite que l’on s’était faite s’évanouit, sans faire aucun bruit, lorsqu’on les voit pour la première fois. Je les avais conçues sans voix, jamais imaginé la lenteur de leurs gestes, la manière qu’elles ont de vous regarder ou de baisser les paupières, penser, parler, sourire, de vous quitter enfin.
Grand bonheur donc, hier, de faire la connaissance d’Hélène Sturm et d’Isabelle Damotte, en vrai, petite satisfaction aujourd’hui de prendre acte trivial de ceci : les images ne montrent rien de ce qui est, elles n’en sont qu’une partie volatile, infime, à la consistance et aux pouvoirs étranges : la consistance des nuages et la faculté de se déposer sur tout, comme la poussière, de s’infiltrer partout, comme le plus dangereux des poisons.
Edouard et Françoise ne repartiront que demain, on s’embrasse. Je fais un saut à Terres d’Ecritures pour embarquer les tables que nous n’avons pas utilisées, regarde dans la salle vide la belle installation qu’Yves et Anne-Hélène ont réalisée, la coexistence simple et pacifique des bris de vaisselle et des photographies, la fixité des secondes et la mobilité des premiers ; neuf îles autour desquelles le curieux peut aller, se pencher, toucher, prendre, retourner, table d’enfant dont les photographies définissent le territoire et les tessons le jeu. Je les laisse, bien certain que je les retrouverai plus tard, comme les enfants de Port-Béni, inutile de mettre ces pierres sous clé.
Je passe dans l’autre salle, presque vide, vide de l’absence de ceux qui m’ont fait l’amitié de venir écouter mes sornettes et de boire un coup. Dans un coin le quarteron de vingt litres et les cinq casses bourrées jusqu’à la gueule.
Un climatologue parle sur France-Inter de dimensions qui m’échappent, j’ai peine à le croire malgré son assurance, ou précisément à cause d’elle. Je m’arrête à Crest pour rédiger ces notes, une poche du ciel lâche à nouveau, aucun bistrot en vue ; je pique une chaise dur la terrasse du café de Paris – fermé le dimanche – que je dépose sur le pas de porte abrité de l’opticien. Des gens entrent se réfugier dans l’église, trois scugnizzi de Crest, trempés jusqu’à l’os rient et crient, entrent et sortent, assez vieux pour tirer sur des mégots mais trop jeunes encore pour préparer des mauvais coups.
Il est 22 heures 30 lorsque j’arrive au Riau, Oscar aboie une fois, aucun bruit ailleurs, les portes des chambres des enfants sont fermées, Sandra s’endort.

Jean Prod’hom


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Un gros sou, un iota et puis plus rien

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Cher Pierre,
Une drôle de bête appelle au milieu de la nuit, fauve ou serpent, l’autre se tait. C’est mon sommeil ou le sien, à la fin, plus de bruit. Long silence qu’un couteau crève ; grosse poche lâche, pleine à raz-bord, il est six heures, le ciel perd ses eaux qui claquent sur le bitume.
Ce matin, le ciel se mire deux fois dans une flaque double ; je lève la tête, c’est le soleil qui sèche et repasse les dentelles des génoises. Je bois un coup, sirop de fraise d’Eyguebelle, sur la terrasse du Sévigné. Y reviens, le temps est passé, Pascal et Jasmine sont des gamins qui ne demandent rien.
Tout se précipite, au pas, bonheur de rencontrer Isabelle, Hélène et les autres, de lire ainsi, et d’entendre, l’écho de ce qu’ils me renvoient et que je leur dois : un gros sou, un iota et puis plus rien ; écrire et lire, écouter et dire, on y prend goût.

Jean Prod’hom



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Allons à Quimper danser breton

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Cher Pierre,
La journée a passé en coup de vent, on a effeuillé les lauriers. Beau travail. Les gens de métier entament mes dernières convictions autour d’un feu de camp, je brûle ce qui brûle, prends congé de ceux qui restent, de ceux qui s’en vont, j’excuse, remercie et pardonne. J’écris à ma belle : Ne touche à rien, princesse, n’ajoute rien, ne retranche rien, tout est bien trop fragile. Ecoute la mer remuer les galets. Ce soir, princesse, faisons un pas de côté, allons vendanger ; ce soir, princesse, allons à Quimper danser breton.

Jean Prod’hom


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Minuit passé

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Cher Pierre,
Yves et Anne-Hélène m’avertissent, minuit passé, que la cinquième photo du neuvième gruppetto a été glissée dans la quarante-cinquième enveloppe pergamine et la centième boîte fermée. Fini ? Pas tout à fait ! Ils me proposent encore d’ajouter un tesson par boîte ; j’accepte sans me rendre compte des conséquences.

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Je descends à six heures à la cave, Edouard et Françoise dorment encore. J’extrais avec peine cinq ou six pierres du quarteron de vingt litres que j’ai descendu en août; je me rends compte aussitôt que la tâche sera difficile. Je me retrouve en effet devant un dilemme prévisible mais dont j’ai différé l’examen : faut-il que je me sépare des tessons qui ont, pour moi, une valeur particulière ? ou de ceux qui occupent une place seconde ? Autrement dit, est-il fondamentalement possible que j’abandonne ces merdouilles, quelles que soient les mains qui les recueillent, amies ou inconnues ? Je ne peux en effet m’empêcher de craindre que les gens qui en deviendraient les propriétaires manquent à leur égard du regard qu’elles méritent. Je rationalise : elles ont vécu un premier abandon, il n’est pas concevable que celui qui les en a arrachées les y plongent lui-même une seconde fois.
Mais quand je ne serai plus là, que deviendront ces pierres que je proclamais sans valeur –  et qui en ont pris une à mon insu ? Ne vaut-il pas mieux que je m’en débarrasse aujourd’hui même puisqu’il faudra bien m’y résoudre un jour ; cet événement à Grignan n’en est-il pas l’occasion rêvée ?
Le chasseur cueilleur que j’héberge opine du chef et se réjouit de pouvoir enfin se débarrasser de cette caillasse, qui charge les poches d’une existence qu’il partage avec un autre qui est à demeure chez moi. Celui-ci s’y refuse, il craint que notre maison se vide, que nous soyons soudain nus, et que nous prenions froid. Il va falloir donc nous entendre et nous y parvenons ; nous prenons le parti de ne pas nous séparer des pierres que Geoffrey et Romain ont photographiées, mais de céder les autres, même si elles me sont chères. Cet arrangement m’apaise et je retire des casses, avant 7 heures, vingt tessons.
Edouard et Françoise sont au marché de Nyons, ils font quelques courses ; c’est sur la terrasse de la Bourgade à Grillon que je rédige ces notes, avec la sensation que je suis sur la bonne voie, bonheur mêlé, comparable à celui du chasseur-cueilleur sur une aire de repos. Je rentre pourtant à Colonzelle, me remets à la tâche et choisis 10 nouvelles pierres. Serais-je donc bientôt guéri ?
Christine ouvre la galerie, il est 14 heures 30, on décharge les casses. C’est la première fois qu’elle voit ces morceaux de terre, les considère en spécialiste, étonnée de la disparition de leur couverte, intriguée par leurs motifs, leurs couleurs, leurs formes. On va fêter ça au Sévigné, Françoise nous rejoint, on parle de l’apéro de samedi. Il est temps de songer à la vitrine qui donne sur la rue Saint-Louis : quelques livres, une casse et deux douzaines de tessons feront l’affaire.
Le soleil baisse, il me reste beaucoup à faire ; un message sautillant de Sandra repousse les menaces de l’à-quoi-bon auquel je cède parfois.

Jean Prod’hom


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Le camp de base est installé

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Cher Pierre,
La nervosité est palpable. Le surplus de travail lié à l’inauguration des nouveaux bâtiments, le spectacle des petits, les jeux de pouvoir des grands, la rétention des informations d’un côté, leur dispersion de l’autre y ont chacun et chacune leur part. Ce qui ne m’empêche pas de boucler les affaires courantes, de négocier très précisément avec les élèves ce qu’ils auront à faire pendant mon absence ; ils ne semblent pas mécontents de me voir tourner les talons, assez satisfaits, je crois, de montrer ce qu’ils sont capables de faire seuls.

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Je fais un tirage des papiers pour Grignan – mon vieil ipad pourrait lâcher – et remonte au Riau ; les portes sont grandes ouvertes, Oscar entre et sort à sa guise. Oh! les beaux jours.
Sandra est d’accord de rédiger l’article sur les championnats du monde de trial que Jean-Daniel m’a demandé d’écrire. Cette femme est une perle, elle sait tout faire, efficacement, sans jamais se départir de son sourire – ou presque –, si pleine d’attentions que je me demande si je la mérite.
France Inter m’accompagne une partie du voyage et double mes songeries, qui s’échappent dans la campagne que l’autouroute traverse comme une fermeture-éclair, vieille, usagée, une fermeture-éclair qui ne fermerait plus. Pas le droit de m’arrêter sur la bande d’urgence, pas le temps de faire halte sur une aire de repos, alors je les laisse filer. Elles ne sont pas perdues, je les retrouverai peut-être. Mais à considérer la célérité avec laquelle elles disparaissent, je prends conscience qu’elles sont toujours plus brèves, toujours plus volatiles, comme si leur grain s’amenuisait davantage, si bien que les grosses mailles du filet que je leur tends ne parviennent plus à les retenir assez longtemps. Impossible de les saisir.
Je fais une halte à Crest, sur un banc devant l’église, place Général de Gaulle ; les cloches sonnent curieusement 19 heures : trois fois trois coups, puis à la volée. La place est vide, 23 degrés s’affichent à l’enseigne du pharmacien. Je dévore une quiche lorraine et une tartelette aux myrtilles, trois morses pour la première, deux pour la seconde. Je bois un coca au café de Paris, anciennement café Peyrot dont on voit une ancienne photo au-dessus du bar.
Sandra m’a envoyé un message, elle me raconte qu’il y a le feu au Riau, la mère d’une camarade de Lili l’a avertie en effet que des poux dansent sur la tête de sa fille. Il faut choisir les armes, chimiques ou naturelles. Sandra a décidé que la guerre sera chimique. Elle m’écrit en préparant une pizza et en faisant une lessive, en résolvant quelques équations et en rédigeant l’article qu’a demandé Jean-Daniel ; elle n’a pas de temps à perdre, Arthur l’attend à l’arrêt de bus. Et moi qui suis là, au café, un café que je vais devoir quitter, le patron ferme. Je lui envoie des lauriers, elle m’envoie un baiser.
Le jour baisse et je rate la croisée de la Bégude-de-Mazenc. Je parviens enfin à rejoindre Espeluche, monte un col sans nom avant de redescendre à Salles-sous-Bois. Edouard et Françoise m’invitent à leur table qu’ils ont dressée sur la terrasse. Le camp de base est installé, les grandes manoeuvres peuvent commencer.

Jean Prod’hom


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Jamais aussi bon que lorsque on n’y est pour rien

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Cher Pierre,
Le journaliste de la feuille locale, qui souhaitait l’autre jour me poser deux ou trois questions par téléphone, vient boire un café à 9 heures. On s’installe dans la véranda et on babille pendant une heure et demie. C’est son dernier article, il reprend ses études de sociologie à la fin de la semaine, il songe plus tard entrer dans une carrière diplomatique.

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Je prépare ensuite ce que je vais dire à Grignan, saute le repas de midi, me retrouve avec les élèves de 9P pendant deux périodes, poursuis dans une salle de dégagement ce que j’ai commencé, au soleil et fenêtre ouverte ; je termine à 18 heures.
Tessons aurait pu s’intituler Terres d’écritures, au pluriel. Nous lui avons préféré, Pascal Rebetez, Jasmine et moi Tessons, un mot lourd, coupant aussi, qui rappelle les origines industrielles de ces rebuts.
Mais ceux qui ont eu l’occasion de feuilleter ce livre ont certainement constaté que ces morceaux de terre cuite, malgré tout, dévoilent des motifs, souvent simples, parfois rustiques ou sommaires, mais des motifs tout de même, qui en font les cousins lointains, très lointains des terres calligraphiées que Christine Macé expose dans sa galerie depuis des années.
Mais que les habitués de cette galerie ne se méprennent pas, ces tessons n’ont aucune prétention, ils ne sont pas des oeuvres d’art et je ne suis ni potier ni calligraphe.
Ces merdouilles, comme les appelle si gentiment David Cuendet, se satisfont de n’être rien, moins que rien. Et leur collecte n’est en réalité qu’une lubie sans conséquence, le fait d’un indéfectible paresseux qui s’est toujours promis qu’il ferait un jour quelque chose de ces morceaux de vaisselle ramassés sur les rives de deux ou trois mers, de quelques lacs, de quelques rivières.
Au bout du compte, je n’en aurai rien fait. Le gros du travail, c’est la mer, le sable, le vent et les circonstances qui s’en sont chargé, je n’ai été là que pour les cueillir au moment de leur floraison. Deux photographes, des vrais, ont eu la difficile tâche de faire passer une cinquantaine de ces tessons de la plage à la page, de métamorphoser ces objets de peu de valeur en pierres précieuses, ou semi-précieuses. Je leur ai collé aux basques une poignée de textes disparates, petites coques de noix qui m’ont permis de revisiter quelques-uns des enseignements et des plaisirs qu’ils m’ont procurés. C’est tout.
Mais il a fallu encore, pour que tout cela ait lieu, des gens de courage, ceux qui m’ont mis le pied à l’étrier il y une année exactement, Pascal Rebetez et Jasmine qui savent faire des livres et des miracles.
Christine Macé, curieuse de tout, ouverte à tout, passionnée de terre et d’écriture, n’est pas restée insensible à ces objets oubliés et à ce livre ; elle leur a ouvert sa galerie, merci.
Ma paresse ne s’arrête pas là, je crains qu’elle ne soit sans borne, si bien que je ne pourrai jamais m’acquitter de toutes mes dettes. J’en ai contracté une immense auprès d’Anne-Hélène Darbellay et Yves Zbinden, qui m'ont fait l'amitié de s’occuper de tout, ils ont conçu le dispositif, donné une allure aux morceaux de terre cuite, aux textes, aux photographies qu’ils ont choisies, à leur support, aux boîtes qui les réunissent. Tout paraît si simple, il y aurait tant à dire sur leur travail. Et sur celui de Françoise, Edouard et Lucie, de Sandra, Lili, Louise, Arthur qui ont soutenu et soufflé sur les braises d’une aventure qui doit tout à la bienveillance des gens qui m’entourent. Je leur suis redevable de tout et je vérifie chaque jour davantage l’adage suivant lequel on n’est jamais aussi bon que lorsqu’on y est pour rien.
Qu’un musée archéologique ait accueilli ces merdouilles dans ses vitrines – et celui de Lausanne l’a fait pendant 6 mois –, on pouvait encore le concevoir. Il l'était moins qu’elles se retrouvent dans une galerie d’art.
Mais à y regarder de plus près, il faut se demander si le silence dans lequel ces tessons se tiennent alors qu'ils auraient tant à dire de leurs aventures, des conditions de leur apparition, des circonstances de leur rédemption, des incidents sans lesquels ils ne seraient jamais devenus ce qu’ils sont, ne fait pas d’eux je l’ai dit, les cousins éloignés des oeuvres d'art, des cousins orphelins, dépositaires, si cela se pouvait, d’un art anonyme.
A moins que Christine Macé, en les accueillant à l’intérieur même de sa maison, n’ait voulu conjurer le sort, en faisant une place à ce à quoi sont condamnées les merveilles qu’elle expose, et s’allier ainsi les bonnes grâces de saint Bonnet, de sainte Catherine ou de l’un ou l’autre des saints patrons des potiers.
Ce ne sont à la fin que des pierres, des photographies et quelques textes, qui constituent tout à la fois les traces du temps qui passe, et le gué que j’emprunte pour continuer et me risquer sur des rives que je ne connais pas.
Au Riau, Louise m’appelle avant que j’aie eu le temps de retirer mes chaussures, elle a fait une bonne note à cette dictée dont elle craignait le pire. Arthur fait des math et Sandra écrit son second livre. Il me revient de faire à manger et d’aller chercher Lili. Ni une ni deux, je glisse les restes du gratin au four et jette dans une marmite les rudiments d’une ratatouille.

Jean Prod’hom

Il y a des réveils que l’imprévu égaie

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Cher Pierre,
Il y a des réveils que l’imprévu égaie et maintient accrochés aux rêves ; un ami m’avertit en effet que Michel Audétat a écrit hier un billet sur Marges, dans le Mag du Matin Dimanche. Un beau billet, de ceux qui témoignent qu’un autre au moins a été sensible à la lumière qui fait trembler l’ordinaire et nous fait aimer celui-ci plus que tout au monde. Oui, les jours méritent qu’on s’y attarde ; oui, il est de belles joies nonchalantes ; oui, il existe des asiles et des heures dans le creux desquelles baigne ce quelque chose dont j’ai cru percevoir la mélodie et que j’ai souhaité faire entendre aux inconnus qui auraient pu être mes amis, et je l’entends miraculeusement animer l’écriture d’un autre. Non, nous ne sommes pas seuls au monde.

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Il me faut pourtant cesser de faire des phrases et rejoindre la mine, je m’y enfonce sans interruption jusqu’à midi. Je dévore ensuite une pizza au Central avec deux collègues.
Le site pour l’inauguration du complexe scolaire fonctionne, les dix élèves qui auront pour tâche d’éditer sur le web les textes et les photos que leur enverront par Ipad les élèves des autres classes sont prêts, Evernote et RapidWeaver n’ont plus de secret pour eux. Raul a protégé le domaine des marges.net en réalisant une partition qui interdira aux élèves l’accès à la racine du site.
Yves m’envoie deux images des tirages des 9 x 5 photographies, il descendra avec Anne-Hélène jeudi. Comment les remercier ? Je prépare un gratin dauphinois et lave une salade ; Sandra et Louise rentrent un peu avant 20 heures d’Oron, sans Lili qui a préféré renoncer à ses cours de piano, Arthur qui fait du parkour à Lausanne rentre à plus de 21 heures. Je me couche avant minuit, cela faisait longtemps.

Jean Prod’hom


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Allez au jardin de la vie

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Cher Pierre,
Romain m’envoie une photographie prise dans une librairie de la région. On y aperçoit Marges au premier plan, à côté de L’homme qui jouait de l’orgue, Listen to this, Musicophilia, Les Danseurs mythiques, Danse avec l’espoir, « Piaf », La voie de la voix, Les 101 grand opéras. Une erreur d’aiguillage ?

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Pourquoi pas, c’est peut-être sa place ; je constate en effet, pas internet, que La librairie du Baobab à Martigny l’a indexé sous Lettres et linguistique ; les livres comme les hommes peinent à trouver la place qui est la leur, jusqu’à ce qu’ils comprennent que d’autres places peuvent leur convenir.
Olivier me téléphone, nous descendons au bord du lac, marchons jusqu’à Lutry où un boit un café. Trois mois qu’on ne s’était pas revus. On cause de tout, enfants, job, retraite, projets tout en remuant les galets ; il trouve un beau tesson qu’il accepte de me laisser. Bonne nouvelle ! il est possible qu’il descende à Grignan avec Patrick, je m’en réjouis. On s’arrête au retour au bord du terrain de foot, les joueurs de Lutry affrontent ceux du Team Gruyère, ; lorsqu’on les quitte, les seconds mènent 2 à 1.
Sandra n’a pas eu une minute à elle de la journée : Ziggy et Sahita, les paiements, les leçons des enfants. Demain c’est visite de chantier, on passe en revue les travaux qui restent à faire dans la maison. Et puis, je mets enfin sous pli les pièces justificatives supplémentaires que l’office des impôts a exigées, Sandra a mis la main sur l’annexe 06 que je ne retrouvais pas. Je fixe les échéances de la semaine prochaine, prépare le remplacement de jeudi avant de finir ma journée à la cuisine.
Je crains qu’on ne puisse disparaître autrement que deux fois, sous la terre d’abord ; sous les mots des inconsolables qui recouvrent ceux du vivant : allez au jardin de la vie.

Jean Prod’hom


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Oiseaux des îles et oiseaux-lyres

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Cher Pierre,
C’est jour de fête à Pépinet ; à la foule des lecteurs se joint dans les travées celle des ombres, des noms scandés qui sont à eux seuls des livres  : Enard, Ernaux et Dicker. Christine Angot ? on est en rupture de stock ; Annie Ernaux ? avec H je crois ; Le Ruffin ? pas mal, surtout la fin ; le Meizoz ? je n’ai pas lu ; Un Amour de jeunesse, c’est d’abord un film, n’est-ce pas ?

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Un vieux beau commente les nouvelles parutions, soupire, compare, distribue les lauriers, il fait entendre, avec son chapeau, qu’il a aimé Mort à Venise. Un autre, moins beau, carnet et cabas à la main, fait ses emplettes : Hamel, Maggetti, Brügger. Je remonte au Riau les mains vides.
Nous partons, Sandra et moi, nous balader du côté du Bois Vuacoz ; K, au volant d’un gros tracteur, tire une bossette sous le Chauderonnet ; il nous raconte un peu de sa vie dans un français monosyllabique : la Macédoine, sa femme restée à la maison, ses enfants ; ses cousins et cousines qui sont à Belfaux, Echallens, Lausanne. Il nous dit, sans s’appesantir, la solitude dans laquelle il vit, seul dans sa chambre. Il aura son anniversaire dans quelques jours, son sourire ressemble à ses mains. L’année passée, ses patrons l’avaient invité au restaurant, ils avaient terminé le repas avec une tourte, il leur en est reconnaissant. A la maison, Arthur tond le gazon, Louise dessine et Lili lave à grandes eaux sa boîte de peinture.
Le spectacle de clowns commence à 19 heures sous le chapiteau de Bercher, on a donc une heure à tuer ; on la passe au bord de la Menthue, dans le parc animalier du Clos Bercher, un établissement médico-social qui accueille une vingtaine de patients. Cette belle maison de maître accueillait autrefois la direction d’une succursale de Nestlé, on y a fabriqué de 1880 et 1921 des farines lactées et du lait condensé. L’usine, démolie à la fin du XXème siècle, a laissé la place à une dizaine de volières, à des parcs aussi : biches, chèvres, oies, chevaux, moutons,...
Une auxiliaire de santé fouille le parc et les rives de la Menthue pour retrouver, avant le renard, la pintade qui s’est échappée : sans succès. La malheureuse a d’autres soucis, elle nous raconte en effet qu’une pensionnaire qui l’aide à soigner les oiseaux, avec ses petits moyens, a oublié de refermer la porte de la grande volière ; c’est une nuée d’oiseaux des îles et d’oiseaux-lyres qui volètent dans les saules et les pins du parc, sautillent sur les fils de fer des clôtures, sur les grillages et les treillis, picorent dans le pré vert : ils chantent c’est bon signe. La porte restera ouverte toute la nuit, restez ici, faites comme chez vous. L’auxiliaire de santé en rit.
Lis au retour un mot de Christine qui m’attend jeudi prochain, Yves et Anne-Hélène descendront à Grignan vendredi ; Pascal, Jasmine et son fils samedi. Elle dit se réjouir de voir les casses et le travail d’Yves et Anne-Hélène. Elle me dit aussi avoir croisé Philippe Jaccottet à la boulangerie, ils ont parlé de Marges.

Jean Prod’hom


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La terre est un seuil et nos vies sont des veilles

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Cher Pierre,
Nous serions donc des tard venus ; ce que nous faisons ne serait que le prolongement de ce qu’ont entrepris nos aïeux et notre histoire qu’une question sur le trajet d’anciennes réponses à d’anciennes questions sans formulation. Cette idée me ravit ; elle nous met à l’abri de l’injonction qui nous est faite continûment de ne rien entreprendre qui ne soit radicalement neuf. Elle nous autorise à de ne pas être original, ou en un autre sens. « Nous ne sommes pas d’aujourd’hui ni d’hier ; nous sommes d’un âge immense. »

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Les interrogations naissent de notre proximité avec la nuit, elles ne s’en départissent pas ; s’en dégagent pour devenir raisons ; s’en nourrissent, c’est leur milieu ; y transitent, c’est leur canal ; elles y retournent lorsque nous leur faisons faux bond.
Nous sommes invités dans ce délai à déplier ce qui s’est noué dans notre gorge et les chicanes du langage, à libérer son chant, à faciliter les passages, ponts et cols, sans rien aplanir ; à réconcilier le promis avec le révolu sans quoi il n’y aurait pas de paix.
Notre présent étoile en tous sens, il enveloppe le passé et l’avenir ; la terre est un seuil et nos vies sont des veilles.

Jean Prod’hom

La photographie d’un enfant mort

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Cher Pierre,
La photographie d’un enfant mort échoué sur une plage a jeté l’effroi. Son visage caresse le sable, son corps est tourné vers la mer au moment même où celle-ci est sur le point de le reprendre ; bientôt dans les bras d’un employé qui l’emportera. Sa terre d’asile aura été, sans délai, sa terre de sépulture.

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Qu’on nous présente cette photographie ou qu’on nous la cache, qu’on ajoute un mot à ceux qui ont été prononcés, qu’on les condamne tous, que notre colère gronde, que ceux dont le métier est de parler fassent le procès de ceux qui se taisent et de ceux qui parlent trop n’y change rien, chacun tire la couverture à soi parce que nous avons froid, nous sommes en danger de ne savoir que faire ; il y avait bien la compassion mais l’enfant est seul.
Les cris et les prières montent les murs d’un silence gorgé de culpabilité, nous hurlons et pleurons sur la margelle d’un puits sans fond. Comment diable tout cela pourrait-il s’arrêter ? J’aurais tant voulu peindre des ex-votos.
J’en ai trop dit, je n’ai rien dit, quelque chose remonte les jambes de la sagesse qui avait su mettre un couvercle sur la terreur et la violence qui nous menacent ; nous habitons au fond d’une caldeira géante à l’abri des vents. Mais qu’on ne se méprenne pas, les dieux et les démons se sont réveillés, il faudra les nourrir.
Ce que j’ai à dire, je l’ai dit avant de le savoir, je suis un ignorant.

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Jean Prod’hom

Synesthésie

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Cher Pierre,
En dehors du tunnel ou du chemin que nous empruntons pour les traverser en compagnie de ceux de notre espèce, nos journées ne sont qu’entrelacs d’innombrables sensations, d’origine diverse, issues du milieu qui nous accueille et qu’elles rejoignent s’y fondant presque immédiatement.

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Nos journées ainsi se répètent, et il nous semble même parfois que nous ne vivons, malgré nos nuits, qu’un seul et même long jour dans lequel surgissent et disparaissent à leur tour le lilas, ton corps, une nuée de moineaux, la fontaine, un mirage, une sirène, des iris, un cri.
Restent pourtant chaque soir, au fond du tamis qu’on agite, deux ou trois choses légères, aussi indépendantes les unes des autres que les îles d’un archipel, qui dessinent un être hybride, sans corps ni tête, une constellation si singulière que leur combinaison ne ressemble à aucune autre, une combinaison qui ne reviendra pas, cryptée et verrouillée du dedans.
Je voudrais donner à chacune d’elles le nombre qui l’identifierait, un nombre unique qui envelopperait sa teneur, sa texture et ses couleurs, morceau de marbre noir de Saint-Triphon, terre cuite ou praliné.

Jean Prod’hom

Le jaune des potentilles et des rudbeckias

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Cher Pierre,
Ce matin, le vent d’ouest a fait reculer la bise, il a poussé des lambeaux de laine feutrée au-dessus du jardin ; si le jaune des pissenlits, des boutons d’or et des fleurs de colza a fait l’ouverture de la saison en juin, c’est aussi lui qui la ferme en septembre, avec les potentilles de la plate-bande et les rudbeckias du terre-plein.

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Le ciel est descendu d’un cran, et le soleil qui s’est levé au-dessus des Aiguilles Vertes s’est glissé pendant une demi-heure sous la couverture nuageuse, il a ouvert comme au premier jour des cols et creusé des vallées qui s’étagent jusqu’aux Alpes, on se serait cru dans les Cévennes ; mais l’huître s’est refermée à huit heures et le manteau de neige sale est venu nouer ses franges à l’arête des Vanils.
Un journaliste de la région me téléphone, il se propose de faire paraître dans son journal quelque chose à propos de Marges, dans l’édition de jeudi prochain. Il me demande si j’ai une minute, si je peux répondre à quelques questions, par téléphone, il a feuilleté le bouquin. Monsieur, ne serait-il pas préférable qu’on diffère tout cela à la semaine prochaine ? Venez boire un café à la maison, mardi à neuf heures, c’est entendu.
Les jours qui viennent m’inquiètent un peu, les rencontres à la va-vite, les malentendus qu’elles vont provoquer, les approximations dont il faudra se satisfaire,... c’est le jeu. Ne pas vouloir convaincre son interlocuteur de quoi que ce soit, aller aux faits, raconter une ou deux choses, de celles qui tombent à nos pieds ou sous le sens.
Il a plu tout le matin. Le menuisier a posé les plinthes dans les toilettes d’en-bas et les stores dans les combles, je mange les restes de l’omelette de hier avant que les filles rentrent de l’école, Sandra leur a préparé des crêpes ; je file au Mont pour deux périodes, remonte. Je rattrape Arthur qui rentre du gymnase sur son vélo, sous la pluie mais enchanté, je fais une dictée à Louise qui me l’a demandé.
Les adolescents et les pré-adolescents ont l’art de jouer avec les garde-fous dont on a cru bon devoir les entourer aussi longtemps qu’ils ne se sont pas bricolé les leurs ; mon dieu que c’est difficile ! Il plu toute l’après-midi, il a plu tout le soir.

Jean Prod’hom

Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Cher Pierre,
Je ressors de ces premières journées de l’année dans la mine avec du gravier et du sable plein la tête, qui étouffent les voix du dedans et interdisent l’accès à celles du dehors. Je ne suis plus qu’une tête ronde, étanche, à peine un je serré dans un pudding qui tapisse ma voûte crânienne, embarrassé par un corps dont j’aurais bien pu me passer.

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C’est lui pourtant qui trouve à 17 heures une issue, perméable à la bise qui se lève, légère, et au soleil qui a baissé ses feux. Le gravier et le sable glissent derrière les yeux, libèrent la nuque ; les pores de la peau s’ouvrent tout grand – ce sont des phénomènes que Lucrèce a décrits avec précision – , et le petit matériau de remplissage s’écoule comme dans un chéneau, cherche le chemin le plus court ; le corps retrouve ses marques, les bouchons lâchent, la circulation reprend son écoulement dans une tête à moitié vide ; seuls les plus petits atomes restent dans la boîte, ceux qui commandent les pensées les plus fines, ils se mettent à danser dans le vide retrouvé avec les poussières du dehors, les images, les simulacres.
Je lis en rentrant l’Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl dont S m’a parlé hier. J’imaginais que l’épaisseur conférée au corps par le jeu de la lumière et de l’ombre aurait été le pivot du récit d’Adelbert von Chamisso. Il n’en est rien, le botaniste allemand du début du XVIIIème siècle explore d’abord l’exception sociale de l’homme qui a cédé son ombre pour une fortune, et l’exclusion dont il est la victime. Le marché que le diable propose à Pierre pour la récupérer – lui remettre son âme à sa mort – n’y change rien. Les dernières lignes du récit le confirment :
Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

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En 2004, le beau film d’animation que réalise Georges Schwizgebel à partir de ce livre va dans le même sens : une ombre se libère de son point d’attache et danse ; elle devient un quasi-objet qui réunit les danseurs du monde entier autour de celui qui en est dépourvu. Hymne formel, mais rien ou peu sur le désarroi, la transparence et l’opacité de l’homme sans ombre.

Jean Prod’hom

Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre

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Cher Pierre,
Ce sont des bois qui bordent le pays de Vaud au-dessus de Vulliens ; dessous des prés, des haies et c’est déjà celui de Fribourg. On devine, en se penchant, la Broye que dominent Rue et son château ; tout autour le vieux bourg auquel on a accroché il y a vingt ans une zone villas. Je termine Bel-Ami, assis à la lisière, avant l’arrivée des premiers pilotes. Georges Duroy s’est encanaillé en quelques années, à l’école de La Vie Française et des Forestier, il semble même avoir rajeuni et disposer à la fin de tout l’avenir devant lui.

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On sonne la messe à Ursy dont on aperçoit l’église ; sa haute flèche ne lève pas le doigt vers le ciel pour rien, les fidèles sont plus nombreux là-bas qu’ici en pays protestant ; son corps, démesuré, rivalise avec les plus gros hangars à tabac de la Glâne. Quinze belles minutes de sonnailles, relief d’une époque révolue qui déroule sa vague, se propage et ondule, réveille les prés, les haies et les restes de la forêt primitive.
Ensuite plus rien : nous sommes en effet chargés, Arthur et moi, de seconder les commissaires des zones 10 et 11 de la course de trial des Vestiges. Un peu plus de six heures à poinçonner les cartes de pointage des cent quarante motards qui ont participé à cette épreuve bon enfant. Bruits de moteur à deux ou à quatre temps et odeurs d’essence.
Le soleil – qui a, aujourd’hui encore, tiré son arc d’est en ouest – a mis le feu. Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre.

Jean Prod’hom


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Deux belles heures assis sur un banc

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Cher Pierre,
J’ai relu aujourd’hui tandis que Lili dormait et que Sandra et les deux grands étaient au marché le gros de Bel-Ami, publié sous forme de feuilleton. Je serais assez curieux de savoir comment Maupassant l’a écrit.

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Autre chose encore, je suis incapable de me faire à l’idée que Georges Duroy est un jeune homme de moins de trente ans au début de ce récit, tout simplement parce que le narrateur, en indiquant dans le second paragraphe qu’il porte beau par pose d’ancien sous-officier, m’oblige à le vieillir illico d’une vingtaine d’années. Je n’imagine pas en effet un ancien sous-officier de moins de cinquante ans. Rien dans les pages qui suivent ne parviendra à le rajeunir – la réception a décidément toujours le pas sur la production.
On mange dans la véranda, Lili a préparé la sauce à salade, je réchauffe les restes de riz de la veille et passe à la poêle les filets de poulet que j’ai dégelés hier.
On monte en début d’après-midi dans un chalet d’alpage au dessus des Paccots, le chalet des Pueys où une collègue et son mari ont organisé une grande fête ; je passe deux belles heures assis sur un banc, songeries à la longe et tête à l’ombre. Un accordéoniste joue des airs qu’on devait entendre au XIXème siècle dans les gargotes de Bougival, d’Argenteuil, de Maisons ou de Poissy, les airs se succèdent et s’aboutent les uns aux autres, donnant à la fin l’impression que c’est une seule et même mélodie.. Mais nous sommes ici à plus de mille mètres d’altitude, non pas dans l’une des boucles de la Seine mais au pied de Teysachaux, pas de coquettes ou de bourgeois, de parvenus ou d’amazones, mais des familles nombreuses, des collègues et des amis.
Nous rentrons à 18 heures, je laisse Sandra et Louise au bout du chemin, file à Epalinges ramasser Lucie qui mange avec nous les pizzas que Lili a préparées. Il n’a y a pas une minute à perdre, ce soir Françoise chante à Boulens.

Jean Prod’hom

Les vérités naissent en captivité

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Cher Pierre,
Premier vendredi matin de congé au triage, je goûte avec Oscar au chaud-froid des matinées de fin d’été ; les entre-saisons, lorsque le soleil est de la partie, c’est peut-être ce que la météo fait de mieux dans nos régions tempérées : grains secs dedans et l’air liquide qui coule sur la peau.

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Je songe sous un épicéa, amusé, curieux, aux grandes et petites manoeuvres qui tout à la fois annoncent et constituent la rentrée littéraire, aux bricolages romanesques que les auteurs exhibent sur les plateaux après les avoir escamotés dans leur livre.
Le roman se confronte, à sa manière, plus peut-être que tout autre manifestation littéraire, aux discours ambiants qui établissent ce qui est, le réel, qu’il s'en affranchisse radicalement – sans pourtant désobéir aux principes d’identité et de non-contradiction –, ou qu’il cherche à l’épouser en en suivant les courbes supposées – sans manquer de le tromper, souvent : c’est un roman mais ça ressemble étrangement à ce qui se passe réellement, disait l’un d’eux l’autre jour à la radio. Le roman se donne ainsi le droit de dire ce qui est ou n’est pas, sans être accusé de mensonge, cela donne lui donne des ailes. Mais si l’une de ses missions est d’écrire le vraisemblable, lui revient aussi la tâche d’écrire ce que personne n’a encore vu ailleurs que dans ce qui est en train de s’écrire, le vrai qui se fait.
Le lecteur attend à la fois que le romancier le captive et lui fasse entendre quelque chose de vrai. Cette double contrainte met le second en porte-à-faux : ou il ouvre au premier sa cuisine et la vérité est marquée du sceau du doute, ou il l’escamote et la vérité ne sort pas de l’orbite des représentations lisses.
Les vérités naissent en captivité, au roman de les détourner de ce qui leur a donné naissance et des lieux qui les ont hébergées, en recourant à des dispositifs, à des techniques compatibles avec nos habitudes. Faire entendre la vérité est un métier ; la vérité est un savoir faire, elle se taille, se polit, s’organise.
Quoi qu’il en soit, en temps de guerre comme en temps de paix, ceux qui écrivent et lisent des romans n’ont jamais fait de mal. Et parfois un romancier passe outre, il refuse à la fois de séduire et de convaincre.

Jean Prod’hom

Recommencer même s’il est tard

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Cher Pierre,
Tout est joué, je n’y puis rien ; chacun est emmêlé dans la combinaison que lui ont laissée ceux qui l’ont précédé. Un mot dit de travers ou mal entendu ne s’efface pas, pas plus qu’une croyance partagée par le grand nombre, ou une rumeur, ou un mirage acoustique, c’est la donne. Cartes orphelines, maigre paire ou quinte floche, qu’importe, personne n’en sait rien, tous perdus dans l’étendue et en équilibre sur une pointe plus acérée que celle d’une épingle, avec l’assurance que le rien qu’on tient dans la main déborde, lorsqu’on l’ouvre, bien au-delà de la Crimée.

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La Maison de l’Ecriture depuis le deuxième étage du Mottier C

On tâtonne somnambule, on se saisit yeux fermés de ce qui semble à notre portée et on le déplace derrière nous, ou dans une boîte, dans sa mémoire ou une poche. Parfois ça n’y entre pas ; on s’avise alors que les propriétés de l’étendue interdisent que nous continuions à faire comme on l’a fait jusque-là, entravent notre marche, nous amènent à surcharger notre existence, ou l’autorisent, mais à des conditions trop coûteuses. Quelque chose cloche, coup de sac, l’avenir décidément ne suit pas le passé.
Les fidèles s’empressent de nier le tout en bloc, les puristes refont des calculs, les opiniâtres se lamentent au pied de l’impasse. Les joueurs, eux, recommencent, à côté ou à l’envers, très sérieusement, sans se préoccuper de leur isolement, sans s’inquiéter des voisins. J’ignore s’il faut du courage, s’il faut être champion des causes perdues, enfant ou idiot pour lever à nouveau le voile, en se décalant, en prenant du retard, en marchant à contre-temps ou à contre-sens, et tout recommencer même s’il est tard.

Jean Prod’hom

C’est une bande étroite

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Cher Pierre,
Il existe, tout près de l’école où je travaille, un sentier qui traverse l’un des derniers domaines agricoles à l’intérieur du Grand-Lausanne ; il est entouré d’immeubles locatifs et de villas mitoyennes, on en aperçoit des bouts de la fenêtre de la classe 207 ; c’est une bande étroite, large de deux pieds, sur les bords de laquelle poussent en août des courges et des choux. Il disparaît au passage du Rio de la Croix, avant de réapparaître au Ferrajoz ; il zigzague dans la pente après la Longeraie, ralentit dans le verger, jusqu’à la lisière du Bois de Vernand qu’il traverse au frais ; et puis il bascule dans les prés.

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Kurt von Ballmoos | Gymnase du Bugnon

La route de Cheseaux le coupe net à Romanel, mais il reprend vie à Camarès, péniblement ; il franchit au sec le Taulard, fait une épingle pour emprunter le pont de la Mèbre. Il éclate dans les bois de la Chamberonne, y dessine une curieuse arborescence. Mais ses excès le perdent, incapable de se ressaisir, personne ne s’en souvient plus au treillis de l’autoroute.
Lui-même désespère, il s’agit donc d’un réel miracle lorsqu’on en aperçoit une section, très bien conservée, entre Mex et Vufflens-la-Ville. Court répit : malgré la Venoge dont il aurait pu se faire une alliée, le sentier disparaît sous le bitume jusqu’à Penthalaz.
Il se remet à espérer au Moulin de Lussery, on le devine en effet qui pousse sous le chemin de terre, insiste pour surgir enfin, comme une eau vive, un peu après la Sarraz, libre de toute entrave, il se joue des pentes du côté de Ferreyres. Monter lui donne des forces si bien qu’il parvient sans efforts jusqu’à L’Isle, folâtre un instant le long du Chemin vert, avant de grimper seul jusqu’au Mollendruz. Il allonge le pas dans les pâturages du Petra Felix et plonge sur les rives du lac de Joux. C’est un peu avant Le Pont que j’ai eu l’assurance qu’il s’agissait bel et bien du chemin qui passe tout près de l’école où je travaille : même largeur, mêmes fleurs, mêmes choux, mêmes courges, même ciel.
Il y a un train toutes les heures, changement à Vallorbe et bus de Lausanne jusqu’au Mont ; le sentier, lui, revient par le même chemin.

Jean Prod’hom

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Rose Envy

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Cher Pierre,
Grosse agitation ce matin dernière la porte de la salle de bains, à laquelle je ne me mêle pas puisque j’ai la maison pour moi jusqu’à midi. A l’origine, la reprise scolaire et la coexistence depuis peu, dans un même lieu, de l’évier, du miroir et de la douche.

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Chacun tourne les talons pour s’engager dans son tunnel et s’éloigne ; je fais le petit tour avec Oscar, un chevreuil lève la tête, on s’arrête, il replonge son museau dans le pré.
Je m’embarque, au retour, dans le Rose Envy, que Dominique de Rivaz a fait paraître en 2012, texte fait main, court et tendu, précédé d’une remarque de Jean Roudaut, qui me ramène à mes réflexions de la veille sur le saint Augustin de Carpaccio et sur le devenir-taupe de notre espèce.
« Lire est se nourrir d’un livre. Pour que cette nourriture se fasse consubstantielle, il faut la broyer, se l’assimiler : c’est le rôle de cette forme de manducation qu’est la réflexion rêveuse quand le regard quitte le texte... »
Ni miracle, ni cri ni claque, mais glissement progressif auquel nous convient une écriture et un enfant qui, plutôt que de se ronger les ongles ou de se mordiller les lèvres, grignote l’intérieur de sa joue et de sa vie jusqu’à faire disparaître, à la fin, à la fois son corps et celui des autres. Il ne reste des morts que des cendres et des souvenirs sur lesquels les vivants soufflent pour les garder en vie, la tête levée en direction de cet ailleurs où conduit l’écriture et d’où nous parvient l’appel de ceux qui ont quitté la partie.
Cendres ou terreau qu’importe, ne pas s’offusquer quelle que soit la sépulture ; Styx et obole sont l’affaire des vivants. Saint Augustin l’a établi. « Le devenir du corps n’engage en rien le salut de l’âme », celui-ci ne dépend que de la bienveillance des vivants.
Un récit en tu que le narrateur précède, le récit d’une gamine soucieuse en diable qui traverse les âges dans un glissando musical, se détourne de l’opprobre qui la menace ; le narrateur dit tout, tout haut et avec grâce, sans s’appesantir, jusqu’à une espèce de vide d’où la vie refait surface, légère, les cendres se mélangent aux fragrances du lilas et le souvenir devient respiration.
Guillaume amène la table et les chaises, on boit un café. Je quitte le Riau lorsqu’Elsa, Lil et Louise rentrent, il est midi passé. Je fais quelques photocopies et retrouve les élèves auxquels je demande de tirer sur le fil que je leur ai tendu hier. Ils tirent sans que je sache encore exactement où ce fil va nous conduire.
Je fais une photo de la Yaris que je vais laisser au garage demain. Arthur revient satisfait de sa première journée complète au Bugnon, Louise de la sienne à Mézières. On n’entend pas Lili qui se prépare à l’étage, c’est la reprise de l’entraînement. J’irai la rechercher tout à l’heure sous le soleil, je me réjouis.

Jean Prod’hom

Eclats de Méditerranée

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Cher Pierre,
Le vaste mouvement de laïcisation des institutions scolaires aurait pu ouvrir les yeux de nos enfants, les ouvrir à d’autres ciels que celui qu’indiquent, urbi et orbi, l’index de l’église romaine et, mystérieusement, le petit doigt des consciences réformées.
Mais les précautions prises par les hommes chargés de cette sécularisation les ont conduits à se taire et se faire tout petits jusqu’à disparaître sous terre, pour éviter le soupçon de privilégier tel ou tel ciel. Avec pour conséquence le rejet de l’idée essentielle que les signes pourraient venir d’ailleurs, laissant nos enfants seuls avec eux-mêmes. Nouvelle traque, nouvelle ère du soupçon, autrement plus dangereuse que celle dont certains philosophes avaient rendu responsables, au milieu du siècle passé, Marx, Freud et Nietzsche. Voici nos enfants plongés dans une nuit où le ciel est par prudence banni.

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Voilà ce que j’ai pensé au terme de cette première longue journée à la mine, longue traversée à quai, grandes baies vitrées à travers lesquelles il est interdit de regarder, tableau étrange qui éloigne nos enfants du saint Augustin de Vittore Carpaccio et les rapproche de la taupe. D’une taupe qui s’ignore, disposant de barres à mine, de lanternes, de cliquets et de roues dentées, tunnels étroits et galeries d’aération qui permettent à l’espèce de ne plus avoir besoin de sortir la tête de l’eau et de se détourner du ciel.
Cette obscurité dans laquelle m’ont plongé ces réflexions s’est dissipée en écoutant Vassilis Alexakis et Nicolas Verdan, visages au vent, parler à Sonia Zoran de la Grèce – au-delà du roman de ses turpitudes –, de la mer qui l’a découpée, qui l’a préservée, et de ses rives sur lesquelles vient s’échouer les échos d’un ailleurs qui demeure entier.

Jean Prod’hom

Il y a des jours qui distillent un poison

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Cher Pierre,
Il pleuvine ce matin, et il pleuvinera jusqu’au soir, si bien que je n’ai pas quitté la bibliothèque, vissé devant l’ordinateur à choisir les textes que je me propose de lire à Grignan, et à les disposer bord à bord comme un parquet flottant.

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Autrement dit rien, ou presque rien : trois ou quatre cafés, un passage à la laiterie, un autre au Mélèze où je dépose une facture, deux au compost ; j’ai guetté sous le chêne le pic épeiche et scié un pavatex pour bloquer la chatière.
Tout le monde ce soir s’affaire, sauf moi : Sandra prépare une salade et fait cuire des pommes de terre, Louise met la table, Arthur coupe des tranches de fromage, Lili jette des oeufs dans la poêle. On se retrouve dans la véranda et on se régale.
C’est tout, non pas que le monde se soit subitement appauvri, mais parce qu’il y a des jours qui distillent un poison qui paralyse les mâchoires, engourdit la vue et alourdit l’esprit, devenu soudain incapable de prendre de la hauteur, de se glisser dans un pli de la terre ou une trouée du ciel.
Je le sais d’expérience, il n’y a rien de mieux à faire qu’à attendre la nuit qui rétablit l’équilibre des humeurs en vidant la boîte crânienne de ce qui l’encombrait.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 22 août 2015

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Cher Pierre,
Au risque d’en étonner plus d’un, moi-même en premier lieu, je suis étrangement calme avant cette rentrée scolaire, bien décidé à mener les élèves à l’essentiel, à ne pas les noyer dans une cascade de distinctions ou à les égarer dans les labyrinthes de la scolastique.

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Les jours rétrécissent, certes, mais le soleil, radieux, nous rappelle que l’été n’a pas renoncé. Et si le temps des cerises est bel et bien passé, celui des pommes du verger nous promet de belles récoltes. Sandra et les enfants sont descendus en ville, c’est là-bas que se trouve leur avenir ; je monte au triage avec Oscar, – le sien est plutôt dans les bois.
Avec dans la poche La Vallée de la Jeunesse d’Eugène ; c’est un livre publié en 2007, qu’une collègue nous a proposé de lire avec nos élèves, dans l’idée qu’ils puissent, au moment voulu, rencontrer son auteur et s’entretenir avec lui du métier d’écrivain ou, s’il ne s’agit pas d’un métier, de l’écriture lorsqu’elle n’est pas exercice scolaire.
J’ai lu le récit d’Eugène il y a quelques années. Des vingt (ou vingt-deux objets ?) qui ont marqué sa vie, à Bucarest et à Lausanne surtout, je me souvenais assez précisément de l’aiguille à ponction et du Rubik’s Cube 4 x 4. L’idée de lire ce livre avec des élèves m’emballe, le principe est efficace. Et puis, à travers le rappel des dix objets qui lui ont fait du bien et des dix qui lui ont fait du mal, il sera aisé d’évoquer plusieurs aspects du monde dans lequel nous vivons ; on abordera en outre la belle et épineuse question de l’écriture des souvenirs.

Et même si tout est faux, quelle importance ? Je me souviens de la réponse de Blaise Cendrars quand on l’a sommé d’avouer s’il avait réellement pris le Transsibérien, pour écrire un de ses plus fameux textes : « Qu’importe si je l’ai pris, puisque je vous l’ai fait pendre ». (La Vallée de la Jeunesse, page 178)

J’ai lu, Pierre, votre mot à mon retour du triage, là où j’ai suivi ce printemps les amours de deux bouvreuils et la naissance de leurs petits ; là où je lis aussi, parfois, loin de tout, et somnole.
Vos envois me réjouissent tout autant parce qu’ils m’obligent à demeurer attentif aux mésaventures et aux petites misères des autres, si semblables aux miennes, mais aussi aux beautés qui persistent et qui permettent à l’inquiet que je suis de trouver des arrangements avec le monde, ne serait-ce que pour en sortir vivant lorsque le jour tombe. 
Sandra s’est rendue à Servion, la table et les chaises sont prêtes ; on en disposera la semaine prochaine. Promenade encore avec Sandra et Oscar, avant que le soleil disparaisse derrière le bois Vuacoz. J’ai entendu à nouveau, au-dessus du poulailler, les petits coups secs et francs du pic épeiche que j’ai aperçu ce matin.

Jean Prod’hom

Gif | 22 août 2015

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Cher Jean,
Nous sommes deux inquiets, l'un du Jorat, en Suisse, l'autre, français, d'origine limousine, aux portes de Paris, à croire devoir garder trace du temps qui passe et à échanger quelques observations, à ce sujet, par dessus la frontière. Je n'ai pas vu que ce que vous notez, de votre côté, ni nos petits courriers attentent à aucun principe, éthique, esthétique, théorique, politique... J'ai noté, dès l'enfance, la rigueur morale des quelques copains protestants que j'avais, dans le Sud-Ouest. Ils n'étaient pas drôles, riaient difficilement, se tenaient sur leur réserve mais on pouvait compter sur eux, ce qui n'était pas toujours le cas avec les papistes. La totalité de l'histoire, du passé demeure présente dans les agissements des vivants.
Frappé de l'attention que vous donnez, entre mille autres choses, aux bouvreuils. De vivantes merveilles, auxquelles on peut toutefois reprocher de manger les bourgeons floraux et de nous priver de fruits. Les petits appareils numériques ont tout changé. On peut aussi extorquer des images précises, en couleur, au flux temporel, fixer l'atmosphère sonore. Où ai-je vu qu'une thèse avait été consacrée à celle des rames de RER, avec le bruit croissant et décroissant du moteur électrique, l'annonce de la station par une voix préenregistrée, d'homme ou de femme, les sonneries des portables, les conversations, à haute et intelligible voix des téléphoneurs, la détente de l'air comprimé à l'ouverture des portes, la sonnerie précédant le départ... L'écriture a donné aux mortels que nous sommes la possibilité d'étendre indéfiniment leur mémoire, donc leur conscience. Rien peut-il échapper à la révolution numérique?
Ne vous tourmentez pas. On a déjà bien assez de soucis comme ça. Bonne journée. Amitiés.

Pierre

 

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Photo | Pierre Bergounioux

Corcelles-le-Jorat | 21 août 2015

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Cher Pierre,
Merci de votre mot. Comment en effet échapper de nos prisons tout en restant vivants ? Là-bas des ponts, ici des cols ; les Joratois ont puisé, je ne sais où, le courage et la curiosité de se risquer hors d’un massif forestier inextricable – qui culmine modestement à 900 mètres –, rejoindre le chemin de Sainte-Catherine infesté de brigands, faire sauter le verrou au Chalet-à-Gobet qui tenait éloignés ceux des hommes qui pouvaient se passer de leur tête de ceux qui pouvaient se passer de leurs mains. C’est seulement dans les années 60 du siècle passé que la grande bourgeoisie détenant le capital économique, culturel, et symbolique a entrouvert ses portes et laissé venir à elle, au compte-goutte, les enfants du Jorat dont elle avait besoin.

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Nous n'avions plus entendu la sonnerie du réveil depuis cinquante jours. Debout donc au clairon pour une conférence des maîtres à l'occasion de laquelle, probablement, nous nous rendrons compte à nouveau que les précautions prennent le pas, chaque année davantage, sur ce qui relevait du bon sens et de la conscience de chacun.
J’ai la confirmation, en partant à la mine, que le sifflement dont je ne parvenais pas à identifier la source il y a quelques jours, provient d’une boîte, pas plus grosse qu'une grosse boîte d'allumettes, déposée sur le rebord d'une fenêtre à plus de cent mètres de la maison. J’en conclus, pour ne rien dire de la pollution sonore, que j’ai l’ouïe aussi fine qu’une fouine.
Je m'arrête au garage et jette un coup d'œil sur la Suzuki Swift, candidate au remplacement de la Yaris que je regrette déjà, avant de descendre les six marches de l'aula. Rien n'a beaucoup changé pendant l'été, les vraies questions demeurent à l'abri, recouvertes par d'anciennes et de nouvelles directives qui flamberont vite. N'en vouloir a personne. On parle de tout, soigneusement, sans rien laisser au hasard : retenues, parking, bus, surveillance, légalité,... de tout ce qui entoure ce dont on ne parle pas.
Je repasse au garage dans l’après-midi, signe finalement pour une Nissan Micra. Je me hâte de terminer ce que j’ai à faire au collège, le soleil claire fort. Je fais une brève halte au Riau avant de récupérer les filles à Thierrens, enchantées de leur camp, moins de l’école, pour des raisons différentes des miennes. Etaie le pommier qui penche dangereusement.
Me sens encore le devoir, là où nous en sommes de cette correspondance fictive, semi-fictive, réelle, de vous demander si vous pensez qu’elle a sa raison d’être. Si elle vous embarrasse, faites le moi savoir. C’est le devoir de chacun de laisser à l'autre le pouvoir de s’échapper. Je suis né au pays de Viret, de Farrel et de Calvin ; et je ne voudrais nourrir ni votre mécontentement ni ma culpabilité. Amitiés.

Jean Prod’hom

Gif | 21 août 2015

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Cher Jean,
Trois semaines et plus qu'on a retrouvé la grande banlieue, laquelle tire un charme étrange, en août, d'être à peu près vidée de ses habitants. Pas une âme, des places partout, pour se garer, un silence sidéral. On se croirait sur la lune ou bien sur terre mais après la disparition de l'homme. Il va refaire son apparition dans quelques jours.
A quoi bon les cartes routières quand on a le GPS? Qu'elles servent, une dernière fois, à éclairer les montagnards du Jorat sur les hauteurs, plus modestes, du massif Central.
Bonne fin de vacances. Amitiés.

Pierre

 

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Un aperçu du pont de fer, désaffecté, sur les gorges du Doustre. Il a été lancé en 1911.
On pouvait échapper, enfin.
(Photo | Pierre Bergounioux)


Corcelles-le-Jorat | 20 août 2015

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Cher Pierre,
Merci pour votre mot, il m’a fait plaisir. Que vous m’assuriez qu’il existe des Jean-Rémy du côté de Gif-sur-Yvette n’atténue nullement ma peine, au contraire ; me voici pourtant d’un coup moins seul. Tout porte à croire, malgré tout, qu’on n’en a pas fini avec la bêtise.

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Le garagiste est absent à 8 heures, je déposerai la Yaris demain matin. Le directeur a accepté ma demande de congé pour le jeudi 10 septembre, bonne chose de faite ; je passe à l’économat commander ce que j’ai oublié. Pour le reste, mieux vaut attendre lundi et se tenir prêt à tout. Je passe dans la salle Paul Klee, paie à Romain ce que je lui dois, il me raconte ses vacances en Espagne. Je remonte au Riau.
Vincent propose une simple tôle à glisser sous le poêle, avec un rebord de trois à quatre millimètres ; il prend les mesures, viendra avec son diable la poser, et l’ajuster s’il le faut.
Arthur tond l’herbe du jardin, je prépare une ratatouille, des filets de brochet et un beurre persillé, il est temps de préparer la rentrée d’Arthur au gymnase. Dans la soirée, Valérie vient donner un coup de main à Sandra pour choisir et mettre en page les photos de nos vacances à l’île d’Yeu.

PS
L’enveloppe – ou le pliage – dans laquelle vous avez glissé votre mot, le plateau de Millevaches, en êtes-vous l’artisan ?

Jean Prod’hom


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Gif | 20 août 2015

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Cher Jean,
Difficile d’épiloguer après que François Bon l’a fait. Si, pourtant, l’écho soulevé par la marche des vivants confondus sur le chemin du cimetière, l’intrusion de Jean-Rémy. Il existe des hommes de cette nature. J’en témoigne.
La preuve que nous habitons des pays distincts, ce sont les expressions « jouer à clicli mouchette » et « mettre en cupesse », c’est la première fois que je les vois et je ne les comprends pas.
Merci de votre envoi. Bon mois d’août et beaux tessons. Amitiés.

Pierre



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Pierres, couleurs et lumières

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Cher Pierre,
Le peintre recouvre de béton ciré les rebords des fenêtres de la salle de bain, Sandra et Arthur sont descendus en ville, j’aurais pu naturellement profiter de cette matinée pour préparer la rentrée. Pas envie ! Je lis le petit livre que Monika Langhans m’a fait gentiment parvenir hier par la poste : Pierres, couleurs et lumières.

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Un petit livre rempli de proses brèves, de galets, d’encres et de nom de villages ramassés tout autour du Lubéron. Elle n’y vit pas mais y retourne régulièrement, sûrement parce qu’elle y a laissé quelque choses autrefois. On y croise ses amis : un potier à Roussillon, un vieux couple qui résiste au vent et à la pluie sur les hauts de Saignon, une chineuse de fers rouillés dans la garrigue autour de Murs, des pèlerins à Cucuron, un chien, un papillon, une guêpe. Un indien autrichien aussi, près de Fontvieille, Yvonne Printemps et Bacon sur la route de Tarascon. Et puis il y a Roussillon qui revient comme le mistral, les carrières d’ocre lorsqu’elles étaient ouvertes au public, la place Camille-Mathieu à la Saint-Jean, les vignes de Bonnelly que Samuel Beckett a vendangés.
Monika écrit, peint, ramasse tôles et pierres dans les veines desquelles elle lit ou dessine l’avenir, elle aime les souvenirs, les salades provençales et les ciels étoilés. Je me souviens tout à coup de la tristesse de Céreste, des flancs du Lubéron, d’une semaine de travail à Lourmarin autour de Thomas Kuhn, d’un petit matin à Saint-Saturnin-lès-Apt après m’être perdu dans les neiges du Ventoux.
Je ne crois pas que je retournerai à Gordes, je ne me souviens pas de Lacoste, ni de Menerbes et d’Oppède-le-Vieux. Mais ce petit livre a été comme un pont, il m’a permis de rejoindre sur l’autre rive le tracé d’anciennes promenades et les jours oubliés ; il m’a tendu quelques fils pour rejoindre chambres, silhouettes et chemins qu’il m’a suffi de tirer pour tout recommencer.
Je retrouve un peu par hasard, dans un carnet de notes, la photo que Lily m’a donnée l’autre jour ; on la voit avec Nicolas, sa femme et Philippe. Bien des choses ont changé depuis. Un ouvrier de l’entreprise qui nous a vendu la chaudière la contrôle en début d’après-midi, il me conseille de baisser la courbe de chauffe à 15 et de monter la température à 22 ; me détaille les opérations que j’aurai à répéter au début de l’hiver pour régler convenablement la température dans la maison. Arthur se rend à vélo à Froideville chez ses grands-parents, on va manger au café du Jorat en amoureux.

Jean Prod’hom


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De chaque côté de la route

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Cher Pierre,
De chaque côté de la route qui va de Chapelle à Thierrens, on ramasse les pommes-de-terre et les becs verseurs crachent le maïs d’ensilage. A l’arrière de la Yaris, Louise et Lil sont pressées d’arriver, rêvent leur semaine ; elles nomment les chevaux qu’elles aimeraient monter pour la voltige, ceux qu’elles voudraient travailler à la longe, sur lesquels elles feraient volontiers une balade,... Je les dépose avec leurs rêves et dix bonnes minutes d’avance ; ciel maussade, elles s’éloignent dans l’allée, sans se retourner, balançant en tous sens leur sac de couchage.

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Je lis dans les combles les premières pages de Tom petit Tom tout petit homme Tom de Barbara Constantine, brûle les déchets qu’Arthur a entassés près du hangar, restes de ses travaux de jardin de la semaine passée, je découpe une section du treillis du poulailler qui devrait nous permettre d’y ranger les tuiles que les panneaux photovoltaïques ont remplacées sur le toit.
Arthur se propose de nettoyer l’étang, de l’agrandir même en profitant de la petite tractopelle que Marc-André amènera pour assainir le bas de la façade orientale de la maison. Bonne idée. Je monte au triage avec Oscar, où je lis les dernières pages de Tom petit Tom, passe à la forge de Ropraz, Vincent n’est pas là.
A Servion, Guillaume a refait la table en noyer Louis-Philippe et les sept chaises, il nous fait voir comment il se propose de l’enduire. Apéritif sur la terrasse et spaghettis à l’intérieur. On rentre à 23 heures passées.

Jean Prod’hom

Inavouable désir

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Cher Pierre,
La Yaris est bien mal en point, il va falloir prendre une décision avant qu’elle nous lâche. Je m’arrête à Coppoz, dépose ma roue crevée ; la garagiste me fait voir une Suzuki 4X4, je repasserai jeudi pour faire le point.

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Il est légitime de se demander si les travaux du troisième bâtiment scolaire seront terminés lundi prochain ; les ouvriers s’affairent en tous sens, dans la salle de gymnastique, la cage des escaliers, celle de l’ascenseur, dans les classes, le hall. Je les regarde avec intérêt mais aussi avec un curieux désir, inavouable, le désir que tout se complique, que rien ne marche et que la rentrée ait lieu dans des conditions inhabituelles, imprévues, difficiles, condamnés que nous serions à faire autrement, aller à l’essentiel, bricoler, inventer,...
Peu d’enseignants encore dans l’Etablissement, les doyens vont et viennent, assurent le fléchage, dégagent les sorties de secours. Je remonte au Riau au milieu de l’après-midi, les mains vides, sans avoir fait grand chose.
Les filles s’affairent autour de la console qu’un ami d’Arthur leur a vendue, ils se sont constitués en coopérative, pourvu que ça dure. Nous faisons le petit tour, la bronchite de Sandra nous oblige à marcher à petits pas, Oscar court, un chevreuil nous regarde en-haut la Mussilly, un autre en-bas.
Arthur est descendu à Lausanne, à 17 heures, rejoindre ses amis de Parkour Lausanne. Il nous téléphone à un peu plus de 20 heures, il m’attend aux Croisettes. La nuit tombe, un chevreuil disparaît sous la Moille-Baudin.
Arthur n’a pas une minute, se douche et part à vélo, dans la nuit et à travers les bois, rejoindre des amies et des amis au refuge de Corcelles. Il rentrera, lui-même ne sait pas quand. J’ignore toujours davantage l’emploi de son temps, il ne peut en être autrement. Je vais consulter le site de Parkour Lausanne, une jeune association qui met en avant la dimension non compétitive de cette activité, plutôt un art et une philosophie.
Les filles partent demain matin pour quatre jours à Thierrens : balade, éthologie, voltige, longe,... Elles préparent leur sac, excitées comme des puces, devenues soudain inséparables, les meilleures amies, les meilleures soeurs du monde. Elles se couchent tard, trop tard, à 11 heures. Mais comment leur en vouloir ?

Jean Prod’hom



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Cellule de lieu et cellule de temps

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Journée donc de transition, comme on dit au Tour de France, au Riau, avec une pluie fine et le podcast d’une émission écoutée d’une oreille, hier entre Crest et Voiron, animée par Jean Claude Ameisen sur France Inter, intitulée La mémoire des jours qui furent les tiens.

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L’hippocampe et ses zones périphériques auraient donc un rôle important dans l’exercice de la mémoire, en laquelle persiste ce qui a disparu, là tout proche ou il y a longtemps. Ce que nous avons vécu en état de veille repasse en boucle la nuit, migre dans le cortex cérébral, se synchronise avec ce que nous avons déjà vécu avant de s’y intégrer. Nouvelle pièce d’une mosaïque mouvante, morceau indépendant, mais susceptible de se recombiner avec d’autres. Fidélité des souvenirs donc, inscrits dans le jeu des cellules nerveuses, mais aussi de l’espace dans lequel nous nous déplaçons et que nous nous représentons.
Les cellules nerveuses dessineraient et conserveraient les trajets que nous effectuons sous la forme de cartes dynamiques de l’environnement, qui s’empilent à mesure que nous avançons. Ce sont ces cartes que nous convoquons pour identifier où nous sommes quand on y est, pour retrouver le chemin que nous avons emprunté la veille ou il y a un mois, et qui nous conduira à l’endroit où nous souhaitons nous rendre, en déterminant notre position actuelle dans l’environnement, celles qui l’ont précédée et celles par où nous souhaitons passer. Avec parfois des bugs.
Nous disposerions donc d’un système de navigation constitué de cellules nerveuses de deux espèces. Les cellules de lieu d’abord, dans l’hippocampe, qui s’activent pour tout à la fois identifier le lieu que nous traversons et construire la carte de son environnement, cellules susceptibles d’être réactivées dans des circonstances analogues, ou pour nous aider à revenir sur nos pas.
Et, dans une région voisine de l’hippocampe, le cortex entorhinal, des cellules de grille, constituant un système de coordonnées sans lequel la navigation dans l’espace s’avèrerait impossible, une partition hexagonale de l’espace préexistant dans notre cerveau, recouvrant n’importe quel lieu sans laisser de surfaces libres et grâce à laquelle sont déduites distances et frontières.
Les cellules de lieu  – réparties sur un fond de cellules silencieuses – recomposent les cartes sans jamais les effacer. Leur nombre pourrait être important sachant que toute cellule de lieu peut devenir cellule silencieuse dans un autre environnement. Il semblerait que les cartes ainsi générées soient de résolutions différentes, certaines étant activées dans certains contextes tous les mètres, dans d’autres tous les dix mètres. Sur des cartes saturées d’hexagones de différentes dimensions.
Dans l’hippocampe et le cortex entorhinal coexisteraient donc l’activité des cellules de lieu, de grille, et silencieuses sans lesquelles nous serions perdus, mais aussi les traces de notre mémoire émotive et déclarative (ou sémantique), et les cellules de temps qui auraient pour tâche de fournir un ordre aux événements que nous avons vécus, de chiffrer leur durée et la durée des intervalles qui les séparent. Certains chercheurs ont avancé que ce sont les mêmes cellules qui président à la construction de l’espace et du temps.
La question du substrat biologique auquel ces recherches se réfèrent, la méthodologie qu’elles honorent, les observations et les interprétations qu’elles développent me dépassent naturellement. Mais le traitement de la question de la mémoire, celle du lieu, des émotions, celle du temps, du langage ont pris un virage qui ne peut me laisser indifférents. Et cette idée que les cellules de temps fassent partie des cellules de lieu ravit le sauvage que je suis, convaincu que notre seule chance, c’est que le temps se réduise au lieu.
Arthur me téléphone, je vais le rechercher, lui et ses camarades, à Cossonay ; puis Françoise et Lucie au Chalet-à-Gobet, elles mangent ce soir avec nous.

Jean Prod’hom


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Marché de la vente de paroisse du Jorat

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Cher Pierre,
Ce matin, j’ai mangé un croissant que les larmes d’une jeune boulangère ont arrosé. Si j’avais su, je n’aurais pas repris le commerce, me dit-elle, neuf ans de galère, que vont devenir mes enfants ? J’ajoute à mes emplettes un pain au chocolat, un peu de honte aussi lorsque je lui dis courage et que je m’en vais.


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Au café de la Bourgade, le vieux René, loquace en diable, me raconte le livre qu’il est en train d’écrire sur la paysannerie locale. Il y évoque surtout, précise-t-il, ce qui a disparu, ce qui rendait les gens plus sociables. La pauvreté, les chevaux, les veillées, les coups de main, les échanges main à main, la belote. Mais aussi la guerre, le silence, les cachotteries. Les vignes, les olives, la betterave, le seigle, la garance cultivée autrefois dans le Vaucluse. C’est loin d’être gagné : sa petite fille dactylographie le texte ; des amies à lui, qui ont travaillé dans l’administration, s’occupent des photos et de la mise en page. Pas sûr que ça suffise. J’aime bien René.
Je laisse Isabelle Huppert et Claude Chabrol à Crest, ils m’on accompagné sur France Inter depuis La Bégude. La petit ville des rives de la Drôme est bondée, c’est jour de marché, sourires d’apparat de chaque côté des stands. J’ai la nette impression, assis sur les escaliers de l’église Saint-Sauveur, de voir défiler les sosies de gens que je connais depuis toujours, mais avec le sentiment qu’ils font à nouveau transparaître ce que je ne voyais plus : leur insouciance, leur innocence. Jean-Claude Ameisen présente, entre Crest et Voiron, une extraordinaire émission sur la mémoire, que je me promets de réécouter demain. René Char récite ensuite des poèmes qui me conduisent, en passant par Céreste et Lourmarin, jusqu’aux portes de Genève.
Je fais halte à Bursins, il y a un mariage à l’église, la porte est ouverte, j’entends sur le seuil un extrait du chapitre 5 de l’Epître de saint Paul aux Galates : Or les oeuvres de la chair sont manifestes : ce sont l'impudicité, l'impureté, le libertinage, l'idolâtrie, les maléfices, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les emportements, les disputes, les dissensions, les sectes, l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et autres choses semblables. Je vous préviens, comme je l'ai déjà fait, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront pas du royaume de Dieu. Les invités rient, je les laisse.
Le village a bien changé, les deux cafés sont fermés ; de la boutique de Frida ne reste que l’enseigne. L’atelier de mon grand-père aussi ; je passe la fin de l’après-midi avec son petit-fils, sa femme et son arrière-petit-fils dans le jardin.
Lili et Louise sont allées chez le coiffeur, elles me racontent aussi leurs journées passées à Thierrens. Arthur participe ce week-end à une fête de jeunesse à Cossonay, Sandra tousse, je la gronde, elle m’assure qu’elle guérira de sa bronchite sans antibiotiques, Ça prendra, m’assure-t-elle, un peu plus de temps, c’est tout.
Je reçois encore un mail d’une responsable du marché de la vente de paroisse du Jorat qui se tiendra le 3 octobre à Mézières ; elle recherche des exposants divers afin de rendre ce marché attrayant. Elle se demandait si cela m’intéresserait de tenir un stand avec Tessons et Marges ; elle précise que la place est gratuite, que les stands mesurent trois mètres chacun et que l’installation se fait dès 7 heures, le démontage à 13 heures. Je réponds favorablement.

Jean Prod’hom

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La maison est vide

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Cher Pierre,
La maison est vide. Edouard et Françoise sont partis à 11 heures. La journée est classée orange, celle de samedi annoncée rouge. Je remonterai demain comme je suis venu, par La-Bégude-de-Mazenc et Crest, Voiron et Cruseilles.

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Je reçois un mot de Sandra qui me réjouit, même si elle ne dit rien de l’état de sa bronchite. Hier soir, écrit-elle, l’orage a été violent dans le Jorat, une petite tornade qui a emporté trois pans de la serre. Les tomates regardaient par la fenêtre, j’ai remis tout le monde à l’abri. Les delphinium ivres de pluie sont tombés en coma aquatique, je leur ai mis un tuteur. Ce matin au réveil, petite pluie fine. Lili est restée à la maison. Arthur qui a rendez-vous en ville à 17 heures dort. Quant à Louise, elle est très contente de se rendre à Thierrens. Gwenaëlle n’y est pas, mais a laissé une liste des choses à faire. Louise se réjouit de la découvrir, seule à bord de l’arche aux trente-deux chevaux. 
Je reprends une avant-dernière fois les 9 textes pour Grignan que j’envoie à Yves et Anne-Hélène. Il est 14 heures lorsque je quitte Colonzelle pour Chamaret. Christine est souriante, je lui explique l’état des travaux : les tables basses, les 9 x 5 photos, les 9 textes, les casses,... Elle fait confiance, comme moi, à la cuisine des deux artistes. Elle propose toutefois de mettre en vente non seulement les 45 photos et les 9 textes, mais encore chacun des grupetto. A voir !
Lily reçoit ce soir amis et famille, elle prépare un poulet qu’elle recouvre d’un bouillon 10 bonnes minutes, nourri d’une farce dont j’ai oublié la composition, rôti ensuite. Elle a retrouvé des photos de la fête d’après le vernissage de l’expo d’Hessel, je lui lis le texte écrit avant-hier, pas sûr que j’aie bien fait. Je la quitte vacillante, elle se retient aux deux pilons du poulet qu’elle farcit. On se reverra bientôt, le 5 septembre à Lausanne, la semaine suivante à Grignan.
Anne est de garde, contente de son engagement comme surveillante dans un internat à Nyons, du temps dont elle disposera pour travailler terre et calligraphie, sans échéance. Je quitte la galerie pour le Grenier à sel où je bois une bière.
Halte plus tard sous le château de Madame de Sévigné, la nuit est tombée. Un peu après la piscine, un peu après le camping. Mêmes projecteurs, autres gens : l’équipe de Roussas affronte celle de Grignan. J’ignore le résultat, c’était un match amical, mais si vous saviez, Pierre, le bien que ça m’a fait. Je rentre à Colonzelle, nuit noire, remballe mes affaires.

Jean Prod’hom


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Il pleut rue des Commerçants

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Cher Pierre,
Edouard et Françoise font quelques achats à Nyons, je les lâche place Joseph Buffaven ; j’apprends qu’il s’agit d’un coiffeur de Nyons, déporté le 22 mars 1944 de Compiègne, arrivé le 25 mars à Mauthausen et mort le 6 septembre 1944 dans le centre d’extermination du château de Hartheim.

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Je m’installe sur la terrasse du Miss Maple devant le marché aux légumes. Tous les touristes de la région se sont donné rendez-vous, le soleil tatoue des feuilles d’érables sur leur visage, leurs bras, leur dos nus ; ils tiennent tous leur rôle à la perfection, sans effort, des amateurs formés à l’école de la rue et des illustrés, princes, acteurs et politiques en vacances dont ils offrent des variantes criantes de vérité ; la costumière n’a pas eu, pour les habiller, à puiser ailleurs qu’aux étals de la place de la Libération, plus bas, là où trône l’office de tourisme.
Un vrai théâtre, épopée et dialogue d’aujourd’hui, prix des légumes et des fruits, rendez-vous pour le soir, recette du pâté, oeufs cassés. Monsieur Hulot est entouré de ses amis, pipe au bec, ravi d’être enfin écouté ; un grand cow-boy dégingandé, visage pâle au-dessus de la foule, recherche paniqué le cheval qui l’a désarçonné ; foule, figurants à casquette, marchands de bétail, joueurs de base-ball, candidats recalés, chapeaux neufs, chapeaux vieux, tous dansent un ballet selon un scénario que personne n’aurait osé imaginer ; Charles Trénet donne la main à une Juliette Greco fanée, les suit une paire de boiteux, Richard Gere achète des oignons à un repris de justice, John Frazer fend la foule.
Je reçois un mot de Sandra :
Les filles sont à Thierrens, Arthur chez Yohan, D. fait mille aller-retours à moto sur le chemin pour apprendre à conduire, N. m'a amené son baume du tigre contre le mal de tête, il fait chaud, Oscar gobe les mouches qui nous agacent.  Ce soir on mangera la moussaka que Marinette m'a amenée tout à l'heure, on arrosera s'il ne pleut toujours pas et on regardera « L’homme qui murmure à l'oreille des chevaux », enfin Arthur peut-être pas.  Le jardin et le silence sont magnifiques. 
On rentre par Vinsobres et Valréas, le ciel se couvre, le ciel gronde, très loin. Colonzelle se laisse faire, il pleut, il pleut large, très large, on aimerait que ça dure. Le bruit de la trotteuse d’une montre-bracelet se mêle à celui de l’averse, sur les tuiles du toit et les feuilles du tilleul, sur le bitume du haut des génoises sans chéneau.

Jean Prod’hom


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Ils nous laissent le grain sans l’ivraie

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Cher Pierre,
A cette saison, ici dans la Drôme, les heures avant neuf sont les meilleures ; celles du soir et de la nuit ne sont pas mal non plus. Situation impossible dans laquelle nous plongent les étés torrides, tout particulièrement lorsque le mistral est tombé, qui nous obligent à raccourcir nos nuits et à reporter après midi les heures de sommeil nécessaires à notre santé. Mais comme le feu réduit en cendres les heures de sieste, il nous est permis de ne pas les reporter au bilan et de disposer ainsi de deux jours au prix d’un.

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Je passe donc à 8 heures à la boulangerie de Grillon, emporte deux croissants et une fougasse, cherche le garage dont m’a parlé T, il est fermé. Je sonne à la porte de Lily.
Il y a au fond du jardin un bassin dans lequel Hessel trempait ses pinceaux ; les poissons rouges et l’orange y voisinent le vert, le jaune, le blanc des nénuphars, roses vermeilles sous le bleu du ciel, fruits des laurels, arrosoir sur le flanc, grillons et l’eau au goulot. La source n’est pas tarie à l’ombre du micocoulier. L’homme était gourmand, je l’ai vu – c’était la dernière fois – dans une cuisine rustique couper des quartiers de pommes et de poires gonflées de jus pour Lily et lui.
Nous buvons un café et mangeons un croissant sous la vigne vierge. Les bignones et le bougainvillier mouraient cet hiver, corsetés dans de la jute remplie de feuilles mortes. Hessel m’a demandé ce printemps de les arroser, je n’y croyais pas. Ils ont mis des feuilles, même que le bougainvillier est en fleurs ; pour les bignones, il faudra attendre.
C’est en deux fois que la vie reprend, il y a celle qui se dépose après avoir englouti la coque du vaisseau, il y a celle que n’ébranle aucun naufrage et qui continue : le fauteuil vide et les citrons qui tiennent à pleine main, le souvenir de la voix qui s’est tue sans avertir – il n’y a pas de dernier mot – et les grappes du raisin qui rosit.

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Fin de canicule | 2006

La suprême élégance des morts, lorsqu’on les a aimés, c’est qu’ils emportent avec eux tout ce qui aurait pu nous encombrer et qu’ils n’auraient pas voulu retrouver à leur retour, ils nous laissent le grain sans l’ivraie. Et cette générosité remue ceux qui demeurent ; Cerise est le dernier arrivé dans la maison, un chat noir auquel le chien et les autres chats ont demandé de faire ses preuves. Un peu de patience.
Et j’entends derrière moi la voix de cet homme attentif aux leçons des ténèbres et à celles des lumières, dans sa peinture et sa vie, hésitant entre colère et rire, en équilibre, doute et conviction.
Les volets sont fermés, l’après-midi piaffe, il n’y a pas de métier sans habitude. Je me retourne et ne vois à l’arrière de la Yaris qu’une roue crevée, et plus loin la route qui s’éloigne. Accepter l’inacceptable.

Jean Prod’hom


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Avec tes défauts, pas de hâte

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Cher Pierre,
Merci pour votre mot qui m’a fait grand plaisir, les noyers du Lot ne sont visiblement pas de la même espèce que ceux de l’Isère, leurs fûts renvoient d’autres reflets, et l’alignement semble moins sévère. Mais chaque image que nous emportons, que nous nous y refusions ou que nous y consentions, nous rappelle tout à la fois ce qui ne reviendra pas et ne cesse de revenir, vous en avez fait l’amère expérience.

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Café à Grillon d’où je ramène une baguette, nous montons ensuite à Grignan. Françoise et Edouard font quelques courses tandis que je frappe à la porte de Lily, le fauteuil d’Hessel est vide, elle a des visites, je passerai demain. Café encore sur la terrasse du Sévigné, Edouard file à Valréas. On rentre, Françoise et moi, à pied par le chemin d’en-haut, suivis par de petits papillons jaunes et bleus que je tente en vain de photographier les ailes ouvertes.
Edouard nous régale à midi de thon et de légumes à l’étouffée.
Je relis des pages de Michaux avant de m’attaquer, avec l’aide de Françoise, aux six casses d’imprimerie qu’on dépoussière. On redistribue certaines pierres sans faire la révolution.
Je note avant de me coucher ces textes brefs de Michaux relus aujourd’hui :

Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître
. (Emergences-résurgences)

Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et devient nuit.

Et dans Poteaux d’angle, que je voudrais citer in extenso, les six premiers « aphorismes » :
.
C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie.

Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences.

Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger.
Qu’irais-tu mettre à la place ?

Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.

Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservant, te préparant à autre chose.

Sandra qui tousse encore – je l’engage à consulter au plus  –, m’apprend au téléphone qu’Arthur a fait du bon boulot chez Marinette, Louise une grosse journée à Thierrens, Lii est restée dans ses pattes.

Jean Prod’hom


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Gif | 11 août 2015

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Cher Jean,
Merci des nouvelles. La saison leur confère d'étranges échos. C'est que la première quinzaine d'août transforme la grande banlieue en désert. Pas une âme. Il m'arrive de me croire seul sur la terre. Il y a encore des vivants, du côté de Crest, qui m'adressent des signes. Quel réconfort.
Les plantations de noyers offrent un spectacle bien digne d'être contemplé, mentionné. Je suis tombé, comme vous, en arrêt, devant ces arbres, il y a six ans, dans la vallée du Lot. Un souvenir qu'enténèbre, désormais, la disparition du cousin que j'avais là, emporté par un AVC, l'an passé. Encore un lieu où je ne reviendrai plus jamais. Amitiés.

Pierre



Carnets de corres’

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Corcelles-le-Jorat | 10 août 2015

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Cher Pierre,
Michel et Lucette sont passés en coup de vent, inquiets de la santé de Sandra ; elle va mieux, tousse encore mais a retrouvé un peu de son sourire. Lorsque je les quitte, Lili est dans un bain, Louise sur le web et Arthur derrière le garage, il taille la haie. Je fais une halte aux Antipodes, avec une cinquantaine de cartons d’invitation pour Grignan que Claude a l’intention de glisser dans les exemplaires qu’il enverra la semaine prochaine aux soutiens de la première heure.

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Je roule au pas entre Gland et Nyon, d’une traite ensuite jusqu’à Voiron où je bois un café. Je fais la connaissance à la poste de deux employés d’une gentillesse extrême, mais d’une incompétence dont ils ne se doutent pas, c’est le plus inquiétant ; j’espère que l’exemplaire de Marges vous parviendra avant la reverdie prochaine, les deux préposés m’ont assuré que vous le recevrez mercredi ; ne soyez pas trop sévère, la belle postface de votre ami François vous consolera, quoi qu’il en soit, de votre peine.
Les noyeraies qui se succèdent jusqu’à Romans de chaque côté de la départementale sont au garde-à-vous, mais cette sévérité n’empêche pas les frondaisons denses de contenir sous leurs jupons une belle lumière qui caresse les fûts gris de cendre des noyers, avant de se déposer sur l’herbe qui est comme un gazon. On m’avait dit l’ombre du noyer maléfique, elle est parfois féérique.
Seconde pause entre 19 et 20 heures sur la Place du Général de Gaulle à Crest ; peu de Crestois, le soleil et un Perrier menthe sur la terrasse du Café de Paris, quelques touristes. Parmi eux, quatre femmes et quatre hommes que je voudrais apparier, ils ont une trentaine d’années et prennent l’apéritif. Un peu plus loin, sur le parvis de l’église jouent leurs enfants, une bonne dizaine ; à moi d’identifier leurs parents. J’en arrive à penser que les raisons qui m’ont poussé à constituer chaque couple sont précisément les raisons qui pourraient être à l’origine de leur divorce prochain.
La nuit est tombée lorsque j’arrive à Colonzelle, au Riau, tout va bien.




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(Pers) Le Carnet de Dante (Poteaux d'angle)

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Cher Pierre,
Il pleut, pleut pleut sur le Riau, on en avait besoin, personne ne s’en plaint, on s’en réjouit plutôt, sous cape. Sandra – qui se rétablit lentement – est descendue avec Lili et Louise chez Marinette, sans Arthur : l’exécution des travaux que celui-ci devait entreprendre est différée.

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Je profite de lire bien au chaud le journal que Pascal Rebetez a tenu entre le 18 novembre 2013 et le 26 avril 2014, un recueil de notes intitulé Le Carnet de Dante, rédigées vraisemblablement pendant la préparation d’une exposition de sculptures (Jean-Pierre Gerber) et de peintures (Daniel Gaemperle) présentée en juillet de la même année dans les fours à chaux de Saint-Ursanne. Le Carnet de Dante, avec des photographies des deux artistes au travail, constituent le catalogue de cette exposition. Je m’y retrouve.
De rédiger quelque chose comme un journal, depuis plusieurs années, me conduit tout naturellement à prêter une oreille attentive à ce genre d’entreprise, dont la grosse affaire est bien entendu la réalité dont elle veut rendre compte – sans tout dire, comment y parviendrait-elle ? – choisir donc, taire, réduire mais aussi, et c’est l’autre versant, passionnant, couler le tout dans une syntaxe et un lexique préétablis, coller les morceaux bord à bord ou en usant de chevilles, c’est-à-dire se soumettre aux exigences du langage, de l’écriture et aux circonstances qui les entourent, invitant le diariste à éclairer des pans de son histoire qui seraient demeurés obscurs sans cela, et parfois, à donner vie à des événements qu’il a écartés.
Ecrire un journal c’est conjuguer deux temps, l’un révolu dont on croit pouvoir retenir quelque chose, l’autre qui fait advenir ce qui n’aurait pas été. Dante se trouve aux prises avec tout cela dans ses carnets, en tire parti, fait feu de tout bois, riant de ce qu’on lui fait dire et de ce qu’il ne dit pas, jouant des ellipses comme d’autres passent des ponts.

21 novembre 2013
La soirée fédérale s’est bien déroulée. Personne n’a tout compris mais on s’est bien entendus. L’Etat donne les sous, mais le libre marché – les éditeurs – n’en font qu’à leur tête. Le Bâlois Roger Monnerat est en train d’écrire un livre en allemand autour de la figure de Jean Cuttat. Dante prend aussitôt une option pour la traduction. Réflexe patriotique. Téléphone à Béatrice qui craint toujours les débordements dès qu’il boit. Le vin tessinois évite la gueule de bois !
Dante clame un passage de Walser sur la bataille de Sempach. Léo Tuor dit le même texte en romanche : personne n’a rien compris. Mais tout le monde est satisfait de la démonstration de nos variété authentiques et AOC.
Il neige.
A la gare, des torrents de voyageurs. Au bar, un noir sert un express,. Sinon, que du blanc dans la foule. Où sont les hordes barbares annoncées à la radio ce matin à huit heures.

29 décembre 2013
Dante part en raquettes du côté du Mont-Brûlé et de possibles avalanches.
En face, les voisins skient en meute mécanique ; il préfère repérer seul les traces des cervidés. Il croise pourtant un Belge avec un chien noir qui l’aboie. C’est un trou du cul d’extrême-droite qui pratique le Krav Maga, du combat rapproché israélien, un truc qui tue quand on le veut, pire que la connerie.

21 mars 2014
Le livre servait à caler un meublée dans le grenier. Dante ne l’a plus ouvert depuis son achat – ou vraisemblablement son vol –  en 1974. Il avait marqué quelques passages comme d’un livre de sagesse.
« Toujours garde en réserve de l’inadaptation », ou encore :
« Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse en paix... » ou :
« Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin. »
Dante est troublé. Il avait oublié ses écrits de ce tout petit livre « Poteaux d’angle » signé Henri Michaux.

11 avril 2014
Réunion à Martigny. Quand le littéraire suppose des choix politiques. Dante s’y rend pour taper du poing sur, mettre les points sur, mettre au point. Or, nous sommes en Suisse. le repas est payé par l’association ; le vin est bon ; le café favorable au compromis.

Sandra et les filles rentrent à midi de chez Marinette, Louise part à vélo une heure plus tard, pour rejoindre les Balances à Montpreveyres où Justine soigne des chevaux. Je reviens un instant aux textes de Grignan, pesant ce qui me reste à faire : laisser le tout reposer deux ou trois jours ; tailler encore et encore, jusqu’aux poteaux d’angle ; les dire et les récrire aussi longtemps que ne se fera pas entendre le rythme qui habite chacun d’eux.

10. Il nous faut trop souvent consentir à renoncer à ce qui nous entoure et que nous chérissons ; il sera soudain trop tard, il ne nous restera que quelques regrets pour nous consoler, quelques images, quelques souvenirs. Car au fond il s'agit bien de cela, faire revenir quelques-uns des instants à côté desquels on passe, condamnés que nous sommes, pour vivre, à nous détacher de l’immédiat en taillant des marches au fil du temps, en nous promettant au dedans qu’on ne nous y reprendra pas et qu’on recomposera sur nos claviers, plus tard, ce qui était lorsqu’on n’y était pas, songeant au bonheur que ces instants auraient pu nous apporter et qu’ils nous apportent tandis que, écrivant musique et cadence, nous ne l’espérions plus.

Je prépare la voiture pour demain : un pneu-neige à l’avant pour remplacer le pneu crevé, sept casses d’imprimerie, le quarteron de 20 litres, la marmite des petitous, quelques livres, un sac de couchage ; je passe à laiterie, paie mon ardoise et embarque des pommes-de terre. Traverse le village, monte au Pré-du-Grelot qui tombe en ruine. On mange ce soir, à la véranda, il fait bon, des raclonnettes de Corcelles et un cadeau des dieux, des myrtilles.

Jean Prod’hom


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Sequitur quodlibet

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Cher Pierre,
Le ciel a ce matin le bleu de la forge ; celui qui, à neuf heures, n’aura pas derrière lui ce qu’il s’était promis de faire à huit le regrettera à dix. Sandra – mal fichue hier – et Louise sont descendues au marché, Lili plus sage termine la lecture de Plum, un amour de chat, un manga qui se lit à l’endroit, et poursuit celle de la série des kinragirls.

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Arthur est de retour à onze heures, il file au lit, sa nuit a vraisemblablement été courte ; je sors six casses d’imprimerie dans lesquelles je mets un peu d’ordre ; elles mériteraient un coup de balai. Je renvoie l’opération à la semaine prochaine, avec Françoise à Colonzelle, je me réjouis. Fais quelques photos avec l’aide de Lili.
Tandis que l’aventure éditoriale de Tessons est sur le point de se terminer, celle de Marges démarre. Toutes les deux vont se chevaucher à Grignan puisqu’une dizaine des quarante-cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène, et montrées dans la Drôme, figurent aussi dans Marges, non pas que je l’aie voulu, mais parce qu’il en va parfois ainsi, et qu’il est difficile dans ces conditions de ne pas résister aux idées que l’accord des êtres et des choses suit un plan auquel répond l’harmonie préétablie et que les miracles en font partie.

9. Frapper à la porte en espérant non pas qu'elle s'ouvre mais que refermée sur le silence qu'elle préserve elle rappelle au vivant que le chemin est encore long et qu'il aura besoin de toutes ses forces et de beaucoup de courage encore pour continuer là où les rencontres se raréfient, là où il n'y a rien, sinon d'autres portes closes, plus rares à mesure qu’il avance, qui rappellent ce peu qui fut dans nos maisons et hors d'elles et dont notre âme aura à se souvenir lorsqu'il n'y aura plus rien.

Louise regarde un James Bond dans les combles, Arthur somnole, Sandra fait des e-achats, Lili clique sur son i-pod ; je relis, avec une bière, la postface de François Bon. Ce soir nous abandonnons nos enfants, nous allons, Sandra et moi, manger dehors.

Jean Prod’hom


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(Pers) Plutôt celle d’un paysage de bocage

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Cher Pierre,
Claude surnage au milieu de piles de bouquins, nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines, il est rentré de Crête la semaine dernière et a repris le boulot lundi. On évoque le vernissage : petite ou grande fête, invitations papier ou numérique, recours à des tiers ; je dédicace quelques livres, il prépare le service de presse. On termine à 10 heures, il a un rendez-vous, je vais rôder en ville.

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La chaleur est étouffante, les gens marchent au ralenti ; les grandes surfaces sont des refuges, il fait bon aux rayons de l’alimentation de la COOP de la rue Saint-Laurent, encore meilleur près des frigidaires, je bois une eau minérale, traîne dans les rayons ; je monte à Riant-Mont et m’assieds au fond du jardin, l'ombre est celle d'il y a 50 ans, les fenêtres à l'arrière des studios modernes laissent entendre les mêmes rumeurs, mêmes racines affleurantes du houx, ne manquent que ceux qui ont quitté les lieux.
On mange sur la terrasse du Petit Boeuf, à deux pas du gymnase de Beaulieu, immeuble raide, gros paquebot en rade. On parle de nos gamins, de nos aînés surtout qui ont terminé au début de l’été l’école obligatoire, de ce que la rentrée des classes leur prépare, des enseignants qui leur feront aimer ces matières qui rebutent parfois, leur semblent d’un autre temps, sans lien avec la bulle dans laquelle ils vivent.
J'emporte au Riau quelques exemplaires de Marges, avec le sentiment que tout va bien se passer – Claude semble confiant –, mais aussi la crainte que Lili soit fort désappointée et me fasse des misères lorsqu'elle constatera que la photo qu'elle avait, dans un premier temps, accepté de voir figurer dans ce livre, y figure malgré un refus de dernière minute. Trop tard. Je lui promets une contrepartie, elle s’en réjouit.
Même à 870 mètres, on a toutes les peines du monde à piéger le frais dans les maisons, Oscar lézarde, impossible de le faire sortir dans le jardin, la salle à manger est vide, pas de table, pas de chaise, tout juste une table ronde et deux fauteuils bas.

8. Sur le rebord de la fenêtre, des images se chevauchent, celle d’une pierre de Patmos, un ciel, des labours, le saint Augustin de Vittore Carpaccio, un caducée, des images de vieux crépis, une chouette et quelques tessons ; un moineau s’y invite parfois, sans titre, sans date, sans lieu. Ils constituent ensemble un petit autel qui se métamorphose avec le temps, m’oblige à regarder à nouveaux frais l’hétéroclite qui va et vient, me dissuadant de donner à la partie dans laquelle je suis engagé la forme d’un puzzle dont j’aurais à trouver la dernière pièce, mais plutôt celle d’un paysage de bocage dont j’aurais à lever le plan changeant. Le monde a lui aussi ses fenêtres et ses rebords, ses haies et ses talus, ses champs et ses clairières à l’abri du vent.

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Claire Le Baron

Je rattrape Arthur sur la route qui remonte de Villars-Mendraz à la croisée de Sottens, il pédale comme un forcené et me fait penser à un héros d’André Dhôtel ; les 36 degrés ne l’ont pas fait hésiter à avaler les 15 kilomètres qui le séparent de la fête. Lili et Louise ont passé une fois encore leur journée à Thierrens, offrant leurs petites forces à un projet qui a du souffle, participer à une telle aventure est sans prix.
Je reçois un gentil mot de Claire le Baron, une photographe dont j’ai fait la connaissance à Port-Joinville ; elle a reçu Tessons par la poste, elle est en train de le lire, mais de plus en plus doucement pour qu'il en reste. Je suis allé sur son site revoir les photographies exposées cet été au Musée de la Pêche et à La Fabrique, une association d’artisans-créateurs dont elle est l’une des animatrices ; ça vaut le détour, des images colorées, à son image. Et puis, j’aime beaucoup le texte dans lequel elle raconte comment elle a été amenée à faire des photos, sans prévoir, ni faire exprès, ni composer. Guetter du coin de l’œil trois fois rien qui change tout, la lumière qui dépose une robe de princesse sur une chose modeste, le beau milieu du banal.
J’ai cherché, mais en vain, les pichets du cimetière de Port-Joinville qu’elle a, elle aussi, photographiés.

Jean Prod’hom

(Pers) Rapatrier l’obscurité

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Cher Pierre,
Curieuse impression ce matin, lorsque j’ai mis le point final à la première mouture du septième texte pour Grignan, c’est-à-dire le dernier, puisque les huitième, neuvième et dixième seront tirés de la fosse à bitume des marges.net. Je pensais en effet, avant de me jeter à l’eau, qu’il me suffirait de dérouler, pas à pas, le raccourci de ce que je croyais voir très clairement ; il m’a fallu au contraire, ou à l’inverse, rapatrier l’obscurité qui se tenait dans les plis de ce raccourci et lui donner non seulement une forme, un contour, mais aussi une teneur.

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7. On aperçoit parfois, marchant et levant la tête, des formes, des couleurs, des ombres qui dessinent alentour des visages éphémères, paysages-visages, visages-images d’un polyptyque sans fin : formes, couleurs, ombres que l’on voudrait serrer dans les ailes du plomb, un ourlet, un faufil ou un cadre doré à la feuille. Mais l’éphémère a une main de fer, les horizons ne l’arrêtent pas, il dure le temps de nos vanités. L’enfant solitaire se saisit parfois aux mauvais jours de quelques-unes de ces natures mortes qu’il écorne au hasard, y passe un fil qui donne à son ennui l’allure d’un récit, le semblant d’un mouvement, d’une pente et d’une direction.

Claude m’envoie en début d’après-midi des images, ce sont les piles d’exemplaires de Marges, ils seront dans les bacs fin août ; je le rejoindrai demain matin pour rédiger quelques dédicaces. Je monte au triage, mets bout à bout quelques phrases d’introduction pour Grignan. Le soleil est lourd, même dans les bois.
Le jardin demande qu’on s’en occupe, Arthur accepte contre salaire de s’y coller ; on passe en revue les tâches et on fixe le salaire, ces relations marchandes ont du bon. A la condition qu’Arthur se rende à Ogens à vélo, j’accepte de co-financer les achats du repas canadien auquel il participe demain soir. On finit nos tractations commencées dans la douleur par des sourires.
Sandra va récupérer Lili et Louise qu’elle a emmenées ce matin à Thierrens, elles se font belles, c’est mon anniversaire, nous allons manger à Montheron.

Jean Prod’hom


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L'Air libre | Albane Gellé

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Cher Pierre,
C’est pour donner un coup de main que Louise se rend cette fois-ci à Thierrens, où je la dépose à 9 heures ; elle descend l’allée d’un pas décidé, le sourire aux lèvres. Un agent d’assurances, qui s’occupait il y a quelques années de nos affaires, s’assied en face de moi sur la terrasse de l’Auberge du Cheval blanc, prolixe, pressé, un peu sourd mais plein de bon sens et d’énergie ; j’en profite pour me taire, hoche la tête ; il s’excuse bientôt de ne pas pouvoir en dire plus, il a un rendez-vous et il n’a pas encore lu le journal local qu’il se met à feuilleter. je me tais une seconde fois. Plus loin, ramassé, le village de Boulens.

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Lili dort à poings fermés lorsque je rentre, Sandra et Arthur sont descendus en ville. Une heure de lecture avant de repartir pour Thierrens et en revenir, sans recevoir le signe de reconnaissance qu’on espère de temps en temps de ceux au bénéfice de qui on oeuvre. Pas le temps de me plaindre, je file à Moudon, la Broye traîne les pieds, s’empêtre dans ses algues, sans force, ses os mis à nu.

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Je visionne au retour une émission de Soir 3 intitulée Sur les traces de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, j’y croise aussi – et surtout peut-être – Albane Gellé, sa voix ; elle raconte un peu de sa cuisine à Saumur : tous les trucs que j’utilise, je les note dans un carnet, une fois que je les ai utilisés, je les barre, quand je n’ai plus grand chose, je réalimente. Ça la fait rire et produit de belles choses, simples, amples :

Le mot cheval au-dedans. Les mouvements les muscles quand au galop, cette chaleur dessous. Quand tout se rassemble, est rassemblé, pour faire vivant le cheval à deux têtes que nous sommes.

des arguments pas besoin à vrai dire pour jusqu’au bout sur le sable suivre la Loire dans un sens ou dans un autre il suffit de descendre du train

Je me souviens d’une lecture de L’Air libre par Sylvie Lebrun. Ce texte paru en 2002 aux Editions le dé bleu m’avait emballé ; je me souviens avoir organisé en 2005 un atelier avec de jeunes élèves autour de l’expression – comblée – du manque : le ciel est bleu c’est bien mais est-ce que ça suffit que nous faut-il donc que nous manque-t-il encore quand tout est là sous nos yeux. Certains des textes avaient été publiés dans un recueil que je n’ai pas retrouvé, intitulé L’eau froide de la rivière me monte à la tête. J’aurais bien aimé trouver sur le net, là où je l’avais téléchargé, le fichier de la lecture du texte de L’Air libre par Sylvie Lebrun. Tout a disparu.
On descend en fin d’après-midi au bord du lac, en famille ; on y retrouve les K et les T, soleil et pique-nique.

Jean Prod’hom

Marges déboule au quai 3 de l’Ecole de Commerce

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Cher Pierre,
Claude m’envoie un mot, des centaines d’exemplaires de Marges ont passé le col du Grand-Saint-Bernard et vont débouler ce mercredi vers 15 heures au quai 3 de l’Ecole de Commerce ; le dentiste avec lequel j’ai rendez-vous m’empêchera de leur faire la fête.

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J’emmène les filles à Thierrens, le ciel est lourdement chargé mais l’éthologie du cheval peut se pratiquer sous couvert. Je fais une halte à Saint-Cierges, bois un café et lis le journal.

6. Ce n’étaient que photographies de rien du tout au milieu d’objets sans importance, placés sur le damier sans bord de sa vie, sur le dessus d’un large buffet sculpté, très vieux, témoignant de ce quelque chose qui s’était maintenu à ses côtés, que la vieille de Pra Massin n’emmènerait pas, qu’elle était allée au contraire rejoindre au fond d’un carton tandis que la nuit se mêlait au jour. Les architectures sacrées sont en miettes, le tout qu’elles abritaient s’est dispersé, nous voici coupés des origines, tout juste bons à garder de ce côté-ci l’empreinte de ce qui s’est absenté de ce côté-là, grains de lumière et poussières entre chien et loup.


Sandra nettoie les vitres de la véranda, Arthur cueille des petits fruits. Je poursuis mes lectures autour de la photographie, la Petite histoire de la photographie (1931) de Walter Benjamin et la première version de L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935). Je peine et la ligne de crête semble se perdre dans des zones trop pointues pour moi ; je finis par revenir sur mes pas avant d’avoir vu le bout.
C’est au tour de Sandra d’aller chercher les filles, je remplis une passoire de gros cassis. Arthur, qui est descendu à la Molleyre proposer ses services à Marinette, nous prépare des hamburgers, végétarien pour Louise. Les trois petits montent ensuite visionner un James Bond ; on va Sandra et moi faire le petit tour, une famille a dressé son camp à la Moille-au-Blanc : une roulotte, un chien, 4 ânes et 4 enfants. On babille, ils sont partis d’Yvonand il y a une semaine, ils y retournent dans dix jours. L’année prochaine, c’est Bordeaux.

Jean Prod’hom


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Comme les cartes orphelines d’un memory géant

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Cher Pierre,
Dans la chambre de séjour toute neuve, Sandra s’est réorganisée et a repris la rédaction du second volume d’Eurêka ; Arthur vit sa vie, en même temps à mille milles d’ici et tout près de nous, il va falloir faire le point. Louise et Lili participent aujourd’hui et demain à un stage d’éthologie à Thierrens, je les y conduis pour neuf heures. Griffonne au retour, sur mon ipad, un bout de texte pour Grignan.

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Françoise a rencontré Christine hier et part quelques jours avec Edouard dans le Piémont, je décide de les rejoindre à Colonzelle lundi prochain, avec les casses d’imprimerie. Ce sera l’occasion de rencontrer Christine une fois encore avant septembre et de régler quelques détails.
Ce sont finalement dix textes qui sortent de l’atelier, d’un peu plus de cinq cents caractères chacun. Il me faudra encore les menuiser de l’intérieur et creuser, de l’extérieur, les vides qui les séparent.

5. Nous naissons aveugles et le demeurons aussi longtemps que nous n’extrayons pas notre âme de la pâte dont nous sommes faits, en décollant manuellement nos paupières, puis en taillant les ouvertures par où elle aura tout loisir de s’étonner des paysages et des visages qui se tiennent désormais éloignés de nous et auxquels elle retournera lorsque le corps qu’elle habite l’obligera à quitter la partie. Pendant ce sursis, nous sommes invités à la fête, à faire jouer à tort et à travers la profondeur de nos yeux télescopiques : le disparate tient, miraculeusement, sans ciment, comme les cartes orphelines d’un memory géant.

Termine un peu vite La Littérature à l’estomac que Julien Gracq a publié en 1950. D’une étrange actualité, en usant d’une langue presque étrange, qui n’est précisément pas au diapason d’une actualité qui, à l’inverse, n’a guère changé. C’était un de ses livres préférés. Je monte avec Oscar au triage, lit sur mon iphone, couché sur un lit de terre et d’épines sèches un autre pamphlet du même acabit, celui que Baudelaire a écrit en 1859 : Le public moderne et la photographie. M’y retrouve pas, relis pour donner le change à non humeur les premières pages des Eaux droites.
A Thierrens, les filles sont radieuses, moins enjouées au retour ; on fait le point en famille après le repas, nous n’avons pas terminé l’éducation de nos enfants.

Jean Prod’hom




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Premier dimanche d'août

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Ce premier dimanche d'août donne une petite idée de l’automne, il bruine et les sorbes orange ont remplacé partout les fleurs blanches des sorbiers.

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Je m’esquinte à fixer les neuf entrées pour Grignan, que je voulais organiquement, ou géométriquement  distribuées ; or certaines se chevauchent, se confondent même ; d’autres semblent ouvrir sur des régions où l'on parle des langues très différentes ; bref, je suis loin du compte, à chaque fois surpris rétrospectivement de ma naïveté initiale de croire que l’affaire est dans le sac, naïveté sans laquelle pourtant je ne me jetterais pas à l'eau et qui m'oblige, m'y trouvant soudain nu, de faire un peu d'ordre dans le tout venant que j’y ai déversé, avec l’assurance que j’y découvrirai, tôt ou tard, ce que je n'y ai pas mis.
Sandra continue dans le hall ses travaux de Titan, Arthur rentre au milieu de l’après-midi des hauts de Montreux, les filles désoeuvrent, dedans et dehors puisque le soleil est revenu. Je monte dans les combles : Mein Name ist Bach est un beau film réalisé par Dominque de Rivaz sur une idée originale de Jean-Luc Bourgeois qui imaginent la rencontre attestée de Jean-Sébastien Bach et de Frédéric II de Prusse, et donnent une réponse, à leur manière, c'est-à-dire singulière, au ménage de l'histoire et de l'art. E falso sequitur quodlibet.
Nous sommes invités à manger â Froideville. Lucette et Michel fêtent un peu avant l’heure mon soixantième anniversaire, je suis gâté. Le cortège des jeunesses qui ont participé au Giron du centre descend du haut de La Carnacière jusqu’au village, un tracteur par village, de la musique, beaucoup de bière et un peu de vin, mais aussi le bonheur d’en être. On est tous au lit à 23 heures.

Jean Prod’hom



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Le Roi Cophetua

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Cher Pierre,
C’est au réveil, sur l’une de ses presqu’îles que je lis dans un demi-sommeil Le Roi Cophetua, au conseil de François Bon qui en a la plus haute estime ; il y revient à plusieurs reprises dans les textes qu’il a consacrés à Julien Gracq (tierslivre et remue.net).

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Ce que je pense de ce récit ? En préambule ceci :
François Bon ne manque pas de louer les analyses de Gracq, notamment celles qu’il a consacrées, dans En lisant en écrivant, à l’auteur de la Recherche, tout en regrettant que Gracq ne puisse s’empêcher, après de fines remarques, de disqualifier son aîné. François Bon cite cet extrait d’En lisant en écrivant :

Dans chaque partie, un minimum de pierres d’attente est ménagé pour se mortaiser à la partie voisine ; la densité, la solidité intrinsèque du matériau, monté par blocs puissants, sont suffisantes pour que la juxtaposition suffise à l’équilibre, comme dans ces murailles achéennes de moellons bruts qui tiennent debout par simple empilement, sans ciment interstitiel.... quand le récit se démeuble, englué et presque arrêté quand il se sature d’un magma de réflexions, d’impressions, de souvenirs, au point de s’engorger et de donner l’impression, tant il est chargé d’éléments en dissolution, qu’il va prendre d’un moment à l’autre comme une gelée ».
Je reconnais que la charge de Gracq n’est pas aussi bienveillante que je voulais le croire d’abord, mais c’est toute autre chose que je voudrais retenir de ce passage, les moellons, si présents ailleurs dans l’oeuvre de Gracq.

Dans la Forme d’une ville par exemple:
[…] quand j'ai visité Rome tardivement, je me suis trouvé tout de suite faiblement attiré par le Forum, chantier encombré de matériaux où me frappait la qualité pauvre, l'usage mesquin du contre-plaqué architectural, et dont le premier aspect n'est pas loin d'évoquer pour l'œil non prévenu, plutôt que les éboulis nobles des moellons de Delphes ou de Macchu-Picchu, une foire aux puces du débris historique.

Dans les Carnets du grand chemin :
Le chapeau pointu des médecins de Molière coiffe ça et là, non sans humour, la tourelle des gentilhommières éparses dans la campagne : il flotte un air de gueuserie à la fois délabrée et parodique sur les gîtes de cette noblesse amie de l'opérette qui semble vraiment,, à considérer son standing rustique, n'avoir compté que des cadets. Castels paysans de peu d'apparence, bâtis de matériaux médiocres sous le crépi qui s'effrite : des grumeaux d'argile jaune, plutôt que des moellons, font ici le plus souvent, quand le pisé ne les remplace pas, la substance des murs..
... Quand à mes origines, je manque de mélange. Pas de croisements profitables dans mon ascendance. Du côté paternel, mes attaches sont à Saint-Florent, au moins depuis la Révolution et sans doute au-delà ; du côté maternel, à Montjean, la Pommeraye, Champtocé, depuis aussi longtemps : un cercle d'un rayon de huit kilomètres entre le tombeau de Bonchamps et le château natal de Gilles de Rais, a contenu toute mon ascendance depuis six générations et au delà : tout cela Mauges, vallée de la Loire et Mauges encore, artisans de village presque tous, « filassiers », boulangers, forgerons, mariniers, tous, aussi loin que je remonte, parcimonieux, âpres au gain, comptant sou par sou, fermes sur les liens de famille, acharnés à acquérir, à hériter et à conserver. A l'extrémité de cette chaîne de « clos », bouts de prés, vignes et masures thésaurisées et léguées boisselée après boisselée et moellon par moellon, la mosaïque de biens-fonds minuscules qui est la mienne, éparpillée et éclatée sur tout un canton, m'a ancré à ce terroir par des liens que je n'ai jamais rompus, ni cherché vraiment à rompre...

On les retrouve aussi dans le Rivage des Syrtes, moellons qu’une humidité lourde couvrait d’un drapé de mousse qui feutrait les bruits, laissant tinter le son très clair de l’eau qui filtrait partout en ruisselets rapides sur les pierres...

Ils sont là encore dès les premières pages des Eaux étroites :
C’est ainsi que le vallon dormant de l’Evre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclôt dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié, plus secrètement , plus somptueusement coloré que les autres, une
réserve fermée qui reste liée de naissance aux seules idées de promenade, de loisir et de fête agreste. Ce qui constituait d’abord pour moi, il me semble, sa singularité, c’était que l’Evre, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter. Du côté de la Loire, un barrage noyé, fait de moellons bruts culbutés en vrac, et qu’on pouvait traverser à sec en été vers l’Ile aux Bergères, empêche de remonter la rivière à partir du fleuve; un fouillis de frênes, de peupliers et de saules cernait le lacis des bras au-delà du barrage et décourageait l’exploration vers l’aval. Vers l’amont, à cinq ou six kilomètres un barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus avant.
Aller sur l’Evre se trouvait ainsi lié à un cérémonial assez exigeant qu’il convenait de prévoir un jour ou deux à l’avance: le temps d’alerter dans un café du Marillais la tenanciére et de retenir l’unique bachot centenaire – bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail...

Enfin, à propos de Huysmans, Gracq écrit dans En lisant en écrivant :
Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert et en même temps plus exquisément faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et même dans l'invention...
Et il est difficile d’en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d’éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente... ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s’arcbouter pour s’étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s’ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres
Vous me voyez venir, n’est-ce pas ? Le Roi Cophetua est un moellon au grain fin, sans crépi ; un seul moellon, noble, luxueux qu’un narrateur traverse de l’intérieur tapissé de mousse feutrant les bruits, sur une embarcation dépourvue de gouvernail ; quelques mots à peine, ni source ni embouchure ; une réserve, un canton, un clos. C’est tout pour aujourd’hui.

Jean Prod’hom


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Retour au triage

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Cher Pierre,
Il y avait plus d’un mois que je n’étais pas retourné au triage ; les ronces et les myrtilliers ont étendu leur empire et ce n’est pas sans réticence qu’Oscar me suit jusqu’à la lisière de la petite clairière où je m’allonge, terre meuble couverte d’épines, chaud-froid entre soleil et bois.

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Je m’attarde sur les textes brefs que Julien Gracq consacre dans En lisant en écrivant à la rauracisation du français (sans évoquer le « l ») ; à l’obsession de la suture dans le champ littéraire français... qui veut qu’on rapproche toujours étroitement les deux bords avant de coudre ; au court circuit syntaxique que produisent les deux-points. Rien à propos du point-virgule. Ailleurs peut-être.
Le peintre passe une seconde couche sur les murs du hall et des toilettes d’en-bas. Heinz passe en coup de vent, visse à coin le syphon de la baignoire. Salut la compagnie, il s’en remet désormais à l’architecte et au fournisseur. Bonnes vacances Heinz !

3. Le torrent de liens motivés, né de l'arbitraire du signe, hante le langage et ouvre dans ses profondeurs d’innombrables galeries que le poète explore mot à mot, une baguette de sourcier à la main, d’où lui parviennent d’énigmatiques échos, ceux du lointain qui se mêle au proche, de l’étranger au natif.
Le réel ne s’y refuse pas et se prête sans réticence au rythme, à la mélodie, au jeu des voyelles et des consonnes qui ouvrent à la conscience des voies inédites pour offrir à la terre qui vieillit le langage et les chemins qui la renouvellent, en pressentant même parfois ce qui sera.

4. La photographie ne dit rien ni ne se préoccupe de l’avenir, elle représente le monde qui s’est tu ou est sur le point de se taire, de ce qui passe, a passé et dont nous craignons d’être les uniques témoins. C’est toujours à reculons que nous faisons des photographies, dos au mur, elles témoignent de ce qui aurait pu nous éclairer, au carrefour d’une autre vie qui aurait pu nous combler, mais qui a passé et que nous laissons derrière nous, une chance qui nous a été donnée de rester et dont nous n’avons su retenir que la promesse, l’imperceptible mouvement d’une main qui fait signe, ou une ombre qui s’éloigne, ou un contraste qui nous rappelle que la neige fond et que le vent chasse le sable.
A l’écriture la voyance et les récits de fondation, à la seconde l’inéluctable et l’oraison funèbre.

Arthur est allé fêter son 1er août, le 31 déjà, sur les hauts de Montreux ; nous irons, Sandra, les filles et moi fêter le nôtre Sous la ville demain, avec un rallye, une partie officielle et des saucisses grillées. En attendant on mange à la véranda les restes du risotto, une salade et des fromages. Lili conseille à Martine qui me l’a demandé qu’elle offre plutôt à sa petite-fille, si elle ne les possède pas déjà, Flicka 1, 2 et 3. Quant à Grand Galop, c’est une série de plusieurs épisodes qui va bien au-delà de l’amitié d’une jeune fille et d’un cheval.

Jean Prod’hom


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(Pers) Heinz de Laupen

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Cher Pierre,
Ce matin à huit heures, j’entends frapper à la porte, je l’avais oublié, c’est Heinz, la casquette vissée sur la tête, les mains au fond des poches comme souvent les artisans qui les ont habiles. Je l’ai entendu toute la semaine réciter comme un poème la succession des opérations qu’il avait à mener, pour qu’elles ne s’échappent pas d’une tête qu’il a dure. Une heure lui suffira pour que la fuite de la baignoire rende gorge et qu’il manifeste son contentement : Je suis heureux.

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Dans la maison, Heinz, tout le monde l’aime bien, avec ses yeux bleus qui deviennent transparents. Le bonhomme a retrouvé le sourire, on boit un café ; il vient de la région de Laupen, là où les Bernois (aidés par les Walstätten), sous le commandement de Robert de Erlach, ont repoussé en 1339 les troupes de Louis IV de Bavière (aidé par des seigneurs de la région romande) et où son père était ingénieur. Louise l’écoute. Il obtient successivement trois certificats fédéraux de capacité, de mécanicien d’abord, de sanitaire ensuite, chauffagiste enfin. Il y a vingt-cinq ans qu’il est en Suisse romande ; marié, il met son second pilier dans l’achat d’une ferme. Divorcé, tout se complique, l’homme travaille jour et nuit, le dos cassé par une hernie discale dont une rhabieuse le soulage pendant plusieurs années ; l’hernie est revenue avec son divorce, c’est une large ceinture qui le fait tenir droit.
Guillaume passe nous voir, fait quelques bricoles et repart avec une belle commande : bibliothèque, armoires, armoire à habits ; il nous en sait gré. Sandra, les enfants, les A, les K et les T descendent en ville faire un lasergame. Heinz s’en va de bonne humeur, fier je crois d’en avoir terminé avec un chantier qui lui aura donné du fil à retordre. Il repart avec ses outils pour Sullens ou Saint-Légier, Heinz est un ouvrier solitaire qui veut le rester.

2. Tout en maintenant en son centre un silence qui fait tache d’huile, l’instant déborde bien au-delà du territoire que la conscience lui octroie et, de proche en proche, offre du lopin de terre qui lui revient une image égarante de l’éternité, de même dimension que les innombrables éternités qui coexistent en chacun des points du monde et que d’invisibles gouffres infranchissables tiennent à l’abri, comme les douves d’un château-fort. Du chemin de ronde dont nous somme le centre, nous pouvons apercevoir au bout de nous-mêmes comment ombres, formes et lumières se mêlent nous invitant, lorsque nous en éprouvons le besoin, à saisir des petits morceaux d’éternité, à y passer le fil qui nous permettra d’habiller nos vies d’un semblant de mouvement, d’une pente et d’une direction.

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Visite d’un autre solitaire au milieu de l’après-midi, c’est un hérisson dodu contre lequel Oscar aboie de derrière la porte vitrée du salon, il s’attarde au pied des roses trémières, me regarde en fronçant les sourcils, je le laisse tandis qu’il longe la façade. Me régale de quelques pages que Gracq consacre, dans En lisant en écrivant, à ses lectures et à l’écriture, c’est admirable, drôle parfois, très drôle mais toujours bienveillant et assassin – à propos de Saint-John Perse :

J’en fais usage, à des intervalles éloignés, un peu comme d’un
chewing-gum d’où au début à chaque coup de dent gicle une saveur, mais le goût pour moi s’épuise en une douzaine de pages, à mon dépit. N’empêche que je le reprends : le nombre des poètes qu’on rouvre n’est pas si grand.

Julien Gracq fait partie de ces écrivains qui réussissent à prolonger la voie dans des régions où nous ne voyions que d’inextricables ronciers, à les écarter et à en tirer ce dont on avait rétrospectivement le pressentiment, sans y toucher, avec la facilité de ceux qui écartent les eaux de la Mer rouge. Et puis il fait partie de ces rares écrivains qui, au XXème siècle, n’ont pas laissé tomber le point-virgule. A lui aussi je lui en sais gré.
Ce soir Lili et Louise se baignent pour la première fois, le bateau est à sec ; quant à Arthur il est monté à Froideville faire du volley ball avec la Jeunesse de Ropraz, on ne le reverra vraisemblablement que demain, le bosco paie ses galons. Sandra qui est allée promener Oscar prépare un risotto. La scoumoune fait sont retour alors qu’on la croyait définitivement écartée, avec l’eau qui goutte sur le plan de travail.

Jean Prod’hom


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(Pers) Dieux Lares

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants sont allés faire quelques courses, de quoi charger le frigo et assurer que demain chaque chose retrouve sa place ; je suis de permanence à la maison, accueille les maîtres d’état qui se succèdent. Guillaume rabote la porte d’entrée et son frère pose les poignées de la salle de bains, de la bibliothèque et de la chambre d’Arthur ; trois peintres rafraîchissent le hall, deux carreleurs posent des joints de silicone à la salle de bains, de ciment à l’entrée.

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L’eau qui est apparue à deux reprises sur le plan de travail de la cuisine, contrairement à ce que j’ai cru hier, n’est pas le résultat d’une maladresse de l’un de nos enfants, mais d’une fuite dans l’écoulement de la baignoire ; l’appareilleur dépêché en urgence et qui reviendra demain, repart avec le sourire, satisfait d’avoir mis le doigt sur le problème et dissipé notre inquiétude : il est donc fort probable que nous démarrions notre nouvelle vie au sec.
Tout ce monde, bienveillant, courageux, grossier parfois, raconte tout en travaillant la vie de chantier, les collègues absents, les métiers, les femmes, les vacances. Je regrette de n’avoir pas assez prêté l’oreille, mais je brouillonnais quelques idées, timorées, hésitantes, espérant au fond de moi, comme toujours, que tout se fasse à mon insu et que je n’aurai qu’à me réjouir du temps qu’il fait lorsqu’il me faudra me jeter à l’eau.

1. Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu'un, que nous croyons pouvoir précéder, que nous surprenons parfois lorsque nous viennent le courage et la force de ralentir, que nous voudrions retenir en en fixant l'empreinte avant qu'il ne soit trop tard, jusqu’à ce que nous nous avisions que ce qui devait être une rampe d'accès nous lâche, devient précisément la porte dérobée par laquelle ce qu'on avait cru pouvoir rejoindre prend la poudre d'escampette. Comme une phrase longue et sinueuse qui commence et se ferme, métamorphosant le manque en secret.

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Ce soir, c’est à moi que revient l’honneur d’utiliser la cuisine pour la première fois, je prépare des pâtes au pesto et une salade. Nous descendons ensuite une bibliothèque du bureau dans laquelle Sandra range ses livres, Arthur me donne un coup de main pour monter la petite armoire que mon père a fabriquée en 1951 pour l’obtention de sa maîtrise fédérale ; j’y loge dedans et dessus mes dieux lares : une aquarelle de tante Augusta, un mobile de Daniel Schlaepfer, quelques rebuts, une boîte à crayons du grand-père d’Epalinges, un vase de Christine Macé, une photographie de Geoffrey et de Romain, quelques livres, une chouette que Sandra m’a offerte, un album de photographies colorisées, un galet de Patmos, un cairn de Louise, le cygne que j’ai sculpté à la naissance de Lili. Il est minuit passé lorsque nous allons nous coucher.

Jean Prod’hom


Corcelles-Servion

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Cher Pierre,
L’architecte est passé en fin de matinée, la responsable de la salle de bains aussi, on a eu droit à quelques frictions. Les vacances des entreprises s’approchent et le temps file, le chantier est partout, les carreleurs s’affairent dans le hall et les toilettes d’en-bas, l’appareilleur installe la baignoire. Je m’attelle de mon coté à une autre tâche, la résiliation d’un abonnement à swisscom : une montagne, l’employé me prend pour ce que je suis, un pigeon.

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Sandra et les enfants se rendent à Vevey en début d’après-midi, ils me laissent au pied du mur : j’extrais quelques textes pour Grignan, mets en page cent-trente Il y a, avec une intention qui perd ses contours à mesure que j’avance. Il me reste à la fin moins que rien, sans même savoir si je dois m’en inquiéter.
Je renvoie le tout à des jours meilleurs, prends mon sac à dos et me mets en route pour Servion où j’ai rendez-vous. Le défanage et l’éradication des mauvaises herbes donnent un aspect lunaire aux champs de patates, le maïs manque d’eau ; je franchis le Cerjux après la Goille et traverse le pâturage qui porte le beau nom de L’Echu, plonge sous l’église de Montpreveyres au fond du vallon de la Bressonne, remonte par le sentier du Bois de la Côte. Une nouvelle fontaine a remplacé l’ancienne que les mousses et la vermine rongent en contrebas. Je traverse les bois à l’estime jusqu’aux Chardouillles, puis à travers ceux des Riaux jusqu’aux Pendens et les anciennes carrières de molasse.
Je retrouve Sandra et les enfants à Servion, avec les A et les K qui nous accueillent. On mange dehors, parle de chantiers et de transformations de maison, de vacances en Corse, en Bretagne, à la montagne. Il est près de minuit lorsqu’on rentre, un peu ivres d’avoir copieusement arrosé nos retrouvailles.

Jean Prod’hom


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27 octobre 2013 | 29 juillet 2015

Les vieux chéneaux

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Cher Pierre,
Les vieux chéneaux, les pavatex de protection, les restes de lambourdes et les bris de tuiles alignés au bord du chemin avant notre départ pour l’île d’Yeu ont été bienveillamment balancés sur les lierres qui souffraient déjà de la sécheresse, pas sûr qu’ils repiquent. Un clou de charpentier a eu raison de l’un des pneus de la roue de la Yaris ; la poussière qu’on croyait avoir vaincue avant de partir a fait son retour à l’occasion des travaux dans la salle de bains.

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Sandra fait une offensive avec aspirateur et serpillière qui durera toute la journée, épaulée par Louise qui démontre une efficacité remarquable ; Arthur quant à lui n’a pas tout à fait encore terminé ses vacances. Je rassemble ce qui traîne dans le jardin et dans la maison, fais trois trajets à la déchèterie, Lili reprend contact avec Grand Galop. Flicka 3 et Spirit.
Marc-André passe nous voir en fin d’après-midi, il entreprendra les travaux d’assainissement le long de la façade orientale et le rafraîchissement de la courte allée jusqu’au portail. On prend un apéritif près de l’étang que la canicule a mis à sec, il est d’accord d’engager Arthur une semaine cet automne.
Une journée qui ne figurera pas au tableau des grandes heures, la crêperie de Rue et une bolée de cidre nous ramènent toutefois un instant à nos deux semaines sur les rives de l’océan et bien au-delà. Je lis en effet à notre retour de Rue un mot du curé de l'île d'Yeu qui me fait chaud au coeur : Vous écrivez très bien, et avec indulgence! Merci de venir nous dire bonjour à l'occasion.
Qu'un curé soit l'hôte des marges.net me réjouit, mais qu'il officie sur l'île d'Yeu et me propose son hospitalité me comble. Je viendrai vous voir, Monseigneur, avec des cadeaux pleins les bras.

Jean Prod’hom

Transition

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Cher Pierre,
Sandra prend le volant de la Nissan à Tours, se cale à gauche sur un muret d’un mètre, elle le suit et il la suit, fidèle, avec à son pied, imprévisibles, quelques bouquets de mauvaises herbes ; ce muret sépare sur l’autoroute ceux qui vont de ceux qui viennent, lesquels vont, ils le croient, chacun de leur côté ; mais ce sont les mêmes assurément, dans un miroir inversé, c’est un monde et sa réplique, l’un rembobinant l’autre, tous deux ponctués d’imperfections, de singularités et d’écarts dont nous ignorons tout ; c’est à l’occasion de ces incidents que les conducteurs qui perdent les pédales sont invités à prendre, aussitôt qu’elles se présentent, l’une ou l’autre des sorties prévues à cet effet.

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Il est préférable de se détourner des mondes qu’on croise et de se consacrer au seul monde qu’on traverse, de suivre les six lignes blanches qui permettent d’éviter que les mondes parallèles, solidaires, ne se chevauchent ; l’une est continue, la seconde à segments courts, la troisième à segments longs. Une glissière de sécurité offre un premier verrouillage de sécurité à droite ; au-delà s’étend une zone franche, dans la terre meuble de laquelle sont ancrées les piles extérieures des ponts qui font communiquer les deux côtés du miroir ; un haut treillis clôt cette bande dans laquelle il est interdit d’entrer ou de sortir. Au-delà un monde immense qui nous fait signe et qu’on ne reverra pas.
Que de temps pour en arriver là ! Songez à la pose des treillis et des glissières, aux hommes qui ont donné leur sang, à notre ingratitude. Sachez désormais que quelqu’un pense identiquement de l’autre côté du miroir, à l’envers, et que ça tient.

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Sandra me laisse le volant un peu après Blois, me mettant dans l’obligation de fermer aussitôt les yeux sur ce qui précède, par prudence ; pendant deux bonnes heures, jusqu’à l’aire de Ferté. On se dégourdit alors les jambes, je fais deux pas avec Oscar pendant que Sandra et les enfants se livrent à quelques achats ; je les rejoins avant de m’asseoir dehors sur un banc ; Louise me rejoint bientôt, fidèle à ses engagements, avec un taboulet et une salade de carottes sous cellophane ; Arthur la suit, trois sandwichs triangulaires, pain suédois, poulet et fromage ; Lili pain de mie, jambon et fromage ; Oscar satisfait de ce qu’on lui tend, Sandra sur mes genoux. Et soudain, de cette aire d’autoroute qui condense toutes les laideurs du monde se lève sans que je n’y puisse rien un peu de ce bonheur qui jette son voile de proche en proche sur le pire. Et concourent à cette étrange fête le souvenir des restes de moutarde sur la poignée de la porte des toilettes, le rouge impérial du ketchup sur la haute table ronde de la cafétéria, la pisse des chiens sur les aubépines, les pins maritimes, malingres, la pâleur des automobilistes. Ne rien toucher, le grand jour est entamé, je n’y puis rien.

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Jean Prod’hom

Pays de la Loire

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Cher Pierre,
La mer creuse au large d’Yeu, nous rêvons à des histoires de marins, alignés sur le pont arrière du Saint-Sauveur. J’aperçois sous les arches de Noirmoutier un bateau de pêche, rouge et noir, lignes à l’eau, c’est le Challenger et son équipage de Port-Joinville qui taquine le bar.

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On remet le pied sur le continent à Fromentine ; les K font quelques courses avant la fermeture des magasins avec l’idée de rentrer d’une traite, on décide de nous arrêter en route, ça nous a souvent bien réussi. Sandra prend le volant
On traverse les marais du pays de Retz et ses canaux que caresse ici et là le ventre de filets aux courbes géométriques, suspendus à des fourches archaïques.
Une barque sur les bords de la Loire, couleur sépia, avec dessus le nom de Saint-Florent-le-Vieil ne nous fait pas dévier ; on roule d’une traite le long de la Loire sans la voir jamais, jusqu’à Tours Quelques vaches et leurs veaux se tiennent immobiles dans de rares taches d’ombre ; du grain qui restait à battre il y a quinze jours ne subsistent que d’innombrables balles rondes et de lourdes bottes rectangulaires ; on franchit le Maine que des parois de verre dépoli embuent, on devine Angers mais on continue jusqu’à Villandry.
Le soleil, rouge, ressemble du haut de la grande roue de Tours à celui qui a basculé l’autre jour derrière les Chiens Perrins, le jour s’attarde longtemps encore dans le miroir de la Loire. Il est tard, on remonte une avenue qui n’en finit pas jusqu’à la place de la Liberté au centre de laquelle Jean Royer harangue une foule qui, depuis une vingtaine d’années, a quitté la salle.

Jean Prod’hom


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La messe est dite

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Cher Pierre,
Pas une sole dans le filet de cinquante mètres, mais une cinquante d’araignées d’un kilo dans une bassine. On en souffre tous, me confie un pêcheur qui nettoie, rue de la Sicardières, un filet tendu de chaque côté du muret de son jardin. Il faudrait un hiver froid pour les faire disparaître, très froid, une semaine à quatre ou cinq degrés au-dessous de zéro. En attendant, qu’on soit des amateurs ou des professionnels, on peste.

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Chacun descend au port faire quelques achats, demain on s’en va ; la matinée est bientôt derrière nous. Les activités prévues après midi scindent le groupe en deux ; Martin et les garçons se rendent aux Vieilles ; Valérie, Sandra, les filles et moi au manège des Violettes ; Lili. Louise, May et Zoé font la connaissance respectivement de Shogun, Nestor, Nelly et Oyo. Nous allons pendant ce temps, Sandra et moi, faire un tour à l’intérieur de l’île, le long de haies pleines de verts sombres et tristes ; de rues, de routes et de chemins ocres et gris dont les noms racontent par endroits davantage les occupations des derniers venus que les rêves des premiers, et leurs fantômes. Les garçons préparent des hamburgers, Tatie Bichon des gaufres. La messe est dite, chacun plie ses habits, boucle son sac, les têtes et le frigo sont vides. Mais ceux qui ont élu domicile loin de l’océan n’oublient pas sa respiration, qui rejoint celles qui animent les montagnes et les saisons, familière lorsque nous reviendrons, heureux de retrouver ce nous croyions avoir perdu et qui a su faire sans nous.

Jean Prod’hom

Sainte Brigitte et Philippe Pétain

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Cher Pierre,
Les deux gendarmes qui se tenaient bien droits à une vingtaine de mètres du parvis de Notre-Dame-du-Port m’ont indiqué, eh! monsieur, le panneau de sens interdit que j’avais un peu négligé, je dois l’avouer, pressé par les cloches de l’église dont j’avais entendu sur le port le premier des onze coups. Je les ai remerciés, comme il se doit en de telles circonstances, j’ai appuyé négligemment ma bécane contre un arbre, ils ont repris leur travail.

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Je fais la connaissance des membres de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain, chics et sérieux, précédés d’un drapeau tricolore sur lequel sont brodés d’or leur acronyme et sept étoiles. Je fais également la connaissance de la dizaine de membres de Jeune Nation qui ont fait le pèlerinage de l’île d’Yeu ; le nom de leur association est imprimée au dos de leur polo, avec sur la poitrine ceci : CAMP école | Maréchal Pétain ; ils me font immanquablement penser à une sympathique équipe de moniteurs de colonie de vacances, n’étaient posés sur leur tête et portés de travers des bérets surmontés d’une croix celtique. Les deux groupes semblent se bien connaître, mais prennent garde de ne pas se faire d’ombre ; pas sûr qu’il partent en vacances ensemble, tout indique en effet qu’ils appartiennent à des mondes différents : les premiers parlent latin, les seconds portent, remontées sur le front, des lunettes à soleil américaines.
Il y a du monde dans l’église, mais incomparablement moins que dimanche passé ; une soixantaine de personnes réparties dans la nef à respectable distance les unes des autres, maintenant ainsi le chaudron à bonne température, et permettant au clergé d’honorer à feu doux, ensemble sainte Brigitte et Philippe Pétain. Je reconnais derrière l’autel certains des prêtres qui ont officié dimanche. Il devront jouer serré. Des photographes vont et viennent dans les bas-côtés et fixent l’événement.

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C’est donc jour de sainte Brigitte de Suède, et la messe du jour est offerte par les parents et les amis de Philippe Pétain, maréchal de France, pour le repos éternel duquel le prêtre demande de prier, mais aussi pour toutes les victimes de la première guerre – cent trente habitants de l’île ont donné leur vie.
Dans son homélie, le prêtre rappelle que sainte Brigitte, conseillère au XIVème siècle des grands de son temps, de Stockholm à Rome, a été proclamée en 1999 par Jean-Paul II co-patronne de l’Europe – aux côtés de Sainte Catherine de Sienne – faisant d’elle l’ange gardien de tous ceux qui exercent des responsabilités, les accompagnant dans l’exercice de leur autorité, l’application de la justice et l’entretien du bien commun.
Le prêtre prépare le miracle de la transsubstantiation, tout le monde se tait. Dans le choeur de l’église, bien en vue de ceux de la nef, un père rasé de frais et une mère alourdie par la naissance des cinq enfants qui l’entourent sourient, ils semblent sortis d’une image d’Epinal.

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Le gros des fidèles se rend en cortège jusqu’au cimetière, les curieux s’y rendent par le chemin des écoliers, je récupère mon vélo, les gendarmes ne sont plus là, j’emprunte quelques sens interdits. Le président de l’ADMP témoigne de sa fidélité et de celle des siens à l’illustre soldat qui repose ici, dans l’attente de la translation de sa dépouille à Douaumont.
Il cite longuement son héros qui, le 23 juillet 1945, avait pris la parole devant le tribunal politique qui prétendait le juger, disant en substance qu’il avait passé sa vie au service de la France, qu’il l’avait menée à la victoire en 1918 puis, alors qu’il aurait mérité le repos, n’avait jamais cessé de se consacrer à elle, acceptant de revenir à sa tête lorsqu’on l’en avait supplié, devenant du même coup l’héritier d’une catastrophe dont il n’était pas l’auteur, les vrais responsables s’abritant derrière lui ; il n’avait fait en réalité que son devoir en demandant l’armistice, d’accord avec les chefs militaires, sauvant ainsi la France et contribuant à la victoire des alliés en assurant une Méditerranée libre. On peut lire la suite de cette déclaration dans les livres d’histoire.
Au terme de cette partie officielle, chacun prend contact avec son voisin, un membre de Jeune Nation demande au secrétaire de l’ADMP s’il dispose de photographies du maréchal, format 20 X 30 ou cartes postales. Un autre évoque l’interdiction de l’Oeuvre française, trois photographes tournent autour des protagonistes, une femme déplore que de nouvelles tombes aient été placées devant la tombe du maréchal, il avait plus de place avant, c’était tellement plus agréable.
Un membre de l’ADMP insiste auprès d’un journaliste japonais sur la position apolitique de son association ; notre but est la translation de l'illustre soldat de l'île d'Yeu à Douaumont et la révision du procès de 1945, c’est tout. Le chef de file de Jeune Nation, qui ressemble de moins en moins à l’animateur d’une colonie de vacances, insiste au contraire sur le rôle politique de la leur et rappelle à un journaliste de Sept.info qu’il n’y a plus ni famille, ni patrie, ni travail.
Je m’éclipse, passe la fin de l’après-midi à l’Escadrille pour en savoir plus sur ce que j’ai vu. On va pique-niquer sur la plage du Cours du Moulin sans prendre en compte la fraîcheur du soir, on revient tôt ; m’arrête sur la plage de la Borgne qui me livre un dernier tesson. Je fais encore une halte au cimetière ; le chef de l’Etat français a passé par là et déposé une gerbe au vainqueur de Verdun. Si on regarde bien, on devine qu’elle provient du fleuriste qui a préparé celle qu’ont déposée les membres de l’ADMP. Toujours cette même interrogation devant l’océan, la marée qui monte, la marée qui descend.

Jean Prod’hom

La pointe du But

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Cher Pierre,
La longue descente à vélo sur la rue Ker Pierre Borny, à 6 heures 30, me met l’eau à la bouche, comme hier et avant-hier ; je me plais à imaginer qu’elle se prolonge quelques kilomètres encore.

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Personne sur la plage de la Borgne où je fais halte, à tout hasard ; en repars bredouille. Monte à l’étage de l’Escadrille où je mets à jour le billet de la veille ; les habitués s’installent, règlent au téléphone les affaires qui ne peuvent pas attendre : commerciales, de coeur ou boursières. Mes journées semblent raccourcir, comme si elles avaient un souffle au coeur, la plage a mis la main sur le gros de nos après-midis, j’en vois le bout à midi déjà.
Toute l’île est à nouveau sous le soleil, j’ai pu le vérifier en en faisant le tour ; je roule jusqu’à la Pointe du But, trois bateaux tournent autour des récifs des Chiens Perrins et de la balise qui les signale ; continue jusqu’au Châtelet et la plage des Sabias où je retrouve Sandra. Oscar vit sa vie, sans laisse ; je lis un peu et prends du plaisir à regarder les filles qui collectent des coquillages.

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Je continue mon tour au large du Vieux Château, longe l’ancienne carrière Fourneau qui a fourni pendant pendant trente ans le gravier et la pierre à la construction locale, condamnée en 1995 lorsque la Côte sauvage a rejoint les sites classés de France. Les travaux de réaménagement ont débuté il y a quelques années, l’ancienne carrière, comblée en partie par les graviers et les pierres de démolition, deviendra combe, alimentée en eau douce pour fournir un milieu favorable à la faune et à la flore. Les travaux ont visiblement pris du retard.
Il y a plus de monde au café de la Meule que dans la chapelle qui surplombe le port, j’espérais quelques ex-votos, je ne trouve qu’une vierge au teint pâle entourée de moulures bleu-néon. Continue jusqu’aux Vieilles, La Croix et le cimetière de Saint Sauveur – pichets bleu et rouge – fais une visite-éclair à la mosaïste de Saint-Sauveur avant de rentrer à la maison.
Sandra et les filles ont préparé des crêpes, et comme si l’après-midi n’avait pas suffi, les grands retournent jusqu’à la nuit à la plage des Vieilles. J’en profite pour suivre le soleil qui roule derrière l’horizon ; la nuit déborde, orange d’abord, sombre et verte ensuite, se mêle enfin à l’huile épaisse de l’océan.

Jean Prod’hom

Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs

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Cher Pierre,
Je me penche ce matin sur les 9 ensembles de 5 photographies qu’Yves et Anne-Hélène m’ont fait parvenir hier, sans méthode et en craignant le pire. Seule méthode dont je tire parfois quelque chose, lorsque je me sens démuni et que ma tâche demeure imprécise, séparée de mes forces.

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Je m’avise pourtant, chemin faisant, qu’hésitant sur le tour à donner à ce que je me suis promis d’écrire, un carrefour se présente ; chacun des neuf textes pourrait en effet commander – dans leur langage – les cinq images en leur fournissant l’équivalent d’une légende ; ou se faire l’allié de l’une d’elles et ramener les autres à son aune ; mais ce serait dans les deux cas renoncer aux pouvoirs de l’écriture, succomber à la fascination des images et à leur manie rétrospective.
Ces photographies n’ont au premier regard rien à faire les unes avec les autres, ou de très loin. Elles sont cependant toutes des images cueillies sur le bord du chemin, taillées pour qu’elles entrent dans des cadres, séparées par ce qui se révèle être des gouffres qu’il serait vain de vouloir combler.
Bien au contraire, à moi donc de souligner les mondes invisibles qui tout à la fois les séparent et les unissent, en empruntant à chacune d’elles un peu de ce qui les déborde, les porte et ainsi prospecter en direction de leur lointain, c’est-à-dire de l’autre côté de la taille.

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On passe l’après-midi aux Vieilles, un peu dans l’eau et beaucoup sur le sable. Nous faisons à manger avec Zoé, cinq kilos de moules marinées dans des échalotes, du persil et du vin blanc. On reste entre adultes dans le jardin alors que la nuit tombe et que les enfants font une expédition chez Tatie Bichon. Je reçois un message qui me réjouit, Claire nous invite au vernissage de son exposition à l’étage du Musée de la Pêche ; mais il faudra voir, nous partons pour le continent samedi matin, tôt.
Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs ; ce qu’il leur envie, c’est le miracle d’économie, le feed back de la touche et du coup de ciseau qui dans un seul mouvement à la fois crée, fixe et corrige ; c’est le circuit de bout en bout animé et sensible unissant chez eux le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère – circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main. Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’avec le numérique l’écriture, pour qui le veut, peut devenir peinture ou sculpture : je crée, fixe et corrige en un seul geste, tandis que ce qui apparaît à l’écran me permet de rectifier immédiatement, de nuancer et me suggère touches et coups de ciseau.
Je reçois en soirée un mail d’Alain Chanéac, le responsable de faire part, cette revue ardéchoise dont le siège est situé à 40 kilomètres de Vals-les-Bains où nous avons passé quinze beaux jours en 2014. C’est Jean Gabriel Cosculluela qui est à l’origine de ma participation à ce numéro. Alain Chanéac me renvoie, bellement mis en pages, les douze proses que je lui ai envoyées.

Jean Prod’hom


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Plage des Vieilles

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Cher Pierre,
Trois bonnes nouvelles ce matin ! Arthur s’est levé à un peu plus de 8 heures, sans rien dire à personne, il a fait le tour de l’île à vélo, une vingtaine de kilomètres, seul, s’est baigné en route, entre la Pointe des Corbeaux et la Grande Conche ; il nous raconte au retour ses aventures avec une espèce de fierté. C’est à l’aune de ce type d’événements que je considère avec un peu de sérénité son avenir et celui de notre espèce ; je prends aussi conscience que certaines de nos orientations n’ont peut-être pas été vaines. Malgré les deux pains complets et les deux baguettes que j’ai achetés à Port-Joinville, le bosco craint la disette, il repart à la boulangerie que je viens de quitter et en ramène deux baguettes supplémentaires. Cet été est un peu son été, on a désormais chacun le nôtre.

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Sandra a reçu un message de Michel, les travaux ont repris au Riau, c’est la seconde bonne nouvelle. Le peintre est à ses oeuvres, les meubles de la salle de bains seront posés mercredi. Il est donc possible que, lorsque nous rentrerons, nous débarquions dans un chantier moins lourd que celui que nous avons quitté.
Troisième bonheur, j’ai trouvé ce matin, sur la plage de la Borgne, une pierre qui m’a fait rêver le reste de la journée ; c’est un fragment de terre cuite sur lequel on distingue les plis d’une jupe ; la manche retroussée d’une blouse blanche d’où sort un avant-bras – le gauche ; dans la main droite une baguette. Au verso l’essentiel des indications de fabrication, il s’agit du fragment d’une assiette née dans les faïenceries de Sarreguemines en Alsace, une scène champêtre dans un décor Obernai.
Il a plu cette nuit, elle part et puis revient jusqu’au soir, si fine qu’elle n’afflige pas nos humeurs, elle donne à la plage des Vieilles où l’on passe l’après-midi un air de Bretagne, l’île en avait bien besoin.
J’ai reçu d’Yves et Anne-Hélène les 9 ensembles de 5 photos qu’ils m’avaient promis ; je ne connais rien des raisons qui ont présidé à leur choix. A moi d’écrire quelque chose pour chacun d’eux. On arrive au bout de juillet, je ne dois pas tarder
Je retourne à l’Escadrille en fin d’après-midi. Martin prépare le repas, Sandra et Valérie sont allées acheter des vêtements, les enfants sont au cinéma. Je finis par mettre la main sur l’assiette d’où provient le fragment que j’ai trouvé ce matin, on y voit une gardeuse d’oies, habillée en Alsacienne par Henri Loux (1873-1907) pour les faïencerie de Sarreguemines. Elle conduit ses trois oies à une espèce de mare crémeuse et tourmentée, le chemin de sable rose sort de haies vives, des nuées grises traversent le ciel. Comment ce morceau est-il arrivé sur la plage de la Borgne, c’est naturellement une autre histoire.

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Jean Prod’hom

Plage de la Borgne

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Cher Pierre,
A l’étage de l’Escadrille, qui met à la disposition de ses clients une connexion wifi, tu peux t’asseoir sur l’un ou l’autre des bancs qui font le tour de la pièce comme dans une salle capitulaire ; avec l’océan, les cris des goélands et le continent qui te poussent dans le dos ou sur l’un des confortables poufs qui leur font face.

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Claire Le Baron, à qui je disais hier mon étonnement de trouver si peu de pierres, bois, fers roulés et ramenés par la marée sur le littoral de l’île d’Yeu, m’avait confié qu’une de ses amies se rendait volontiers sur les plages des Bossilles et de la Borgne sous le Super U. Je m’empresse de m’y rendre ce matin, avec un k-way sur le dos ; le ciel est gris, l’océan aussi, sans ourlet, thermocollés.
Mon dernier séjour sur les côtes atlantiques datent d’il y a une dizaine d’années, mais je retrouve vite ce plaisir-là ; une heure à aller et venir, retourner des leurres, éviter la vague, ramasser enfin deux belles pierres à l’extrémité de la plage de la Borgne que je glisse au fond de ma poche.
Les cloches sonnent à l’église de Notre-Dame-du-Port et la foule se presse sur le parvis pour le seizième dimanche du temps ordinaire. Les quatre prêtres qui officient, si j’ai bien compris, sont en vacances sur l’ìle, ils se présentent. Il y a l’archiprêtre de la cathédrale de Bourges ; un prêtre en mission à Vienne ; un autre, sans mission, baptisé il y a 80 ans dans cette même église ; et, plus curieux, l’un des aumôniers des artisans de la fête, c’est-à-dire des forains, des gens du cirque et des artistes de rue. C’est ce dernier qui se charge de l’homélie, il y est question du berger et de ses moutons, mais aussi des moutons et de leur berger. Je m’éclipse avant de connaître le fin mot de l’histoire, je le devine, on m’attend à Ker Borny.
Le ciel crachineux de ce seizième dimanche du temps ordinaire nous invite à lézarder sous toit : jeux de cartes, discussions théologiques, visites de frigo, siestes, lectures. Pour donner un profil plus honorable à cette fin de journée, je redescends sur la plage de la Borgne, la mer est basse ; vais et viens sous l’oeil intrigué d’un tournepierre à collier, me penche et me redresse, retourne enfin une pierre qui cache une merveille et à laquelle je promets les hauts de casse.

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L’abondance ou la rareté des tessons sur une île ne joue évidemment aucun rôle dans l’émotion qu’elle peut susciter, n’augmente ni ne diminue son attrait ; elle constitue toutefois, dans certains cas, un puissant indicateur sur l’état de santé de ses habitants, de la relation que ceux-ci ont avec leurs déchets, éclairée ou aveugle ; de la confiance qu’ils placent en les pouvoirs de l’océan de reprendre et digérer ce que l’homme en a momentanément tiré.
Les enfants passent à la caisse à 19 heures, chacun reçoit 20 euros pour manger ce qui lui plaît. On se rend de de notre côté aux Bafouettes, On y mange bon, très bon.

Jean Prod’hom


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La Grande Conche

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Cher Pierre,
Si le centre de Port-Joinville ne désemplit pas jusqu’à tard dans la nuit, les plages du nord-est de l’île se vident tous les jours à mesure qu’on s’approche de la Pointe des Corbeaux. On déroule nos onze linges sur le sable de la Grande Conche, l’eau est froide ; on passera plus de temps dehors l’océan que dedans ; depuis que nous sommes sur l'île, Oscar n’y amis que les pieds. Derrière nous, les lagures, les jasiones et les chardons bleus se partagent la ligne de crête de la dune, ici et là une espèce d’oeillet rose. Si j’osais déranger Claude Bugeon une nouvelle fois encore, j’irais m’informer rue des Mimosas.

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C’est à mon tour, au retour, de tirer le charroi, vent debout, avec Oscar calé entre glacière et combinaisons détrempées ; trois vitesses pour venir à bout de la route qui longe la côte – Sandra m’accompagne –, la rue de la Filière et la rue de la Belle Poule, le chemin Frinaud et un court segment de la rue Georges Clémenceau, la route des Sicardières et celle de la Vigne. Ça aura été, je crois, l’unique façon de prendre conscience de ce que les autres ont enduré, Sandra surtout. On se change avant de redescendre au port.
Les galeries de peinture se succèdent sur les quais ; je suis allé ce matin jeter un coup d’oeil aux natures mortes de Frédéric Choisel. L’homme a du métier : les artichauts, les oignons et les tomates, les pivoines et les oeufs ; les poires, les pots, les pichets et les plats semblent tout droit sortis d’une dressoir laqué du XVIIème siècle, intacts, sans poussière ; il y a même un arrosoir.
Je monte à l’étage du Musée de la Pêche, Claire Le Baron y expose une vingtaine de photographies, les fenêtres sont ouvertes, un peu partout des fleurs, pétales et bouquets ; mais d’autres cueillettes aussi : des vagues, des sardines, des reflets, des cageots, des plastiques, des flotteurs, des bateaux. Une de ces photos m’intrigue tout particulièrement, on y voit deux pots bleus avec un estagnon d’huile de vidange, bleu lui aussi. J’ai fait l’autre jour une variante de cette photographie, ce sont en effet les pots suspendus du cimetière de Port-Joinville, seule la couleur de l’estagnon d’huile a changé. Tout s’en suit, on discute le coup, de son appareil-photos, semblable au mien, qu’elle emporte partout ; elle pinseye à qui mieux mieux et conclut ses explications par des « Et voilà ! » de modestie, convaincue que le sourire peut faire bon ménage avec l’art et que tout ce qu’on donne n’est pas à reprendre. Elle écrit quelque chose de très joli à propos des fleurs :

On soupçonne tout ce qui touche les fleurs de mièvrerie, on leur reprocherait même leur joliesse. Pourtant joli comme ça, avec du beau à l’intérieur, tout le temps, capable d’accompagner nos saisons, de résumer le vie, sa fin et ses espoirs à tous les coins de chemins, de jardins, aussi obstinément, à force, ça devient bouleversant.

Il est 19 heures 30 lorsque je remonte à Ker Borny ; Martin est une perle, il nous a préparé des pâtes aux seiches, Zoé des crêpes. Après le repas, les enfants vont jouer un moment encore dehors, jusqu’à la nuit. Le silence se fait au salon, un silence profond, on lit Gala, Voici, Grazia, Point de Vue, Elle. De quoi alimenter nos rêves en têtes couronnées tout en nous tenant à l’abri des guillotines. Je lis avant de m’endormir le dossier complet qu’Antoine Michelland a consacré au baptême de Charlotte de Cambridge dans le dernier Point de vue. Où trouvent-ils la force de sourire ?

Jean Prod’hom


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Saint-Sauveur

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Cher Pierre,
De notre lit ce matin, il est difficile de déterminer avec certitude, comme hier d’ailleurs, si le ciel est nu où s’il se cache derrière la pâleur uniforme des nuages ; je me lève pour vérifier, ferme les volets, Sandra dort. C’est seulement en m’arrêtant sur la route de Cadouère que j’aperçois des plis dans la couverture nuageuse et quelques coulées d’argent, j’en profite pour mettre le nez dans les chèvrefeuilles en fleurs.

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Ils sont trois au café du Centre, cigarette aux lèvres, à se refiler des tuyaux sur le mouvement des poissons ; deux d’entre eux travaillent sur le Challenger et pêchent à la canne, ramassent les lançons avec lesquels ils appâtent le bar. Leur bateau est au bout du ponton où un troisième collègue les attend. Je les vois bientôt enfiler leur ciré et relever les bouées.
Je reste avec Désiré, un patron un peu désabusé mais l’oeil vif et la langue bien pendue. Désiré pêche au palan, il me raconte la disparition des activités sur le plateau ; il y a 50 ans, il y avait au port autant de bateaux que de tombes au cimetière, les marins étaient même un peu cache-crue (?) ; mais l’impéritie des politiques, l’ineptie des règlements, le coût de la sécurité, les contraintes écologiques les ont vidés, eux et le port. Ils ne sont aujourd’hui qu’une dizaine, au palan, à la canne ou au petit filet ; et il n’y a guère que deux gros bateaux qui partent pour la semaine. Quand il s’est mis au boulot, il y a trente ans, 27 bateaux ont jeté l’ancre la même année, définitivement. Désiré rit, Désiré est pessimiste, Désiré s’en va sur son palangrier, seul à bord comme son père, faire sa tournée habituelle. Jusqu’à quelle heure ? Il n’en sait rien. ça dépend de lui, et du poisson.

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Les réseaux sociaux on ceci de bien qu’ils vous mettent en contact de très loin avec des gens qui sont tout près. Bernard Bretonnnière, un habitué de l’île, qui lit ces notes et à qui je demande des informations sur deux fleurs aperçues sur la dune, me communique l’adresse de Claude Bugeon, rue Mimosas à Saint-Sauveur ; cet homme à tout faire me reçoit dans une petite pièce remplie de ses bouquins, de ses peintures, de ses gravures – celles de sa femme aussi. Claude Bugeon s’est réfugié sur l’île en 1982 et s’est mis en tête de sauver ce qui pouvait l’être encore ; il a commencé à faire l’inventaire de tout se qu’on peut rencontrer sur l’île : faune, flore, géologie, économie, préhistoire, histoire... Il n’a pas non plus hésité à batailler contre les élus locaux prêts à livrer leur île aux forces de l’argent, il a fait interdire un golf sur la Côte sauvage, classer l’île dont le tiers désormais est inconstructible ; l’indépendance du bonhomme lui a permis de tout dire si bien qu’il ne s’est pas fait que des amis.
Les montgolfières que j’ai observées l’autre jour sur la dune sont en réalité des lagures ovales, et les petites bleues, qui avaient la coiffure hirsute des raiponces, des jasiones des montagnes. Je repars de chez lui avec le premier volume de son journal : Perpetuus Liber (1982-2005), de Yeu, Nature & esprit d’une île – un livre plein de mots commençant par une majuscule et, piquée sur son lexique, la définition du mot cache-crue entendu ce matin dans la bouche de Désiré.

Cache-crue
: oiseau le troglodyte. Parfois donné aussi au roitelet. Tous deux espèces très petites et fugaces. Par ce fait on utilise ce mot pour désigner un gros cachottier, car ces oiseaux sont souvent dans les frondaisons avec des comportements vifs et discrets. La seconde partie du mot (« crue ») souligne bien le sens de « vigoureux » connu au figuré pour le latin crudus.

Je m’arrête encore à la Dilettante, achète à la vigneronne une bouteille de rosé, lui transmets les salutations de François qui m’a soufflé son adresse, elle me parle alors de Marie, de Constance et de Constantinople. Je repars avec sous l’autre bras la correspondance d'Henri Calet et de Raymond Guérin. Il est près de 13 heures lorsque je retrouve les miens à Ker Borny. Tout s’enchaîne alors selon une belle nécessité : catamaran à la Pipe, balade sur la plage, grillades le soir, descente expresse chez Tatie Bichon : gaufres.

Jean Prod’hom

Le monde entier les avait abandonnées

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Cher Pierre,
Le texte que j’ai commis ne précède ni n’annonce quoi que ce soit, il est plutôt un supplément dont le corps principal pourrait volontiers se passer. La préface deviendra une postface, et c’est bien ainsi.

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Quatrième jour de catamaran, le vent a forci sur la plage de la Pipe et les enfants prennent du plaisir ; il bascule au milieu de l’après-midi et cinq d’entre eux chavirent : Lili et May se retrouvent soudain en haut de la coque bâbord, se jettent courageusement à l’eau avant de prendre pied sur la coque tribord qui devient leur refuge ; je fais des photos de leur naufrage, dix-sept interminables secondes pour ces gamines de 11 ans, et leurs parents qui, malgré leurs sourires, n’en mènent pas large ; Benjamin file à leur rescousse, leur donne un coup de main pour redresser l’embarcation. Quant aux trois grands, ils tournent leur catamaran à deux reprises, la première fois parce qu’ils n’ont rien vu venir ; la seconde lorsque l’un d’entre eux se suspend au trapèze face au vent et, plutôt que de contrebalancer la gîte du bateau précipite tout l’équipage à l’eau.
Deux heures donc à ne rien faire, sinon à les regarder évoluer du haut de la Pointe du Pè-de-Coulon, avec une inquiétude qui croît lorsque le bateau de Lili et de May, à la cape, dérive comme une coque de noix en direction de l'Amérique. Benjamin, qui est au four et au moulin, les rejoint 10 minutes plus tard alors qu'elles et leur bateau ne sont qu'un point évanescent, ils les remorque derrière son zodiaque. Elles nous raconteront plus tard, lorsqu’elles auront mis pied à terre, qu’elles avaient eu assez de temps, seules, pour se convaincre l'une l'autre que le monde entier les avait abandonnées.
J’ai rendez-vous au salon de Léa à 17 heures, son employée a du retard ; j’en sors à 17 heures avec une coupe à la Steve Warson. Je fais quelques courses en remontant, les filles ont préparé des pizzas et un tiramisu de fraises.
Il y a de la fatigue dans l’air, chez les enfants et chez les parents. Les plus optimistes promettent à ceux qui le sont moins que tout le monde sera au lit à 22 heures ; à 23 heures, rien n’est encore fait.

Jean Prod’hom

Les préfaciers devraient écrire des postfaces

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Cher Pierre,
C’est à mon tour de tirer la charrette jusqu’au marché de Port-Joinville où Sandra me rejoint à pied autour de 9 heures avec Arthur, Louise et Oscar. Reprends sur la terrasse de l’Equateur, en les attendant, la préface à laquelle je n’ai pas touché depuis deux jours ; j’aperçois en transparence le fil directeur qui la traverse. J’ai travaillé dur, comme pour Tessons, par gros tas, petits tas et modelage ; ça prend du temps, mais je ne vois pas, en l’état, d’autres manières d’écrire.

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Je remonte à pied avec Louise et Sandra, par la citadelle, en essayant de résilier un abonnement qu’une femme-araignée m’a vendu pour l’utilisation de mon natel depuis l’étranger, c’est un attrape-nigauds. S’il lui a été facile de me convaincre de rejoindre sa toile et sa glu, – il a suffi d’un clic –, ce sera assurément une autre histoire de m’en défaire ; les mouches le savent bien.
On déjeune une nouvelle fois dans le jardin, mais toujours plus tardivement : c’était 10 heures le premier matin, c’est 11 heures passées aujourd’hui.
Tandis que les enfants, Sandra, Martin et Valérie se rendent au Centre de voile, je reste avec Oscar à Ker Borny. Il me faudra quatre heures et demie pour arriver à bout de ce texte, en doutant franchement que l’auteur y trouve son compte. Je décide donc de le lui envoyer avant d’aller dans le détail. Avec le sentiment pourtant que quelque chose se libère, et la conviction que je ne pouvais pas écrire autre chose, mais également que ne pouvais pas écrire cette même chose autrement. Il est temps que je passe à autre chose, mais cette autre chose c’est Grignan, et Grignan, c’est encore un peu la même chose.
On se rend à 23 heures sur la prairie de la Citadelle où l’on projette La Chèvre, un film de Francis Veber ; on en revient refroidis. Je reçois un mail de l’auteur du livre dont j’ai été chargé d’écrire la préface ; certains éléments du texte que je lui ai fait parvenir sont, dit-il, trop complexes pour le public à qui il destine son livre, il est en outre un peu trop long. L’auteur me fait parvenir une introduction en fichier attaché, nos textes font double emploi ; me voilà fort emprunté, mais la situation intéressante. Une réflexion assez sommaire, face à l’océan, sur les relations problématiques des auteurs avec leur préfacier m’amène, yeux mi-clos, à conclure ceci : les préfaciers devraient écrire des postfaces.

Jean Prod’hom

Pierre-Levée

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Cher Pierre,
Longue trotte ce matin à vélo, un peu après 6 heures, par Ker Bossi, Saint-Sauveur ; les Vieilles, par La Croix jusqu’à la pointe des Corbeaux à l’extrémité est de l’île. Retour par la Grande et la Petite Conche ; par le Marais salé et le Centre nautique. Les massifs d’hortensias et les roses trémières fragiles et solitaires se partagent équitablement les façades des maisons, quelques lauriers aussi, quelques roses.

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Au port les rescapés de la fête nationale, branlants et avinés, se réjouissent du bon tour qu’ils ont joué à la nuit ; mais, soudain inquiets, ils se demandent d’où ils viennent, plus encore où ils vont, seuls ou à deux ; à respectable distance les uns des autres pour éviter les collisions et les brouilles. Je m’assieds à la terrasse de l’Equateur, la serveuse me demande si je prends la même chose, me lance un à demain lorsque j’enfourche ma bécane.
Julien Gracq et Jean Carrière qui l’interroge ne sont pas tendres avec le Grand Meaulnes, ne voyant dans la première partie que du merveilleux plaqué sur le réel, alors que, me semble-t-il, le merveilleux, si tant est qu’on peut l’appeler ainsi, semble surgir de la masse dans laquelle il sommeillait. Quant à la seconde partie, taillée à la hache, au romanesque décousu, en miettes, elle n’abîme pas le Grand Meaulnes, elle réussit au contraire à faire voir et entendre rétrospectivement le réel enchanté de la première, le réel délivré de ses chaines, l’enfance entière et oublieuse.
Les enfants descendent de leur catamaran lorsque le vent forcit ; on rentre une nouvelle fois à la queue-leu-leu ; mais je leur fausse compagnie à l’entrée de Port-Joinville, file à la Maison de la Presse avant de m’arrêter au cimetière où une veuve m’indique la tombe que je cherche ; celle d’Emile Taübel, coiffeur allemand à Paris, interné à Pierre-Levée au commencement de la guerre, mort sur l’île en 1917 d’une pleurésie, il avait 45 ans. C’est ce que m’a appris l’exposition présentée dans la cour de la citadelle que les garçons nous ont fait traverser hier soir lorsque nous nous rendions au feu d’artifice. La tombe de l’Allemand a subi une rotation de 180 degrés, comme celle du Maréchal Pétain pour lequel une messe sera dite le jeudi 23 juillet dans l’église de Notre-Dame-du-Port. La tombe de Pétain est à l’abri de hauts cyprès, celle de Taübler est surmontée d’un beau relief de pierre blanche, transparente, c’est le visage du Christ aux douleurs qu’un jeune interné autrichien a réalisé à la mort de celui qui était devenu son ami, Rudolf Willersdorf, en résidence d’artiste à Paris, déporté à Noirmoutier sitôt la guerre déclarée, à Pierre-Levée ensuite jusqu’à l’armistice.
Les virées à vélo de ces derniers matins m’ont mis sur les genoux, Valérie et Sandra sont allées se coucher, j’entends Martin qui joue derrière la maison avec les enfants, les nouvelles du jour me tombent des mains.

Jean Prod’hom

Port-Joinville

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Cher Pierre,
Le ciel est couvert devant les anciennes conserveries de Port-Joinville, je fais quelques photos. Tire ensuite trois longs bords pour une maigre collecte ; les caractéristiques de la grève me semblaient pourtant tout à fait comparables à celles de Kérity où la pêche a été si souvent miraculeuse. Fais halte au retour à l’Equateur, la jeune femme à qui je veux passer commande anticipe : c’est bien un cappuccino et un jus d’orange que vous désirez, comme hier, y aurait-il raison, diable, que les choses changent et que vous vous vous rendiez demain chez le concurrent ? J’hésite à contrarier son plan, mais il serait idiot de refuser, aux premières heures, l’occasion qu’elle m’offre de me taire.

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Yves m’envoie un mail, il m’indique qu’Anne-Hélène et lui ont bifurqué une nouvelle fois ; mais à y regarder de près, ce n’est qu’un aménagement de la même idée : les ensembles de cinq photos sont toujours prévus, disposés cette fois sur des tables basses (58 x 38 x 58), couleur gris clair ; les photos sont glissées dans des enveloppes pergamine, qui remplacent donc les boîtes. Hâte de recevoir ces ensembles pour rédiger ce qu’ils appellent les textes de référence.
Je rentre sur ces bonnes nouvelles, le gros de la maisonnée dort, il est 9 heures ; mais Lili bientôt, May, Sandra, Oscar et Louise, aux commandes du vélo à la charrette descendent à la boulangerie pour acheter du pain qu’on tartine de miel et de confiture sous le parasol. Tout le monde est réveillé, le ciel est bleu.
On désœuvre trois bonnes heures, Sandra douche Oscar, Lili et May joue à Ben-Hur, avec les risques que cela comporte ; les garçons ont quinze ans et ça se voit, je lis deux entretiens de Jean Roudaut avec Julien Gracq.
Il y a, en début d’après-midi, un peu de tension sur la plage de la Pipe, chez les enfants et chez nous, on remet en effet pour deux heures et demie nos enfants aux mains d’inconnus. Les deux petites, avec d’autres du même âge, ont besoin d’un peu de temps pour prendre possession des trois catamarans que les animateurs remorquent au large de Port-Joinville ; le vent d’ouest les ramènera au Centre quoi qu’il arrive. Elsa et Louise sont déjà bien loin et semblent bien décidées à se passer de nous ; quant aux trois grands, qu’ils continuent à filer ainsi, vent arrière, en direction du levant ; mais qu’ils apprennent qu’il leur faudra désormais, s’ils souhaitent qu’on les nourrisse encore, tirer de sérieux bords pour remonter le vent jusqu’à la maison. J’essaie, sans le succès escompté, de photographier des papillons jaune-orange qui butinent les immortelles.
Disons qu’on s’est un peu simplifié la vie, Zoé et moi, en achetant trois poulets sortis du grill, des pommes-de-terre frites congelées et des tomates de toutes les couleurs, qu’il a suffi respectivement de glisser au four et d’émincer en rondelles. On repart au port pour le dessert, à la queue-leu-leu, sans Oscar auquel on a confié les clés de la maison ; file indienne à nouveau chez Tatie Bichon pour une gaufre ou une glace, cortège enfin conduit par le porte-enseigne de la fanfare de Saint-Hilaire, caisses claires, trompettes et clairons qui ouvrent les festivités du 14 juillet.
On rentre après un beau et interminable feu d’artifice, laissant derrière nous, au pub de l’Escadrlle et sur la place du port, des restes de rock 'n' roll et les flonflons d’un bal musette, pédalant dans la nuit noire balayée par les lueurs drapées du grand phare.

Jean Prod’hom

La plage des Sabias

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Cher Pierre,
Les goélands, leur nombre, leurs yeux, leurs cris, la tache de sang sur leur bec effraient, j’appuie sur les pédales, le sentier de la pointe du Châtelet au Vieux Château est étroit, des bancs de brume se prennent à la lande.

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Le calme revient au port de la Meule, un retraité lève l’ancre ; la Gazelle repose sur le flanc, plus haut sur l’estran. Je rentre par Saint-Sauveur, l’église est fermée ; sur la place, les exposants mettent à l’abri les étals qu’ils n’ont pas eu le courage de plier hier. Depuis que je suis parti ce matin à 6 heures, plusieurs dizaines de lapins, surpris dans les jardinets des maisons des vacanciers traversent la route en coup de vent et disparaissent dans les ronciers épais ou sur la dune.
Bois un café et mange un pain au chocolat à l’Equateur, il est 8 heures ; les jeunes tenanciers des bars de Port-Joinville préparent leur terrasse, embarqués pour l’heure dans la même histoire ; ils sourient, plaisantent avant de redevenir des rivaux ; les clients sont encore rares, on devine qu’il en ira autrement tout à l’heure ; à l’Equateur le wifi est libre, je relève mon courrier. M’arrête au cimetière en remontant ; avec leur hautes croix blanches, on dirait un port de plaisance bondé, mais ici pas d’accastillage, pas de souplesse, la mer est de terre ; les tombes s’enlisent, quelques-unes se déchaussent, d’autres se brisent ; les vagues sont comme des statues de sel ; des jarres à anse, en plastique bleu, sont suspendues à des crochets en trois endroits du cimetière. Me demande bien ce qu’est venu faire Pacifique Ricolleau dans ce bazar
Oscar devra s’y faire, sanglé de près dans le charriot fixé à l’arrière du vélo de Sandra, surveillé par Louise qui les suit. On se rend au Casino faire quelques course ; je monte à Notre-Dame-du-Port d’où j’entends les grandes orgues s’ajouter aux dunes pour contenir l’océan.
Il y aura du va-et-vient toute la journée entre Port-Joinville, la plage des Sabias et Ker Borny ; il convient en effet, à douze, de s’accorder au plus vite sur la forme de l’île, de fixer quelques amers, se familiariser avec deux ou trois itinéraires, et pour certains, apprivoiser quelques noms propres.
Je crois voir, un peu avant minuit le bout de la préface qui m’a été demandée, je constate à ma stupeur que ce n’en est pas une.

Jean Prod’hom

Ker Borny

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Cher Pierre,
La ville de Poitiers, comme celle de Lübeck, entretient soigneusement les traces de son ancienne prospérité ; elle abrite aujourd’hui, comme la petite ville du Schleswig, des grappes d’étudiants qui peinent à se réveiller le matin ; pas un bruit dans la rue, on n’ouvre l’oeil qu’à 8 heures.

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La moquette de l’hôtel de l’Europe où l’on a passé la nuit donne une image assez juste de l’état de notre continent : les bords s’effilochent, le centre est usé jusqu’à la corde ; les dirigeants racontent à qui veut que les étoiles brillent encore, si bien que la grande brocante passe aux yeux du naïf pour un magasin d’antiquités, l’usure pour de la patine, le Mont-de-piété pour une banque.
Pendant que Sandra et les enfants font quelques courses au marché, je vais poster un colis pour Chamaret avant de faire une visite à Notre-Dame-la-Grande ; y fais la connaissance de saint Expedit à qui les étudiants, lorsqu’ils sont à la bourre, ont l’opportunité de demander un peu d’aide. Les ex-votos au pied du saint indiquent qu’ils sont nombreux à recourir, avec succès, aux services express de saint Expedit.
Ma foi aura montré ses limites entre Poitiers et Niort, on roule en accordéon ; mes prières ferventes n’ont en effet pas convaincu le patron de la circulation routière qui a placé sur l’autoroute deux ou trois chicanes. Nous arrivons à un peu plus de 15 heures à Fromentine. Sandra est arrêtée par la gendarmerie nationale entre le parking et le point d’embarcation, pour avoir roulé cinquante mètres sans ceinture de sécurité et avec Valérie au bout du fil. Elle écope d’un avertissement, ça aurait pu être pire.
La maison qu’on va occuper à douze – un chien, sept enfants et quatre adultes – est à l’intérieur des terres, tout près de la citadelle. Elle ressemble à ces maisons de style international qu’on rencontrait autrefois à Cos et à Ibiza, mais qui ont colonisé aujourd’hui les rives des mers et des océans du monde entier.

Jean Prod’hom

Monsieur Picassiette d’Eduardo Franzosini

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Cher Pierre,
Les cuisinistes posent ce matin les derniers éléments tandis qu’on charge la voiture, avec les variations d’humeur que provoque immanquablement ce type d’événement. Pour couronner le tout, la connexion téléphonique nous lâche, et avec elle l’internet. Il est un peu plus de 10 heures lorsqu’on s’en va.

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Une étude très superficielle des itinéraires jusqu’à Fromentine me fait pencher pour celui de Bourg-en-Bresse, Mâcon, Montluçon, Bourges, Tours, Angers et Nantes ; pas sûr que le GPS auquel je confesse mon choix me donne l'absolution. Il nous envoie finalement en pénitence au nord, par Orléans et Chartres, sans qu’on puisse réagir à temps si bien qu'on ne quitte pas l’autoroute de la journée. Je cherche des yeux la maison où vécut Raymond Isidore, je ne vois que l’ivraie que laissent les batteuses. Poursuis la lecture de la curieuse biographie (Monsieur Picassiette) que lui a consacrée, il y a exactement 20 ans, Edgardo Franzosini.
Les K nous ont dépassés un peu avant Genève, on ne les reverra pas avant demain, ils nous ont parlé de Poitiers alors qu’on songeait à la Loire, Tours et pourquoi pas Saint-Florent-le-Vieil. Total les K dorment à Tours et nous à Poitiers.
Je termine la lecture du Monsieur Picassiette, qui me rappelle le Saint Benoît Joseph Labre d’André Dhôtel ; j’en extrais ceci : ... pour comprendre pleinement un homme et son oeuvre, plutôt que d’en lire la biographie, il vaudrait toujours mieux en écrire une soi-même.

Jean Prod’hom


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Dans la place forte

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Cher Pierre,
Les deux heures passées à la bibliothèque, sitôt réveillé, me font croire un instant que je suis entré dans la place forte, et que cette préface à laquelle je travaille depuis deux jours pourrait être hors d’eau en fin de semaine ; c’est de l’intérieur alors que j’aurai à terminer la bâtisse, pièce par pièce, de telle manière qu’on puisse passer de l’une à l’autre, quel que soit l’itinéraire. Je souris à l’idée que, lorsque j’aurai terminé, personne ne pensera une seconde aux efforts qu’il m’aura fallu déployer pour que ces quelques pages atteignent, comme je l’espère, leur point d’équilibre.

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Michel jette un coup oeil aux travaux qui seront entrepris pendant que nous serons à l’île d’Yeu, c’est lui qui sera notre répondant auprès de l’assistante de l’architecte avec laquelle nous avons rendez-vous à 14 heures ; le peintre et le chauffagiste nous rejoignent. On traite des détails dans lesquels se cache le diable, tout le monde semble mettre de la bonne volonté.
Les filles ont fait leur sac, Arthur peint avec sa mère la porte d’entrée. Ce soir, Sandra, Louise, Lili et leur frère descendent au Stade olympique pour Athletissima, je feuillète les premiers numéros du Passé simple, tout nouveau mensuel romand d’histoire et d’archéologie que j’ai reçus hier par la poste, m’arrête aux éditoriaux ; j’y lis plusieurs choses : d’abord que l’homme est plus fort que la machine et le croisement mécanique des données informatiques ne remplacera jamais l’esprit de finesse. Que les croyances, en histoire comme ailleurs, ont la vie dure. Et enfin, que les récits de fondation des groupes sont pris en charge tout autant par ceux du dedans que par ceux du dehors.
Il est temps de faire mon sac.

Jean Prod’hom

Double opération de jardinage

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Je laisse Louise au parking d’où j’aperçois, en contrebas, une grande tablée autour de laquelle les douze fillettes du camp déjeunent. Au café où je fais une halte en rentrant, la conversation de hier matin continue, mais plus trace du suicidé de la veille qui semble avoir commencé à se faire une place viable dans leur mémoire.

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Double opération de jardinage, je fauche le verger et, pour la première fois cette année, le talus. M’attaque ensuite au fouillis dans lequel j’ai laissé cette satanée préface hier avant d’aller me coucher ; deux bonnes heures ce matin à faire des andins puis cinq ou six tas cet après-midi, avec l’impression que tout n’est pas perdu, mais bien loin encore de cet archipel auquel il me faudra bien enfin toucher.
M’accroche avec Arthur à propos du travail libre et du travail rémunéré, il ne comprend pas l’intérêt du premier ; quant au second, il doit être naturellement vite fait pour rapporter plus ; nos points de vue sur la question sont actuellement irréconciliables, il est préférable que je m’éloigne ; coaché par sa mère qui termine de ranger la véranda dont j’ai rendu hier soir l’accès possible, Arthur se lance finalement dans le rafraîchissement de la porte d’entrée.
On voit le bout des travaux et le temps a fraîchi, ce sont les deux bonnes nouvelles du jour. Et puis Louise a passé une belle journée à Thierrens, elle me raconte un peu en rentrant ce qu’elle a fait ; sa conception du travail est diamétralement opposée à celle de son frère.
Marinette nous invite à manger, dehors ; on assiste impuissants, dedans, à la défaite de Wawrinka contre Gasquet. On ressort avec une petite laine.

Jean Prod’hom

Ces artistes-là avancent par à-coups

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Les choses vont leur chemin, j’ai vu hier Yves et Anne-Hélène, je m’y fais bien ; ces artistes-là avancent par à-coups, s’enflamment, refroidissent, bondissent, se raidissent, bifurquent ; c’est ainsi, semble-t-il, qu’ils trouvent des équilibres.

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On se quitte d’accord sur les points suivants : dans la salle du fond, quatre ou cinq casses d’imprimerie (65 x 52) posées sur des chevalets, avec quatre ou cinq textes tirés de Tessons, grand format, sur les murs.
A l’entrée, des ensembles de cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène (format carte postale) avec, pour les accompagner cinq textes écrits pendant l’été, le tout installé sur cinq panneaux posés sur des chevalets. Aux murs, les tessons des hauts de casse fixés avec des « gommettes » ; un texte, grand format, au statut à définir ; et peut-être un ou deux extraits de Marges (le livre ou le site).
Seront mis en vente, à des prix raisonnables, les vingt-cinq photos et les cinq textes écrits pendant l'été, glissés dans une boîte fabriquée ad hoc, série limitée.
Ma tâche consistera donc, dans les jours qui viennent, à choisir les extraits de Tessons pour la salle du fond, ceux de Marges pour l’entrée ; à rédiger, d’ici fin août, les cinq textes qui accompagneront les cinq ensembles de cinq photos que m’enverront Anne-Hélène et Yves vendredi prochain ; et puis choisir les textes qui seront lus à Grignan.

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C’est finalement à 9 heures seulement que je conduis Louise à Thierrens, les participants au camp déjeunent à l’ombre d’un tilleul. Je fais une halte au retour sur une terrasse ; à la table voisine, trois paysans boivent un café, l’un s’en va mais un autre aussitôt le remplace ; ils parlent, parce qu’ils ne peuvent pas y croire, du suicide de l’un des leurs ; ils bégaient des questions, cherchent une explication, évoquent la lourdeur de leur tâche, les paiements directs, les sautes d’humeur de la météo qui mettent sur leurs épaules une pression qu’on n’imagine pas, c’est ainsi qu’ils se serrent les coudes.
On bat le colza à Valeyres, il est vert à Chavornay comme à Saint-Cierges ; idem à Chapelle ajoute celui qui en revient ; à force, chacun sait ce qui se passe chez ses voisins et les informations vont jusqu’au bout du canton. Ils se sentent ainsi moins seuls. Lorsque je m’en vais, ils ne parlent plus du mort, l’obligation de vivre a été plus forte ; non pas qu’il soit oublié, au contraire, c’est parce qu’ils laissent au disparu le temps de chercher et de trouver sa place dans leur mémoire, ça prendra du temps. Le soleil tape fort, les trois paysans semblent tous avoir été baptisés avec leur casquette vissée sur leur tête.
Je passe le reste de la journée à rassembler quelques idées pour une préface qui me semblait une partie de plaisir ; mal m’en a pris, je ne vois toujours pas quel fil saisir, et si même il en existe un. Repars donc pour Thierrens où je fais quelques courses, Gwenaëlle est contente du travail de Louise qui y retournera demain. Je fais réchauffer en rentrant des raviolis en boîte qu’Oscar renverse lorsque j’ai le dos tourné ; on mangera une tomate, une pomme, une carotte, un morceau de fromage, quelques gnocchis et le reste du taboulé.
Un vent frais s’est levé en soirée, Lili regarde Grand Galop dans sa chambre, on fait le petit tour ; Louise et Sandra dans le sens des aiguilles d’une montre, Arthur et moi dans l’autre sens ; on parvient à les convaincre, au milieu du chemin, de revenir sur leurs pas.

Jean Prod’hom





Descends à 17 heures à Treytorrens

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Cher Pierre,
Les ouvriers ont attaqué ce matin les parquets du séjour et de la salle à manger, les deux pièces s’éclaircissent soudain. L’architecte est en voyage de noces, ce n’est pas la meilleure des situations, sans compter que nous ne serons plus là pour suivre les travaux – qui ne seront pas terminés vendredi. Son assistante qui le remplace a peut-être quelque chose à démontrer ; si c’est le cas, on peut partir sans crainte.

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La bibliothèque est dans un désordre tel que je décide de monter mon ordinateur dans les combles. J’envoie à la revue qui m’en a fait la demande les 12 textes que Françoise a relus ; j’informe le responsable qu’ils devraient être assez indépendants pour se partager une page, j’ajoute lâchement qu’ils peuvent même être réduits à 11, 10, 9,… 2, 1 et même zéro.
Louise a besoin d’un pique-nique pour demain, elle va passer la journée avec Gwenaëlle à Thierrens ; on se rend à la COOP d’Oron, Lili nous accompagne. J’achète du taboulé  que je fais tremper et refroidir dans un mélange de tomates, d’huile d’olive, d’oignons, d’un peu de citron. Qu’on mange sous le hêtre à midi, c’est tout à fait convenable.
Arthur descend en début d’après-midi à vélo pour le lac, Sandra rédige dans le garage les commentaires de son livre de physique, Lili et Louise qui se sont affairées en silence dans leur chambre la convainquent d’aller à Bellerive. Quant à moi, je peine à reprendre la chantepleure là où je l’ai laissée hier, empaquète les 100 affichettes et les 300 cartons qu’il me faut envoyer à Grignan avant la fin de semaine. Descends à 17 heures à Treytorrens retrouver Anne-Hélène et Yves, on prend quelques décisions importantes dont il faut que je parle à Christine dès demain.

Jean Prod’hom

Chantepleure

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Cher Pierre,
La canicule n’a pas desserré les dents, je m’efforce de passer entre les gouttes, le matin à l’ouest dans la bibliothèque, l’après-midi à l’est dans le jardin.

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J’en ai terminé hier avec l’année scolaire 2014-2015, je reprends ce matin les 12 textes que je suis allé rechercher, il y a un mois, dans la fosse à bitume ; ils attendaient bien sagement, certains depuis plusieurs années ; il ne m’a pas été trop difficile de retrouver ce qui s’y jouait et de leur redonner ici et là un peu de la lumière et de l’ombre que je croyais y avoir mis. Françoise a accepté d’y jeter un coup d’oeil avant que je les fasse parvenir au responsable de la revue qui m’a contacté.
M’attelle ensuite à la seconde tâche que j’aimerais mettre en boîte avant de partir en famille, vendredi, pour l’Île d’Yeu. Elle me conduit à une représentation datant du premier quart du XIVème siècle, on y voit un jardin qui chante ; il pourrait être celui d’Anne de Graville et Pierre de Balsac dans l’Aveyron, encadré par deux rangées d’arbres ; la main de la fortune tient une chantepleure qui répand son contenu sur les plantations. On peut lire la devise suivante :  Musas natura, lacrymas fortuna, qu’on pourrait traduire par : Les arts, naturellement, mais pas sans larmes, ça ne m’avance guère.
L’auteur de l’article – wiktionary – sur chantepleure renvoie au texte de l’évangile de Matthieu qui remet un peu de jeu et d’asymétrie dans cette affaire : Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer : Je ne connais point cet homme. Et aussitôt le coq chanta. Et Pierre se souvint de la parole de Jésus, qui lui avait dit : Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. Et, étant sorti, il pleura amèrement.
J’ai encore bien à faire mais je m’arrête là ; on part en famille à Froideville nous doucher et manger.

Jean Prod’hom

Incorrigiblement tourné vers le bonheur

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Cher Pierre,
La canicule a ceci de bon qu’’elle oblige à nous coucher tard et à nous réveiller tôt, si bien que les jours s’allongent sans qu’on le veuille vraiment. Je rédige, sitôt levé, l’e compte-rendu de la course de trial qui a eu lieu le week-end passé sur les rives du lac de Zurich, en utilisant les notes que m’a fait parvenir Jean-Daniel ; redistribue ce qui s’est entassé depuis quelques semaines dans la bibliothèque, bois un café. Anne-Hélène me téléphone, elle est mal en point, c’est le soleil, on se verra lundi prochain seulement, à 5 heures au Bugnon.

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J’’en profite pour descendre au milieu de la matinée à la mine, mettre un peu d’’ordre dans mes affaires, vider quelques armoires, en extraire ce qui ira à la benne ; l’’idée est simple, quitter dans deux ans ma charmante prison les mains dans les poches, discrètement, léger, avec un stylo peut-être, et le livre que je serai en train de lire ; j’ai du travail, certaines armoires sont encore pleines de choses dont j’ai à me séparer.
Je mets à la poubelle des rouleaux de scotch, une cargaison de trombones que je n’utilise plus depuis des années, des boîtes de punaises dont plus personne ne voit l’emploi ; je récupère, à l’inverse, un paquet d’élastiques que j’ai gardé au fond d’un tiroir, au cas où, qui me serviront à maintenir roulées les affichettes de Grignan que je compte distribuer ici ou là.  
Je place dans une boîte l’’indispensable : un tube de colle, une paire de ciseaux, une agrafeuse, un taille-crayon, une machine à calculer, une équerre que j’utilise en début d’’année, quelques stylos et quelques crayons ; en déplace une autre qui contient quelques objets que je n’’ai guère utilisés mais qui ne m’’ont jamais lâché. Ils ont été comme des promesses, ou des idées régulatrices : deux clochettes qui tintent à un demi-ton près, un cadenas avec sa clé, cinq dés à jouer taillés dans de l’épicéa, un sablier.
Je réunis en haut d’’une étagère une poignée de livres que je souhaite ouvrir une dernière fois dans le cadre scolaire ; il y a Claude Gueux, Un peu plus loin sur la droite de Fred Vargas, Derborence, quelques Maigret, le Christophe Colomb de Jules Verne, le Pourquoi tu veux que ça rime d'Odile Cornuz, Le Grand Meaulnes, le Double assasinat dans la rue Morgue, Le Crispougne de Daniel Thibon, De ma lucarne et Contre l'oubli d'Henri Calet, le C.V. de Dieu de Jean-Louis Fournier, Je ne veux plus aller à l'école de Claude Klotz. D’autres, je le crains, les rejoindront au cours de l’été.
Il est quatre heures lorsque je quitte la classe, m’arrête à la Dubarde, y dépose le livret scolaire de S. qui n’est pas à la maison. Raymond m’invite à boire un verre de rosé ; on parle de la mine des Roches, des travaux qu’il y a réalisés, de ses petits-enfants, de l’abbaye qui se déroule au Châtaignier, de l’école, de l’ancienne laiterie.
il est un peu plus de 18 heures lorsque j’arrive au Riau, on mange un peu de fromage, quelques abricots, des fraises. Je relis avant de me coucher les très belles pages que Jean-Christophe Bailly consacre aux jardins ouvriers dans Le Dépaysement. Admirable écriture, celle d’un homme incorrigiblement tourné vers le bonheur.

Jean Prod’hom

Travaille, creuse, orpaille

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Cher Pierre,
L’engagement des élèves et l’écureuil qui sommeille en chacun d’eux auront eu raison de mes prévisions ; on ramène le pactole de Naples. J’écris un mot aux parents, y joins des photos de classe et la somme qui leur revient. A eux la répartition de celle-ci selon leur conception de la justice distributive.

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Il y a le feu dans l’aula et aucun air ne s’invite par les portes grand ouvertes, chacun agite son éventail ou le programme ; belle cérémonie cependant, avec deux points d’orgue : la lecture faite par le directeur de Tu es plus belle que le ciel et la mer. Je ne suis pas loin de penser avec Cendrars qu’il faut parfois dégager. Et c’est en souriant que je remets à chacun de ceux que j’ai accompagnés depuis trois ans le viatique qui les rend à la liberté. Va-t’en ! Regarde mais surtout dégage !

II y a l’air il y a le vent
Les montagnes l’eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Travaille, creuse, orpaille ; fais ton pain, mais surtout fais ton lit et dégage ! Quitte ce maître dont tu ne tireras rien ! File ! Il y a tant de choses en-dehors des murs de cette prison, regarde, descends dans le puis, monte sur les cimes.

Et puis, second point d’orgue de cette cérémonie, le coup double de Samuel qui reçoit son certificat, mais aussi le prix que le conseil de classe a décidé de lui remettre pour l’ensemble de son parcours.
Les civilités ne sont pas mon fort, je n’y coupe pourtant pas. On se retrouve tous, enseignants, élèves et parents dans la cour devant le réfectoire, on parle de certaines choses, on en tait d’autres, on sourit parfois.

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Madeline a essayé de m’atteindre depuis quelques jours par téléphone, sans succès ; elle décide de faire un saut au Riau. On passe un délicieux moment sous le foyard et le chêne qui mélangent leurs branches au fond du jardin. On parle de maman, de leur cercle de lecture, de quelques livres. On prend rendez vous pour le 24 septembre ; je rejoindrai leur groupe à Peney, dans la fermette que Madeleine occupe en été depuis 1969, seule depuis que son mari est décédé. Je me réjouis.

Jean Prod’hom

Sois un peu fou mais ne perds pas de vue la raison

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Cher Pierre,
Lorsque je remonte ce matin au Riau pour mettre la main sur les photos que je ne retrouve plus au Mont, les échafaudages de la maison ont été escamotés et le pignon a fière allure ; Sandra a fait du bon travail, c’est elle qui a choisi et pris les décisions qu’il fallait prendre.

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Je la retrouve toute pimpante devant la salle de la Douane à Moudon où se déroulent les promotions, le mousse en finit aujourd’hui avec l’école obligatoire. Cette officialité n’intéresse ni Lili ni Louise qui font bande à part : elles ont préféré participer au cortège de leur école à Mézières.
J’ai trouvé ces derniers jours le mousse lumineux, sur le point d’accepter pour toujours que sa tête repose sur ses propres épaules. On va manger à Servion pour fêter l’événement, il boit une bière et un verre de vin, mange comme un ogre, rempli de sollicitude pour Louise et Lili qui le regardent avec une mystérieuse admiration.
Sandra, avant de rentrer au Riau, le conduit à Peney où une fête est organisée ; nous ne le reverrons certainement pas avant demain. Je m’inquiète un peu, bien conscient pourtant de la nature de ce double bind : vouloir que notre fils soit assez prudent pour ne pas succomber à la folie des groupes et à leurs égarements. Souhaiter tout de même qu’il se montre ouvert aux aventures qui se présenteront et lui permettront de goûter à l’inédit. Sois un peu fou mais ne perds pas de vue la raison, j’entends la double injonction par laquelle chacun de nous est invité à réaliser l’impossible.
Louise prend goût à la vie de sauvage, déroule un sac de couchage dans le jardin, elle s’y glisse pour la nuit ; Lili dort dans sa chambre, comme un ange.

Jean Prod’hom

Le train ne nous attendra pas

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Cher Pierre,
On a déjeuné et fait les rangements, Micheline est très émue lorsqu’on s’en va, Bernard aussi mais il ne le montre pas ; on descend sur le macadam avant de trouver le sentier qui longe la Baumine. Il faut se hâter, le train ne nous attendra pas.

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C’est le père d’une élève qui me ramène au Mont où je travaille d’arrache-pied tout l’après-midi. Les comptabilités des camps à Naples et dans le Jura sont prêtes à 5 heures, je repars pour Baulmes et les Combettes. Mais le berger et la bergère ne sont pas rentrés de Bioley-Magnoux où ils ont pirouetté et engrangé, avec leur fils, des balles de foin.
Je laisse un mot et une boite de chocolats sur la table en-bas des escaliers, Cannelle aboie ; Micheline et Bernard me font penser à Philémon et Baucis. Fais une halte chez A qui habite cette petite ville du pied du Jura, on y vivrait bien. Je rentre ensuite au Riau, les cartons d’invitation de Grignan sont arrivés. Yves et Anne-Hélène m’attendent au Bugnon samedi matin.

Jean Prod’hom

Les dessus de Baulmes

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Cher Pierre,
La canicule s’est installée en plaine ; elle menace en altitude celui qui n’aurait pas pris les devants en aménageant, sous un sapin blanc ou un épicéa, un abri de fortune. Certains jours le soleil est trop fort, seules l’eau des ruisseaux et l’ombre des bois résistent.

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Je remonte en surface à 5 heures 30, la nuit venue des montagnes par la fenêtre grand ouverte m’a lavé ; je laisse la dureté du plancher et la paillasse vide, salue les veaux qui me suivent jusqu’à l’angle de l’enclos ; je continue seul sur le chemin qui monte en pente douce de l’autre côté de la combe, avant de faire une conversion et de m’offrir d’un coup l’horizon, de Rorschach à la pointe d’Yvoire, avec derrière les Préalpes et les Alpes qui font cause commune, ne laissant à l’oeil que le tracé d’une découpe à laquelle le manque de périodicité donne son charme et qui nous ressemble.
A mes pieds, à la lisière où je m’assieds, des scabieuses et des centaurées, quelques fraises et des campanules,
Le pays de Vaud est en morceaux carrés ou rectangles, couleur de terre, vert tendre, seigle ou orge, immobilisés par le remaniement parcellaire mais que les longues courbes d’anciens tracés ressuscitent.
Les roulottes des jeunesses du canton font du pointillisme entre Valeyres-sous-Rances et Orbe, c’est dès mercredi le giron du nord. Les bois dérobent à l’oeil les ravins creusés par les rivières qui descendent du Jura avec leur secret. Témoins de ce qu’on a oublié, des haies, des sections de haie, des bosquets, des arbres solitaires. Je vous détrompe, ce n’est pas une carte postale, on est dedans.
Belle fin de matinée avec Joël qui nous fait voir les géants dont il est le gardien, sapins blancs et épicéas, foyards. Il nous raconte ce qu’on voit pour la première fois ; on reviendra pour voir ce qu’on n’avait jamais vu.

Jean Prod’hom

La Combette

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Cher Pierre,
Dernière mission cette année, faire voir aux petits de 9ème l’existence, même lointaine, d’une possibilité, celle de vivre à 1200 mètres d’altitude, dans un chalet d’alpage, sans réseau et sans électricité, presque nus, avec des lapins, un chien, des veaux, des génisses et des bergers.

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Les ornières du chemin que l’on suit de Trois-Villes à l’alpage des Naz n’ont pas eu le loisir de se faire un lit très profond, peu de circulation ; mais des fraises sur le talus, chaudes et douces comme un baiser, pas assez nombreuses cependant pour remplir le creux de la main et combler nos gourmandises.
Il nous faudra deux grosses heures de marche et un pique-nique, chacun cherche un peu d’ombre, pour croiser le premier troupeau de vaches.
Micheline et Bernard, qui font la saison à l’alpage de la Combette, nous accueillent avec un grand sourire ; du monde ils n’en voient guère depuis un mois. Leur fils a repris le domaine de Bioley-Magnoux, à lui maintenant de faire ses expériences à l’abri du regard des aïeux. Et puis ça fait des lustres que Micheline et Bernard souhaitent vivre au rythme des bergers et des bergères. La bergère a placardé un mot de bienvenue et placé, à son pied, une gerbera dans une bouteille, souvenir du mariage de son fils.
La pauvreté des moyens, l’étendue des pâturages et du ciel, la gentillesse de nos hôtes, les heures qui zigzaguent en tous sens, les portes qu’on ne ferme pas, la rareté des règles, le désir des hommes et des bêtes de persévérer, tout concourt à plonger les gamins dans une espèce d’euphorie qui les conduit à concevoir des jeux sans queue ni tête, des courses sans vainqueurs ni vaincus, et on se plaît à imaginer l’un d’eux lisant Alice au pays des merveilles, tandis qu’un ballon roulerait en bas la montagne, que des voix traverseraient la combette et que des friandises tomberaient du ciel.
Sandra nous livre les provisions et les sacs de couchage au milieu de l’après-midi, Joël vient aux nouvelles. Un chamois broute au-dessus du chemin qui mène à la Côtelette, on boit un verre. Le soleil finit par descendre derrière l’Aiguillon mais traîne de l’autre côté, et claire les sapins tout en-haut de l’arête qui conduit au Suchet, d’où, lorsque la nuit se sera établie, la lune se lèvera.
Les enfants auront cessé, je l’espère, de s’accrocher au jour et le tintinebulement des cloches, tantôt ici tantôt là, rappelleront la présence invisible de ce qui ne se dit pas, auquel nous faisons tous une énigmatique et mystérieuse confiance.

Jean Prod’hom

L'UBS Kids Cup

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Cher Pierre,
Impossible de rester sous les couettes, par solidarité peut-être ; en effet, Sandra et Louise sont en route depuis 7 heures déjà, elles sont allées à Oron donner un coup de main aux organisateurs de la finale vaudoise de l’UBS Kids Cup. Je me lève donc, allégé de Naples, délesté du poids des responsabilités, comme reposé. Restent cependant quelques tâches qui me rebutent et dont il indispensable que je me débarrasse méthodiquement. Je m’y attelle. Je termine aussi la rédaction des notes laissées en plan hier, fais mon sac pour Baulmes. J'ai reçu hier les affichettes pour Grignan, sans les cartons, j’envoie quelques mails.

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Le soleil tombe de haut à Oron, mais tout droit et brûlant, je m'en veux de ne pas avoir pensé à un couvre-chef. Lili participe à cette finale sans grand entrain, réjouie toutefois de remettre un bouquet de fleurs à Léa Sprunger, un peu moins certainement de serrer la main de notre ramoneur, syndic d'Oron, celui à qui j'avais téléphoné il y a quelques années, effrayé par le feu qui sortait de notre cheminée, et qui m’avait répondu : Pas de risque, laissez-le brûler !
Llil s'échauffe sous la direction de Léa Sprunger, puis saute, lance et court, le plus loin et le plus vite possible. Je rentre au Riau lorsqu’elle en a terminé, tandis que Sandra et Louise terminent ce qu'elles ont commencé : la première note les résultat que la seconde lui transmet après avoir mesuré la longueur des sauts de chaque concurrent.
Lucette et Michel nous ont invités à mettre les pieds sous la table, ce n'est pas de refus. Si cette fin d’année nous a mis sur les genoux, elle ne nous a cependant pas coupé l’appétit.

Jean Prod’hom

Tout se sera passé au mieux

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Cher Pierre,
La ville se réveille à peine lorsque nous rejoignons, à 6 heures, la place Garibaldi ; l’Alibus nous emmène à Capodichino. L’embarquement se fait sans douleur, je traverse le ciel avec les élèves à tribord et la mer à babord, les gamins s’endorment, tout se sera passé au mieux.

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Avant de quitter François et Sylviane qui m’ont fait l’amitié de nous accompagner, – et combien le métier du premier m’aura été précieux –, six élèves chantent des remerciements improvisés entre Genève et Morges. Comment ne pas fondre ?

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Je remonte au Riau, Sandra et les enfants ont le sourire, la journée balade-galop a ravi les filles. Sandra a dû montrer à l’architecte qui était le maître-d’oeuvre ; quant à Arthur, il me raconte qu’il est rentré l’autre jour d’Ogens au petit matin, avec son copain de Ropraz, à pied ; il leur aura fallu près de quatre heures. Comment ne pas fondre une seconde fois
Je vais faire une sieste au milieu des gravats, avant de mettre à jour les maigres notes que j’ai prises lors de ce séjour à Naples. Attachées à un mail que m’envoie Claude, la couverture et la quatrième, tout est prêt, l'impression va démarrer sous peu, les exemplaires seront prêts pour Grignan.

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Jean Prod’hom

Largo Banchi Nuovi

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Cher Pierre,
Le métro sort de terre après avoir passé le Pausilippe, la mer apparaît alors entre les HLM, parfois le cap Misène et le vieux bourg de Procida, le sommet des collines d’Ischia. Toujours le bleu du ciel. Pouzzoles ne ressemble à rien, on monte jusqu'à la Solfatare ; la Grande Bocca expire des exhalaisons qui indisposent les plus délicats, le grand bourbier est vide de fange ; des portes des étuves du purgatoire et de l'enfer s'échappe le souffle du diable. Un guide de Pouzzoles, croisé au guichet du site, ne croit guère au plan d’évacuation, mais il ajoute qu’il ne vivrait pour rien au monde dans nos montagnes.

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L'épicière qui fournit la buvette me propose un pannino à la carte, un bello pannino, bello ma non a balla, ajoute-t-elle. Il a en effet belle allure mais pas que, j’en témoigne. On rentre en ville par le même chemin.
Le musée archéologique est fidèle à lui-même, comme les Napolitains : les fenêtres sont restées ouvertes, les gardiens n’ont pas quitté le fauteuil dans lequel ils somnolaient il y a une année; seuls les deux athlètes de la maison des papyrus ont fait faux bond, ils sont à Milan ou à Vancouver. Les gamins traversent les salles au pas de charge, s’étonnent au passage de la taille des abacules ; les peintures de Pompéi laissent ce sentiment étrange que, si les hommes du 1er siècle représentaient et se représentaient les choses un peu comme nous, ils le faisaient avec une profondeur un peu différente, moins technique, moins raisonnable, moins systématique, donnant aux choses et aux êtres un corps, une peau, une vie que nos calculs et nos chambres obscures ont raboté.
Les gamins vont faire quelques achats, je retrouve un peu de liberté. Piazza Bellini, une trentaine de personnes tournent une scène d’une comédie intitulée Vita cuore battito. Une heure de cris, de regards noirs, de discussions, de reproches, pour la mise en boîte d’une quinzaine de secondes ; pas de place pour le hasard et les circonstances dans ce cinéma-là ; on se réjouit de son autre orientation, car au fond le cinéma c'est ça, disait Godard, il suffit de filmer des gens libres.
A Santa Chiara, Michèle épouse Francesco ; j’assiste à la cérémonie avec, à mes côtés, Ludovico da Casoria, mathématicien et physicien, préoccupé par la pauvreté, créateur de revues, de congrégations, béatifié en 1993, sanctifié l'année dernière ; à bien regarder son visage, je comprends pourquoi certains ont tout donné pour le suivre.
Sur la place Bellini, ça s’agite encore, mais l’équipe n’a pas avancé d'un pouce ; je les quitte fatigué, fatigué à l’idée de ce qu’il leur reste à faire, sans même oser imaginer quoi et pourquoi. L'écriture a ceci de particulier qu'elle n'use de rien ; tout est si lourd en dehors d'elle, hormis marcher. L’atelier des deux frères Lebro est fermé, leurs voisins de palier me confient qu’ils ont bien vieilli.
Des élèves ont réservé des tables au sud de Santa Chiara, pour un repas qui conclut leurs onze ans d’école obligatoire. En remontant à l’hôtel, nous nous arrêtons sur le Largo Banchi Nuovi pour une fête imprévue, rythmée par des voix, une guitare, des castagnettes et des tambourins. On regroupe les sacs à dos dans un coin de la place, les gamins se lancent à l’eau, accueillis à bras ouvert par les Napolitains ; danser la tarentelle, ils ne pouvaient espérer meilleure fin.

Jean Prod’hom


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Procida

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Cher Pierre,
Diane à 6 heures 30, déjeuner, métro ; embarquement à Beverello ; on longe le golfe de Naples jusqu’au cap Misène avant de lâcher le continent et mettre le pied, à deux pas seulement, sur l’île de Procida.

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On monte par petits groupes au sommet du bourg médiéval ; visite de l’abbaye de Saint-Michel l’Archange, lequel a sauvé l’île des Sarrasins : une dizaine d’ex-votos sont accrochés dans le couloir qui mène à la salle de la confrérie ; on s’installe dans les stalles de bois vernis, embellies par les ans ; de vieux cercueils ont échoué dans la pièce ; on aperçoit d’autres barques par la fenêtre ouverte, avec le bleu de la mer qui se confond avec celui du ciel, une rumeur. Les Bénédictins avaient décidément bon goût.

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C’est dans le petit port de pêche de Corricella, blanchi par le soleil, retouché par les couleurs pastel des barques qu’on mange. Baignade ensuite sur la plage qui jouxte le port, la Chiaia, ambiance bon enfant, je ramasse quelques tessons, les gamins m’en amènent, Samuel m’en offre une poignée.
On retrouve en soirée au Gambrinus notre guide pour une visite extraordinaire des citernes et des cuniculi creusés sous les quartiers espagnols, aqueduc assurant la distribution de l’eau jusqu’à l’extrémité de la baie, aux locataires des palais du centre comme à la soldatesque rangée à Misène.
Ces galeries remplies d’eau, dont le tuf récupéré a permis d’ajouter de étages aux immeubles et aux palais, cloaques dès la fin du XIXème siècle, ont été réaffectées pendant la seconde guerre mondiale. Abris anti-aériens où se réfugiaient les Napolitains, que les Américains ont arrosés de bombes jusqu’en automne 1943.
Il est plus de minuit lorsqu’on sort du souterrain, les Napolitains n’ont pas sommeil, ils sont nombreux à prolonger la journée.
Sur le Corso Umberto I, ce ne sont pas des érables qui rythment la longue avenue, mais des grappes de jeunes filles en fleurs qui tentent de boucler leur fin de mois ; elles se retirent au passage des gamins qu’on ; ce n’est pas, semblent-elles dire, misère de misère, un travail à faire. Je crains que leur corps et leur visage ne vieillissent trop vite.

Jean Prod’hom


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San Gennaro

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Cher Pierre,
Une dame passe une serpillère dans la chapelle de San Gennaro ; plus tard, dit-elle, revenez plus tard. Mais nous ne verrons pas les ampoules du sang du saint, l’ostensoir qui les contient est bien caché à l’arrière de l’autel, il faudra revenir le 19 septembre, ou à Noël, ou à la mi-mai.

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C’est à un autre miracle que nous sommes conviés, un prêtre se glisse en effet dans la crypte de San Gennaro ; je m’empresse de le suivre avec les 8 gamins qui m’accompagnent ce matin.
Une dizaine de fidèles sont là, dix grosses minutes vont suffire, tout y est : pénitence et absolution, lectures de l’ancien et du nouveau testament, alléluia ; assis, debout, assis, à genoux, debout  ; les quelques mots d’explication du prêtre n’entament pourtant pas le mystère ; prière pour les affligés, les Napolitains, les hommes du monde entier ; sanctus sanctus, consécration du pain et du vin, voici mon corps, voici mon sang, tempête et transsubstantiation. Souvenez-vous du jeudi saint, des morts et des vivants, intercédez pour les âmes du purgatoire, offrez-nous vos grâces, vous qui avez associé à la passion de votre fils l’évêque et martyr de Bénévent. Le prêtre rompt alors le pain, communion et bénédiction, avant de nous envoyer paître : allez en mission. Personne n’a rien vu venir, le miracle a eu lieu, bien plus difficile certainement à réaliser que la liquéfaction du sang de San Gennaro.
On a pris un peu de retard, nul ne saurait dire sur quoi ; longue halte pourtant à la chapelle de Sansevero, le Christ de Sammartino respire sous son suaire de marbre ; alternance des perceptions, hallucinations : est-ce le suaire qui frémit ou le corps dessous qui respire, ce ne saurait être les deux ensemble.

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On se retrouve tous au marché de la Pignasecca, sous Montesanto, avant de prendre le métro linea 1 pour la gare centrale ; la Vesuviana nous conduit jusqu’à Sorrente où l’on passe l’après-midi dans la mer, dans un petit pré carré que les privés ont bien voulu laisser à ceux qui pensent que la terre, le ciel et la mer appartiennent à tout le monde. Avec de l’eau jusqu’à la taille, sans bouger, laissant à la mer le temps de faire passer un peu de sa fraîcheur au-delà de notre peau, dans ce qui pourrait bien être notre coeur.

Jean Prod’hom

Le Vésuve mousse du jaune des genêts

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Cher Pierre,
Les Napolitains se satisfont d’une informatique de la première heure ; ainsi les 112 billets que je commande ce matin au guichet de la gare Giuseppe Garibaldi sortent un à un du capot d’une imprimante, que l'employé soulève de temps en temps pour souffler sur le ruban ; il me faudra une bonne heure pour les obtenir. Ces manières de faire ne rebutent pas ce peuple d’artisans, de maçons, d’épiciers, ce peuple de marchands de tripes et de fripes ; ça leur réussit même assez bien, à preuve le train de 10 heures 11 pour Sorrente, bourré jusqu’à la gueule.

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On descend de la Vesuviana à Ercolano scavi. Ici, ce n'est pas comme dans le centre historique de Naples, les morceaux d'histoire ne s'empilent pas, ni ne se plissent, ils ne se chevauchent pas non plus ; à Herculanum, les ruines anciennes côtoient les ruines du jour, bord à bord ; impossible de concevoir les unes sans les autres. On s’étonne alors de la passion excessive des hommes pour les premières et de leur désintérêt inexpliqué pour les secondes.
Le Vésuve mousse du jaune des genêts et du rose de fleurs cousines des adénostyles ; quelques bourses de silène rampent à la hauteur du trèfle ; au bord du chemin, des cirses et des papillons. Lorsque le Vésuve s’est mis en colère en 79, les habitants d’Herculanum ont voulu fuir, on en voit aujourd’hui quelques-uns à la devanture de leurs magasins qui donnaient autrefois sur le front de mer, squelettes figés, dégagés par une mission archéologique américaine à la fin du siècle passé de la vague de lave qui les avait submergés. C’est subitement le passé qui côtoie le présent bord à bord, et qui devient tout entier la veille.
On remonte à pied jusqu’à la gare d’Ercolano ; la Vesuviana offre quelques places assises aux plus habiles d’entre nous, soulagés de nous retrouver, après une grosse journée livrés aux ardeurs du soleil, dans le hall climatisé de notre hôtel.

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Jean Prod’hom

Ecrire c’est encore marcher

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Cher Pierre,
Même si écrire c’est encore marcher, j’ai bien trop battu le pavé pour avoir la force de jouer du clavier ; l’énergie dépensée à garder un oeil sur les vingt-quatre adolescents que j’accompagne cette semaine à Naples n’y est pas pour rien.

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Nous avons suivi l’itinéraire proposé par trois d’entre eux, du Corso Umberto I jusqu’à Spaccanapoli, enchaîné les zigzags sur le damier du Decumanus inférieur jusqu’à la rue de Tolède, traversé les quartiers espagnols avant de prendre le funiculaire central pour le Vomero, jusqu’à la place Fuga où l’on a mangé, au Trianon la pizza simplissime des premiers temps : tomate, mozzarelle et origan.
Les plus courageux sont redescendus dans la nuit, de l’esplanade de la Chartreuse jusqu’à la rue de Tolède, dans la nuit, bris de verre et basalte de piperne. Retour à minuit, tout va trop vite, les gamins sont pressés, sans jamais lever les yeux du côté des balcons, ou les plonger dans les arrière-cours qui abritent d’extraordinaires palais antiques.
Ecrire c’est encore marcher, je m’arrête avant l’épuisement ; chacun reçoit au réveil son quota d’énergie qu’il est tenu de ménager en certaines circonstances ; il est plus d’une heure et le réveil réglé sur 6 heures ; j’aurai ainsi demain les mains libres, avant le réveil des gamins, j’achèterai les billets pour Herculanum et Sorrente, boirai un café sur une terrasse tandis que le jour se mettra en place.Toujours la même leçon, compter sur ces propres forces.
J’apprends qu’un incendie s’est déclaré dans la gare de de Lausanne en début d’après-midi, immobilisant tous les trains, peu après que le nôtre nous emmène à l’aéroport de Cointrin. On a passé à côté du situation fâcheuse, très fâcheuse, mais du bon côté.

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Jean Prod’hom

La Chartreuse de San Martino

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Cher Pierre,
Nous sortirons à 16 heures du hall central de Naples-Capodichino, une bouffée de chaleur incompressible nous fera suffoquer; la lumière blanche, poudreuse, d’un seul tenant nous aveuglera. Certains voudront certainement rebrousser chemin, trop tard ; l’Alibus jusqu’à la piazza Garibaldi les raisonnera. Chacun tirera sa valise sur le corso Umberto I, un peu étonné, de la circulation, du bruit, du désordre apparent, jusqu’au numéro 377, à côté du bar Louis. Nous déposerons nos valises dans nos chambres avant de rejoindre un peu plus tard la Forcella ; on suivra la saignée jusqu’à la place Gesù Nuovo. Le funiculaire nous conduira sur l’esplanade de la Chartreuse de San Martino, on verra le damier des toits de la ville et l’insensée partie de ses habitants, la mer et tout le bassin méditerranéen, d’Athènes et Jérusalem déjà dans la nuit. On verra après.

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J’ai traversé en fin de matinée le Gros-de-Vaud, jusqu’à Orbe où j’ai longuement cherché une place de parc et acheté un gâteau à la crème chez Guignard ; j’ai mangé à Chavornay, chez un collège qui quitte l’établissement scolaire du Mont-sur-Lausanne, avec des collègues qui y restent. Nous sommes allés nous doucher en famille à Froideville, puis mangé à Servion ; j’ai fait ma valise en rentrant.
Dominique de Rivaz m’avait parlé, lorsqu’on s’est rencontrés il y a quelques jours –  c’était la première fois – d’un ouvrage de Giulia Enders paru chez Actes Sud, Le Charme discret de l’intestin ; c’est un des deux coups de coeur de la chronique qu’elle tient dans le Nouvelliste ; l’autre me réjouit tout particulièrement, elle écrit : petits morceaux de céramique digérés puis rendus par la mer..., à glisser dans sa poche et son coeur.
Bel été à toi, Dominique. Et à toi, Pierre.

Jean Prod’hom

Môtiers 2015

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Cher Pierre,
Louise a été réquisitionnée ce matin par les responsables de l’école de musique d’Oron pour présenter aux tout petits ce qu’on peut faire de ses deux mains et d’une guitare. On en profite, Sandra et moi, pour aller boire un café et lire le journal au tea-room. Louise revient enchantée, on remonte au Riau avec des croissants.

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Il y a fête à Vufflens-le-Château, fête aussi à Môtiers. Sandra et les filles optent pour les dessus de Morges, moi pour les dessous de l’art en plein air et ses travers, Arthur reste à la maison.
J’emprunte la route de Peney, Bioley-Magnoux, Donneloye. Mais des travaux entre Cronay et Pomy me déroutent. Qu’importe, il fait beau. Orzens donc, Ursins, Valeyres-sur-Rances et Yverdon, puis Vuiteboeuf et Sainte-Croix. Tout s’assombrit de l’autre côté du col des Etroits, une bonne dizaine de kilomètres le long du ruisseau qui se jette dans l’Areuse. A Fleurier tout s’éclaire à nouveau, je me souviens de Buttes, je m’y étais rendu en camion à côté de Croc, dans le Saurer de chez Belet, mon père y travaillait. On disait Croc sans que je sache comment Croc s’écrivait, puisque je ne savais pas en ce temps-là que tout ce qui se dit peut s’écrire. Croc avait la mâchoire d’Erri de Luca et de mon grand-père maternel. Je devais avoir sept ou huit ans.
Rendez-vous à 14 heures 30 sous cantine, la fanfare précède les discours ; le dernier invite chacun à remonter la grande rue en cortège ; avec ses maisons basses, elle ressemble à celle du Landeron, à celle aussi de certaines petites villes du sud-ouest. Les amateurs d’art sont à l’affût, guettant les signes de l’intervention humaine, placards déchirés, ciel, images du ciel, reflets, indicateurs de direction, camion abandonné dans une gravière, poules dans un enclos dressé autour du cadavre d’une Peugeot, tombe creusée à la va-vite, Bied et lit du Bied, tertre élevé à la pelle carrée, souvenirs de Rousseau, portraits de Siciliens, quartier de poudingue transporté en hélicoptère du Lavaux, chemin vert, fers tordus, centrale électrique, tas de pierres, piquets de clôture, bois vieux et bois neufs, gamins buissonniers. Les amateurs cherchent le Graal en rangs serrés, sourient tout autant aux variétés que les artistes ont rendues visibles qu’à celle, invisible, que l’un d’eux a fait disparaître sous terre.

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Je rentre, les cloches sonnent à Fleurier, il est 18 heures ; je reviens par Baulmes, Chavornay, Vuarrens et Fey. Ce samedi chez les artistes a été comme un dimanche rempli de petits dieux : marcher, s’amuser, sourire, sourire de tout, mais ne pas se moquer pour autant de l’idée de clôture, ne pas franchir le pas, circonscrire le corps étranger.
Sortir des sentiers battus, oui, mais en les suivant scrupuleusement ; ce serait folie que de prendre quelque chose du dedans pour quelque chose du dehors. Bien distinguer les vrais nains de jardin, des faux barbecues, et vice-versa. Je le sais, chacun fait toujours de son mieux. Qu’il est difficile d’écrire ce qui s’est dit avant qu’on sache que ça peut s’écrire !

Jean Prod’hom

Ce livre va donc enfin sortir

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Cher Pierre,
La centralisation des données par les moyens informatiques donne aux utilisateurs de ceux-ci des garanties très relatives, si bien que je me lève à 4 heures du matin pour éviter les embouteillages sur le réseau. Ça fonctionne un bref instant, puis plus rien, je peste, finis par descendre au Mont où d’autres tâches m’attendent.

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Les responsables des services informatiques ont la fâcheuse tendance à faire croire à l’usager qu’il devrait être capable de manier cet outil, lui parlent comme à un attardé, quand bien même il aurait vu juste. La pièce de cinq centimes que je trouve dans la cour du collège, sous le soleil, me renvoie au vrai mystère.
On m’a demandé, il y a quelque temps, de quitter les deux classes dont j’ai été le responsable cette année et de déposer mes valises dans une troisième. Ce transfert, pénible, me permet de jeter encore à la benne un peu de l’inutile qui me suit depuis des années, mais aussi de me réjouir du paysage qui s’offre à l’ouest, du lac au Jura, jusqu’à la Praz, en passant par Montricher et la tache blanche de la Maison de l'Ecriture. Je crois deviner Mollens, Berolle et Bière sous le soleil ; un peu plus haut Gimel et Saint-Oyens. Il me reste deux ans pour cartographier le plateau et y voir un peu plus clair.
Le conseil de classe des grands est rapidement mis en boîte, on se retrouve quelques collègues, Sandra et moi au Central. On revient sur l’échange vif de la veille, à l’occasion du conseil de classe des petits, mais un homme s’effondre à la table d’à côté, les yeux révulsés ; celle qui pourrait être sa femme semble ne pas s’inquiéter, je lui donne un coup de main pour l’étendre sur le sol, elle lui lève les jambes, ce n’est pas grave, dit-elle, ça lui arrive parfois.

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Retour au collège pour des rangements, jusqu’à 15 heures 30. Romain passe la commande des cartons et des affichettes pour Grignan. Je remonte au Riau, le toit est terminé, les peintres ont avancé. Je fais cuire quelques pâtes, sors des miettes de thon et une boîte de pesto, pèle des pommes, des carottes et un concombre. On mange dehors.
Claude m’a envoyé la maquette des première et quatrième de couverture de Marges. La photo qu’il a choisie me plaît bien, les indications me concernant un peu moins, on les simplifie. Je demande à Claude d’ajouter en quatrième de couverture le nom de François Bon qui a rédigé la postface. Ce livre va donc enfin sortir.

Jean Prod’hom

Seule la loi affranchit de la loi

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Cher Pierre,
Dans les institutions qui vacillent en temps de paix, les employés les plus solides restent au rez, les bras au-dessus de la tête, chargés de soutenir le plafond qui se lézarde ; les moins courageux sont &agra