Cher Pierre

Gif | 31 août 2016

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Cher Jean,
J’étais devant l'ordinateur. Merci pour les nouvelles. Est-ce une consolation si je te confirme que plus à l'ouest et en plaine, le jour décroît aussi par les deux bouts, qu'il fait nuit noire, à six heures du matin, et que c'est un crève-coeur.
Non, la vue du lac ou de quoi que ce soit d'autre, à la porte-fenêtre du salon-salle à manger, ne suffit pas au bonheur. On le rencontre inopinément au détour d'un chemin. Il a partie liée avec les biens sans maître - "res nullius"-, les roches, les plantes, les bêtes, une échappée, des bouts de verre et des tessons d'argile. Le vieux Sénèque: "il faut une vie pour apprendre à vivre". Quand on était pour se réjouir d'y voir plus clair, le tableau va s'effacer. La saison incline aux mélancoliques pensées.
On n'a pas eu de printemps mais, tout récemment, une vague de chaleur. Pour la deuxième année consécutive, je ne ferai pas la rentrée. Me sens coupable, confusément, de ne pas verser ma contribution, si mince soit-elle, à l'effort collectif. Les jeunes sont partout. On vieillirait?
En pj, mes voisins corréziens. Une boutade du peintre Cueco: si les vaches limousines sont rouges, c'est parce que c'est la complémentaire du vert. Ainsi s'explique encore que les prés sont noirs, en Charolais.
Amitiés.
Pierre

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Photo | Pierre Bergounioux


 

Sans faire de vague

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Cher Pierre,
Les jours décroissent, on ne les retient pas, c’est déjà l’automne, bientôt l’hiver. Je me retourne parfois sur ce qu’il m'a fallu laisser autrefois et dont il faudra que je me sépare, bientôt, une seconde fois...
Les deux vieux mènent une vie discrète au cinquième étage d’un immeuble cossu du centre-ville; sans faire de vague mais avec un secret, un privilège dont ils se réjouissent depuis toujours et qu’ils ne lâcheraient pour rien au monde: le lac.
Autrefois, le dimanche, la maîtresse de maison ouvrait les deux battants de la porte-fenêtre de la salle à manger et invitait ses hôtes, moins chanceux, à suivre monsieur sur le balcon; elle désignait alors d’un geste ample la merveille dans son écrin. Personne n’y croyait vraiment, ne savait trop quoi dire ; ils fermaient les yeux, puis les ouvraient, les refermaient et soupiraient. C’est comme si le lac n’existait plus; on aurait dit un tableau, un tableau aux couleurs fragiles, passées, lointaines, comme celles du décor de leur vieux service à thé. Ils rentraient bientôt à la salle à manger et appelaient les enfants pour le dessert. Calmez-vous! c’est promis, nous irons faire un tour après le café; nous prendrons la Ficelle et longerons les quais.

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J’ai eu beau lever la tête, me mettre sur la pointe des pieds et fermer les yeux, je suis resté aveugle; je n’ai jamais goûté à leur bonheur, si proche de celui qui animait, un peu plus tôt le dimanche, le visage des fidèles priant et conversant derrière leurs paupières avec Dieu. Et, tandis que leur esprit baignait au large, je demeurais sur la rive, jetant de temps en temps un coup d’oeil au-delà de l’horizon, du côté de ce pays lointain dont je peinais à imaginer la nature et qui semblait, aux yeux de mes aînés, une évidence.
On rejoignait donc, après le café, le bord du lac; on longeait les quais sur des chemins bétonnés, pavés, gazonnés, sautillant sur les obstacles dressés par l’homme pour stabiliser ses rives et l’empêcher de déborder, l’obliger à se contenir en le ligotant comme les pieds d’une chinoise.
Pas tout à fait. Le pont sur la Vuachère, tout à l’est de la ville, nous rapprochait en effet de quelques-unes des reliques d’un autre monde, des grèves orphelines sur lesquelles le Léman va et vient depuis toujours. On ôtait alors nos mocassins au fond desquels on glissait nos soquettes et on avançait en claudiquant aussi loin qu’on le pouvait. Nous nous immobilisons bientôt au large, l’eau à mi-mollet, un peu ivres, avec la fraîcheur qui nous montait à la tête. Lorsque nous revenions sur terre, notre mère nous autorisait à rester pieds nus sur la grève, à nous pencher sur ses laisses, à remuer les restes des trois règnes, bois flottés, galets et coquillages, à choisir les éclats de verre et les morceaux de terre cuite qui rejoindraient notre boîte à trésors avec, dans nos mocassins vernis, un peu de sable et de gravier de la dernière glaciation de Würm. C’est ainsi que j’ai rejoint le lac des premiers arrivants, un lac sans limites assignées, sans bords assurés, un lac frangé, celui que nos ancêtres magdaléniens ont découvert, il y a 10’000 ans du balcon de Jaman ou de Naye, le lac tout entier, avec ses respirations et ses promesses, invitant ceux qui viendraient après eux à le regarder une seconde fois pour la première fois et à dire un peu du ravissement qui les saisit.
Ce qu’ont vu nos ancêtres magdaléniens et que je ne suis pas parvenu à distinguer du cinquième étage des immeubles cossus de la ville, je le distingue avec ravissement aujourd’hui, au détour d’une des nombreuses avenues de la ville qui, par un trou de souris, plongent dans le lac, en haut Jurigoz, l’avenue de Savoie. C’est là qu’il est le plus beau, le plus étrange, c’est là qu’il réitère au mieux ses promesses, lorsqu’il se montre à la va-vite, au milieu de la ville, et qu’il se confond avec le ciel, pas plus gros qu’un timbre-poste.
Je vois alors, dans cette échappée, par-delà la Belle Époque qui veille aux devantures des tabacs et des magasins de souvenirs, non seulement ce qu’il est – ses énigmatiques profondeurs –, mais aussi ce qu’il indique en creux, ce pays, cet autre pays qu’il s’agirait de rejoindre, comme nos ancêtres l’ont fait avant nous, en empruntant des chemins qui se perdraient dans le bleu du ciel, le vert des épicéas et des sapins blancs ; on longerait les ruisseaux et leur lit de molasse, on irait de village en village, d’auberge en auberge, ailleurs et chez soi, renouant avec l’errance qui est la nôtre, entre friches et prés, champs de blé et d’orge qui ondulent comme l’océan.
Je suis descendu ce matin à Vidy, il pleut; je ramasse près de l’embouchure de la Chamberonne quelques morceaux de terre cuite; j’aperçois un genévrier, deux saules et, de ricochet en ricochet, trois ou quatre bouleaux, une poignée d’aulnes: tout est à faire.
Amitiés.
Jean



Il est sept heures

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Cher Pierre
Il est sept heures, nous longeons silencieux la moraine du glacier d’Aletsch, sur un sentier que l'homme, afin de protéger les alentours de ses excès, nous a interdit de quitter.

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Mais quelque chose apparaît soudain, en contrebas, sur un écran que le soleil a peint en blanc. C'est une biche, sur une sente moins marquée que la nôtre, qui s'attarde et que suit un faon, un peu tête en l'air. Ils croquent au soleil un peu d'herbe et quelques-unes des repousses de la forêt primitive, avant de rejoindre les coulisses et l'ombre.
Une vingtaine de bêtes se succèdent ainsi, elles s'immobilisent dans ce morceau de lumière que semble tenir à l'abri le grondement lointain d'un torrent. Ils défilent dans le même ordre : une biche que suit un faon puis, – c’est comme cela, je crois, qu'on les nomme – , une bichette ou un hère, qui passent puis s'en vont, sans se retourner, dans les jardins labyrinthiques d'un palais sans toit dont on ne voit bientôt plus que les colonnes tordues d'arolle et de mélèze, accrochées à la terre et enroulées à la pierre. Les bêtes vont dans un silence semblable au nôtre et on aurait voulu que le cortège ne s'arrête pas; mais cela devait arriver, la dernière bichette sort de l'écran, la forêt immense se referme sur un secret, on ne les reverra pas.
Quant au cerf qui règne sur cette harde, on se demande bien ce qu'il fait de ses jours et de ses nuits, tout l'été, seul et invisible.
Pas loin, les pieds de chat et le gaillet se perpétuent, colonisent la moraine du vieux glacier qui a fait son temps. Inutile d'applaudir, on ne restaurera ni les bisses ni le passé, ils ne reviendront pas.

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Aletsch, lente poussée d'une masse sèche qu'il est à coup sûr déraisonnable de vouloir rapporter ou mesurer à notre temps – on ne l'a que trop fait –, à moins que nous disposions d'un de ces morbiers oubliés dans une fermette en ruine du côté de L'Auberson.
J'aurais voulu plutôt, si les moyens m'en avaient été donnés, noter la lourdeur de cette bête, large et résolue, sur une portée qui aurait été au diapason du grondement des torrents qui tressent leurs rubans en bordure de sa langue ; une lourdeur qui abrase la pierre et les ans, une langue qui avance sans bouger, nonchalante, sans parade, pousse et dort à la fois.
Je ne noterai en définitive que le vent froid qui la tient éveillée, l'eau qui rigole sur son miroir.
Et ceci : on comprend mieux en pratiquant la bête, de loin et de près, l'allure primesautière des ruisseaux qui déroulent leurs caprices au large de nos maisons, en tenant embrassés, tendus, leur commencement et leur fin. Et on se réjouit que nos enfants leur ressemblent.
Il est, je crois, très utile de faire une retraite sur Aletsch, de surfer sur ce radeau qui file la meilleure pente ; elle aura à coup sûr la vertu pédagogique de ramener chacune de nos agitations à une crispation et chacune de nos vanités à de l'écume.
Amitié.

Jean



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Aletsch

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Aletsch, lente poussée d'une masse sèche qu'il est à coup sûr déraisonnable de vouloir rapporter ou mesurer à notre temps - on ne l'a que trop fait -, à moins que nous disposions d'un de ces morbiers oubliés dans une fermette en ruine du côté de L'Auberson.

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J'aurais voulu plutôt, si les moyens m'en avaient été donnés, noter la lourdeur de cette bête, large et résolue, sur une portée qui aurait été au diapason du grondement des torrents qui tressent leurs rubans en bordure de sa langue ; une lourdeur qui abrase la pierre et les ans, une langue qui avance sans bouger, nonchalante, sans parade, pousse et dort à la fois.
Je ne noterai en définitive que le vent froid qui la tient éveillée, l'eau qui rigole sur son miroir.
Et ceci : on comprend mieux en pratiquant la bête, de loin et de près, l'allure primesautière des ruisseaux qui déroulent leurs caprices au large de nos maisons, en tenant embrassés, tendus, leur commencement et leur fin. Et on se réjouit que nos enfants leur ressemblent.
Il est, je crois, très utile de faire une retraite sur Aletsch, de surfer sur ce radeau qui file la meilleure pente ; elle aura à coup sûr la vertu pédagogique de ramener chacune de nos agitations à des crispations et chacune de nos vanités à de l'écume.

Jean Prod’hom

Davignac | 11 juin 2016

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Cher Jean,
Merci pour ta méticuleuse description du petit paradis. Passé un certain âge nous nous avisons que nous en possédons un et même plusieurs. Mais nous ne pouvons plus nous y établir. Nous devons nous contenter de constater qu’ils ont bien existé, que nous les avons habités.
En pièce jointe le petit paysage que je découvre de la véranda sous laquelle je t’écris (au moyen d’un téléphone portable). De la une orthographe approximative.
Dehors juin règne en majesté. Mais dedans ça va moins bien. Le contraire serait surprenant à 67 ans.
Amitié.
Pierre

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Photo | Pierre Bergounioux


Little Paradise | La Ficelle 1

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Cher Pierre,
À Riant-Mont, lorsque les talus exhaussés par la Louve avaient usé nos petites volontés, et que nous souhaitions retrouver un aplomb que nos courses à flanc de coteau avaient mis à mal, nous montions la rue du Valentin jusqu’au terrain de la Colline. Il s’étendait en contrebas d’une belle maison de maître du milieu du XIXe siècle, réaffectée en école cinquante ans plus tard – nous y avons tous usé nos fonds de culotte. 

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C’était un coin de verdure gagné sur les pentes, fermé au sud et à l’ouest par des locatifs et une grande propriété, que de hauts treillis tenaient à l’abri de notre curiosité et de nos maladresses; à l’est par un large puits de sable qui stoppait les ballons dont on perdait le contrôle. Nous nous y retrouvions après l’école, ceux d’en-haut et ceux d’en-bas, Fincat, Lomette, les frères Jaquier et les autres, pour des parties de foot qui nous menaient si tard qu’il n’était pas rare que nous dégringolions le Valentin avec la nuit dans le dos. La Colline, c’était notre Santiago Bernabéu, nous y étions à l’abri des circonstances, sur une île et dans un ventre.
Il n’en allait pas de même au Petit-Parc, faible dépression nichée au sommet d’une arête plongeant sur l’avenue de la Borde, au versant de laquelle poussaient autrefois des vignes. Nous y grimpions lorsque le temps humide nous interdisait l’accès à la pelouse de la Colline.
Son aire réduite avait fait de nous d’assez fins techniciens, pas assez toutefois pour que cette place de jeux ne nous laisse un quelconque répit. Nous jouions sans filet et n’étions pas à l’abri d’une maladresse que la faible hauteur du treillis – son absence à certains endroits – n’était pas en mesure de corriger. Le ballon qui nous fédérait pouvait à tout moment nous faire faux bond ; et si par étourderie il franchissait les limites de notre nid d’aigle, il était susceptible de déclencher une catastrophe dont nous avions la faib­lesse d’imaginer les moindres détails.
Nous jouions en réalité avec le feu, notre ballon pouvait rouler en bas de Riant-Mont ou de l’étroit passage sans nom qui plongeait par deux rampes d’escaliers – de douze et quatorze marches – jusqu’à la confluence de Riant-Mont et du Valentin ; et de là, si les circonstances s’alliaient contre nous, par l’église catholique, Chaucrau, la rue Haldimand et la vallée du Flon jusqu’au lac ou, comme une géographie sommaire nous l’avait enseigné, par le Grand-Pont et le Petit-Chêne jusqu’à Ouchy. Avec à chaque instant la possibilité d’un immense désastre incluant tous ceux qui auraient voulu, lâches ou héros, par un écart mortel sur la voie publique, éviter l’objet en chute libre ou s’en saisir. C’est par les mailles de ce modeste treillis que l’anxiété est entrée dans nos vies et en a chassé l’insouciance.
Nous avons imaginé le pire, avec précision, accoudés à la barrière qui surplombait l’abîme, regardé les yeux pleins d’effroi notre ballon dévaler les escaliers d’Odessa. L’incident n’eut lieu, par bonheur, qu’une ou deux fois et fut sans conséquence; nous en avons tiré une double leçon: le monde est un immense jeu de quilles dans lequel personne n’est à l’abri; nous ne devons jamais perdre de vue autrui, sachant qu’aucun geste n’est sans conséquence, tous sont susceptibles de répercuter leurs effets fâcheux jusqu’en Chine.
Nous avions dix ans et jouions au football, avons pris acte simultanément des manifestations de la gravitation universelle et de deux vertus cardinales, la prudence et la tempérance, bien avant que nous en avertisse le catéchisme enseigné par les réformateurs qui occupaient au XVIe siècle la colline d’en face, de l’autre côté de la Louve. Nous en avons fait l’expérience bien avant d’en prendre conscience: le cadre géomorphologique des naissances exerce une influence sur les tempéraments.
Le double héritage de Riant-Mont, ses replats et ses abîmes, aurait pu nous cadenasser à l’intérieur de ce quartier. Mais à la fin, nous avons tous roulé en bas la pente, à la poursuite de ce ballon que les adolescents que nous étions devenus ont intentionnellement laissé filer; il a été notre avant-garde, nous a permis de lever une première carte du monde et de l’explorer.
Je suis retourné au Petit-Parc, j’y ai retrouvé ce que j’y ai laissé: trois tilleuls, une fontaine, un vinaigrier. Je me suis arrêté également devant ce que nous n’avons jamais eu le temps d’admirer: le gris souris de l’Ancienne Académie et de la Cathédrale que notre nid d’aigle dominait. Apaisé, rassuré à l’idée que mes actions pouvaient avoir, elles aussi, des suites heureuses.
Amitié.
Jean





Un cadeau de Perpignan

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Cher Pierre,
Grosse brume cafardeuse ce matin, on ne voit pas la lisière du bois, je sors faire un tour avec Oscar, le même que hier, histoire de ne pas me perdre une seconde fois. Je n’étais plus retourné depuis quelques années du côté des Censières, certains chemins ont disparu, d'autres ont été remaniés, pas étonnant que je me sois égaré hier. Personne dehors, les oiseaux s'affairent, je reviens par le réservoir.

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Cette heure et demie de marche vive m’a convenablement essoré, mais la brume qui s'est dissipée dehors ne m’a pas lâché dedans. C’est au moment même où je renonce à vouloir m’extirper de cette saleté que je reçois en début d’après-midi un beau cadeau. C’est une série de gouaches réalisées ce matin par une artiste en herbe, qui répond au nom printanier de Marguerite. Son papa m’a en effet envoyé les photographes de quelques-uns des tessons du bouquin, qu'elle a délicatement reproduits et librement interprétés.
Il m'a confié qu'elle avait été occupée pendant plus de deux heures. Et comme il lui a parlé de l’histoire de ces objets, Marguerite a ajouté ici et là un peu de mer et de sable. Ce papa peut être fière de sa fille et lui transmettre le message suivant : les visages de ces petites pierres n’ont rien perdu de leur charme en allant jusqu'à Perpignan, ils ont même repris des couleurs et en sortent transfigurés, ça me plaît bien tout ça, ça m'a même remis d'aplomb.

Jean Prod’hom


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Château de la Chaize (Le Cheylard)

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Cher Pierre,
Grand soleil ce matin au chemin de la Riaille au Cheylard. Je fais une halte sur les bords de la Dorne avant de rejoindre la salle de la Chapelle où Alain Costes, Alain Chanéac, Jean-Gabriel Cosculluela ont organisé une rencontre autour et avec Gilles Jouanard.

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Les hirondelles s'organisent ; et si les génoises bourrées de mortier ne leur offrent plus guère d'asile, les chauffages centraux leur ont libéré quantité de cheminées. Gil Jouanard lit jusqu’à midi.
On se sépare à midi, je vais pour mon compte ; la place est silencieuse, la fleuriste ferme boutique et la caissière de la supérette boit un café sur la terrasse du Central ; j’en commande un, on babille. ll n'y a peut-être de commun au langage et au réel, derrière le bruit et les conventions, que le silence ; mais comment celui-ci pourrait-il venir jusqu’à nous sans ces deux vecteurs ? On bricole, je retourne sur les bords de la Dorne, les hirondelles continuent sans faiblir leur exploration du ciel.
Au retour, debout dans les allées de cette ancienne chapelle, les invités s’entretiennent, remontent les branches d’un improbable arbre spirituel. ils viennent de la vallée du Talaron, de plus haut et au-delà, de Monastier et de Marjevols, de Forcalquier et Saint-Jean-du Gard.
C'est en écoutant Pierre Présumey, lisant quelques-uns des admirables poèmes qu'il a consacrés au fayards, au rugby des villages et à son fils suicidé, que je prends conscience que nous passerions à côté de grandes choses si nous ne croisions pas ceux qui leur ont prêté leur voix.

Jean Prod’hom

Le Cheylard

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Cher Pierre,
Les hirondelles sont dans la ville, grands signes dans le ciel. Elles considèrent avec curiosité la vie d'en-bas et les lambeaux de neige qui fondent sur les rives de la Dorne. Un merle transporte du matériel de construction ; une corneille, un peu lourde, s’éloigne discrètement, à l’insu des oiseaux qui festoient.

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L’ébéniste-restaurateur de la rue des Sabotiers fait entrer un peu de lumière dans son atelier, avec de la térébenthine et de l'alcool à brûler. C’est un tableautin qu'on emporterait volontiers : une femme et un homme debout dans une barque plate tiennent une canne à pêche, à l'ombre d'un sous-bois éclairci par le bleu tourmenté du ciel et celui, plus clair, d'une rivière.
Les portes de l'église sont ouvertes, la terrasse du Central donne plein sud ; je prends quelques notes, suçote des bonbons à la réglisse, le mal de cou ne m'a pas lâché. Les commerces sont fermés, la fleuriste a laissé dans une jardinière un peu de jaune, et d'orange, du rouge et du rose, et quelques-uns de ces verts qui ont lancé au sud, depuis quelques jours, l’offensive générale.

Jean Prod’hom

Corcellettes (Grandson)

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Cher Pierre,
Mars hésite: Bullet est dans la neige, Vugelles-La-Mothe dans le gris, Champagne dans la boue. J’ai déposé les filles à Valeyres-sous-Montagny et longe le lac jusqu’à Corcellettes. Les poules d’eau n’ont pas desserré leur manteau et le camping de Belle-Rive est à l’abandon. Un chasseur de Mauborget campe au café, plaisante avec la sommelière et un bûcheron d’Onnens.

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Je jette, en les écoutant d’une oreille, la matière de la seconde partie d’un texte que je dois rendre à la fin du mois, rapproche des morceaux, en éloigne d’autres. Le chasseur parle du lynx qu’il a aperçu à deux reprises au Soliat, des sangliers qui ont labouré les pâturages, ajoute que leurs ravages ne seront pas sans conséquences : des huitante génisses qu’il a l’habitude de garder l’été à la montagne, il en laissera vingt en plaine, pas assez d’herbe. Trop de signes de mon côté, il va me falloir élaguer, resserrer, abréger, réduire: passer de six à trois milles signes. Je diffère cette opération à des jours meilleurs. J’ouvre un message dans lequel Claude me parle d'un collectif – Le Cran Littéraire – dont les Editions Antipodes font partie, association pour la promotion de la littérature en Suisse. Une artiste-plasticienne, qui a lu Marges, serait intéressée par une performance autour de ce bouquin. Claude me propose qu’on se rencontre un de ces prochains jeudis. Je vais illico faire un tour sur les sites de cette artiste et de cette association – liée à La Nouvelle Librairie La Proue et Le Courrier.
Pour autant que cette artiste assure l’aspect performatif de la performance, je ne vois aucun inconvénient. Mieux, tout cela est imprévu, forcément amusant ; sans compter que, s'il se réalise, cet événement n’aura lieu qu’en automne prochain. Lorsque je quitte Ma p’tite folie – c’est le nom du café – le poêle à bois est chargé jusqu’à la gueule, il fait bon et les conversations sont animées. Dehors il fait toujours aussi cru mais la neige a reculé, on voit même un coin de ciel bleu sur Neuchâtel. Et si le blanc, le gris et le noir se superposent sur les pentes du Jura, c’est désormais plus haut qu’ils déroulent leur ruban. www.lesmarges.net

Jean Prod’hom

Auberge du Vallon de Van (Salvan)

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Cher Pierre,
Pluie, pluie, pluie... Bain à Saillon pour la majorité des locataires de la Ruche, je suis de garde, sors Oscar avant de terminer la balade écourtée de la veille : Van d’en Bas par les gorges du Dailley.

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Personne dans l’auberge, sinon les tenanciers bientôt à la retraite qui cherchent à la remettre. Elle a été construite après-guerre pour loger les ouvriers du barrage de Salanfe. Ils sont propriétaires d’un chalet un peu plus haut qu’ils comptent occuper aussi longtemps que la santé le leur permettra, ils aiment ce vallon.
Mes gants et mon bonnet sèchent sur un radiateur, je suis trempé. A cause de la pluie qui n’a pas cessé et des efforts que l’escalade a exigés. Certaines sections enneigées m’ont obligé à avancer, par prudence, collé à la pente. J’ai dû enfin, du sommet des gorges jusqu’à l’auberge, brasser la neige qui recouvrait le chemin que personne n’a emprunté depuis quelques jours.
Je bois une verveine puis une bière en feuilletant les livres mis à ma disposition. Et cette plongée de deux heures dans l’histoire du coin donne un autre relief à une vallée qui n’en a évidemment pas besoin : criée à Salvan, chèvres à Granges, cabane des scouts à la Creuse, pâturage d’Emaney, barrage de Salanfe, arrivée des Anglais, construction des hôtels,...
Une page est tournée depuis la fin du siècle passé : les trois pensions des Granges, le restaurant, les deux bazars et la boulangerie n’existent plus. Ne reste qu’un hôtel fermé pendant les relâches ! Idem ou pire à Salvan : les cinq hôtels et pensions sont fermés. Plus de voiturier, de charcutier et de boucher, de cordonnier, de fabricant de piolets et de gendarme. Des trois boulangers il n’en reste qu’un ; plus de bazar, un seul tabac qui fait poste et bar. Je m’accoude au second : des Coquoz en pagaille et un invité surprise, le responsable des pompiers qui a officié le 5 octobre 1994 lorsqu’un incendie s’est déclaré sur les hauts des Granges, aux Roches de cristal.
Nous remontons tous à 19 heures à l’auberge, à la file indienne, y mangeons ; en redescendons à 22 heures, il fait nuit. Je pourrais marcher ainsi jusqu’à l’aube, je me couche à minuit.

Jean Prod’hom


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Gorges du Dailley (Salvan)

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Cher Pierre,
Le village est habité. J’entends en effet, tout proches, les gloussements d’une poule qui pond puis, m’approchant de son logis de fortune, distingue derrière le bois qui craque et l’oeuf qui brille, les bêlements d’une chèvre.

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La rue du village se prolonge dans les sylves, serpente entre les dés de granit recouverts de mousse jusqu’à l’entrée des gorges du Dailley, un bon kilomètre à flanc de coteau avant de plonger, rétréci, dans le lit de la Salanfe. Le chemin remonte ensuite d’une traite, raide, presque à la verticale, les 400 mètres d’escaliers qui le sépare du vallon de Van.
Aménagé une première fois en 1895 par une équipe de Salvanins pour permettre aux Anglais d’admirer la cascade et de rejoindre au plus court le vallon, ce tracé est mis à mal en 1945 lorsque on utilise des bulldozers et de la dynamite pour percer en amont les deux galeries qui donnent accès par le vallon de Van au barrage de Salanfe mis en service en 1950. Réaménagé dès 1991 par une équipe de volontaires, béni par le curé Guy Luisier en 2011, il est réouvert sur tout son parcours en juillet 2015.
Je n’irai pas jusqu’au bout, Oscar n’apprécie pas cette aventure, monte les escaliers ventre à terre et la queue entre les jambes. Il refuse d’aller plus loin à mi-parcours, l’acier galvanisé des marches en caillebotis y est pour quelque chose. Nous redescendons. Oscar n’en mène pas large, il retrouve vie sur le chemin qui nous ramène aux Granges lorsqu’un écureuil disparaît à la cime d’un mélèze, il me regarde alors comme s’il comprenait soudain l’intérêt que pouvait avoir une rampe d’escaliers.
Le soleil n’aura pas été au rendez-vous ; à 14 heures les premiers amateurs de ski sont sous la douche ; à 16 heures tout le monde est rentré, même les plus solides. Il neige de l’étoupe, oblique et légère.

Jean Prod’hom


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Salvan

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Cher Pierre,
Il est neuf heures, Sandra et les enfants quittent la Ruche par les hauts, avec leurs skis ; j’emboîte leurs pas mais par les bas, avec Oscar. Jusqu’à Salvan où le patron du café de l’Union me sert un expresso ; c’est un Français des Pyrénées qui a repris l’affaire il y a quelques mois.

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Nous traversons le village, puis les bois en direction du zoo des Marécottes avant de redescendre sur la gare, il pleuvine. Nous remontons jusqu’à l’église, retour ensuite à la Ruche où je laisse Oscar, il est midi. Sandra m’envoie un message, elle rentre avec Louise, Lili et May, on se croise à 14 heures à la station.
Il pleut à 1000 mètres au Granges, il neige lourd à la Creuse à 1700 mètres, idem à 1840 mètres à l’arrivée du téléski du Luisin. A 2300 mètres sous le col de la Golette où me dépose le télésiège du Vélard, il est difficile de se prononcer, on ne voit rien, ni le Luisin ni la Pointe du Djoua, ni le Tsarvo ni les Perrons qui ferment au sud le vallon de Van. Je skie à l’estime, croise Arthur, découvre en une heure ce modeste domaine skiable. La visibilité est mauvaise, je n’insiste pas, restitue les lunettes que j’ai empruntées à la télécabine, retrouve Arthur, Guillaume, Catherine et leurs enfants, il est 16 heures. Météo-suisse annonce le beau temps pour demain.

Jean Prod’hom

Vallon de Van (Salvan)

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Cher Pierre,
En hiver, les voitures ne montent pas ni à Van d’en Haut ni à Van d'en Bas ; et puis l’auberge fait relâche aujourd’hui. Si bien que je ne rencontre personne sur la route fermée à la circulation, étroite et enneigée. Si, une vieille dame que je dépasse et qui avance au pas pour ménager son cœur, puis un couple et leur jeune enfant que je croise et qui ne se consolent pas de la fermeture de l'auberge : adieu la tarte aux myrtilles !

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Des avalanches grondent sur les pentes du Luisin et le foehn tourne au vent. Il pleuvine lorsque je m'assieds dehors sur le banc de l'auberge, on entend en contrebas le ronflement de la Salanfe. Il y a plus d'un mètre de neige sur les toits de ces anciens mayens qui sommeillent en hiver comme autrefois, impossible de tracer des pistes sur des pentes bien trop raides. 
Les barbes des vieux mélèzes mettent un peu de vert-de-gris sur le gaufré du paysage, blanc traversé d’encre noire. Le bruit de crécelle d'un gros geai fait taire les conversations des mésanges, Oscar tremble, il a froid. Je reviens par le même chemin, en prenant garde de ne pas glisser, comme à l'aller, dans les deux galeries percées au milieu du siècle passé, plongées dans la nuit et recouvertes de glace vive. 
A la bifurcation qui monte au col de la Matze, je lis sur un panneau jaune un nom qui fait rêver : Planajeur. Je le répète comme un mantra, et ce sont d’autres vallons, lumineux, qui me reviennent en mémoire, répondant tous à l’appel de ce nom, sans pente et sans fin.

Jean Prod’hom



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Place du Nord (Lausanne)

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Cher Pierre,
Il a plu toute la nuit et la température a chuté, si bien que la route a retrouvé sa couleur noir bitume d’origine ; Sandra et Lili partent en fin de matinée pour un cross à Blonay ; Arthur fait sa vie à l’étage, avec presque rien, un téléphone, un ordinateur, son lit et un coca. Louise répète dans sa chambre Spleen Milonga, Les Temps modernes et Bailecito.

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L’iPad que j’ai oublié dans le TGV, il y a un mois, n’a pas été retrouvé ; je descends à la Place Centrale de Lausanne et ressors d’Art computer avec un iPad mini 4 WiFi 64GB Silver et un étui Macalli bleu. J’en profite pour faire un saut chez Payot et consulter un exemplaire de votre Carnet de notes 2011-2015. Les traces de notre correspondance sont bien réelles, ça me fait tout drôle.
Je remonte à 15 heures, Louise est prête. On rejoint sous la pluie Sandra et Lili à Palézieux. Louise et Mégane nous enchantent avec Spleen Milonga de Thierry Tisserand, Christine se joint à elles. Nous profitons, Javier et moi, de faire le point à la fin du concert. Il n’a pas cessé de pleuvoir.

Jean Prod’hom


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Grande salle de Mézières

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Brume au Mont tout l’après-midi, le soleil tombe à pic. Je parque devant l’église de Mézières, les places y sont rares. La Grande salle accueille la Grande Bourse organisée par le club Oiseaux des îles. Elle se prolongera jusqu’à dimanche.

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Les portes viennent de s’ouvrir, il est 17 heures, je m’y glisse. Il y a à vendre une quantité d’oiseaux exotiques, mais aussi des linottes mélodieuses, des mésanges à moustaches, des tarins des aulnes. Il y a aussi des bouvreuils pivoines et des chardonnerets élégants ; les premiers – plus petits que les vrais –  semblent en bonne santé, à l’inverse des chardonnerets qui ont petite mine, ils donnent l’impression d’avoir mal supporté le transport, sortis d’une de ces armoires vitrées et poussiéreuses dans lesquelles on a relégué pour toujours, à l’arrière des salles de préparation des cours de sciences, les animaux empaillés. C’est triste.
Tristes, les amateurs le sont moins. Je fais la causette avec un Portugais établi à Neuchâtel, qui les élève depuis plusieurs années ; avec un Tunisien qui revient d’une bourse à Reggio Emilia où il a laissé plus de 2000 francs pour un couple de mésanges, des chardonnerets jaunes, des chardonnerets élégants, des métis ; pas de bouvreuils, trop chers : ils se négociaient en effet à près de 800 francs.

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Un homme nous rejoint, il connaît le Tunisien ; ils se montrent ensemble très critiques à l’égard des chardonnerets mis en vente. Le nouveau venu vante alors ceux que les Napolitains élèvent ; c’est en Campanie, dit-il, qu’on trouve les plus beaux. Le Tunisien hoche la tête en souriant, normal, le nouveau-venu est de là-bas. Né au pied du Vésuve où il a passé son enfance, il a toujours vécu avec ces oiseaux, ils font partie de sa vie, aujourd’hui encore à Lausanne. Le Portugais nous raconte alors la passion de ses compatriotes, presque aussi dévorante que celle des Algériens dont on dit que coule dans leurs veines le sang des chardonnerets.
Le Napolitain n’en achètera aucun à Mézières, ni à Bruno qui les vend 50 francs pièce, ni à Fernando qui en demande le double. Lorsque je m’en vais, le Tunisien est en train de négocier l’achat d’un métis, né du croisement d’un chardonneret et d’un canari. Je ramasse quelques plumes et m’en vais, il fait nuit.

Jean Prod’hom

Valeyres-sous-Montagny

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Sortir des sentiers battus n’est pas aussi difficile qu’on le dit ; il suffit de faire passer ses occupations au second plan, rendre service à l’autre, lui obéir même, ou lui laisser l’initiative. J’en fais l’expérience aujourd’hui encore, en conduisant Louise et Lili à Valeyres-sous Montagny où se sont établis Gwenaëlle et ses chevaux ; je connais si mal ce coin du canton que je me réjouis des mois qui viennent, des quatre heures hebdomadaires mises à ma disposition suite à ce déménagement, riche de me retrouver chaque semaine là où je n’aurais jamais dû être.

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Je les dépose Sur le Côteau où Delphine les accueille, souriante, puis fais une halte – il faut bien commencer par un bout – dans le seul café de la commune : le Centre sportif. La tenancière m’informe qu’un second établissement devrait bientôt voir le jour, plus bas en direction d’Yverdon.
C’est mercredi, personne dehors, un rouge-gorge disparait dans une haie de thuyas au moment où, si près, j’aurais pu m’en saisir ; mais pour en faire quoi ?
Dans l’immense halle, les courts de tennis sont réservés aux enfants, des novices aux motivations diverses. Mais beaucoup donnent l’impression, grassouillets ou maigrelets, de se livrer à des exercices de rééducation, envoyés par des pédiatres ou des parents soucieux de leur santé. On a d’ailleurs retiré du groupe les graines de champion. Je continue ma lecture de l’ouvrage de Jankélévitch sur la mort, avec un certain plaisir ; il donne en effet une couleur singulière aux événements que j’ai sous les yeux.
J’en ai assez vu au milieu de l’après-midi, assez lu aussi, je vais me rincer la tête dans les eaux thermales d’Yverdon-les-Bains. Je ramasse les filles à un peu plus de 18 heures, enchantées, les dépose au Riau avant de rejoindre Anne-Hélène et Yves à Paudex pour un débriefing autour d’une fondue.

Jean Prod’hom

Valleyre (Mont-sur-Lausanne)

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Silence ineffable sur les bords de la Valleyre, à laquelle me conduit l'allée de l'église et que je remonte, entre 10 heures et midi, jusqu'au Pont Saint-Michel. Je souffle comme un loqueteux, ramasse quelques tessons qui ont aussi peu d'attrait que mes jours, à l'image de ces bois défaits et détrempés. Je tousse, ranquemèle.

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Silence indicible à la librairie de la Proue, silence de cathédrale, la molasse part en miettes. Beaux crépis dedans, les livres sont fermés à double tour, comme des parpaings.
L'armurier Forney me donne envie d'en savoir plus sur le fusil à lunette, noir Soulage, que j'aperçois derrière les couteaux à cran d'arrêt exposés dans la vitrine, œuvre d'art sur son socle, le patron déballe des cartons à l’avant d’une annexe creusée par un jeu de miroirs et des lumières franches. Il n’y a rien à dire, Forney armurier c’est , depuis cinquante ans que j’y passe, le top des boutiques des Escaliers du Marché, la seule qui fait rêver.
Le Barbare est ouvert, pas si barbare que ça, des couples grenouillent. ; je bois un café glacé puis achète une tondeuse de coupe BabylissPRO FX660SE dans une boutique de la rue du Maupas réservée aux professionnels de la coiffure.
Je m’arrête encore chez Antipodes, raconte mes âneries et misères à Suzanne et Claude qui m’écoutent avec bienveillance. Il est 18 heures passées lorsque je les quitte.
Parking devant la salle de gymnastique de Saint-Martin, je tapote le nom de Forney sur mon iPhone en attendant Lili, Google me dirige vers le site de Benoît Violier qui a fait un portrait attachant de l’armurier lausannois de sixième génération. Le billet s’intitule : un métier d'art, de précision... et d'émotions.
Curieuse journée, petite vendange.

Jean Prod’hom

Moille-aux-Blanc (Corcelles-le-Jorat)

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Cher Pierre,
Grand retour du soleil, avec les jours qui s’allongent ; la vie a repris des couleurs, bruants, mésanges et moineaux sont de sortie et donnent à ce quartier du Jorat un petit air de printemps, c’est pourtant un jour à garder les mains dans les poches.

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L’air froid, sec, et la neige bien serrée étouffent le bruit des pas du marcheur, les bêtes ne s’y trompent pas. Un chevreuil et un renard se sont donné rendez-vous à la lisière du bois Vuacoz ; le premier croque l’extrémité des jeunes pousses de foyard du printemps dernier, le second est de passage, jette un coup d’oeil à l’aire de pique-nique.
La Moille-au-Blanc, à quelques kilomètres de la ville, loin des horloges et de la succession des petits emmerd’s, offre ce matin une assez belle image de la durée, traversée en tous sens par le chant des oiseaux, le murmure de l’eau de la fontaine, les traits de lumière et les taches d’ombre, asile sans murs ni toit qui me désencombre.
Ce ne sont pas les moeurs et les coutumes des bêtes, leur repaire ou le territoire qu’elles contrôlent, qui me les rendent indispensables ; car au fond, elles vivent à peu de choses près ce que nous vivons. Non, ce qui me les rend indispensables, c’est le suspens dans lequel les circonstances nous installent elles et moi lorsqu’on se croise, avant que, assurées de ma réalité et du danger que je représente, elles se dérobent, se défilent sans se retourner, laissant en plan le chasseur que j’aurais pu être, mais abandonnant à mes pieds la certitude qu'il existe à côté de celle que croyais unique, une autre manière d’habiter la terre, au fond des bois qu’elles rejoignent par une ouverture de fortune, avec une élégance et une confiance que j’envie. Et cette apparition se prolonge par l’éclosion d’un espace aux dimensions que je ne soupçonnais pas, large et lumineux, où je ne suis plus seul parmi les hommes, et où vivre, vieillir et mourir deviennent à nouveau possibles.

Jean Prod’hom

Gif | 14 janvier 2016

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Cher Jean,
Oui, c'est un anniversaire qui mérite d'être célébré. Vous avez tenu bon, persévéré, obstinément porté dans l'ordre second de l'écrit le temps évanescent, impalpable, irréparable, dévorant. La vertu de pareille opération est double. Il ne s'effacera plus, du moins cette part qu'on a fixée sur le papier, et la plume révèle ce qui échappe à la conscience nue, des arrière-plans étagés, un sens enfoui, de la réalité sous la réalité, à l'infini. C'est ce que n'ont cessé de répéter les anthropologues anglo-saxons qui se sont avisés de la contribution que l'écriture a apportée à l'éveil, à l'usage, à l'empire de la raison. On n'est pas les mêmes selon qu'on mobilise ou non l'outillage graphique. Bon anniversaire, donc, et en avant pour une nouvelle année, deux, cent...
Comment ne pas signaler aux habitants du Jorat qu'il n'a toujours pas gelé dans le Bassin parisien. Les jonquilles ont commencé à fleurir le 2 décembre et continuent imperturbablement. Des pommiers du Japon et un amandier sont en fleur et on a encore récolté une poignée de framboises, au jardin. Le réchauffement ne fait pas de doute.
Bonne année à vous et amitiés.
Pierre




Pierre Bergounioux | Carte géologique massif central

Corcelles-le-Jorat | 13 janvier 2016

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Cher Pierre,
C’est le 14 janvier 2015 que je me suis lancé dans cette aventure, elle m’aura emballé. Voici la trois cent soixante-cinquième lettre que je vous adresse, il est temps de ralentir la cadence sans toutefois vous oublier. Je vous tiendrai au courant du temps qui passe, ici dans le Jorat, des saisons, des enfants qui grandissent, des forces qui manquent, de la prochaine reverdie.

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J’ai été un lecteur enthousiaste des notes que vous avez rédigées entre 1980 et 2010, aveuglé par je ne sais quoi... j’attends d’ailleurs avec impatience la prochaine livraison. Et puis, vous m’avez envoyé, en mars dernier, vos notes de l’année 2014. Curieux mais inquiet, j’en ai différé la lecture par crainte qu’elles n’entament mes maigres forces en instillant dans cette correspondance – d’abord fictive, puis semi-fictive et enfin un peu réelle – questions et doutes qui les auraient épuisées.
Mais le temps est venu que je m’y penche, avec un intérêt accru ; on ne sort pas indemne d’un tel exercice quotidien. Il m’aura en effet permis d’en éprouver les limites, de donner une expression à mes jours et d’en accepter l’augure ; car cet exercice qui prétend consigner ce qui a été ne manque pas de mordre sur l’avenir en y traçant des attentes et des lignes de fuite, d’ouvrir sur ce qui n’est pas et qui ainsi souvent sera. Ces billets à vous adressés, de par leur aspect technique, de par les choix que je n’ai pas manqué de faire – on ne peut pas tout dire –  frôle à tout moment la fiction : ils m’ont conduit à regarder ce que j’aurais ignoré, à nommer ce qui n’avait pas de nom, à donner un rythme à ce qui en manquait. Nos jours sont constitués d’une succession d’actions que l’esprit vertèbre en projetant une signification, et que l’écriture organise en une succession de mots et de chevilles que le diariste ajuste les uns aux autres – comme l’enfant combine les éléments du mécano de ses 6 ans, pour lequel les échafaudages, les grues et la ville à laquelle il rêve se confondent.
J’emporte ce soir à la bibliothèque vos notes de 2014, content comme un gamin qui ouvre à Noël une boîte de construction, réjoui à l’idée de retirer le voile et de goûter aux mots et aux chevilles, aux points-virgules et aux virgules, de tout ce qui permet, dans le langage, de nous dégager de nos vies de bêtes de somme, pour donner à nos existences une forme qui les transfigure, ne serait-ce qu’un instant. Suaire plutôt que peau de chagrin.
Amitiés.
Jean

Les morts n'emportent rien

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Cher Pierre,
Il pleut lorsque je conduis Arthur à l’arrêt de bus, continue jusqu’à Mézières où je dépose au bancomat l’argent des pâtisseries vendues samedi à Romanel, et retire les euros dont j’aurai besoin en fin de semaine.

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Il pleuvine lorsque je monte à la Mussily et l’eau roule, brune et huileuse, au fond du fossé qui borde le chemin à double ornière. Malgré ce temps de chien, Oscar trottine, court, lève la colonie de pinsons qui squattent depuis une semaine les restes de maïs au-dessus de chez Freddy. A y regarder de près, ce ne sont pas des pinsons ; j’aperçois un peu de jaune, un peu de vert, des verdiers ou des bruants jaunes.
Le responsable d’une revue locale souhaite consacrer un numéro à la poésie des alentours ; il m’a invité hier à y participer en précisant qu’il attend mon envoi pour le 29 janvier. J’apprends par la même occasion que Pascal est de la partie. Retrouver quelques-uns de ses textes à côté des miens, pour autant que le responsable de cette revue les accepte, me ravit. Quinze jours ? Pas le choix ! Il va falloir que je descende à l’atelier, que je me penche sur mes réserves. Et mes réserves, c’est ce site.
David Bowie est mort, tout le monde en parle, retient ses larmes, se souvient, offre des fleurs, rappelle ses oeuvres. C’est pour ne pas avoir à entendre le tintamarre qu’allait provoquer sa disparition qu’il a préféré mourir avant. Et si je ris ainsi des fossoyeurs, c’est parce que mourir prend du temps ; les fêtes et les louanges que déclenche la mort de nos héros ne sont qu’un détour parmi tant d’autres pour ne pas leur laisser le temps de mourir. Ne nous pressons pas, nous disposons chacun d’un bout d’éternité pour les honorer. Les morts s’en vont nus, ils laissent entre nos mains tout ce dont nous voudrons bien nous occuper, ils n’emportent rien.
Les élèves de 9P avec lesquels je travaille cet après-midi m’impressionnent ; la manière dont ils gèrent leurs échanges pour relancer ce qu’ils ont exploré, l’infléchir ou l’enrichir est admirable. Le reconnaître leur donne des ailes.
Je reste en classe jusqu’à 18 heures, rédige ces notes et télécharge quelques documents avant de ramasser Lili et trois de ses amies à Saint-Martin. Disons que ce ne sont pas seulement quatre filles que j’embarque, c’est aussi une foule de camarades qu’elles font défiler devant leur tribunaux, longues palabres entre Oron et Carrouge, succession d’approximations conduisant au jugement définitif qui fera l’unanimité. Elles se séparent les meilleures amies du monde.
Sandra a fait cuire des pommes de terre auxquelles elle a laissé leur robe des champs, mêlé des oeufs de chez Marinette à une salade, on entame un vacherin. J’assiste Louise dans la mise en ordre de la cuisine, il est 21 heures passées. Au lit ! Au lit ! Au lit ! Rien n’y fait. Il y a des soirs où nos enfants sont impossibles.

Jean Prod’hom

Prodon ou Proton

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Cher Pierre,
Vous l’avez compris, je suspends jeudi prochain la rédaction quotidienne de ces billets – à vous adressés depuis janvier 2015. Etrange et belle aventure que cette correspondance fictive, semi-fictive, réelle, quand bien même ma vie, si on la balance à la vôtre, est bien légère. Mais soyez certain que je vous tiendrai au courant de ce que nous vivons ici au passage des saisons.

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Il a plu toute la journée ; j’enchaîne à l’abri, comme chaque lundi, sept périodes éclairées par des lectures. Je lis aux élèves de 10ème la fin de la première partie du Grand Meaulnes, à ceux de 9P le troisième chapitre de La Vallée de la Jeunesse. Ceux de 9G se penchent sur les chapitres 12, 13 et 14.
Il y a des cartes postales qui font du bien, j’en découvre une à midi dans la boîte aux lettres, avec un chardonneret et un roitelet peints au XVIIème siècle par le Strasbourgeois Johann Walter. C’est Raymonde qui souhaite une bonne année à toute la famille ; on ne s’est jamais vus, mais son écriture trahit sa générosité ; elle nous mentionne tous, du plus vieux à la plus jeune, sans oublier Oscar.
Autre cadeau, un ami me signale par mail qu’on parle de Marges dans Le Matricule des Anges. Je n’y suis pas abonné et les terminaux français, sur internet, ne font pas confiance aux banques suisses, ils refusent ma carte de crédit. Adieu la version pdf.
Je fais un saut à la Bibliothèque cantonale. Inutile. Le numéro 169 de la revue ne leur est pas encore parvenu, il me faudra patienter.
Franck m’écrit en fin d’après-midi qu’il jettera un coup d’oeil dans sa bib, avant qu’Estelle, une abonnée, me fasse parvenir une copie de l’objet. Ce n’est pas un mot mais deux belles colonnes qui réchauffent mon amour-propre.
Une seule faiblesse, l’auteur, Monsieur ou Madame Dominique Aussenac, estropie mon nom en l’affublant, après l’apostrophe, d’un H majuscule. Je ne lui en veux pas, personne n’y peut rien. Nous devons nous y préparer, les années qui viennent vont nous précipiter dans les tourbillons du tambour numérique et mes enfants et leurs petits-enfants en ressortiront certainement nus, leur patronyme débarrassé de l’apostrophe et du h – majuscule ou minuscule – à valeur zéro. Ce seront alors des Prodom, des Prodon, ou des Proton.
Sandra et Louise sont à Oron, Arthur est au Parkour, Lili lit une BD ; Je parviens enfin à convaincre le service financier du Matricule de mon honnêteté et reçois la version pdf de l’article de Dominique Aussenac. Je prépare une salade, continue la lecture de La Carte et le territoire, réchauffe des restes.
Je suis le premier à me retirer, bien décidé à lire les dernières pages du Houellebecq. Quelque chose s’est essoufflé, chez lui ou chez moi. La carte et le territoire se termine en ligne droite, en ligne droite perdue dans un delta.

Jean Prod’hom

On en voudrait plus

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Cher Pierre,
Hier soir, nous sommes rentrés tous les cinq avec une une seule voiture. Je retourne à Froideville en fin de matinée récupérer la Nissan, sous une pluie bien serrée qui semble décidée à ne pas s’arrêter. Je traîne, à l’affût des couleurs.

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Il y a bien le vert tendre et brillant des mousses et l’orange cuivré des feuilles mortes accrochées aux rameaux des jeunes foyards, les flaques dans lesquelles le gris du ciel se fait presque bleu, un morceau de PVC du plus beau cyan : on en voudrait plus. A cet égard, les déchets de nos industries ont du bon par temps de pluie ; leurs œuvres sont durables dans la boue des chemins et les épines des bois, elles ont la couleur des ruches dans lesquelles les abeilles hivernent : rouges, bleues, vertes. Il y a aussi le jaune pissenlit des panneaux du tourisme pédestre qui nous promettent de plus longues promenades, le retour des papillons, des scabieuses et des centaurées. J’ai trouvé sur les bas-côtés du chemin qui mène à la Moille aux Frênes une dizaine de ces sachets jaune canari mis à la disposition des propriétaires de chien, qui les invitent à glisser les excréments de leur protégé dans une poubelle placée à côté du distributeur.
Je croise après la Route des Paysans quelques fantômes : deux dames bottées et encapuchonnées de noir qui promènent un chien à la laine blanche né, me précise l’une d’elles, des amours d’un bichon maltais et d’un coton de tuléar ; plus loin, lorsque je remonte de l’autre côté de l’un des nombreux affluents du ruisseau de la Rosse, entrent dans le bois un chien noir et une cape rouge sang avec, j’ose l’espérer, quelqu’un dedans.
J’arrive trempé, Lucette et Michel m’accueillent comme un rescapé, m’offrent un café, un croissant et un pain au chocolat, je ne m’attarde pas.
Au Riau, Arthur travaille dans sa chambre, Louise fait de la physique, Lili tourne les pages d’un horoscope. Je fais un feu pour me réchauffer et recevoir Lucie que Sandra va chercher à l’arrêt de bus au milieu de l’après-midi ; elle nous fait cadeau d’un gâteau des rois. On babille, elles organisent un prochain voyage à Londres. Je descends à la laiterie et nous préparons, Sandra et moi, le repas du soir : soupe, quiche, salade et tarte aux pommes.

Jean Prod’hom



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Mina, tu vois Catane ?

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Cher Pierre,
Edelweiss et Fleur ont la fâcheuse tendance, depuis l’automne dernier, de miauler au milieu de la nuit. Mais la courbe de leur patience, plate et obstinée, n’est pas de la même famille que la nôtre. Sandra cède avant moi, se lève, il est 4 heures. Elle descend ouvrir la fenêtre de la salle de bains, le silence revient. Ces incidents qui pourraient nous conduire au divorce nous rapprochent.

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Je me lève à 6 heures, Sandra me demande de jeter un coup oeil dans la chambre d’Arthur qui devrait être rentré. Affirmatif. Je bois un café et sors Oscar, il pleut serré. Lorsque je m’en vais, Sandra travaille sur son ordinateur, au lit, pour ne plus rien avoir à faire lorsque les enfants seront debout.
Le MMM de Romanel ouvre ses portes à 8 heures, nous sommes à pied d’oeuvre un quart d’heure avant, quelques parents aident les cinq élèves de la première équipe à dresser les tables ; ceux-ci entreposent la marchandise sur les quatre tables mises à notre disposition.
Je monte au self, achète une eau minérale et installe mon campement dans un quartier paisible du supermarché, avec vue sur le patio, table basse, canapé et fauteuils paillés de plastique brun anthracite, coussins vert pomme. Toutes les places seront occupées à midi. En face le restaurant de la Chope d’or ne désemplit pas non plus.
Se succèdent de gauche à droite, dans l’ordre, une agence de voyages, un salon de coiffure, une première boutique de prêt-à-porter, le point de vente d’un revendeur d’accessoires pour la décoration d’intérieur, un commerce de chaussures, l’antenne d’une entreprise de télécommunications, une lunetier, un magasin de sports, une seconde boutique de prêt-à-porter, une troisième enfin, mêmes plumes, même griffe.

« Les oiseaux ce n’est rien », poursuivit Houellebecq, « des petites taches de couleur vivantes qui couvent leurs oeufs et dévorent des milliers d’insectes en voletant pathétiquement de part et d’autre, une vie affairée et stupide, entièrement vouée à la dévoration des insectes – avec, parfois un modeste festin de larves – et à la reproduction du même. Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni même véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture.

Je reçois la visite d’anciens élèves et de parents, parlote, lis, descends aux nouvelles. Les élèves sont souriants, ce qu’ils proposent se vend, plutôt bien. Tablant sur la générosité des clients, ils n’ont fixé aucun prix.
Je mange à midi à la Chope d’or en poursuivant ma lecture de La Carte et le territoire. Coup de fatigue à 15 heures, je quitte le supermarché, me balade dans ce qui reste de la campagne, noyée par les pluies qu’aucun soleil ne vient éponger ; les pylônes ont tendu leurs fils, une douzaine de corneilles ruclonnent les restes de courges jetées dans un champ de chaume détrempé. Je contourne des lotissements conçus par des architectes peu scrupuleux, longe l’autoroute ; le vacarme ne parvient pas à faire fuir les oiseaux qui laissent des traînées dans les haies noires.
La dernière équipe est à son poste, il est 17 heures. L’argent rentre mais la cadence baisse ; il faut dire que la variété de l’offre se réduit. On remballe les restes, plie les tables. Au revoir ! au revoir ! A lundi ! merci. Dans la caisse, plus de 1400 francs. Mina, tu vois Catane ?
Belle soirée à Froideville, avec Lucette et Michel qui nous gâtent, avec Sandra et les enfants qui les aiment et qu’ils aiment, et cette idée peu catholique selon laquelle les peines et l’apaisement sont de plain-pied.

Jean Prod’hom

Sans avoir fait usage du coupe-circuit

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Cher Pierre,
Louise chante à tue-tête, elle a karaoké ce matin à l’école. J’entends claquer à deux reprises la porte d’entrée, s’en vont les deux filles d’abord, Arthur et Sandra ensuite. A moi la maison vide. Edelweiss et Fleur se croisent sur le rebord de la fenêtre de la salle de bains, la seconde monte dans les combles, bien décidée à ne pas quitter le coussin qu’elle a adopté depuis la fin de l’automne. Oscar est dans les mêmes dispositions devant le poêle, je fais un feu, écoute les nouvelles et bois un café.

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Platini renonce à sa candidature à la tête de la FIFA, il préfère se consacrer à sa défense. Gianni Infantino, un Suisse de Brigue et le cheikh Bahreini Salman de Bahrein, patron du football asiatique, se disputent le poste. L’UDC du canton de Vaud a choisi son nouveau président, ce sera Jacques Nicolet, agriculteur de Lignerolle. La Banque nationale suisse a terminé l’exercice 2015 avec un trou de 23 milliards, les propriétaires d’actions toucheront cependant 15 francs pour chacune d’elles. Le chômage en Suisse est passé de 3,4% à 3,7% en décembre (158’629), ce sont près de 10’000 personnes supplémentaires qui se sont inscrites au cours du mois de décembre auprès des offices régionaux de placements. Les Chinois se félicitent, le krach boursier n’a pas eu lieu cette nuit, Shanghai et Shenzhen bouclent la séance avec une progression de près de 2 %, sans avoir fait usage du coupe-circuit. Barack Obama ne soutiendra pas les démocrates qui ne s’engageront pas pour la réforme des armes à feu. Six femmes ont porté plainte pour des vols et des agressions sexuelles, commis pendant la nuit du nouvel an à Zurich par des hommes à la peau foncée. Federer rencontre Dimitrov ce matin à Brisbane, malgré son rhume. Il pleuvra aujourd’hui jusqu’à 1800 mètres, il neigera au-dessus.
J’ai longtemps cru que le dérèglement qui conduirait à la ruine de la société capitaliste seraient dus à la fragilité de son architecture, à ses montages de dernière minute, à la multiplication désordonnée d’étais de fortune et de contreforts d’appoint. Mais j’ai longtemps imaginé que la conscience et la raison en sortiraient intactes et reprendraient à zéro une histoire nouvelle. Je crois – et crains – aujourd’hui que l’histoire, la conscience et la raison vacillent avec tout l’édifice qui les a fait prospérer, et qu’il convient dès aujourd’hui d’appendre à habiter les ruines, de prendre un peu de hauteur pour nous réconcilier avec ce qui ne se relèvera pas : la mer, les prés, les bois, l’étendue.
Je vais à Mézières faire quelques courses, feuillète au Central le Terre et Nature du mois de janvier ; Céline Prior consacre quelques gentilles lignes à Marges. Je rentre à midi avec deux gâteaux des rois, Sandra est déjà à la maison, je réchauffe les restes de soupe et de pizza d’hier. Louise deviendra la première reine de la journée.
Je passe l’après-midi au Mont, le directeur m’annonce qu’il va dédoubler au second semestre la classe de 9ème pour certaines heures. Je risque d’en hériter deux. Sandra et les filles ne m’ont pas attendu pour tirer les rois, ma princesse est la seconde reine de la journée ; elles se préparent toutes trois à aller fêter Noël à Oron, avec les athlètes du club d’athlétisme, les entraîneurs et les parents ; quant à Arthur, il restera en ville jusqu’à tard ce soir. Puisqu’on m’abandonne, j’irai manger au bistrot, en poursuivant la lecture de La Carte et le territoire.

Jean Prod’hom

Un peu de neige ce matin au Riau

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Cher Pierre,
Un peu de neige ce matin au Riau, détrempée : pas sûr qu’elle reste. Je quitte la maison sur les chapeaux de roue alors que Louise termine ses devoirs, l’école prend décidément de la place dans notre maison, trop parfois, dans nos sociétés, dans nos vies aussi.

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La nouvelle présidente du conseil de la classe de 10ème vérifie, à 7 heures 30, que tous les membres sont au clair avec ce qu’ils devront cuisiner et emporter, le tournus et l’horaire qu’ils devront respecter. Nous allons en effet au MMM de Romanel, samedi prochain, vendre un lot de pâtisseries faites maison. Toute la journée. Le bénéfice ira rejoindre le fonds qui assurera, à terme, le financement du voyage qui leur permettra, en 2017, de découvrir les Îles éoliennes : Vulcano, Lipari, Stromboli.
Il pleut des seilles, le passage d’un bâtiment scolaire à l’autre me le rappelle. Je mange au réfectoire à midi, à la table de deux demoiselles de 9 et 10 ans qui semblent bien se connaître. Elles ne sont pas dans la même classe mais se connaissent depuis plusieurs années déjà, elle se sont immédiatement bien entendues lorsqu’elles se sont adressé la parole la première fois au réfectoire du Rionzi. La cadette a déjà fait le tour du monde, elle est née à Dubaï d’une mère russe, son papa y a travaillé quelques années avant que la famille rejoigne la Suisse, Berne d’abord, Neuchâtel ensuite, Le Mont-sur-Lausanne aujourd’hui. A Noël, ses parents ont pris quelques jours de vacances au Canada ; le voyage est interminable, elle a préféré rester chez sa tante.
Le papa de la seconde est un informaticien ukrainien, elle se réjouit de ses prochaines vacances à Zermatt. Elle aussi connaît Dubaï, ville qu’elle a visitée avec ses parents en été 2015. Rien ne ressort de ce train de vie, si jeunes, je m’en réjouis ; je me réjouis également de leur insouciance, pourvu que ça dure. Je ne peux toutefois m’empêcher de les imaginer dans une trentaine d’année : généreuses, bienveillantes ? suffisantes, arrogantes ?
Les élèves de 9ème travaillent sur le site, réalisent toutes sortes de choses qui intéressent leurs camarades, leur donnent de nouvelles envies et les font sourire. Tout va si bien et je me sens si inutile que je termine, pour ne pas les déranger, le second album des histoires d’Amadou, aussi merveilleux que le premier.
Personne n’est encore rentré au Riau, je lis le troisième album, La Bâche, dans lequel on apprend pourquoi Amadou a lâché les amarres, emporté dans le ciel jusqu’à l’océan par une grappe de ballons rouges, jaunes, bleus, verts, attachés à une cordelette fixée à l’un des arbres de la place de foire de Pierrecreuse : c’est parce qu’il est bousculé, moqué, humilié à l’école, parce que ses habits ne ressemblent pas à ceux de ses camarades et qu’il est premier de classe.
Amadou s’envole, frôle la mort avant de réaliser un rêve, celui de voir la mer ; il remplit ses poches de coquillages, mange huîtres, langouste et crevettes ; il devient l’ami du patron d’une guinguette, de Copain, un chien abandonné.
Mais Amadou, c’est aussi l’histoire de son retour à Pierrecreuse, succession d’aventures buissonnières : Amadou vit solitaire sans oublier personne, marche dans la nuit ; réalise ses rêves sans y toucher, sauve Scabieuse, la fille des vanniers ; construit un radeau, franchit une rivière, dort dans les arbres.
Les filles rentrent à 16 heures, Sandra à 17, il pleut. A 18 heures, je vais chercher Arthur à l’arrêt du Riau, il est content de son travail. On mange. Louise termine ses devoirs, je commence les miens. L’école est très présente dans nos sociétés. Trop. Silence dans la maison.

Jean Prod’hom

C’est le vertige mais aussi le piège de la relecture

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Cher Pierre,
Les élèves de 9ème lisent ce matin, chacun de leur côté, une nouvelle de Peter Bichsel tirée des Histoires enfantines, « La terre est ronde », une nouvelle aux accents borgésiens. Je m’y plonge moi aussi, pour la cinquième ou sixième fois ; j’ai le sentiment alors – c’est le vertige, mais aussi le piège de la relecture – de parcourir, toujours plus admiratif, impuissant, sidéré, les sous-sols d’une architecture dont la perception globale m’échappe chaque fois davantage, à mesure que je crois m’en approcher ; un labyrinthe à ciel ouvert d’une complexité toujours plus dense, différant à tout jamais l’espoir d’en dégager la signification (il en va évidemment ainsi pour n’importe quel autre texte) en exhibant la description exhaustive de ses éléments et de leurs relations, feuille après feuille.

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Je remonte au Riau à midi, Sandra a préparé du riz et une salade, un gâteau des rois en guise de dessert.
J’ai entamé ce matin la lecture du second album d’Amadou, Le Radeau. Ces histoires, décidément, devraient plaire à Lili. Je lui propose de les lui lire. Elle me répond qu’elle manque de temps, qu’elle doit se consacrer à Latitude zéro, le livre de Mike Horn qu’elle étudie dans le cadre scolaire.
- Ah bon ! Et où en es-tu de cette lecture ? Qu’est-ce qu’il fait, Mike Horn ?
- Il pagaie !
Il neige lorsque je pars pour les Cullayes, je fais une halte à Ropraz où des travaux ont commencé au bout du chemin du Pacoton, le corps de la ferme a disparu, restent l’étable et la grange. Je rencontre Ernest dans le hall de l’EMS, on se salue. Je lui raconte que j’ai pensé à lui à plusieurs reprises ces dernières semaines, chaque fois que je saluais Arthur au jardin d’hiver ou à la cafétéria. Il me dit que c’est à cause de lui qu’il est là : Arthur est mort.
Je trouve une chaise et me joins à la petite tablée. Arthur n’était pas en forme depuis une semaine ; il est descendu ce matin à la cafétéria. Un moment. Puis il est remonté mourir dans sa chambre. Arthur disait de cette maison qui l’accueillait depuis plusieurs années que c’était la maison du Bon Dieu.
Je monte à l’étage, T écoute la radio. Je lui lis deux chapitres du Sable Mouvant de Mankell, on les commente dans la bonne humeur. Je rentre.
Sandra a préparé une soupe, des hamburgers, un gâteau des rois pour le dessert. Elle sera reine pour la seconde fois aujourd’hui, le hasard fait bien les choses.

Jean Prod’hom


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Je boucle ce billet un peu après 21 heures

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Cher Pierre,
La prof d’anglais annonce par WhatsApp à ses élèves qu’elle est malade ; le départ habituel du mardi est donc différé d’une heure. Le bosco se met au travail, j’en profite pour m’égarer dans les archives de la RTS ; y retrouve des reportages sur quelques-uns des matchs de football qu’ont livrés les Seigneurs de la nuit à la fin des années soixante, visionne un gros plan sur Pierre Chapuisat – après son transfert à Paris – et le portrait du FC Barthélémy. Avant de faire la connaissance, un peu par hasard, de Jacques-Etienne Bovard.

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Arthur déposé, je roule jusqu’à Oron ; la neige est tombée jusqu’au pied du Niremont et des Alpettes, un fort vent d’ouest taquine des bandes de brouillard qui se désolidarisent, s’allongent et s’enfuient. Je me procure à la librairie un petit carnet à spirale, bois une verveine au café de l’Union avant de me décider, le temps gris m’y encourage, à entrer dans le salon de coiffure.
Ma bonne humeur n’est pas contagieuse, la coiffeuse en semble même excédée ; je rentre donc ma tête dans les épaules et ne lui laisse, dépassant de la cape, que mes cheveux qu’elle taille généreusement. Mon silence délibéré l’amène à changer de ton, mais je ne mords pas à l’hameçon, en rajoute même un peu. Mon voisin, qui a plus de chance avec le patron qui le coiffe, lui raconte le succès des girons dans le canton de Fribourg, leur perte de vitesse dans le canton de Vaud. Je prends congé de celle qui m’a coupé les cheveux, en lui remettant 44 francs, froidement.
Le soleil trouve une fenêtre météo un peu avant midi, Oscar aboie et me pousse dehors, on fait le petit tour. Une cinquantaine de pinsons, planqués dans un chaume de maïs, y grappillent, s’envolent à notre passage et vont se percher dans de vieux fruitiers.
Elsa et les filles arrivent au Riau à 12 heures 30, et au moment où je m’apprête à m’en aller, Louise a pris les choses en main à la cuisine. Je reste jusqu’à près de 19 heures au Mont, avec les élèves d’abord, seul ensuite. J’ai reçu aujourd’hui par la poste les trois premiers albums des histoires d’Amadou que la Joie de Lire a réédités, je lis le premier, L’Opinel : je me régale. J’apprends au détour qu’Alexis Peiry, l’auteur né à Gruyères en 1905, avait entrepris la rédaction d’une autobiographie. Il en a publié en 1968 la première partie, intitulée L’Or du pauvre. La mort, cette même année, l’empêchera d’aller au bout de son entreprise.
C’est à Saint-Martin que je vais récupérer Lili et Valentine, où les entraînements d’athlétisme ont été déplacés. Il est plus de 20 heures lorsqu’on rentre au Riau, Sandra a réchauffé des lasagnes, fait une salade et acheté un gâteau des rois. C’est Arthur qui hérite de la couronne, Louise est revenue enchantée de sa présentation, du codex Magliabechiano, elle joue de la guitare après le repas. Lili se douche. Sandra travaille, je boucle ce billet un peu après 21 heures, il est impératif que je me couche tôt.

Jean Prod’hom


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Une utopie qui orienterait nos vies

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Cher Pierre,
Une pellicule de neige recouvre ce matin le Riau, assez importante pour que j’avance l’heure de mon départ. Inutile précaution, il y a peu de circulation sur la route de Berne et les conducteurs des chasse-neige ont fait le gros du boulot.

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C’est donc jour de rentrée, je vais enchaîner sept périodes ; je ne m’en plains pas mais en sortirai, je le crains, en petit état ; je commence par la lecture de deux chapitres du Grand Meaulnes.
Les pages au cours desquelles Augustin fait la connaissance d’Yvonne de Galais sont à l’image de la fête organisée par Frantz et de toute la première partie de ce récit : ce sont les vides qui bordent les choses, précèdent et suivent les événements, les silences d’où se lèvent et où retombent les paroles des vivants, qui les font tenir ensemble, miraculeusement, en tenant éloigné deux fois le lecteur, éloigné par ce qu’en dit Meaulnes à François, et ce que François en raconte. Ce sont les courts-circuits, les ruptures, les absences, les disparitions, les ellipses, les interruptions, le jour, la nuit, les éclairs qui font l’étrangeté et le mystère de cette fête sans contour mais aux précisions déroutantes. Réussite donc née d’une virtuosité technique et de la poursuite effrénée d’une idée, qui donne naissance et consistance à ce qui est et n’est pas, telle une utopie qui orienterait nos vies, en lui donnant une forme, un sens et une fragilité.
Travail ensuite sur le récit – avec ou sans passé simple –, lecture de La Vallée de la Jeunesse d’Eugène et rédaction du journal.
Je remonte à 16 heures, en petit état, fais un détour par la Migros d’Epalinges où j’achète une salade, du fromage, de la pâte à gâteau, des yogourts et des fruits.
Arthur ne rentrera qu’en début de soirée ; Sandra et Louise, qui a son cours de guitare, quittent la maison pour Oron. Lili me montre un dessin qu’elle termine à l’instant, c’est le portrait d’un cheval avec un oiseau perché sur le chanfrein, il ressemble à un chardonneret, c’est en réalité un rouge-gorge. Je prépare à manger.
Nous regardons après le repas, en famille, Les Visages de la terreur, un documentaire français sur la dérive des frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Si les choses s’éclairent, l’avenir s’assombrit. Au lit les filles !
Je regarde ensuite, seul, Du côté des vivants, un autre documentaire français sur la bande à Charlie, racontée par leurs proches et les survivants de la tuerie du 7 janvier. Beau. Le monde s’éclaire à nouveau. Un peu.

Jean Prod’hom

Lundi c’est demain

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Cher Pierre,
Lundi c’est demain, et c’est un peu, je crois, pour m’y préparer que je me lève à 6 heures, m’active en faisant un feu dans le poêle, puis griffonne sur des fiches quelques notes en prévision des changements qui vont avoir lieu sur ce site. Je vais en effet revenir à une forme plus éclatée de ce journal, qui ressemblera, au moins en apparence, à celle de fin 2013. Mais avec la volonté d’en faire également l’atelier dans lequel seront entreposés les fragments d’un texte auquel je songe depuis quelque temps déjà. Sans oublier, en contrepoint, les Laisses que nous mettrons en route le 14 janvier, Stéphane et moi.

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J’ai cru en regardant par la fenêtre qu’il ferait beau ; mais il a fallu déchanter, le brouillard n’a pas tardé à remonter de la Broye et à s’accrocher à la cime des épicéas et des sapins blancs. Louise me rejoint à 8 heures, Lili puis Sandra la suivent. Elles descendent toutes trois chez Marinette.
Il aurait fallu décrire la bataille silencieuse à laquelle se sont livrés, au Riau, les éléments ; décrire comment le soleil a repris le dessus, puis le dessous, le dessus, le dessous enfin, définitivement, avec le brouillard entre lui et nous. Ou à défaut, pour apprendre, relire les pages que Claude Lévi-Strauss en route pour le Brésil à bord du Mendoza a consacré, dans Tristes Tropiques, à la description d’un coucher de soleil.
Je dévoue le reste de ma courte journée à l’école, mets à jour le site des élèves et prépare la semaine prochaine. Lili est sur un projet dont elle ne veut rien dire ; Arthur travaille une bonne partie de l’après-midi enfermé dans sa chambre ; Sandra se penche en compagnie de Louise sur le codex Magliabechiano, elle prépare ensuite des lasagnes végétariennes, je lave une salade. Il fait nuit, on mange alors qu’il n’est pas 18 heures, la cuisine est réduite à 18 heures 30. On monte voir le téléjournal avant de rejoindre, un peu inquiets, nos appartements.
Demain c’est lundi.

Jean Prod’hom

Chambre 807 du Grand Hôtel Plaza à Rome

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Cher Pierre,
Il pleut sur les tuiles et le velux ; je me réveille au milieu de la nuit et descends à la bibliothèque. Edelweiss et Fleur qui semblent m’attendre prennent les devants, je leur ouvre la fenêtre de la salle de bains, ils disparaissent sur le toit glissant.

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J’hésite à descendre d’un étage et à ouvrir le frigo, mais un bref examen de conscience me ralentit : la fin des vacances approche et il convient que je retrouve une certaine discipline. Je remonte bien décidé à m’endormir, tarde pourtant, si bien que lorsque je me réveille, toute la maison est déjà sur le pont : Sandra et Louise besognent autour d’un livre de mathématiques, Arthur devant un puzzle de 2000 pièces. Lili, elle, prend du bon temps. Je décide de lire les dernières pages du Chardonneret, que je me félicite de terminer enfin ; les dernières pages, dont je recopie quelques éléments, me ravissent.

Parce que, si nos secrets nous définissent, en opposition au visage que nous montrons au monde : alors le tableau était celui qui m’a emporté au-delà de la surface de l’existence et qui m’a permis de savoir qui j’étais.

L’oiseau nous regarde. Il n’est ni idéalisé ni humanisé. C’est un oiseau, point. Vigilant, résigné. Il n’y a pas de morale ou d’histoire. Il n’y a pas de résolution.

... la transsubstantiation où la peinture est peinture et pourtant en même temps plume et os. Pas craintif, pas même désespéré, mais inébranlable et tenant sa place. Refusant de se retirer du monde.

... dé à coudre de courage, tout en duvet et os fragiles.

... il n’y a qu’en s’avançant dans la zone intermédiaire, le liséré polychrome entre vérité et non-vérité, qu’il est tolérable être ici et décrire cela, tout simplement.

Lorsque j’entre au milieu de l’après-midi dans la cafétéria de C, les pensionnaires de l’EMS sont nombreux à boire un thé avec leurs invités ; je leur souhaite une belle année mais ne m’y attarde pas. Je jette un coup d’oeil, avant de monter à l’étage, au grand salon où somnolent devant une série américaine deux personnes âgées et un homme encore jeune. Je connais le chemin, croise une infirmière jamais vue jusque-là, lui parle en élevant la voix pour que mon arrivée ne surprenne pas T. Celui-ci écoute la radio, couché dans son lit, il l’éteint ; nous nous souhaitons la meilleure année qui soit. Je déplace le sac à dos qui ne quitte pas la chaise noire contre laquelle sont appuyées ses cannes et sur laquelle je prends place. Je lis trois chapitres du Sable mouvant de Henning Mankell ; T semble si fatigué que je décide d’abréger sa visite.
Je bois un jus de pomme à la cafétéria avant de quitter l’établissement ; deux tables sont occupées : à la première, on y parle au ralenti ; à la seconde, un résident fait un mot fléché. Dans le coin cuisine, une employée met un peu d’ordre ; dehors le brouillard semble se retirer à mesure que la nuit tombe. Je rentre.
Au Riau, Louise analyse avec Romance une représentation de sacrifice humain tirée du codex Magliabechiano ; Louise m’accompagne lorsque je ramène son amie à 19 heures à Moille-Margot.
Au retour, nous nous retrouvons en famille autour d’un plat de pâtes et d’une salade préparées par Sandra ; après quoi, une fois n’est pas coutume, je regarde avec eux un film tout récent, Agents très spéciaux, qui a pour principal mérite de se dérouler en partie dans le Grand Hotel Plaza à Rome où Solo, Kuryakin et Gaby séjournent, et plus particulièrement dans les chambres 707 et 807. Eric Chevillard et Franck Garot ne sont évidemment pas pour rien dans ce choix. Et que leurs noms ne soient pas cités dans le générique de fin démontre une fois encore leur proverbiale discrétion.
La pluie n’a pas cessé de la soirée, et lorsque je me glisse sous l’édredon, je l’entends à nouveau pianoter sur le toit. Je tente de suivre, derrière l’écran de mes paupières, les gouttes d’eau s’écouler de l’arrête du toit, cascader de tuile en tuile, contourner les obstacles qui se présentent ; j’essaie d’en évaluer la quantité mais les perds de vue lorsqu’elles s’engouffrent dans les chéneaux puis les tuyaux de descente ; et à mesure qu’elles rejoignent, sous terre, les canalisations des eaux claires, je m’endors.

Jean Prod’hom

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Mille cinq cent quarante-trois points-vigules

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Cher Pierre,
Arthur est rentré discrètement ce matin, à un peu plus de huit heures ; on ne le reverra pas avant midi. Sandra, qui s’est réveillée un peu plus tard, s’est remise à la rédaction du second tome de son manuel de physique, les filles font leur cuisine au salon, j’avance dans la lecture de la dernière partie du Chardonneret.

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Je fête aussi mon premier succès de l’année 2016 : la publication des 2500 fichiers des marges.net – avec les modifications dues au passage de l’an – s’est faite sans accroc ; j’en ai même profité pour ajouter deux catégories : Laisses et Amadou. Pour le reste, difficile de savoir ce qui m’a occupé, hormis l’examen quantitatif des signes qui ponctuent les 365 billets (178’509 mots) publiés sur ce site en 2015 :

AU BILAN

Points à la ligne : 5342
Points : 3602
Virgules : 13689

Points-virgules : 1543
Deux-points : 671

Points d’interrogation : 157
Points d’exclamation : 93
Points de suspension : 99

Ces résultats m’encouragent à reconduire la résolution prise fin 2014, visant à réhabiliter l’utilisation du point-virgule, à en explorer et en exploiter les pouvoirs.
Grand tour au milieu de l’après-midi avec Sandra et Oscar, par la Musslly, le chemin aux copeaux, la route de Froideville. On fait peu de bruit, Oscar trottine à l’avant ; il pleut un crachin dont le brouillard floute l’origine, on revient par le triage. Je fais quelques parties d’Uno au retour avec les filles.
Sandra prépare des pizzas, je fais cuire à feu doux une courge, trois tomates, une pomme et un gros bouquet de persil. On a avancé l’heure du repas pour allonger la soirée. A 18 heures 30, Louise et Arthur chargent la machine à laver la vaisselle, le nouvel an est derrière nous, on peut voir venir.

Jean Prod’hom

Un timbre-poste aux couleurs des saisons

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Cher Pierre,
L’inventaire de ce que j’ai gardé et de ce que j’ai abandonné tout au long de l’année tient sur un timbre-poste aux couleurs des saisons. Que me reste-t-il donc de l’avenir ?

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Hier soir, la mise au net des billets des jours précédents m'a conduit bien au-delà de minuit, si bien que je me réveille tard, trop tard, la journée sera courte.
Tant qu'à faire, je me jette à l’eau et tente d'obtenir, sur le site des CFF, un billet aller et retour pour Paris. Au moment même où je clique pour exécuter le paiement, mon navigateur me déconnecte. Arthur puis Sandra me donnent un coup de main, sans succès. Bilan, deux heures à l'eau, ce sera une journée sans, une journée peau-de-chagrin.
On quitte le Riau à trois heures, sans Arthur qui réveillonne avec des amis dans un refuge du Jorat. Je renonce à la dernière minute au cinéma, au Prophète, le film que Françoise, Valentine, Sandra et les filles se sont proposé de voir au Rex de Vevey, pour m’installer sur la terrasse de l'hôtel de Genève. J’y bois un thé, la nuit tombe, il pleut ; un Parisien de passage et deux Veveysannes babillent à la table d'à côté, reviennent sur les tueries de novembre. C’est un travail que de se mettre d'accord, chercher et trouver des équivalences ; élaguer ses références, en bricoler de nouvelles ; composer avec ses ignorances, omettre ce qui pourrait fâcher, déplacer ou réorienter la discussion : les salafistes, le wahhabisme l’ex-Yougoslavie, la déchéance de nationalité, les frontaliers, le prix de la vignette autoroutière, celui du café et des assurances, celui des loyers. Le Parisien et les deux Veveysannes y parviennent, se réjouissent à la fin, d'une seule voix, de la fête qui se prépare sur la Grande Place. Chacun voudrait tant préserver ce qu’il a honnêtement acquis. Bien loin de ce brouhaha, dans leurs palais ou leurs cartons, les plus riches et les plus pauvres gardent le silence.
Françoise, Edouard et Valentine ont préparé un repas de rois, on mange jusqu’à près de minuit, avant de rejoindre sur le quai Maria-Belgia la foule des curieux. Les cloches sonnent, on se souhaite une bonne année. Deux gros bateaux croisent au large de la ville ; appuyés au bastingage, les invités lèvent la tête en direction des feux multicolores et bruyants qu’un artificier tire depuis l’embarcadère, en direction de ce quelque chose qui nous file entre les doigts.
Sandra conduit pour le retour, les filles s’endorment dans la voiture. A deux heures tout le monde est au lit, Arthur excepté.

Jean Prod’hom

Une peinture à l'huile de Zao Wou-Ki

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Tandis que les enfants descendent une dernière fois à la piscine, je lis la notice consacrée à Zao Wou-Ki sur le site de la fondation Pierre Gianadda. M'étonne de son indigence. A y regarder de près, et un peu honnêtement, j’entrevois la difficulté de dire quoi que ce soit d’un peu décisif sur n’importe quoi. Ou de l’entendre.

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Je descends à pied jusqu’aux Granges-sur-Salvan, anciens mayens que traverse une étroite ruelle à l’extrémité de laquelle se dresse La Ruche. Une maison de trois étages, un peu à l’écart, construite dans la première moitié du XXème siècle. C’est là que nous allons, avec des amis, passer les relâches prochains. L'accès n'est pas simple et la route si étroite que deux véhicules ne peuvent se croiser qu'en de rares endroits. La maison se niche dans une dépression au pied des gorges du Dailley où coule la Salanfe, celle qui prend sa source au pied des Dents du Midi et qui finit Pissevache à Vernayaz. L'absence de neige nous aurait permis d'atteindre aujourd’hui le col de Matze au-dessus de Van-d’en-Bas, mais les enfants ne voient pas la chose ainsi ; comme ils ne sortent pas de la voiture, c’est moi qui y monte. On franchit la vallée du Trient, qui coule à plus de cent huitante mètres sous le nouveau Pont du Gueuroz, puis la Dranse sur le vieux pont en bois couvert de la Bâtiaz.
J’aurais volontiers emporté de chez Gianadda une peinture à l’huile, sans titre, d’un mètre quarante-six sur un mètre quatorze, une peinture à l’huile qui, contrairement à beaucoup d’autres, a fini de sécher ; elle a en outre le mérite de faire voir à mesure qu’on s’en éloigne, toujours plus précisément, ce qu’on avait sous les yeux.

Jean Prod’hom




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Les choses vont s’inverser

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C'est le bourdonnement du moteur électrique et le frottement du câble sur les vingt-deux roulettes du premier pylône de la télécabine de la Creusaz qui me réveillent, il est huit heures. Transport de marchandises peut-être, le bruit s'interrompt, je me rendors.

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Ce sera Ovronnaz, de l'autre côté du Rhône, quelques installations fonctionnent et les pistes ne sont pas trop exposées. Mais depuis hier, quelque chose a changé pour ceux d’en-bas, on s’en rend compte à Salvan : le brouillard double le Rhône en amont de Saint-Maurice, et c'est le Chablais qui a la tête au soleil. On devine pourtant que le bouchon ne va pas résister et que les choses, comme souvent, vont s’inverser au cours de la journée. On quitte l'autoroute à Riddes, le brouillard à Leytron. Pour ceux d’en-haut, les beaux jours continuent.
Trois heures de ski : Sandra accompagne Louise qui débute avec un snowboard, j’emmène de mon côté Lili et Arthur, ils me laissent si peu de répit que je ne peux bientôt qu’espérer les suivre ; je termine mon après-midi dans un café, pensif, devant une verveine et le journal du jour.
On laisse la neige pour les bains, des bains chauds bourrés de monde. Ça fait pourtant du bien, je suis le plus vieux et le plus à plaindre, je le sens davantage chaque hiver. Il fait nuit lorsqu'on en sort. Arthur trouve une bonne adresse à Martigny, le Bistrot des Italiens où l’on mange une pizza. Nous sommes à huit heures trente à l'hôtel.
Les enfants, qui ne sont guère habitués à la télévision, la regardent dans leur chambre jusqu'à point d'heure, Sandra s’endort tandis que je termine l'avant-dernière partie du Chardonneret.

Jean Prod’hom


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Une hospitalité en porte-à-faux

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Ambiance de fin de saison au Riau, on entasse skis et bagages dans le bus Nissan, avec le soleil qui déborde de partout et des pâquerettes qui devancent les perce-neiges.

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Sandra branche le GPS pour répondre à Lili qui s'enquiert de la durée du voyage jusqu'aux Marécottes ; j'imagine le tracé pendant que la machine le calcule : le bord du lac, Villeneuve, Saint-Maurice, la cascade de la Pissevache, Martigny, Salvan... trois quarts d'heure à tout casser. Le GPS me corrige, il indique 58 minutes. Je me console, ses minutes sonnent creux.
Le brouillard nous accueille aux Croisettes, on y reste pendant une bonne dizaine de kilomètres avant d'en sortir à Chexbres, mais par-dessous, avec le lac gris gravier à nos pieds ; on remonte insensiblement pendant quelques secondes, le puits dans lequel on glissait se fait bientôt rideau, puis gaze ; y apparaît alors une ombre d'un seul tenant, découpe des Rochers de Naye et de la Dent de Jaman, avec à gauche la Cape au Moine, à droite les tours d'Aï et la Dent de Morcles. Les ombres durcissent, durcissent, durcissent encore avant de devenir d’un coup lumières opaques. On a passé de l'autre côté du miroir avec un ciel à nouveau, et le grand théâtre des Alpes ; un second lac repose désormais sur le premier, avec deux Rhône qui s’y jettent, celui d'en-haut roule son écume sur le dos de celui d'en-bas qu’on devine.
Mais tout se referme à Saint-Triphon, on se retrouve une fois encore dans une étoupe filandreuse et incolore dont on peine à imaginer la fin. A Saint-Maurice pourtant, alors que nous roulons sous terre et que nous n’espérons plus rien, a lieu un miracle que je suis prêt à attribuer au général de la légion thébaine ; le Rhône nous attend en effet à la sortie de la galerie, il roule ses eaux turquoise piquées d'argent, les éoliennes font des grand signes dans le ciel bleu, vide et transparent. De la route qui monte à Salvan, celui qui en douterait peut le vérifier en se retournant : la coulée de brouillard s’arrête net à la sortie du bourg, à la hauteur de l'abbaye. Le soleil nous accompagnera jusqu’à son coucher.
Le village des Marécottes est désert, l'hôtel où l'on dépose nos bagages idem. La télécabine nous emmène à la Creusaz ; Sandra et les enfants casqués de noir descendent sur des trottinettes louées à la station, par l'ancienne route, remontent et redescendent tandis que j'emprunte le sentier pédestre, un peu raide à mon goût, qui serpente parmi les épicéas et les mélèzes. Je les retrouve devant une tente d'indiens, au soleil sur des chaises longues. On termine la journée à la piscine de l'hôtel.
La salle à manger est presque vide, l'équipe de cuisine réduite, quelque chose cloche. Je me souviens avoir éprouvé le même sentiment il y a trente ans ; j’étais parti de Mende à pied, début janvier, pour rejoindre Saint-Hyppolite-du-Fort par les causses. J’ai passé deux soirées à l’hôtel, à Saint-Enime d'abord, à Meyrueis ensuite, dans des salles vides et froides, devant une salade de crudités et du jambon cru, sous la surveillance d'un sanglier empaillé à Saint-Enimie, d'un cerf à Meyrueis... J’ai éprouvé ce même sentiment en voyant Rendez-vous à Bray, le film d’André Delvaux...
Tout est naturellement différent aujourd’hui : je ne suis pas seul, l'hôtel est chauffé, nous sommes en famille. Mais rien n'y fait, ça y ressemble, quelque chose comme un défaut d’hospitalité, ou une hospitalité en porte-à-faux : hors-saison.
Les enfants rejoignent la chambre 40, nous la 39. J’apprends en feuilletant la version numérique du Temps que ses critiques littéraires ont établi la liste des dix livres coups de cœur de l'année 2015. Marges en fait partie, une année après Tessons.

Jean Prod’hom


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Amadou reprend du service

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Cher Pierre,
Sandra et les filles se rendent comme chaque dimanche chez Marinette, Arthur fait un puzzle. Je sors dans le jardin avec Amadou, cherche une solution pour le vertébrer ; un simple fil de fer fera l’affaire pour l’instant.

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Frédéric Rauss m’a fait un beau cadeau de Noël, je l’apprends un peu par hasard ce matin ; Il a consacré en effet sur son site, le dix-huit décembre passé, un long billet sur le journal que je tiens quotidiennement depuis le 14 janvier 2015. L’homme habite au pied du Jura, il conclut en racontant qu’il a croisé l’autre jour une équipe de bûcherons qui abattaient des ormes. Où vont donc se percher désormais les merles ? Et des ormes, en existent-ils encore en bonne santé dans nos régions ?
Le frêne est menacé lui aussi, par un champignon venu du Japon ; les premiers cas de chalarose ont été signalés en 2008 en Suisse, en 2010 dans le canton de Vaud, aux Cullayes aujourd’hui. C’est à la cafétéria de l’EMS que je l’ai appris, une série de frênes va en effet être abattue dans les prochaines semaines sur le domaine communal, pour éviter que les plus gros spécimens se renversent sur la voie publique et que les plus lourdes branches, affaiblies, tombent sur la tête des passants. Pour éviter ces désagréments, le frêne de la place de jeux de Montpreveyres a été abattu.
On ne connaît pas de mesure contre ce champignon, inutile donc d’aménager des coupe-feux pour enrayer sa propagation, la chalarose est portée par le vent ; le feuillage flétrit ensuite, les branches sèchent, le pied pourrit. Ne pas désespérer, concluent les spécialistes, certains des plus robustes développent une résistance spécifique : les morilleurs respirent.
Arthur me donne un coup de main en fin de matinée, à contre coeur d’abord, son dos, dit-il. On finit par déplacer plusieurs centaines de tuiles derrière le poulailler, celles que les couvreurs ont déposées près du lilas et que remplacent aujourd’hui sur le toit trente-deux panneaux photovoltaïques. J’en profite pour mener à la déchèterie les vieilles pierres ollaires du poêle, en miettes, que j’ai remplacées cet été, et les volets vert pomme entreposés derrière le garage auxquels on a renoncé.
Je poursuis au cours de l’après-midi la lecture du Chardonneret de Donna Tartt, dans la véranda au soleil, pendant qu’Arthur et Sandra font de la physique ; les filles mènent leur vie en croisant celle d’Oscar, les chats somnolent dans les combles.
Je fais cuire quelques pâtes et prépare une salade. On regarde en famille The Woman in Gold, film dans lequel Maria Altman récupère, avec l’aide du petit-fils d’Arnold Schönberg, cinq tableaux de Gustave Klimt volés à sa famille par les nazis, et notamment l’un des deux portraits d'Adèle Bloch-Bauer. Chacun retourne ensuite à ses affaires, les mouvements se font plus rares, on perçoit quelques bruits : le craquement d’un fauteuil, le frottement d’une brosse-à-dents, le froissement d’un drap, le claquement d’une porte ; chacun se glisse à son tour dans son lit, sans avertir ; les lumières s’éteignent une à une, comme dans la ville. Il ne reste bientôt que la nuit, le réverbère au carrefour et les respirations qui s’allongent.

Jean Prod’hom

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Je suis moi et personne d’autre

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Cher Pierre,
Nous reprenons le même chemin pour la troisième fois, de la Vernie à la Vernie en passant par la Mèbre. Mais aucun moineau ne se baigne dans les flaques  ; le champ labouré semble l’avoir été à nouveau pendant la nuit ; les innombrables chemins d’accès, de la rue des Alpes aux propriétés privées, sont devenus autant de petites impasses pleines de malfaiteurs, les thuyas offrent de belles planques aux merles. F ne reconnaît pas tout non plus. Il faudrait naturellement refaire le même chemin un nombre incalculable de fois pour être en droit de se taire. On se quitte à midi, je fais une halte à Poliez-PIttet

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T me demande si je veux bien l’accompagner ; on fait quelques pas en direction du collège, soleil, quelques pas en direction des bois ; la présence des lichens sur les arbres indique, me dit-il, la bonne qualité de l’air. Deux oiseaux passent dans le ciel, ni corneilles ni corbeaux, des cormorans peut-être, puis plus rien. Je le prècède, T m’arrête, le grand air l’inquiète, un accident peut-être, on rentre.
Sa chambre ne connaît pas le soleil, et le soleil de Henning Mankell peine à y entrer ; T me demande à la fin du premier chapitre s’il doit entendre dans ces lignes l’annonce de sa mort. Pas de point final à apposer, répond Mankell, dans le sens d’une issue heureuse ou d’une issue fatale. Je suis entre les deux. Aucune certitude.
Il y a dans le second chapitre un tableau qui fait voir ensemble les morts et les vivants, les premiers regrettant de devoir quitter la partie si tôt, les seconds durant bien au-delà du temps qui leur a été imparti.
Dans le troisième, Mankell raconte comment, à neuf ans, il découvre qu’il ne peut échanger sa place avec personne : Je suis moi et personne d’autre. J’avais le même âge, ou à peu près, c’était un dimanche après-midi, seul, un ballon dans la main. Personne ne prendra désormais ma place.
Lucette et Michel ont mis les petits plats dans les grands, on mange et boit jusqu’à tard. On rentre à minuit passé.

Jean Prod’hom


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Au milieu l’étang

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Cher Pierre,
Valérie passe à dix heures, babille, boit un café et embarque deux livres. On déjeune à onze. Grand déballage, les enfants ont été généreux, entre eux et avec nous ; Sandra leur annonce que, malgré le manque de neige, nous monterons deux jours la semaine prochaine aux Marécottes. Chacun retourne à sa plate-bande, je compte les petits nains.

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Lili a perdu hier la laisse d’Oscar, je pars à sa recherche avec Amadou, à rebrousse-poil, mais avec la tête bien trop en l’air pour mettre la main dessus. Le ciel est bleu, les passereaux sont comme des étoiles, on s’y perd. Je peine à suivre l’envers du chemin d’hier. Je croyais tout savoir de ces bois, mais une mauvaise interprétation à un carrefour les replonge dans l’inconnu. Et me voilà égaré dans ce que je croyais connaître. Je ferme les yeux pour reprendre mon souffle et l’histoire à zéro.

Le chemin sur lequel je cours                    
Ne sera pas le même quand je ferai demi-tour
J’ai beau le suivre tout droit
Il me ramène à un autre endroit
Je tourne en rond mais le ciel change
Hier j’étais un enfant
Je suis un homme maintenant
Le monde est une drôle de chose
Et la rose parmi les roses
Ne ressemble pas à une autre rose.
 
Robert Desnos, La géométrie de Daniel, 1939

Je pose le nord, je pose le sud, m’aligne en faisant un quart de tour à droite, du côté d’hier ; redessine les deux tracés, hachure les zones interdites, recalcule les distances, règle la focale et l’ouverture, fixe un ou deux repères, colle des pastilles de couleur sur cet anneau de Moebius. Je parviens finalement à reconstruire de proche en proche les deux parcours, mais sur deux espaces qui ne se superposent pas ; l’aller et son envers ne se croisent qu’accidentellement. Non ! le temps ne se plie pas, l’espace non plus, il n’y a pas de sens inverse.
Aller aussi longtemps qu’il le faut dans cet égarement avant de reconnaître, enfin, ce qu’on croyait connaître, y repasser pour la première fois, la raison vacille, je sors de l’espace euclidien. L’aller et le retour se succèdent, le retour est toujours un aller, l’aller un retour, et au milieu l’étang.

Jean Prod’hom


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Une boîte où abréger ses peines et ses joies

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Cher Pierre,
Si nous sommes amenés à différer l’acquittement de certaines de nos dettes, c’est souvent parce nous voudrions savoir, avant de nous y être engagés, où placer le levier qui donnera sens à son règlement et à l’échange qui en procède. Il suffit pourtant de prendre les devants, de tirer le premier fil, avec assez assurance, pour qu’au détour d’une phrase une lumière rasante vienne soulever la voile et éclairer en retour un pan de nos vies.

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Sylvie Durbec, qui n’est pas restée insensible à Tessons, a invité Joëlle, Catherine, Corinne, Magali et Christine à se pencher au printemps sur l’existence de mes petits paradis portatifs, à l’occasion d’un des ateliers d’écriture qu’elle anime à Marseille. Nous nous sommes rencontrés à Grignan en septembre chez Christine Macé ; Sylvie m’a envoyé en novembre quelques-uns des textes des participantes, qui m’ont rappelé au bon souvenir et aux vertus de ces restes de la vaisselle du monde.
J’y ai retrouvé la paix que dispense la marche solitaire, celle qui nous fait suivre la course du papillon, là où on s’attarde, dans le lit des rivières à l’abandon et sur les plages sans heures ; là où on réalise entre deux eaux des bouquets de fanes et de chutes.
J’y ai retrouvé le velours et le sablé, l’éclat un peu passé du visage des enfants tristes, sous l’émail le biscuit de la première cuisson, pierre nue dans la paume, grain arrondi qui retrouve au-delà d’un détour éminemment technique, violine ou pigments, le goût de la mie et de la croûte du pain.
Un jour, vous vous attachez à eux alors que vous ignorez tout de ce qui vous est promis. Vous les croisez plus tard après l’orage, inchangés ; vous les ramassez alors, soudain moins orphelins. Ou mieux. Ces brimborions ont du panache, ils vivent discrets en marge du train du monde ; brisés, roulés, usés, comme nous, victimes des circonstances mais bien décidés à s’en remettre. Ils se retapent sans rien dire à personne,
Il y a tant de choses à faire dans ces boucles qui redonnent de la durée à nos heures, points d’orgue tombés du ciel, on en sait bien peu des chemins qui conduisent à la rédemption : petite leçon d’humilité, petite leçon d’éternité.
Un enfant s’arrête et ramasse un morceau de terre cuite à Suze-la-Rousse, personne ne le lui a appris ; couleur bise et parfumé, personne ne le lui prend, il est comme un pain craquant et doré ; il le glissera dans une boîte avec un écrou, une plume et toutes ces merveilles sans maître et sans valeur à côté desquelles on passe. Une boîte qui offre à cet enfant un premier lieu où abréger ses peines et ses joies.
Il est 14 heures, on va faire une variante du grand tour, Françoise, Edouard et Valentine, Oscar, Sandra les enfants et moi. Par l’étang, la montagne du Château et le refuge de Corcelles. Lucie nous rejoint. On réveillonne.

Jean Prod’hom

Jusqu’à l’étang où la terre reprend ses droits

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Cher Pierre,
Oscar attend un signe, je lui en fais un à midi, les chiens savent être patients : longue trotte sous le soleil et dans les bois, jusqu’à l’étang où la terre reprend ses droits.

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Face à l'étiolement, la fragmentation, l'épuisement, la méfiance, face à la culture hors-sol, ou celle du terroir – c’est du pareil au même –, face à l’essoufflement des récits, la dangerosité des collectifs, la multiplication des misères, l'inertie des consciences, je ne vois que la beauté, l’inutile beauté, son chant passager et ses feux discrets ; la fougère que je déroule, son éventail que je déplie.
S'installer résolument aux côtés des roseaux qui oscillent en rangs serrés, les pieds dans la terre, se faire les alliés des passereaux, aller en éclaireurs, s'appuyer contre le bouleau en tenue de camouflage. Un merle brasse les feuilles mortes, un geais fait diversion tandis que s'envole un nuage de moineaux.
Tout autour de l'étang qui vit ses derniers hivers, de hauts épicéas dessinent un ovale qui tient, à l'abri de son théâtre, le souvenir d'anciennes fêtes lacustres. Bois de Boulogne où se retrouvaient à l’aube et au crépuscule les habitants du quartier, broderies de lumière cousues avec de l'ombre en toutes saisons, l'eau ruisselait sur les plumes du canard, de la cane et de leurs canetons. Un printemps, on a même vu deux cygnes.
Il reste aujourd'hui le silence balayé par le vent, le sentier de ronde des absents, le froissement des herbes sèches ; mais la beauté a lancé dans la flaque un nouvel assaut, du fond de la tourbe jusqu’au ciel ; elle n'en finit pas, invisible, de construire des cathédrales et de faire tache d'huile.
Personne n'aurait l’idée de convaincre Oscar de ce bazar, ou de lui faire entendre raison ; il fait bande à part, donne à sa manière une réponse, belle, sans ressentiment, mais du dedans. A nous de donner celle du dehors.
On quitte le Riau à 16 heures 15. Elisabeth et Didier nous attendent dans leur maison de Neuchâtel ; Françoise est déjà là, les autres arrivent au compte-goutte : dix-neuf. La ville est en fête, sans froid ni neige ; on monte sous les projecteurs jusqu'à la collégiale, les commerces sont ouverts, odeur de marron.
Repas de fête et veillée séculière ensuite, je me souviendrai des macarons d’Arthur et de Louise, et dans les bras de celle-ci, miracle, un nourrisson de trois semaines qu’elle regarde sans vraiment y croire.
Il est passé une heure lorsque les enfants vont au lit.

Jean Prod’hom

Un sapin de Noël qui fait le paon

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Cher Pierre.
Il me faudra beaucoup de courage pour renoncer, beaucoup de doigté et de prudence pour ne pas séparer l’ombre de la lumière, de tempérance et de bon sens pour ne pas empêcher l’oiseau de voler. J'ai quitté Sandra hier soir devant l'écran de son ordinateur, je l'y retrouve ce matin bien avant que le soleil ne se lève, entre temps une courte nuit. Les échéances lui laisseront bientôt, je l'espère, un peu de temps pour respirer.


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Sachez que les calamités, Cher Pierre, ne nous épargnent pas non plus ici ; j’en ai été une fois encore le témoin affligé, ce matin à la Vernie, grande bâtisse anonyme au coeur de l’ouest lausannois. La femme avec laquelle j'ai vécu pendant plus de vingt ans y vit désormais avec des gens relégués, encadrés, fatigués, et des blouses blanches ; avec un frère aussi, des amis qui ouvrent les fenêtres, perles sans frontière.
F somnole à la cafétéria avec d’autres pensionnaires. Bonjour bonjour ! Joyeuses fêtes ! On boit un café, sourires, étrennes, voici des images, une boîte et un ruban ; voilà un livre, un autre livre ; mais de quoi avons-nous besoin lorsque nous ne manquons de rien ?
Je l’emmène dans sa chambre où je lui lis un texte qui raconte les longs mois passés dans les Cévennes au-dessus de Saint-Hyppolite-du-Fort, nos quatre cents coups, les vendanges, les fêtes paroissiales, la pluie, Castaneda et les oronges, nos égarements. Elle écoute d’une oreille, attentive de l’autre à ce qu’elle a oublié, qu’importe.
Onze heures : une infirmière nous ouvre la porte et c’est bientôt l’air libre. On longe la route de Marcolet, pique sur le sentier de terre qui longe la route avant la galerie du même nom, lourd champ labouré, marcher, marcher. On emprunte la rue des Alpes, à contre sens, descend sur la rive droite de la Mèbre. Halte, lit de molasse, bartasses et bruyère. Marcher encore. On traverse pour rentrer le quartier de Pré-Fontaine, sans se hâter, à l’estime, on dirait Bruxelles.
Quelques pensionnaires fument dans le hall de l’Etablissement ; salut salut, longs couloirs vides, portes fermées, chaises vides. On se sépare au troisième étage ; F monte à l’Oasis où le repas est servi. Une infirmière m’accompagne et sort son trousseau de clés. L’ascenseur me lâche devant l’Intemporel, le café. Le Christ s’est arrêté à Eboli.
Guignent malgré tout, au cœur de ce désastre, des campanules, des jonquilles et des roses ; un sapin de Noël qui fait le paon, une mésange, des hellébores, la Mèbre à ciel ouvert, un bloc erratique et d’anciennes insouciances.
Qu’on ait simultanément notre âge, celui que nous avions et celui que nous aurons, je l'ai vérifié une fois encore cet après-midi à l’Arlequin de Morges où j'ai retrouvé Pascal, un vieil ami : l’eau a coulé sous les ponts, mais c’est comme si elle avait coulé sans nous, nous sommes demeurés quelque part intacts. Nous aimerions tant, pourtant, dedans, nous être améliorés.
Amitié.

Jean Prod’hom


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Gif | 21 décembre 2015




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Cher Jean,
Merci des nouvelles des hauteurs. Votre pluie n'est pas pour me surprendre. L'hiver a fait son entrée, ce matin, et il n'a toujours pas gelé. Il reste des roses au jardin. Les campanules sont fleuries et treize jonquilles sont déjà écloses, pas moins. Ce soir, le soleil retardera d'une minute son coucher. Comme dit Beckett, "c'est énorme".
Encore une année calamiteuse, les attentats sanglants de janvier, ceux de novembre, et ma mère qui nous quitte, le 12, la veille de la tuerie. Après Beckett, Groddeck, qui nous rappelle, si toutefois on pouvait l'oublier, qu'on a tous les âges à chaque instant. C'est le garçonnet de quatre ou cinq ans, désemparé, désespéré qui a pris la direction des opérations, depuis le mois dernier. Et il ne retrouvera plus celle qu'il cherche dans les allées du supermarché.
Bonne année à tous, envers et contre tout, avec des maths et de la grammaire. Non, celle-ci n'est pas forcément le triste, le vétilleux catalogue de bizarreries impératives qu'on nous a enseigné mais l'armature de la pensée, la droite voie de notre sens et les petits enfants- j'ai vérifié, jadis, dans mon collège- accèdent sans difficulté à pareille évidence. Quoi de moins surprenant! Ils la possèdent à l'état pratique et, maintenant, ils savent qu'ils l'ont toujours su. Ils découvrent de quelles richesses ils étaient dépositaires. La Bruyère, pour finir: "Juste après viennent les diamants et les perles".
Amitié.
Pierre


Corcelles-le-Jorat | 21 décembre 2015

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Cher Pierre,
Pluie ce matin au Riau, grasse matinée pour Arthur et Lili, bain pour Louise, math et écriture pour Sandra. J’écoute – et regarde – l’heure que François Bon consacre à vos livres ; il termine avec Aimer la grammaire.

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Ce court traité tient dans ma bibliothèque, lui aussi, une place à part. D’abord parce que j’enseigne cette matière à la triste réputation, mais aussi et surtout parce que vos pages constituent la réalisation d’un rêve que je fais parfois et que votre phrasé redouble : celui d’aller à l’essentiel et d’y rester. L’avant-propos et les paragraphes introductifs de chacune des parties de cet ouvrage fournissent bien assez de grain – à moudre mais aussi à semer, arroser, récolter – pour nourrir les élèves jusqu’à la fin de leur scolarité obligatoire.

Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons. 

Leçon donc, également, de philosophie première et d’écriture, donnée à coup de proses brèves qui relèvent tout à la fois de l’aphorisme – on y retrouve, sans qu’il soit nommé, Descartes – et du poème : Nous ne sommes pas seuls au monde.

Je poursuis la lecture du Chardonneret. Le tableau de Fabritius réapparaît enfin à Las Vegas, je me languissais :

... j’aimais le savoir là à cause de la profondeur et de la solidité qu’il donnait aux choses, du renforcement de l’infrastructure, d’une précision invisible, de la justesse d’une assise qui me rassurait, tout comme il était rassurant de savoir que, au loin, les baleines nageaient sans crainte dans les eaux de la Baltique et que des moines de mystérieuses zones temporelles psalmodiaient sans discontinuer pour le salut de l’humanité.

Je n’en ai pas fini avec ces oiseaux, avec le jaune, le rouge, le noir et le blanc, juste se délecter de ce moment délicieux apporté par le vent. Je ressors ma boîte de néocolors, descends au Do it d’ Epalinges ; pas de térébenthine, mais un ersatz. Je passe la fin de l’après-midi un pinceau à la main.
C’est soirée de Parkour à Lausanne pour Arthur, anniversaire à Servion pour Lili. Nous passerons la soirée à la maison, Louise, Sandra et moi.

Jean Prod’hom

Il faut bien ça pour offrir une réponse à la mort

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Cher Pierre,
J’ai oublié de mentionner hier le billet que Lisbeth Koutchoumoff a consacré à Marges dans Le Temps ; un billet à double détente, dans lequel je me retrouve d’abord dans les marches de la littérature, avec Alexandre Friederich – que je ne connais pas –, Pascal Rebetez et François Beuchat ; seul ensuite dans le Jorat, avec couleurs, lumière, ciel, boue.

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Ramasser une pierre ou retenir quelque chose du jour, c’est du pareil au même, il faut bien ça pour offrir une réponse à la mort.
Sandra, Oscar et les filles descendent chez Marinette faire leur job dominical ; Arthur est sur pied à 9 heures, sans qu’on sache ce à quoi il s’affaire. Je monte au triage, m’étends sur l’herbe sèche et lis à l’abri du vent qui s’est levé la fin de la première partie du Chardonneret : Tom – 13 ans – arrive à Las Vegas avec, dans une seconde valise, emballé dans les feuilles du New York Post, le tableau de Fabritius, 33.5 × 22.8 cm.
Je retrouve T étendu sur son lit, on babille avant que je lui lise La petite fille de la rue du Simplon, la nouvelle d’Alice Rivaz lue samedi matin à Penthalaz. Il m’offre une carte postale de Lascaux que je glisse dans les Sables mouvants de Mankell. Je propose en effet de lui en lire, dès la semaine prochaine, les premiers chapitres. On verra ensuite.

Jean Prod’hom


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De mon commerce avec les chardonnerets

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Cher Pierre,
Le réveil sonne à 5 heures 30, Sandra se lève ; Lili, May et Louise se préparent, elles se rendent à Martigny pour une manche de la Kids Cup. Arthur déjeune à 11 heures.

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De la semaine qui s’est écoulée et de mon commerce avec les chardonnerets, je me réjouis et la conclus : l’obstination semble, une fois encore, la meilleure alliée du miracle. Celui-ci se prépare, ne serait-ce que pour savoir où diriger notre attention et nous trouver là où il aura lieu. Comme s’il se confondait parfois avec la nécessité, et que nous avions à en faire la preuve jusqu’au seuil de son surgissement. Il se passe alors autre chose. Bonheur.
Je sors avec Oscar, on trottine jusqu’au triage : lecture du gros de la première partie du roman de Donna Tartt, dont je ne savais rien, sinon qu’il n’est pas sans rapport avec le tableautin de Fabritius qui reste, après l’explosion d’une partie du Metropolitan Museum of Art, dans un sac à commissions en nylon. J’ai hâte de connaître la suite.

Jean Prod’hom


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Une nuée de chardonnerets

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Cher Pierre,
Lili et Valentine sont prêtes pour la journée de l’élégance, mais Louise ne voit aucune raison de se prêter à ce bal ; on déjeune, Sandra les emmène à Mézières. Je dépose Arthur avec ses skis aux Croisettes plongées dans le brouillard, emprunte l’autoroute, sors au-dessus de Penthalaz, bois une verveine, feuillète le journal et lis, en attendant l’ouverture de la COOP à 8 heures, une nouvelle d’Alice Rivaz : La petite fille de la rue du Simplon, sombre nouvelle nous interrogeant sur les pouvoirs du langage et l’étanchéité des groupes sociaux, sur l’infranchissable fossé qui sépare ceux des rues de ceux des boulevards, la Lulu de Grancy de la riche Anne-Marie du Simplon.

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Le boulevard dont il est question dans cette nouvelle n’est évidemment pas sans rapport avec le village de Grancy, au nord duquel je compte bien aujourd’hui voir enfin des chardonnerets. Ce village abrite en effet un château qui vit naître du beau monde : des Senarclens, des Pourtalès et des Rougemont, en souvenir desquels on baptisa du nom de Grancy le seul boulevard de la ville, l’unique vestige d’un vaste projet de constructions grandioses (Etienne Corbaz-François Vallotton) mis en route, puis abandonné par la Société des boulevards lausannois dans les dernières années du XIXème siècle.
Je me fais à l’idée, en sortant de la COOP, de rater une fois encore mon rendez-vous avec les chardonnerets ; car s’il fait jour, le brouillard est dense. Mais la friche de Grancy est cent mètres plus haut que Penthalaz, si bien que le soleil guigne lorsque j’y parviens ; j’entends quelque part, au milieu de ce vaste espace laissé aux chardons de cinq, six ou sept hectares, d’invisibles présences ; j’y avance et m’y tiens immobile.
Quelques épis oscillent, soudain un bruit... qui vient de loin, de haut ; je lève la tête, plusieurs dizaines d’oiseaux filent à l’orient ; le piètre amateur que je suis ne parvient pas à les identifier ; ils reviennent puis, sans s’être posés, repartent à tire-d’aile ; tant qu’à faire je bifurque à l’est, passe le sommet de la butte.
Et la nuée est là, comptable, juste en-dessous ; une quarantaine ou une cinquantaine de chardonnerets qui babillent et croquent des chardons. Il m’aura donc fallu une semaine et les conseils d’Alain pour arriver à mes fins ; le bonheur est immense, un bonheur qui dure, une grosse heure. Je m’approche de ces petites taches rouges et jaunes qui s’éloignent, j’exécute un grand arc pour avoir le soleil dans le dos, en prenant garde de ne pas les pousser à l’extrémité de la friche et les obliger à l’abandonner ; il suffirait peut-être de ne pas bouger, feindre de m’éloigner pour qu’ils s’approchent. Difficile à vérifier avec le temps dont je dispose.
Je me rends compte que j’ai davantage besoin d’eux qu’eux de moi, ils le savent peut-être ; et l’idée que le gros de leur vie se déroule à l’insu des hommes m’apaise.
Je rentre par Echallens, mes chaussures pleines de terre, où je lis l’article que Danny Schaer a consacré dans l’Echo du Gros de Vaud à Marges ; continue par Villars-Tiercelin et Peney. Je coupe en arrivant quelques fruits, râpe du fromage et réchauffe des pâtes ; Louise et Lili sont ravies de leur matinée. Elles ouvrent un message adressé à toute la famille ; ce sont des voeux pour l’année qui vient. Un second texte les accompagne, avec le nom de Jésus, visiblement corrigé. Lili se penche et l’examine soigneusement ; elle relève enfin la tête en la hochant, songeuse :

- Jésus avec du Tipp-Ex, c’est pas très normal !

Jean Prod’hom


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Première et dernière fois

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Cher Pierre,
Ces heures de sommeil où il n’y eut, deux jours et deux nuits durant, ni jour ni nuit – mal de chien et convalescence – m’ont fait du bien. Je n'ai pas failli à ma tâche une seule heure, depuis bientôt 30 ans ; suis allé à la mine gueule droite ou de travers, d’orgueil parfois. De rester à la maison, hier et avant-hier, de me le permettre, m'aura remis plus vite debout.

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D’autant que je trouve dans mon casier un formulaire, celui de mes voeux d’enseignement pour l’année scolaire 2016-2017 à compléter d’ici fin janvier, pour la dernière fois. C’est la première fois que j’use d’une expression pareille, ce n’est pas la dernière.
Le Moyen Pays – qui est aussi le pays de la Venoge –,  que j'aperçois du second étage du collège, est gros d'un brouillard laiteux qui se dissipe à 9 heures. Une élève présente à ses camarades le caméléon, une seconde ce qu’elle a appris de la Cosa nostra sicilienne, une troisième lit à haute voix le 11ème chapitre de La Vallée de la Jeunesse. Longue halte à la salle des maîtres. Le brouillard se réinstalle à 14 heures si bien que je renonce à faire un saut dans les friches de Grancy.
Je m'arrête à C au retour, m’entretiens avec l'infirmier responsable que j'ai déjà croisé. Je retrouve finalement T à l’étage qui est allé faire un tour. Comme convenu je lui lis une nouvelle, la deuxième du recueil d'Il colombre de Dino Buzatti : La Création. Il me raconte en contrepoint l'histoire, connue me dit-il, de ce roitelet oriental bien décidé qu’on le rassure, après avoir décimé tous ses contradicteurs : Qui de Dieu ou de lui-même est le plus grand ? Le roitelet convoque les sages ; tous gardent le silence, inquiets pour leur tête ; un seul, sage parmi les sages, se risque enfin : c’est bien le roitelet qui est le plus grand, lui seul est capable d'exclure qui que ce soit, quoi que ce soit hors des limites de son royaume ; Dieu non, son royaume est sans borne.
Je m'arrête au retour en face de Ferlens ; toujours pas de chardonneret, mais un pic épeiche et, qui vient le rejoindre à la cime d'un vieux chêne gainé de lierre, une grive draine. Je décrotte mes chaussures à la fontaine du refuge de la Détente, bois une verveine à l’auberge de Mézières.
Au Riau, tout le monde est sur pied, Arthur est en vacances, Louise aura résisté. Je repars pour Oron ramasser Lili et Valentine qui mange et dort à la maison ; elles parlent chiffons avant de s’endormir, car à Mézières, demain, c’est tout à la fois le dernier jour de l’année et celui de l’élégance.

Jean Prod’hom


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Philippe Guerry | C'était super

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Cher Pierre,
Sandra – qui n’a pas dormi de la nuit – reste au lit avec Lili ; Arthur est guéri, Louise résiste. De mon côté, je vais prendre l’air, longe la lisière de l’autre côté de la route d’Oron, en face de Ferlens, aperçois une mésange nonnette avant d’aller boire un thé à Carouge et d’y lire le journal. Promenade ensuite avec Lili et Oscar sur la boucle des convalescents, celle des quatre kilomètres abrégée, on croise une martre.

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Belle surprise ce matin : Philippe Guerry a eu la gentillesse de me faire parvenir une plaquette. J’y découvre une trentaine de photographies d’enseignes commerciales, un peu décaties, en face de petites proses creusées au burin, dont le tracé doux et amer rassemble les songeries d’un équilibriste, fin sillon qui maintient à belle distance les images de ce qui s’en va à l’encre de ce qu’on ressuscite. Ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’y goûter pourront se consoler en suçotant l’un ou l’autre de ces bonheurs portatifs que cet écrivain discret propose sur son site, de chez lui à La Rochelle. J’espère d’ailleurs un jour y découvrir une note sur le mot plaquette.
Alain m’envoie une confirmation, le deuxième oiseau que j’ai photographié, lundi, dans la grande friche derrière Grancy, est bien un pipit ; mais, ajoute Alain, un pipit farlouse, à cause de ses pattes roses.
Je décide de fermer la boutique à 15 heures avec pour seul souci d’alterner, jusqu’à demain matin, le sommeil et le repos.


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Jean Prod’hom

Vilaine nuit

Cher Pierre,
Arthur est à nouveau sur pied et descend au Bugnon ; Lili a passé une vilaine nuit ; je me réveille sur le canapé du salon en sale état, impossible d’aller à la mine. Je téléphone au secrétariat et dicte à Séverine le travail à donner aux élèves. Je passe la matinée au lit, à côté de Lili. Elle va un peu mieux au cours de l’après-midi, c’est pas mon cas. J’envoie à 17 heures un mail au secrétariat bien décidé à prolonger mon congé. J’écoute Henri Thomas. Sept heures du matin se confondent avec sept heures du soir.

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Jean Prod’hom

Le merveilleux plus vraisemblable encore que le vrai

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Cher Pierre,
Ce quinzième lundi de l’année scolaire est le dernier de l’an ; et savoir que nous allons disposer de deux semaines de vacances me rend plus sympathiques encore les cinq jours qui me séparent d’elles. Nous somme au Riau, une fois encore, au-dessus du brouillard et nous y resterons jusqu’au soir. Il me faut pourtant, ce matin, gratter le pare-brise et réveiller les élèves. Je choisis la méthode douce, la lecture des chapitres XII et XIII du Grand-Meaulnes.

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Augustin s’est réveillé lui aussi, transi de froid, dans la chambre de Wellington où il s’est caché ; glisse sa tête entre les rideaux et entend sur le palier un bruit de pas étouffés ; il en sort finalement pour se rendre dans la demeure centrale du domaine mystérieux où se déroulent d’étonnantes conversations et se prépare une fête étrange ; on entre, on sort ; on se croise et on disparaît ; des enfants en font à leur tête, des comédiens conversent avec Pierrot et Arlequin : il y a du Lewis Caroll dans ces pages.
Les événements apparaissent comme des traînées de lumières qui se succèdent avant de s’évanouir, se chevauchent colorées, lumineuses, mais en laissant immenses des vides, des morceaux de nuit et le ciel. Rien ne se refermera jamais plus, tout pourtant tient, fragile, par une volonté dont on ne sait rien, maintenus que nous sommes en-dehors du secret de cette force invisible qui donne tant d’assurance aux invités : jusqu’au mystère.
Quelque chose excède la raison et rend le merveilleux plus vraisemblable encore que le vrai. Avec François qui répète sur le seuil, mot à mot, le rêve éveillé d’Augustin. Impossible d’en faire le plan, le mystère se tient là.
Le secrétariat m’a demandé de remplacer une enseignante ; dans une classe d’une vingtaine d’élèves, douze ans, auxquels je décide de lire une nouvelle de Maupassant : Le Papa de Simon. Je me rends assez vite compte qu'une dizaine d’élèves sont attentifs, les autres n'écoutent pas, ou font semblant ; ils campent dans le collectif, loin de tout lieu et d'eux-mêmes, nulle part, taguenatzant avec leur gomme ou leurs voisins, secoués par une agitation qu'ils font transiter plus loin et tentent de saisir au retour. Je dois m’arrêter à plusieurs reprises, regrettant de m’être aventurer là, avant de me consoler en m’avisant que certains n’ont pas perdu une miette de ce beau récit.
J’emballe la journée à 15 heures 30 et file à Grancy par Mex et Vuillerens. Le soleil se couche sur l’horizon, le brouillard rampe dans les plis des collines ; au milieu des champs une friche d’une centaine de mètres sur cent, celle dont m’a parlé Alain ; des chardons en pagaille, des herbes sèches, anonymes, pas de bruit. J’avance comme un indien, lève un lièvre qui s’enfuit, puis un chevreuil qui froisse et casse les épis avant de disparaître au grand galop en-haut la friche ; j’entends bientôt des sifflements et j’aperçois, malgré le peu de lumière, une tache bleue qui s’envole, une mésange ; un autre oiseau ensuite, aux couleurs discrètes, qui se confond avec les chardons, – un pipit des arbres ? Alain pourra peut-être me renseigner.
Je rentre par Echallens, Peney et la Solitude. Le bosco n’est pas allé à l’école, Lil est pâlotte. Je prépare des épinards et fais cuire des pâtes, Arthur râpe du fromage. Louise rentre enchantée de son audition à Palézieux. Elle a joué avec cette Mégane qu’elle admire, Sandra a enregistré leur prestation. Encore !

Jean Prod’hom

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L’image du chardonneret me poursuit

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Cher Pierre,
La vente de sapins a eu lieu samedi matin, on l’a oubliée ; mais Jean-Jacques – à qui j’ai téléphoné hier soir – m’attend à 9 heures 30 devant le local de la commune, comme promis : cet homme est une perle. Je bois un café à l’auberge où le syndic déjeune en famille, je ramène un sapin de plus de deux mètres que je dépose dans le jardin.

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L’image du chardonneret me poursuit, il me semble de la plus haute importance que j’en voie un. Je sais depuis ce matin qu’ils n’ont pas disparu, je suis membre en effet d’ornitho.ch, la plate-forme officielle des ornithologues et des observateurs d'oiseaux de Suisse. J’y appends qu’Henri en a vu un aujourd’hui, à Aigle. Alain quatorze, hier, sur la Place du Cirque, au nord de la Plaine de Plainpalais ; Erwan un à Courroux, dans le Jura ; Benoît un à Bonvillars et six à Champagne ; Nathalie deux à l’embouchure du Mujon ; Sylvain plusieurs à Chamblon près d’Yverdon ; Claudia deux à Glion ; Alain une quarantaine à Grancy, je lui envoie un message.
Arthur est mal fichu, Sandra et les filles sont descendues rejoindre Marinette. Je me mets en route, dépose un bouquin dans la boite aux lettres de Laurence à Vulliens ; les moineaux et les mésanges piaillent dans son vieux verger tapissé de pommes qui macèrent. Je continue sur Moudon, puis Thierrens par les Rutannes. La route entre Donneloye et Yverdon est ouverte, je laisse la Nissan au bout de la Promenade Robert Hainard, longe la Thièle, puis le lac jusqu’à l’embouchure du Mujon. Un ornithologue compte les canards, il y a souvent des chardonnerets dans les aulnes, mais il n’en a pas vu aujourd’hui, pas entendu non plus.
Je monte jusqu’à Chamblon, colline entourée par le Bey au nord et le Mujon au sud, colline sur laquelle se dresse un Château devenu hôpital depuis 1925. C’est dans les bois pentus de Gruvy que Sylvain en a observé hier ; j’entends des mésanges, des moineaux, des merles, des corneilles, mais pas de chardonnerets.
Retour par Thierrens et Moudon, Mézières. T est assis sur son lit lorsque je l’aperçois par la porte ouverte de sa chambre ; il fait de petits mouvements avec ses bras en écoutant la radio ; on se serre la main, il tourne le bouton de son petit transistor. Sourires. Mais les morceaux de terre que je ramène sous mes baskets des bois de Chamblon et que je dépose sur le parquet l’inquiètent ; je demande à une infirmière une brosse et une ramassoire. Puis on parle. Je lui lirai la prochaine fois une nouvelle, on entamera plus tard, si on s’y retrouve, une lecture au long cours.
Au Riau, Arthur est couché dans son lit, pâle ; le sapin debout dans le hall, habillé par Sandra et les filles. Je prépare une salade, deux gâteaux au fromage et un aux poires. On regarde en famille les nouvelles : Guy Parmelin est rentré à Bursins ; les hommes suisses ont une fertilité réduite ; la COP21 a débouché sur un accord qu’on dit universel et contraignant ; le Front national n’a fait main basse sur aucune région ; Steve Guerdat a remporté le Grand Prix de Genève sur le dos de Nino des Buissonnets et Sion a éliminé Bâle de la Coupe suisse.
Alain m’écrit qu’il y a en effet une grande friche près de Grancy avec de nombreux chardons, il ignore s'ils y seront demain ou après-demain, mais m’assure qu'ils reviendront, ajoutant que ne ce sera facile de les photographier, pas sûr qu'ils se laissent approcher.

Jean Prod’hom

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Ces mayens d’où l’on voit le ciel couler dans le lac

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Pour s’assurer les honneurs d’avoir été le premier à annoncer la mort de celui qui aura profondément marqué son époque, il est indiqué de le faire savoir un peu avant qu'il ne meure. Le tuer ensuite.

T’es pas mort que t’es déjà mort. C’est dire que t’es pas mort très longtemps avant d’être vraiment mort.

Je vous parlerai de quelques-uns parmi les plus grands poètes argentins. Il y en a de plus grands encore, malheureusement encore vivants.  

Jean Prod’hom

C’est un bout de paysage tapissé de givre

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Cher Pierre,
Sale matinée ! Je vais en tous sens sans être nulle part, tirant les fils imaginaires de ce qui n'a pas été fait la veille et de ce qui serait à faire. Je ne suis pas là, dehors sans y être, à la traîne de raisons qui m’enchaînent comme dans un rêve, forclos. Difficile d’en sortir, difficile d’entrer dans la partie.

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Sentiment de passer à côté, de m’accrocher à une idée. Avant que quelque chose me tende la main. En y prenant garde j’aurais pu y rester ; on a tôt fait d'être pris dans cette nasse dont on est trop souvent le prolongement, dans laquelle on s'emmêle. Plus tard, plus tard : ne restera rien le soir venu et on n’aura rien vu venir.
C’est entre Ferlens et Auboranges que je me suis réveillé, alors que j’allais faire des courses à la COOP d’Oron. C’est un bout de paysage tapissé de givre qui me sépare de moi-même ; une image traversée par une allée de feuillus désarmés, une grange attendrie au sud par un soleil pâle, une prairie étroite déroulant sa pente jusqu’à la route. Je m’arrête et fais une photographie.
Retenir, cueillir, noter quelque chose, le matin déjà, c’est accepter que cette chose, quelle qu’elle soit, infléchisse notre parcours, oriente notre regard, anime nos pensées jusqu’au soir ; elle nous oblige à cesser d’être à la traîne, à nous extraire de nous-mêmes et du monde, à prendre les devants, à donner une couleur à ce qui nous entoure et que nous découvrons pour la première fois. Marcher, regarder, penser deviennent des aventures.
Marinette m’a confié l’autre jour qu’elle n’en avait pas vu dans ses friches ; c’est pourtant un temps à chardonnerets ; je cherche, demande à gauche, à droite sans en savoir plus. Je regarde quelques-unes de ses représentations, celle du Maître du Haut-Rhin, dans laquelle un couple de chardonnerets, perchés sur un rosier au pied duquel poussent des fraises, regardent par la fenêtre.

Jean Prod’hom

Vladimir Holan et Stephen Jourdain

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Cher Pierre,
C’est une nouvelle collègue, toute jeune, qui travaille jour et nuit dans le nord-vaudois, pleine de projets et de certitudes, habitée par la conviction que les programmes scolaires ne sont que des ensembles de justifications, intentionnellement absconses ; elle est pleine aussi de bon sens et souscrit, comme moi, à la loi du moindre effort ; mais Archimède n’est pas son saint patron ; elle conçoit d’abord cette loi comme un arc de décharge, l’art de détourner ce qui lui pèse, pour accepter et supporter de nouveaux fardeaux.

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Mauvaise surprise en début d’après-midi lorsque je remonte au Riau. L’aurochs sous la crépine de la façade sud de la grange à Jean-Jacques n’est plus seul, il va devoir partager sa bande de crépi avec la signature stylisée d’un inconnu qui passait par là. Si le gamin repasse et voit enfin cette bête née à Chauvet, qu’il n’hésite pas à revenir une troisième fois, avec un seau de chaux et un large pinceau en poil de martre. Et qu’il s’efface sous la toison du petit qu’il aura donné à l’aurochs de Jean-Jacques.
Les filles se rendent à Thierrens, pour la dernière fois, elles iront en effet, dès janvier prochain, à Valeyres-sous-Montagny, village près d’Yverdon, traversé par la Brine ; je bois une verveine en revenant au café de la poste de Villars-Mendraz. Lis un peu de Vladimir Holan et un peu de Stephen Jourdain.

Jean Prod’hom


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Quand il pleut le dimanche alors que tu es seul, complètement seul,
Ouvert à tout, mais que ne vient pas même le voleur,
que ne frappe à ta porte ni le soûlard ni l’ennemi,
quand il pleut le dimanche alors que toi, tu es abandonné,
et tu ne comprends pas comment vivre sans corps,
et comment n’être pas alors que tu as le corps,
quand il pleut le dimanche alors que tu es tout entier livré à toi-même,
oh ! n’attends pas de toi de parler avec toi !
Il n’est alors que l’ange qui sache, et seulement ce qui est au-dessous de lui,
Il n’est alors que le diable qui sache, et seulement ce qui est au-dessus de lui !

Le livre quand on le tient, la poésie quand il tombe…
(Vladimir Holan)

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Marchant dans la rue, je surprends, venant à ma rencontre, mon image dans la glace latérale d’une devanture. C’est celle d’un Tiers, c’est aussi Moi.
Pendant une fraction de seconde, j’ai l’impression de dire « je » à la troisième personne. Brusque bouffée de bonheur – Pourquoi ? (Stephen Jourdain)

L'éternité sans immortalité

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Cher Pierre,
Il a beaucoup plu au milieu de la nuit ; les copeaux de bois et la sciure ont rejoint le gravier entre les dalles de l’allée ; je place les cartons vides de la bibliothèque à l’arrière de la Nissan et descends au Mont. Nous suivons sur la TRS, entre 9 et 10, une partie des élections au Conseil fédéral, les petits Vaudois auront congé l’après-midi du 17 décembre pour fêter Guy Parmelin, leur nouveau conseiller fédéral.

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Le projet avec Stéphane prend forme ; à moi d’établir le lieu où déposer notre cueillette quotidienne ; l’affaire démarrera le 14 janvier. Je reprends le modèle utilisé jusque-ici pour lesmarges, d’où je retire toute ce que je peux retirer sans toucher au code source. Il restera, tout en haut, peu visible, une corniche à double profil.
T est couché sur son lit, je m'assieds sur une chaise et on parle de choses et d'autres, de l’éternité, du suicide assisté, de l’immortalité, des bruits dans le couloir, de Holan, de l’éternité sans immortalité. Sa petite chambre a l’avantage d’être bien chauffée, mais le soleil n’y entre jamais. Il se détend, moi aussi. Sa soeur viendra demain pour s’occuper de ses affaires.
Il n’a pas grand chose à lui ici, quelques photographies, les souvenirs de ses lectures et des rencontres qu’il a eu la chance de faire avec des hommes qu’il a admirés. Il me parle notamment de Stéphen Jourdain avec lequel il a passé une inoubliable journée à Morges, il me prête le seul livre visible dans sa chambre, un livre qu'il n'a plus la force de lire : Une Promptitude céleste.
Je crois que mes visites lui font du bien, elles m’en font aussi ; nous parlons de choses graves, presque silencieusement, auxquelles il pense chaque jour, comme nous tous. Je lui propose avant qu’on se quitte de lui lire la prochaine fois, s’il le souhaite, quelques pages ; on en reparlera. Trois-quarts d’heure suffisent, il me sourit, fatigué, je lui souris. Il est heureux que nous nous soyons rencontrés, moi aussi. Je passe à la déchèterie y déposer les cartons et rentre au Riau.
Arthur travaille avec deux camarades dans sa chambre, les filles écoutent de la musique au salon, je prépare une salade et des croûtes au fromage à la cuisine, Sandra rentrera plus tard.
On regarde après le repas le journal télévisé, Guy Parmelin essuie de nombreuses critiques et les titres des journaux de demain ne sont pas tendres à son égard. Avoir la peau dure n’est pas une qualité suffisante pour faire un bon politique, mais elle est nécessaire ; je ne puis m’empêcher de me faire du souci pour ce nouvel élu.
Les filles vont se coucher et Arthur se remet au travail. Lili me demande de rappeler à sa mère qu’elle doit l’embrasser sitôt rentrée. Je n’attends pas, monte me coucher avec Vladimir Holan et Stephen Jourdain.

Jean Prod’hom

Des gamins peu enclins à mettre le feu

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Cher Pierre,
Les quatre bibliothèques sont en place depuis hier ; Guillaume revient ce matin, avec son frère, poser à l'étage les meubles de rangement. Ils dégagent ensemble le recto et le verso d’une belle assurance, heureux à l’idée de rencontrer, quels qu’ils soient, les problèmes qu'ils sauront résoudre. Ils se parlent comme deux frères qui ne se seraient pas revus depuis des années ; ils s'appellent, eh frérot, s’encouragent et se conseillent, plaisantent. On boit un café à 10 heures.

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J’ouvre de mon côté le portail d'accès sécurisé aux ressources de l'Etat de Vaud avec le doigté d’Edward Snowden : nom d’utilisateur, mot de passe et authentification forte, façon matrics ; j’y dépose – l’école décidément exagère – les derniers résultats des élèves. Puis range quelques livres.
Le brouillard que j'ai laissé, hier soir, à l'entrée de Corcelles s’y trouve encore. Je monte avec Oscar à la Moille-aux-Blanc assister au spectacle. Le brouillard stagne dans les vallées de la Veveyse et de la Broye, cache le Mont-Pèlerin. Je salue par-dessus l’immense édredon mes frères des Pléiades et des Paccots.
Les filles rentrent à midi, je glisse au four le gratin que Sandra a préparé hier, lave une salade et coupe quelques fruits en quartiers. Il faut faire vite, une demi-heure pour manger et respirer c’est peu : je suis opposé à l’horaire continu. Lili a plus de chance, elle a congé et reste à la maison ; je dépose Elsa et Louise devant le cimetière de Mézières.
Dix des vingt-six élèves de 9P sont capables désormais de mettre en page sur rapidweaver leur billet et ceux de leurs camarades. En me libérant de cette tâche, les élèves font de moi un meilleur lecteur. En retour leurs billets s'améliorent au fil des semaines, avec pour conséquence de donner des exemples à ceux qui cherchent en vain l’idée qui les sauvera de leur petit néant. Un élève lance un débat sur le site – le premier de l’année – autour de la COP21; il glisse au passage qu’il a signé la pétition dont parle Nicolas Hulot.
Une maman d'élève a souhaité me voir, on a rendez-vous à 17 heures ; son mari, elle et ses deux enfants ont quitté la vallée de la Chevreuse et le cours de l’Yvette au début de l’année. Tout va bien, mais s'intégrer ne se fait pas d'un coup.
David qui travaille dans la classe parallèle évoque l'inertie du groupe d'élèves dont il est le référent. Des gamins à l'image du temps qui les a vu naître, peu enclins à mettre le feu, à s’interroger sur l'équilibre miraculeux des choses, à s’en informer et s’en étonner.
Nous sommes entourés de mules doctrinaires, précautionneuses à l'excès, présomptueuses par nécessité ; piégées dans leur box par le confort, les compléments alimentaires et les mesures de sécurité, un cadenas toujours en réserve. C'est l'autre dans l’aventure qui se dérobe et s'éloigne. Où donc poser désormais le pied et marcher lorsque le jour se lève ? Où placer le levier ? Je crois mieux deviner ce vers quoi tend le regard du saint Augustin de Carpaccio à Venise, l’oeil rivé sur ce qui lui manque et qu’il maintient, ainsi, aussi éloigné qu’il le peut, et qui fonde en retour la singularité de son existence. D'avoir voulu combler cette distance en multipliant les dispositifs optiques aura certes livré quelques secrets, mais cette aventure aura également conduits beaucoup d’entre nous, par une espèce de passage à la limite, à croire que l'autre avait été définitivement rapatrié dans le même. Aux non-dupes de faire entendre à nouveau l’irréductible altérité du monde.
Bernard Stiegler dit des mômes qu’ils ont besoin de s’identifier à leur père, puis à une figure de rupture avec le père qu’ils accusent alors de ne pas incarner correctement et sincèrement la loi. Ils cherchent alors d’autres figures identificatoires. Mais s’ils ne trouvent plus de possibilité d’identification dans la société, et s’ils vivent dans une société qui est en train de s’effondrer, ils sont prêts pour s’engager dans ce que j’ai appelé une sublimation négative – qui peut conduire au pire. Ce sont là encore des symptômes. Pour répondre à cette impossibilité d’identification, Bernard Stiegler en appelle à la société qui se doit de produire au plus vite des capacités nouvelles d’identification positive sur des idées républicaines, constructives et vraiment porteuses d’avenir. Je crains que de telles figures identificatoires, lorsqu’on attend que la société les produise, ne fassent pas long feu. Ces figures identificatoires sont peut-être là, lointaines et sous nos yeux.
Le café de l’Union a des airs de fête, la patronne a sorti des guirlandes rouges et d’argent, collé sur la porte des étoiles poudrées de blanc, des flocons, des bougies et des fausses barbes, une crèche à droite de l'entrée, je vois mal ce qu'on pourrait y ajouter. J'embarque à la fin de l’entraînement Lili et ses deux amies que je dépose à Mézières. Guillaume est parvenu à poser cet après-midi le meuble de l'entrée, les travaux sont cette fois bel et bien terminés. Ah! non, il reste deux plinthes.

Jean Prod’hom

Les frontistes auront peut-être un sursaut républicain

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Le soleil lance ses feux sur le sommet du Chasseron et les aiguilles de Baulmes ; l’ombre se retire, glisse à leurs pieds, se plisse comme un tapis qu’on enroulerait ; puis remonte lentement des fonds de la Venoge, à la hâte soudain jusqu’à nous.

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Stéphane Lévy | Droit au silence | Point Rouge Gallery | 14 janvier - 30 janvier 2015

La semaine commence, il faudra une fois encore prendre des mesures pour qu'elle ne m'avale pas d'un coup. Me retirer chaque fois que cela est possible, pendant la récréation que je surveille ce matin, à midi lorsque la cour déserte est remplie de lumière, plus tard avec les derniers rayons du soleil.
Le Front national a réalisé hier en France un score proche des 28%, en tête dans six régions sur treize : inquiétant naturellement, pour nous tous, pour les frontistes également, ils auront peut-être un sursaut républicain, ou une heureuse crainte, celle de ne pas être à la hauteur, personne ne l’est plus.
Ce qui menace précède de beaucoup ce qui a eu lieu ce week-end, tout le monde le sait, si bien que chacun préférerait aujourd’hui le statu quo au pire, c’est bien normal mais n’est pas suffisant. Chacun devine la terrible impasse et tremble de ne voir poindre aucun idéal, aucune figure identificatoire, espérant encore que ceux-ci puissent venir d’en-haut, se substituer à nos démons partisans. Comme si l’altérité nous avait définitivement abandonnés.
Je lis aux élèves de 10ème le récit de la nuit de Meaulnes sur la paille humide de la bergerie abandonnée et de sa découverte, le lendemain, du domaine mystérieux. Les deux élèves qui ont oublié leurs notes la semaine passée évoquent ensuite le naufrage du Titanic et le destin des Amérindiens d’Amérique du Nord. Je leur laisse toute liberté pendant la dernières période.
Lecture à nouveau avec les élèves de la 9G, chapitre 9 de la Vallée de la Jeunesse : Eugène regarde Apostrophes ; la chaîne de télévision française est venue en effet filmer Simenon. Eugène se souvient, Simenon touche à deux reprises le tronc du cèdre du quartier avant d’entrer dans sa maison et de parler du suicide de sa fille.
Lecture encore avec les 9P, La Parure de Guy de Maupassant.
Il est 15 heures 40 lorsque je prends l'autoroute, fais une halte à Lutry, la librairie est fermée. J’ai rendez-vous à 16 heures 30, je me balade dans la grande rue, cherche et trouve la maison dont mon grand-père d’Epalinges, devenu épicier, s’était fait l’acquéreur.
Je retrouve Stéphane au restaurant du Major Davel à Cully ; deux heures suffiront pour que nous nous mettions d'accord sur la forme que pourraient prendre nos échanges. Je la dépose à l'entrée de Riex, le brouillard m'attend au-dessus de Chexbres. C'est avec ma mémoire qu’il me faut conduire, remise à jour plusieurs fois tout au long du trajet : à la  bifurcation de Savigny, devant le restaurant chinois de Forel, au motel de Servion, avant le radar de Mézières, dans le virage avant Ropraz. Plus besoin ensuite, le brouillard s’est accroché à l’entrée de Corcelles, dans le pré à Jean-Paul.

Jean Prod’hom

C’est en réalité une sittelle

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Cher Pierre,
Le tourisme pédestre a balisé un chemin qui monte au fond des Ciernes avant de bifurquer sur le Liderrey et de traverser, à flanc de coteau, les pâturages. Il nous dépose sur le chemin qui monte à Vounetse.

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Du soleil il y en aura eu aujourd’hui, partout et du tout bon, chacun s’en est régalé : les chats, les pies, les corneilles dans les frênes, un écureuil dans la haie qui longe le sentier qui redescend au vieux village, les mésanges. On entend de très loin les coups secs de ce qui semble être un pic, on aperçoit enfin l’oiseau pendu la tête en bas du gros foyard contre lequel nous sommes appuyés, c’est en réalité une sittelle, on ne l’imaginait pas capable de faire un tel tintamarre. Il sonne douze coups à l’église de Charmey, on lézarde sur un banc qui domine le village, difficile de s'en arracher.
La commune de Jaun organise comme chaque année un marché de Noël, on y monte, y fait quelques achats. Le choeur d'hommes de Berg a été invité par les organisateurs, Berg est un hameau de la commune de Schmitten entre Fribourg et Berne, Des amis qui ont lancé cette société de chant en 1978, il n’en reste que trois ; c’est avec l’un d’eux que je batoille à la pause ; il est content de voir que des jeunes sont venus les rejoindre, ils sont plus de vingt chanteurs aujourd’hui.
On ramasse Oscar à Tatroz, puis les enfants à Vevey où ils ont passé deux jours et deux nuits, joué, bricolé, marché, et même travaillé pour l’école ; Edouard et Françoise sont des anges. On rentre à neuf heures, les filles vont se coucher, Arthur nous raconte comment s’est passé son vendredi soir.

Jean Prod’hom


Ce jeune homme aura sauvé trente-deux faons

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Cher Pierre,
Arthur a dû crocheter la fenêtre des toilettes pour retrouver son lit, il est un peu remonté ce matin contre ses sœurs qui n'ont pas remis les clés à leur place ; il participe aujourd'hui avec la jeunesse de Ropraz à une opération du telethon.

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Je consulte quelques chiffres bien au chaud dans une chambre d'hôtel à Charmey ; ceux, imposants, des fonds que le telethon français espère collecter ce week-end pour financer les projets de recherches sur les maladies génétiques rares ; ceux des coûts que vont occasionner ce même week-end les frappes aériennes françaises, britanniques, étasuniennes et russes. C'est inquiétant.
Les sommes collectées a l'occasion d'un telethon de très bonne cuvée, celui de 2006 par exemple (100 millions), n’auraient pas permis de financer les opérations aériennes en Syrie et en Irak du lundi au vendredi de la semaine passée.
Ajoutons pour faire bon poids ceci : officiellement (sources du gouvernement américain), depuis le 8 octobre 2014, ce sont près de cinq milliards de dollars que les États-Unis ont déboursés pour bombarder l'EI. Sans prendre en compte la valeur de ce qui a été détruit : 129 tanks, 356 véhicules de transport, 4517 buildings, 260 infrastructures pétrolifères. Sans parler non plus de la valeur des 3650 personnes tuées, dont 220 civils dont il est difficile de fixer la valeur. Cinq milliards, c’est donc l'équivalent de cinquante telethons ! La mise en regard de ces chiffres est naturellement un peu idiote, je le concède, et ce ne sont évidemment pas les mêmes comptes, comme le précisent les spécialistes. Mais quand même, il est toujours question, à la fin, d’orphelins.
La Gruyère est encore bien verte et les plus vieux n’ont jamais vu ça. On longe le rive gauche du Javro jusqu'à la Valsainte, par l'ancien chemin qui traverse les prés de fauche et les pâturages, bordé par des haies d’églantiers et de noisetiers, entre fenils et cabanons. Le chemin, étroit et creux, serpente en-dessous des bois qui tapissent les pentes occidentales des Dents vertes, il existe depuis que les Chartreux ont défriché au XVIIIème siècle la haute vallée du Javro. Un seul coup à la cloche de la chapelle, le désert dedans et dehors la Valsainte.
Nous redescendons par la route, rive droite. À Cerniat, un jeune homme observe aux jumelles les chevreuils, on en aperçoit quatre dans les prés en-dessous de la route, ils occupent son esprit toute l'année, le printemps surtout lorsque les petits naissent. Le lynx et les renards, leurs prédateurs, ont poussé en effet les chevrettes à mettre bas dans les près de fauche, elles viennent allaiter leur petit deux fois par jour, les laissent seuls le reste du temps. Et lorsque l'herbe est haute et que les faucheurs se mettent au travail, c'est un carnage, les faons attendent debout sans bouger et vivent l’horreur. Quelques habitants de la vallée, chasseurs pour la plupart, se sont organisés ; ils précèdent les engins de fauche des agriculteurs qui ont bien voulu les avertir, fouillent côte à côte les hautes herbes pour sauver les petits qu’ils placent sous un cageot. Lorsque la lame à passé, leur vie est sauve, les sauveteurs retirent le cageot et les faons rejoignent leur mère.
Ce printemps, ce jeune homme de Charmey aura, avec son équipe, sauvé trente-deux faons dans la vallée. Mais plusieurs n’auront pas été épargnés. Il aimerait faire mieux encore, disposer de détecteurs thermiques par exemple, et convaincre d’autres bénévoles dans la vallée. Après Cerniat, le chemin plonge dans le Javro et remonte vers le centre thermal. Le soleil claire sur la terrasse, on sirote un frappé.

Jean Prod’hom

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Vieux anges fatigués

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Cher Pierre,
Le vent d’ouest s’est levé et les premiers nuages butent contre les Préalpes. Si ça suit à l’arrière, le ciel va sérieusement s’alourdir. Il tombe quelques gouttes à 11 heures.

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J’enregistre la fin de l’introduction et la première des huit parties du Gustave Roud de Philippe Jaccottet : Matière paysanne. Qui écrit notamment ceci à propos des terres que le Carrougeois n’a pas quittées : cette campagne qui commence précisément quand on tourne le dos au lac ramuzien, quand on monte un peu vers le nord, et tout change (parfois, comme par exemple à Chexbres, avec une mystérieuse, magnifique brusquerie) : la lumière, le climat, les cultures ; plus haut encore, les rivières commencent à descendre vers le nord. Un pays de collines douces, avec de nombreux villages aux fermes massives, et de loin en loin un bourg, entre deux grands lacs. Mais aussi et surtout un pays serré entre Jorat et Préalpes.
Lili, qui vient manger avec une amie à midi, a fait le voeu de voir sur les assiettes un hot-dog. Je descends à Epalinges, en reviens avec le strict minimum puisque Sandra et moi partons en fin d’après-midi à Charmey : deux jours sans les enfants ; Françoise a la gentillesse de s’en occuper.
Je vais boire après midi une verveine à C ; la responsable de la cafétaria m'accueille avec le sourire, sa collègue lui a parlé de mon passage dimanche. Ça bouge, beaucoup de jeunes gens entourent les résidents ; au fond, un atelier biscôme.
T me rejoint, nous passons ensemble un moment à papoter, son corps ne lui laisse que peu de répit ; toujours marcher, s’asseoir un quart d’heure, puis se coucher, recommencer, varier les positions ; il voit peu de monde et ignore de quoi l’avenir sera fait. Il grimace, sourit, s’empare de ses cannes et va à petits pas retrouver son lit.
A la table voisine un couple d'anges, vieux anges fatigués, le regard éloigné, mais comme reposé ; quelque chose soudain les fait grincer des dents, une broutille qui tord leur visage, leur retire cette grâce à laquelle ils semblaient promis, comme si le monde leur en voulait, qu’ils avaient été oubliés. J’intercède, un infirmier leur apporte la cuillère et le sucre qui leur manquaient ; tout se remet en place, ils me lancent un sourire et retrouvent leur visage d’ange.
Les jeunes gens font bande à part dans le coin cuisine, rient avec l'assurance de ceux qui ont tout le temps. Dans le jardin d'hiver, A. joue avec deux de ses collègues. Dans le couloir qui y mène un livre noir, ouvert sur une photographie accompagnée du mot de la responsable de l'établissement qui annonce le décès, hier, de l'un des pensionnaires. Livre noir, livre d’or sur lequel chacun peut ajouter un mot avant de tourner la page. Je rentre, la vie continue.

Jean Prod’hom

Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod

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Cher Pierre,
La haute pression ne nous quitte pas et le jour qui se lève a sur les Vanils la transparence de l’ostie. Le soleil a vite fait de ramollir le givre accroché aux pare-brise, inutile de gratter, les essuie-glaces liquident l’affaire en un tour de main. Mieux, le soleil nous débarrasse du brouillard qui recouvre nos vues étroites et nous fait deviner de colline en colline le jour tout entier, qui se dresse comme une île. Nous vivons à 870 mètres, nous acceptons, les mauvais jours, les assauts de la bise noire, les longs hivers et les étés chiches.

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Deux élèves devaient nous parler ce matin, l’un de la disparition du Titanic, l’autre de celle des Amérindiens, ils ont oublié leurs notes ; je joue l’enseignant scandalisé, étouffé par une foule de pensées et d’arrière-pensées, toutes justifiées, mais si nombreuses que je renonce à les faire entendre. En lieu et place de mon homélie, prêchi-prêcha bien trop prévisible, j’esquive en emmenant dans une carriole la petite troupe inquiète du côté de Vierzon, suivant de près Augustin Meaulnes sur la sienne, chemin toujours plus étroit qui le conduit à cinq kilomètres des Landes, dans une maison campagnarde où l’accueille un couple de paysans. Les deux coupables viennent me saluer à 10 heures, défaits d'avoir failli à leurs engagements. On les écoutera lundi.
A la Châtaigne, je fais la connaissance d'une vieille dame, 86 ans, malvoyante mais insatiable, langue de bœuf et purée de pommes de terre. Elle me raconte sa scolarité à Saint-Roch, me parle des instituteurs qu'elle a aimés. Elle aurait pu quitter l’école à 14 ans, mais la prolonge d’une année pendant laquelle elle apprend la dactylo et la sténographie. La Loterie romande l’engage à sa sortie comme employée, nous sommes en 1944 ; deux ans lui suffiront pour en faire le tour. Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod qui l’engage ; elle préparera d’abord le café avant de faire valoir d’autres compétences ; c’est elle en effet qui corrigera les textes qu’éditera le mécène jusqu’en 1962 ; elle fait la connaissance de Ramuz, d’Auberjonois, de Cingria, de Roud, de Matthey, Chappaz, Chessex, Philippe Jaccottet... Le temps presse, on se reverra, je prends ses coordonnées ; elle aurait aimé être institutrice, j’aurais aimé être quelque temps à sa place.
Je termine l'après-midi avec les élèves de la 9G, descends chez Claude et remonte avec 10 bouquins au Riau. Charge la sixième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet ; Sandra et les filles partent pour Thierrens ; la bibliothécaire qui m’a téléphoné hier passe et emporte neuf boîtes et neuf tessons.
Le brouillard m’avale à Villars-Mendraz, je roule au pas, fais une halte d’une demi-heure à Saint-Cierges où je rédige, devant une verveine, le premier paragraphe de ce billet. Continue à 19 heures jusqu’à Thierrens, Louise et Lil sont dans le manège, la première sur le dos de Nathan, la seconde à côté de Cattleya. Je regarde, écoute, pas un bruit. Delphine me parle de l’avenir, il y aura de grands changements à Thierrens.
On rentre, au pas. Silence dans la Nissan, les filles sont inquiètes. Nous sortons du brouillard un peu après Villars-Mendraz.

Jean Prod’hom

J’aurais dit à Sonia

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Cher Pierre,
J’aurais dit à Sonia que je n’oublie pas le vieillissement des individus, leur mort, et la succession des générations, et qu’il faut que nous nous y fassions. C’est à cette fin que chaque jour, au moins un instant, je suppose que les problèmes mondains qui m’occupent quotidiennement sont réglés, n’existent plus, les obstacles écartés, que rien ne demande plus rien, ni correction ni réparation. Il reste alors, derrière moi, à côté de moi, devant moi,... la vie qui va sans moi, emmenant dans son sillage passions et actions ; et je découvre que je n’ai jamais été aussi vivant qu’hors de cette agitation, sur le seuil, immobile, presque mort, yeux fermés ou tête en l’air, marchant ou écrivant, relevant un peu de cette poudre d’or qui brille sur le désert et les champs de ruines.

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Grand tour avec Oscar au milieu de l’après-midi, par la Moille-aux-Blanc où je dépose un bouquin, et la Moille Cherry où je fais la causette. Une bibliothécaire, que j’ai rencontrée à la fête de Mézières, me téléphone ; elle a montré à une libraire les boîtes que j’ai proposées dans les jardins de la cure, avec dedans le livre, un poème et un tesson. La libraire, séduite, s’est empressée de commander au distributeur les neuf exemplaires qui lui restaient. Déception à l’arrivée, les livres ne se trouvent pas dans une boîte, pas de poème, pas de tesson. Je décide, bon coeur, de lui fournir ce qui lui manque, elle passera demain au Riau. Enregistrement ensuite de la cinquième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet.
Guillaume me demande deux mesures, celle des limons de l’escalier qui monte à l’étage et celle qui les tient parallèles. Il travaille dur, il est possible qu’il installe, avant Noël, la barrière qui nous permettra de maintenir la porte du bas ouverte et à la chaleur du poêle de monter jusque dans les combles sans qu’Oscar en profite pour s’installer dans les chambres.
Cette double nature de l’être, agissant et pensant, est d’abord un déchirement irréparable, à l’origine des inégalités parmi les hommes et de la distinction des mots et des choses. Mais elle demeure une chance, pour autant que nous ne laissions pas à d’autres le soin de nous penser et que nous ayons le courage de nous y risquer : balbutier, bégayer, inventer aussi longtemps que la voix du dedans, lointaine, n’a pas rejoint celle du dehors, muette.

Jean Prod’hom

Alain Badiou : entre dèche et opulence

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Cher Pierre,
Stéphane m’a envoyé hier un lien pointant sur l’enregistrement de la conférence qu’Alain Badiou a prononcée le 23 novembre au Centre dramatique national d’Aubervilliers, 10 jours après la tuerie qui s’est déroulée dans les 10ème et 11ème arrondissements parisiens. Je m’y attelle ce matin.


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Que nous en soyons arrivés à penser – et à l’éprouver parfois physiquement –  qu’il n’existe plus aucune alternative à la voie dans laquelle nous sommes embarqués depuis longtemps déjà, c’est ce sur quoi s’achoppe la réflexion d’Alain Badiou au terme de son analyse de la structure objective du monde contemporain, du triomphe du capitalisme dont l’empire est désormais sans limite et dont la puissance est telle qu’elle se passe volontiers des états, impuissants, sacrifiant pour leur propre survie les mesures qu’ils prenaient autrefois pour limiter les dégâts causés par l’exercice impitoyable de la loi du profit
Les états ont cédé aux entreprises internationales qui dictent les règles du jeu du libéralisme, protègent leurs menées, acceptant que des territoires autrefois gérés par des métropoles coloniales soient mis hors jeu, zones franches sans organisation politique, abandonnées, laissées aux mains de bandes constituées d’une population qui ne constitue ni un groupe de consommateurs potentiels, ni une force de travail réelle susceptible de ramener les profits attendus par l’oligarchie financière.
L’inégalité abyssale des ressources enraye aujourd’hui le processus démocratique et menace la crédibilité des états. Alain Badiou rappelle des chiffres : 1% de la population tient les 46% des ressources disponibles, 10% en possède 86 %, 50% se réveille le matin les mains vides. Quant à la classe moyenne (40% de la population mondiale) qui assure l’exercice de la démocratie dans les pays avancés, elle ne dispose que des 14% des ressources restantes, risquant évidemment de perdre encore des plumes, prise en tenaille entre les oligarques du capitalisme mondial prêts à tout pour mettre la main sur les richesses disponibles, et les 50% de la population qui ne comptent pour rien, débordant des zones franches où on avait cru pouvoir les oublier : ni consommateurs ni forces de travail, êtres dont on ne peut tirer le moindre profit, chômeurs potentiels, livrés au gangstérisme et aux mafias locales, têtes brûlées, inutiles.
Les tenants de la classe moyenne, explique Badiou, serrés entre dèche et opulence, n’ont d’autre visée que celle d’épouser les vues de ce qu’il appelle la subjectivité occidentale, heureux de collecter les miettes du festin organisé par les grandes entreprises, contents de ce qu’ils sont, fiers même du passé et incarnant la modernité ; angoissés pourtant à l’idée de perdre leurs derniers privilèges et basculer du côté de ceux qui n’ont rien. Aux états la tâche de diriger cette peur, non pas contre eux-mêmes et leur incapacité à prendre des mesures contre la mainmise financière, mais contre tous les démunis qui sont les victimes de l’appauvrissement orchestré par l’application rigoureuse le la loi du marché.
Quant aux populations sans ressources, paupérisées ou en voie de paupérisation, exclues du festin, elles ont le choix : adopter le comportement des classes moyennes, sans en avoir les moyens, en migrant vers les centres supposés de cette richesse, désireux de l’occident. Ou se révolter contre les détenteurs arrogants de ces richesse, ceux par qui ils ont été niés, opposant leur désir de mort à la vie dont ils ont été privés, c’est la subjectivité nihiliste.
La conscience voit mal dans un tel espace, d’un seul tenant, sans altérité, ce qui pourrait arrêter ce mouvement, n’imagine pas comment une pensée différente pourrait s’arracher de tout cela.
Alain Badiou considère l’échec historique du communisme comme l’événement qui est aux origines de la désorientation de la pensée, incapable de s’opposer, d’inventer un ailleurs et un autrement, de se dégager du couple salarié-consommateur. Mais le philosophe, curieusement, se dit à la fin optimiste ; il parie sur l’apparition d’une pensée stratégique disjointe, alternative à celle qui conduit irrémédiablement à la guerre, trouvant ses hérauts dans le prolétariat nomade et mondialisé,....
Ainsi naîtra, à côté de la figure de la subjectivité occidentale, des figures du désir d’Occident et du nihilisme, une quatrième figure subjective,... une jeunesse qui ne sera plus à la solde du capitalisme mondialisé, réorientant la pensée vers d’autres fins que vers le profit, désintéressée de l’état, impuissant, dépérissant, devenu l’agent du capital, son chien de garde. Ailleurs et autrement.
J’entends bien cette analyse, il reste à penser cette autre voie, à l’expérimenter et la tracer. S’y essayer, singulière et universelle. En ne la rejetant pas dans une doctrine ou dans les arrière-mondes, mais en la maintenant à bonne distance. Et je vois quelquefois cette autre voie en moi-même, une double voix, celle de l’immédiat et celle qui le relève, aussi loin l’une de l’autre qu’on peut l’imaginer, à l’intérieur du sujet lui-même, se touchant parfois. Quoi qu’on en dise, je suis double, chacun étant pour l’autre une énigme dont il s’agit tout à la fois de se tenir éloigné et de s’approcher. J’en suis là,
Je descends à l’école pour deux périodes, rends des piles de travaux aux élèves de la 9P. La classe est vide à 15 heures 35, j’en profite pour enregistrer la quatrième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet, sans identifier clairement les motifs de cet exercice. Lire ? Relire ? Je m’arrête devant une verveine et mon ordinateur au café de l’Union pour rédiger ces notes, avant d’embarquer Lili et deux de ses camarades du club d’athlétisme d’Oron que je dépose à Mézières.

Jean Prod’hom

Je fais le rabat-joie

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Cher Pierre,
Les excellents résultats des élèves de 9ème année devraient me réjouir ; il serait en effet inhumain de résister aux larges sourires que ces réussites ont dessinés sur leur visage et au soulagement que leur annonce provoquera dans le giron familial – ils le savent lorsqu’on se quitte – sitôt le seuil de la maison franchi.

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Mais leurs succès ne me réjouissent au fond qu’à moitié. L’objectivité en effet à laquelle prétendent ou font croire ces travaux, et les malentendus nombreux auxquels cette naïve croyance conduit, font beaucoup de mal ; un mal qui compterait pour bien peu si les questions auxquelles les élèves avaient donné exacte réponse ne constituaient pas quelque chose comme la fermeture des horizons dont ils sont curieux et vers lesquels on voudrait les voir aller.
On pourrait joyeusement consentir à ces épreuves, mais à la condition que chacun en voie les limites, aussi bien ceux qui les pensent que ceux qui les subissent, en observant ou en étudiant les raisons pour lesquelles elles sont toujours mal conçues, et pourquoi quelques-uns les réussissent, d’autres échouent ou peinent.
Le bonheur qu’éprouve l’enfant qui fait ses premiers pas n’appelle aucune évaluation chiffrée, la découverte qu’il marche soudain un jour le comble, lui et ses parents. Le voici prêt à aller de l’avant par ses propres moyens, à franchir les obstacles qui ne manqueront pas de se présenter, sans l’aide de ceux qui devraient se réjouir de le voir tourner les talons.
Je fais le rabat-joie, je n’y puis rien ; je ne vois que trop dans ces épreuves rituelles et les jugements qui leur sont attachés la ruse de l’institution de maintenir captifs ceux qu’elle feint de laisser libres, dans un espace étroit, circonscrit en réalité, entravé par les innombrables signes d’une sujétion objective.

À une heure de l’après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l’Océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près.
On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncé des problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin :
— Monsieur ! Un tel me…
M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d’abord, comme un ronronnement.
Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile.

Je lis aux élèves de 10ème le huitième chapitre du Grand Meaulnes (Le Gilet de soie), puis fais voir à ceux de 9ème les images de la première partie du Peuple légendaire que Jean Malaurie a ramenées de ses expéditions chez le Inuits.
Un peu de soleil est resté, il éclaire comme une bougie le rêve d’une classe vide de maître et d’élèves, il y a tant à faire sur la banquise, à apprendre dans les livres, à regarder dans le ciel et les bois, il y a tant de domaines mystérieux.
Le pied de Louise va mieux, la pluie a cessé, je fais des croûtes au fromage et une salade. Arthur a raté le bus, il prendra celui de 21 heures 30. Enregistrement de la troisième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet.

Jean Prod’hom


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Je voudrais être à l’image de ces ivraies

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Cher Pierre,
La neige tombe si légère que certains des plus petits flocons semblent vouloir faire marche arrière, zigzaguant, comme dans une foule celui qui la fend, un peu ivre, pour rejoindre celle qu’il n’a jamais voulu quitter. Je voudrais être à l’image de ces ivraies emportées pas le contre-courant de la rivière qui font, loin des tourments, l’école buissonnière. Le flocon virevolte un instant, danse, pur instant de grâce, avant de renoncer, comme alourdi, et de se laisser emporter par la foule de ceux qui n’ont jamais désobéi aux lois de la gravitation universelle, et qui vont mêler leur sang au tapis blanc.

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Louise se réveille avec un orteil aux reflets bleus, résultat de son enthousiasme et d’une malheureuse contremarche. Personne ne souhaite ce matin attendre dans l’antichambre d’un médecin, une heure, deux heures, pour se faire entendre dire à la fin que l’immobilité est le seul remède. On sort une paire de cannes du grenier, Sandra et Lil s’occuperont seules de Ziggy et de Sahita ; on fera le point demain. J’enregistre de mon côté la seconde partie de l’introduction du Roud de Jaccottet.
Les clés qui ouvrent les armoires ignifuges du local de l’ancienne école de Corcelles, qui contiennent les archives communales, ont disparu. Je me rabats sur un document qui n’est pas sous clef, le registre des comptes – du milieu du XIXème siècle – de la moutonnerie de Corcelles-le-Jorat ; je peine à me faire une idée précise des tâches du berger et de la nature du bâtiment, ou des bâtiments qui abritaient son troupeau, puisqu’il est question aussi bien de la moutonnerie du Riograubon que de celle des Biolles. Ce qui est sûr c’est que le moutonnier de Corcelles avait à surveiller plus de 200 moutons et brebis, la moitié etrangeres, qu’il devait faire paître à l’intérieur des limites communales.
Valérie passe un peu avant 17 heures, on boit un thé, elle repart avec deux bouquins. Tout le reste ressemble à un dimanche d’hiver, avec le froid, la nuit et les loups tenus en respect derrière la porte de la maison.
Mais si l’un d’entre nous avait eu le courage d’aller jusqu’au fond du jardin avec les déchets ménagers qui débordent du petit seau vert, il aurait pu apercevoir de là-bas la maison éclairée de partout, la nuit pleine d’histoires merveilleuses et d’étoiles noires, de bois et de veillées hyvernales. Je sors du fond du frigo les restes d’une soupe, quelques tomates et quelques carottes, un peu de fromage et des poires.

Jean Prod’hom

La vie de nos morts est décidément trop courte

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Cher Pierre,
Arthur a passé la nuit chez des amis à Lausanne et reviendra dans la matinée ; Jacques m’envoie une photographie trouvée, j’imagine, dans les affaires de Marc, Sandra et les filles sont descendues au marché. Je profite du silence dans la maison pour enregistrer la première partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet avant de prendre la Nissan et de me rendre aux Cullayes.

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Je m’arrête au cimetière, l’hiver est à notre porte et l’arrosoir à l’abri. J’y croise Ginette accompagnée de son chien clopinant sur trois pattes ; elle rend visite à Georges dont les cendres reposent au jardin du souvenir, de sa mère et de son père qui ont vécu sur un petit domaine de la commune et qui disposent aujourd’hui d’un petit lopin de terre au fond du cimetière. Ginette hésite à reconduire la concession, je l’y encourage, la vie de nos morts est décidément trop courte.
Ginette marche avec une canne mais sourit du haut de ses 78 ans comme une gamine de 15. Elle se souvient de ses longues marches jusqu’à l’école de Mézières, de la tartine qu’elle croquait à midi, Elle se souvient du trou de la Bressonne qu’elle devait franchir dans la nuit avant de prendre le tram à Montpreveyres. Vendeuse à la Placette, elle aura les reins assez solides pour ouvrir, dans les années 70, une bijouterie au Grand-Saint-Jean. Sans enfant, sa nièce a repris la boutique en 2005 ; Ginette va s’y rendre après le cimetière, la soulager, lui donner un coup de main. Ce village, ce n’était rien il y a cinquante ans, à peine un village, 80 habitants ; je pense à Mazagran et aux Ardennes ; pas d’église, une poste ; il sonne deux coups au clocher de l’école.
J’entre sans frapper, personne à la réception ; je croise une blouse blanche puis la responsable de la cafétéria. Cinq minutes suffiront pour qu’on m’accepte. Les résidents arrivent goutte à goutte. Je parle à T, il est là depuis un mois. Je reviendrai le voir.
Je ne peux m’empêcher de manifester ma joie lorsque j’aperçois A ; il se souvient, nous étions allés sur les bancs de bois de son attelage, mon fils et moi, jusqu’à Peney, ça avait duré le temps qu’il fallait, c’est Fanny qui nous tirait.
J’ai assez vite l’impression de tous les connaître ou de les avoir croisés : je discute le coup avec un ancien employé des parcs et promenades de la ville de Lausanne ; il a toute sa tête. défend ses droits, écoute ses voisins, souffre d’arthrose.
Chacun boit un thé avant de retourner dans sa solitude, dans sa chambre ou au salon. J’offre mes services à la responsable de la cafétéria qui en parlera à la direction. Quoi qu’il en soit, je reviendrai.
Je fais au retour une halte au restaurant qui est comme une dépendance de l’établissement que je viens de quitter, mais avec un poêle. Y mange un vieux couple : lui vêtu d’un pull jaune canari ; elle anglaise, se souvenant de la reine Victoria. A côté, une dame qui offre pour ses soixante-dix ans un repas à ses trois grands enfants qui cherchent sans la trouver la clé qui autrefois les réunissait. Il est 17 heures quand je rentre au Riau, Sandra et Louise font des mathématiques, Lili et Arthur sont occupés dans leur chambre.
A moi de faire à manger, j’écoute la radio d’une oreille : Jean-Claude Biver parle avec une naïveté consternante des jeunes de 15 à 35 ans. La suffisance du bonhomme me dégoutte, je grogne. Arthur m’informe, pour me consoler, que Federer est riche d’un demi-milliard de dollars. Mais comment désormais va-t-il faire pour se débarrasser de ce fardeau et jouer enfin, avec une seule balle.

Jean Prod’hom


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Renouer avec l'allégresse que la scolastique assèche

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Cher Pierre,
Huit heures ! le feu brûle dans le poêle, la maison est vide, Oscar peu décidé à sortir. Je lis pour la seconde fois cette semaine la très belle introduction du Seghers que Philippe Jaccottet a consacré à Gustave Roud ; à haute voix, lentement, soigneusement, hésitant même un instant à en faire un enregistrement ; mais il me faut filer à Oron, acheter une ou deux choses à la COOP et revenir pour 11 heures 30.

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Jean-Claude Sonney me fait visiter, malgré le travail qui le presse, l’ancien séchoir qui occupe le sous-sol de sa boucherie ; la bielle de l’antique compresseur, qui claquait des dents lorsque son père a repris le commerce en 1969, les claque encore. Le boucher se montre inquiet, parce que Noël arrive et parce que le beau temps va inciter les clients à différer leurs commandes jusqu’à la dernière minute. Les fêtes de fin d’année le mettent dans tous ses états ; heureusement, me dit-il, que je n’ai plus à abattre, j’aime mon métier mais j’ai tué bien trop de bêtes.
Je rentre au Riau avec dans les mains un bouquet de roses blanches pour Sandra ; deux bouquets de roses jaunes et de roses rouges pour Lili et Louise qui vont arriver ; je prépare le repas. Nous écoutons tout en mangeant la très belle chronique consacrée par Karim Karkeni sur Radio Vostok à Tessons, à Marges et à la rencontre au Café littéraire de Vevey la semaine dernière. Le temps passe trop vite, Lili et Louise repartent à l’école, je descends au Mont. Des couleurs de l’automne il ne reste rien, mis à part le vert tendre des épines des mélèzes virant à l’orange.
Les élèves de 9ème font encore beaucoup de théâtre, et cela va durer aussi longtemps qu’ils n’auront pas repris pied dans ce qu’ils rencontrent chaque jour et qu’ils traînent sous leurs souliers ; il faudra un mois avec certains, six mois ou une année avec d’autres, quelques-uns n’y parviendront jamais et continueront à jouer à l’école, avec le plus grand des sérieux, cherchant dans un désert d’images pauvres ce qu’on attend d’eux, une idée comme ils disent, ou imitant servilement ce qu’on leur propose en guise d'exemple, incapables de se réorienter vers une voie moins asséchante.
Je voudrais que les élèves se méfient des idées qui viennent toujours trop tôt, parasitant ce qu’ils aperçoivent étonnés, interdisant à ce qui leur échappe la possibilité d’aller de l'avant, de flotter, de dériver hors de la portée des idéologues que l’école a tendance à faire d’eux en les incitant à réduire tout ce qui tombe sous leurs mains aux dimensions des tiroirs qu’elle met à leur disposition. Il serait bon que les élèves renouent avec l'allégresse que la scolastique leur a dérobée et la confiance qui les habitaient avant d’y être admis.
Je crois que le dieu de l'enfance nous abandonne aujourd’hui aussitôt que nous nous installons sur les bancs de l’école, un dieu remplacé par celui qu'on connaît, mais qui dit à voix basse : « N’oubliez pas le dieu de votre enfance! »
On frappe à la porte, ce sont Catherine, Guillaume et leurs deux enfants qui viennent manger ; ce n’est pas encore ce soir que je récupérerai le sommeil qui me manque.

Jean Prod’hom

Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz

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Cher Pierre,
Avec une efficacité – dont les mauvaises langues devraient reconnaître qu’elle me caractérise parfois –, je corrige les quarante épreuves que les profs de français et moi-même avons infligées hier matin aux élèves de 9ème. C’est donc allégé que je monte à 14 heures dans le bus numéro 8 pour Lausanne où j’ai rendez-vous : les Editions Antipodes vernissent en effet, en fin d’après-midi chez Basta, leurs dernières parutions.

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J’en profite pour faire un saut chez Payot, curieux de connaître le traitement qu’impose la grande librairie de la place à Marges et à Tessons ; Alain m’a raconté que Jacques Chessex descendait de Ropraz pour mettre un peu d'ordre chez les libraires lausannois, rappelant à ceux qui l’auraient oublié – ou l’ignoraient encore – que ses nouvelles parutions ne se satisfaisaient que des têtes de gondole. Je n’oserais intervenir dans ces affaires, les libraires connaissent bien leur métier ; ce qui m’amuse surtout, c’est de découvrir les voisins avec lesquels ils feront la fête, puis veilleront les yeux grand ouverts, lorsque la boutique sera fermée et les lumières éteintes.
Marges est à l’extrémité d'un rayonnage, à côté de Tessons qui l’attendait depuis l’hiver passé. Au-dessus, deux recueils de proses, balades et nouvelles, Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz : plus loin les petits derniers de Pascal et de Jasmine.

« Pouvez-vous me jurer que l’ouvrage que voici est le plus vendu de l’année ? »
« Sans aucun doute. »
« Pouvez-vous affirmer que c’est le livre qu’il faut absolument avoir lu? »
« Absolument. »
« Ce livre est-il vraiment bon ? »
« Question superflue, parfaitement incongrue! »
« Et bien je vous remercie », dis-je avec froideur, préférant laisser tranquille ce livre qui sans conteste avait connu la plus vaste diffusion, puisque tout un chacun devait absolument l’avoir lu, et je m'éloignais sans autre, c'est-à-dire en faisant le moins de bruit possible. »

(Robert Walser, Seeland)

Il y a soudain de l’animation à la caisse, une dame d’un certain âge voudrait elle aussi faire entendre ses droits ; car enfin, une émission de radio lui a quand même été consacrée, à son livre aussi, le matin même ; sans compter un article important dans un journal genevois, la semaine passée. La dame a raison, son livre mérite une bien meilleure place, mais les deux libraires auxquelles elle s’adresse ne se laissent pas démonter, elles semblent connaître ces pressions. Je crains cependant que la dame soit, avec ces yeux noirs, aussi convaincante que Chessex, et que Marges flottant en tête de gondole ne doive en faire les frais. Je ne veux pas voir la suite et m’éclipse, emportant le recueil des nouvelles d'Alice Rivaz.
Je dispose d’un peu de temps libre encore, me laisse glisser le long du Petit-Chêne, me souvenant soudain d’un lieu et d’une personne que je voudrais rencontrer.
On ne sait pas trop ce que boutiquent, cachés derrière leur ordinateur, les écrivains libraires ; j’en profite pour faire discrètement le tour de son échoppe et choisir un livre avant de le saluer. Trop tard. On se présente. Il me parle d’Athènes et de Chardonne, de son amour pour les livres qu’il regarde avec les mains, prêt à les laisser filer pour une thune ou dix, mais pas à n'importe quel prix.
J’apprends à cette occasion qu'on peut vendre des livres et en écrire sans jamais se départir d’une gentillesse et d’une générosité qui m’ont sauté aux yeux une fois déjà, dans ceux de son frère dont j’ai fait la connaissance au Café littéraire de Vevey. Ce que boutiquent derrière leur ordinateur les écrivains libres ? Je n’en sais toujours rien lorsque je quitte Nicolas Verdan, avenue Fraisse, les mains vides. Sinon que je reviendrai.
C’est la fête à Basta, avec toute l’équipe d’Antipodes et des auteurs très savants. Chacun présente à tour de rôle son livre : Berlin, l’immigration, Claparède, le chômage, les banques et les jardins familiaux. Edouard passe en coup de vent, Alexandre reste très amicalement jusqu’à la fin, tout le monde est un peu fatigué, je lis trois textes à l’arrière du cortège.
Quelque chose semble se terminer, le bus numéro 8 me laisse à Coppoz où je récupère la Nissan, le pare-brise est givré. Chacun est sur le point de se coucher au Riau, je me mets à pianoter sur le clavier en pensant au visage de cette ancienne amie croisée aujourd’hui place Bel-Air, que je n’ai pas revue depuis trente ans et qui ne m’a pas reconnu ; la vieillesse est un masque, mais un masque qui pèse : un jour ou une ligne résume nos vies.

Jean Prod’hom



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La lampe éteinte et la chanson perdue

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Cher Pierre,
Il est un peu plus de six heures ce matin lorsque le cliquetis des chaînes et le grondement de l’acier raclant le bitume l’annoncent, c’est Pierrot. Avec à l’avant du tracteur bleu de la commune – qui est un peu le sien – une lumière crue qui creuse une poche orpheline s’éloignant dans la nuit. Il vient de loin, passe et repasse, poussant dans le pré de Freddy et de Jean-David les dix centimètres de neige tombés pendant la nuit. Tout est blanc de chaque côté du ruban noir, luisant, sur lequel je roule jusqu’au Mont.

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Lorsque je rentre à 14 heures, la douceur a pris le dessus ; Sandra et Louise, méconnaissables dans leur veste et sous leur bonnet, terminent un imposant bonhomme de neige. Chacun vaque à ses occupations, je fais un feu dans le poêle et monte à la bibliothèque.
Je traverse pour la première fois les pages que Philippe Jaccottet a consacrées en 1968 à Gustave Roud, au pas de course, pour les relire bientôt.
Je feuillète le second volume du Journal du Joratois. Pas trace dans ses notes de 1956 des grands froids ; quelques rares mots en 1957, énigmatiques, sur le récit de son irruption dans l’éternel, que le poète dit avoir entrevu, si souvent, ébauché en pensée ; suivis de lignes sans âme sur son séjour d’une quinzaine de jours à Rome et Naples ; presque rien en 1958.
Il faut attendre 1959 pour que Gustave Roud se réveille, décide d’ouvrir un cahier neuf pour renouer avec la longue suite de notes intermittentes qui remplit tant d’autres cahiers anciens. Il écrit son angoisse de ne plus entendre la fauvette qui l’éveille depuis bien des jours déjà. A l’écriture la tâche de relayer ce vide béant et rappeler tout ce que signifiait ce petit oiseau et son chant. Ce texte trouvera une place, avec quelques variantes, dans « La lampe éteinte et la chanson perdue » de Campagne perdue.
Sandra s’est rendue aux Trois-Suisses de Vucherens avec Marinette et Nicole, on mange de notre côté une pizza ; les enfants se bagarrent ensuite avec un tel soin que j’en viens à croire qu’ils suivent une partition ; fort heureusement, la fatigue aura raison de leurs plans. Je cherche de mon côté, mais sans méthode, une ou deux choses qu’évidemment je ne trouverai pas, tout en prenant connaissance à la télévision de quelques-uns des aspects, sombres et lumineux, du monde du football : la fin de Sepp Blatter et le renouveau de la Juventus de Turin. Sandra rentre à un peu plus de 22 heures.

Jean Prod’hom

On appelle ça une révolution copernicienne

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Cher Pierre,
La longue balade de ce matin a eu ceci de réconfortant qu’elle m’a rappelé que la terre pouvait aisément se passer des hommes et qu’en dehors de quelques lieux denses, elle demeure inhabitée.

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Trente ans suffiraient pour qu’elle redevienne – nos déchets nucléaires mis à part – celle d’avant. Les hommes et leurs guerres comptent si peu à l’échelle de la terre que les premiers devraient raisonnablement se passer des secondes. Au cas où, les liquidateurs, s’il en reste, doivent savoir que, lorsque les hommes se seront entredétruits, le Léman suffira amplement à contenir dix fois les sept millards de victimes.
C’est pourtant un peu triste – n’est-ce pas ? – d’imaginer le filet d’eau du Riau de Corcelles, les fruits des fusains et les bras nus, levés ou pendants, des frênes et des saules en hiver, sans personne pour en témoigner. Je fais une halte chez Marinette qui m’offre une verveine ; elle me parle de la nécessité d’agir, moi des pages que Mankell consacre aux prochaines grandes glaciations. On s’étonne de n’avoir vu aucun chardonneret cette année, ni l’un ni l’autre.
Louise et Lili ont congé cette après-midi, je les laisse à la maison et m’en vais, un peu à contre coeur : ce qui me pèse dans ce métier, en définitive et toujours davantage, c’est la manière dont les portes se referment au moment même où on feint de les ouvrir pour préparer nos enfants à découvrir le monde, comme si ce qu’on leur demandait d’apprendre était arrêté et scellé dans des coffres, depuis longtemps déjà, bien avant même qu’ils en connaissent l’existence, qu’ils éprouvent le besoin de les ouvrir et de se saisir de leur contenu, chargeant ceux qui sont réputés savoir de leur préparer une pâtée indigeste qu’ils leur glisseront dans le gosier, comme on le fait avec des oies, cuillère après cuillère, selon un ordre et un rythme définis par des idéologues en manque de confiance. Ces pédagogies ont montré leur inefficacité et nos enfants hésitent à goûter à ces produits inertes et à tremper leurs lèvres dans ces eaux stagnantes.
Il ne sied pas d’anticiper ce que désireront ou ce dont auront besoin demain nos enfants, mais d’anticiper, approfondir, élargir et multiplier leurs besoins et leurs désirs, de leur fournir une assiette et de leur laisser à portée de main les outils dont ils auront immanquablement besoin. Lire, écrire, dire, écouter, calculer, se repérer, se souvenir n'ont nul besoin d'être encadrés par un programme pour faire la preuve de leur rôle essentiel, hormis pour les adultes oublieux. Tout le monde le sait, tout monde le dit, chacun l'ignore.
Disons le haut et fort, la refonte de l'école ne coûte rien, elle nécessite de remettre l’apprentissage à l’endroit, l’école sur ses pieds et de marcher avec la confiance dans le dos. On appelle ça une révolution copernicienne, elle prendra plusieurs décennies.
Sans vouloir généraliser, il conviendrait d’octroyer localement des moyens et un peu plus de liberté à ceux qui souhaitent faire la preuve de l’efficacité de pédagogies alternatives, au sein même de la maison, sans jamais fermer les portes. On sait depuis le naufrage du Titanic que les caissons étanches ne préservent pas du naufrage.
Je termine aujourd’hui la lecture des fragments (Sable mouvant) qu’Henning Mankell a rédigés en hiver 2014, instants de grâce sans lesquels la vie n’aurait pas de sens.

Jean Prod’hom

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Je sors finalement du tunnel

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Cher Pierre,
Du long couloir qui m’attend au réveil et que j’emprunte jusqu’au soir, il ne me reste rien, hormis une grande fatigue et deux images : celle du regard de quelques élèves qui écoutent bouche ouverte les chapitres V et VI du Grand Meaulnes. Celle de K, une gamine aux cheveux de jais et aux yeux noirs ; la gamine se lève tandis que ses camarades vaquent à leurs occupations, va jusqu’à la fenêtre et regarde, méditative, le plateau, les villages, le pied du Jura.


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Mais il suffit que j’y songe encore pour que cette journée sorte de sa nuit avec d’autres images. Celle de trois garçons s’aventurant dans l’écriture, jouant librement des ressorts de la langue et du hasard de leurs trouvailles pour rendre compte de l’histoire d’un lavabo. Celle du soleil, à 10 heures, d’enfants glissant sur la fine couche de glace qui recouvre la cour que je suis chargé de surveiller. Celle de Z, 13 ans, qui rapporte à ses camarades le témoignage de sa grand-maman hongroise qui se trouvait à Berlin le 9 novembre 1989. Celle de ce tout jeune garçon timide, un peu perdu, silencieux à midi, au réfectoire secoué par le brouhaha. Celle de cet autre gamin qui ne veut rien entendre de ce que les adultes lui disent par crainte de devoir grandir, de ses parents que je rencontre en fin d’après-midi qui entendent l’affaire autrement. Il suffirait que je me penche sur ce qu’encadrent ces images pour qu’en apparaissent d’autres encore.
Lili se prépare au Riau, mais elle affûte si bien ses arguments pour combattre demain la volonté de certains de ses camarades d’habiller chaque écolier d’un uniforme, qu’elle se retrouve à 18 heures – d’avoir soigneusement examiné leur position pour mieux l’affaiblir – convaincue de la force de leurs arguments. Elle défendra donc demain matin l’uniforme à école, quand bien même au fond d’elle-même elle s’y refuse.
Je prépare à manger, Louise danse, Arthur marche sur ses mains. C’est en écrivant ces notes, alors que Sandra et les enfants dorment, que je sors finalement du tunnel, et avec moi le jour et ses vilaines heures. Sauvé une fois de plus.

Jean Prod’hom


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C’est un soir à croquer des chips à l’apéro

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Cher Pierre,
Tout a pris ce matin l’allure d’un vieux service à thé, soleil passoire, ciel bleu cassé, nuages rapiécés ; le drap mité ne recouvre qu’imparfaitement la terre retournée et le vieux mobilier cironné. Pas beau ! J’entoure de mes mains froides la tasse de porcelaine pour réchauffer mes pieds ; comme je ne parviens même pas à les consoler, je descends allumer un feu dans le poêle.

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Sandra et les filles sont descendues comme chaque dimanche chez Marinette, elles remontent avec deux papiers à me faire signer : c’est déjà fait pour le référendum qui refuse que la loi du 4 juillet 2000 soit modifiée – au profit des grandes entreprises qui jouiraient, après réforme, de cadeaux fiscaux considérables ; quant à la pétition, je ne peux me résoudre à ce qu’on abolisse la chasse pour des raisons éthiques, écologiques et de sécurité, en raison de mon profond attachement aux hommes du paléolithique ; il serait regrettable qu’on se coupe d’eux.
Louise et Lili jouent dans la neige, Oscar disparaît dans les bois ; l’encre reste sur les doigts, le ciel est comme un buvard, marges et textes s’entremêlent. Il nous faudra encore patienter pour ouvrir la fenêtre sur l’immense page que la nuit blanche aura déposée et devant laquelle les enfants resteront muets, hésitant à faire le premier pas.
La nuit tombe, je descends faire à manger : je laisse en-haut Arthur et Louise qui jouent, couchés sur le lit du premier, jeux intelligents, m’assurent-ils. Lili met à jour sa correspondance sur le sien, même position. En-bas Sandra travaille d’arrache-pied, étendue sur le canapé avec Oscar sur les genoux.
C’est un soir à croquer des chips à l’apéro. Mais avant je nettoie des poireaux, les fait cuire avec des pommes-de-terre et des saucisses aux choux. Je leur proposerai après le repas un thé chaud.
Dehors, dans la soupière de la nuit, la vaisselle cassante tiendra jusqu’à demain, elle tient depuis des millions d’années, elle tiendra au moins, je l’espère, jusqu’à la prochaine glaciation.

Jean Prod’hom


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Les Grangettes

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Cher Pierre,
Sandra et les filles se réveillent à 5 heures 30 pour se rendre à Estavayer où Lili a une compétition. Je les entends à peine lorsqu’elles quittent la maison, bien décidé à rester au lit jusqu’à 8 heures. Arthur dort lorsque je sors. La nuit a fait tomber le mercure et a laissé une fine couche de neige sur le Niremont.

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J’apprends par la radio que Bruxelles en état d’urgence se prépare au pire ; de son côté la préfecture de l’Yonne a mis en place un couvre-feu dans le quartier des Champs-Plaisants à Sens, interdisant la circulation piétonne et routière durant ce week-end, de 22 heures à 6 heures lundi matin. Tout va décidément très vite.
J’embarque François au boulevard Arcangier, dans la Nissan que je parque sur les hauts de Territet, avant de zigzaguer sous le soleil jusqu’à l’église et son cimetière. C’est le printemps. On longe le lac jusqu’à Villeneuve, par le clos de Chillon, la centrale de Veytaux et le château. On abandonne le lac à Villeneuve pour traverser la large plaine du Rhône jusqu’à Noville. Un gros nuage noir venu de l’autre bout du lac annonce le pire au-dessus des Evouettes, mais c’est à la chotte qu’il nous rejoint, alors que nous sommes confortablement installés au café des Etoiles où nous mangeons.
Il aura suffi d’un repas pour passer des vendanges aux pneus neige, on décide pourtant de continuer jusqu’au vieux Rhône, un bonnet sur la tête. Landes nues sans personne, quelques cris d’oiseaux, il neige et la nuit tombe. Nous devons revenir sur nos pas pour franchir le canal et rejoindre sa rive droite qui nous mène jusqu’au lac. Une petite heure de marche encore entre les roselières et les arbres que la nuit nous dérobe, sur un étroit tapis détrempé de feuilles mortes que la Grand-Rue de Villeneuve prolonge. Le bus nous ramène à Territet, je dépose François au Boulevard Arcangier, ramasse le sac que Sandra a oublié à Servion et rentre à la maison.

Jean Prod’hom


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Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu

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Cher Pierre,
Il pleut, la maison est vide lorsque je me réveille, mis à part Oscar qui fait le mort dans un fauteuil à côté du poêle. Cette nuit m’a fait du bien, commencée et finie tard, avec la pluie qui dégouline sur les carreaux et rince un peu de ma fatigue. J’ai changé l’autre jour les pierres ollaires du poêle, fait avant-hier une flambée de papier, je décide d’ajouter du bois aujourd’hui ; j’entends de la bibliothèque la tôle du poêle qui gonfle, picotée par le feu, premiers feux, premières châtaignes. L’hiver est annoncé pour ce soir ou demain matin ; en l’attendant, l’automne joue les prolongations.

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Eric me téléphone à 8 heures 30, on renonce à la balade qu’on avait prévue mais pas au repas ; le rendez-vous est pris, devant la gare de Lutry à 11 heures.
Philippe Guerry m’envoie un mail pour me signaler qu’il a consacré ce matin un billet de son Bonheur portatif à l’un des miens, plus précisément à la molasse sur laquelle le Jorat est bâti. Je ne m’y retrouve pas seul, mais en bonne compagnie, heureux d’être aux côtés de Denis Montebello qui évoque de son repaire de la Rochelle lui aussi la molasse, cellede Hauterives.
Il y a un réel bonheur à se retrouver un jour, alors que nous l’ignorions, là où nous ne sommes pas, avec ceux qui auraient pu être nos amis. J’ai éprouvé ce sentiment une fois déjà, dans le Journal de Dante de Pascal Rebetez, qui m’y a ménagé une place que j’ai occupée de longs jours avant d’en être averti : nous vivons chacun dans d’innombrables mondes qui s’empilent et se chevauchent. Personne n’y a songé – Borges peut être dans son argument ornithologique – il y aurait là matière à lever un nouvel argument en faveur de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.
Philippe me confie dans son mail qu’il s’est penché sur quelques-uns des textes de Marges consacrés à l’école, en amateur éclairé qu’il est, puisqu’il a décidé de garder ses trois enfants à la maison, pour leur éviter ce dont la plupart des partenaires de l’école se plaignent, le rythme de fantassins et l’incessante pression à laquelle nos enfants sont soumis, en s’en satisfaisant un peu lâchement. Mais il évoque aussi l’envie de l’ainée, de rejoindre aujourd’hui dans leur prison la cohorte des enfants de son âge.
Le blog de Philippe Guerry mérite un long séjour, ses haltes sont gaillardes, en raison d’abord des mots sur lesquels il bute, mais à cause, et peut-être surtout, de la manière toujours inédite, déroutante et caressante avec laquelle il les aborde, au risque de leur laisser un peu de jeu, sachant bien qu’il convient de ne pas les exténuer, il y a mieux à faire.
Je descends à Lutry, parque la Nissan au bord du lac et monte à la gare, quai direction Villeneuve. J’attends avec un sentiment étrange, si étrange que j’imagine d’abord que je n’ai, de ma vie, attendu quiconque sur un quai gare ; en y réfléchissant plus tard, l’inverse s’impose, c’est de retrouver une sensation déjà éprouvée autrefois, dans l’immédiateté et la stupeur, qui la rend si étrange aujourd’hui : Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu.
Eric me raconte, après avoir écouté la mienne, qu’il a fait le voyage de Lausanne en face d’une très belle femme, qui venait à l’évidence d’un autre pays, et qu’il s’est avisé alors, étonné, qu’il n’est jamais tombé amoureux d’une femme vivant hors de Suisse. Je crois pouvoir affirmer le contraire.
On marche jusqu’à la plage de Curtiaux battue par le vent, les galets roulés par les vagues, il pleuvine. On ne s’est pas revus depuis plusieurs mois, on raconte à tour de rôle ce qu’on a fait et ce qui nous a occupés, sous nos deux parapluies rose et noir, puis devant des filets de perches au Restaurant du Léman.
On se sépare à 14 heures, j’hésite à l’accompagner jusqu’à l’église de Lutry ; j’ai été assez proche du fils de la défunte, mais d’avoir appris ce décès par la bande me dissuade de m’y présenter,
Je longe les quais une seconde fois avant de remonter au Riau, m’arrête à Epalinges pour faire quelques courses : fruits, salade, pâte à gâteau, poireaux et saucisses aux choux. Plus de feu dans le poêle, je renonce à recommencer l’opération du matin ; s’il pleut, il ne fait pas si froid, l’hiver a pris un peu du retard, la nuit tombe, on attend la neige.
Je me souviens maintenant, je ne suis pas sur le quai mais dans le train ; j’ai une dizaine d’années et pars avec les Paolini que je connais à peine pour Castelfidardo près d’Ancona. Ma mère et mon père me disent au revoir sur le quai tandis que le train s’éloigne, je pleure.

Jean Prod’hom


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Café littéraire

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Cher Pierre,
Je prépare au Mont, entre 14 heures et 18 heures, la traversée de ce soir en me demandant, chaque fois que je lève la tête, si tout cela vaut bien la peine. Je parviens à convaincre assez facilement celui qui voudrait faire faux bond qu’il serait très inconvenant d’annuler le rendez-vous. Je bois un jus de pomme sur la terrasse du KJU, il pleuvine sur la toile qui la protège ; le lac semble avoir la tête ailleurs et ne pas faire grand cas de mes états d’âme.

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Beaucoup d’amis sont là, quelques inconnus aussi. Je commence avec du lourd, deux des textes écrits pour Grignan : écrire c’est toujours revenir à ce qui a été, et le faire naître dans la langue, que ce soit l’enfant que nous avons été, les petites misères ou la terre qui bat sous nos pieds ; mais écrire c’est aussi rassembler tout ce bazar, avec en plus le coq et l’âne, le travail et la grâce, et les faire tenir ensemble sur la page.
Je résume les cinq chapitres de ce qu’aurait pu être ma vie jusqu’à aujourd’hui, et mentionne leur titre : l’unité, la double vue, la métaphore, la mine et l’écriture. Je traverse ensuite les 807 en lisant la préface de Franck Garot, puis quelques-uns de ceux que j’ai commis en prenant garde de ne pas rire : une belle aventure. Comme celle des vases communicants dont je rappelle le principe ; je lis les textes que Kouki Rossi et Joachim Séné ont accueillis sur leur site dans le cadre de ces échanges mensuels, et le post-scriptum que j’ai ajouté au texte que Nathanaël Gobenceaux m’a confié. Bientôt une heure. Je commente l’aveu sans appel selon lequel je n’aurais jamais rien écrit hors le numérique. ; je termine enfin en lisant et en commentant Sésame, un texte qui, me semble-t-il, fait voir bien des choses autour d’une histoire de clé. Je m’arrête-là.
Des petits groupes se forment autour d’une planchette et d’un coup de rouge, je ne quitte pas Karim, François et Claude, fais la connaissance de Sonia Zoran. Je jette de temps en temps un coup d’oeil du côté de tous ceux qui m’ont fait l’amitié de venir ; ils sourient, je leur souris. Un grand merci à toute l’équipe du Café littéraire.
Dernière halte sur la place de Vevey avant la nuit, Karim boit une camomille, Claude un café, je bois une verveine, tout au souvenir du Jour et Nuit, du Major Davel et du Tunisien : nous étions des foireurs.
On se quitte à minuit, la Veveyse est noire ; je rentre par Chexbres et Mézières, content d’en avoir terminé, de recommencer un jour peut-être, en connaissance de cause.

Jean Prod’hom


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Photo | Emma et Diogo


Aller à contre-sens, du côté de l’accompli (4)

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Cher Pierre,
Au-delà des pâturages qui prolongent la terrasse du Chalet des Enfants, le soleil allonge sa courbe à deux doigts de l’horizon. Deux femmes chuchotent les petites misères du monde à la table voisine ; deux hommes se font plus loin les hérauts de leurs exploits d’écoliers ; flatus vocis mourant aux flancs de la barque que la fatigue aujourd’hui m’alloue, clapotis témoins de notre condition et du manque qui nous habite, rumeur qui entoure l’esseulé comme une île nos embarcations : beauté.

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Marc-André a terminé ce matin les travaux de terrassement, je lui téléphone pour le remercier et lui demander s’il a une solution pour parer au danger que constituent par temps de pluie les traverses de chemin de fer détrempées ; Arthur qui n’a fait qu’un passage éclair,redescend en ville, dont il découvre, depuis qu’il est au gymnase, les mystères et les attraits. Je vais faire le petit tour avec Oscar, réduis son rayon avant la Mussilly pour ne perdre aucune miette du soleil. Le pâturage de Jean-Paul a été retourné par les sangliers, je traîne les pieds dans les feuilles mortes.
Je monte à la bibliothèque, conscient de l’urgence de rassembler ce que j’ai éparpillé depuis quelques jours et sur lequel je fais souffler deux fois le Stabat Mater de Pergolèse. Louise me demande de lui lire les chapitres 6 et 7 des Dix Petits Nègres, je m’y colle avec plaisir ; ne comprends rien au 6, me régale du 7. Je reviens à jeudi, qui manque encore singulièrement d’une colonne vertébrale, et à Pergolèse, qui n’a besoin de rien.
Je n’ai pas vu grand chose jusqu’à mes 16 ans, embarqué sans jamais avoir à écoper, faisant d’abord un avec ma mère, avec le monde ensuite.
J’ai commencé à voir double à l’adolescence, s’est mis à exister ce qui était et ce qui aurait pu être. Et j’ai pensé que notre bonne volonté, celle de mes amis et la mienne, serait en mesure de transformer tout naturellement les conditions réelles de nos existences ; nous nous sommes mis à vivre de peu, de pain et de vin, beaucoup de vin, sans nous occuper de ceux qui avaient plus que nous.
J’ai fermement pensé à vingt ans que la philosophie convaincrait les plus réticents qu’il suffisait d’inventer le futur ; nous nous sommes mis à parler par métaphores et nous avons commencé à nous méfier des concepts à l’emporte-pièce.
J’ai payé mon passage 30 ans durant, sur les bancs de l’école que je n’ai pas quittée, l’école vaudoise que j’ai voulu changer, là où j’ai été, ou ailleurs, en concevant du matériel scolaire, ou en formant des adultes.
Il m’a semblé que nous avions, Sandra et moi, touché au Graal en 1998 et 1999, dans un petit collège au nord de Lausanne. Nous étions sur le point de changer le monde. L’enfant qui est né de ces noces a changé la donne.
Je n’ai renoncé pourtant à rien de tout cela : rien ne vaut en effet une volonté bonne, lire un peu, une balade souvent suffit. Pour aller à contre-sens, du côté de l’accompli. Et donner vie et donner sens à ce qui ne l’est pas encore, au passé et à l’avenir, dans le présent de l’écriture. Chaque jour.

Jean Prod’hom

Le site comme atelier (3)

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Cher Pierre,
Il fait beau ce matin – mais frais aussi –, Marc-André est arrivé avec sa camionnette, il entame à 8 heures 30, avec un ouvrier et le jeune homme qui reprendra bientôt son entreprise, les travaux à l’entrée et au pied de la façade orientale de la maison, pendant que je choisis, au chaud – mais à l’ombre – quelques-uns des textes que je lirai jeudi à Vevey.

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Le temps passe plus vite lorsqu’on en manque, si bien que je quitte le Riau à midi et demi, sans être venu à bout de ce que je termine à l’instant. Marc-André et ses deux collègues mangent à la véranda, j’aperçois sur le chemin Elsa, Louise, Lili qui rentrent à la maison.
J’ai remis à une élève et un élève de la 9P les commandes techniques de publication de leur site en fin d’après-midi, Raul leur remettra bientôt la clé qui leur permettra d’accéder au serveur sans déborder sur mes terres. Les autres élèves sont libres de lire ou d’écrire, j’en profite pour évaluer avec chacun d’eux l’abstract de leur présentation orale.
Claude m’envoie un message dans lequel il se propose, jeudi prochain, d’ouvrir les feux en racontant l’histoire de la fabrication de Marges, de me laisser la parole ensuite pour parler du site et faire quelques lectures. Il serait intéressant que JLK, s’il nous rejoint, parle de son expérience web, avant d’ouvrir une discussion en buvant un verre et en mangeant une soupe.
Je retourne à mes notes, là où je les ai laissées hier, mais tournées du côté de l’avenir ; ces deux livres ont changé en effet un peu la donne, depuis janvier 2014 déjà, lorsque Pascal Rebetez me propose d’écrire Tessons et de le lui remettre avant l’été avec un choix de photographies. En effet, pour alléger mes journées, mais pour que le site reste en vie, je ne rédigerai quotidiennement qu’un tercet quotidien accompagné d’une photographie (brimborion), jusqu’en janvier 2015.
Pris de court le 14 janvier 2015, Tessons en librairie et les 365 brimborions mis en boîte, je relance la rubrique Dimanches, ouverte en 2008, mais sous la forme d’une correspondance (fictive, semi-fictive, réelle) avec Pierre Bergounioux (Cher Pierre). Cette correspondance, qui s’achèvera le 14 janvier 2016, ne sera pas pour autant abandonnée. Mais le site retrouvera sa forme d’avant janvier 2014 ; dans une autre perspective pourtant, celle d’un atelier, d’un atelier analogue à celui du peintre ou du sculpteur : chaque texte jouissant d’une autonomie complète, mais un oeil ouvert sur les autres, pour constituer à terme un texte de textes : un livre.
Dans ce même ordre d’idée, je voudrais reconsidérer les 2000 billets des marges.net, non plus sous l’angle de l’écoulement des jours, ou de leur appartenance à telle ou telle catégorie, mais sous un angle dont je ne sais rien encore.
Il y a en outre un ensemble de 77 textes écrits en 77 jours (Avec Thierry Metz) que j’aimerais reprendre et dont quelques fragments réagencés ont paru dans une revue numérique.
Il y a aussi des plans-fixes,...
Il y a...
Mais il y a  – et peut-être surtout –, cette invitation qui m’a été faite d’ouvrir un lieu pour qu’y soit déposé, l’année prochaine, ce qui aura été cueilli simultanément ici et là-bas. J’en saurai plus début décembre.

Jean Prod’hom

Nos vies sont inégalement partagées

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Cher Pierre,
Le jour se lève, pâle, mais le soleil a tôt fait de lui donner des couleurs ; la haute pression tiendra jusqu’à la fin de la semaine, et de le savoir change la vie. Je lis aux élèves de 10ème le 4ème chapitre du Grand Meaulnes ; ils fouillent ensuite les sites mettant à disposition gratuitement les livres tombés dans le domaine public, en téléchargent quelques-uns ; Jules Verne tient le haut du pavé, beaucoup se mettent à lire, je dois leur rappeler l’heure. Devoir : choisir d’ici la semaine prochaine le texte téléchargé qu’ils liront.

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L’effondrement des arrière-mondes, et avec eux les promesses qui faisaient patienter ceux qui manquaient de tout, ont laissé des ruines que des prêtres orphelins et analphabètes ont décoré de babioles empoisonnées, que des enfants viennent cueillir ; les boniments se sont substitués à la légende dorée pour de mortelles transsubstantiations.
Nos vies sont inégalement partagées, toutes acquises au positivisme qui fait reculer notre ignorance, cédant à la fin, lorsque les connaissances ne nous satisfont plus, à la rêverie, aux enchantements de la rose et aux fragrances du lilas. Les grands ensembles sont si fragiles, quelques-uns des adolescents que je croise semblent si démunis, si nus, avoir déjà tellement perdu qu’ils semblent bien mal armés pour résister aux chants des sirènes.
Les actions de ces tout jeunes assassins endoctrinés débordent de beaucoup ce qu'on peut imaginer ; leur donner des noms d’oiseaux suppose qu'ils soient des nôtres, les injurier suppose qu’ils parlent notre langue et puissent, rentrés au bercail, payer leur forfait. Leur cerveau est vide.
Il est urgent d’affamer les marionnettistes ; les politiques sont prêts, condamnés à l’être s’ils veulent garder quelque crédit ; mais ils se doivent de reprendre la main sur les marchands d'armes et les vendeurs de pétrole ; il faudra alors, de notre côté, réduire notre voilure.
A 15 heures 30, le soleil est déjà loin à l’ouest, je file jusqu’à Cossonay où je fais quelques courses. Retour à la maison, Lil fait ses devoirs ; je prépare un bircher et tartine des tranches de pain avec les restes du vacherin.
Je ne voudrais pas, au fond, qu’aux fêtes de saint Raymond, de sainte Théodora et de saint Brice, martyrs oubliés du calendrier des saints, se substituent pour rythmer nos vies les seules commémorations du 7 janvier, du 11 septembre et du 13 novembre. Je voudrais que ceux qui viendront après nous puissent encore danser à la Saint-Jean et à la Saint Valentin.

Jean Prod’hom

Ecrire quotidiennement (2)

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Cher Pierre,
Arthur est rentré hier à minuit, j’ai terminé mon billet entre 2 heures et 3 heures ce matin. La douleur au genou qui m’inquiétait hier s’est atténuée au réveil, la brume matinale s’est levée. On déjeune sur la véranda, Oscar s’enfonce dans le coussin du fauteuil en osier, quelques roses et de généreux dahlias prolongent les beaux jours dans la plate-bande. Je reprends mes notes de la veille.

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L’idée de Marges date de 2012, on en retrouve les traces dans les billets du 4 et du 31 octobre 2012 ; il faudra 3 ans pour qu’il se réalise. On retrouve les moments de sa fabrication dans un ensemble de billets regroupés dans le dossier : Faire des livres.
Claude Pahud des éditions Antipodes a choisi 70 textes et une cinquantaine de photographies, extraits d’un ensemble publié sur le site lesmarges.net entre 2008 et 2014. La plupart des 2000 billets ont été rédigés et la plupart des photos prises le même jour. Ce qui motive le lien entre chacune des photographies et chacun des textes, ce sont leurs racines ; ils se nourrissent de ce qui s’est passé pendant la journée, un événement, une pensée, une interrogation, une succession de faits, un enchaînement, une boucle.
Que je me penche sur un tesson, la main de Ramuz, une échelle dans un verger ou d’un vagabond, ou de tout cela en même temps, c’est toujours, je crois, avec une seule intention, celle de donner un peu de sens à ce qui en manque, une allure à mes journées, un rythme, un chiffre, une couleur, en faisant monter dans le langage ces petites ou grandes choses que nous croisons, en les faisant tenir ensemble, dans la phrase, comme le bazar qui coexiste sur un vieux bahut ou le rebord d’une fenêtre.
C’est dire, je crois, que je ne vois pas au-delà du soir – il nous faut trop souvent renoncer à ce qui nous entoure – avec pour tâche, en définitive assez modeste, de retenir quelque chose, de lui donner une forme, et de le publier avant d’aller me coucher. Me voici en règle, – les dimanches chez les darbystes de Lausanne n’auront pas été pour rien dans cette affaire, je leur en sais gré. Voici mon obole, je peux m’endormir tranquille. Et recommencer.
Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu’un. L’écriture est ce lieu où non seulement je retiens et rassemble une ou deux choses qui me sont apparues entre l’aube et le crépuscule, mais où je rassemble ces deux êtres que j’héberge, celui qui est embarqué sur le fleuve et celui qui longe sa rive, l’enfant et l’adulte que je suis devenu, pour n’en faire qu’un, momentanément – on ne retient pas le fleuve.
L’écriture, nourrie par la langue et le collectif, est le lieu par lequel quelque chose advient une second fois, tremblant, se nourrissant de ce qui a été, mais aussi ouvrant des voies inédites en direction de qui est sous nos yeux mais qu’on ne voit pas. La langue ouvre d’innombrables galeries. Et le texte finit par se détacher et par aller pour son compte, vers l’autre.
L’internet et Rapidweaver ont joué un rôle central dans mon rapport à l’écriture ; je n’aurais sans eux jamais écrit. Les suppressions, les ajouts, les modifications, les déplacements, les retouches que je suis amené à faire sont si nombreux et parfois si lourds que, sans la machine qui facilite ces opérations, j’aurais renoncé avant d’avoir commencé.
Dans Sésame, il y a au centre, bien-sûr, la clé échangée sur le Niremont ; nous nous baladions François et moi, il neigeait, c’était le 3 janvier 2003. J’ai su au moment même de cet échange qu’il donnerait lieu au billet du jour, convaincu aujourd’hui que cette certitude a joué un rôle essentiel dans l’attention que j’ai portée, dès ce moment, à ce qui s’est passé par la suite.
Sitôt rentré, j’ai déposé sur un nouveau post de Rapidweaver tout ce qui de près ou de loin était en relation avec cette clé, sans présumer de quoi que ce soit, sachant par ailleurs que je ne serais pas exhaustif, que d’autres choses viendraient, plus essentielles encore, délivrées par ce que recèle la langue et son usage, les phrases, leur rythme, leur mélodie, mais aussi leurs sutures.
La dépose de tout ce matériau hétéroclite, le tas obtenu, je n’oserais le montrer à quiconque. Mais c’est précisément en réécrivant l’illisible, en essayant de faire un peu de lumière dans ce chaos, en déplaçant un mot ou un bloc, en lisant à haute voix, en regroupant des éléments disjoints, que quelque chose qui me dépassait jusque-là, mais soutenait mon étonnement, trouve un milieu qui lui permet de se déployer et de fédérer de proche en proche les éléments importés, mais également de lever des dessous de la langue et des événements, des éléments auxquels je ne songeais pas.
Je pense volontiers que l’écriture est le lieu d’une transformation, d’une métamorphose, d’une transsubstantiation, un alambic ; mais je pense aussi que les moyens techniques mis à notre disposition sont essentiels dans nos manières d’écrire ; j’ai essayé d’en dire quelques mots à Vincent Motard-Avargues qui me le demandait.
Je monte avec Oscar à la Moille-aux-Blanc puis redescends sur la Moille-Cucuz ; Jean-David m’informe que les membres de la société de fromagerie ont commandé une nouvelle chaudière, un peu meilleur marché que prévu. Je descends au village puis remonte par le Torel. Lucie nous ramène les filles, on mange une salade et des lasagnes à la viande végétale avant de nous retrouver devant la télévision. Ce qu’on n’imaginait pas demeure inimaginable, mais il est aujourd’hui bien réel.

Jean Prod’hom

Mais aussi vous, arbres, veillez sur nous.

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Arthur est parti ce matin à vélo, avec un pote, puis en bus et en train. Des amis les ont invités à découvrir quelques-uns des spots de Neuchâtel. Sandra m’explique que les spots, ce sont des lieux qui présentent un ou plusieurs obstacles, permettant aux adeptes du Parkour d’exercer l’une ou l’autre de leurs techniques de déplacement. J’ai trouvé sur le site du groupe de Lausanne une carte d’une trentaine de spots bien identifiés, qui se superpose au plan de la ville ; ils nous la font voir sous un autre angle : Little paradise, Arbre de l’Hermitage, Arbre métallique du Flon, Saut de bras gris bleu, Chapelle, Poisson, English style ; ces désignations se mêlent à celles des places que l’on connaît trop bien, des écoles et des gymnases où la plupart d’entre eux étudient. Une appellation pourtant inquiète le père que je suis : Escaliers du pigeon suicidaire, situé dans une cour intérieure discrète, précise un commentaire, entre la rue de la Mercerie et la rue Centrale.

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Nous descendons, Sandra, les filles et moi au marché. On retrouve sur la terrasse de la Palud Lucette et Michel, une cousine de Sandra et son mari. On parle de choses et d’autres en évitant le nom de Paris, devenu soudain un mot tabou. Ce qui s’est passé semble inimaginable si bien qu’on n’en pipe mot. Quant à ceux qui voudraient voir et savoir, ils sont si troublés qu’ils détournent le regard et se taisent ; où qu’ils regardent ils aperçoivent des morts, leurs proches ou leurs amis, leur propre peur aussi.
Les rues sont sans mémoire mais n’oublient rien. Le récit de ces horreurs indicibles –  refoulées dans des ellipses – est devenu réalité. Le sang et le venin coulent de la boîte sans fond de Pandore, qui n’a plus de couvercle. On devine le possible retour de la guerre de tous contre tous, la ville se vide, l’ennemi est partout. Chacun rêve quelque part de prendre le large en se coupant de l’avenir. Mais où aller désormais ? Les rues Alibert, Charonne, Fontaine-au-Roi, Bichat, mutiques et innocentes, vont endurer les pires maux, seules, abandonnées dans la nuit ; elles devront supporter la méfiance, endurer le reproche de n’avoir rien fait, coupables d’être là, encore vivantes.
Lieux abandonnés par force ou volontairement, champs de ruines, terres arides, déserts, environs de Tchernobyl, friches industrielles, mais aussi vous, arbres, veillez sur nous.

Rue Bichat,
rue Alibert,
boulevard Voltaire,
rue de Charonne,
rue de la Fontaine-au-Roi,
priez pour nous.

Stéphane m’envoie un mot ; son fils était à Charonne cinq minutes avant la fusillade ; il y est encore, chez un copain. J’apprends dans le journal que la femme dont j’ai vu hier le visage ensanglanté sur les bas-côtés de la route du golfe, réchauffée par un samaritain de fortune, attendant l’arrivée de l’ambulance, est morte ce matin. Son enfant est en vie.
Nous rentrons, mon mal de tête persiste, je boîte à cause d’un genou ; Sandra se met au travail, je vais dormir une grosse heure. Nous allons manger au café du Jorat, tous les deux, rien que tous les deux.

Jean Prod’hom

Retour sur les 807 et les vases communicants (1)

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Cher Pierre,
Moins d’une semaine me sépare de la rencontre agendée au Café littéraire de Vevey. Je commence à rassembler ce qui pourrait intéresser ceux qui nous feront le plaisir de passer la soirée avec nous, et à choisir quelques textes.

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Il me faudra préciser d’abord que Tessons (2014) et Marges (2015) sont des tard venus ; j’aurais pu, autrement dit, me passer d’eux. S’ils sont là, c’est que des éditeurs m’y ont encouragé, ce n’est – je crois –, pas courant et ça change la donne. Même si, comme les enfants non désirés, on s’y attache vite.
Au commencement, il y a donc le site, lesmarges.net, sans lequel ni Marges ni Tessons n’auraient vu le jour. Le premier billet date du mercredi 29 octobre 2008. Suivront jusqu’à l’été 2012 un millier de textes rédigés chaque jour, hors les week-ends ; un autre millier depuis, tous les jours, samedis et dimanches compris, qui s’entassent dans les soutes : lectures, voyage, emmerdes et ravissements, réflexions, déprimes, dimanches, tessons, école, plaisanteries, disparus, brimborions, journal, colères, morceaux d’enfance, vie quotidienne, Riau,... glissés dans l’une ou l’autre de la quarantaine de catégories bricolées, ajoutées, modifiées, supprimées.
Il me faudra revenir également sur les 807, l’aventure web initiée par Franck Garot en 2009, qui rassemble autour de lui plusieurs dizaines de personnes, du beau linge dans lequel je me retrouve : Eric Chevillard d’abord, François Bon, Denis Montebello, Emmanuelle Urien, Thomas Vinau, Eric Poindron, Martine Sonnet,... La courte préface de Franck Garot résume l’essentiel de cette belle aventure. Je propose une cinquantaine de textes qui figureront dans Les 807 (collection bleue, éditions du transat, 2010) et dans Les 807, saison 2, (éditions publie.net, 2012).
Il me faudra revenir aussi à ma participation – irrégulière – depuis 2010 aux vases communicants, opération initiée par Jérôme Denis et François Bon en juillet 2009 : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Six de la quinzaine de textes écrits dans le cadre de ces échanges figurent dans Marges.

Juste capable de m’en réjouir, p.13 chez Kouki Rossi
Revenir là où on n’en a pas fini d’aller, p 49, chez Joachim Séné
Friedrich Heinze de Rendsburg, p 79, chez Marianne Jaeglé
Aurait-il pu en être autrement ?, p 140, chez chez Isabelle Pariente-Butterlin
Le chemin des Meilleries, p. 142 chez chez Nathanaël Gobençaux
Cette route sur la carte il n’y avait rien au-delà, p 146, chez François Bon

J’interromps cet inventaire, descends au Mont déposer le Nissan au garage, embarque Sandra. Je rencontre Philippe Verdan à 11 heures, on s’installe avec une verveine sur la terrasse ; l’endroit est tout à fait extraordinaire, les cerisiers une fois encore en fleurs. Nous disposons d’une demi-heure pour faire connaissance et pour évoquer la rencontre de jeudi prochain ; je lui fais part de mes réflexions qui semblent ne pas l’effrayer. Sans compter que nos hôtes pourront boire un coup de chasselas ou de pinot noir, goûter à une soupe, manger un morceau de pain et de fromage. Ce bref échange m’apaise ; son sourire, sa voix me font du bien.
Je rejoins Sandra qui est allée chez le médecin, tout va bien. Elle me dépose au Mont, je mange au réfectoire, puis travaille individuellement avec chaque élève tandis que les autres voyagent sur un ipad dans le Grand Nord avec les Inuits, s’interrogent sur leur alimentation, leur habitat, leur implantation, leur commerce avec la mort, leur langue, leur passé, leur avenir.
Je remonte au Riau sitôt l’école terminée, envoie quelques précisions de cette rencontre aux amis proches et lointains dont j’ai les adresses. On pique-nique. Sandra et les enfants descendent en début e soirée à l’EPFL pour une conférence-spectacle exceptionnelle, avec Buzz Aldrin, le pilote du module lunaire d’Apollo11 en 1969, Alexey Leonov qui a effectué le premier une sortie dans l’espace en 1965, et de Claude Nicollier. Je regrette soudain de ne pas les accompagner, mais je suis très fatigué. Je boucle ce billet à 20 heures 30, prends un bain et lis Mankell.
Il y a 91 ans exactement, ma mère naissait.

Jean Prod’hom



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Le Riau qui aurait pu être ailleurs

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Cher Pierre,
Cette journée du jeudi, dite JOM, que les élèves de 9ème consacrent à la découverte du monde professionnel, annule, belle pioche, trois de mes cinq périodes habituelles. Je m’en réjouis naturellement, mais le nouveau règlement veut que les enseignants, même si le soleil les invite à tout autre chose, restent sur leur lieu de travail. Je regarde par la fenêtre les arbres qui sont en droit de se faire du mauvais sang : les feuilles ont perdu leurs couleurs, se froissent, se tordent et se plissent comme dans un séchoir à tabac

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Je lis aux élèves de 10ème le troisième chapitre du Grand Meaulnes, que je leur propose ensuite de télécharger sur leur ipad, avec Les Histoires et Les Nouvelles Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Quelques-uns profitent de télécharger d’autres textes tombés dans le domaine public : Les Misérables, Les Dix Petits Nègres, d’autres livres encore. C’est un monde qui semble s’ouvrir à certains. D’un clic à portée de main.
Je remonte au Riau à 14 heures, lis les belle pages que Mankell consacre aux conséquences des périodes glaciaires sur la pérennité de notre espèce, aux limites de la mémoire, à l’épineuse question du présent lorsqu’il devient, avec le temps, le passé d’un futur auquel personne n’avait songé.
Dany Schaer – du Journal de Moudon – frappe à la porte, elle vient me poser quelques questions sur la parution de Marges, le choix des textes et des photos, leurs relations. Sur ce qui m’a amené à écrire, à vouloir retenir ce quelque chose sans lequel il n’y aurait rien. Sur mon commerce avec le temps ; je lui bégaie alors le piège qu’il nous tend, mais aussi la liberté qui nous est laissée de sortir de ses ornières et d’adoucir sa pente, d’aménager des chemins de traverse jusqu’à ces aires de repos qui ne manquent pas, désertes, bois ou vergers. Je parle de la mort aussi, qui se venge d’être écartée ou tue ; je lui parle d’ici, du Riau qui aurait pu être ailleurs ; des années qui viennent, de ce site dont je voudrais faire un atelier ouvert,...
Nous allons, Sandra, Oscar et moi, faire le petit tour. On se quitte à 17 heures 30, le brouillard m’attend au village, j’en sors à Peney, y rentre à Villars-Mendraz pour ne plus en sortir jusqu’à Thierrens. Je fais une courte halte à Saint-Cierges, bois une verveine avec Claude au café du Cerf ; Marie-Lise qui nous rejoint peu après me montre un beau tesson trouvé à Lutry. J’imaginais qu’elle allait me l’offrir, elle m’autorise à en faire une photographie. Je suis à la fois étonné et soulagé qu’elle veuille le garder.
Dans un box, utilisé désormais comme sellerie, Delphine et Louise se parlent comme deux amies, je me joins à leur conversation, Gwenaëlle a une sciatique, la vie n’est pas toujours facile. Retour au Riau où Lili nous attend ; on mange du vacherin et des miettes de merveilles ; Sandra remonte à 20 heures des portes ouvertes du Bugnon ; Arthur à 21 heures, en bus puis à pied : il a vu une histoire filante.

Jean Prod’hom

La mort nous confie le vivant du mort

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Cher Pierre,
L’obscurité ne me permet pas au réveil de déterminer si le jeune chevreuil aperçu hier matin a passé la nuit près de la maison ; et lorsque je m’en vais, aucune forme ne se détache dans le pré que rosit le brasier derrière Brenleire et Folliéran.

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Je l’oublie très vite en me retrouvant face à mes obligations. Sandra m’envoie pourtant un message à 8 heures, elle est allée se promener avec Oscar à la Moille-aux-Blanc. J’ai vu à l'orée du bois deux chevreuils, une mère et sa petite. J'ai espéré que notre orphelin avait retrouvé les siens. Plus loin, dans le bois, une famille de trois. J’ai encore vu la petite et sa mère dans les broussailles de la Mussilly, immobiles. Plus que trois jeudis et la chasse sera interdite.
J’enchaîne cinq périodes successives, avec la sensation heureuse que les jours, toujours plus courts mais gorgés de soleil et de fraîcheur, avivent l’attention des élèves, la mienne aussi.
Je prends rendez-vous au garage de la Croix blanche avant de remonter au Riau. Louise a déjà glissé une pizza au four, on la mange sur le pouce. Elle est Lili me demandent de tendre la slickline qu’elles ont ressortie et déroulée entre l’érable et le foyard.
L’église des Croisettes rayonne sur la colline, venez à moi ! Nous y sommes, nous y sommes, par la route de l’ancien cimetière, celle du nouveau ; quelques-uns traversent le pré mouillé, d’autres attendent déjà sous le porche, bras ballants.
Les gens se mêlent, les voix aussi, celle de Pierre Jean Jouve et de Corinna Bille, celle de François Rossel, de Jean Grosjean et de Paul Celan, de Jean-Luc Goldmann et de Philippe Jaccottet, sans discordance, creusant leurs aubes et leurs saisons, leurs crépuscules et leurs chemins de traverse, pierres rondes d’encres et de lumière qu’on aperçoit sous les pieds du crucifié aux stigmates dressé derrière le cercueil.
Il nous reste à la fin leurs noms, qui sont à eux seuls des paysages, et leurs poèmes qui désormais nous appartiennent. Il n’est pourtant pas besoin d’écrire ou de lire, rappelle Paul Celan, une poignée de main suffit pour que ne périsse pas le vivant allégé du mort ; j’imagine ces nuits qui auront été les leurs et les miennes, j’entends la voix qui a fait se lever un coin du voile et devine la main qui en a tracé l’ombre.
La mort nous confie le vivant du mort, François aurait pu être là parmi nous, à nos côtés, ça n’y aurait rien changé. Il n’y a pas de vaincu, la mort est un tamis qui laisse l’essentiel ; celui-ci vient se joindre au meilleur de nous. Dehors les cloches sonnent, le soleil claire novembre, on aurait aimé les entendre de très loin ; le corbillard s’en va à Montoie. Je bavarde avec Elodie et Monique, avec Pascal et Antoine.
La maman de François me parle de Bursins dont nous sommes tous les deux originaires, je lui parle de Lili Prod’hom, sa cousine, sans laquelle notre Lili ne s’appellerait pas Lili, de Marinette Defrancesco. Elle se souvient de l’invitation que son mari nous avait fait parvenir, à François, moi et quelques autres. Il voulait connaître les raisons pour lesquelles nous nous étions éloignés de l’Assemblée des Trois Rois. C’est lui aussi qui a dit quelques mots à l’occasion de la mort du mien. On n’a pas parlé de François. Tout ce qu’on voit, tout ce qui bruit, tout se tait, mais derrière le mutisme il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
Je passe au nouveau cimetière d’Epalinges avant de rentrer ; quelqu’un a fleuri les tombes de maman et de papa ; Françoise vraisemblablement, ou Marcelle. Je remonte au Riau, écris les premières lignes de ce billet en écoutant en boucle le requiem de Fauré dont nous avons entendu cet après-midi l’ In pardisum.
Il est 19 heures, je redescends en vitesse à Lausanne, monte les grands escaliers du gymnase du Bugnon, désert. La journée des portes ouvertes, c’est demain, j’ai la tête en l’air, je remonte, personne n’a revu le chevillard, je rédige la seconde partie des ces notes.

Jean Prod’hom


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J’ose espérer qu’il dort

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Cher Pierre,
Les spécialistes avaient annoncé le beau jusqu’à aujourd’hui, voilà qu’ils le promettent jusqu’à vendredi, personne ne s’en plaint. Je conduis Arthur au bus avant d’aller faire le petit tour avec Oscar. C’est lorsque je remonte dans la Nissan pour me rendre à Vevey que j’aperçois devant chez nous un chevrillard. Il ne bouge pas, moi non plus ; je décide alors de tirer de ma poche mon appareil de photos, avec le risque qu’il s’enfuie et que notre rencontre s’arrête là. Il me regarde sans broncher, je m’approche encore, fais une nouvelle photo, si près que je pourrais le toucher ; il s’éloigne enfin en trottinant. Nous répétons plusieurs fois le manège, je le filme.



Cette année dans le canton de Vaud, la chasse au chevreuil, au lièvre, au sanglier, au ragondin, au blaireau,... est ouverte du 1er au 30 octobre. Il est vraisemblable que la mère du chevillard a été tirée. Je me vois pourtant mal la remplacer et l’héberger. Le chevrillard me regarde, immobile.
Je décide de téléphoner à la Société vaudoise pour la protection des animaux ; la responsable du service regrette, elle ne peut rien pour moi, mais c’est très volontiers qu’elle me communique le numéro de téléphone de la direction de la division biodiversité et paysage, section chasse, pêche et surveillance du canton de Vaud auquel je m’empresse de téléphoner.
La responsable du service écoute mes explications, mais pas plus que la première ne peut quoi que ce soit pour moi, sinon m’envoyer par sms le numéro de téléphone du surveillant permanent de la faune de la 6ème circonscription Gros de Vaud-Jorat.
Le jeune chevreuil me regarde, il attend. Moi aussi, assis sur une traverse de chemin de fer. Je crains que l’un des chiens du quartier, si je m’en vais, lui mène la vie dure ; je réitère donc, après un petit quart-d’heure, mon appel. La responsable du service division biodiversité et paysage me reçoit un peu sèchement lorsque je lui demande timidement si elle m’a oublié. Elle n’a pas pu atteindre le garde-faune local, il est à Savatan où il participe à un cours, un cours de tir. Elle lui a laissé mon numéro de téléphone, son remplaçant prendra contact avec moi.
Je salue la bête et file à Vevey : café, thé et biscuits dans le jardin avec Edouard et Françoise, devant une vigne vierge couleur de miel et des capucines rouge coquelicot. Lorsque je quitte mes hôtes à un peu plus de midi, je n’ai reçu aucun signe du remplaçant du garde-faune,
Petite cérémonie à 14 heures dans la cour du collège en présence du directeur et du doyen, la capsule temporelle est mise sous clef jusqu’en 2035. Je corrige quelques copies à la fin des cours, puis descends en ville à 18 heures, j’ai rendez-vous avec C ; on mange une pizza à la Tour, on parle et ça fait du bien, une heure, une heure belle et triste. Je la ramène à la maison ; sa maman et son petit frère, comme elle, ont besoin de courage. C’est comme s’ils devaient apprendre à recompter le temps, à tout reprendre depuis le début, à tout réagencer, autrement.
Aucune nouvelle à 20 heures du service division biodiversité et paysage, section chasse, pêche et surveillance, aucune non plus du garde-faune local, ni de son remplaçant. Louise et Lili ont vu le jeune chevreuil à midi, hébété. On hésite à rappeler le garde-faune ; car si les chasseurs n’ont pas hésité à tirer la mère, on peut craindre qu’avec le cours de tir qu’il a pris à Savatan, le garde-faune ne manque pas le chevrillard.
Maintenant il fait nuit, j’ose espérer qu’il dort. On verra demain.

Jean Prod’hom


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Nous préférons goûter à la mousse aux fraises

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Cher Pierre,
Nous avons lu la semaine passée, les élèves de 10ème et moi, les premières pages du Grand Meaulnes ; j’ai risqué quelques observations. Je leur ai lu le second chapitre aujourd’hui, lento, bien décidé à poursuivre ces prochains jours, aussi longtemps qu’ils le voudront. A eux de continuer à voix silencieuse la lecture de cette merveille lorsqu’ils en émettront le souhait.

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Je passe ensuite dix fois dix minutes en tête à tête avec dix d’entre eux, autour de l’abstract qu’ils auront à distribuer avant de lancer leur présentation orale. Pendant ce temps, les autres font vivre Cocktail, animé cette année par une soixantaine d’élèves qui lisent, écrivent, éditent et publient. Une dizaine sont désormais capables d’utiliser Rapidweaver et d’assurer, techniquement, la vie de ce site.
C’est encore difficile de diversifier, dans le même lieu, les activités avec les petits de 9ème, mais ils sont sur le bon chemin, et la manière dont ils s’adressent à leurs camarades est déjà remarquable. Je vérifie encore et toujours l’idée, somme tout évidente, que le principal obstacle aux apprentissages sérieux, c’est le maître. Dont la tâche la plus haute, vraisemblablement, est d’être aussi absent que possible et donc, d’abord, de se taire, d’entendre là où ils sont, ceux qui s’essaient à parler, en leur faisant voir sans rien leur montrer que tout est déjà là, à portée de leurs mains.
Je fais quelques courses à Mézières avant de rentrer : des fruits, de la pâte brisée, des épinards congelés et un gâteau de chez Ronny. Lili a fait son test d’histoire sur la fondation de Rome, elle espère que son prof n’y verra que du feu, car enfin, le Tigre et le Tibre c’est du pareil au même. Quant à la question de ce qui distingue l’histoire et la légende, je dois confesser à ma Lili que je serais bien emprunté de répondre à une telle question, les légendes ne sont-elles pas toujours des histoires ? Et au lieu de la renvoyer, elle qui a 11 ans, au legenda qui en dit tant, nous préférons goûter à la mousse aux fraises. On fête par la même occasion Louise qui a fait zéro faute à sa dictée, et Arthur qui a eu l’honneur de s’entraîner avec le roi du parkour à Lausanne, sous les feux de Couleur locale : Jesse Perveril.
Je lis, avant de reprendre Mankell, le 92ème chapitre que Jean-Louis Kuffer publie ce soir dans ses Riches Heures de lecture et d’écriture. Ses mots, où se croisent les deux enfants que nous avons été, réjouissent naturellement l’adulte que je suis devenu.

Jean Prod’hom

Brunch chez Gustave Roud

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Cher Pierre,
Brunch ce matin dans une salle attenante au musée de Pully, à côté de La Muette ; mais avant les petits fours, une causerie autour de Gustave Roud, ce personnage au chapeau de contremaître, égaré entre la Gotte et la chapelle de Vucherens, manteau de ville sur les épaules, visage labouré par l'écriture et pentax à la main.

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La salle est pleine : amis, curieux, poètes et savants, Pierre Fankhauser, Julien Burri, Sylviane Dubuis, Daniel Maggetti et Bertrand Schmidt. Mais film d’abord, qui met en scène et fait parler ceux qui ont côtoyé Gustave Roud à Carrouge, Ferlens ou Mézières ; ils ne savent pas très bien que dire à ces gens de la ville, ce qu’on attend d’eux ; ils le disent finalement, dans leurs habits du dimanche, sans décevoir, avec soin, comme à l’école. Ils disent juste, le public en rit, j’aurais voulu m’en aller. Il y a dans l’art documentaire – lorsque ses acteurs sont pris en otages et livrés, sans précaution, à des publics trop sûrs d’eux – quelque chose de diabolique.
Gustave Roud devait inquiéter, parlant comme il parlait, habillé comme il l’était sur les chemins de terre d'avant le remaniement parcellaire ; à surprendre les paysans au champ, à les photographier après les avoir mis en scène, ou à les photographier par surprise avant de leur demander la permission.
Tonnerre ! Yves m’apprend que François est mort. La dernière fois, c’était au Salon du livre de Genève, il était responsable du stand d'Empreintes. Je lui ai acheté les deux tomes du Journal de Roud, on s’était promis qu’on se reverrait. Trop tard. Ce sera donc pour plus tard et de l’autre côté.
Sa mort m’éloigne de la causerie, m’amène à écouter de travers des propos devenus soudain un peu fades, j’entends à deux reprises le mot de ressenti, je n’y puis rien, ce mot me donne l’envie de vomir.
Oui, François, le chant de Gustave Roud est d’abord chant de douleur, douleur distillée et continue ; sa teneur en poison est haute, mais le mouvement de la phrase est tel qu’il parvient à en tirer quelques paillettes précieuses qui éclairent en retour l’obscurité qui les a fait naître. Les cloches sonnent au Prieuré.
Je m'arrête à Rivaz, sonne à la porte de la maison dans laquelle Ramuz habita entre 1914 et 1916. Anne-Hélène est absente. Je m'installe sous la glycine qui n'a perdu que quelques feuilles, le lac n'a pas changé et le soleil l’innonde. Je lis les quelques mots que Jean-Louis Kuffer a écrits dans le Matin dimanche, ravi d'être en de si bonne compagnie : Nicolas Verdan et Frédéric Pajak. J'avais collaboré, oh si peu et si mal, avec le second dans Nous n'avons rien à perdre, un des nombreux journaux qu'il avait lancés, c'était au milieu des années 70. Nous ne nous sommes plus parlé depuis, croisés quelquefois, brièvement.
Sandra m'envoie un message, Lili m’attend pour revoir son histoire : la fondation de Rome. Je relis avant de me coucher Le phare, ici.

Jean Prod’hom


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Ces jours où les mots ne veulent pas se mettre ensemble et on n’arrive pas à les y forcer.
Devant cette grandeur, impossible d’avancer, je n’ose pas.
Ce grand beau temps, ces nuits de lune, ces soirs de bise ; – mais le milieu de la journée noblement immobile sous l’inondation du soleil.
C.F. Ramuz, Rivaz, 1915-2015

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François Rossel, Le Phare, ici, éditions Empreintes, 1982

Au fond du couloir des mots d’avant le langage

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Cher Pierre,
Sandra mène les filles à Thierrens puis descend au marché. Guillaume passe boire un café, je règle ce que nous lui devons ; il vérifie les mesures de la bibliothèque que nous lui avons commandée, celles des armoires de l’entrée et des combles ; Arthur fait le petit tour avec Oscar. Je me lance alors, à contre coeur, dans la correction d’une pile de travaux d’élèves, leur qualité me donne la force de terminer. Mais trois piles m’attendent encore, que je me promets de laisser derrière moi d’ici demain soir.

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Claude me signale qu’une présentation de Marges aura lieu le 19 novembre au Café littéraire de Vevey. Il serait judicieux, je crois, que je revienne sur les circonstances qui m’ont amené à publier sur le web, à éditer ensuite sur papier ; à présenter aussi les deux expériences collectives auxquelles j’ai participé, les 807 et les vases communicants. Pour le reste c’est à voir.
Stéphane m'envoie un mot dans lequel elle me propose qu’on fasse quelque chose ensemble ; la manière dont elle parle de ce qui l’entoure et lui advient me réjouit, sa proposition aussi ; on décide de se voir en début décembre.
Je laisse la Nissan devant le Brico d’Epalinges, achète à la pharmacie deux flacons de shampoing contre les poux que Lili a, peut-être, ramenés de chez sa copine de Mézières ; passe derrière le collège et descends jusqu’au chemin qui longe le Flon ; je traîne les pieds dans les feuilles mortes, par la Clochatte jusqu’à Tridel, passant outre l’interdiction d’emprunter le chemin après le Vivarium, taillé dans la molasse, qui s’est effondré sur quelques mètres ; il me faut avouer que je ne sais rien de ce qui fait tenir les choses ensemble, hormis les phrases. Le Flon, qui serpente tout au fond du vallon, donne le vertige.
Belle soirée à la Datcha ; les amis de Claude sont là pour le fêter, il est à la tête d’Antipodes depuis 20 ans et aura fait paraître, avec ses collaboratrices et ses collaborateurs plus de 200 titres. J’y retrouve Murielle, Michel et François ; fais aussi la connaissance du 8ème conseiller fédéral – il joue de la contrebasse. Dans le mot qu’il adresse à ses hôtes, Claude se demande s’il est bien judicieux d’éditer des livres ; je ne peux m’empêcher, de mon côté, de me demander si, à côté de gens si savants et si enthousiastes, je ne ferais pas mieux de faire des choses un peu utiles : maintenir hors du langage ce qui tient tout seul, ensemble et séparément.
François me remonte au Brico d’Epalinges où je récupère la Nissan. Tout le monde dort au Riau ; j’entends pourtant, tandis que je rédige ces notes à la bibliothèque, ici un soupir, un peu plus loin le froissement d’un drap, au fond du couloir des mots d’avant le langage.

Jean Prod’hom


J'ai cru voir un chardonneret

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Cher Pierre,
Ce vendredi de congé est le bienvenu, j’en profite pour faire un grand tour dans les bois avec Oscar, une piéride nous accompagne sur le long chemin de traverse entre le refuge de Corcelles et l’ancien étang. Je lis à la Mussilly les premiers fragments de la vie de Henning Mankell, bouleversants. Une seconde génération de pâquerettes se mêle, ici et là, aux tapis de feuilles mortes, j’ai cru voir un chardonneret.

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Je reviens à René Girard ; les universitaires n'étaient pas très nombreux, dans les années quatre-vingts, à le prendre au sérieux. J’étais à l'université de Lausanne et m'en rappelle bien. Ce qui ennuyait les intellectuels de ces années-là, c’étaient, je crois, les propriétés de symétrie et de réflexivité de sa théorie : les mêmes types de causes doivent expliquer les croyances « vraies » et les croyances « fausses »; les modèles explicatifs doivent s’appliquer à la sociologie elle-même.
Et lorsque j'ai évoqué la possibilité de faire une thèse de philosophie autour de l'idée de conversion, à la lumière des réflexions de René Girard et de celles de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques, alors que je suivais en fin de semaine les cours de Michel Serres à la Sorbonne – qui fut l'un des seuls à soutenir le sociologue –, juste avant qu’il entreprenne une lecture girardienne du Ab urbe condita de Tite-Live, j'ai eu soudain le sentiment, au milieu de la ville, d'être un étranger parlant une autre langue. J'ai vite renoncé à la thèse, terminé mon mandat d'assistant, décidé à prendre une autre direction, là où il n'y a personne, là où les médiations sont lointaines, sur les bords de mer. Je me réjouis encore aujourd’hui de cette conversion.
Vincent passe en début d’après-midi, on glisse sous le poêle une plaque de tôle noire. Je profite de changer les pierres ollaires du foyer. Je descends à 19 heures 30 au village rejoindre le comité du TCPM, c’est la fin de saison. Je remonte au Riau un peu avant minuit.

Jean Prod’hom

René Girard est mort : petit exercice d'admiration

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Cher Pierre,
René Girard est mort en début de semaine, mais sa pensée demeurera vivante, c’est sûr, longtemps encore. Lorsque j’entre dans la classe 101, les élèves montent au milieu de chacune de leur table des murs de classeurs, à défaut de parpaings, qui les isolent, prévenant ainsi tout au long de l’épreuve leur désir d’aller brouter l’herbe du voisin.

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Et ces contrôles de connaissances, aux formes très ritualisées, que l’institution nous enjoint d’organiser et qui, je le sais d’expérience, font plus de mal que de bien, engendrent davantage d’opacité que de clarté. Ils ont en réalité pour seule vertu celle de repérer ceux des élèves qui sont le plus à l’aise avec les langages de l’institution – ceux qui précisément pourraient se passer de ces contrôles – et à stigmatiser ceux qui ne saisissent pas les attentes de l’école, parce qu’ils ne parlent pas son jargon, se méfiant de ces épreuves qui leur rappellent, rituellement, qu’ils ne seront pas invités au grand raout.
J’interdis aux élèves de monter ces murs de la honte, leur autorise tout leur matériel, leurs notes, leur travail. En encourageant ainsi les échanges, quels qu’ils soient, l’enfant apprend vite qu’il est parfois mieux servi par lui-même que par autrui, et qu’il est souvent préférable de ne pas suivre aveuglément son voisin. Il sied que cette expérience soit faite par chacun. La mise en quarantaine régulière que mettent en place ceux qui croient bien faire, pour s’assurer que la connaissance est piégée dans la tête de l’enfant, la stérilise en la coupant de la circulation qui la nourrit.
Et, tandis que des enfants élèvent des forteresses pour prévenir le partage et jeter le discrédit sur le mimétisme qui donne vie à soi, à l’autre et à la connaissance, une moraliste fait un très beau prêchi-prêcha dans la classe voisine, rappelant mythes à l’appui la traditionnelle hospitalité des Européens. Elle évoque aussi le gâchis du mur grec, puis raconte l’apartheid sud-africain et les combats de Mandela, montre enfin un morceau du mur de Berlin acheté aux puces. On ne peut demander à nos enfants à la fois d’aimer leurs voisins et de garder pour eux-mêmes ce qui est à tout le monde. Partager s’apprend, en premier lieu sortir du double bind.
Ce matin, les employés communaux ont posé les pare-neige au-dessus de la Mellette. Je trouve en rentrant, dans la boîte à lait, Sable mouvant de Henning Mankell, Lettrines, Lettrines 2 et Liberté Grande de Julien Gracq. Me rends à 19 heures au comptoir d’Echallens pour signer quelques livres.

Jean Prod’hom


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Nous ne faisons jamais ce que nous pensions faire

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Cher Pierre,
Une large bande bleue, irrégulière, rampante, se glisse à l'est entre la chaîne des Vanils et la couverture nuageuse ; elle restera stable toute la journée. A l’ouest il pleut, les élèves se précipitent à la fenêtre, un arc-en-ciel tire sa courbe depuis Jouxtens-Mézery jusqu’à très haut, du côté de Cossonay, où il disparaît ; le soleil, invisible, a bouté le feu au pied du Jura, laissant une poudre d'or qui se mêle à une bruine fine, qui font scintiller les villages, les bois et les prés.

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La responsable des 4 Coins du Mont m'a demandé hier soir quelques photos de l'inauguration des nouveaux collèges, j'en trouve trois ou quatre qui, je l'espère, feront l'affaire. J'exporte en outre les pages du site Cocktail qui figureront dans la capsule temporelle.
Je remonte à 13 heures au Riau, les filles se sont fait une pizza, à moi les restes. Je conduis à 15 heures Lili chez une amie de Mézières, puis remonte pour visionner sur youtube la fin d'une belle conférence de Gilles Clément signalée par Alexandre. Les enseignants auraient tout intérêt à en prendre de la graine, les jardiniers ont beaucoup de choses à leur apprendre, l’essentiel peut-être.
Car enfin, nous ne faisons jamais ce que nous pensions faire, et personne ne s’en plaint ou s’en vante. Et il ne nous en coûte pas trop de renoncer à ce qu’on avait imaginé. Il vaudrait mieux souvent ne rien faire pour être utile à des enfants qui n’ont besoin de rien, sinon d’avoir près d’eux un maître que l’imprévisible ne désoriente pas mais réjouit.
Il est d’une certaine manière inutile de concevoir des programmes d’études, toujours trop étroits, conçus pour éloigner ce qu’on n’y a pas mis et nous protéger de notre ignorance. La partition du savoir, les columbariums, les disciplines et leurs frontières sont des fables qu’on a fait passer pour la réalité, elles pèsent sur nos manières de vivre, de connaître et stérilisent les recherches.
Je passe deux heures avec Xavier au café de la Poste, notre aventure à Rue, Entre terre et mer, aura vraisemblablement lieu en mars 2016, si Dieu le veut.

Jean Prod’hom

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Quelque chose s’est refroidi

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Cher Pierre,
Il reste sur pied, ici au Riau, un peu de maïs et des betteraves. Ce matin, Jean-David en déchintre un champ à la Moille-aux-Blanc, pour ne pas avoir à rouler avec son tracteur sur le pré voisin, en bordure duquel il entasse les fanes. Il en décollette deux rangées, qu’il viendra charger ce soir dans une vieille bennette.

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Les sangliers ont sérieusement labouré le pré, ils sont partout, me dit Jean-David ; Jean-Paul a vu une mère et ses petits traverser la route en-dessous de la déchèterie, d’autres ont été aperçus du côté du chalet d’Orsoud. Les gens avisés de la commune estiment qu’ils sont plus de trente à écumer la région, il va falloir les tirer. On parle, on parle, mais Jean-David veut terminer ses deux rangées de betteraves avant de descendre à la laiterie ; la société de fromagerie dont il est le président se réunit en effet tout à l’heure pour une réunion extraordinaire. Il y a eu un pépin, la chaudière de 6600 litres, étamée de cuivre, est fendue. Les sociétaires devront décider s’ils la rapetassent ou s’il en achètent une neuve. La seconde solution serait préférable mais coûterait à la société 160’000 francs.
A l’autre bout de la journée, une conférence des maîtres ; ce sont d’autres soucis qui sont évoqués par le directeur, pendant plus d’une heure : la population qui croît, les règlements qui se multiplient, les budgets qui explosent, le ton qui se durcit ; les procéduriers en appellent au cahier des charges, les plus confiants bâillent. On dirait que le bon sens a pris la clé des champs, nous laissant avec un chaudron fendu ; on tente d’allumer ici et là des foyers, d’en étouffer ailleurs ; mais quelque chose s’est refroidi, quelque chose ronge l’intérieur du chaudron. On rapetasse en continu, avec du neuf ; on ajoute des couches supplémentaires qui ont pour seul effet d’alourdir l’édifice. Il ne restera bientôt, à l’intérieur, plus rien qu’un feuilletage d’enduits qui s’écaillent.

Jean Prod’hom

On se doit d’apprendre à vivre sans coupe-feu

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Cher Pierre,
On se réveille au-dessus du brouillard, mais il m’avale, moi et la Nissan, à l’extrémité du plateau de Sainte-Catherine. J’en ressors au Mont, dessous ; la couverture nuageuse ne se déchirera pas.

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Je prépare ma journée à la volée, enchaîne cinq périodes, mange à la Châtaigne un vol-au-vent ; enseigne à nouveau jusqu’à 15 heures 30, avant de monter au Chalet-des-Enfants : là-haut le soleil se couche.
Alors que les difficultés, innombrables je le crains, s'amoncèlent aux quatre coins de la terre, aussi bien du point de vue de la gestion de nos besoins que de nos relations au sein de notre espèce, que certains états essaient de tirer les marrons du feu, alors que deux ou trois groupes dictent les règles du jeu et que les individus les plus habiles jouent les premiers rôles, j’imagine que les innombrables chicanes qui nous attendent au réveil se sont dissipées pour toujours, comme ces fumées à l'arrière des pipers et des gros-porteurs qui sillonnent le ciel, à nouveau bleu, bleu ciel, ciel sans nuage ; j’imagine la paix perpétuelle le jour de sa signature, j’imagine l’humanité au matin de ce jour, effrayée, ne désirant en réalité pas plus l’établissement de son règne que celui de l’éternité, désemparée devant les heures creuses.
Paix et éternité, l’homme les craint, repoussant à plus tard ces images qui sont celles de sa ruine ; elles lui rappellent sous le soleil et les mauvaises herbes que la terre peut faire sans lui ; et s’il s’affaire autour des conditions de son existence, c’est pour mieux passer à côté de celle-ci et s’en plaindre. Plus rien ne nous protège de nous-mêmes, ni l’étendue qui nous entoure, ni le rien qui nous enveloppe et nous pousse. On se doit d’apprendre à vivre sans coupe-feu en s’écartant du tintamarre des nations.
JLK me fait savoir que Le Matin Dimanche lui a demandé de présenter trois livres de la rentrée hors-rentrée, Marges sera le premier. Il termine son mot par des condoléances amicales. Je monterai un de ces quatre à la Désirade, en voisin ; je l’ai aperçu à l’Estrée l’année dernière, à l’occasion de la remise du prix Edouard-Rod, je crois me souvenir de sa voix.
Sandra et Louise sont allées au CHUV cet après-midi, elles reviennent avec de bonnes nouvelles. Mais Louise a oublié une fois encore d’offrir à Xavier un exemplaire de Marges ; j’aurais voulu qu’il le feuillète avant qu’on se voie mercredi prochain à Oron. Je prépare deux quiches et une salade.

Jean Prod’hom

Voici la clé, nous sommes au milieu du chemin

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Cher Pierre,
On pleure et prie à la Toussaint, et cet immense dimanche de novembre en donne envie. Mais comment s’y prendre et quoi dire. Se taire est aussi un verbe intransitif, alors je marche de Froideville  – où j’ai laissé la Nissan – jusqu’au Riau.

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Je fais une halte sur la terrasse de la Poste où je bois une verveine, à côté d'un gars du coin qui boit un verre de blanc ; heureux d'en être tous les deux, du bon coup que le ciel a joué aux morts. Et cette terrasse sur laquelle nous nous sommes embarqués, nous ne voudrions l'échanger contre aucune éternité ; le dénuement se confond avec l’abondance, la laine et le soleil picotent la peau ; dans le le ciel dansent des ballons multicolores, ceux qui les ont lâchés leur tournent le dos ; les cloches sonnent la demi de deux, ça tient ensemble.
C'est la conscience qu'il ne peut en aller tout le temps ainsi qui m'oblige à me lever et laisser ce qui ne fait jamais faux bond. Je reviendrai et me remettrai à la cape. Faut-il vouloir plus ?
Ne pas choisir entre raison et poésie, ne céder ni à l’une ni à l’autre. Je n’aime pas parler de la mort ; mais j’écris, je crois, avec elle, ou à côté d’elle. Lointaine ou proche, elle veille lorsque je lis théorèmes ou poèmes.
J’entre dans le bois des Orgires, j’entends bientôt Oscar, aperçois Louise et embrasse Sandra. Voici la clé, nous sommes au milieu du chemin. A tout à l’heure.

Jean Prod’hom


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On se donne rendez-vous

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Cher Pierre,
Brigitte, Sandra et les filles restent à la maison après le déjeuner ; j’emmène Raymonde et André à Morges. Une nuée d’oiseaux aquatiques squattent les rives du lac : des cygnes, des colverts, des poules d’eau, des grèbes, des nettes rousses, des morillons, quelques sarcelles qui plongent et réapparaissent là où on ne les attendait pas.

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Ce sont d’autres oiseaux qui vont et viennent le long de la Grand’Rue, ils caquettent sourire aux lèvres, un panier au bras ; descendus des villages vignerons des alentours ou des appartements cossus de cette petite ville qui, le samedi matin, sert de décor à une certaine idée du bonheur, ils semblent tous sortis de leur lit, jeunes et vieux, douchés, soigneusement peignés, habillés aux couleurs des dimanches. Je les connais depuis toujours, rencontrés à Saint-Hippolyte-du-Fort, – c’était les grandes vacances –, à Nyons ou à Montbrison, ébloui de les retrouver tels que nous avions été à l’été de notre vie, aujourd’hui à peine vieillis, moi non plus, pas lassés pour un sou.
Sandra, Brigitte et les filles ont préparé un papet, on se régale, on se réjouit, on se sépare. Brigitte nous embrasse pour la dernière fois, mais on se donne rendez-vous l’été prochain, à Chazelles ; on fera le marché, on ira à Saint-Symphorien, à Virigneux, à Maranges, au Puy et aux sources de la Loire.
Nous voici orphelins ; mais Sandra, Louise et Oscar prennent les devants, elles connaissent le chemin, je les suis ; je photographie sans y parvenir ce quelque chose qui nous précède et qui nous pousse. Inutile. Je recolle au peloton, avec du beau linge qui, j’en suis convaincu, aurait fait le bonheur de Marie-France Dubromel.
Google m’avertit que Thierry Raboud a écrit ce matin quelques belles lignes à propos de Marges. Quant à la Nouvelle-Zélande, elle a battu en fin d’après-midi l’Australie, c’était du rugby ; ce que j’en ai vu m’a ravi, d’autant plus qu’à ce jeu, les essais sont des réussites.

Jean Prod’hom


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C’était jour de la Toussaint

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Cher Pierre,
Le monteur a posé le tour de la baignoire ce matin ; il aura donc fallu plus de quatre mois et l'attention constante de Sandra pour que les transformations décidées en début d'année soient terminées. Il y aurait beaucoup à dire de ce que cette aventure nous a fait voir des entreprises privées, de leur efficacité, de la tenue de leurs engagements, de la qualité de leurs communications, des finitions, de leurs exigences, de la sous-traitance, de leur souci du détail, des traces de leur passage.

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Je fais le petit tour avec Oscar pendant que le monteur termine de lisser le silicone. Le soleil est revenu, l'érable rouge du jardin à perdu ses feuilles. Je descends à Oron faire quelques courses pour le week-end, reviens en quatrième vitesse pour être à la maison lorsque Louise rentrera. Sandra est de retour du Mont, on mange tous les trois.
Je passe deux belles heures avec les élèves de 9ème P et Nanouk l’esquimau, reprends ensuite, seul, Les enfants Tanner pour y voir un peu clair dans les relations du narrateur avec Simon, Kaspar, Klara,...
Brigitte, Raymonde et André sont arrivés; nous ne nous étions pas vus depuis plus d’une année. Ils sont allés au cimetière de Vevey ce matin, y sont retournés cet après-midi ; on mange ce soir une raclette. Brigitte, 93 ans, est remontée contre les politiques, à en pleurer. Née en 1922 à Chazelles, dans les Monts du Lyonnais, elle a dix ans lorsque sa mère meurt en 1932. Quand un père disparaît, dit Brigitte, c’est le porte-monnaie qui s’en va ; mais quand une mère vous quitte, c’est le coeur qui s’en va.
Son père, incapable de nourrir ses trois enfants, l’envoie travailler chez des fermiers de la région qui ne lui laissent aucun répit ; elle se souvient, émue, du jour où son père est venu la récupérer alors qu’elle ramassait des pommes de terre au-dessus de Virigneux, c’était jour de la Toussaint, elle avait les mains gelées. Brigitte ne restera pas à Chazelles, elle sera placée une seconde fois, chez de vieux et généreux paysans qui, ne pouvant bientôt plus la nourrir, la mettront au service de leurs neveux qui ne la ménagent pas.
Son père vient la rechercher en 1937, le patron de l’une des nombreuses chapelleries de Chazelles-sur-Lyon l’engage, elle a 15 ans, elle y travaillera pendant 45 ans. Elle donne naissance à Georges en 1947 – le père de Sandra –, puis à deux filles. Le travail de la chapelière est exténuant et le malheur ne l’épargne pas : les reins de son mari sont en mauvais état si bien qu’elle doit l’assister en permanence depuis 1968. Mais en 1971, c’est son père qui meurt.
Malgré les soins qu’elle lui prodigue, les reins de son mari lâchent et il décède en 1973 ; elle espère alors que la vie lui offrira un peu de repos, elle travaille sans faillir jusqu’en 1982 où elle bénéficie de la retraite. Mais le ciel ne l’entend pas de cette oreille ; coup de tonnerre en 1984, son fils meurt. Elle viendra se recueillir tous les ans à Vevey, autour de la Toussaint, sur la tombe de son fils.
Brigitte est remontée contre les politiques. Elle touchait depuis un peu plus de trente ans une retraite, une retraite si petite qu’elle était dispensée de payer des impôts ; Brigitte a dû calculer toute sa vie, s’est contentée du nécessaire pour élever ses trois enfants et soigner son mari.
Son sourire a disparu : on l’a avisée il y a quelques mois que sa pension serait soumise à l’impôt sur le revenu, c’est fait. Car enfin, Brigitte doit, elle aussi, contribuer à l’effort de guerre pour diminuer la dette de l’état, 300 euros par an. Brigitte leur en veut, elle n’ira plus voter, Brigitte ne croit plus aux promesses.
Mais Brigitte assure qu’elle paiera, elle a sa fierté ; c’est simple, ses besoins baisseront d’autant. Brigitte est fatiguée, Brigitte va se coucher. Lorsque j’entre par erreur dans la chambre d’Arthur, je l’aperçois étendue sur son lit, les yeux grand ouverts, la voix claire. Brigitte ne dort pas, elle veille sur ceux qui lui restent.

Jean Prod’hom

Rire de soi avec le plus grand des sérieux

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Cher Pierre,
C’est ce midi, après avoir mangé au réfectoire scolaire – si absolument dénué de confort et d’élégance –, alors que je lis, assis sur l’un des fauteuils rouges de la salle des maîtres déserte, le quatrième chapitre des Enfants Tanner, qu’une larme s’installe durablement au coin de mon oeil gauche, sans que l’idée me vienne de l’éponger. Je la laisse noyer le paysage en direction duquel je tourne la tête, et jeter un voile sur mon oeil droit.

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Les longues heures devant l’ordinateur sont habituellement la cause de ces épanchements, mais les démangeaisons qu’elles me procurent également, ne les accompagnent pas aujourd’hui.
Je reste immobile de longues minutes, très loin de la cour que j’ai sous les yeux, du bouleau, du ciel, mais aussi parmi eux : la tête sur les épaules et dans le ciel. Convaincu qu’il me serait loisible de prolonger indéfiniment cet état, sans faillir à mes tâches et à mes obligations, je pose un caillou en me promettant d’y revenir.
Une collègue est entrée et s’est installée face à l’un des ordinateurs mis à notre disposition. Je me lève alors et me dirige vers la machine à café, en disant à la cantonade, très distinctement qu’au fond, j’aimerais de ma vie apporter un peu de bonheur. La collègue sourit, m’assurant en riant que ce n’est pas du tout son truc ; elle reprend son travail, je continue seul.
Ne pas faire bande à part mais en être, comme les autres, pour les autres ; c’est-à-dire travailler, être juste, faire son devoir, obéir, ne pas outrepasser ses limites, comme un arbre dans le paysage ou un poisson dans l’eau. Mais consentir aussi à s’éloigner pour devenir cette voix qui prie et embrasse l’étendue, polyphonique et lointaine. Tous se souvenaient au même instant qu’il y avait au monde autre chose que la rudesse du travail et le souci du pain.
Je crois que Robert Walser, au-delà de la première stupeur, a la vertu de rendre les hommes meilleurs, à condition qu’ils consentent à se baisser, à renoncer à l’évidence et aux contes de fée, à remonter de décrochages en décrochages, de déroutes en déroutes, de déceptions en déceptions, de leurres en leurres, jusqu’au seuil d’un monde encore liquide et tiède, un monde d’avant les « oui mais ».
C’est en ce sens que Les Enfants Tanner, sans être un traité, constitue un récit engagé, dans lequel se manifeste un monde aux dimensions insoupçonnées, au sein duquel l’homme est invité à s’émanciper de lui-même sans pourtant quitter le théâtre – mais un théâtre élargi de la nature. Demeurant cet acteur aveuglé qu’il a toujours été au coeur d’un réel qui le dépasse, mais invité aussi à rire de soi avec le plus grand des sérieux, et à rejoindre, ne serait-ce qu’un instant, cette place creusée par la voix qui le précède, et qui lui apprend à pardonner, et peut-être, lorsque le moment sera venu, à se retirer.

Jean Prod’hom

Un théâtre, c’est aussi la nature

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Cher Pierre,
Lorsqu’ils ont un peu de place à la fin d’octobre, les foyards font une dernière fois la roue, avec cette assurance folle des coqs lorsqu’il montent sur leurs ergots. Ils perdront bientôt leurs plumes et laisseront voir en novembre, sous leur jupe, leurs membres osseux.

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J’enchaîne cinq périodes avec les élèves des trois classes dont je m’occupe cette année ; ils travaillent paisiblement, sans être attachés à mes basques, chacun pour soi ou en petits groupes. Le brouillard se confond avec le dehors, on n’aperçoit ni le lac ni le Jura, pas même la cime de quelques-uns des pylônes qui ferraillent le territoire. Je relis quelques pages des Enfants Tanner.

Si on se met maintenant à penser à un paysage tranquille, avec tous ces bois, ces collines, ces grandes prairies, tout cela étalé au-dehors, tandis qu’on est là assis sous les lustres d’une salle de théâtre, comme c’est étrange. Mais peut-être que tout fait partie de la nature. Pas seulement les grandes choses calmes du dehors, mais aussi les petites qui remuent et qui sont faites par l’homme. Un théâtre, c’est aussi la nature. Ce que la nature nous pousse à construire ne peut être soi-même que nature, à vrai dire d’une espèce secondaire. La culture peut être aussi subtile qu’on voudra, elle reste une chose de la nature, car enfin elle n’est qu’une lente invention à travers le temps faite par des êtres qui seront toujours liés à la nature. Quand vous peignez un tableau, Kaspar, cela devient de la nature car vous peignez avec vos sens et vos doigts et ceux-là, vous les avez bien reçus de la nature. Non, vraiment, nous avons toute raison de l’aimer, de toujours bien penser à elle, de lui adresser nos prières, si j’ose dire, car il faut bien que d’une manière ou d’une autre les hommes prient, sans cela ils devinent mauvais.

Je reste au Mont, mange au Central ; surveille les arrêts entre deux et quatre, avec l’idée de boucler des travaux fastidieux ; mais je dois au préalable batailler avec différentes versions incompatibles de Pages, contourner sans succès le refus d’une imprimante de prendre en charge l’impression de mes documents, soigner enfin, sans y parvenir, une souris sujette à paralysie. Je finis par baisser les bras, j’aurai au bilan perdu une heure et demie. Je sors du collège remonté.
Il pleuvine au Riau, les filles travaillent. Petit tour avec Sandra, Louise et Oscar. Lili accepte de poursuivre, à notre retour, l’odyssée qu’elle a commencé à me raconter avant-hier.
Léna, Jean-Claude l’âne et Papillona le papillon – pour qui les deux premiers ont bricolé une boîte de voyage – sont prêts. Léna achète encore au village un licol, une paire de rênes et la petite équipe peut se mettre en route avec, pour seule tâche, celle de parcourir le vaste monde et retrouver le père de Jean-Claude l’âne.
Ils décident d’abord de traverser la France ; ils s’engagent dans un petit chemin qu’ils suivent pendant deux jours, au bout duquel ils aperçoivent une maisonnette, ils s’approchent ; Léna frappe à la porte. Elle demande au vieil homme qui la lui ouvre de les héberger, elle, son âne et son papillon qui sommeille dans la boîte glissée dans une sacoche. Ça tombe bien, lui dit Ronald, car j’ai un vieux pré dans lequel paissait autrefois un âne que j’ai dû vendre parce que je n’étais plus en mesure de le nourrir.
Jean-Claude ! Jean-Claude ! L’homme se retourne, très étonné, le sien portait le même nom. Ils se rendent compte, après une courte discussion, qu’il s’agit du même animal. Ronald prépare un repas en racontant la longue et difficile histoire de l’âne avant que celui-ci ne rencontre Léna. Ronald l’avertit à la fin de la soirée qu’il ne pourra malheureusement pas l’héberger bien longtemps ; il doit en effet se rendre en ville dans trois jours, où il a trouvé une travail. Léna n’a pas l’intention de rester, elle souhaite en effet partir tôt le lendemain.
La petite équipe part à l’aube, mais l’étape ne sera pas bien longue ; Jean Claude en effet se gratte. Léna fouille soigneusement le pelage de son ami et finit pas mettre la main sur la cause de son désagrément : un cafard. Un cafard que Léna appelle Ralph et qu’elle glisse dans la boîte au papillon. Ils continuent leur chemin et finissent par atteindre Marseille. Ils ne s’y attardent pas, longent la côte avant de remonter jusqu’à Venise. Ils décident alors de prendre un gros bateau qui les conduira à Barcelone. Le bateau est si rapide qu’un jour de mer aura suffit.
Léna prépare les bagages lorsque Barcelone apparait à l’horizon, tandis que Jean-Claude, Papillona et Ralph prennent un bain dans la grande piscine du pont arrière. Tout semble aller pour le mieux. Mais au moment de descendre du bateau, le capitaine demande à Léna ses titres de transport ; Léna avoue qu’elle n’en a pas et qu’elle n’a pas un sou. Le capitaine ne veut rien savoir et exige l’argent de la traversée. Léna lui explique qu’il n’a rien à craindre, que son père est roi d’un petit état aux confins de la Mongolie et qu’il paiera à coup sûr dès qu’elle pourra le joindre par téléphone.
Le capitaine refuse et avertit Léna que si elle ne lui remet pas les 2000 francs qu’elle lui doit, il la dénoncera à la police.
On s’arrête là, Arthur a téléphoné, il m’attend à l’arrêt de bus. Sandra a préparé une ratatouille et des raviolis. Après le repas, chacun repart à ses occupations. Je n’entends bientôt plus que le tic-tac du clavier de l’ordinateur sur lequel je dactylographie ces maigres notes.

Jean Prod’hom


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Ecrire et marcher font bon ménage

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Cher Pierre,
Le brouillard se lève lorsque je conduis Arthur au bus et dépose deux livres au bureau communal. Je pars pour une longue balade avec Oscar qui en fait trop souvent à sa tête ; je crains qu’il ne s’égare un jour et ne soit amené à passer la nuit dehors. Je ne suis pas certain qu’il saisisse bien les conséquences d’une nuit de janvier balayée par la bise.

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Il y aurait donc une méthode Walser, qui serait à l’origine de cette cohérence que je devine en amont des anomalies, des chicanes, des retournements qui ponctuent les paroles de Simon dans Les Enfants Tanner. Je cherche le lieu, à la fois figure et déplacement de figure, qui génèrerait la double impression de confort et d’inconfort procurée par les discours de Simon. Non pas pour en neutraliser l’efficacité, mais pour goûter à l’évidence de son bonheur, une fois au moins, avec une innocence quasi-walsérienner, sans plus soupçonner que Simon pourrait être un imposteur et sa sincérité celle d’un habile boîteux.
Je ne parviens pourtant pas à identifier ce point, d’origine ou d’ancrage, à partir duquel s’organisent les passes qu’emprunte Simon pour être tout à la fois dans la foule et à mille lieues d’elle, pour se retrouver sans bouger, d’un mot à l’autre, sur l’autre face d’un invisible ruban de Möbius.
Simon a le nez collé à ce qui l’entoure tout en maintenant la plus grande distance, c’est le miracle, un peu comme Montesquieu dans les Lettres persanes, mais en étant des leurs. Simon opère en bordure du territoire sur lequel l’homme vit, de la carte qui habituellement le définit ; c’est dire que Simon vit à cheval sur le territoire dont nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et sur celui, plus vaste, qui l’enveloppe. Simon vit sur un seuil, mais un seuil qu’on ne peut se représenter qu’à l’intérieur du monde. Le dehors ne saurait être ailleurs que dedans, le dedans ailleurs que dehors. Ecrire et marcher font bon ménage.

Je fais mon tour ;
il mène un petit bout
et rentre ; puis sans tambour
ni mot, me voici à l’écart.


On devine le rôle de la langue et de l’écriture, grâce auxquelles Simon réalise ce pas de côté, ce pas de retrait, comme la sensible en arrière de la dominante Et de tout reprendre à zéro, admirer ce qui enlaidit le monde, abandonner les moqueries pour un peu de bienveillance, la réaction pour un sourire. Le monde a perdu de sa verticalité, s’est allongé et repousse l’horizon, donnant à voir la possibilité d’y vivre. Ce tour, c'est un tour de langue, Simon abandonne l’au-delà pour un en-decà, échange le ciel pour un seuil.
Je cueille quelques fleurs en bout de vie, m’avisant que la grande affaire des natures mortes, c’est le contenant, le vase qui les maintient droites et vivantes. Et le mur sur lequel elles se découpent comme sur un ciel.

Jean Prod’hom

Je n’ai rien à faire de vos vacances (Robert Walser)

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Il y a des journées où ne souffle aucun vent, on y respire à peine. Chacun s’efforce de garder le sourire, de faire bonne figure en maintenant la tête hors de l’eau ; chacun se tait aussi souvent que possible. Je quitte la maison dans la nuit, les alentours se tiennent en retrait, je rase les murs, fais mon job, mange une soupe, enchaîne, fais une halte à Pra-Collet avant de remonter au Riau. La nuit tombe.

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Je lis, devant une verveine, les billets taillés, rabotés, poncés que menuise Philippe Guerry ; petits bonheurs portatifs greffés sur ces mots à drôle d’allure – jamais les mêmes pour tous – que l’on croise dans nos lectures. Il m’a fait l’honneur de se pencher, après le mot d’encouble l’autre jour, sur celui d’épagomène aujourd’hui, deux mots que j’ai eu la désinvolture de laisser traîner sur mon site. Allez voir le sien, il s’appelle Bonheur portatif.
Je rentre donc à la maison, réconcilié ; pas assez cependant pour voir la vie en rose ; je décide donc de composer une nature morte, la seconde de ma vie, à l’image de cette journée sur le fond de laquelle ont clignoté, malgré tout, quelques instants heureux.
Bonheur de lire aux élèves de neuvième – qui sortent de vacances et attendent impatiemment les suivantes – un extrait du chapitre 2 des Enfants Tanner, et de le commenter fiévreusement.

Les moyens de s’en sortir, ce n’est vraiment pas ce qui manque pour un jeune homme comme moi. Quand vient l’été je peux aller chez un paysan, l’aider à rentrer sa récolte. Il sera content de m’avoir et il saura vite ce que je sais faire. Il me donnera à manger, ce sera très bon, parce qu’on fait très bien la cuisine à la campagne, et quand je m’en irai, il me mettra quelques pièces dans la main et sa fille, jolie et fraîche comme une rose, me fera un sourire d’adieu, d’une manière qui m’obligera à y penser longtemps sur la route. Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête. Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-mêmes par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ? Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour mois, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances. Si vous pensez que vous avez affaire à quelqu’un qui ne songe qu’aux vacances , eh bien, vous vous trompez : j’ai malheureusement tout lieu de croire que c’est bien là ce que vous pensez.

Bonheur de regarder, avec les même élèves, le premier quart de Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherti et prendre acte, avec eux, de l’inconcevable : des vacances, Nanouk n’en prend pas.
Bonheur que m’offre Lili à qui je demande de me raconter une histoire ; elle met en place, sur le champ, une odyssée qui doit nous conduire, avec Léna, un âne et un papillon, à l’autre bout du monde : Léna est âgée de 8 ans lorsqu’elle accueille, dans son vieux pré banal, un âne qui répond au doux nom de Jean-Claude. Tous les deux ont perdu leur mère lorsqu’ils sont nés. Ils s’apprivoisent quelques années avant de se mettre en route, à la recherche du père de l’âne, qu’ils se sont promis de retrouver avant de rejoindre le père de Léna qui vit, elle le sait par une lettre qu’il lui a envoyée, dans un pays dont il est le roi, aux confins de la Mongolie.
Les pâtes sont cuites, le fromage râpé, la salade fatiguée : Lili, Léna, Jean-Claude, le papillon et moi n’irons pas plus loin aujourd’hui. Sandra et Louise rentrent d’Oron, la première souriante mais fatiguée, la seconde enchantée de son cours de guitare et de son maître – c’en est un. Elle m’annonce enjouée que celui-ci est emballé à l’idée que nous fassions quelque chose ensemble.
Bonheur enfin, celui d’aller chercher Arthur à l’arrêt de bus, dans la nuit, le brouillard, de rédiger ce billet et d’aller me coucher.

Jean Prod’hom


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Les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe

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Cher Pierre,
Nous sommes allés faire un grand tour, Sandra, Oscar et moi, par la lisière du Riau jusqu’au Torrel et le village ; nous sommes remontés par les pâturages de Vers-chez-les-Porchet, nous avons longé les Tailles et Pra Massin, rejoint le refuge de Corcelles. Au retour, j’ai relu dans la véranda, crayon à la main, les trois premiers chapitres des Enfants Tanner.

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Simon est un cousin des héros d'André Dhôtel. Ils appartiennent à la grande famille des résistants insaisissables, à l’abri dans le taillis de leurs pensées. Mais si les seconds résistent, anarchistes sans doctrine, aimables, naïfs, jusqu’au-boutistes, orphelins, idiots, c’est un peu à leur insu.
Il en va tout autrement pour Simon qui n’a pas renoncé au monde, un monde dont il ne se sent pas étranger, bien au contraire. Il en perçoit pourtant la menace diffuse, s’en mêle et s’en méfie. Tout autant que de lui-même ; il n’a jamais eu l’idée qu’on puisse faire autrement, Simon n’est pas un révolté. On pourrait dire avec Simon, même s’il ne le dit pas, que le diable est partout et qu’il nous oblige à une lutte de tous les instants, notamment dans les discours dont Simon savonne la pente ; ce ne serait pas bien de laisser les récits aux mains des partisans. Simon n’a de cesse de réintégrer ce que le diable et la foule qui le nourrit a tenté de s’approprier, pour éviter que le collectif se sépare de lui-même ; les plaintes ont d’ailleurs leur place, elles sont souvent belles.
La coercition dans laquelle nous plonge le train du monde n'en assure pas moins sa bonne marche. Simon fait au mieux, il quitte les lieux avant d’en être chassé. Les chemins se valent tous, si bien qu’il serait vain de prétendre avoir choisi, et de devoir justifier ce choix en répondant des circonstances qui n’en appellent précisément aucun. Simon vit a l’essai, il déroute, déçoit : il manque de l’espoir que les choses pourraient un jour aller mieux. C’est en vain que le père rêve pour son fils d’une belle carrière et d’une paix pour son âme, d’un caractère suffisamment trempé pour lui permettre d’obtenir une place et du bonheur d'y renoncer enfin. Comment s’en sortir ?
Les obligations ont ceci de bon qu’elles nous obligent, l’uniformité ne nous empêche pas d'être, un gentil mot corrige une impolitesse. Et surtout, le monde est habité par une immense confiance, les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe, les voleurs ne doutent pas de la valeur de leur butin, les plus pauvres donnent de l’argent aux plus riches, sans que ceux-ci mendient, chacun a des défauts, chacun peut dire exactement le contraire de ce qu’il dit. Rien ne ressemble plus à un poète qu'un riche banquier aux prises avec ses secrets et ses échecs. Ne pas se fier aux apparences.

Jean Prod’hom


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Les gentils mots d’un vieux bonhomme insociable

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Cher Pierre,
L’écriture n’est guère assurée, mais je crois deviner la main qui les a tracés ; au verso la confirmation, il s’agit bel et bien de celle du vieux poète de Grignan. A l’intérieur de l’enveloppe, la photographie d’un enfant au turban jaune – réalisée par Georges Crittin. Derrière, quelques lignes tremblantes.

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De gentils mots d’abord, ceux d’un vieux bonhomme insociable qui demande un peu d’indulgence ; mais qui se souvient bien de l'avenue Davel où il habita, il y a des siècles, tout près de Riant-Mont où je suis né et j'ai passé mon enfance. Le nom de Zappelli que j’évoque dans Marges, qui tenait une épicerie entre le Valentin et Riant-Mont, lui rappelle quelque chose. Mais Riant-Mont, c’est d’abord dans sa mémoire le Riant-Mont du colonel Moulin et de ses enfants, Jean-Pierre, Antoinette et Béatrice.
La dernière, morte en 2006, fut une artiste et une brillante journaliste ; j’apprends en consultant l'inventaire sommaire du fonds Béatrice Moulin à Berne, qu'il existe une cote « A5 écrits intimes (carnets, journal intime et agendas) » qui indique en marge ceci :

Cote A-5-1/2
Titre / Description B. Moulin / Riant-Mont 4 / Lausanne / nuits sans fin / janvier 46 / août 47
Dates 1946-01-26/1947-10-15
Collation Cahier aut., num. 150 à 214 de la main de B. M., quelques pages vierges à la fin. (15 x 20,9 cm)  
Remarques Deux têtes dessinées sur la deuxième de couverture

Or ce Riant-Mont 4, j'y ai passé des nuits aussi. Sans fin. J'envoie derechef un mot aux archives littéraires suisses à Berne, avant de me coucher et de relire les premiers chapitres des Enfants Tanner.

Jean Prod’hom

La friche industrielle d’Attisholz

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Cher Pierre,
J’ai fait la connaissance hier d’une mercière, ou plutôt de ses travaux ; pas n’importe quelle mercière, une mercière ambulante qui ramasse ce que les gens ont oublié, ont jeté, abandonné ; elle en fait de petits – ou de grands – inventaires que chacun peut admirer dans sa boutique qui est ouverte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ; c’est à Venise – dont elle semble très amoureuse – que nous nous somme croisés cette semaine, un peu à cause du bichon maltais de saint Augustin qui attendait sur le seuil du Punto en face du Campo San Lorenzo ; mais aussi en raison d’un radeau rouge au bord des Fondamenta Zatterre, d’un chiffon et d’une aigrette à Murano, de l’Osteria de la Bandiera, d’un plan de la lagune, du ponte del Umilità tout près de la Salute, et d’un tas d’autres choses qui traînent à Venise.

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J’ai passé une belle heure ce matin dans sa boutique pleine de recoins, de petits autels portatifs, de cartes, de boîtes, de dépliants, de natures mortes et de travaux à l’aiguille qui, parfois, ne tiennent qu’à un fil. N’hésitez pas à vous y rendre vous aussi, la mercière s’appelle Marie-France Dubromel, vous en ressortirez réconcilié avec les voyages.
Nous partons à midi ; François nous a en effet invités à fêter son anniversaire, ce soir, dans une boîte à flippers installée dans une petite ville au pied du Jura, à une quinzaine de kilomètres de Soleure ; Sandra est au volant, je feuillète le journal ; j’y apprends que le papa de C est mort, le cancer l’a emporté en quelques mois ; nous nous étions vu au printemps alors que je préparais notre voyage à Naples, une ville dont il était originaire ; et puis une seconde fois à l'occasion des promotions de sa fille. Les pages qu'on croyait pouvoir retenir se tournent d'elles-mêmes, sans même qu'on ait eu le temps de glisser un signet, Il cielo è blu sopra le nuvole, è tu sei andato a raggiungerlo.
Sandra et les enfants ont décidé de passer l’après-midi à Berne et d’y faire quelques achats, ils me déposent devant la gare. Je renonce à Bienne et aux peintures du frère de Walser, prends le train de 14 heures 35 pour Soleure, qui longe l'Aar avant de bifurquer au nord, à travers une campagne moyenne au vert indécis, sans caractéristique ni qualité particulière, qui annonce le paysage moyen de demain, étranger à lui même et à aux autres, mités par de petites industries et les parcelles de grands domaines agricoles déserts, par des îlots d'habitations grillagés et des dépôts cadenassés. Les routes et les voies de communications vertèbrent ce corps, unique et morcelé, sans peau ni grain, déserté par les rêves, anonyme. Le ciel gris n'y est pas pour rien.
La ville de Soleure est charmante, je la traverse avant de rejoindre la rive gauche de l’Aar ; le ciel repose lourdement sur le Jura d'un côté, les hauts feuillus de la rive droite de l'autre. Les cygnes ont la tête à envers et battent l'eau pour l’y garder ; les humains vont pas deux, je les entends, ils font le procès de la vie des absents, seule la leur a un sens. Une nuée d'étourneaux piaille dans les frênes, une colonie de pies et une autre de corneilles se partagent le pâturage, nu, qui descend jusque à l’Aar. Les mésanges seules, à contre jour, offrent un chant qui frétille à l’unisson des feuilles des peupliers couleur caramel. Je revis. Apparaissent soudain, dans une anse de la rivière, la cheminée et le haut réservoir de la friche industrielle d’Attisholz qui se dressent comme le campanile et le baptistère d’une petite ville du Chianti. La vie se remet à sourire.

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Les autorités soleuroises ont entrepris de réaménager les rives de l’Aar, bien entamées par le complexe d’Attiswil et la centrale hydroélectrique de Flumenthal. Et pendant ces travaux de requalification et de revitalisation, les piétons sont priés de quitter le bord de l’eau, comme les poissons pour lesquels on a aménagé une passe de 60 centimètre de large qui leur permet de contourner les obstacles du barrage et d’éviter les turbines. A considérer le profil de l’escalier, l’homme est en droit d’admirer et d’envier le poisson ; il peut en effet regretter, à juste titre, de ne pas être aussi habile de ses ailes que lui de ses pieds et de ses mains.
La batterie de mon portable est déchargée, pas de bistrot en vue. L'église de Flumenthal est par bonheur ouverte. Je fouine partout, rien, monte sur la galerie, jette un coup d’oeil sous le bénitier, au pied des statues, dans le dos des saints, rien. Trouve enfin, dans le chœur, sous une tablette de marbre à côté de la sacristie, bien cachée, une prise secteur à laquelle j’accouple ma machine. C'est une faiblesse des autorités ecclésiales de ne pas se mettre au diapason de la vie de tout un chacun ; c'en est une autre de s'y soumettre en d'autres circonstances ; je remarque en effet, lorsque je sors de l'église, qu’elle est affublée d’une petite plaque bleue sur laquelle est inscrit le numéro 31. N'est-on plus capable de reconnaître une église ?
Je termine ma promenade dans la nuit à Attiswil au restaurant Baren où je lis quelques pages du journal de Paul Klee, avant de rejoindre, à 20 heures, Sandra, nos enfants, François et ses invités. Une cinquante de flippers sont à notre disposition ; je crois reconnaître la machine sur laquelle, Michel Jacques et moi, nous nous échinions dans un bistrot de Pully, alors que nous avions 18 ans et que nous jouions, comme ce soir, jusqu’à minuit.

Jean Prod’hom

Une grève de rien du tout

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Cher Pierre,
Du pont arrière du vaporetto 7 qui nous emmène à Murano, on aperçoit les Alpes dans le lointain, auxquelles Venise a résolument tourné le dos, en les plongeant pour toujours dans l’indistinct et le vaporeux.

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Sitôt débarqués à Murano, un rabatteur nous ouvre les portes d'un atelier de verrier. Pourquoi pas. On patiente une dizaine de minutes dans un couloir tapissé de laideurs, avant que le patron de la boutique tire les rideaux derrière lesquels il nous demande de nous ranger sans délais, en rangs serrés : d’autres amateurs nous talonnent ; de ne pas nous attarder lorsque la démonstration sera terminée : d’autres clients attendent. L’atelier n’est en réalité que l’antichambre du lieu vers lequel nous sommes dirigés, une boutique pleine à craquer de larmes éteintes et de verroteries fragiles qui flattent la sensibilité des plus naïfs. Notre guide a la gentillesse de ne pas nous forcer à rester, il nous autorise même à sortir de sa boutique les mains vides.
Nous faisons une seconde tentative de l'autre côté de l'île, chez Colleoni, avec l'espoir que les 30 euros déposés à l'entrée nous assureront d’autres satisfactions. Le propriétaire des lieux ressemble au premier, il nous demande, après une dizaine de minutes, d’applaudir le maître qui a réalisé, avec une belle dextérité, une idée de cheval, transparente, tout en racontant à son voisin quelques-unes de ses aventures de la veille, comme si nous n’existions pas. Il nous ouvre ensuite les portes de son palais qu’on aurait pu confondre avec le premier, si lui et ses associés n’avaient eu l’idée de doubler leur production en installant au fond des rayonnages de verre des miroirs. On imagine, avec un peu de malveillance, toutes sortes de choses, de circonstances, d’événements qui auraient mis à mal, sens dessus dessous ces trésors d’obéissance qui dévorent la lumière et neutralisent les rêves.
Pas le temps de rêver, nous voilà face au chef-d’oeuvre d’Alexandro Barboro, un jambon ; oui un jambon dont notre guide vante les mérites : le poids d’abord, plusieurs dizaines de kilos ; les couleurs ensuite, crues comme celles d’un véritable prosciutto ; le prix enfin, 15 000 euros. Nous sortons discrètement sans demander notre reste, mais nous sommes priés de revenir : les 30 euros déposés en entrant constituaient en effet une assurance que nous ne partions pas les mains vides. Nous devons maintenant choisir quelque chose : ce sera un cheval transparent pour Louise et Lili, Arthur met dans sa poche un ours blanc. ils reçoivent en outre une poignée de bonbons en verre, de ceux qui ont permis aux Conquistadores de faire plier les Précolombiens.
Il faudra cette halte à Murano pour que nous nous retrouvions tous les cinq sur une grève de rien du tout, deux mètres sur trois, la seule de l’île ; et que nous ramassions, sous le regard bienveillant d’Arthur, ce que nous n’avons trouvé dans aucune boutique ; Sandra, Lili et Louise des bris de verre et un morceau de terre cuite, minuscule, plus fin et brillant qu’une perle de verre, qu’elles me cèdent contre une dent d’oiseau des îles.

Jean Prod’hom


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C’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro

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La première halte de la journée s’est négociée : ce sera comme hier le Campo della Bragora – plus exactement le Campo Bandiera e Moro O de la Bragora. Les enfants mordent dedans à pleines dents, avec un thé froid dans une main et des tranches de pizza dans l’autre. Café pour nous.

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Je trouve dans l'église San Giovanni, à l’arrière du saint Jean baptisant le Christ, entre les jambes de celui-ci perché sur son tombeau et derrière la croix que tient saint André (peints au XVème siècle par Giambaptista Cima, Alvuse Vivarini et Franceso Bissolo), des petits morceaux de paysage dont la simplicité donne envie, si c’était à refaire, de devenir peintre.
Nous entrons au palais des Doges à 11 heures, une heure avant la visite que Sandra a programmée. Celle-ci et les enfants, en attendant, traversent les grandes salles du palais, je parcours au premier étage l’exposition consacrée à la lagune, son évolution, son avenir, son difficile équilibre. Y sont exposés les deux dames vénitiennes et le portait du doge Leonardo Loredan que Vittore Carpaccio a peints autour de 1500. On se retrouve tous les cinq à l’entrée, avec une vingtaines d’inconnus ; la guide nous fait voir les innombrables et sombres prisons du sous-sol du palais, sur lesquelles a reposé pendant plusieurs siècles la République vénitienne, puis les salles de torture qui lui ont permis de durer, placées sous la charpente, juste sous le ciel.
Une gondole traghetto, à deux rameurs, nous fait traverser le Grand Canal ; on s’installe sur la seule terrasse des Fondamenta Zatterre, radeau au fil de l’eau sur lequel on paresse une belle heure, sous le soleil, en face de cocktails et des bâtiments surbaissés de la Giudecca.
Marco nous fait signe, je m’y étais toujours refusé jusque-là, je cède aujourd’hui, c’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro, je ne le regretterai pas : une demi-heure à naviguer dans les eaux noires de la Sérénissime, entre enfers et paradis, les voix résonnent, joyeuses et caverneuses, eaux sombres et huileuses que se partagent les gondoliers. Ils se nomment, se saluent, entament un bout de conversation qu’ils continuent d’un mot ou d’un rire bien après s’être croisés, sans se retourner.
Ils sont quatre cent quarante à régner dans ces venelles où l’on ne s’arrête pas, qui tiennent ainsi la ville en ceinturant près de cent trente îles – cent vingt-neuf, précise Marco ; les informations courent à fleur d’eau plus vite qu’à fleur de terre. Pourtant les gondoliers ne font pas les malins, baissent régulièrement la tête devant l’un ou l’autre des quatre cent trente ponts – quatre cent vingt-sept, précise Marco – qui désenclavent les îles des vivants.
C’est un monde d’hommes, il n’y a que Georgia qui fait partie de ce collectif ; dix groupes se partagent le marché, sans se tirer la bourre. Les candidats ont une formation qui dure deux ans ; un ancien leur apprend à tenir la rame, à utiliser les différents refouillements du tolet, les mauvaises passes. Ils apprennent en outre les langues étrangères et l’histoire locale. Le gondolier commence sa carrière à 18 ans, il est prié de se retirer à septante s’il ne l’a pas fait avant ; les gondoliers ne sont pas syndiqués.
Marco a encore de belles années devant lui, il a cinquante-deux ans ; mais qu’il prenne garde, il tousse et a un vilain rhume. Il nous dépose à deux pas de la place San Marco.
Sandra et les enfants rentrent, je file au Campo della Bragora, m’assieds à même la pierre, dos contre la façade du palazzo Gritti Badoer, tandis que le soleil plonge derrière la Cantina ai Schiavoni : des grappes de gamins jouent autour des bancs sur lesquels sont assis leurs mères et des vieux, avec des pigeons qui se mêlent à la foule et qui piquent les restes de la collation des plus petits des enfants ; plus loin on joue au foot. Les seuls véhicules, mais j’en dénombre quand même cinq à cette heure, ce sont ceux des handicapés que les canaux protègent, mais que les ponts condamnent à demeurer fidèles à leur île.
Je pensais assister à la cérémonie au cours de laquelle la Madonna In Calle dell' Arco devait être présentée au public ; lorsque j’arrive à 17 heures 15, il n’y a déjà plus personne.
Soirée du côté du Campo santa Margherita, chez Sylvio, où l’on mange d’abondance, si bien que nous décidons de marcher jusqu’à la gare, pour digérer, avant de nous glisser à l’arrière d’un Vaporetto qui nous déposera à San Zaccaria. On perd Louise qui a voulu prendre un raccourci dans la nuit, on est très heureux de la retrouver avant d’aller nous coucher.

Jean Prod’hom


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Toile délavée de jute et de bure

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On boit thé et café sur le Campo della Bragora, en face de l'église San Giovanni où Antonio Vivaldi fut baptisé. Le soleil éloigne les murs des limites de la place et la rapproche du bleu du ciel ; ses spots blanchissent la façade du palazzo Gritti Badoer, chantournée par des Byzantins ; ils caressent ailleurs les crépis fatigués, usés, rongés, où apparaissent des empilements de briques rouges, jaunes ou orangées, Deux puits condamnés organisent l’espace, deux arbres au feuillage vert tendre, qui ressemblent à des micocouliers, le font pencher d’un côté, là où fleurissent toute l’année cinq ou six bancs rouge vif : petit miracle que cette ville sans véhicule, qui recommence chaque matin quelle que soit la saison. On déjeune, on traîne.

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Nous nous décidons finalement à lever le camp, marchons léger en direction des Giardini ; les enfants sautillent, on babille ; on ne s’y serait pas pris différemment si nous avions voulu nous égarer, et nous le faisons si soigneusement que nous nous retrouvons une heure après de l’autre côté de la ville, au Campo della Celestia, puis sur les rives du Canale delle Fondamenta Nuove, à l’angle nord-ouest de l’Arsenale. Rien vu !
On rebrousse chemin avec le sourire, personne n’est tenu pour responsable ; cette Venise-là nous dépasse tous et, décidément, aucun de nous ne s’appelle Poucet. Chacun croit toutefois pouvoir guider les autres sur le chemin du retour, mais refile le plan à son voisin sitôt qu’il perd le fil, il change souvent de mains. 
Il y a foule le long du Grand Canal, celui de la Giudecca est encombré par un immense navire de croisière qui s’est mis en travers, l’église de la Salute a disparu.
Beaucoup de monde également aux 6 caisses des Giardini, mais une demi-heure sous les platanes aura raison de notre impatience. Sandra et les filles vont pour leur compte, Arthur pour le sien, je vais pour le mien. On se retrouve à 14 heures sur le banc placé devant le pavillon belge, vermoulus. Du plaisir d’abord, en compagnie des Belges, des Espagnols, des Américains, des Japonais,... Deux tendances ensuite, qui semblent persister depuis la nuit des temps : le désir de certains de faire aller les choses dans tous les sens, parce que tout n’a pas été dit et que, sur l’ensemble des choses remuées, quelque chose va bien s’imposer et indiquer une direction. La volonté des autres de retenir ce qui va en tous sens, dans des cadres ou des boîtes, organisés de telle manière que ce qui pourrait leur manquer soit piégé à l’intérieur et n’échappe pas à celui qui voudrait s’en saisir.
Les visiteurs sont braves, chacun photographie tout, on ne sait jamais, les bancs sont aussi très occupés, il fait chaud et beau. Ces journées ensoleillées d’automne embellissent le monde, elles font sourire les hommes et les conduisent à fermer les yeux un instant.

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Les enfants ont repéré une rue marchande, on se sépare, j'ai rendez vous avec Vittore Carpaccio et saint Augustin. Et ce qui me frappe à nouveau, c’est la lumière que diffuse cette peinture de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni plongée dans la pénombre : bois sombres du mobilier, des vieux lambris et des poutres du plafond piquées d'or.
Toile délavée de jute et de bure sur laquelle apparaissent des figures sans matière, transparentes. Tout autour, de la bure encore et de la jute, sur le sol et contre les murs, ni terre ni étoffe, ni pierre. Quelques objets empêchent la toile de se détendre : des livres, un chandelier, un encensoir, une crosse, une mitre, une croix, des babioles... Rien ne manque, et c’est ce manque, cette absence qui est au centre de ce cabinet vide : Augustin n’est pas là ; le bichon maltais en témoigne, il attend.

Jean Prod’hom

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J'ai retrouvé le bichon maltais de saint Augustin

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Cher Pierre,
On quitte le Riau à un peu plus de 7 heures, la brouille est épaisse entre la Moille Baudin et l’Escargotière ; Sandra, qui est au volant, a besoin de toute son attention pour ne pas tomber dans ses filets.

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C’est une autre densité qui nous attend à Crissier : le cortège des pendulaires, trois colonnes de véhicules qui roulent à plus de cent kilomètres à l’heure, pressés, sur les dents, réduisant les distances qui les protègent, eux et les autres.
J’imagine un bref instant ce qui aurait eu lieu si l’un d’entre nous avait perdu les pédales, j’imagine le grincement des freins qui répondent trop tard, la catastrophe contre laquelle on bute, le vacarme de la ferraille qui claque puis se tord, le silence ensuite ; quelques gémissements bientôt, les pleurs d’un enfant venus de dessous les tôles, plus loin un homme qui titube, puis quelques cris, étouffés, glaçants. Chacun a trop tiré sur la corde, chacun attend penaud l’arrivée des ambulances dont on entend bientôt les sirènes, sinistres, qui déchirent l’espace. Des voix bienveillantes remplacent enfin les hurlements des sirènes.
Il va falloir tout recommencer, annuler la journée prévue, tout ; oublier une partie de son passé, anticiper une autre suite, une nouvelle fin d’année, une nouvelle vie. Dommage. Pourquoi autant de sottise, d’inconscience, autant de stupidité ; il ne nous en aurait rien coûté, ou si peu ; rouler plus lentement, laisser une plus grande distance entre nos voitures ; on a joué avec le feu, trop tard. Je suis dedans, je suis vivant, et les autres ?
La circulation se fluidifie depuis Aubonne et je me détends. On s’envole avec une bonne demi-heure de retard parce qu’il a fallu changer d’avion. On survole les Alpes qui baignent dans une crème épaisse, avec le Mont-Blanc qui dépasse à bâbord. Le ciel s’est éclairci lorsqu’on plonge sur Venise. Et cette ville, qui était d’abord un nom et des souvenirs, en direction de laquelle mon esprit s’est tendu, fait voir soudain ses lourdeurs, belles encore, à mesure que nous nous en approchons.
On quitte le Vaporetto 1 à San Zaccaria où la responsable de l’agence nous attend pour nous conduire Borgo San Lorenzo 5091, au deuxième étage ; de la terrasse on aperçoit les toits et les campaniles de San Lorenzo, San Giorgio dei Greci, Sant’Antonino ; on entend à 18 heures leurs cloches.

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Nous ressortons sitôt arrivés, traversons la ville jusqu’à San Marco et le Rialto, à deux pas du Grand Canal qui déverse sur ses berges un flot sans fin de touristes et de babioles. C’est devant le Punto, où Sandra et les enfants sont entrés pour faire quelques emplettes, que j’aperçois soudain sur le seuil, miracle, le bichon maltais de saint Augustin, resté à la fenêtre de la Scuola San Giorgio degli Schiavoni. Je le lui ramènerai demain, on habite tout près ; il suffit de franchir le Rio San Lorenzo, de traverser la belle place blanche de chaux qui borde l’ancien hospice, passer le pont, on y est. La Scuola est ouverte tous les jours de 9 heures 30 à 17 heures.

Jean Prod’hom


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La Bénichon

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Cher Pierre,
Je termine ce matin l’Atlas d’un homme inquiet, beau livre, très beau livre, avant de conduire Oscar dans sa pension de Tatroz ; je fais un saut à Châtel-St-Denis qui fête sa Bénichon, j’y reste tout l’après-midi.

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C’était, à l’origine, une fête paroissiale que les ressortissants du canton de Fribourg célébraient en septembre ou octobre, commémorant la consécration de leur église. Aujourd’hui, la fête dure trois jours, des carrousels sont mis à la disposition des enfants, on fête la désalpe, les touristes font une halte, on ferme l’église, on ouvre les bars, des forains vendent des kebabs, des pizzas, des crêpes et des gaufres, mais pas que...
Le menu servi dans les restaurants est copieux, il propose en entrée de la cuchaule, du beurre et de la moutarde, celle de Bénichon ; du bouillon et du bouilli ensuite, puis du ragoût d’agneau aux raisins, des pommes en purée et des poires à Botzi. Suivent des tranches de jambon et de saucisson entourées de choux et de haricots, avant le gigot d’agneau à l’ail et la salade aux carottes rouges. Pour le dessert, de la crème au baquet et des meringues, des fruits, des beignets et des bricelets, des pains d’anis, des criquets et des cuquettes. On boit aussi, beaucoup, ça aide.
J’ai regardé tout cela de loin, à l’abri puisqu’il s’est mis à pleuvoir ; tout le monde a craint pour le cortège qui clôture la fête. Mais les Fribourgeois de la Veveyse sont courageux, ils sont partis de devant la Migros et j’ai pu les applaudir lorsqu’ils ont passé route de Tivoli. A l’avant du cortège le troupeau fleuri de la famille Vial, et puis dans l’ordre : la fanfare valaisanne de Vionnaz – invitée d’honneur –, les armaillis de la Veveyse, cinq joueurs de cor des alpes, une douzaine de soldats de la Batterie de Campagne 13 qui, avec trois canons, m’a expliqué plus tard l’un d’eux, a supervisé la reddition de l'armée française du Général Bourbaki en 1871 aux Verrières, des juments et leur poulain, la fanfare de l’Edelweiss de Semsales, un club de jeunes lutteurs, une douzaine de barbus gruériens, une vingtaine de sonneurs et sonneuses de cloche du groupe de la Dent de Lys. Et puis, au milieu du cortège, une délégation du Rode Osco Manosco, avec flûteau et tambourins, qui cultive la langue et les traditions provençales. Il faut dire que la commune de Châtel-St-Denis est jumelée avec celle de Volx, gros bourg des Alpes-de-Haute-Provence, situé au nord de Manosque.
Il est près de 17 heures quand je rentre, on écoute en famille les résultats des élections fédérales ; la poussée de la droite se vérifie, 11 sièges supplémentaires pour l’UDC, 3 pour les radicaux. Les socialistes perdent quelques plumes, les verts de gauche 4 sièges, les verts libéraux 5 fauteuils. Vaudra mieux être dans les années qui viennent du côté des riches.
On prépare nos sacs. Nous nous levons demain matin à 7 heures, l’avion décolle à 9 heures 30 à Cointrin.

Jean Prod’hom



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Lever le couvercle et la chape des raisons

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Cher Pierre,
J’ai reçu ce matin des nouvelles de Stéphane qui a accompagné à l’aéroport de Roissy son fils aîné qui s’envole en Australie, y faire sa vie peut-être. Elle ne chôme pas, a signé les décors des 21 nuits avec Pattie, s’est mise sur les rangs pour une autre réalisation importante, prépare une exposition en janvier...

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Sandra et les enfants sont descendus en ville, je reste sur le pont le reste de la matinée, fais un peu d’ordre dans la bibliothèque, avance – mais où ? – dans l’Atlas d’un homme inquiet, en sors enfin, avec Oscar. Je laisse la voiture au village, monte au large de la Grisaude jusqu’au Pré-du-Grelot, traverse le hameau de Chez-les-Porchet, laisse les Tailles à ma droite, m’arrête à Pra Massin.
Je crois mieux comprendre les bois du Jorat, les sapins blancs et les épicéas qui occupent le centre, noyaux denses et sombres qui laissent filer de larges et longues coulées jusqu’à la Broye à l’ouest et la Menthue à l’est. Autour d’eux les foyards d’abord, les autres feuillus ensuite, ourlets généreux de cinq à six rangées irrégulières. Des ruisseaux entaillent les prés, mais pas assez profondément pour que les conifères s’y installent durablement ; les érables, les frênes, les merisiers et les chênes s’en donnent à coeur joie, deviennent à eux-mêmes leurs ourlets, déroulent leurs rubans multicolores le long des veines sombres. Des tirets de saules et de bouleaux assurent la cohésion ; à leur pied des filets d’eau de tourbe à pente quasi nulle.
Je voudrais écrire aujourd’hui ce dont je m'étais débarrassé pour faire bonne figure : lever le couvercle et la chape des raisons, tendre l’assiette et dérouler sous la treille un tapis volant.
Je descends deux fois au village ; une première pour aller rechercher la Nissan, une seconde pour déposer dans la boîte aux lettres de la commune les noms des 18 politiques que j’aimerais voir à Berne défendre ce qui n’est pas acquis : les jachères, les coudées franches, ceux qui lèvent la tête, les murs de chaux, le temps libre, ce qui pourrait être.

Jean Prod’hom

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En distinguant les idiots des princes

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Cher Pierre,
Nous avons, Sandra et moi, emmené les filles aux bains d’Yverdon, nous y avons croisé Martine et ses deux petits-enfants. La baignoire a été installée, bonne chose de faite. Arthur en a fini ce soir avec quelques-uns des jardins privatifs de la région ; il aura pour la première fois de sa vie, avec Marc-André et Guillaume – des habitués de cette filière –, enchaîné neuf heures de travail, cinq jours de suite, quel que soit le temps, bise, pluie ou soleil. Biner, sarcler, désherber, daller, tailler, tondre, émonder, râteler, ramasser, transporter, composter,... Différence et répétition.

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En hiver, les arbres font cause commune en croisant sans contrepartie leurs branches noires ; la neige fait briller parfois le dessus de leurs bras, mais aucun d’eux ne fait bande à part, ils quadrillent une partie de go qui n’aura pas lieu
Au printemps et en été, du tilleul à la bouteille, tous les verts ne font qu’un, creusent sous les frondaisons une ombre si fraîche et si profonde qu’on en oublie le ciel.
C’est en automne seulement que les arbres se redressent et font voir leur territoire, leur profil, leurs couleurs, les relations qu’ils entretienne avec leurs voisins. Et si nous regardons de près, si nous prenons le temps et ne craignons pas d’avoir la tête qui tourne, il semble soudain que nous les connaissons tous, ou chacun ; capables d’identifier leur contour et leur ancrage, leurs habitudes, de leur donner un nom ou un sobriquet, capables de distinguer les idiots des princes, les têtes en l’air des tire-au-flanc, de les regrouper par deux ou par trois, par îlots ou familles, pleins de la vie qu’on leur attribue. On voudrait les saluer un à un, ils sont trop nombreux.

Jean Prod’hom


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Une vie sur terre sans histoire

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Cher Pierre,
Je suis monté en début d’après-midi aux Paccots à la rencontre de la première neige ; il ne m’a pas fallu beaucoup attendre avant de la voir traverser obliquement les quatre fenêtres à double-battant de l’auberge, de sortir et de l’entendre tomber lourde et ralentie sur les feuilles des saules et des joncs, rouler ses grains dans le creux des grandes feuilles dentelées qui bordent le vieux lac. Il y a ici, à 1200 mètres, de l’air et de la gratuité qu’il fait bon respirer.

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Jour épagomène donc, placé là non pas tellement pour me permettre de remettre dans les tiroirs ce que j’ai laissé traîner sur les commodes du Riau, ou pour réinstaller un peu de jeu dans mes embouteillages, mais au contraire parce que je m’avise soudain qu’il n’y a plus de pain sur la planche, ou si peu que je m’autoriserai à ne pas en faire cas, ne précipiterai rien, ni n’ajouterai quoi que ce soit à ce que j’ai sous les yeux ; le monde et ses habitants peuvent faire sans moi.
Je me contenterai de tirer de ce qui précède la leçon suivante : il n’est pas nécessaire de transformer ce que nous avons sous les yeux en obstacles ou en problèmes. Car si leur multiplication ne manque pas de donner du travail à ceux qui tirent parti de nos manques, elle plonge dans le besoin ceux qui ont été chassés de son marché, et dans la détresse ceux qui en ont été les héros involontaires, parfois jusqu’à l’irréparable. Quant à leur raréfaction, elle conduit certains d’entre nous à imaginer le pire en glissant un caillou dans l’une ou l’autre de leurs chaussures, pour ne pas succomber au sentiment de vacuité qu’éprouvent souvent les va-nu-pieds de salon.
C’est à une nouvelle expérience que nous invitent nos vies de chagrin, ponctuées de silences, de pauses et de soupirs rythmant la succession de nos jours et de nos saisons ; non pas qu’il faille les nier, mais il convient de ne leur laisser que la place dont ils ont besoin, et d’entamer ainsi l’hégémonie de l’histoire et de tous les romans qui nourrissent son empire ; bref, d’imaginer très concrètement une vie sur terre sans histoire.
A cet égard, la langue qui nous en a éloignés peut nous aider à y remettre pied, sans nier les belles courbes de la causalité, avec ses hasards, ses points de bifurcation, ses égarements et nos ignorances. A l’écriture de sertir par larges cercles concentriques ce qui dure, c’est-à-dire l’instant lorsqu’il se fait respiration. A la phrase de soulever et faire déborder ce qui est, qu’elle vienne de loin, en serpentant depuis la Chine, ou de tout près et râpe, ou danse, sans perdre la tête. A chacune d’elles de lancer la suivante et d’accueillir celle qui précède, c’est toujours du bout des doigts qu’elles se touchent et déplient un réel mais invisible secret.
Tout est blanc autour du lac des Joncs, je lance un coup d’oeil en direction du col de Soladier, d’Orgevaux et de la Désirade d’où me sont venues aujourd’hui de bonnes nouvelles. Il me reste une demi-heure pour remonter au Riau, récupérer Arthur à Peney, Louise et Lili à Thierrens. Lundi, nous partons à Venise.

Jean Prod’hom


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Jour de rien du tout à l’alambic

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Cher Pierre,
Rien n'a fait mine de bouger ; je suis parti pour un jour lisse, égal à celui d’hier ; Peney, Thierrens, avec les inévitables travaux de consolidation des berges et la correction de quelques travaux d’élèves. Je n’ai pas vu le soleil et j’ai bien cru qu’il ne me resterait rien : pas de prière à bégayer, de poème à tracer, aucune pierre à glisser dans la poche ou à jeter sur l’autre rive.

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Personne n’en aurait rien su ; c’est normal, dit-on, et on continue ; je passe parfois de l’autre côté du jour sans avoir vu quoi que ce soit de la terre dont je suis l’hôte. Mais il aura suffi que je réponde à l’invitation d’Oscar pour qu’un vent cru, cousin de la bise noire qui tourmentera novembre, maltraitera décembre et salira les neiges de janvier, me fasse lever la tête : la herse a passé, des pinsons virevoltent au milieu des feuilles qui dansent, s’en séparent un peu avant qu’elles touchent terre ; les pinsons remontent en coup de vent se percher sur les branches des pommiers nus. Me voici dedans.
Dans le jour, on n’y entre pas de force ; les pentes, aussi ténues soit-elles, se prêtent aux remous ; à nous de nous retourner et de prendre la vague qui nous emportera ; ou de la provoquer en jetant un samare dans la flaque ; le bruit de fond a son grain, sa noise. J’apprends.
On n’imagine pas toujours la tempête qui a précédé l’ondulation d’une phrase, les noeuds qui l’ont alourdie et les carrefours qui auraient voulu que je tranche ; le jour se soulève tôt ou tard et, d’en avoir été le riverain, m’emmène sur son dos jusqu’au soir. J’aurai réussi à faire passer ce jour de rien du tout à l’alambic et, mine de rien, l’aurai déposé, pour mon bonheur, aux portes d’un refrain.

Jean Prod’hom



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Dehors l’automne croise le printemps

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Cher Pierre,
Le jour se lève : à mon tour de conduire Arthur à Peney ; je le laisse devant le dépôt de Marc-André, redescends par Villars-Mendraz, le stand de tir, Mont-Frioud et Hermenches.

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Sandra, Louise et Lili sont debout ; nous décidons de déposer les deux filles à Thierrens, puis de prendre du bon temps,... continuer jusqu’à Yverdon, traverser la ville une première fois dans un sens, puis une seconde dans l’autre, boire un café en face de la statue de Pestalozzi, goger dans l’eau chaude des bains thermaux, parler de tout et de rien. Et revenir en nous arrêtant à Yvonand où l'on mange d’excellents filets de perches, il pleuvine, les rives du lac sont pauvres. Pour éviter la déviation de Donneloye, on passe par Rovray.
Je ramène de cette escapade un second mot à placer dans la galerie des horreurs lexicales. C’est le mot rapetissir – un mot qui n’existe pas – et que j’ai entendu à trois reprises dans le grand bassin des Bains d’Yverdon : à l’infinitif, au présent et dans sa forme participiale. Rapetisser, le verbe agréé, ne me réjouit pas non plus. on ne peut à la fois faire court et autant de bruit.
Sandra descend à l’hôpital, je termine la chronique de Monika, son retour à Vucherens, les portraits des ses proches, leurs silences, leurs travers, leurs secrets. 
Dehors l’automne croise le printemps, le jaune des érables imite celui des forsythias, le temps semble revenir sur ses pas. Les feuilles des cerisiers prennent la couleur des cerises, celles des chênes la couleur du miel, celles des sorbiers la couleur du raisin.
Nous passons une belle soirée avec Michel, les enfants ne vont pas se coucher trop tard, tout le monde dort avant 23 heures.

Jean Prod’hom


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La Carrouge se jette dans la mer Baltique

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Cher Pierre,
Il est 7 heures, Arthur se prépare : pique-nique, bottes, habits chauds et K-way ; Sandra le conduit à Peney, ils ne trouveront pas immédiatement le dépôt de Marc-André ; normal, il y a plus de dix ans qu’il l’a déplacé de devant le café à tout près de chez lui.  

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Je conduis à mon tour Louise et Lili à Thierrens, c’est leur premier jour de stage ; elles se demandent ce que leur ont préparé Delphine et Gwenaëlle, de quels chevaux elle auront à s’occuper ; l'ignorance dans laquelle elles flottent, et rêvent, font d'elles des sœurs unies ; j’espère qu'elles le resteront lorsque leurs vies emprunteront des chemins différents.
Je continue la lecture de l’Atlas d’un homme inquiet avant de m’attaquer, au café de Saint-Cierges, à la première partie du tapuscrit que Monika Langhans m’a fait parvenir.
Gustave Vuagniaux décide de quitter la Suisse et Vucherens au printemps 1898, il a 18 ans et veut échapper au service militaire ; les mauvaises langues assureront que cette trahison est à l’origine des mille maux qu'il a endurés, les autres se réjouiront de ce coup de tête et de ce qui s'en est suivi ; sa petite fille s'est chargée d'en faire la chronique. Et à la lecture de ces pages, on se félicite de toutes ces petites désobéissances qui sont a l'origine des mélanges et des échanges sans lesquels l’homme et son histoire s'enliseraient. Non pas qu’il faille se réjouir des conditions dans lesquelles une partie de l’humanité plonge l’autre en l’obligeant à fuir la misère dont elle est responsable, mais plutôt de la faculté de chacun d’accepter les contrariétés à la faveur desquelles les eaux dormantes, qui les ont vu naître où les voient accoster, se réveillent.
Il aura fallu ce destin singulier pour que la Carrouge, qui prend naissance à Moille-Margot, se jette dans la mer Baltique tout près de Kaliningrad ; et que la remontent au péril de leur vie, 50 ans après, à contre sens, ce même Gustave, sa femme, sa fille, Monika et tous les autres. Jusqu’à Vucherens.
Je quitte le Riau un peu après midi, bois un café dans la Grand-Rue de Morges, avant de monter au 4ème étage de l’hôpital. Jean-Paul s'est fait refaire une hanche toute neuve, la semaine passée, il souffrait depuis quelques années. On partage une mangue qu’il a soigneusement préparée. Nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, on commente nos itinéraires et ceux de nos enfants, pas mécontents que les choses aient pris cette tournure. Il est à la retraite depuis une année, travaille un peu, son directeur lui a proposé de bonnes conditions. Pour qu’on en sache plus, il va falloir nous revoir, pas avant cependant qu’il retrouve l’usage de ses deux jambes. Bientôt.
Je rentre par Oron, m’arrête chez le boucher à qui je passe une commande : Michel mange avec nous demain soir. J’achète une baguette que je coupe en tranches et beurre en rentrant ; j’ajoute des carottes, des tomates et des pommes, c’est une affaire d’équilibre, m’a rappelé Jean-Paul. Je jette quatre oeufs dans la poêle, et puis roue libre.

Jean Prod’hom


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Eugène Burnand et Gustave Roud

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Cher Pierre,
Anne-Marie, la nièce de Louis Rossier, mon grand-père maternel, m’a fait parvenir un petit « sac » en papier sur lequel elle a écrit les mots suivants : Jean, en recevant ton livre, j’ai réalisé que je ramassais de jolies pierres, me souviens avoir ramassé en 1976 un tesson sur un site très ancien en Egypte, fais-en ce que tu veux, je lui donne une dernière chance. Amitié. Anne-Marie.

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Ainsi, ce dont j’ai voulu me tenir à l’abri me rejoint ; et d’en avoir témoigné m’oblige à ne pas repousser ces orphelins recueillis par des êtres bienveillants qui, au soir de leur vie, veulent une fois encore faire plaisir, en remettant des objets qui n’ont pas tout à fait répondu à leurs attentes mais que Charon refusera de charger sur sa barque. Je les accepte naturellement, pour leur plaisir et le mien, ils iront rejoindre leurs compagnons dans une casse d’imprimerie.
Sur la route qui me conduit au musée Eugène Burnand, par Hermenches et Rossenges, je songe aux joues émaciées de Gustave Roud et à celles rondes d'Eugène, tout me semble dit. Inutile d’exagérer ce qui les distingue, de choisir l’aîné ou le cadet. C’est une paille ou une montagne qui les sépare, que chacun d'entre nous brandit pour s'assurer d’un camp, sur l’une ou l'autre rive. Inutile vacarme ; car si on entend très distinctement Eugène chez Gustave, c’est Eugène qui ouvre les portes de son musée, aujourd’hui, à Gustave.
À l'étage, on entend une autre rumeur, on fête Pablo, toute la communauté portugaise de Moudon est là, je m’y serais volontiers arrêté. J’emprunte le sentier du Comte vert jusqu’à la Broye, l’équipe féminine locale affronte celle Aubonne ; les secondes assoient leur domination et retourneront ce soir sur la Côte avec une victoire.
Je peine à imaginer ce qu’il aura fallu d’ajustements pour que la Broye, le petit Pablo, des équipes de football féminines, Eugène et Gustave, la prétention des uns, la modestie des autres et cette belle après-midi d’automne coexistent ici dans le Jorat. Je m’en réjouis.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud

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Gustave Roud

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Entre Saint-Hippolyte et Saint-Roman-de-Codières

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Cher Pierre,
Le brouillard nous a avalés durant la nuit, mais c'est seulement à 8 heures que Louise, Lili et moi nous en rendons compte, sur les traverses de chemin de fer glissantes de l'entrée, les autres dorment. On se lance et on y pénètre de plain-pied, sans fermer le portail derrière nous.

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Les filles babillent au ralenti à l’arrière de la Nissan, je tâtonne, roule sans faire de bruit, avec quelque chose au bout de la langue qui m’enveloppe, monté de je ne sais, quelque chose qui se rassemble et me soulève.
C’était un art de vivre, nous nous étions établis depuis le début de l’été au-dessus de Cros, entre Saint-Hippolyte-du-Fort et Saint-Roman-de-Codières, marchions le jour, lisions la nuit des doctrines savantes et des poèmes ardus ; nous avions, en septembre, vendangé le raisin de la plaine avant de nous réchauffer en brûlant au feu de bois la brouille d’octobre. Nous disposions, sur la colline, de quelques ressources, la pluie et du gros rouge pour nous désaltérer, des châtaignes et des tommes de chèvre pour apaiser notre appétit ; le jaune des genêts et l’éclat des fausses oronges suffisaient à colorer nos rêves.
Hier et aujourd'hui se confondent, les feuilles mortes se tortillent comme des poissons d’argent, les mousserons et les chanterelles brillent dans les sous-bois, j’avance toujours avec la vie devant moi.
À Thierrens, les filles descendent l'allée comme des habituées des lieux, sans se retourner, elles rient et se taquinent. Le café de Saint-Cierges est ouvert, j'y fais une halte, lis le journal et bois un thé tandis que le patron vend au responsable des pompiers locaux un menu de chasse qui clôturera le prochain exercice.
Je m'arrête à Chapelle, passe deux belles heures avec Charles et Valérie qui préparent leur séjour en Amérique latine. Celle-ci me parle de F, sans bien savoir par où et par quoi commencer, elle peine à caractériser son état d'esprit, sérénité ou résignation, sans savoir en définitive ce qui sépare sereine et résignée hormis la lettre g.
Tout ça nous dépasse un peu, on y revient, on s'en éloigne, on se sépare avec la conviction qu'il est plus nécessaire que jamais de conjuguer nos aspirations avec nos occupations, car si la chute est collective, la rédemption est individuelle.
Françoise, qui est allée manger avec Arthur, passe la fin de l’après-midi avec nous. On va se balader jusqu'à la Goille, je prépare au retour le repas, bouts de ficelle aux chandelles. Séance cinéma le soir, dans les combles, on regarde, Sandra, les filles et moi, le film d'Ursula Meier, Les Epaules solides.  

Jean Prod’hom


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Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud

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Cher Pierre,
L’ensemble des opérations que nous menons à bien, chaque jour, pour assurer les conditions d'existence de notre espèce constitue dans le même temps le couvercle qui pèse sur nos vies et nos aspirations ; c’est lui qui nous coupe de tout ce à quoi ces opérations auraient dû nous donner accès, au ciel.

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Gustave Roud | Pavots blancs

Nous devons prendre garde à ce que celui-ci et sa profondeur, lorsque nous serons mis en vacances, ne nous pèsent pas de les avoir trop longtemps écartés ; il convient, avant qu’il ne soit trop tard, de réinjecter de la profondeur dans le miroir de l’ordinaire dont nous avons, par précaution, négligé le vif et les secrets.
Les chevreuils que je croise ce matin dans le pâturage de la Mussilly rappellent une autre équation ; car s'ils exécutent servilement, comme nous, un programme qui les précède, les habitants des bois le font sans jamais perdre de vue le ciel étoilé.
Je rencontre Daniel un peu plus loin, dans le bois, qui discute le coup avec un paysan de Ropraz, il fait campagne ; il s’est en effet porté candidat au Conseil national ; je refuse le verre qu’ils me tendent, me hâte. Glisse au four des pommes de terre et lancent des délices dans une poêle ; j’informe les filles qui, sitôt arrivées, manifestent leur inquiétude : l’opération de leur grand-maman s’est bien passée.
La Maison de l’Ecriture à Montricher, je la vois tous les jours depuis la classe des grands, je m’y rends cette après-midi. A l’extérieur les travaux sont loin d’être terminés, mais l’espace qui accueille l’exposition consacrée à Gustave Roud l’est, il ressemble à notre cuisine toute neuve, en plus grand, et des matériaux plus nobles. Daniel Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud :

Consignation, en plein air, des impressions dans un carnet ou sur des bouts de papier
Recopie soignée des griffonnages dans des cahiers
Repêchage des notes au moment de la composition d’un texte
Recyclage et réagencement des fragments dans de nouvelles publications

Quant à la bibliothèque, elle contient des milliers de livres, tout neufs. J’en prends un au hasard et m’affale dans un fauteuil de cuir, lis pendant une demi-heure. Je rentre par Pampigny, Cossonay, Morrens et l’abbaye de Montheron. Sandra est allée manger avec des collègues, les filles n’ont pas faim, Arthur est à l’assemblée générale de la jeunesse de Ropraz. Me voici célibataire et orphelin.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud | La Gottaz

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Gustave Roud | Moulin de Lussery

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Gustave Roud | Chappaz, Borgeaud et Simond

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Gustave Roud | Mermod et Jaccottet

Cueilleurs d'étoiles

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Cher Pierre,
Tandis que le jour déclinait, raconte Christoph Ramsayr, et que la plus brillante des comètes traversait le ciel qu'une éclipse de lune assombrissait, un serveur chuta à San Diego. Son plateau roula, laissant au pied des témoins de ce qui ne se reproduirait plus, des tessons de verre que le tête-en-l’air s’empressa de ramasser. Les témoins se détournèrent alors de l’événement céleste qui les avait fait si longtemps patienter pour s’agenouiller à côté du malheureux, et l’aider à collecter les débris de verre qui scintillaient encore sous la Lune occultée, on aurait dit qu’ils cueillaient des étoiles sur l’asphalte.
Je vis des traces de sang au matin de cette même nuit de mars 1997, sur la route de la Solitude ; je les suivis, un chevreuil entra boîtant dans le bois de Ban, il me regarda avant de disparaître.

Jean Prod’hom


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Hôtel Terminus

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Cher Pierre,
Je suis parti à pied le 9 juillet 1996 de Mont-Frioud pour me rendre dans le nord en suivant une ligne à peu près droite. Par Peney-le-Jorat, Dommartin, Poliez-le-Grand, Echallens, Goumoens-le-Jux, La Sarraz, Rommainmôtier. Je me souviens avoir parlé, sur la terrasse de l’Hôtel des 3 Coeurs, avec un Minelli d’Assise, le seul survivant des septante Italiens qui s’étaient installés à Vaulion dans les années soixante.

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Arrivé comme maçon, Minelli est rapidement engagé comme employé dans l’usine à limes de Vaulion. On y trouve, dans les années soixante, trois bistrots dans lesquels on danse tous les vendredis soir. Les années passent ; cinq fois grand-père, Minelli ne retournera pas à Assise.
Ne reste en 1996 à Vaulion que l’Hôtel des 3 Coeurs, et un serveur, belge. Celui-ci boit en 1981 des litres et des litres de gueuze pour fêter son retour au pays natal, tant est si bien que lorsqu’il descend du train à Bâle pour monter dans celui de Bruxelles, c’est sur les quais d’Yverdon qu’il se retrouve. Il renonce et revient à Vaulion.
Je passe les détails de cette première journée, quitte à l’aube du 10 juillet la Bréguettaz où je passe la nuit, continue par le Pont et Villeslongues jusqu’à Métabief où j’assiste à une représentation de cirque. Puis Pontarlier par le Lac Saint-Point. Vuillafans le lendemain. Ornans que je rejoins dans un kayak, puis Malate aux portes de Besançon, Baumes-les-Dames sur les rives du Doubs, Vllersexel sur celles de l’Ognon, la région des Mille étangs, Lure au pied des Vosges.
Je grimpe le 19 janvier au sommet du Ballon de Servance, comme Pétrarque au sommet du Mont Ventoux : rien, rien que le ciel et les bois. D’en haut, je devine le nord, les forêts de conifères et de feuillus, des forêts encore et tout au nord le nord dans la brume. Ça suffira comme ça... Mon expédition s’arrête là. Je descends à Le Thillot, prends une chambre dans le premier hôtel venu, il s’appelle Le Teminus. Je monte dans le premier train au matin du samedi 20 juillet, j’en ai assez vu, à quoi bon m’obstiner.

Daniel Roulet quitte Milan en juin 2002, pour se rendre à pied et en ligne droite jusqu’à Rome : zones industrielles, routes barrées, cimetières, grandes avenues, petits canaux, rizières, pistes cyclables, périphériques, jardins ouvriers, passages sous l'autoroute, voies ferrées.
Le chemin pour Rome est long, quand bien même il y a toujours quelqu’un à qui parler, quelque chose à observer : vignes, indicateurs de direction, lacs, talus, auberges, tilleuls, monde que bégaie la pensée en roulis de l'homme qui marche et tangue.
Lodi, Piacenza, Parme, Modène... les Apennins enfin. En haut sur la crête ? Rien. Rien que le ciel sans un nuage, les pâturages et la caillasse qui prend le soleil... Au nord, les montagnes étaient vertes, celles de Toscane sont bleues à l’infini. Léonard de Vinci les avait déjà décrites, notant dans son carnet de croquis : « Tous les lointains sont bleus. » D’un bleu d’abord soutenu, presque noir. Ensuite de plus en plus estompé jusque tout là-bas, dans la brume où je crois deviner la mer.
Ça suffira comme ça
. Terminus. Cette sagesse-là n'a pas besoin d'une suite. Les buts qu'on se fixe ne sont que des fictions qui assurent une continuité entre des choses qui n’en ont pas, l’homme revient en arrière bien avant se s’être assuré de quoi que ce soit, l’homme devine.

Jean Prod’hom


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Seul l’incompréhensible tient ses promesses

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Cher Pierre,
Ils sortent tous de leur tanière les semaines qui précèdent la rentrée, vont et viennent, vendent leur marchandise. Puis vient l’automne, ils rentrent dans leur repaire jusqu’au printemps suivant. Je ne voyais pas les choses ainsi, j’imaginais des rentrées et des sorties à chaque saison, des entre-saisons, des arrière-saisons, des miracles à chaque lunaison, des portes ouvertes, entrez ! des portes fermées, ne me dérangez pas ! des brouillons et des mises au net, des ateliers et des chantiers, la littérature s’en nourrit, elle en est une partie, la seule à pouvoir le dire. Ne pas jeter la pierre, la saison est courte.

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Me revient à l’esprit l’aphorisme de Nietzsche (335) du Voyageur et son ombre : Morale pour ceux qui bâtissent . – Il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite. Les sites et les blogs attestent à leur manière qu'écrire et lire n’épousent pas le calendrier liturgique collectif. Non pas qu'il faille rompre avec le travail dans l'ombre, mais reconnaître que le jour et la nuit connaissent d’autres alternances.
C’est ce que je me suis dit ce matin en redescendant avec Oscar de la Moille-aux-Blanc. Je m’attaque au compte rendu de la course de trial qui a eu lieu dimanche à Oerlikon, le dernier de ma carrière de journaliste sportif – elle aura duré deux saisons. Philippe m’envoie quelques photos.
Je laisse tout en plan à midi et file à Mézières offrir à Elsa son cadeau d'anniversaire. Je continue jusqu’au Mont, patiente immobile une petite heure dans la salle des maîtres, ça me fait du bien, sans rien faire, sans rien dire, avant de faire travailler les élèves de la 9P : ils écrivent à tire-larigot, chantent, photographient, nourrissent aussi généreusement que possible le site internet qu’ils partagent avec leurs camarades de la 9G et de la 10P. Il pleut sur le cimetière, la pluie ravive l'ocre, le cuivre et la rouille qui remontent, à la cime, les veines des feuilles des feuillus.
Je termine au café de l’Union les chroniques de Daniel de Roulet, Tous les lointains sont bleus. Je me régale de tout ce qui rend les voyages incomplets, inachevés, fragmentaires, imprévisibles, ratés et mystérieux. Et si l'écriture a la vertu d’assurer une ou deux choses contre l'oubli, elle offre également le meilleur à ce qu'on ne comprend pas, à ce qui nous échappe, auquel elle donne une forme et un avenir. Seul l’incompréhensible tient ses promesses.

Jean Prod’hom

J’ai épousé une princesse

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Cher Pierre,
J’ai failli perdre un ami virtuel, entre hier et aujourd’hui. M’enquérant de ce revirement, l’ami a éclairé ma lanterne, il s’agissait d’un malentendu, mon admiration avait été interprétée à l’envers, sens dessus dessous. Nous avons échangé quelques mots, la bulle a éclaté, laissant place à une heureuse réconciliation. Nous nous sommes promis de nous voir, et l’ami virtuel que j’ai failli perdre a trouvé son corps, et l’amitié un autre tour, une vie nouvelle, possible, aérienne, comme la chrysalide le papillon. Je me réjouis de le rencontrer en vrai, un peu peur aussi. Dans quelques jours.

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Le gros de ma journée aura été occupé par ce remuement de l’âme, qui est capable de noircir mieux que le noir tout ce qui l’entoure. Et comme la lumière a une puissance de recouvrement équivalente, c’est toute ma soirée, lorsque la clarté sera faite, qui sera illuminée, et l’avenir s’il y en a un, et les coïncidences qui vont avec.
Je prépare deux gâteaux au fromage et une salade, Lili est dans sa chambre, Arthur au parkour. Quant à Louise, elle rentre tout excitée de sa leçon de guitare ; elle me raconte essoufflée que son maître, au détour de leurs conversations, lui a confié qu’il avait l’attention de proposer un jour quelque chose à la crêperie de Rue, un concert par exemple. La gamine lui raconte alors que nous nous sommes également rendus, samedi passé, dans ce haut-lieu de la Bretagne en Suisse, Entre terre et mer, et que j’ai dit la même chose au détour des nôtres. J’envoie un message à J, qui me répond, emballé. On va se voir.
Sandra écoute tout cela avec le sourire, de loin ; elle nous a préparé une surprise : nous irons à Venise pendant la deuxième semaine des vacances d’automne. J’ai épousé une princesse.

Jean Prod’hom

Ceux qui écrivent dans les marges

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Cher Pierre,
Hier soir, nous nous sommes couchés de bonne heure. Je me relève un peu après minuit, descends à la bibliothèque, termine la rédaction du billet de la veille, me rendors à 3. Ce qui n’empêche nullement le réveil de m’arraisonner à 6 : Oui c’est l’heure. Non, dormir encore un peu. Oui, une paire d’heures. Zurich ! Bien sûr, le ciel n’est pas vilain. Oui bon, n’insiste pas, j’y vais. Tu permets, laisse-moi embrasser Sandra et prendre une douche.

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Je me rends donc seul à Oerlikon puisqu’Arthur a décidé de passer à autre chose, fini le trial, sans rancune ni regret. Le bosco a appris beaucoup de choses durant ces années, notamment à gagner et à perdre ; je lui donne raison, il y a d’autres choses à faire.
Je me rends compte, sitôt arrivé, que la course est jouée, les champions de la Coupe suisse de trial désignés. Philippe me confirme qu’il reprendra le poste de secrétaire et qu’il assurera avec un autre père la rédaction des billets qu’ils adresseront aux journaux locaux.
Pour fêter tout cela, je quitte le vieil anneau d’Oerlikon, m’enfile dans le tram numéro onze, côté jardin, qui me dépose Paradeplatz. Je fais un tour au musée historique, m’arrête devant les bois médiévaux cironnés du rez, en sors avec l’image dans la rétine d’un âne des Rameaux du XIème siècle entrant à Jérusalem avec le Christ sur le dos. Le plus ancien âne en bois de Suisse, dit la notice, découvert dans un ossuaire à Steinen dans le canton de Schwytz. Il me fait penser au Christ de Sanmartino dans la chapelle Sansevero.
Je bois une bière sur les bords de la Limmat, double soleil : Sandra m’a envoyé un baiser et Jean-Louis Kuffer a posté sur son site une liste de quelques égarés rencontrés dans Marges, qu’il a mêlés à la foule de ceux qu’il a cru voir dans leurs parages.
T’as beau dire qu’on ne doit pas dépasser les bornes, les marges sont faites pour cela. Ce qui compte, c’est la manière d’y entrer et de les habiter. J'en ai vu les annexer ou les agrandir pour en faire les marches de leur empire. JLK y entre de tous les côtés, et ceux dont on n’imaginait même pas l’existence vont en cortège là où il fait bon vivre : hors du rang.
Au Riau, Sandra et les enfants dorment, je me fais discret ; je cherche la liste de JLK que je souhaitais relire : disparue !

Jean Prod’hom




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Dans le jardinet de la cure de Mézières

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Cher Pierre,
C’est du côté de mon grand-père maternel – Louis Rossier d’Epalinges – que je me tourne ce matin, avec la certitude que les livres, c’est quand même mieux que la volaille, les fruits ou les légumes : le coffre de ma Nissan-Micra pourrait en effet accueillir bien des choses encore.

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Un chevreuil me coupe la route à l’entrée du village, fond dans le ravin en face du cimetière, là où la Corcelette a raviné la molasse. Sœur Françoise-Marie et Soeur Marie-Jeanne de l’abbaye cistercienne de la la Fille-Dieu à Romont sont déjà à pied d’oeuvre dans les jardins de la cure ; il faut dire qu’elles ont déjà les vigiles derrière elles, devant elles une armée de bocaux. Ce ne sont pas des hosties qu’elles vendent aujourd’hui, brunes ou blanches, avec ou sans gluten, mais des moutardes au miel, forte, extra forte ou à l'ancienne, des sauces, jardinière ou aux fines herbes.
Anne, l’organisatrice vient aux nouvelles, je n’ai besoin que d’un clou qu’elle trouve au fond de son sac à merveilles ; la présidente du Conseil de paroisse vient ensuite me saluer.
A côté de la quincaillerie et des tresses vendues au bénéfice de la paroisse, des particuliers sont venus vendre la leur. Il y a tout près de mon stand un vigneron de Ropraz, un vendeur de sauces et de bouillons valaisans, un autre de courges locales, des bénévoles de TerrEspoir, une dame de Servion qui vend des bougies et un livre qui raconte l’histoire de son village, un bouquiniste.
S’il s’avère que la somme de bienveillance quotidienne dont font preuve les hommes est constante, il est sûr que j’en aurai privé aujourd’hui plus d’un. Je préfère, en attendant le verdict, parier sur le fait que cette somme n’est pas fixée une fois pour toutes, donnant à ce premier samedi d’octobre les couleurs de l’innocence et à ceux qui viennent l’espoir que notre espèce, si l’on y travaille de concert, se bonifiera.
J’ai le bonheur de recevoir la visite d’Anne-Marie, sous le soleil d’automne qui peine à éponger l’humidité de la nuit, venue tout exprès de Lucens pour me saluer alors que nos chemins se sont séparés lorsqu’il a fallu réorienter sur Cugy une partie du corps enseignant du Mont. Remué, encore une fois par sa voix, si caractéristique, un peu tremblante, un peu hésitante, à fleur de peau, dans laquelle je perçois une fragilité, celle que nous avons en partage, pour autant que nous reconnaissons au monde les égards qu’il mérite.
Et puis Micheline et Pascal, que j’ai reconnus de très loin, souriants au tour qu’ils me jouaient, alors que je les imaginais aux îles de la Madeleine ; on s’est retrouvés comme des enfant qui auraient eu trop à dire et qui le disent. Micheline a sorti un sachet dans lequel elle a plongé la main ; elle en a ressorti une poignée de tessons trouvés sur ces îles qui sont devenues un peu les leurs. Ils y ont en effet établi leur campement depuis quelques années déjà, en dépit de tout bon sens, heureux aujourd’hui encore du bon coup qu’ils ont joué à ceux qui n’y croyaient pas, faisant la nique aux prévisions et au destin tout fait.
Monika enfin qui m’a raconté un bout de sa vie entre Vucherens et Königsberg. Elle habite aujourd’hui Lausanne, j’en saurai plus lundi puisqu’elle m’a promis de m’envoyer le récit de ses pérégrinations entre le Jorat et la Prusse orientale. Je me réjouis. Cette correspondance, Cher Pierre, a du bon, puisque elle est à l’origine de ces rencontres ; je crois même qu’elle me rend meilleur. Monika est venue avec sa fille, nous sommes restés assis un belle demi-heure à babiller, avant qu’elle ne reparte à Moudon et moi au Mont.
La fête de l’inauguration des nouveaux bâtiments scolaires ne m’aura pas fait oublier ces moments passés dans le jardinet de la cure de Mézières, avec Monika, Micheline et Pascal, Anne-Marie et les autres, autour de presque rien, un presque rien qui n’est pas vain, aussi longtemps qu’on accepte qu’il nous traverse.
Je reçois encore un gentil mot de Daniel de Roulet à propos de Marges, qui cite les mots de la postface de François Bon évoquant le pays où je vis, un si beau pays... où certaine stabilité donne poids et aux hommes et aux mots. Tout cela n’est pas grand chose, mais donne envie d’interpréter encore quelques lignes de cette musique qui persiste et qui ravit davantage à mesure qu’on allège l’air dans lequel elle se propage. Et qu’on accepte de ne pas y toucher.

Jean Prod’hom

Le peintre fait quelques retouches

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Cher Pierre,
Le peintre fait quelques retouches au plafond de la cuisine et autour du radiateur du salon ; l’installateur sanitaire pose la paroi de verre à la salle de bains ; on voit enfin le bout, même si à chaque fois celui-ci recule.

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Oscar dort dans un coin de la cuisine, je le laisse à ses rêveries et descends au village, y achète du fromage et des oeufs ; je continue jusqu’à Oron, en repartirai avec des fruits, une salade, une baguette, de l’avoine, de la pâte à gâteau, des yoghourts.
Même si, depuis plusieurs mois, je traverse une fois par semaine les allées et les contre-allées de cette COOP, le classement des produits alimentaires me déroute toujours autant. Il y aurait, en s’inspirant de Perec et de Lévi-Strauss, de beaux travaux à faire dans ce domaine. Rolande et Jean, sur lesquelles je bute entre conserves et boucherie, m’aident à trouver des fruits secs, je leur offre un café.
J’en ai fait quelques photos à la sortie de Châtillens, de loin j’avais cru à du maïs, c’était en réalité du tabac ; je m’en avise un peu plus loin, à l’entrée d’Auboranges, devant un séchoir aux portes grandes ouvertes.
Je remonte au Riau, prépare un bircher avant l’arrive de Sandra et de Louise. On mange.
Les élèves de neuvième année assistent en début d’après-midi à un spectacle interactif proposé par des comédiens d’Action innocence sur les dangers d’internet, on rit du malheur des autres.
Je passe le reste de l’après-midi et le début de soirée à superviser le travail des dixièmes qui mettent en ligne quelques-uns des reportages sur les événements proposés à l’occasion de l’inauguration du collège. En flux tendu. J’en sors épuisé, lâche de n’avoir rien fait.

Jean Prod’hom


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L’informatique est une plaie qui ne se refermera pas

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Cher Pierre,
L’informatique est une plaie qui ne se referme pas ; je tente aujourd’hui de déplacer 8000 fichiers d’un rang sur la droite, de les mettre à l’abri, en paquet, sur une voie de garage, histoire de ne plus avoir à y toucher et ne plus risquer, à chaque publication, de les voir disparaître. En vain. Si les fichiers-textes obéissent à mes instructions et se rangent sous l’étiquette archives, les images ne suivent pas.

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Il va falloir que je prenne une décision, que je donne une nouvelle forme à ce site, mais laquelle ? Ignorant celles auxquelles j’ai accès, il m’est impossible de calculer les avantages et les désavantages de chacune d’elles. J’interromps mes essais à 17 heures et rejoins les invités pour l’inauguration officielle des nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne.
Je n'y puis rien, les groupes d’enfants qui chantent me font pleurer ; c’est ainsi, je pleure lorsque je les vois pris dans les vagues que leur propre chant creuse, livrés à autrui, hypnotisés par une main, le sourire, les yeux qu’ils suivraient jusqu’au sacrifice. Bellement captifs dans les mailles de la vertu, ils n’ont jamais été aussi proches de l’effacement, de la mort.
Je pleure de les voir disparaître. Mais en même temps, au milieu de cette aventure humaine qui les nie, chaque visage touche à la grâce et offre une présence sans partage. Le chant fait voir en chacun d’eux, à fleur de peau, l’universel et le singulier.
Il en est allé tout autrement avec les danseuses qui relaient les petits chanteurs. Là, je ne pleure plus, tout est maintien et articulation, dressage et convention. Pourtant, c'est au comble de cette maîtrise, en devenant poupées grimaçantes, que les danseuses frôlent l'abandon, en consentant à n’être que marionnettes, mantes religieuses, brins d’herbe ou rameaux, noyant leurs laideurs dans la pure présence d’un corps sans âme, mais vivant.

Jean Prod’hom

Il y a du Jan Vermeer dans ces fins d’après-midi

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Cher Pierre,
En échange des heures passées à Grignan, je surveille cet après-midi les arrêts, dans le silence : les têtes de linotte liquident leurs arriérés ; les droits communs ont déposé les armes et se reposent : tenir le haut du pavé à journée faite les oblige à puiser dans leurs réserves, pas mécontents de vivre un instant loin des feux de la rampe, le temps de se refaire une santé. Ils rament léger, un stylo et une feuille, des listes et des trous qu’ils remplissent du bout du doigt, sans réfléchir. Ils vont bientôt aux toilettes, à tour de rôle, en traînant les pieds, s’étonnant d’une tranquillité dont ils ne sont pas familiers. Ils ont déposé en entrant leur fierté sur une chaise vide, nichent leur tête dans leurs bras, pas loin de s’endormir ; se redressent bientôt, inquiets à l’idée que ce bien-être ne les amène à changer quelque chose dans leur vie ; ils ne sont pas prêts, restent sur le qui-vive, personne n’est là pour les accompagner dans cette transition ; ceux qui leur ont promis un soutien ont une vie ailleurs. Alors ils se reprennent, l’état de grâce s’effrite, l’un d’eux couine, un autre grogne ; ils n’ont plus une minute à perdre, plient leurs rêveries, se réinstallent dans leur égo défaillant, si bien qu’ils sont prêts en sortant à rependre la galère, là où ils l’ont amarrée en entrant.

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Aujourd'hui ressemble à hier, même hauteur du ciel, même pression atmosphérique, même régime de vent. Je parque derrière le garage, les filles sont dans le jardin, Nicole et Sandra assises sur le granit rose de la fontaine ; je dépose mon barda ; Arthur, qui héberge comme nous tous un être de raison et un indéfectible rêveur, hésite au coin de son lit.
Je monte jusqu'au triage, Oscar rayonne, nous longeons le repaire des bouvreuils, barré par les ronces, traversons la sapinaie jusqu'au refuge de Ropraz, empruntons le sentier qui rejoint le chemin aux copeaux, redescendons sur la route de terre qui mène à Froideville. Oscar me colle aux basques lorsque le sentier se fait sente, prend les devants lorsqu’il s’élargit.
Le grand marais sous la Montagne du Château a perdu la partie, les bouleaux et les aulnes, les saules et les peupliers ont jeté l'ancre. On ne reverra plus ni les canards ni le ciel ; je crains pour la bruyère et les myrtilliers.
Nous n'avons pas de fleuve au Riau, ce fleuve qui nous aurait permis d’organiser le monde en un en-deçà et un au-delà. Cet étang était notre Greenwich, on le voyait où qu’on soit et on dessinait tout autour, les yeux bandés, des cercles concentriques toujours plus larges qui nous donnaient une exacte représentation du monde. Il nous reste la clairière de la Moille Baudin.
Il y a du Jan Vermeer dans ces fins d’après-midis ensoleillés d'automne, dedans comme dehors, lumière froide et or blanc derrière les carreaux des fenêtres entrouvertes, dentelles d’ombre et coulées de lumière dans les sous-bois.

Jean Prod’hom

Chaque région a son ciel

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Cher Pierre,
Chaque région a son ciel et la hauteur de celui-ci varie ; elle résulte de celle de l'horizon, laquelle découle des lignes de la terre, de leur longueur et de leur écartement, de leur enchevêtrement ; mais aussi des bois, de la pente des collines, des cultures, des chemins, de la profondeur des vallons. Ou l’inverse. Mais qu’importe, qu’elle soit première ou seconde, la hauteur du ciel joue un rôle prépondérant dans nos manières d’aller et de penser, de nous lier et de nous séparer, de manger, de nous mettre en colère, de nous égarer : le Jorat n’y échappe pas.

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C’est pour cette raison que l’invitation qui m’a été faite de participer à la fête de la paroisse de Mézières, samedi prochain, me réjouit. Parce que l’occasion m’aura été donnée de placer sous le même ciel les deux livres que j’ai écrits et les fruits qui ont mûri, les légumes qui ont poussé et les fleurs qui ont fleuri, les bijoux et les colifichets que des femmes ont polis et cousus à Peney, le pain et les tresses que d’autres ont façonnés à Ropraz ou Corcelles. L’agnostique que je suis se réjouit du culte des récoltes, dimanche, auquel participera le Choeur mixte de Carrouge ; on mangera ensuite du gratin, du jambon et des légumes.
Car si ma vie d’enfant s’est déroulée tout entière à Lausanne, et si mes origines par mon père me lient à Bursins et à la Côte lémanique, c’est dans le Jorat que j'ai installé mon campement, il y a longtemps, fondé une famille.
Mon grand-père maternel, né Rossier dans la Broye, s’y est établi à son retour des Ormonts ; ma tante et son mari ont habité Epalinges, ils ont été des familiers de Vucherens ; mes cousines n’ont jamais quitté les environs de Savigny ; mes parents y sont retournés lorsqu’ils en ont eu terminé avec nous.
Je suis né à Lausanne mais n’y suis pas resté, suis remonté dans le Jorat, à cause de la hauteur du ciel.

Jean Prod’hom

Le ciel s'est vidé

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Cher Pierre,
La bise a forci, l'air fraîchi, le ciel s'est vidé. Le soleil fait désormais chambre à part, les feux qu’il lancera ne réchaufferont plus ce qu'on a laissé derrière soi. Service minimum jusqu'au printemps.

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Minimum dont on goûte l’extrême douceur derrière les baies vitrées de la véranda. Personne n'est pourtant dupe de l'artifice, pas plus de la résistance des verres anciens et des armatures de fer blanc qui bleuiront sitôt que le soleil aura disparu derrière le bois Vuacoz. Il faudra alors entrer plus plus avant dans la maison, se glisser dans une de ses poches, s’y serrer et nous réchauffer dans l'épaisseur de la nuit.

Jean Prod’hom

Daniel de Roulet | Tous les lointains sont bleus

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Cher Pierre,
La nature des outils numériques qui m’ont permis de construire ce site, son architecture, le parti pris initial – il n'a guère changé depuis le temps – et l'archivage mensuel m’amènent aujourd’hui à prendre les devants avant que la bâtisse ne s’effondre ; je crains en effet que le logiciel dont je me sers (rapidweaver) refuse bientôt d’obéir à mes instructions et que le fichier index.html ne soit plus en mesure de tenir du bout du doigt les 11278 éléments qui en dépendent, comme un essaim qui se détacherait de la branche d’un cerisier.

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J'ai pris la décision aujourd’hui d'archiver l'ensemble des fichiers produits depuis 8 ans, ou quasi, dans un dossier archives et d’alléger ainsi les tâches de rapidweaver ; bien des choses vont bouger, mais je n’en pèse pas les conséquences. L’opération aura lieu le 28 octobre 2015 – un peu de pathétique ne nuit pas –, 8 ans exactement après la mise en route de ce site. Je prépare ce transfert dès l’aube et un bout de l’après-midi.
Le travail ne manque pas ailleurs, Sandra m’aide à choisir les cartes-postales qui accompagneront Marges et Tessons à l’occasion de la Vente de la paroisse du Jorat qui se tiendra le samedi 3 octobre à Mézières ; je choisis un brimborion et trois textes extraits de Marges que je mets en page. Je prépare enfin la semaine prochaine à la mine.
Petit bonheur, Lucie m’envoie deux photos prises sur le Parcours céramique carougeois. On aperçoit dans les vitrines de deux librairies Tessons, en très bonne compagnie, notamment avec les Jeux d’écriture de Denise Lach dont Christine Macé a exposé le travail cet été.
Tous les lointains sont bleus, écrivait Léonard de Vinci ; c’est le titre que Daniel de Roulet a donné au recueil des chroniques qu’il a écrites entre 1955 et 2011. L’homme a beaucoup voyagé, à pied ou en avion, j’ai lu autrefois L’envol du marcheur et on s’est vus il y a deux ans au Salon du livre de Genève. Je l’ai rencontré hier après-midi à la FNAC, assis derrière les piles de ses livres, on s’est mis à babiller, moi accroupi ; à cause de mes genoux, j’ai demandé une chaise à une employée, on a babillé encore une grosse heure ; je serais bien resté à parler encore avec lui sur cette île, au milieu de la librairie ; comme lui à Maschapa, sur la plage, au milieu des gamins moqueurs.
Je monte me coucher : Abidjan, Auschwitz, Paris, Vancouver, Berlin, n’importe où...

Jean Prod’hom


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Pour Justine Neubach

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Cher Pierre,
En allant me balader sur Silencieuse.net, le beau site de Justine, je me suis réjoui du généreux accueil qu’elle y fait du mien. Nous ne nous sommes jamais vus, j’aime son écriture, c’est ainsi que nous nous connaissons. Nous nous sommes offert un jour, en guise de reconnaissance, l’hospitalité, c’était le vendredi 5 novembre 2014, jour des vases communicants. Justine a écrit et lu, à cette occasion, un texte qu’elle a intitulé : Que signifie ce nuage. J’ai de mon côté écrit et lu Suis né dans le ventre d’une langue. Gould et Bach avait été invités à la fête.

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J’ai rapatrié ce matin ma lecture de chez Justine, que j’ai placée tout à côté de la sienne, dans les marges. Est monté alors un chant que je n’espérais pas, de sous-bois, un appariement étrange de deux voix qui tout à la fois vont de leur pas et se mêlent intimement, donnant un corps imprévu, modeste et imparfait, à l’idée d’harmonie préétablie. C’était aussi, près d’une année après, une manière à l’emporte-pièce de la remercier de cet échange-là.

Jean Prod’hom

Nous oublions vite les joies larges et muettes

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Cher Pierre,
Nous oublions vite les joies larges et muettes, qui nous saisissent parfois un instant, une minute, un matin ; nous perdons de vue, aussitôt qu’elles nous ont désertés, les sensations qui les ont annoncées, les événements qui les ont précédées, convaincus qu’il serait tout à fait vain de vouloir en dégager les raisons, en isoler les causes, ou en éclairer les rampes d'accès. On n'en sait ma foi rien ; elles nous laissent les mains vides, précisément parce que cet état – la joie – l'est de s’en être dégagé, à la manière du sommeil lorsqu’il se coupe de la veille.

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La joie, ça pourrait ressembler à une clairière, autour de laquelle les haies vives se refermeraient après notre passage. Pourtant la joie n'est pas un rêve ; celui-ci obéit à des ressorts dont se passe celle-là. En s’écartant de la raison – dans la raison –, le rêve lui reconnaît son dû et offre au rêveur, sous forme d’énigme, le récit codé d’un manque à dire.
La joie, elle, déborde la raison, lui laisse prendre les devants sans céder à la déraison. Elle demeure en-deçà, aux voisinages de l’origine ; elle nous met, muette, au plus près des bêtes sauvages, à deux pas de l’état de panique dont les chevreuils ne se sont jamais départis. La joie est étendue, sans orientation, panique mais panique heureuse.
Sommeil, veille, joie, mais aussi désir, rancoeur, amour gagneraient à être distingués comme autant de territoires autonomes, à la réalité dense et formelle. Ce parti pris atténuerait en le circonscrivant l’état de panique généralisé dans lequel nous plonge notre propension à orienter dans le temps tous nos états de conscience, libèrerait des territoires colonisés jusque-là par une conception imprudente du temps, affranchirait nos vies de l’histoire, qui pèse de tout son poids non seulement sur des pans entier de la réalité mais aussi sur l'avenir, son rejeton, qu’elle nourrit sans compter, aux dépens de ce qui s’en passerait bien. Le sommeil, le rêve, la joie sont des territoires, ils coexistent ; ce n'est que secondairement et injustement qu’ils se succèdent.

Jean Prod’hom


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Dans le fond d’une cuvette

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Cher Pierre,
La surcharge obligée, ou consentie, resserre les lignes de fuite qui me faisaient rêver ; elle obscurcit l’horizon que traçaient leurs extrémités. Me voici chaussé de fer et placé dans un véhicule glissant sur une paire de rails. Au bout le mur, avec ce que je n’aurai pas fait, pas réglé, pas pensé. D’autres désagréments se mettent au diapason. De l’aube à midi.

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C’est pourtant l’inverse qui se produit après midi. Sans savoir ni comment ni pourquoi. Ce qui m’arrive se désolidarise de mes sombres prévisions, quelque chose se retourne, mes poches se retroussent, ma tête à l’envers. Je ne me retrouve pas au pied d’un monticule, bien au contraire, mais dans le creux d’une cuvette à l’abri du vent ; tout glisse de l’autre coté du talus, en pente douce, me laissant seul avec le ciel et sa profondeur bombée. Je monte faire une sieste sous les toits, on se réjouit parfois d’être sans avenir.
J’ai passé une belle soirée à Peney avec le club de lecture dont ma mère faisait partie. Ce que j’ai à dire, je ne le sais pas exactement, je le garde, pour moi, en l’état.

Jean Prod’hom

Ma mère est morte en été 2003

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Cher Pierre,
Quelques pierres semées à Grignan ont pris racine. La grand-maman de Rose, avec laquelle nous avons passé une très belle soirée, m’a envoyé un message, elle nous remercie tous, Sandra, Lucie, Arthur, Louise et Lili. Elle m’apprend que les trois pierres que je lui ai offertes, elles les a déposées dans son jardin près d'un petit chat en céramique qui veille sur elles. C’est nous qui la remercions d’avoir pu faire sa connaissance. Elle s’appelle Anne-Marie, son visage rayonne même si elle n’a pas eu une vie de tout repos. On est tous à l’image de ces pierres cassées ; à nous de nous refaire, on a une vie pour cela, ce n’est pas toujours facile.

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J’en est donc fini avec cette aventure, même si j’arpenterai encore les grèves, remuerai les laisses ; je me pencherai encore et ramasserai de nouveaux tessons. Mais je ne retournerai probablement plus sur les rives du lac de Bracciano. A l’inverse, je me baladerai sur celles du Léman, à Kérity, à Porz Even, sur les rives de la Bressonne et des Gaudines. Mais autrement, libéré de la dette que je n’ai cessé de contracter en m’appropriant ces objets.
Je m’étais promis, il y a très longtemps, de faire quelque chose avec ces petits paradis portatifs, ça aura été un livre, je n’y songeais pas. Je sais aujourd’hui que ce livre a voyagé ; ici tout près, à Corcelles, à Ropraz et à Peney ; mais aussi plus loin, sur les rives du Tage et de l’Atlantique, des deux côtés de la Bretagne, à Berlin, en Lorraine, au bord de la Méditerranée. Que vouloir de plus !
J’ai fait de belles rencontres, ce livre a réveillé des souvenirs, j’ai reçu des cadeaux – parfois un tesson, parfois une boîte qui débordait –, le livre d’une artiste qui en a fait des choses extraordinaires, des témoignages de reconnaissance.
Je rencontre demain quelques personnes qui font partie d’un groupe de lecture, à Peney. L’une d’elle me demande de ne pas oublier quelques tessons à montrer, je me réjouis. Ma mère est morte en été 2003, elle faisait partie de ce groupe de lecture, activement, elle aimait lire. Elle ne se doutait pas que je rejoindrai ses amies un jour, pour parler d’un livre que ni elle ni moi n’imaginions, je crois qu’elle l’aurait aimé. Si les belles histoires n’ont pas de fin, elles n’ont pas non plus vraiment commencé.

Jean Prod’hom

Rien ne serait sans le soleil ni la beauté ni ton corps

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Cher Pierre,
Le temps maussade, la correction plus qu’approximative des noms propres dans Marges, les sifflements suspects de l’aspirateur, les travaux que les patrons tardent à mener jusqu’au bout dans la maison me pèsent.

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Je préférerais tout laisser, ne plus toucher à rien et attendre ; convalescence plutôt que retraite, à l’occasion de laquelle j’aurais tout loisir d’offrir au vent les miettes que ma main droite aurait rabattues puis lentement fait tomber dans le creux de ma main gauche.
J’ai de bonnes raisons de me plaindre : les trois bâtiments scolaires qui accueillent les élèves dont j’ai la charge mettent à notre disposition des ordinateurs fixes aux qualités indéniables. Mais chacun d’eux propose des systèmes et des versions de logiciels différents, si bien qu’un document enregistré sur un même compte dans le bâtiment B ne s’ouvrira ni dans le bâtiment C ni dans le bâtiment D ; qu’un document enregistré dans le C s’ouvrira dans le B mais pas dans le D. On conclut qu’il est prudent de travailler dans le bâtiment D, puisque les documents enregistrés en B et C s’y ouvrent. Mais si on se décide à travailler par la suite dans le B ou le C, on révise nos préférences, si bien qu’à la fin nous préférons, bon an mal an, garder simultanément trois versions du même document.
C’est parce que j’ai oublié cette précaution que j’ai passé aujourd’hui du bâtiment B au bâtiment D, suis revenu au B avant de passer au C, puis successivement au D, au C, au D et enfin au B. J’aurais tort de me plaindre, me dit un plaisantin, les bâtiments sont proches.
J’ai appris à cette occasion deux choses qui en réalité n’en font qu’une : lorsque le monde se fait marchand et n’a d’autres valeurs que le profit, l’ancien règne ; on le maintient compatible avec le nouveau aussi longtemps que les clients ne sont pas ferrés puis captifs ; et lorsqu’ils le sont, les marchands coupent l’outil et son usager du passé.
On nous promettait, où qu’on soit, de pouvoir vivre la bohème et marcher les mains vides, partout, avec des ordinateurs fixes disséminés sur la terre qui devaient nous permettre de nous connecter chez soi où qu’on soit. On allait parvenir enfin à conjuguer le meilleur de la vie des chasseurs-cueilleurs et des patachons. On nous condamne en réalité à l’inverse : les pendulaires portent leur maison sur le dos où qu’ils se rendent. Ce qui devait faire de nous des oiseaux connectés nous contraint aujourd’hui à rejoindre la famille des gastéropodes à coquille, les escargots, à ne jamais quitter nos ordinateurs portables.
Journée sombre donc, sans soleil. Je me console à l’idée que celui-ci, en s’imposant aujourd’hui, aurait bien donné un peu de clarté aux choses qui m’entourent, mais ne les aurait pas rendues plus claires. Rien ne serait évidemment sans le soleil, ni la beauté ni ton corps, il n’est cependant pas suffisant ; nous avons à compléter le jeu de ses lumières et de ses ombres en usant de celles qui habitent le langage. C’est cette double action qui nous éclaire en retour, atténue nos peurs, circonscrit nos égarements et réchauffe notre confiance si souvent mise à mal.

Jean Prod’hom

Quelque chose en nous de Tennessee

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Cher Pierre,
Renée – qui m’a fait le plaisir d’être avec nous samedi passé à Terres d’écritures – descend la ruelle des Commerçants ; je l’arrête, elle me reconnaît avec peine. Elle a nonante et un ans et passe la belle saison à Colonzelle. Une tache noire au milieu de chacun de ses yeux l’empêche de lire, mais une association lui envoie, en format audio, les textes qu’elle souhaite entendre ; elle fait aussi un peu de piano, se promène beaucoup, heureuse de vivre dans ce village, parmi des gens qui n’hésitent pas à l’aider. Elle me propose de visiter la maison que son neveu – architecte – a tiré des ruines qu’elle s’est offertes, il y a une trentaine d’années.
Un grand loft à l’étage, avec un lit, un coin cuisine, un salon et un piano devant lequel elle s’assied, une aquarelle d’une amie en guise de partition ; elle m’offre le début d’un prélude de Chopin, elle tâtonne, s’énerve des encoubles que sa cécité lui tend.
Elle me conduit sur une petite terrasse ouverte sur l’orient ; elle y passe une grande partie de son temps à regarder la Lance et le Ventoux, à se souvenir aussi des années passées en Indochine comme infirmière, qu’elle quitte pour Paris à la fin des années quarante. Elle s’y reconvertit au secrétariat et aux relations publiques dans de grands groupes français. On promet de se revoir.
Lucie me parle avant le déjeuner d’une jeune amie que la malignité de la vie n’a pas épargnée. Ils sont nombreux ces jeunes gens que la poisse accompagne et qui s’acharne. On ne remarque pas, lorsqu’on les croise, qu’ils sont tenus, avant de vouloir changer le monde, de se tirer du mauvais pas dans lequel le sort les a jetés, ou de faire avec. Et lorsqu’ils y parviennent, c’est souvent si fatigués qu’ils souhaitent d’abord que rien n’ait trop changé, pour que ne s’ajoute pas au combat qu’ils ont dû mener, la difficile tâche de remonter dans un train qui ne les aurait pas attendus.

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Ma tournée dans la Drôme se termine, je remballe et charge mon barda rue Saint-Louis. Sandra, Lucie, les enfants et Oscar sont partis de leur côté. J'écoute Johnny dans la voiture qui me traîne sur la route de Taulignan : on a tous quelque chose en nous de Tennessee.

Jean Prod’hom

Upcycling

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Cher Pierre,
Le moteur de la soufflerie gronde, les cerveaux se recroquevillent ; longue plainte dans la boulangerie et au café de la Bourgade. Ils sont nombreux à jouer au tiercé ou à l’euro-million, à rêver d’un pays sans mistral ni meltem ; les roseaux penchent, les platanes secouent la tête. Une vieille femme portugaise, établie en France depuis plus de trente ans, m’assure qu’il n’existe pas de mot dans sa langue pour traduire l’écorne-boeuf qu’on appelle mistral ici.

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Christine discute avec un poète de Chantemerle et ses amis lorsque j’entre dans la galerie. Nicolas et sa femme font une halte, ils remontent d’Avignon.
C’est au tour d’une vieille dame à l’ensemble bordeaux, béret blanc, de nous rendre visite ; une Parisienne alerte et souriante que l’âge a cassée, établie à Grignan depuis trente ans déjà ; visiblement une habituée de la galerie, courbée et penchée sur les casses. Elle me raconte un épisode de ses douze ans ; son père, un peintre, excellent paysagiste et portraitiste, caricaturiste aussi, l’avait emmenée avec une de ses camarades dans les Vosges. Les deux petites s’étaient mises à racler la terre et gratter les sous-bois au sommet du Hohneck à la recherche d’un trésor. Et comme leur quête tendait à s’éterniser, le peintre les avait sévèrement grondées, excédé de ne pas les voir lever les yeux vers le ciel, les Vosges et s’émerveiller en contrebas du lac de Gerardmer. Elle le remercie, aujourd’hui encore, d’une réprimande qui lui a ouvert les yeux.
Mais les pierres sur lesquelles elle se penche à l’instant lui font douter de la vérité des mots de son père, la convainquent qu’il a été bien trop sévère autrefois. A la voir qui s’éloigne à petits pas serrés, les yeux rivés aux beaux pavés de la rue Saint-Louis, je ne peux m’empêcher de penser que ces pierres semi-pécieuses ont été façonnées par la mer pour les enfants et les vieux.
Christine m’envoie un message, elle a besoin de se reposer et me confie sa galerie. Lily passe à 15 heures avec milord son chien, on bavasse, comme disait Hessel, de rien mais aussi de tout, pendant deux bonnes heures, de ses réalisations à la RTS, des longues marches qu’ils faisaient tous les deux avec leurs amis, de nos connaissances communes.
Fin de journée et soirée à Colonzelle, on a bouclé les comptes, le rouge ne nous fait pas peur. Il nous reste des boîtes en pagaille, on fait la fête, Lucie et Sandra voient là l’occasion de se lancer dans l’upcycling. Rendez-vous à Mézières début octobre.

Jean Prod’hom


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Une histoire de la compassion

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Cher Pierre,
Sandra, Lucie et les enfants ont débarqué hier soir, tard. Ils dorment lorsque je les quitte ce matin pour la boulangerie de Grillon et le copyquick de Valréas, où je fais imprimer cinquante copies de cinq d’extraits de Tessons qui seront placées à l’entrée. Je dépose le pain sur la table du déjeuner à Colonzelle avant de filer à Grignan.

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Lucie Monot

Le soleil entre de tous les côtés, le mistral aussi ; les textes fixés au mur ne résistent pas, tournoient comme des feuilles mortes. Je m’installe dans la salle aux casses, d’où j’entends les voix de Christine et des visiteurs ; ces petites pierres provoquent des souvenirs tout proches d’innocentes confidences. On bavarde, on se quitte à 13 heures. Je m’arrête au retour dans le pré fauché qu’il faut traverser pour entrer dans la chapelle de Saint-Pierre, la porte est ouverte, c’est la journée du patrimoine, j’y entre et fais quelques photographies de Dieu.
Sandra, Lucie et les enfant reviennent chargés de chez Leclerc, on pique-nique sur la terrasse.
Christine que je rejoins a réouvert la galerie à 15 heures, on dresse deux tables sur la petite place qui fait communiquer la librairie Colophon à Terres d’écritures, une placette où s’épanouissent des mauvaises herbes, mauvaises parce que les noms manquent ; je m’assieds sur le versant nord du double banc mitoyen, face à une boîte à bouquins où le livre se vend au kilo, 60 centimes les 100 grammes.
Les gens ont répondu au rendez-vous. Bonheur de rencontrer Sylvie, en vrai, une voix que j’avais imaginée en fa, elle est en do. Lectures ensuite, j’apprends ; je devine le plaisir qu’on peut éprouver à lire ce qu’on a écrit et donner à l’entendre. Plaisir encore de boire un coup avec Brigitte, Eléonore, les deux Bretons, Philippe et les autres, plus tard de manger en famille, Sandra, Arthur, Lili et Louise, Lucie et la grand-mère de Rose.
J’imagine encore, avant de m’endormir, le tesson qui me restera, lorsque j’aurai remis tous les autres aux enfants de ceux qui s’en sont débarrassés, le tesson que je n’aurai pas donné, l’oublié des oubliés : une nouvelle histoire peut-être, celle de la compassion.

Jean Prod’hom


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Lucie Monot

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Lucie Monot


Le bonheur d’être là s’acharne

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Cher Pierre,
J’ouvre les volets et bois un café. François Maurel évoque sur France Inter la vie de Guy Béart, mort en allant chez le coiffeur mercredi passé. Et je comprends mieux le sentiment qui m’habite dans cette maison vide, vide comme une chanson lorsque celui qui la chantait meurt.

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Une bande claire au-dessus de Chamaret, fine à l’aube, repousse les nuages ; large et bleue à 9 heures, il n’y a qu’elle en fin de matinée, le soleil coule alors sur les calcaires secs de la rue des Commerçants. Il faudra curieusement que je sorte de la maison pour que celle-ci soit à nouveau habitée, c’est-à-dire que j’y fasse entrer le dehors d’ici.
La cave des Rosier se situe sous le cimetière de Chantemerle, une apprentie m’accueille dans le caveau ; elle complète l’équipe des trois ouvriers qui travaillent sur ce domaine, il appartient à une vieille famille dont on voit les noms gravés dans la pierre du cimetière de Chantemerle.
Les pluies de ces ces derniers jours et un ou deux ennuis mécaniques ont retardé la fin des vendanges, mais la récolte sera exceptionnelle. Je repars avec une fontaine de 3 litres de vin rouge. La cour de la maison d’habitation, les flots généreux de la fontaine qui trône au milieu, quelques oies tapies dans l’ombre donnent à voir l’image d’une ancienne opulence. Mais ils sont nombreux les carreaux brisés et les locaux inoccupés, un coq chante dans les vignes, des canards barbotent dans la petite marre que longe un chemin caillouteux.
Il n’y a pas grand monde à Grignan, Christine est absente et je m’improvise galeriste pendant deux bonnes heures. Je n’aurai la visite que d’une seule personne, une dame toute en bleue, une voisine, c’est elle en effet qui assure la permanence dans la boutique de vêtements située en face de Terres d’écritures.
Le bonheur d’être là s’acharne, la porte de la galerie est grand ouverte, il est midi, avec le bruit du vent dans les branches, le soleil, et celui des feuilles qui roulent sur les pavés. Et pas loin le bruit d’un moteur, une casserole et son couvercle, les grincements de deux fers rouillés, une cuillère dans une assiette. Je ne vois pas bien pourquoi et comment je pourrais résister.
L’écrire ne le diminue pas mais le soulève, l’élargit en le maintenant en-dehors de soi. Il n’y plus d’après dans la cuisine, sous le tilleul, sur la terrasse de la Bourgade, au bord du Lez. C’est en écrivant qu’on s’y abandonne le mieux, en s’en détachant qu’on y est le plus mêlé. Et même impossible, on aimerait qu’il se prolonge.

Jean Prod’hom

La Drôme charrie de grosses eaux terreuses

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Cher Pierre,
Les autorités communales ont donc fait tronçonner l’immense tilleul du carrefour, on ne voit ce matin, de partout, qu’un étrange vide qui s’étend bien au-delà de son point de disparition. Nécessaire ? Les avis étaient partagés hier soir, les enfants exceptés qui ont joué dans ses dépouilles.

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Il a plu toute la nuit et c’est sous une pluie serrée que je quitte le Riau à 7 et le Mont à 14. Je fais une halte à Aubonne pour retourner les six tablettes qu’Yves et Anne-Hélène n’ont pas utilisées à Grignan ; impossible de toucher la somme en liquide, l’employée d’Ikea me délivre un bon.
Le Salève est sous le soleil, je file d’une traite jusqu’aux Abrets, emprunte le chemin des écoliers jusqu’à Voiron, reprends l’autoroute jusqu’à Valence. France Inter et le soleil m’accompagnent.
Sous le pont de Crest, la Drôme charrie de grosses eaux terreuses au-dessus desquelles des pigeons – en est-ce ? – font un drôle de ballet. Je bois un coca sur la terrasse du café de Paris, mange un croissant en feuilletant le Dauphiné ; l’opticien descend bientôt les stores de sa boutique, le patron du bistrot le suit de près. Je reste seul, regarde par la fenêtre la nuit qui tombe.
Je n’imaginais pas que mes billets puissent amener un jour l’un ou l’autre des quelques lecteurs qui me font le plaisir de lire ce que j’écris, à réagir de la sorte. C’est fait ! Et même plutôt deux fois qu’une, en seulement deux jours. Le premier m’enjoint de quitter ma lune et de revenir parmi les hommes le plus rapidement possible, et même, si j’ai bien compris, de quitter le hameau que j’habite, bien trop à l’écart, bien trop à l’abri du monde des hommes et de ses tempêtes. Je doute que j’y parvienne, et que ce soit même souhaitable.
Quand au second, qui est une lectrice, elle pose un certain nombre de questions auxquelles mon billet me semblait répondre, mais j’aurais été bien impoli de l’inviter à le relire, j’ai donc paré au plus pressé en raccourcissant mes réponses si bien que je suis arrivé bien plus tôt à Colonzelle que je ne le pensais.

Jean Prod’hom


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Les acteurs du milieu littéraire romand s’agitent

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Cher Pierre,
L’école a ménagé pour les oublieux et les indisciplinés des niches dans lesquelles ils sont convoqués pour payer d’arrêts leurs petits ou gros forfaits. Les têtes brûlées prennent immanquablement le pas sur les têtes en l’air et profitent du repaire qui leur est offert pour leur apprendre l’art de la dispute et certains de leurs secrets. J’ai passé une heure et demie cet après-midi à faire le maton avec une dizaine de ces gamins. Quatre d’entre eux, très forts, très très forts, très très indisciplinés, m’ont obligé à revenir sur la vieille promesse que je m’étais faite de ne jamais accabler les enfants qui en sont arrivés à ses extrémités-là ; le fait est bien établi, avant d’être des indisciplinés, ces enfants-là sont des oubliés.

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Le prix que nous aurons à payer, les idées que nous aurons à développer puis à déployer pour redonner à ces oubliés-indisciplinés-révoltés le goût de vivre en société, croît chaque jour davantage. Les nantis ne parviendront pas, sans rien céder, à se protéger des mines qu’ils préparent pour disposer d’un bout de terre sur un territoire dont ils sont les natifs et dont ils n’ont jamais été chassés. Le temps presse et la réponse nécessite que nous renoncions à d’imbéciles privilèges, mais surtout que nous fassions autre chose avec ce qui est à notre portée, pour obtenir les mêmes bénéfices mais à moindre prix, sans en exclure personne : se taire, marcher, écrire, aimer.
La littérature est essentielle à cet égard-là, parce que lire et écrire ne coûte rien, n’en appelle qu’au temps qui passe et au livre, quel que soit sa forme. Le monde n’a guère changé, le ciel, la mère et la ville ressemblent à ceux dont le saint Augustin de Carpaccio a été témoin à Venise. La souplesse de notre rétine ouvre nos vies à des mondes improbables, sans bouger, dans nos jardins ou nos chambres. Il y a toujours du revenir en arrière quand on va de l’avant.
Le soleil revient à la Marjolatte (Marjolattaz), puis glisse derrière les sapins du bois Vuacoz. J’écris ces mots à la bibliothèque et trouve le temps de renouer avec ma vieille promesse. Les bûcherons ont tronçonné l’immense tilleul du Riau, on s’agite au carrefour. Non, je n’accablerai ni les autorités communales ni les enfants, mais je ne baisserai pas non plus les yeux devant la facture que nous aurons à honorer pour bifurquer. Il faut nous réjouir de cette autre route qui, comme la première, ne mène nulle part, mais autrement et sans reliques.
De leurs côtés, les acteurs du milieu littéraire romand s’agitent sur les réseaux sociaux. On dit, amende et corrige ; on asserte, rectifie et précise ; on écarte, adoube et caresse. On ne sait pas très bien ni pourquoi mais ça écume. Ceux qui sont supposés savoir sont condamnés à se réconcilier, parlent d’une même voix et faufilent des accords. On parle d’art, de lenteur et d’oeuvre grandiose, tous savent au dedans que l’essentiel est ailleurs : les innombrables romans pèsent trop lourd sur la vie littéraire. Par chance la nuit vient.

Jean Prod’hom

Vous êtes bien mignon Jean

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Cher Pierre,
Romain, à qui le responsable de l’inauguration des nouveaux bâtiments de l’école où je travaille, a prié de réaliser le programme des manifestations, m’a demandé de rédiger le texte introductif. Je m’y colle ce matin en essayant de faire voir, au passage, le visage de Janus de cette noble institution qui, simultanément, abrite des activités qui n’ont guère changé depuis Jules Ferry et digère tant bien que mal des mutations profondes que tous les acteurs de l’école sont invités à honorer aujourd’hui, qu’ils le veuillent ou non, et qui les obligent à réorienter leurs efforts en usant des outil si nouveaux qu’ils les laissent souvent pantois.

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Je tais l’autre idée, iconoclaste, selon laquelle les embarcations construites par nos architectes pour apprendre à nos enfants à naviguer sur terre, sont obsolètes avant d’être mises à l’eau. Les moyens de communication, mais aussi de stockage de l’information dont nous disposons ne nécessitent plus de grands locaux fixes, pouvant accueillir 20 ou 30 élèves – et le matériel supposé nécessaire –, mais au contraire des espaces réduits, modulables, capables d’accueillir jusqu’à cinq ou six personnes – pas plus – ; un local permettant à une centaine de personnes de travailler individuellement et en silence ; un autre enfin, de même dimension, à l’acoustique irréprochable, qui permettrait à un orateur de se faire entendre de tous, ou à un film d’être projeté dans de bonnes conditions. Inutile de parler de cela, personne n’est prêt à le concéder, pas même à entrer en matière.
A la suite de sa lecture de mon billet de hier, un lecteur écrit ceci : Vous êtes bien mignon Jean, mais les réfugiés politiques qui déferlent sur l'Europe n'effleurent même pas votre village ? S'il vous plait, revenez un peu parmi nous. L'homme, qui se déclare humble disciple de Montaigne, de Spinoza, de Rousseau et de quelques autres s'étonne que ma prose élégante rebondisse sur l'orbe du monde réel comme si elle ne l'effleurait même pas.
Dois-je rester dans le village que j'habite et m'en excuser, ou rejoindre ce disciple de Montaigne et aller à la rencontre des réfugiés politiques qui déferlent ? Que cet homme prenne en otages des auteurs qui ne lui appartiennent pas et qu'il m'arrive de lire parfois, en se proclamant leur disciple, ajoute un peu de colère à mon désarroi. Ce monsieur veut-il étendre la guerre partout, même dans mon village ? Il doit comprendre que je défendrai mes enfants où que nous soyons, dans sa ville ou ici au cul du monde.
L’intervention de cet homme, quoi qu'il en soit, laisse entrevoir l'incurie des épargnés. À moins qu’il ne soit en danger et que derrière ses allures de révolté, il soit un réfugié qui fuit et demande un asile ? J’aurais aimé qu’il me demande comment va le monde, je lui aurais répondu : Pas bien ! Mais faut-il mal tourner pour en être solidaire ? C'est un miracle que nous soyons encore vivants.
Belle soirée dans l’ancien cinéma du Bourg en hommage d’Hessel, avec ses amis, mais je ne prolonge pas la fête. Sale journée ! Une amie de Montreuil m’envoie un gentil mot ; ce que j’écris, dit-elle, l’apaise. Elle ajoute pour mon bonheur qu’elle a trouvé dans ses rêves un petit tesson avec une main dessinée dessus.

Jean Prod’hom

Un peu de philosophie phénoménologico-pratine

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Cher Pierre,
Il a plu toute la nuit et je me lève reposé de Grignan ; je traverse la journée d’assez belle humeur mais les yeux fermés ; je la termine au Chalet des Enfants, devant un thé et la pluie qui s’est remise à tomber. J’en profite pour me perdre dans la clairière que j’aperçois derrière la porte vitrée et m’embarquer dans un peu de cette philosophie phénoménologico-pratine qui m’amène à penser parfois, lorsque la fatigue me rend transparent, que mon corps et ma tête sont assez poreux pour laisser entrer morceau par morceau l’ensemble des choses qui m’entourent, mais aussi l’inverse, laisser filer et se mêler à l’étendue mon souffle et ma peau.

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Notre corps est en effet un puits assez profond pour recueillir et traiter l’ensemble des sensations qui lui parviennent de partout et en tous sens, sans qu’elles n’en ressortent jamais, laissant à la nuit le soin d’en interrompre le flux, à nos désirs de l’accélérer, à notre conscience d’en détourner le flot, au langage de le doubler et d’en atténuer les effets.
Mais le corps est aussi insignifiant qu’une seule maille d’une toile d’araignée, si bien que ce que l’homme a cru comprendre s’échappe en le trainant derrière lui.
Je remonte au Riau, le garagiste a changé mes essuie-glaces. Les anniversaires des deux grands approchent : Louise recevra une nouvelle guitare, Arthur un ordinateur. Lili trouve toute cette affaire injuste, c’est toujours elle qui a son anniversaire en dernier.

Jean Prod’hom


Celles dont on ne dispose que du profil facebook

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Cher Pierre,
Il y a celles et ceux que l’on connaît depuis peu ou depuis toujours, celles et ceux que l’on ne verra qu’une seule fois, d’autres que l’on ne verra jamais.

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Il y a, depuis peu, celles et ceux dont on connaît le profil Facebook, et dont on tire, sans le vouloir vraiment, une image complète et vraisemblable. Parmi celles-ci, celles dont l’image composite que l’on s’était faite s’évanouit, sans faire aucun bruit, lorsqu’on les voit pour la première fois. Je les avais conçues sans voix, jamais imaginé la lenteur de leurs gestes, la manière qu’elles ont de vous regarder ou de baisser les paupières, penser, parler, sourire, de vous quitter enfin.
Grand bonheur donc, hier, de faire la connaissance d’Hélène Sturm et d’Isabelle Damotte, en vrai, petite satisfaction aujourd’hui de prendre acte trivial de ceci : les images ne montrent rien de ce qui est, elles n’en sont qu’une partie volatile, infime, à la consistance et aux pouvoirs étranges : la consistance des nuages et la faculté de se déposer sur tout, comme la poussière, de s’infiltrer partout, comme le plus dangereux des poisons.
Edouard et Françoise ne repartiront que demain, on s’embrasse. Je fais un saut à Terres d’Ecritures pour embarquer les tables que nous n’avons pas utilisées, regarde dans la salle vide la belle installation qu’Yves et Anne-Hélène ont réalisée, la coexistence simple et pacifique des bris de vaisselle et des photographies, la fixité des secondes et la mobilité des premiers ; neuf îles autour desquelles le curieux peut aller, se pencher, toucher, prendre, retourner, table d’enfant dont les photographies définissent le territoire et les tessons le jeu. Je les laisse, bien certain que je les retrouverai plus tard, comme les enfants de Port-Béni, inutile de mettre ces pierres sous clé.
Je passe dans l’autre salle, presque vide, vide de l’absence de ceux qui m’ont fait l’amitié de venir écouter mes sornettes et de boire un coup. Dans un coin le quarteron de vingt litres et les cinq casses bourrées jusqu’à la gueule.
Un climatologue parle sur France-Inter de dimensions qui m’échappent, j’ai peine à le croire malgré son assurance, ou précisément à cause d’elle. Je m’arrête à Crest pour rédiger ces notes, une poche du ciel lâche à nouveau, aucun bistrot en vue ; je pique une chaise dur la terrasse du café de Paris – fermé le dimanche – que je dépose sur le pas de porte abrité de l’opticien. Des gens entrent se réfugier dans l’église, trois scugnizzi de Crest, trempés jusqu’à l’os rient et crient, entrent et sortent, assez vieux pour tirer sur des mégots mais trop jeunes encore pour préparer des mauvais coups.
Il est 22 heures 30 lorsque j’arrive au Riau, Oscar aboie une fois, aucun bruit ailleurs, les portes des chambres des enfants sont fermées, Sandra s’endort.

Jean Prod’hom


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Un gros sou, un iota et puis plus rien

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Cher Pierre,
Une drôle de bête appelle au milieu de la nuit, fauve ou serpent, l’autre se tait. C’est mon sommeil ou le sien, à la fin, plus de bruit. Long silence qu’un couteau crève ; grosse poche lâche, pleine à raz-bord, il est six heures, le ciel perd ses eaux qui claquent sur le bitume.
Ce matin, le ciel se mire deux fois dans une flaque double ; je lève la tête, c’est le soleil qui sèche et repasse les dentelles des génoises. Je bois un coup, sirop de fraise d’Eyguebelle, sur la terrasse du Sévigné. Y reviens, le temps est passé, Pascal et Jasmine sont des gamins qui ne demandent rien.
Tout se précipite, au pas, bonheur de rencontrer Isabelle, Hélène et les autres, de lire ainsi, et d’entendre, l’écho de ce qu’ils me renvoient et que je leur dois : un gros sou, un iota et puis plus rien ; écrire et lire, écouter et dire, on y prend goût.

Jean Prod’hom



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Allons à Quimper danser breton

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Cher Pierre,
La journée a passé en coup de vent, on a effeuillé les lauriers. Beau travail. Les gens de métier entament mes dernières convictions autour d’un feu de camp, je brûle ce qui brûle, prends congé de ceux qui restent, de ceux qui s’en vont, j’excuse, remercie et pardonne. J’écris à ma belle : Ne touche à rien, princesse, n’ajoute rien, ne retranche rien, tout est bien trop fragile. Ecoute la mer remuer les galets. Ce soir, princesse, faisons un pas de côté, allons vendanger ; ce soir, princesse, allons à Quimper danser breton.

Jean Prod’hom


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Minuit passé

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Cher Pierre,
Yves et Anne-Hélène m’avertissent, minuit passé, que la cinquième photo du neuvième gruppetto a été glissée dans la quarante-cinquième enveloppe pergamine et la centième boîte fermée. Fini ? Pas tout à fait ! Ils me proposent encore d’ajouter un tesson par boîte ; j’accepte sans me rendre compte des conséquences.

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Je descends à six heures à la cave, Edouard et Françoise dorment encore. J’extrais avec peine cinq ou six pierres du quarteron de vingt litres que j’ai descendu en août; je me rends compte aussitôt que la tâche sera difficile. Je me retrouve en effet devant un dilemme prévisible mais dont j’ai différé l’examen : faut-il que je me sépare des tessons qui ont, pour moi, une valeur particulière ? ou de ceux qui occupent une place seconde ? Autrement dit, est-il fondamentalement possible que j’abandonne ces merdouilles, quelles que soient les mains qui les recueillent, amies ou inconnues ? Je ne peux en effet m’empêcher de craindre que les gens qui en deviendraient les propriétaires manquent à leur égard du regard qu’elles méritent. Je rationalise : elles ont vécu un premier abandon, il n’est pas concevable que celui qui les en a arrachées les y plongent lui-même une seconde fois.
Mais quand je ne serai plus là, que deviendront ces pierres que je proclamais sans valeur –  et qui en ont pris une à mon insu ? Ne vaut-il pas mieux que je m’en débarrasse aujourd’hui même puisqu’il faudra bien m’y résoudre un jour ; cet événement à Grignan n’en est-il pas l’occasion rêvée ?
Le chasseur cueilleur que j’héberge opine du chef et se réjouit de pouvoir enfin se débarrasser de cette caillasse, qui charge les poches d’une existence qu’il partage avec un autre qui est à demeure chez moi. Celui-ci s’y refuse, il craint que notre maison se vide, que nous soyons soudain nus, et que nous prenions froid. Il va falloir donc nous entendre et nous y parvenons ; nous prenons le parti de ne pas nous séparer des pierres que Geoffrey et Romain ont photographiées, mais de céder les autres, même si elles me sont chères. Cet arrangement m’apaise et je retire des casses, avant 7 heures, vingt tessons.
Edouard et Françoise sont au marché de Nyons, ils font quelques courses ; c’est sur la terrasse de la Bourgade à Grillon que je rédige ces notes, avec la sensation que je suis sur la bonne voie, bonheur mêlé, comparable à celui du chasseur-cueilleur sur une aire de repos. Je rentre pourtant à Colonzelle, me remets à la tâche et choisis 10 nouvelles pierres. Serais-je donc bientôt guéri ?
Christine ouvre la galerie, il est 14 heures 30, on décharge les casses. C’est la première fois qu’elle voit ces morceaux de terre, les considère en spécialiste, étonnée de la disparition de leur couverte, intriguée par leurs motifs, leurs couleurs, leurs formes. On va fêter ça au Sévigné, Françoise nous rejoint, on parle de l’apéro de samedi. Il est temps de songer à la vitrine qui donne sur la rue Saint-Louis : quelques livres, une casse et deux douzaines de tessons feront l’affaire.
Le soleil baisse, il me reste beaucoup à faire ; un message sautillant de Sandra repousse les menaces de l’à-quoi-bon auquel je cède parfois.

Jean Prod’hom


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Le camp de base est installé

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Cher Pierre,
La nervosité est palpable. Le surplus de travail lié à l’inauguration des nouveaux bâtiments, le spectacle des petits, les jeux de pouvoir des grands, la rétention des informations d’un côté, leur dispersion de l’autre y ont chacun et chacune leur part. Ce qui ne m’empêche pas de boucler les affaires courantes, de négocier très précisément avec les élèves ce qu’ils auront à faire pendant mon absence ; ils ne semblent pas mécontents de me voir tourner les talons, assez satisfaits, je crois, de montrer ce qu’ils sont capables de faire seuls.

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Je fais un tirage des papiers pour Grignan – mon vieil ipad pourrait lâcher – et remonte au Riau ; les portes sont grandes ouvertes, Oscar entre et sort à sa guise. Oh! les beaux jours.
Sandra est d’accord de rédiger l’article sur les championnats du monde de trial que Jean-Daniel m’a demandé d’écrire. Cette femme est une perle, elle sait tout faire, efficacement, sans jamais se départir de son sourire – ou presque –, si pleine d’attentions que je me demande si je la mérite.
France Inter m’accompagne une partie du voyage et double mes songeries, qui s’échappent dans la campagne que l’autouroute traverse comme une fermeture-éclair, vieille, usagée, une fermeture-éclair qui ne fermerait plus. Pas le droit de m’arrêter sur la bande d’urgence, pas le temps de faire halte sur une aire de repos, alors je les laisse filer. Elles ne sont pas perdues, je les retrouverai peut-être. Mais à considérer la célérité avec laquelle elles disparaissent, je prends conscience qu’elles sont toujours plus brèves, toujours plus volatiles, comme si leur grain s’amenuisait davantage, si bien que les grosses mailles du filet que je leur tends ne parviennent plus à les retenir assez longtemps. Impossible de les saisir.
Je fais une halte à Crest, sur un banc devant l’église, place Général de Gaulle ; les cloches sonnent curieusement 19 heures : trois fois trois coups, puis à la volée. La place est vide, 23 degrés s’affichent à l’enseigne du pharmacien. Je dévore une quiche lorraine et une tartelette aux myrtilles, trois morses pour la première, deux pour la seconde. Je bois un coca au café de Paris, anciennement café Peyrot dont on voit une ancienne photo au-dessus du bar.
Sandra m’a envoyé un message, elle me raconte qu’il y a le feu au Riau, la mère d’une camarade de Lili l’a avertie en effet que des poux dansent sur la tête de sa fille. Il faut choisir les armes, chimiques ou naturelles. Sandra a décidé que la guerre sera chimique. Elle m’écrit en préparant une pizza et en faisant une lessive, en résolvant quelques équations et en rédigeant l’article qu’a demandé Jean-Daniel ; elle n’a pas de temps à perdre, Arthur l’attend à l’arrêt de bus. Et moi qui suis là, au café, un café que je vais devoir quitter, le patron ferme. Je lui envoie des lauriers, elle m’envoie un baiser.
Le jour baisse et je rate la croisée de la Bégude-de-Mazenc. Je parviens enfin à rejoindre Espeluche, monte un col sans nom avant de redescendre à Salles-sous-Bois. Edouard et Françoise m’invitent à leur table qu’ils ont dressée sur la terrasse. Le camp de base est installé, les grandes manoeuvres peuvent commencer.

Jean Prod’hom


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Jamais aussi bon que lorsque on n’y est pour rien

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Cher Pierre,
Le journaliste de la feuille locale, qui souhaitait l’autre jour me poser deux ou trois questions par téléphone, vient boire un café à 9 heures. On s’installe dans la véranda et on babille pendant une heure et demie. C’est son dernier article, il reprend ses études de sociologie à la fin de la semaine, il songe plus tard entrer dans une carrière diplomatique.

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Je prépare ensuite ce que je vais dire à Grignan, saute le repas de midi, me retrouve avec les élèves de 9P pendant deux périodes, poursuis dans une salle de dégagement ce que j’ai commencé, au soleil et fenêtre ouverte ; je termine à 18 heures.
Tessons aurait pu s’intituler Terres d’écritures, au pluriel. Nous lui avons préféré, Pascal Rebetez, Jasmine et moi Tessons, un mot lourd, coupant aussi, qui rappelle les origines industrielles de ces rebuts.
Mais ceux qui ont eu l’occasion de feuilleter ce livre ont certainement constaté que ces morceaux de terre cuite, malgré tout, dévoilent des motifs, souvent simples, parfois rustiques ou sommaires, mais des motifs tout de même, qui en font les cousins lointains, très lointains des terres calligraphiées que Christine Macé expose dans sa galerie depuis des années.
Mais que les habitués de cette galerie ne se méprennent pas, ces tessons n’ont aucune prétention, ils ne sont pas des oeuvres d’art et je ne suis ni potier ni calligraphe.
Ces merdouilles, comme les appelle si gentiment David Cuendet, se satisfont de n’être rien, moins que rien. Et leur collecte n’est en réalité qu’une lubie sans conséquence, le fait d’un indéfectible paresseux qui s’est toujours promis qu’il ferait un jour quelque chose de ces morceaux de vaisselle ramassés sur les rives de deux ou trois mers, de quelques lacs, de quelques rivières.
Au bout du compte, je n’en aurai rien fait. Le gros du travail, c’est la mer, le sable, le vent et les circonstances qui s’en sont chargé, je n’ai été là que pour les cueillir au moment de leur floraison. Deux photographes, des vrais, ont eu la difficile tâche de faire passer une cinquantaine de ces tessons de la plage à la page, de métamorphoser ces objets de peu de valeur en pierres précieuses, ou semi-précieuses. Je leur ai collé aux basques une poignée de textes disparates, petites coques de noix qui m’ont permis de revisiter quelques-uns des enseignements et des plaisirs qu’ils m’ont procurés. C’est tout.
Mais il a fallu encore, pour que tout cela ait lieu, des gens de courage, ceux qui m’ont mis le pied à l’étrier il y une année exactement, Pascal Rebetez et Jasmine qui savent faire des livres et des miracles.
Christine Macé, curieuse de tout, ouverte à tout, passionnée de terre et d’écriture, n’est pas restée insensible à ces objets oubliés et à ce livre ; elle leur a ouvert sa galerie, merci.
Ma paresse ne s’arrête pas là, je crains qu’elle ne soit sans borne, si bien que je ne pourrai jamais m’acquitter de toutes mes dettes. J’en ai contracté une immense auprès d’Anne-Hélène Darbellay et Yves Zbinden, qui m'ont fait l'amitié de s’occuper de tout, ils ont conçu le dispositif, donné une allure aux morceaux de terre cuite, aux textes, aux photographies qu’ils ont choisies, à leur support, aux boîtes qui les réunissent. Tout paraît si simple, il y aurait tant à dire sur leur travail. Et sur celui de Françoise, Edouard et Lucie, de Sandra, Lili, Louise, Arthur qui ont soutenu et soufflé sur les braises d’une aventure qui doit tout à la bienveillance des gens qui m’entourent. Je leur suis redevable de tout et je vérifie chaque jour davantage l’adage suivant lequel on n’est jamais aussi bon que lorsqu’on y est pour rien.
Qu’un musée archéologique ait accueilli ces merdouilles dans ses vitrines – et celui de Lausanne l’a fait pendant 6 mois –, on pouvait encore le concevoir. Il l'était moins qu’elles se retrouvent dans une galerie d’art.
Mais à y regarder de plus près, il faut se demander si le silence dans lequel ces tessons se tiennent alors qu'ils auraient tant à dire de leurs aventures, des conditions de leur apparition, des circonstances de leur rédemption, des incidents sans lesquels ils ne seraient jamais devenus ce qu’ils sont, ne fait pas d’eux je l’ai dit, les cousins éloignés des oeuvres d'art, des cousins orphelins, dépositaires, si cela se pouvait, d’un art anonyme.
A moins que Christine Macé, en les accueillant à l’intérieur même de sa maison, n’ait voulu conjurer le sort, en faisant une place à ce à quoi sont condamnées les merveilles qu’elle expose, et s’allier ainsi les bonnes grâces de saint Bonnet, de sainte Catherine ou de l’un ou l’autre des saints patrons des potiers.
Ce ne sont à la fin que des pierres, des photographies et quelques textes, qui constituent tout à la fois les traces du temps qui passe, et le gué que j’emprunte pour continuer et me risquer sur des rives que je ne connais pas.
Au Riau, Louise m’appelle avant que j’aie eu le temps de retirer mes chaussures, elle a fait une bonne note à cette dictée dont elle craignait le pire. Arthur fait des math et Sandra écrit son second livre. Il me revient de faire à manger et d’aller chercher Lili. Ni une ni deux, je glisse les restes du gratin au four et jette dans une marmite les rudiments d’une ratatouille.

Jean Prod’hom

Il y a des réveils que l’imprévu égaie

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Cher Pierre,
Il y a des réveils que l’imprévu égaie et maintient accrochés aux rêves ; un ami m’avertit en effet que Michel Audétat a écrit hier un billet sur Marges, dans le Mag du Matin Dimanche. Un beau billet, de ceux qui témoignent qu’un autre au moins a été sensible à la lumière qui fait trembler l’ordinaire et nous fait aimer celui-ci plus que tout au monde. Oui, les jours méritent qu’on s’y attarde ; oui, il est de belles joies nonchalantes ; oui, il existe des asiles et des heures dans le creux desquelles baigne ce quelque chose dont j’ai cru percevoir la mélodie et que j’ai souhaité faire entendre aux inconnus qui auraient pu être mes amis, et je l’entends miraculeusement animer l’écriture d’un autre. Non, nous ne sommes pas seuls au monde.

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Il me faut pourtant cesser de faire des phrases et rejoindre la mine, je m’y enfonce sans interruption jusqu’à midi. Je dévore ensuite une pizza au Central avec deux collègues.
Le site pour l’inauguration du complexe scolaire fonctionne, les dix élèves qui auront pour tâche d’éditer sur le web les textes et les photos que leur enverront par Ipad les élèves des autres classes sont prêts, Evernote et RapidWeaver n’ont plus de secret pour eux. Raul a protégé le domaine des marges.net en réalisant une partition qui interdira aux élèves l’accès à la racine du site.
Yves m’envoie deux images des tirages des 9 x 5 photographies, il descendra avec Anne-Hélène jeudi. Comment les remercier ? Je prépare un gratin dauphinois et lave une salade ; Sandra et Louise rentrent un peu avant 20 heures d’Oron, sans Lili qui a préféré renoncer à ses cours de piano, Arthur qui fait du parkour à Lausanne rentre à plus de 21 heures. Je me couche avant minuit, cela faisait longtemps.

Jean Prod’hom


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Allez au jardin de la vie

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Cher Pierre,
Romain m’envoie une photographie prise dans une librairie de la région. On y aperçoit Marges au premier plan, à côté de L’homme qui jouait de l’orgue, Listen to this, Musicophilia, Les Danseurs mythiques, Danse avec l’espoir, « Piaf », La voie de la voix, Les 101 grand opéras. Une erreur d’aiguillage ?

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Pourquoi pas, c’est peut-être sa place ; je constate en effet, pas internet, que La librairie du Baobab à Martigny l’a indexé sous Lettres et linguistique ; les livres comme les hommes peinent à trouver la place qui est la leur, jusqu’à ce qu’ils comprennent que d’autres places peuvent leur convenir.
Olivier me téléphone, nous descendons au bord du lac, marchons jusqu’à Lutry où un boit un café. Trois mois qu’on ne s’était pas revus. On cause de tout, enfants, job, retraite, projets tout en remuant les galets ; il trouve un beau tesson qu’il accepte de me laisser. Bonne nouvelle ! il est possible qu’il descende à Grignan avec Patrick, je m’en réjouis. On s’arrête au retour au bord du terrain de foot, les joueurs de Lutry affrontent ceux du Team Gruyère, ; lorsqu’on les quitte, les seconds mènent 2 à 1.
Sandra n’a pas eu une minute à elle de la journée : Ziggy et Sahita, les paiements, les leçons des enfants. Demain c’est visite de chantier, on passe en revue les travaux qui restent à faire dans la maison. Et puis, je mets enfin sous pli les pièces justificatives supplémentaires que l’office des impôts a exigées, Sandra a mis la main sur l’annexe 06 que je ne retrouvais pas. Je fixe les échéances de la semaine prochaine, prépare le remplacement de jeudi avant de finir ma journée à la cuisine.
Je crains qu’on ne puisse disparaître autrement que deux fois, sous la terre d’abord ; sous les mots des inconsolables qui recouvrent ceux du vivant : allez au jardin de la vie.

Jean Prod’hom


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Oiseaux des îles et oiseaux-lyres

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Cher Pierre,
C’est jour de fête à Pépinet ; à la foule des lecteurs se joint dans les travées celle des ombres, des noms scandés qui sont à eux seuls des livres  : Enard, Ernaux et Dicker. Christine Angot ? on est en rupture de stock ; Annie Ernaux ? avec H je crois ; Le Ruffin ? pas mal, surtout la fin ; le Meizoz ? je n’ai pas lu ; Un Amour de jeunesse, c’est d’abord un film, n’est-ce pas ?

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Un vieux beau commente les nouvelles parutions, soupire, compare, distribue les lauriers, il fait entendre, avec son chapeau, qu’il a aimé Mort à Venise. Un autre, moins beau, carnet et cabas à la main, fait ses emplettes : Hamel, Maggetti, Brügger. Je remonte au Riau les mains vides.
Nous partons, Sandra et moi, nous balader du côté du Bois Vuacoz ; K, au volant d’un gros tracteur, tire une bossette sous le Chauderonnet ; il nous raconte un peu de sa vie dans un français monosyllabique : la Macédoine, sa femme restée à la maison, ses enfants ; ses cousins et cousines qui sont à Belfaux, Echallens, Lausanne. Il nous dit, sans s’appesantir, la solitude dans laquelle il vit, seul dans sa chambre. Il aura son anniversaire dans quelques jours, son sourire ressemble à ses mains. L’année passée, ses patrons l’avaient invité au restaurant, ils avaient terminé le repas avec une tourte, il leur en est reconnaissant. A la maison, Arthur tond le gazon, Louise dessine et Lili lave à grandes eaux sa boîte de peinture.
Le spectacle de clowns commence à 19 heures sous le chapiteau de Bercher, on a donc une heure à tuer ; on la passe au bord de la Menthue, dans le parc animalier du Clos Bercher, un établissement médico-social qui accueille une vingtaine de patients. Cette belle maison de maître accueillait autrefois la direction d’une succursale de Nestlé, on y a fabriqué de 1880 et 1921 des farines lactées et du lait condensé. L’usine, démolie à la fin du XXème siècle, a laissé la place à une dizaine de volières, à des parcs aussi : biches, chèvres, oies, chevaux, moutons,...
Une auxiliaire de santé fouille le parc et les rives de la Menthue pour retrouver, avant le renard, la pintade qui s’est échappée : sans succès. La malheureuse a d’autres soucis, elle nous raconte en effet qu’une pensionnaire qui l’aide à soigner les oiseaux, avec ses petits moyens, a oublié de refermer la porte de la grande volière ; c’est une nuée d’oiseaux des îles et d’oiseaux-lyres qui volètent dans les saules et les pins du parc, sautillent sur les fils de fer des clôtures, sur les grillages et les treillis, picorent dans le pré vert : ils chantent c’est bon signe. La porte restera ouverte toute la nuit, restez ici, faites comme chez vous. L’auxiliaire de santé en rit.
Lis au retour un mot de Christine qui m’attend jeudi prochain, Yves et Anne-Hélène descendront à Grignan vendredi ; Pascal, Jasmine et son fils samedi. Elle dit se réjouir de voir les casses et le travail d’Yves et Anne-Hélène. Elle me dit aussi avoir croisé Philippe Jaccottet à la boulangerie, ils ont parlé de Marges.

Jean Prod’hom


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La terre est un seuil et nos vies sont des veilles

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Cher Pierre,
Nous serions donc des tard venus ; ce que nous faisons ne serait que le prolongement de ce qu’ont entrepris nos aïeux et notre histoire qu’une question sur le trajet d’anciennes réponses à d’anciennes questions sans formulation. Cette idée me ravit ; elle nous met à l’abri de l’injonction qui nous est faite continûment de ne rien entreprendre qui ne soit radicalement neuf. Elle nous autorise à de ne pas être original, ou en un autre sens. « Nous ne sommes pas d’aujourd’hui ni d’hier ; nous sommes d’un âge immense. »

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Les interrogations naissent de notre proximité avec la nuit, elles ne s’en départissent pas ; s’en dégagent pour devenir raisons ; s’en nourrissent, c’est leur milieu ; y transitent, c’est leur canal ; elles y retournent lorsque nous leur faisons faux bond.
Nous sommes invités dans ce délai à déplier ce qui s’est noué dans notre gorge et les chicanes du langage, à libérer son chant, à faciliter les passages, ponts et cols, sans rien aplanir ; à réconcilier le promis avec le révolu sans quoi il n’y aurait pas de paix.
Notre présent étoile en tous sens, il enveloppe le passé et l’avenir ; la terre est un seuil et nos vies sont des veilles.

Jean Prod’hom

La photographie d’un enfant mort

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Cher Pierre,
La photographie d’un enfant mort échoué sur une plage a jeté l’effroi. Son visage caresse le sable, son corps est tourné vers la mer au moment même où celle-ci est sur le point de le reprendre ; bientôt dans les bras d’un employé qui l’emportera. Sa terre d’asile aura été, sans délai, sa terre de sépulture.

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Qu’on nous présente cette photographie ou qu’on nous la cache, qu’on ajoute un mot à ceux qui ont été prononcés, qu’on les condamne tous, que notre colère gronde, que ceux dont le métier est de parler fassent le procès de ceux qui se taisent et de ceux qui parlent trop n’y change rien, chacun tire la couverture à soi parce que nous avons froid, nous sommes en danger de ne savoir que faire ; il y avait bien la compassion mais l’enfant est seul.
Les cris et les prières montent les murs d’un silence gorgé de culpabilité, nous hurlons et pleurons sur la margelle d’un puits sans fond. Comment diable tout cela pourrait-il s’arrêter ? J’aurais tant voulu peindre des ex-votos.
J’en ai trop dit, je n’ai rien dit, quelque chose remonte les jambes de la sagesse qui avait su mettre un couvercle sur la terreur et la violence qui nous menacent ; nous habitons au fond d’une caldeira géante à l’abri des vents. Mais qu’on ne se méprenne pas, les dieux et les démons se sont réveillés, il faudra les nourrir.
Ce que j’ai à dire, je l’ai dit avant de le savoir, je suis un ignorant.

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Jean Prod’hom

Synesthésie

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Cher Pierre,
En dehors du tunnel ou du chemin que nous empruntons pour les traverser en compagnie de ceux de notre espèce, nos journées ne sont qu’entrelacs d’innombrables sensations, d’origine diverse, issues du milieu qui nous accueille et qu’elles rejoignent s’y fondant presque immédiatement.

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Nos journées ainsi se répètent, et il nous semble même parfois que nous ne vivons, malgré nos nuits, qu’un seul et même long jour dans lequel surgissent et disparaissent à leur tour le lilas, ton corps, une nuée de moineaux, la fontaine, un mirage, une sirène, des iris, un cri.
Restent pourtant chaque soir, au fond du tamis qu’on agite, deux ou trois choses légères, aussi indépendantes les unes des autres que les îles d’un archipel, qui dessinent un être hybride, sans corps ni tête, une constellation si singulière que leur combinaison ne ressemble à aucune autre, une combinaison qui ne reviendra pas, cryptée et verrouillée du dedans.
Je voudrais donner à chacune d’elles le nombre qui l’identifierait, un nombre unique qui envelopperait sa teneur, sa texture et ses couleurs, morceau de marbre noir de Saint-Triphon, terre cuite ou praliné.

Jean Prod’hom

Le jaune des potentilles et des rudbeckias

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Cher Pierre,
Ce matin, le vent d’ouest a fait reculer la bise, il a poussé des lambeaux de laine feutrée au-dessus du jardin ; si le jaune des pissenlits, des boutons d’or et des fleurs de colza a fait l’ouverture de la saison en juin, c’est aussi lui qui la ferme en septembre, avec les potentilles de la plate-bande et les rudbeckias du terre-plein.

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Le ciel est descendu d’un cran, et le soleil qui s’est levé au-dessus des Aiguilles Vertes s’est glissé pendant une demi-heure sous la couverture nuageuse, il a ouvert comme au premier jour des cols et creusé des vallées qui s’étagent jusqu’aux Alpes, on se serait cru dans les Cévennes ; mais l’huître s’est refermée à huit heures et le manteau de neige sale est venu nouer ses franges à l’arête des Vanils.
Un journaliste de la région me téléphone, il se propose de faire paraître dans son journal quelque chose à propos de Marges, dans l’édition de jeudi prochain. Il me demande si j’ai une minute, si je peux répondre à quelques questions, par téléphone, il a feuilleté le bouquin. Monsieur, ne serait-il pas préférable qu’on diffère tout cela à la semaine prochaine ? Venez boire un café à la maison, mardi à neuf heures, c’est entendu.
Les jours qui viennent m’inquiètent un peu, les rencontres à la va-vite, les malentendus qu’elles vont provoquer, les approximations dont il faudra se satisfaire,... c’est le jeu. Ne pas vouloir convaincre son interlocuteur de quoi que ce soit, aller aux faits, raconter une ou deux choses, de celles qui tombent à nos pieds ou sous le sens.
Il a plu tout le matin. Le menuisier a posé les plinthes dans les toilettes d’en-bas et les stores dans les combles, je mange les restes de l’omelette de hier avant que les filles rentrent de l’école, Sandra leur a préparé des crêpes ; je file au Mont pour deux périodes, remonte. Je rattrape Arthur qui rentre du gymnase sur son vélo, sous la pluie mais enchanté, je fais une dictée à Louise qui me l’a demandé.
Les adolescents et les pré-adolescents ont l’art de jouer avec les garde-fous dont on a cru bon devoir les entourer aussi longtemps qu’ils ne se sont pas bricolé les leurs ; mon dieu que c’est difficile ! Il plu toute l’après-midi, il a plu tout le soir.

Jean Prod’hom

Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Cher Pierre,
Je ressors de ces premières journées de l’année dans la mine avec du gravier et du sable plein la tête, qui étouffent les voix du dedans et interdisent l’accès à celles du dehors. Je ne suis plus qu’une tête ronde, étanche, à peine un je serré dans un pudding qui tapisse ma voûte crânienne, embarrassé par un corps dont j’aurais bien pu me passer.

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C’est lui pourtant qui trouve à 17 heures une issue, perméable à la bise qui se lève, légère, et au soleil qui a baissé ses feux. Le gravier et le sable glissent derrière les yeux, libèrent la nuque ; les pores de la peau s’ouvrent tout grand – ce sont des phénomènes que Lucrèce a décrits avec précision – , et le petit matériau de remplissage s’écoule comme dans un chéneau, cherche le chemin le plus court ; le corps retrouve ses marques, les bouchons lâchent, la circulation reprend son écoulement dans une tête à moitié vide ; seuls les plus petits atomes restent dans la boîte, ceux qui commandent les pensées les plus fines, ils se mettent à danser dans le vide retrouvé avec les poussières du dehors, les images, les simulacres.
Je lis en rentrant l’Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl dont S m’a parlé hier. J’imaginais que l’épaisseur conférée au corps par le jeu de la lumière et de l’ombre aurait été le pivot du récit d’Adelbert von Chamisso. Il n’en est rien, le botaniste allemand du début du XVIIIème siècle explore d’abord l’exception sociale de l’homme qui a cédé son ombre pour une fortune, et l’exclusion dont il est la victime. Le marché que le diable propose à Pierre pour la récupérer – lui remettre son âme à sa mort – n’y change rien. Les dernières lignes du récit le confirment :
Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

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En 2004, le beau film d’animation que réalise Georges Schwizgebel à partir de ce livre va dans le même sens : une ombre se libère de son point d’attache et danse ; elle devient un quasi-objet qui réunit les danseurs du monde entier autour de celui qui en est dépourvu. Hymne formel, mais rien ou peu sur le désarroi, la transparence et l’opacité de l’homme sans ombre.

Jean Prod’hom

Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre

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Cher Pierre,
Ce sont des bois qui bordent le pays de Vaud au-dessus de Vulliens ; dessous des prés, des haies et c’est déjà celui de Fribourg. On devine, en se penchant, la Broye que dominent Rue et son château ; tout autour le vieux bourg auquel on a accroché il y a vingt ans une zone villas. Je termine Bel-Ami, assis à la lisière, avant l’arrivée des premiers pilotes. Georges Duroy s’est encanaillé en quelques années, à l’école de La Vie Française et des Forestier, il semble même avoir rajeuni et disposer à la fin de tout l’avenir devant lui.

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On sonne la messe à Ursy dont on aperçoit l’église ; sa haute flèche ne lève pas le doigt vers le ciel pour rien, les fidèles sont plus nombreux là-bas qu’ici en pays protestant ; son corps, démesuré, rivalise avec les plus gros hangars à tabac de la Glâne. Quinze belles minutes de sonnailles, relief d’une époque révolue qui déroule sa vague, se propage et ondule, réveille les prés, les haies et les restes de la forêt primitive.
Ensuite plus rien : nous sommes en effet chargés, Arthur et moi, de seconder les commissaires des zones 10 et 11 de la course de trial des Vestiges. Un peu plus de six heures à poinçonner les cartes de pointage des cent quarante motards qui ont participé à cette épreuve bon enfant. Bruits de moteur à deux ou à quatre temps et odeurs d’essence.
Le soleil – qui a, aujourd’hui encore, tiré son arc d’est en ouest – a mis le feu. Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre.

Jean Prod’hom


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Deux belles heures assis sur un banc

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Cher Pierre,
J’ai relu aujourd’hui tandis que Lili dormait et que Sandra et les deux grands étaient au marché le gros de Bel-Ami, publié sous forme de feuilleton. Je serais assez curieux de savoir comment Maupassant l’a écrit.

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Autre chose encore, je suis incapable de me faire à l’idée que Georges Duroy est un jeune homme de moins de trente ans au début de ce récit, tout simplement parce que le narrateur, en indiquant dans le second paragraphe qu’il porte beau par pose d’ancien sous-officier, m’oblige à le vieillir illico d’une vingtaine d’années. Je n’imagine pas en effet un ancien sous-officier de moins de cinquante ans. Rien dans les pages qui suivent ne parviendra à le rajeunir – la réception a décidément toujours le pas sur la production.
On mange dans la véranda, Lili a préparé la sauce à salade, je réchauffe les restes de riz de la veille et passe à la poêle les filets de poulet que j’ai dégelés hier.
On monte en début d’après-midi dans un chalet d’alpage au dessus des Paccots, le chalet des Pueys où une collègue et son mari ont organisé une grande fête ; je passe deux belles heures assis sur un banc, songeries à la longe et tête à l’ombre. Un accordéoniste joue des airs qu’on devait entendre au XIXème siècle dans les gargotes de Bougival, d’Argenteuil, de Maisons ou de Poissy, les airs se succèdent et s’aboutent les uns aux autres, donnant à la fin l’impression que c’est une seule et même mélodie.. Mais nous sommes ici à plus de mille mètres d’altitude, non pas dans l’une des boucles de la Seine mais au pied de Teysachaux, pas de coquettes ou de bourgeois, de parvenus ou d’amazones, mais des familles nombreuses, des collègues et des amis.
Nous rentrons à 18 heures, je laisse Sandra et Louise au bout du chemin, file à Epalinges ramasser Lucie qui mange avec nous les pizzas que Lili a préparées. Il n’a y a pas une minute à perdre, ce soir Françoise chante à Boulens.

Jean Prod’hom

Les vérités naissent en captivité

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Cher Pierre,
Premier vendredi matin de congé au triage, je goûte avec Oscar au chaud-froid des matinées de fin d’été ; les entre-saisons, lorsque le soleil est de la partie, c’est peut-être ce que la météo fait de mieux dans nos régions tempérées : grains secs dedans et l’air liquide qui coule sur la peau.

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Je songe sous un épicéa, amusé, curieux, aux grandes et petites manoeuvres qui tout à la fois annoncent et constituent la rentrée littéraire, aux bricolages romanesques que les auteurs exhibent sur les plateaux après les avoir escamotés dans leur livre.
Le roman se confronte, à sa manière, plus peut-être que tout autre manifestation littéraire, aux discours ambiants qui établissent ce qui est, le réel, qu’il s'en affranchisse radicalement – sans pourtant désobéir aux principes d’identité et de non-contradiction –, ou qu’il cherche à l’épouser en en suivant les courbes supposées – sans manquer de le tromper, souvent : c’est un roman mais ça ressemble étrangement à ce qui se passe réellement, disait l’un d’eux l’autre jour à la radio. Le roman se donne ainsi le droit de dire ce qui est ou n’est pas, sans être accusé de mensonge, cela donne lui donne des ailes. Mais si l’une de ses missions est d’écrire le vraisemblable, lui revient aussi la tâche d’écrire ce que personne n’a encore vu ailleurs que dans ce qui est en train de s’écrire, le vrai qui se fait.
Le lecteur attend à la fois que le romancier le captive et lui fasse entendre quelque chose de vrai. Cette double contrainte met le second en porte-à-faux : ou il ouvre au premier sa cuisine et la vérité est marquée du sceau du doute, ou il l’escamote et la vérité ne sort pas de l’orbite des représentations lisses.
Les vérités naissent en captivité, au roman de les détourner de ce qui leur a donné naissance et des lieux qui les ont hébergées, en recourant à des dispositifs, à des techniques compatibles avec nos habitudes. Faire entendre la vérité est un métier ; la vérité est un savoir faire, elle se taille, se polit, s’organise.
Quoi qu’il en soit, en temps de guerre comme en temps de paix, ceux qui écrivent et lisent des romans n’ont jamais fait de mal. Et parfois un romancier passe outre, il refuse à la fois de séduire et de convaincre.

Jean Prod’hom

Recommencer même s’il est tard

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Cher Pierre,
Tout est joué, je n’y puis rien ; chacun est emmêlé dans la combinaison que lui ont laissée ceux qui l’ont précédé. Un mot dit de travers ou mal entendu ne s’efface pas, pas plus qu’une croyance partagée par le grand nombre, ou une rumeur, ou un mirage acoustique, c’est la donne. Cartes orphelines, maigre paire ou quinte floche, qu’importe, personne n’en sait rien, tous perdus dans l’étendue et en équilibre sur une pointe plus acérée que celle d’une épingle, avec l’assurance que le rien qu’on tient dans la main déborde, lorsqu’on l’ouvre, bien au-delà de la Crimée.

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La Maison de l’Ecriture depuis le deuxième étage du Mottier C

On tâtonne somnambule, on se saisit yeux fermés de ce qui semble à notre portée et on le déplace derrière nous, ou dans une boîte, dans sa mémoire ou une poche. Parfois ça n’y entre pas ; on s’avise alors que les propriétés de l’étendue interdisent que nous continuions à faire comme on l’a fait jusque-là, entravent notre marche, nous amènent à surcharger notre existence, ou l’autorisent, mais à des conditions trop coûteuses. Quelque chose cloche, coup de sac, l’avenir décidément ne suit pas le passé.
Les fidèles s’empressent de nier le tout en bloc, les puristes refont des calculs, les opiniâtres se lamentent au pied de l’impasse. Les joueurs, eux, recommencent, à côté ou à l’envers, très sérieusement, sans se préoccuper de leur isolement, sans s’inquiéter des voisins. J’ignore s’il faut du courage, s’il faut être champion des causes perdues, enfant ou idiot pour lever à nouveau le voile, en se décalant, en prenant du retard, en marchant à contre-temps ou à contre-sens, et tout recommencer même s’il est tard.

Jean Prod’hom

C’est une bande étroite

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Cher Pierre,
Il existe, tout près de l’école où je travaille, un sentier qui traverse l’un des derniers domaines agricoles à l’intérieur du Grand-Lausanne ; il est entouré d’immeubles locatifs et de villas mitoyennes, on en aperçoit des bouts de la fenêtre de la classe 207 ; c’est une bande étroite, large de deux pieds, sur les bords de laquelle poussent en août des courges et des choux. Il disparaît au passage du Rio de la Croix, avant de réapparaître au Ferrajoz ; il zigzague dans la pente après la Longeraie, ralentit dans le verger, jusqu’à la lisière du Bois de Vernand qu’il traverse au frais ; et puis il bascule dans les prés.

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Kurt von Ballmoos | Gymnase du Bugnon

La route de Cheseaux le coupe net à Romanel, mais il reprend vie à Camarès, péniblement ; il franchit au sec le Taulard, fait une épingle pour emprunter le pont de la Mèbre. Il éclate dans les bois de la Chamberonne, y dessine une curieuse arborescence. Mais ses excès le perdent, incapable de se ressaisir, personne ne s’en souvient plus au treillis de l’autoroute.
Lui-même désespère, il s’agit donc d’un réel miracle lorsqu’on en aperçoit une section, très bien conservée, entre Mex et Vufflens-la-Ville. Court répit : malgré la Venoge dont il aurait pu se faire une alliée, le sentier disparaît sous le bitume jusqu’à Penthalaz.
Il se remet à espérer au Moulin de Lussery, on le devine en effet qui pousse sous le chemin de terre, insiste pour surgir enfin, comme une eau vive, un peu après la Sarraz, libre de toute entrave, il se joue des pentes du côté de Ferreyres. Monter lui donne des forces si bien qu’il parvient sans efforts jusqu’à L’Isle, folâtre un instant le long du Chemin vert, avant de grimper seul jusqu’au Mollendruz. Il allonge le pas dans les pâturages du Petra Felix et plonge sur les rives du lac de Joux. C’est un peu avant Le Pont que j’ai eu l’assurance qu’il s’agissait bel et bien du chemin qui passe tout près de l’école où je travaille : même largeur, mêmes fleurs, mêmes choux, mêmes courges, même ciel.
Il y a un train toutes les heures, changement à Vallorbe et bus de Lausanne jusqu’au Mont ; le sentier, lui, revient par le même chemin.

Jean Prod’hom

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Rose Envy

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Cher Pierre,
Grosse agitation ce matin dernière la porte de la salle de bains, à laquelle je ne me mêle pas puisque j’ai la maison pour moi jusqu’à midi. A l’origine, la reprise scolaire et la coexistence depuis peu, dans un même lieu, de l’évier, du miroir et de la douche.

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Chacun tourne les talons pour s’engager dans son tunnel et s’éloigne ; je fais le petit tour avec Oscar, un chevreuil lève la tête, on s’arrête, il replonge son museau dans le pré.
Je m’embarque, au retour, dans le Rose Envy, que Dominique de Rivaz a fait paraître en 2012, texte fait main, court et tendu, précédé d’une remarque de Jean Roudaut, qui me ramène à mes réflexions de la veille sur le saint Augustin de Carpaccio et sur le devenir-taupe de notre espèce.
« Lire est se nourrir d’un livre. Pour que cette nourriture se fasse consubstantielle, il faut la broyer, se l’assimiler : c’est le rôle de cette forme de manducation qu’est la réflexion rêveuse quand le regard quitte le texte... »
Ni miracle, ni cri ni claque, mais glissement progressif auquel nous convient une écriture et un enfant qui, plutôt que de se ronger les ongles ou de se mordiller les lèvres, grignote l’intérieur de sa joue et de sa vie jusqu’à faire disparaître, à la fin, à la fois son corps et celui des autres. Il ne reste des morts que des cendres et des souvenirs sur lesquels les vivants soufflent pour les garder en vie, la tête levée en direction de cet ailleurs où conduit l’écriture et d’où nous parvient l’appel de ceux qui ont quitté la partie.
Cendres ou terreau qu’importe, ne pas s’offusquer quelle que soit la sépulture ; Styx et obole sont l’affaire des vivants. Saint Augustin l’a établi. « Le devenir du corps n’engage en rien le salut de l’âme », celui-ci ne dépend que de la bienveillance des vivants.
Un récit en tu que le narrateur précède, le récit d’une gamine soucieuse en diable qui traverse les âges dans un glissando musical, se détourne de l’opprobre qui la menace ; le narrateur dit tout, tout haut et avec grâce, sans s’appesantir, jusqu’à une espèce de vide d’où la vie refait surface, légère, les cendres se mélangent aux fragrances du lilas et le souvenir devient respiration.
Guillaume amène la table et les chaises, on boit un café. Je quitte le Riau lorsqu’Elsa, Lil et Louise rentrent, il est midi passé. Je fais quelques photocopies et retrouve les élèves auxquels je demande de tirer sur le fil que je leur ai tendu hier. Ils tirent sans que je sache encore exactement où ce fil va nous conduire.
Je fais une photo de la Yaris que je vais laisser au garage demain. Arthur revient satisfait de sa première journée complète au Bugnon, Louise de la sienne à Mézières. On n’entend pas Lili qui se prépare à l’étage, c’est la reprise de l’entraînement. J’irai la rechercher tout à l’heure sous le soleil, je me réjouis.

Jean Prod’hom

Eclats de Méditerranée

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Cher Pierre,
Le vaste mouvement de laïcisation des institutions scolaires aurait pu ouvrir les yeux de nos enfants, les ouvrir à d’autres ciels que celui qu’indiquent, urbi et orbi, l’index de l’église romaine et, mystérieusement, le petit doigt des consciences réformées.
Mais les précautions prises par les hommes chargés de cette sécularisation les ont conduits à se taire et se faire tout petits jusqu’à disparaître sous terre, pour éviter le soupçon de privilégier tel ou tel ciel. Avec pour conséquence le rejet de l’idée essentielle que les signes pourraient venir d’ailleurs, laissant nos enfants seuls avec eux-mêmes. Nouvelle traque, nouvelle ère du soupçon, autrement plus dangereuse que celle dont certains philosophes avaient rendu responsables, au milieu du siècle passé, Marx, Freud et Nietzsche. Voici nos enfants plongés dans une nuit où le ciel est par prudence banni.

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Voilà ce que j’ai pensé au terme de cette première longue journée à la mine, longue traversée à quai, grandes baies vitrées à travers lesquelles il est interdit de regarder, tableau étrange qui éloigne nos enfants du saint Augustin de Vittore Carpaccio et les rapproche de la taupe. D’une taupe qui s’ignore, disposant de barres à mine, de lanternes, de cliquets et de roues dentées, tunnels étroits et galeries d’aération qui permettent à l’espèce de ne plus avoir besoin de sortir la tête de l’eau et de se détourner du ciel.
Cette obscurité dans laquelle m’ont plongé ces réflexions s’est dissipée en écoutant Vassilis Alexakis et Nicolas Verdan, visages au vent, parler à Sonia Zoran de la Grèce – au-delà du roman de ses turpitudes –, de la mer qui l’a découpée, qui l’a préservée, et de ses rives sur lesquelles vient s’échouer les échos d’un ailleurs qui demeure entier.

Jean Prod’hom

Il y a des jours qui distillent un poison

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Cher Pierre,
Il pleuvine ce matin, et il pleuvinera jusqu’au soir, si bien que je n’ai pas quitté la bibliothèque, vissé devant l’ordinateur à choisir les textes que je me propose de lire à Grignan, et à les disposer bord à bord comme un parquet flottant.

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Autrement dit rien, ou presque rien : trois ou quatre cafés, un passage à la laiterie, un autre au Mélèze où je dépose une facture, deux au compost ; j’ai guetté sous le chêne le pic épeiche et scié un pavatex pour bloquer la chatière.
Tout le monde ce soir s’affaire, sauf moi : Sandra prépare une salade et fait cuire des pommes de terre, Louise met la table, Arthur coupe des tranches de fromage, Lili jette des oeufs dans la poêle. On se retrouve dans la véranda et on se régale.
C’est tout, non pas que le monde se soit subitement appauvri, mais parce qu’il y a des jours qui distillent un poison qui paralyse les mâchoires, engourdit la vue et alourdit l’esprit, devenu soudain incapable de prendre de la hauteur, de se glisser dans un pli de la terre ou une trouée du ciel.
Je le sais d’expérience, il n’y a rien de mieux à faire qu’à attendre la nuit qui rétablit l’équilibre des humeurs en vidant la boîte crânienne de ce qui l’encombrait.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 22 août 2015

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Cher Pierre,
Au risque d’en étonner plus d’un, moi-même en premier lieu, je suis étrangement calme avant cette rentrée scolaire, bien décidé à mener les élèves à l’essentiel, à ne pas les noyer dans une cascade de distinctions ou à les égarer dans les labyrinthes de la scolastique.

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Les jours rétrécissent, certes, mais le soleil, radieux, nous rappelle que l’été n’a pas renoncé. Et si le temps des cerises est bel et bien passé, celui des pommes du verger nous promet de belles récoltes. Sandra et les enfants sont descendus en ville, c’est là-bas que se trouve leur avenir ; je monte au triage avec Oscar, – le sien est plutôt dans les bois.
Avec dans la poche La Vallée de la Jeunesse d’Eugène ; c’est un livre publié en 2007, qu’une collègue nous a proposé de lire avec nos élèves, dans l’idée qu’ils puissent, au moment voulu, rencontrer son auteur et s’entretenir avec lui du métier d’écrivain ou, s’il ne s’agit pas d’un métier, de l’écriture lorsqu’elle n’est pas exercice scolaire.
J’ai lu le récit d’Eugène il y a quelques années. Des vingt (ou vingt-deux objets ?) qui ont marqué sa vie, à Bucarest et à Lausanne surtout, je me souvenais assez précisément de l’aiguille à ponction et du Rubik’s Cube 4 x 4. L’idée de lire ce livre avec des élèves m’emballe, le principe est efficace. Et puis, à travers le rappel des dix objets qui lui ont fait du bien et des dix qui lui ont fait du mal, il sera aisé d’évoquer plusieurs aspects du monde dans lequel nous vivons ; on abordera en outre la belle et épineuse question de l’écriture des souvenirs.

Et même si tout est faux, quelle importance ? Je me souviens de la réponse de Blaise Cendrars quand on l’a sommé d’avouer s’il avait réellement pris le Transsibérien, pour écrire un de ses plus fameux textes : « Qu’importe si je l’ai pris, puisque je vous l’ai fait pendre ». (La Vallée de la Jeunesse, page 178)

J’ai lu, Pierre, votre mot à mon retour du triage, là où j’ai suivi ce printemps les amours de deux bouvreuils et la naissance de leurs petits ; là où je lis aussi, parfois, loin de tout, et somnole.
Vos envois me réjouissent tout autant parce qu’ils m’obligent à demeurer attentif aux mésaventures et aux petites misères des autres, si semblables aux miennes, mais aussi aux beautés qui persistent et qui permettent à l’inquiet que je suis de trouver des arrangements avec le monde, ne serait-ce que pour en sortir vivant lorsque le jour tombe. 
Sandra s’est rendue à Servion, la table et les chaises sont prêtes ; on en disposera la semaine prochaine. Promenade encore avec Sandra et Oscar, avant que le soleil disparaisse derrière le bois Vuacoz. J’ai entendu à nouveau, au-dessus du poulailler, les petits coups secs et francs du pic épeiche que j’ai aperçu ce matin.

Jean Prod’hom

Gif | 22 août 2015

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Cher Jean,
Nous sommes deux inquiets, l'un du Jorat, en Suisse, l'autre, français, d'origine limousine, aux portes de Paris, à croire devoir garder trace du temps qui passe et à échanger quelques observations, à ce sujet, par dessus la frontière. Je n'ai pas vu que ce que vous notez, de votre côté, ni nos petits courriers attentent à aucun principe, éthique, esthétique, théorique, politique... J'ai noté, dès l'enfance, la rigueur morale des quelques copains protestants que j'avais, dans le Sud-Ouest. Ils n'étaient pas drôles, riaient difficilement, se tenaient sur leur réserve mais on pouvait compter sur eux, ce qui n'était pas toujours le cas avec les papistes. La totalité de l'histoire, du passé demeure présente dans les agissements des vivants.
Frappé de l'attention que vous donnez, entre mille autres choses, aux bouvreuils. De vivantes merveilles, auxquelles on peut toutefois reprocher de manger les bourgeons floraux et de nous priver de fruits. Les petits appareils numériques ont tout changé. On peut aussi extorquer des images précises, en couleur, au flux temporel, fixer l'atmosphère sonore. Où ai-je vu qu'une thèse avait été consacrée à celle des rames de RER, avec le bruit croissant et décroissant du moteur électrique, l'annonce de la station par une voix préenregistrée, d'homme ou de femme, les sonneries des portables, les conversations, à haute et intelligible voix des téléphoneurs, la détente de l'air comprimé à l'ouverture des portes, la sonnerie précédant le départ... L'écriture a donné aux mortels que nous sommes la possibilité d'étendre indéfiniment leur mémoire, donc leur conscience. Rien peut-il échapper à la révolution numérique?
Ne vous tourmentez pas. On a déjà bien assez de soucis comme ça. Bonne journée. Amitiés.

Pierre

 

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Photo | Pierre Bergounioux

Corcelles-le-Jorat | 21 août 2015

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Cher Pierre,
Merci de votre mot. Comment en effet échapper de nos prisons tout en restant vivants ? Là-bas des ponts, ici des cols ; les Joratois ont puisé, je ne sais où, le courage et la curiosité de se risquer hors d’un massif forestier inextricable – qui culmine modestement à 900 mètres –, rejoindre le chemin de Sainte-Catherine infesté de brigands, faire sauter le verrou au Chalet-à-Gobet qui tenait éloignés ceux des hommes qui pouvaient se passer de leur tête de ceux qui pouvaient se passer de leurs mains. C’est seulement dans les années 60 du siècle passé que la grande bourgeoisie détenant le capital économique, culturel, et symbolique a entrouvert ses portes et laissé venir à elle, au compte-goutte, les enfants du Jorat dont elle avait besoin.

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Nous n'avions plus entendu la sonnerie du réveil depuis cinquante jours. Debout donc au clairon pour une conférence des maîtres à l'occasion de laquelle, probablement, nous nous rendrons compte à nouveau que les précautions prennent le pas, chaque année davantage, sur ce qui relevait du bon sens et de la conscience de chacun.
J’ai la confirmation, en partant à la mine, que le sifflement dont je ne parvenais pas à identifier la source il y a quelques jours, provient d’une boîte, pas plus grosse qu'une grosse boîte d'allumettes, déposée sur le rebord d'une fenêtre à plus de cent mètres de la maison. J’en conclus, pour ne rien dire de la pollution sonore, que j’ai l’ouïe aussi fine qu’une fouine.
Je m'arrête au garage et jette un coup d'œil sur la Suzuki Swift, candidate au remplacement de la Yaris que je regrette déjà, avant de descendre les six marches de l'aula. Rien n'a beaucoup changé pendant l'été, les vraies questions demeurent à l'abri, recouvertes par d'anciennes et de nouvelles directives qui flamberont vite. N'en vouloir a personne. On parle de tout, soigneusement, sans rien laisser au hasard : retenues, parking, bus, surveillance, légalité,... de tout ce qui entoure ce dont on ne parle pas.
Je repasse au garage dans l’après-midi, signe finalement pour une Nissan Micra. Je me hâte de terminer ce que j’ai à faire au collège, le soleil claire fort. Je fais une brève halte au Riau avant de récupérer les filles à Thierrens, enchantées de leur camp, moins de l’école, pour des raisons différentes des miennes. Etaie le pommier qui penche dangereusement.
Me sens encore le devoir, là où nous en sommes de cette correspondance fictive, semi-fictive, réelle, de vous demander si vous pensez qu’elle a sa raison d’être. Si elle vous embarrasse, faites le moi savoir. C’est le devoir de chacun de laisser à l'autre le pouvoir de s’échapper. Je suis né au pays de Viret, de Farrel et de Calvin ; et je ne voudrais nourrir ni votre mécontentement ni ma culpabilité. Amitiés.

Jean Prod’hom

Gif | 21 août 2015

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Cher Jean,
Trois semaines et plus qu'on a retrouvé la grande banlieue, laquelle tire un charme étrange, en août, d'être à peu près vidée de ses habitants. Pas une âme, des places partout, pour se garer, un silence sidéral. On se croirait sur la lune ou bien sur terre mais après la disparition de l'homme. Il va refaire son apparition dans quelques jours.
A quoi bon les cartes routières quand on a le GPS? Qu'elles servent, une dernière fois, à éclairer les montagnards du Jorat sur les hauteurs, plus modestes, du massif Central.
Bonne fin de vacances. Amitiés.

Pierre

 

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Un aperçu du pont de fer, désaffecté, sur les gorges du Doustre. Il a été lancé en 1911.
On pouvait échapper, enfin.
(Photo | Pierre Bergounioux)


Corcelles-le-Jorat | 20 août 2015

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Cher Pierre,
Merci pour votre mot, il m’a fait plaisir. Que vous m’assuriez qu’il existe des Jean-Rémy du côté de Gif-sur-Yvette n’atténue nullement ma peine, au contraire ; me voici pourtant d’un coup moins seul. Tout porte à croire, malgré tout, qu’on n’en a pas fini avec la bêtise.

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Le garagiste est absent à 8 heures, je déposerai la Yaris demain matin. Le directeur a accepté ma demande de congé pour le jeudi 10 septembre, bonne chose de faite ; je passe à l’économat commander ce que j’ai oublié. Pour le reste, mieux vaut attendre lundi et se tenir prêt à tout. Je passe dans la salle Paul Klee, paie à Romain ce que je lui dois, il me raconte ses vacances en Espagne. Je remonte au Riau.
Vincent propose une simple tôle à glisser sous le poêle, avec un rebord de trois à quatre millimètres ; il prend les mesures, viendra avec son diable la poser, et l’ajuster s’il le faut.
Arthur tond l’herbe du jardin, je prépare une ratatouille, des filets de brochet et un beurre persillé, il est temps de préparer la rentrée d’Arthur au gymnase. Dans la soirée, Valérie vient donner un coup de main à Sandra pour choisir et mettre en page les photos de nos vacances à l’île d’Yeu.

PS
L’enveloppe – ou le pliage – dans laquelle vous avez glissé votre mot, le plateau de Millevaches, en êtes-vous l’artisan ?

Jean Prod’hom


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Gif | 20 août 2015

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Cher Jean,
Difficile d’épiloguer après que François Bon l’a fait. Si, pourtant, l’écho soulevé par la marche des vivants confondus sur le chemin du cimetière, l’intrusion de Jean-Rémy. Il existe des hommes de cette nature. J’en témoigne.
La preuve que nous habitons des pays distincts, ce sont les expressions « jouer à clicli mouchette » et « mettre en cupesse », c’est la première fois que je les vois et je ne les comprends pas.
Merci de votre envoi. Bon mois d’août et beaux tessons. Amitiés.

Pierre



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Pierres, couleurs et lumières

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Cher Pierre,
Le peintre recouvre de béton ciré les rebords des fenêtres de la salle de bain, Sandra et Arthur sont descendus en ville, j’aurais pu naturellement profiter de cette matinée pour préparer la rentrée. Pas envie ! Je lis le petit livre que Monika Langhans m’a fait gentiment parvenir hier par la poste : Pierres, couleurs et lumières.

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Un petit livre rempli de proses brèves, de galets, d’encres et de nom de villages ramassés tout autour du Lubéron. Elle n’y vit pas mais y retourne régulièrement, sûrement parce qu’elle y a laissé quelque choses autrefois. On y croise ses amis : un potier à Roussillon, un vieux couple qui résiste au vent et à la pluie sur les hauts de Saignon, une chineuse de fers rouillés dans la garrigue autour de Murs, des pèlerins à Cucuron, un chien, un papillon, une guêpe. Un indien autrichien aussi, près de Fontvieille, Yvonne Printemps et Bacon sur la route de Tarascon. Et puis il y a Roussillon qui revient comme le mistral, les carrières d’ocre lorsqu’elles étaient ouvertes au public, la place Camille-Mathieu à la Saint-Jean, les vignes de Bonnelly que Samuel Beckett a vendangés.
Monika écrit, peint, ramasse tôles et pierres dans les veines desquelles elle lit ou dessine l’avenir, elle aime les souvenirs, les salades provençales et les ciels étoilés. Je me souviens tout à coup de la tristesse de Céreste, des flancs du Lubéron, d’une semaine de travail à Lourmarin autour de Thomas Kuhn, d’un petit matin à Saint-Saturnin-lès-Apt après m’être perdu dans les neiges du Ventoux.
Je ne crois pas que je retournerai à Gordes, je ne me souviens pas de Lacoste, ni de Menerbes et d’Oppède-le-Vieux. Mais ce petit livre a été comme un pont, il m’a permis de rejoindre sur l’autre rive le tracé d’anciennes promenades et les jours oubliés ; il m’a tendu quelques fils pour rejoindre chambres, silhouettes et chemins qu’il m’a suffi de tirer pour tout recommencer.
Je retrouve un peu par hasard, dans un carnet de notes, la photo que Lily m’a donnée l’autre jour ; on la voit avec Nicolas, sa femme et Philippe. Bien des choses ont changé depuis. Un ouvrier de l’entreprise qui nous a vendu la chaudière la contrôle en début d’après-midi, il me conseille de baisser la courbe de chauffe à 15 et de monter la température à 22 ; me détaille les opérations que j’aurai à répéter au début de l’hiver pour régler convenablement la température dans la maison. Arthur se rend à vélo à Froideville chez ses grands-parents, on va manger au café du Jorat en amoureux.

Jean Prod’hom


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De chaque côté de la route

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Cher Pierre,
De chaque côté de la route qui va de Chapelle à Thierrens, on ramasse les pommes-de-terre et les becs verseurs crachent le maïs d’ensilage. A l’arrière de la Yaris, Louise et Lil sont pressées d’arriver, rêvent leur semaine ; elles nomment les chevaux qu’elles aimeraient monter pour la voltige, ceux qu’elles voudraient travailler à la longe, sur lesquels elles feraient volontiers une balade,... Je les dépose avec leurs rêves et dix bonnes minutes d’avance ; ciel maussade, elles s’éloignent dans l’allée, sans se retourner, balançant en tous sens leur sac de couchage.

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Je lis dans les combles les premières pages de Tom petit Tom tout petit homme Tom de Barbara Constantine, brûle les déchets qu’Arthur a entassés près du hangar, restes de ses travaux de jardin de la semaine passée, je découpe une section du treillis du poulailler qui devrait nous permettre d’y ranger les tuiles que les panneaux photovoltaïques ont remplacées sur le toit.
Arthur se propose de nettoyer l’étang, de l’agrandir même en profitant de la petite tractopelle que Marc-André amènera pour assainir le bas de la façade orientale de la maison. Bonne idée. Je monte au triage avec Oscar, où je lis les dernières pages de Tom petit Tom, passe à la forge de Ropraz, Vincent n’est pas là.
A Servion, Guillaume a refait la table en noyer Louis-Philippe et les sept chaises, il nous fait voir comment il se propose de l’enduire. Apéritif sur la terrasse et spaghettis à l’intérieur. On rentre à 23 heures passées.

Jean Prod’hom

Inavouable désir

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Cher Pierre,
La Yaris est bien mal en point, il va falloir prendre une décision avant qu’elle nous lâche. Je m’arrête à Coppoz, dépose ma roue crevée ; la garagiste me fait voir une Suzuki 4X4, je repasserai jeudi pour faire le point.

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Il est légitime de se demander si les travaux du troisième bâtiment scolaire seront terminés lundi prochain ; les ouvriers s’affairent en tous sens, dans la salle de gymnastique, la cage des escaliers, celle de l’ascenseur, dans les classes, le hall. Je les regarde avec intérêt mais aussi avec un curieux désir, inavouable, le désir que tout se complique, que rien ne marche et que la rentrée ait lieu dans des conditions inhabituelles, imprévues, difficiles, condamnés que nous serions à faire autrement, aller à l’essentiel, bricoler, inventer,...
Peu d’enseignants encore dans l’Etablissement, les doyens vont et viennent, assurent le fléchage, dégagent les sorties de secours. Je remonte au Riau au milieu de l’après-midi, les mains vides, sans avoir fait grand chose.
Les filles s’affairent autour de la console qu’un ami d’Arthur leur a vendue, ils se sont constitués en coopérative, pourvu que ça dure. Nous faisons le petit tour, la bronchite de Sandra nous oblige à marcher à petits pas, Oscar court, un chevreuil nous regarde en-haut la Mussilly, un autre en-bas.
Arthur est descendu à Lausanne, à 17 heures, rejoindre ses amis de Parkour Lausanne. Il nous téléphone à un peu plus de 20 heures, il m’attend aux Croisettes. La nuit tombe, un chevreuil disparaît sous la Moille-Baudin.
Arthur n’a pas une minute, se douche et part à vélo, dans la nuit et à travers les bois, rejoindre des amies et des amis au refuge de Corcelles. Il rentrera, lui-même ne sait pas quand. J’ignore toujours davantage l’emploi de son temps, il ne peut en être autrement. Je vais consulter le site de Parkour Lausanne, une jeune association qui met en avant la dimension non compétitive de cette activité, plutôt un art et une philosophie.
Les filles partent demain matin pour quatre jours à Thierrens : balade, éthologie, voltige, longe,... Elles préparent leur sac, excitées comme des puces, devenues soudain inséparables, les meilleures amies, les meilleures soeurs du monde. Elles se couchent tard, trop tard, à 11 heures. Mais comment leur en vouloir ?

Jean Prod’hom



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Cellule de lieu et cellule de temps

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Journée donc de transition, comme on dit au Tour de France, au Riau, avec une pluie fine et le podcast d’une émission écoutée d’une oreille, hier entre Crest et Voiron, animée par Jean Claude Ameisen sur France Inter, intitulée La mémoire des jours qui furent les tiens.

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L’hippocampe et ses zones périphériques auraient donc un rôle important dans l’exercice de la mémoire, en laquelle persiste ce qui a disparu, là tout proche ou il y a longtemps. Ce que nous avons vécu en état de veille repasse en boucle la nuit, migre dans le cortex cérébral, se synchronise avec ce que nous avons déjà vécu avant de s’y intégrer. Nouvelle pièce d’une mosaïque mouvante, morceau indépendant, mais susceptible de se recombiner avec d’autres. Fidélité des souvenirs donc, inscrits dans le jeu des cellules nerveuses, mais aussi de l’espace dans lequel nous nous déplaçons et que nous nous représentons.
Les cellules nerveuses dessineraient et conserveraient les trajets que nous effectuons sous la forme de cartes dynamiques de l’environnement, qui s’empilent à mesure que nous avançons. Ce sont ces cartes que nous convoquons pour identifier où nous sommes quand on y est, pour retrouver le chemin que nous avons emprunté la veille ou il y a un mois, et qui nous conduira à l’endroit où nous souhaitons nous rendre, en déterminant notre position actuelle dans l’environnement, celles qui l’ont précédée et celles par où nous souhaitons passer. Avec parfois des bugs.
Nous disposerions donc d’un système de navigation constitué de cellules nerveuses de deux espèces. Les cellules de lieu d’abord, dans l’hippocampe, qui s’activent pour tout à la fois identifier le lieu que nous traversons et construire la carte de son environnement, cellules susceptibles d’être réactivées dans des circonstances analogues, ou pour nous aider à revenir sur nos pas.
Et, dans une région voisine de l’hippocampe, le cortex entorhinal, des cellules de grille, constituant un système de coordonnées sans lequel la navigation dans l’espace s’avèrerait impossible, une partition hexagonale de l’espace préexistant dans notre cerveau, recouvrant n’importe quel lieu sans laisser de surfaces libres et grâce à laquelle sont déduites distances et frontières.
Les cellules de lieu  – réparties sur un fond de cellules silencieuses – recomposent les cartes sans jamais les effacer. Leur nombre pourrait être important sachant que toute cellule de lieu peut devenir cellule silencieuse dans un autre environnement. Il semblerait que les cartes ainsi générées soient de résolutions différentes, certaines étant activées dans certains contextes tous les mètres, dans d’autres tous les dix mètres. Sur des cartes saturées d’hexagones de différentes dimensions.
Dans l’hippocampe et le cortex entorhinal coexisteraient donc l’activité des cellules de lieu, de grille, et silencieuses sans lesquelles nous serions perdus, mais aussi les traces de notre mémoire émotive et déclarative (ou sémantique), et les cellules de temps qui auraient pour tâche de fournir un ordre aux événements que nous avons vécus, de chiffrer leur durée et la durée des intervalles qui les séparent. Certains chercheurs ont avancé que ce sont les mêmes cellules qui président à la construction de l’espace et du temps.
La question du substrat biologique auquel ces recherches se réfèrent, la méthodologie qu’elles honorent, les observations et les interprétations qu’elles développent me dépassent naturellement. Mais le traitement de la question de la mémoire, celle du lieu, des émotions, celle du temps, du langage ont pris un virage qui ne peut me laisser indifférents. Et cette idée que les cellules de temps fassent partie des cellules de lieu ravit le sauvage que je suis, convaincu que notre seule chance, c’est que le temps se réduise au lieu.
Arthur me téléphone, je vais le rechercher, lui et ses camarades, à Cossonay ; puis Françoise et Lucie au Chalet-à-Gobet, elles mangent ce soir avec nous.

Jean Prod’hom


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Marché de la vente de paroisse du Jorat

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Cher Pierre,
Ce matin, j’ai mangé un croissant que les larmes d’une jeune boulangère ont arrosé. Si j’avais su, je n’aurais pas repris le commerce, me dit-elle, neuf ans de galère, que vont devenir mes enfants ? J’ajoute à mes emplettes un pain au chocolat, un peu de honte aussi lorsque je lui dis courage et que je m’en vais.


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Au café de la Bourgade, le vieux René, loquace en diable, me raconte le livre qu’il est en train d’écrire sur la paysannerie locale. Il y évoque surtout, précise-t-il, ce qui a disparu, ce qui rendait les gens plus sociables. La pauvreté, les chevaux, les veillées, les coups de main, les échanges main à main, la belote. Mais aussi la guerre, le silence, les cachotteries. Les vignes, les olives, la betterave, le seigle, la garance cultivée autrefois dans le Vaucluse. C’est loin d’être gagné : sa petite fille dactylographie le texte ; des amies à lui, qui ont travaillé dans l’administration, s’occupent des photos et de la mise en page. Pas sûr que ça suffise. J’aime bien René.
Je laisse Isabelle Huppert et Claude Chabrol à Crest, ils m’on accompagné sur France Inter depuis La Bégude. La petit ville des rives de la Drôme est bondée, c’est jour de marché, sourires d’apparat de chaque côté des stands. J’ai la nette impression, assis sur les escaliers de l’église Saint-Sauveur, de voir défiler les sosies de gens que je connais depuis toujours, mais avec le sentiment qu’ils font à nouveau transparaître ce que je ne voyais plus : leur insouciance, leur innocence. Jean-Claude Ameisen présente, entre Crest et Voiron, une extraordinaire émission sur la mémoire, que je me promets de réécouter demain. René Char récite ensuite des poèmes qui me conduisent, en passant par Céreste et Lourmarin, jusqu’aux portes de Genève.
Je fais halte à Bursins, il y a un mariage à l’église, la porte est ouverte, j’entends sur le seuil un extrait du chapitre 5 de l’Epître de saint Paul aux Galates : Or les oeuvres de la chair sont manifestes : ce sont l'impudicité, l'impureté, le libertinage, l'idolâtrie, les maléfices, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les emportements, les disputes, les dissensions, les sectes, l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et autres choses semblables. Je vous préviens, comme je l'ai déjà fait, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront pas du royaume de Dieu. Les invités rient, je les laisse.
Le village a bien changé, les deux cafés sont fermés ; de la boutique de Frida ne reste que l’enseigne. L’atelier de mon grand-père aussi ; je passe la fin de l’après-midi avec son petit-fils, sa femme et son arrière-petit-fils dans le jardin.
Lili et Louise sont allées chez le coiffeur, elles me racontent aussi leurs journées passées à Thierrens. Arthur participe ce week-end à une fête de jeunesse à Cossonay, Sandra tousse, je la gronde, elle m’assure qu’elle guérira de sa bronchite sans antibiotiques, Ça prendra, m’assure-t-elle, un peu plus de temps, c’est tout.
Je reçois encore un mail d’une responsable du marché de la vente de paroisse du Jorat qui se tiendra le 3 octobre à Mézières ; elle recherche des exposants divers afin de rendre ce marché attrayant. Elle se demandait si cela m’intéresserait de tenir un stand avec Tessons et Marges ; elle précise que la place est gratuite, que les stands mesurent trois mètres chacun et que l’installation se fait dès 7 heures, le démontage à 13 heures. Je réponds favorablement.

Jean Prod’hom

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La maison est vide

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Cher Pierre,
La maison est vide. Edouard et Françoise sont partis à 11 heures. La journée est classée orange, celle de samedi annoncée rouge. Je remonterai demain comme je suis venu, par La-Bégude-de-Mazenc et Crest, Voiron et Cruseilles.

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Je reçois un mot de Sandra qui me réjouit, même si elle ne dit rien de l’état de sa bronchite. Hier soir, écrit-elle, l’orage a été violent dans le Jorat, une petite tornade qui a emporté trois pans de la serre. Les tomates regardaient par la fenêtre, j’ai remis tout le monde à l’abri. Les delphinium ivres de pluie sont tombés en coma aquatique, je leur ai mis un tuteur. Ce matin au réveil, petite pluie fine. Lili est restée à la maison. Arthur qui a rendez-vous en ville à 17 heures dort. Quant à Louise, elle est très contente de se rendre à Thierrens. Gwenaëlle n’y est pas, mais a laissé une liste des choses à faire. Louise se réjouit de la découvrir, seule à bord de l’arche aux trente-deux chevaux. 
Je reprends une avant-dernière fois les 9 textes pour Grignan que j’envoie à Yves et Anne-Hélène. Il est 14 heures lorsque je quitte Colonzelle pour Chamaret. Christine est souriante, je lui explique l’état des travaux : les tables basses, les 9 x 5 photos, les 9 textes, les casses,... Elle fait confiance, comme moi, à la cuisine des deux artistes. Elle propose toutefois de mettre en vente non seulement les 45 photos et les 9 textes, mais encore chacun des grupetto. A voir !
Lily reçoit ce soir amis et famille, elle prépare un poulet qu’elle recouvre d’un bouillon 10 bonnes minutes, nourri d’une farce dont j’ai oublié la composition, rôti ensuite. Elle a retrouvé des photos de la fête d’après le vernissage de l’expo d’Hessel, je lui lis le texte écrit avant-hier, pas sûr que j’aie bien fait. Je la quitte vacillante, elle se retient aux deux pilons du poulet qu’elle farcit. On se reverra bientôt, le 5 septembre à Lausanne, la semaine suivante à Grignan.
Anne est de garde, contente de son engagement comme surveillante dans un internat à Nyons, du temps dont elle disposera pour travailler terre et calligraphie, sans échéance. Je quitte la galerie pour le Grenier à sel où je bois une bière.
Halte plus tard sous le château de Madame de Sévigné, la nuit est tombée. Un peu après la piscine, un peu après le camping. Mêmes projecteurs, autres gens : l’équipe de Roussas affronte celle de Grignan. J’ignore le résultat, c’était un match amical, mais si vous saviez, Pierre, le bien que ça m’a fait. Je rentre à Colonzelle, nuit noire, remballe mes affaires.

Jean Prod’hom


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Il pleut rue des Commerçants

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Cher Pierre,
Edouard et Françoise font quelques achats à Nyons, je les lâche place Joseph Buffaven ; j’apprends qu’il s’agit d’un coiffeur de Nyons, déporté le 22 mars 1944 de Compiègne, arrivé le 25 mars à Mauthausen et mort le 6 septembre 1944 dans le centre d’extermination du château de Hartheim.

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Je m’installe sur la terrasse du Miss Maple devant le marché aux légumes. Tous les touristes de la région se sont donné rendez-vous, le soleil tatoue des feuilles d’érables sur leur visage, leurs bras, leur dos nus ; ils tiennent tous leur rôle à la perfection, sans effort, des amateurs formés à l’école de la rue et des illustrés, princes, acteurs et politiques en vacances dont ils offrent des variantes criantes de vérité ; la costumière n’a pas eu, pour les habiller, à puiser ailleurs qu’aux étals de la place de la Libération, plus bas, là où trône l’office de tourisme.
Un vrai théâtre, épopée et dialogue d’aujourd’hui, prix des légumes et des fruits, rendez-vous pour le soir, recette du pâté, oeufs cassés. Monsieur Hulot est entouré de ses amis, pipe au bec, ravi d’être enfin écouté ; un grand cow-boy dégingandé, visage pâle au-dessus de la foule, recherche paniqué le cheval qui l’a désarçonné ; foule, figurants à casquette, marchands de bétail, joueurs de base-ball, candidats recalés, chapeaux neufs, chapeaux vieux, tous dansent un ballet selon un scénario que personne n’aurait osé imaginer ; Charles Trénet donne la main à une Juliette Greco fanée, les suit une paire de boiteux, Richard Gere achète des oignons à un repris de justice, John Frazer fend la foule.
Je reçois un mot de Sandra :
Les filles sont à Thierrens, Arthur chez Yohan, D. fait mille aller-retours à moto sur le chemin pour apprendre à conduire, N. m'a amené son baume du tigre contre le mal de tête, il fait chaud, Oscar gobe les mouches qui nous agacent.  Ce soir on mangera la moussaka que Marinette m'a amenée tout à l'heure, on arrosera s'il ne pleut toujours pas et on regardera « L’homme qui murmure à l'oreille des chevaux », enfin Arthur peut-être pas.  Le jardin et le silence sont magnifiques. 
On rentre par Vinsobres et Valréas, le ciel se couvre, le ciel gronde, très loin. Colonzelle se laisse faire, il pleut, il pleut large, très large, on aimerait que ça dure. Le bruit de la trotteuse d’une montre-bracelet se mêle à celui de l’averse, sur les tuiles du toit et les feuilles du tilleul, sur le bitume du haut des génoises sans chéneau.

Jean Prod’hom


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Ils nous laissent le grain sans l’ivraie

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Cher Pierre,
A cette saison, ici dans la Drôme, les heures avant neuf sont les meilleures ; celles du soir et de la nuit ne sont pas mal non plus. Situation impossible dans laquelle nous plongent les étés torrides, tout particulièrement lorsque le mistral est tombé, qui nous obligent à raccourcir nos nuits et à reporter après midi les heures de sommeil nécessaires à notre santé. Mais comme le feu réduit en cendres les heures de sieste, il nous est permis de ne pas les reporter au bilan et de disposer ainsi de deux jours au prix d’un.

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Je passe donc à 8 heures à la boulangerie de Grillon, emporte deux croissants et une fougasse, cherche le garage dont m’a parlé T, il est fermé. Je sonne à la porte de Lily.
Il y a au fond du jardin un bassin dans lequel Hessel trempait ses pinceaux ; les poissons rouges et l’orange y voisinent le vert, le jaune, le blanc des nénuphars, roses vermeilles sous le bleu du ciel, fruits des laurels, arrosoir sur le flanc, grillons et l’eau au goulot. La source n’est pas tarie à l’ombre du micocoulier. L’homme était gourmand, je l’ai vu – c’était la dernière fois – dans une cuisine rustique couper des quartiers de pommes et de poires gonflées de jus pour Lily et lui.
Nous buvons un café et mangeons un croissant sous la vigne vierge. Les bignones et le bougainvillier mouraient cet hiver, corsetés dans de la jute remplie de feuilles mortes. Hessel m’a demandé ce printemps de les arroser, je n’y croyais pas. Ils ont mis des feuilles, même que le bougainvillier est en fleurs ; pour les bignones, il faudra attendre.
C’est en deux fois que la vie reprend, il y a celle qui se dépose après avoir englouti la coque du vaisseau, il y a celle que n’ébranle aucun naufrage et qui continue : le fauteuil vide et les citrons qui tiennent à pleine main, le souvenir de la voix qui s’est tue sans avertir – il n’y a pas de dernier mot – et les grappes du raisin qui rosit.

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Fin de canicule | 2006

La suprême élégance des morts, lorsqu’on les a aimés, c’est qu’ils emportent avec eux tout ce qui aurait pu nous encombrer et qu’ils n’auraient pas voulu retrouver à leur retour, ils nous laissent le grain sans l’ivraie. Et cette générosité remue ceux qui demeurent ; Cerise est le dernier arrivé dans la maison, un chat noir auquel le chien et les autres chats ont demandé de faire ses preuves. Un peu de patience.
Et j’entends derrière moi la voix de cet homme attentif aux leçons des ténèbres et à celles des lumières, dans sa peinture et sa vie, hésitant entre colère et rire, en équilibre, doute et conviction.
Les volets sont fermés, l’après-midi piaffe, il n’y a pas de métier sans habitude. Je me retourne et ne vois à l’arrière de la Yaris qu’une roue crevée, et plus loin la route qui s’éloigne. Accepter l’inacceptable.

Jean Prod’hom


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Avec tes défauts, pas de hâte

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Cher Pierre,
Merci pour votre mot qui m’a fait grand plaisir, les noyers du Lot ne sont visiblement pas de la même espèce que ceux de l’Isère, leurs fûts renvoient d’autres reflets, et l’alignement semble moins sévère. Mais chaque image que nous emportons, que nous nous y refusions ou que nous y consentions, nous rappelle tout à la fois ce qui ne reviendra pas et ne cesse de revenir, vous en avez fait l’amère expérience.

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Café à Grillon d’où je ramène une baguette, nous montons ensuite à Grignan. Françoise et Edouard font quelques courses tandis que je frappe à la porte de Lily, le fauteuil d’Hessel est vide, elle a des visites, je passerai demain. Café encore sur la terrasse du Sévigné, Edouard file à Valréas. On rentre, Françoise et moi, à pied par le chemin d’en-haut, suivis par de petits papillons jaunes et bleus que je tente en vain de photographier les ailes ouvertes.
Edouard nous régale à midi de thon et de légumes à l’étouffée.
Je relis des pages de Michaux avant de m’attaquer, avec l’aide de Françoise, aux six casses d’imprimerie qu’on dépoussière. On redistribue certaines pierres sans faire la révolution.
Je note avant de me coucher ces textes brefs de Michaux relus aujourd’hui :

Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître
. (Emergences-résurgences)

Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et devient nuit.

Et dans Poteaux d’angle, que je voudrais citer in extenso, les six premiers « aphorismes » :
.
C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie.

Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences.

Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger.
Qu’irais-tu mettre à la place ?

Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.

Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservant, te préparant à autre chose.

Sandra qui tousse encore – je l’engage à consulter au plus  –, m’apprend au téléphone qu’Arthur a fait du bon boulot chez Marinette, Louise une grosse journée à Thierrens, Lii est restée dans ses pattes.

Jean Prod’hom


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Gif | 11 août 2015

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Cher Jean,
Merci des nouvelles. La saison leur confère d'étranges échos. C'est que la première quinzaine d'août transforme la grande banlieue en désert. Pas une âme. Il m'arrive de me croire seul sur la terre. Il y a encore des vivants, du côté de Crest, qui m'adressent des signes. Quel réconfort.
Les plantations de noyers offrent un spectacle bien digne d'être contemplé, mentionné. Je suis tombé, comme vous, en arrêt, devant ces arbres, il y a six ans, dans la vallée du Lot. Un souvenir qu'enténèbre, désormais, la disparition du cousin que j'avais là, emporté par un AVC, l'an passé. Encore un lieu où je ne reviendrai plus jamais. Amitiés.

Pierre



Carnets de corres’

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Corcelles-le-Jorat | 10 août 2015

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Cher Pierre,
Michel et Lucette sont passés en coup de vent, inquiets de la santé de Sandra ; elle va mieux, tousse encore mais a retrouvé un peu de son sourire. Lorsque je les quitte, Lili est dans un bain, Louise sur le web et Arthur derrière le garage, il taille la haie. Je fais une halte aux Antipodes, avec une cinquantaine de cartons d’invitation pour Grignan que Claude a l’intention de glisser dans les exemplaires qu’il enverra la semaine prochaine aux soutiens de la première heure.

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Je roule au pas entre Gland et Nyon, d’une traite ensuite jusqu’à Voiron où je bois un café. Je fais la connaissance à la poste de deux employés d’une gentillesse extrême, mais d’une incompétence dont ils ne se doutent pas, c’est le plus inquiétant ; j’espère que l’exemplaire de Marges vous parviendra avant la reverdie prochaine, les deux préposés m’ont assuré que vous le recevrez mercredi ; ne soyez pas trop sévère, la belle postface de votre ami François vous consolera, quoi qu’il en soit, de votre peine.
Les noyeraies qui se succèdent jusqu’à Romans de chaque côté de la départementale sont au garde-à-vous, mais cette sévérité n’empêche pas les frondaisons denses de contenir sous leurs jupons une belle lumière qui caresse les fûts gris de cendre des noyers, avant de se déposer sur l’herbe qui est comme un gazon. On m’avait dit l’ombre du noyer maléfique, elle est parfois féérique.
Seconde pause entre 19 et 20 heures sur la Place du Général de Gaulle à Crest ; peu de Crestois, le soleil et un Perrier menthe sur la terrasse du Café de Paris, quelques touristes. Parmi eux, quatre femmes et quatre hommes que je voudrais apparier, ils ont une trentaine d’années et prennent l’apéritif. Un peu plus loin, sur le parvis de l’église jouent leurs enfants, une bonne dizaine ; à moi d’identifier leurs parents. J’en arrive à penser que les raisons qui m’ont poussé à constituer chaque couple sont précisément les raisons qui pourraient être à l’origine de leur divorce prochain.
La nuit est tombée lorsque j’arrive à Colonzelle, au Riau, tout va bien.




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(Pers) Le Carnet de Dante (Poteaux d'angle)

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Cher Pierre,
Il pleut, pleut pleut sur le Riau, on en avait besoin, personne ne s’en plaint, on s’en réjouit plutôt, sous cape. Sandra – qui se rétablit lentement – est descendue avec Lili et Louise chez Marinette, sans Arthur : l’exécution des travaux que celui-ci devait entreprendre est différée.

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Je profite de lire bien au chaud le journal que Pascal Rebetez a tenu entre le 18 novembre 2013 et le 26 avril 2014, un recueil de notes intitulé Le Carnet de Dante, rédigées vraisemblablement pendant la préparation d’une exposition de sculptures (Jean-Pierre Gerber) et de peintures (Daniel Gaemperle) présentée en juillet de la même année dans les fours à chaux de Saint-Ursanne. Le Carnet de Dante, avec des photographies des deux artistes au travail, constituent le catalogue de cette exposition. Je m’y retrouve.
De rédiger quelque chose comme un journal, depuis plusieurs années, me conduit tout naturellement à prêter une oreille attentive à ce genre d’entreprise, dont la grosse affaire est bien entendu la réalité dont elle veut rendre compte – sans tout dire, comment y parviendrait-elle ? – choisir donc, taire, réduire mais aussi, et c’est l’autre versant, passionnant, couler le tout dans une syntaxe et un lexique préétablis, coller les morceaux bord à bord ou en usant de chevilles, c’est-à-dire se soumettre aux exigences du langage, de l’écriture et aux circonstances qui les entourent, invitant le diariste à éclairer des pans de son histoire qui seraient demeurés obscurs sans cela, et parfois, à donner vie à des événements qu’il a écartés.
Ecrire un journal c’est conjuguer deux temps, l’un révolu dont on croit pouvoir retenir quelque chose, l’autre qui fait advenir ce qui n’aurait pas été. Dante se trouve aux prises avec tout cela dans ses carnets, en tire parti, fait feu de tout bois, riant de ce qu’on lui fait dire et de ce qu’il ne dit pas, jouant des ellipses comme d’autres passent des ponts.

21 novembre 2013
La soirée fédérale s’est bien déroulée. Personne n’a tout compris mais on s’est bien entendus. L’Etat donne les sous, mais le libre marché – les éditeurs – n’en font qu’à leur tête. Le Bâlois Roger Monnerat est en train d’écrire un livre en allemand autour de la figure de Jean Cuttat. Dante prend aussitôt une option pour la traduction. Réflexe patriotique. Téléphone à Béatrice qui craint toujours les débordements dès qu’il boit. Le vin tessinois évite la gueule de bois !
Dante clame un passage de Walser sur la bataille de Sempach. Léo Tuor dit le même texte en romanche : personne n’a rien compris. Mais tout le monde est satisfait de la démonstration de nos variété authentiques et AOC.
Il neige.
A la gare, des torrents de voyageurs. Au bar, un noir sert un express,. Sinon, que du blanc dans la foule. Où sont les hordes barbares annoncées à la radio ce matin à huit heures.

29 décembre 2013
Dante part en raquettes du côté du Mont-Brûlé et de possibles avalanches.
En face, les voisins skient en meute mécanique ; il préfère repérer seul les traces des cervidés. Il croise pourtant un Belge avec un chien noir qui l’aboie. C’est un trou du cul d’extrême-droite qui pratique le Krav Maga, du combat rapproché israélien, un truc qui tue quand on le veut, pire que la connerie.

21 mars 2014
Le livre servait à caler un meublée dans le grenier. Dante ne l’a plus ouvert depuis son achat – ou vraisemblablement son vol –  en 1974. Il avait marqué quelques passages comme d’un livre de sagesse.
« Toujours garde en réserve de l’inadaptation », ou encore :
« Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse en paix... » ou :
« Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin. »
Dante est troublé. Il avait oublié ses écrits de ce tout petit livre « Poteaux d’angle » signé Henri Michaux.

11 avril 2014
Réunion à Martigny. Quand le littéraire suppose des choix politiques. Dante s’y rend pour taper du poing sur, mettre les points sur, mettre au point. Or, nous sommes en Suisse. le repas est payé par l’association ; le vin est bon ; le café favorable au compromis.

Sandra et les filles rentrent à midi de chez Marinette, Louise part à vélo une heure plus tard, pour rejoindre les Balances à Montpreveyres où Justine soigne des chevaux. Je reviens un instant aux textes de Grignan, pesant ce qui me reste à faire : laisser le tout reposer deux ou trois jours ; tailler encore et encore, jusqu’aux poteaux d’angle ; les dire et les récrire aussi longtemps que ne se fera pas entendre le rythme qui habite chacun d’eux.

10. Il nous faut trop souvent consentir à renoncer à ce qui nous entoure et que nous chérissons ; il sera soudain trop tard, il ne nous restera que quelques regrets pour nous consoler, quelques images, quelques souvenirs. Car au fond il s'agit bien de cela, faire revenir quelques-uns des instants à côté desquels on passe, condamnés que nous sommes, pour vivre, à nous détacher de l’immédiat en taillant des marches au fil du temps, en nous promettant au dedans qu’on ne nous y reprendra pas et qu’on recomposera sur nos claviers, plus tard, ce qui était lorsqu’on n’y était pas, songeant au bonheur que ces instants auraient pu nous apporter et qu’ils nous apportent tandis que, écrivant musique et cadence, nous ne l’espérions plus.

Je prépare la voiture pour demain : un pneu-neige à l’avant pour remplacer le pneu crevé, sept casses d’imprimerie, le quarteron de 20 litres, la marmite des petitous, quelques livres, un sac de couchage ; je passe à laiterie, paie mon ardoise et embarque des pommes-de terre. Traverse le village, monte au Pré-du-Grelot qui tombe en ruine. On mange ce soir, à la véranda, il fait bon, des raclonnettes de Corcelles et un cadeau des dieux, des myrtilles.

Jean Prod’hom


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Sequitur quodlibet

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Cher Pierre,
Le ciel a ce matin le bleu de la forge ; celui qui, à neuf heures, n’aura pas derrière lui ce qu’il s’était promis de faire à huit le regrettera à dix. Sandra – mal fichue hier – et Louise sont descendues au marché, Lili plus sage termine la lecture de Plum, un amour de chat, un manga qui se lit à l’endroit, et poursuit celle de la série des kinragirls.

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Arthur est de retour à onze heures, il file au lit, sa nuit a vraisemblablement été courte ; je sors six casses d’imprimerie dans lesquelles je mets un peu d’ordre ; elles mériteraient un coup de balai. Je renvoie l’opération à la semaine prochaine, avec Françoise à Colonzelle, je me réjouis. Fais quelques photos avec l’aide de Lili.
Tandis que l’aventure éditoriale de Tessons est sur le point de se terminer, celle de Marges démarre. Toutes les deux vont se chevaucher à Grignan puisqu’une dizaine des quarante-cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène, et montrées dans la Drôme, figurent aussi dans Marges, non pas que je l’aie voulu, mais parce qu’il en va parfois ainsi, et qu’il est difficile dans ces conditions de ne pas résister aux idées que l’accord des êtres et des choses suit un plan auquel répond l’harmonie préétablie et que les miracles en font partie.

9. Frapper à la porte en espérant non pas qu'elle s'ouvre mais que refermée sur le silence qu'elle préserve elle rappelle au vivant que le chemin est encore long et qu'il aura besoin de toutes ses forces et de beaucoup de courage encore pour continuer là où les rencontres se raréfient, là où il n'y a rien, sinon d'autres portes closes, plus rares à mesure qu’il avance, qui rappellent ce peu qui fut dans nos maisons et hors d'elles et dont notre âme aura à se souvenir lorsqu'il n'y aura plus rien.

Louise regarde un James Bond dans les combles, Arthur somnole, Sandra fait des e-achats, Lili clique sur son i-pod ; je relis, avec une bière, la postface de François Bon. Ce soir nous abandonnons nos enfants, nous allons, Sandra et moi, manger dehors.

Jean Prod’hom


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(Pers) Plutôt celle d’un paysage de bocage

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Cher Pierre,
Claude surnage au milieu de piles de bouquins, nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines, il est rentré de Crête la semaine dernière et a repris le boulot lundi. On évoque le vernissage : petite ou grande fête, invitations papier ou numérique, recours à des tiers ; je dédicace quelques livres, il prépare le service de presse. On termine à 10 heures, il a un rendez-vous, je vais rôder en ville.

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La chaleur est étouffante, les gens marchent au ralenti ; les grandes surfaces sont des refuges, il fait bon aux rayons de l’alimentation de la COOP de la rue Saint-Laurent, encore meilleur près des frigidaires, je bois une eau minérale, traîne dans les rayons ; je monte à Riant-Mont et m’assieds au fond du jardin, l'ombre est celle d'il y a 50 ans, les fenêtres à l'arrière des studios modernes laissent entendre les mêmes rumeurs, mêmes racines affleurantes du houx, ne manquent que ceux qui ont quitté les lieux.
On mange sur la terrasse du Petit Boeuf, à deux pas du gymnase de Beaulieu, immeuble raide, gros paquebot en rade. On parle de nos gamins, de nos aînés surtout qui ont terminé au début de l’été l’école obligatoire, de ce que la rentrée des classes leur prépare, des enseignants qui leur feront aimer ces matières qui rebutent parfois, leur semblent d’un autre temps, sans lien avec la bulle dans laquelle ils vivent.
J'emporte au Riau quelques exemplaires de Marges, avec le sentiment que tout va bien se passer – Claude semble confiant –, mais aussi la crainte que Lili soit fort désappointée et me fasse des misères lorsqu'elle constatera que la photo qu'elle avait, dans un premier temps, accepté de voir figurer dans ce livre, y figure malgré un refus de dernière minute. Trop tard. Je lui promets une contrepartie, elle s’en réjouit.
Même à 870 mètres, on a toutes les peines du monde à piéger le frais dans les maisons, Oscar lézarde, impossible de le faire sortir dans le jardin, la salle à manger est vide, pas de table, pas de chaise, tout juste une table ronde et deux fauteuils bas.

8. Sur le rebord de la fenêtre, des images se chevauchent, celle d’une pierre de Patmos, un ciel, des labours, le saint Augustin de Vittore Carpaccio, un caducée, des images de vieux crépis, une chouette et quelques tessons ; un moineau s’y invite parfois, sans titre, sans date, sans lieu. Ils constituent ensemble un petit autel qui se métamorphose avec le temps, m’oblige à regarder à nouveaux frais l’hétéroclite qui va et vient, me dissuadant de donner à la partie dans laquelle je suis engagé la forme d’un puzzle dont j’aurais à trouver la dernière pièce, mais plutôt celle d’un paysage de bocage dont j’aurais à lever le plan changeant. Le monde a lui aussi ses fenêtres et ses rebords, ses haies et ses talus, ses champs et ses clairières à l’abri du vent.

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Claire Le Baron

Je rattrape Arthur sur la route qui remonte de Villars-Mendraz à la croisée de Sottens, il pédale comme un forcené et me fait penser à un héros d’André Dhôtel ; les 36 degrés ne l’ont pas fait hésiter à avaler les 15 kilomètres qui le séparent de la fête. Lili et Louise ont passé une fois encore leur journée à Thierrens, offrant leurs petites forces à un projet qui a du souffle, participer à une telle aventure est sans prix.
Je reçois un gentil mot de Claire le Baron, une photographe dont j’ai fait la connaissance à Port-Joinville ; elle a reçu Tessons par la poste, elle est en train de le lire, mais de plus en plus doucement pour qu'il en reste. Je suis allé sur son site revoir les photographies exposées cet été au Musée de la Pêche et à La Fabrique, une association d’artisans-créateurs dont elle est l’une des animatrices ; ça vaut le détour, des images colorées, à son image. Et puis, j’aime beaucoup le texte dans lequel elle raconte comment elle a été amenée à faire des photos, sans prévoir, ni faire exprès, ni composer. Guetter du coin de l’œil trois fois rien qui change tout, la lumière qui dépose une robe de princesse sur une chose modeste, le beau milieu du banal.
J’ai cherché, mais en vain, les pichets du cimetière de Port-Joinville qu’elle a, elle aussi, photographiés.

Jean Prod’hom

(Pers) Rapatrier l’obscurité

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Cher Pierre,
Curieuse impression ce matin, lorsque j’ai mis le point final à la première mouture du septième texte pour Grignan, c’est-à-dire le dernier, puisque les huitième, neuvième et dixième seront tirés de la fosse à bitume des marges.net. Je pensais en effet, avant de me jeter à l’eau, qu’il me suffirait de dérouler, pas à pas, le raccourci de ce que je croyais voir très clairement ; il m’a fallu au contraire, ou à l’inverse, rapatrier l’obscurité qui se tenait dans les plis de ce raccourci et lui donner non seulement une forme, un contour, mais aussi une teneur.

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7. On aperçoit parfois, marchant et levant la tête, des formes, des couleurs, des ombres qui dessinent alentour des visages éphémères, paysages-visages, visages-images d’un polyptyque sans fin : formes, couleurs, ombres que l’on voudrait serrer dans les ailes du plomb, un ourlet, un faufil ou un cadre doré à la feuille. Mais l’éphémère a une main de fer, les horizons ne l’arrêtent pas, il dure le temps de nos vanités. L’enfant solitaire se saisit parfois aux mauvais jours de quelques-unes de ces natures mortes qu’il écorne au hasard, y passe un fil qui donne à son ennui l’allure d’un récit, le semblant d’un mouvement, d’une pente et d’une direction.

Claude m’envoie en début d’après-midi des images, ce sont les piles d’exemplaires de Marges, ils seront dans les bacs fin août ; je le rejoindrai demain matin pour rédiger quelques dédicaces. Je monte au triage, mets bout à bout quelques phrases d’introduction pour Grignan. Le soleil est lourd, même dans les bois.
Le jardin demande qu’on s’en occupe, Arthur accepte contre salaire de s’y coller ; on passe en revue les tâches et on fixe le salaire, ces relations marchandes ont du bon. A la condition qu’Arthur se rende à Ogens à vélo, j’accepte de co-financer les achats du repas canadien auquel il participe demain soir. On finit nos tractations commencées dans la douleur par des sourires.
Sandra va récupérer Lili et Louise qu’elle a emmenées ce matin à Thierrens, elles se font belles, c’est mon anniversaire, nous allons manger à Montheron.

Jean Prod’hom


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L'Air libre | Albane Gellé

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Cher Pierre,
C’est pour donner un coup de main que Louise se rend cette fois-ci à Thierrens, où je la dépose à 9 heures ; elle descend l’allée d’un pas décidé, le sourire aux lèvres. Un agent d’assurances, qui s’occupait il y a quelques années de nos affaires, s’assied en face de moi sur la terrasse de l’Auberge du Cheval blanc, prolixe, pressé, un peu sourd mais plein de bon sens et d’énergie ; j’en profite pour me taire, hoche la tête ; il s’excuse bientôt de ne pas pouvoir en dire plus, il a un rendez-vous et il n’a pas encore lu le journal local qu’il se met à feuilleter. je me tais une seconde fois. Plus loin, ramassé, le village de Boulens.

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Lili dort à poings fermés lorsque je rentre, Sandra et Arthur sont descendus en ville. Une heure de lecture avant de repartir pour Thierrens et en revenir, sans recevoir le signe de reconnaissance qu’on espère de temps en temps de ceux au bénéfice de qui on oeuvre. Pas le temps de me plaindre, je file à Moudon, la Broye traîne les pieds, s’empêtre dans ses algues, sans force, ses os mis à nu.

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Je visionne au retour une émission de Soir 3 intitulée Sur les traces de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, j’y croise aussi – et surtout peut-être – Albane Gellé, sa voix ; elle raconte un peu de sa cuisine à Saumur : tous les trucs que j’utilise, je les note dans un carnet, une fois que je les ai utilisés, je les barre, quand je n’ai plus grand chose, je réalimente. Ça la fait rire et produit de belles choses, simples, amples :

Le mot cheval au-dedans. Les mouvements les muscles quand au galop, cette chaleur dessous. Quand tout se rassemble, est rassemblé, pour faire vivant le cheval à deux têtes que nous sommes.

des arguments pas besoin à vrai dire pour jusqu’au bout sur le sable suivre la Loire dans un sens ou dans un autre il suffit de descendre du train

Je me souviens d’une lecture de L’Air libre par Sylvie Lebrun. Ce texte paru en 2002 aux Editions le dé bleu m’avait emballé ; je me souviens avoir organisé en 2005 un atelier avec de jeunes élèves autour de l’expression – comblée – du manque : le ciel est bleu c’est bien mais est-ce que ça suffit que nous faut-il donc que nous manque-t-il encore quand tout est là sous nos yeux. Certains des textes avaient été publiés dans un recueil que je n’ai pas retrouvé, intitulé L’eau froide de la rivière me monte à la tête. J’aurais bien aimé trouver sur le net, là où je l’avais téléchargé, le fichier de la lecture du texte de L’Air libre par Sylvie Lebrun. Tout a disparu.
On descend en fin d’après-midi au bord du lac, en famille ; on y retrouve les K et les T, soleil et pique-nique.

Jean Prod’hom

Marges déboule au quai 3 de l’Ecole de Commerce

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Cher Pierre,
Claude m’envoie un mot, des centaines d’exemplaires de Marges ont passé le col du Grand-Saint-Bernard et vont débouler ce mercredi vers 15 heures au quai 3 de l’Ecole de Commerce ; le dentiste avec lequel j’ai rendez-vous m’empêchera de leur faire la fête.

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J’emmène les filles à Thierrens, le ciel est lourdement chargé mais l’éthologie du cheval peut se pratiquer sous couvert. Je fais une halte à Saint-Cierges, bois un café et lis le journal.

6. Ce n’étaient que photographies de rien du tout au milieu d’objets sans importance, placés sur le damier sans bord de sa vie, sur le dessus d’un large buffet sculpté, très vieux, témoignant de ce quelque chose qui s’était maintenu à ses côtés, que la vieille de Pra Massin n’emmènerait pas, qu’elle était allée au contraire rejoindre au fond d’un carton tandis que la nuit se mêlait au jour. Les architectures sacrées sont en miettes, le tout qu’elles abritaient s’est dispersé, nous voici coupés des origines, tout juste bons à garder de ce côté-ci l’empreinte de ce qui s’est absenté de ce côté-là, grains de lumière et poussières entre chien et loup.


Sandra nettoie les vitres de la véranda, Arthur cueille des petits fruits. Je poursuis mes lectures autour de la photographie, la Petite histoire de la photographie (1931) de Walter Benjamin et la première version de L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935). Je peine et la ligne de crête semble se perdre dans des zones trop pointues pour moi ; je finis par revenir sur mes pas avant d’avoir vu le bout.
C’est au tour de Sandra d’aller chercher les filles, je remplis une passoire de gros cassis. Arthur, qui est descendu à la Molleyre proposer ses services à Marinette, nous prépare des hamburgers, végétarien pour Louise. Les trois petits montent ensuite visionner un James Bond ; on va Sandra et moi faire le petit tour, une famille a dressé son camp à la Moille-au-Blanc : une roulotte, un chien, 4 ânes et 4 enfants. On babille, ils sont partis d’Yvonand il y a une semaine, ils y retournent dans dix jours. L’année prochaine, c’est Bordeaux.

Jean Prod’hom


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Comme les cartes orphelines d’un memory géant

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Cher Pierre,
Dans la chambre de séjour toute neuve, Sandra s’est réorganisée et a repris la rédaction du second volume d’Eurêka ; Arthur vit sa vie, en même temps à mille milles d’ici et tout près de nous, il va falloir faire le point. Louise et Lili participent aujourd’hui et demain à un stage d’éthologie à Thierrens, je les y conduis pour neuf heures. Griffonne au retour, sur mon ipad, un bout de texte pour Grignan.

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Françoise a rencontré Christine hier et part quelques jours avec Edouard dans le Piémont, je décide de les rejoindre à Colonzelle lundi prochain, avec les casses d’imprimerie. Ce sera l’occasion de rencontrer Christine une fois encore avant septembre et de régler quelques détails.
Ce sont finalement dix textes qui sortent de l’atelier, d’un peu plus de cinq cents caractères chacun. Il me faudra encore les menuiser de l’intérieur et creuser, de l’extérieur, les vides qui les séparent.

5. Nous naissons aveugles et le demeurons aussi longtemps que nous n’extrayons pas notre âme de la pâte dont nous sommes faits, en décollant manuellement nos paupières, puis en taillant les ouvertures par où elle aura tout loisir de s’étonner des paysages et des visages qui se tiennent désormais éloignés de nous et auxquels elle retournera lorsque le corps qu’elle habite l’obligera à quitter la partie. Pendant ce sursis, nous sommes invités à la fête, à faire jouer à tort et à travers la profondeur de nos yeux télescopiques : le disparate tient, miraculeusement, sans ciment, comme les cartes orphelines d’un memory géant.

Termine un peu vite La Littérature à l’estomac que Julien Gracq a publié en 1950. D’une étrange actualité, en usant d’une langue presque étrange, qui n’est précisément pas au diapason d’une actualité qui, à l’inverse, n’a guère changé. C’était un de ses livres préférés. Je monte avec Oscar au triage, lit sur mon iphone, couché sur un lit de terre et d’épines sèches un autre pamphlet du même acabit, celui que Baudelaire a écrit en 1859 : Le public moderne et la photographie. M’y retrouve pas, relis pour donner le change à non humeur les premières pages des Eaux droites.
A Thierrens, les filles sont radieuses, moins enjouées au retour ; on fait le point en famille après le repas, nous n’avons pas terminé l’éducation de nos enfants.

Jean Prod’hom




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Premier dimanche d'août

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Ce premier dimanche d'août donne une petite idée de l’automne, il bruine et les sorbes orange ont remplacé partout les fleurs blanches des sorbiers.

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Je m’esquinte à fixer les neuf entrées pour Grignan, que je voulais organiquement, ou géométriquement  distribuées ; or certaines se chevauchent, se confondent même ; d’autres semblent ouvrir sur des régions où l'on parle des langues très différentes ; bref, je suis loin du compte, à chaque fois surpris rétrospectivement de ma naïveté initiale de croire que l’affaire est dans le sac, naïveté sans laquelle pourtant je ne me jetterais pas à l'eau et qui m'oblige, m'y trouvant soudain nu, de faire un peu d'ordre dans le tout venant que j’y ai déversé, avec l’assurance que j’y découvrirai, tôt ou tard, ce que je n'y ai pas mis.
Sandra continue dans le hall ses travaux de Titan, Arthur rentre au milieu de l’après-midi des hauts de Montreux, les filles désoeuvrent, dedans et dehors puisque le soleil est revenu. Je monte dans les combles : Mein Name ist Bach est un beau film réalisé par Dominque de Rivaz sur une idée originale de Jean-Luc Bourgeois qui imaginent la rencontre attestée de Jean-Sébastien Bach et de Frédéric II de Prusse, et donnent une réponse, à leur manière, c'est-à-dire singulière, au ménage de l'histoire et de l'art. E falso sequitur quodlibet.
Nous sommes invités à manger â Froideville. Lucette et Michel fêtent un peu avant l’heure mon soixantième anniversaire, je suis gâté. Le cortège des jeunesses qui ont participé au Giron du centre descend du haut de La Carnacière jusqu’au village, un tracteur par village, de la musique, beaucoup de bière et un peu de vin, mais aussi le bonheur d’en être. On est tous au lit à 23 heures.

Jean Prod’hom



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Le Roi Cophetua

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Cher Pierre,
C’est au réveil, sur l’une de ses presqu’îles que je lis dans un demi-sommeil Le Roi Cophetua, au conseil de François Bon qui en a la plus haute estime ; il y revient à plusieurs reprises dans les textes qu’il a consacrés à Julien Gracq (tierslivre et remue.net).

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Ce que je pense de ce récit ? En préambule ceci :
François Bon ne manque pas de louer les analyses de Gracq, notamment celles qu’il a consacrées, dans En lisant en écrivant, à l’auteur de la Recherche, tout en regrettant que Gracq ne puisse s’empêcher, après de fines remarques, de disqualifier son aîné. François Bon cite cet extrait d’En lisant en écrivant :

Dans chaque partie, un minimum de pierres d’attente est ménagé pour se mortaiser à la partie voisine ; la densité, la solidité intrinsèque du matériau, monté par blocs puissants, sont suffisantes pour que la juxtaposition suffise à l’équilibre, comme dans ces murailles achéennes de moellons bruts qui tiennent debout par simple empilement, sans ciment interstitiel.... quand le récit se démeuble, englué et presque arrêté quand il se sature d’un magma de réflexions, d’impressions, de souvenirs, au point de s’engorger et de donner l’impression, tant il est chargé d’éléments en dissolution, qu’il va prendre d’un moment à l’autre comme une gelée ».
Je reconnais que la charge de Gracq n’est pas aussi bienveillante que je voulais le croire d’abord, mais c’est toute autre chose que je voudrais retenir de ce passage, les moellons, si présents ailleurs dans l’oeuvre de Gracq.

Dans la Forme d’une ville par exemple:
[…] quand j'ai visité Rome tardivement, je me suis trouvé tout de suite faiblement attiré par le Forum, chantier encombré de matériaux où me frappait la qualité pauvre, l'usage mesquin du contre-plaqué architectural, et dont le premier aspect n'est pas loin d'évoquer pour l'œil non prévenu, plutôt que les éboulis nobles des moellons de Delphes ou de Macchu-Picchu, une foire aux puces du débris historique.

Dans les Carnets du grand chemin :
Le chapeau pointu des médecins de Molière coiffe ça et là, non sans humour, la tourelle des gentilhommières éparses dans la campagne : il flotte un air de gueuserie à la fois délabrée et parodique sur les gîtes de cette noblesse amie de l'opérette qui semble vraiment,, à considérer son standing rustique, n'avoir compté que des cadets. Castels paysans de peu d'apparence, bâtis de matériaux médiocres sous le crépi qui s'effrite : des grumeaux d'argile jaune, plutôt que des moellons, font ici le plus souvent, quand le pisé ne les remplace pas, la substance des murs..
... Quand à mes origines, je manque de mélange. Pas de croisements profitables dans mon ascendance. Du côté paternel, mes attaches sont à Saint-Florent, au moins depuis la Révolution et sans doute au-delà ; du côté maternel, à Montjean, la Pommeraye, Champtocé, depuis aussi longtemps : un cercle d'un rayon de huit kilomètres entre le tombeau de Bonchamps et le château natal de Gilles de Rais, a contenu toute mon ascendance depuis six générations et au delà : tout cela Mauges, vallée de la Loire et Mauges encore, artisans de village presque tous, « filassiers », boulangers, forgerons, mariniers, tous, aussi loin que je remonte, parcimonieux, âpres au gain, comptant sou par sou, fermes sur les liens de famille, acharnés à acquérir, à hériter et à conserver. A l'extrémité de cette chaîne de « clos », bouts de prés, vignes et masures thésaurisées et léguées boisselée après boisselée et moellon par moellon, la mosaïque de biens-fonds minuscules qui est la mienne, éparpillée et éclatée sur tout un canton, m'a ancré à ce terroir par des liens que je n'ai jamais rompus, ni cherché vraiment à rompre...

On les retrouve aussi dans le Rivage des Syrtes, moellons qu’une humidité lourde couvrait d’un drapé de mousse qui feutrait les bruits, laissant tinter le son très clair de l’eau qui filtrait partout en ruisselets rapides sur les pierres...

Ils sont là encore dès les premières pages des Eaux étroites :
C’est ainsi que le vallon dormant de l’Evre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclôt dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié, plus secrètement , plus somptueusement coloré que les autres, une
réserve fermée qui reste liée de naissance aux seules idées de promenade, de loisir et de fête agreste. Ce qui constituait d’abord pour moi, il me semble, sa singularité, c’était que l’Evre, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter. Du côté de la Loire, un barrage noyé, fait de moellons bruts culbutés en vrac, et qu’on pouvait traverser à sec en été vers l’Ile aux Bergères, empêche de remonter la rivière à partir du fleuve; un fouillis de frênes, de peupliers et de saules cernait le lacis des bras au-delà du barrage et décourageait l’exploration vers l’aval. Vers l’amont, à cinq ou six kilomètres un barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus avant.
Aller sur l’Evre se trouvait ainsi lié à un cérémonial assez exigeant qu’il convenait de prévoir un jour ou deux à l’avance: le temps d’alerter dans un café du Marillais la tenanciére et de retenir l’unique bachot centenaire – bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail...

Enfin, à propos de Huysmans, Gracq écrit dans En lisant en écrivant :
Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert et en même temps plus exquisément faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et même dans l'invention...
Et il est difficile d’en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d’éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente... ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s’arcbouter pour s’étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s’ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres
Vous me voyez venir, n’est-ce pas ? Le Roi Cophetua est un moellon au grain fin, sans crépi ; un seul moellon, noble, luxueux qu’un narrateur traverse de l’intérieur tapissé de mousse feutrant les bruits, sur une embarcation dépourvue de gouvernail ; quelques mots à peine, ni source ni embouchure ; une réserve, un canton, un clos. C’est tout pour aujourd’hui.

Jean Prod’hom


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Retour au triage

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Cher Pierre,
Il y avait plus d’un mois que je n’étais pas retourné au triage ; les ronces et les myrtilliers ont étendu leur empire et ce n’est pas sans réticence qu’Oscar me suit jusqu’à la lisière de la petite clairière où je m’allonge, terre meuble couverte d’épines, chaud-froid entre soleil et bois.

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Je m’attarde sur les textes brefs que Julien Gracq consacre dans En lisant en écrivant à la rauracisation du français (sans évoquer le « l ») ; à l’obsession de la suture dans le champ littéraire français... qui veut qu’on rapproche toujours étroitement les deux bords avant de coudre ; au court circuit syntaxique que produisent les deux-points. Rien à propos du point-virgule. Ailleurs peut-être.
Le peintre passe une seconde couche sur les murs du hall et des toilettes d’en-bas. Heinz passe en coup de vent, visse à coin le syphon de la baignoire. Salut la compagnie, il s’en remet désormais à l’architecte et au fournisseur. Bonnes vacances Heinz !

3. Le torrent de liens motivés, né de l'arbitraire du signe, hante le langage et ouvre dans ses profondeurs d’innombrables galeries que le poète explore mot à mot, une baguette de sourcier à la main, d’où lui parviennent d’énigmatiques échos, ceux du lointain qui se mêle au proche, de l’étranger au natif.
Le réel ne s’y refuse pas et se prête sans réticence au rythme, à la mélodie, au jeu des voyelles et des consonnes qui ouvrent à la conscience des voies inédites pour offrir à la terre qui vieillit le langage et les chemins qui la renouvellent, en pressentant même parfois ce qui sera.

4. La photographie ne dit rien ni ne se préoccupe de l’avenir, elle représente le monde qui s’est tu ou est sur le point de se taire, de ce qui passe, a passé et dont nous craignons d’être les uniques témoins. C’est toujours à reculons que nous faisons des photographies, dos au mur, elles témoignent de ce qui aurait pu nous éclairer, au carrefour d’une autre vie qui aurait pu nous combler, mais qui a passé et que nous laissons derrière nous, une chance qui nous a été donnée de rester et dont nous n’avons su retenir que la promesse, l’imperceptible mouvement d’une main qui fait signe, ou une ombre qui s’éloigne, ou un contraste qui nous rappelle que la neige fond et que le vent chasse le sable.
A l’écriture la voyance et les récits de fondation, à la seconde l’inéluctable et l’oraison funèbre.

Arthur est allé fêter son 1er août, le 31 déjà, sur les hauts de Montreux ; nous irons, Sandra, les filles et moi fêter le nôtre Sous la ville demain, avec un rallye, une partie officielle et des saucisses grillées. En attendant on mange à la véranda les restes du risotto, une salade et des fromages. Lili conseille à Martine qui me l’a demandé qu’elle offre plutôt à sa petite-fille, si elle ne les possède pas déjà, Flicka 1, 2 et 3. Quant à Grand Galop, c’est une série de plusieurs épisodes qui va bien au-delà de l’amitié d’une jeune fille et d’un cheval.

Jean Prod’hom


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(Pers) Heinz de Laupen

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Cher Pierre,
Ce matin à huit heures, j’entends frapper à la porte, je l’avais oublié, c’est Heinz, la casquette vissée sur la tête, les mains au fond des poches comme souvent les artisans qui les ont habiles. Je l’ai entendu toute la semaine réciter comme un poème la succession des opérations qu’il avait à mener, pour qu’elles ne s’échappent pas d’une tête qu’il a dure. Une heure lui suffira pour que la fuite de la baignoire rende gorge et qu’il manifeste son contentement : Je suis heureux.

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Dans la maison, Heinz, tout le monde l’aime bien, avec ses yeux bleus qui deviennent transparents. Le bonhomme a retrouvé le sourire, on boit un café ; il vient de la région de Laupen, là où les Bernois (aidés par les Walstätten), sous le commandement de Robert de Erlach, ont repoussé en 1339 les troupes de Louis IV de Bavière (aidé par des seigneurs de la région romande) et où son père était ingénieur. Louise l’écoute. Il obtient successivement trois certificats fédéraux de capacité, de mécanicien d’abord, de sanitaire ensuite, chauffagiste enfin. Il y a vingt-cinq ans qu’il est en Suisse romande ; marié, il met son second pilier dans l’achat d’une ferme. Divorcé, tout se complique, l’homme travaille jour et nuit, le dos cassé par une hernie discale dont une rhabieuse le soulage pendant plusieurs années ; l’hernie est revenue avec son divorce, c’est une large ceinture qui le fait tenir droit.
Guillaume passe nous voir, fait quelques bricoles et repart avec une belle commande : bibliothèque, armoires, armoire à habits ; il nous en sait gré. Sandra, les enfants, les A, les K et les T descendent en ville faire un lasergame. Heinz s’en va de bonne humeur, fier je crois d’en avoir terminé avec un chantier qui lui aura donné du fil à retordre. Il repart avec ses outils pour Sullens ou Saint-Légier, Heinz est un ouvrier solitaire qui veut le rester.

2. Tout en maintenant en son centre un silence qui fait tache d’huile, l’instant déborde bien au-delà du territoire que la conscience lui octroie et, de proche en proche, offre du lopin de terre qui lui revient une image égarante de l’éternité, de même dimension que les innombrables éternités qui coexistent en chacun des points du monde et que d’invisibles gouffres infranchissables tiennent à l’abri, comme les douves d’un château-fort. Du chemin de ronde dont nous somme le centre, nous pouvons apercevoir au bout de nous-mêmes comment ombres, formes et lumières se mêlent nous invitant, lorsque nous en éprouvons le besoin, à saisir des petits morceaux d’éternité, à y passer le fil qui nous permettra d’habiller nos vies d’un semblant de mouvement, d’une pente et d’une direction.

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Visite d’un autre solitaire au milieu de l’après-midi, c’est un hérisson dodu contre lequel Oscar aboie de derrière la porte vitrée du salon, il s’attarde au pied des roses trémières, me regarde en fronçant les sourcils, je le laisse tandis qu’il longe la façade. Me régale de quelques pages que Gracq consacre, dans En lisant en écrivant, à ses lectures et à l’écriture, c’est admirable, drôle parfois, très drôle mais toujours bienveillant et assassin – à propos de Saint-John Perse :

J’en fais usage, à des intervalles éloignés, un peu comme d’un
chewing-gum d’où au début à chaque coup de dent gicle une saveur, mais le goût pour moi s’épuise en une douzaine de pages, à mon dépit. N’empêche que je le reprends : le nombre des poètes qu’on rouvre n’est pas si grand.

Julien Gracq fait partie de ces écrivains qui réussissent à prolonger la voie dans des régions où nous ne voyions que d’inextricables ronciers, à les écarter et à en tirer ce dont on avait rétrospectivement le pressentiment, sans y toucher, avec la facilité de ceux qui écartent les eaux de la Mer rouge. Et puis il fait partie de ces rares écrivains qui, au XXème siècle, n’ont pas laissé tomber le point-virgule. A lui aussi je lui en sais gré.
Ce soir Lili et Louise se baignent pour la première fois, le bateau est à sec ; quant à Arthur il est monté à Froideville faire du volley ball avec la Jeunesse de Ropraz, on ne le reverra vraisemblablement que demain, le bosco paie ses galons. Sandra qui est allée promener Oscar prépare un risotto. La scoumoune fait sont retour alors qu’on la croyait définitivement écartée, avec l’eau qui goutte sur le plan de travail.

Jean Prod’hom


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(Pers) Dieux Lares

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants sont allés faire quelques courses, de quoi charger le frigo et assurer que demain chaque chose retrouve sa place ; je suis de permanence à la maison, accueille les maîtres d’état qui se succèdent. Guillaume rabote la porte d’entrée et son frère pose les poignées de la salle de bains, de la bibliothèque et de la chambre d’Arthur ; trois peintres rafraîchissent le hall, deux carreleurs posent des joints de silicone à la salle de bains, de ciment à l’entrée.

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L’eau qui est apparue à deux reprises sur le plan de travail de la cuisine, contrairement à ce que j’ai cru hier, n’est pas le résultat d’une maladresse de l’un de nos enfants, mais d’une fuite dans l’écoulement de la baignoire ; l’appareilleur dépêché en urgence et qui reviendra demain, repart avec le sourire, satisfait d’avoir mis le doigt sur le problème et dissipé notre inquiétude : il est donc fort probable que nous démarrions notre nouvelle vie au sec.
Tout ce monde, bienveillant, courageux, grossier parfois, raconte tout en travaillant la vie de chantier, les collègues absents, les métiers, les femmes, les vacances. Je regrette de n’avoir pas assez prêté l’oreille, mais je brouillonnais quelques idées, timorées, hésitantes, espérant au fond de moi, comme toujours, que tout se fasse à mon insu et que je n’aurai qu’à me réjouir du temps qu’il fait lorsqu’il me faudra me jeter à l’eau.

1. Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu'un, que nous croyons pouvoir précéder, que nous surprenons parfois lorsque nous viennent le courage et la force de ralentir, que nous voudrions retenir en en fixant l'empreinte avant qu'il ne soit trop tard, jusqu’à ce que nous nous avisions que ce qui devait être une rampe d'accès nous lâche, devient précisément la porte dérobée par laquelle ce qu'on avait cru pouvoir rejoindre prend la poudre d'escampette. Comme une phrase longue et sinueuse qui commence et se ferme, métamorphosant le manque en secret.

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Ce soir, c’est à moi que revient l’honneur d’utiliser la cuisine pour la première fois, je prépare des pâtes au pesto et une salade. Nous descendons ensuite une bibliothèque du bureau dans laquelle Sandra range ses livres, Arthur me donne un coup de main pour monter la petite armoire que mon père a fabriquée en 1951 pour l’obtention de sa maîtrise fédérale ; j’y loge dedans et dessus mes dieux lares : une aquarelle de tante Augusta, un mobile de Daniel Schlaepfer, quelques rebuts, une boîte à crayons du grand-père d’Epalinges, un vase de Christine Macé, une photographie de Geoffrey et de Romain, quelques livres, une chouette que Sandra m’a offerte, un album de photographies colorisées, un galet de Patmos, un cairn de Louise, le cygne que j’ai sculpté à la naissance de Lili. Il est minuit passé lorsque nous allons nous coucher.

Jean Prod’hom


Corcelles-Servion

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Cher Pierre,
L’architecte est passé en fin de matinée, la responsable de la salle de bains aussi, on a eu droit à quelques frictions. Les vacances des entreprises s’approchent et le temps file, le chantier est partout, les carreleurs s’affairent dans le hall et les toilettes d’en-bas, l’appareilleur installe la baignoire. Je m’attelle de mon coté à une autre tâche, la résiliation d’un abonnement à swisscom : une montagne, l’employé me prend pour ce que je suis, un pigeon.

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Sandra et les enfants se rendent à Vevey en début d’après-midi, ils me laissent au pied du mur : j’extrais quelques textes pour Grignan, mets en page cent-trente Il y a, avec une intention qui perd ses contours à mesure que j’avance. Il me reste à la fin moins que rien, sans même savoir si je dois m’en inquiéter.
Je renvoie le tout à des jours meilleurs, prends mon sac à dos et me mets en route pour Servion où j’ai rendez-vous. Le défanage et l’éradication des mauvaises herbes donnent un aspect lunaire aux champs de patates, le maïs manque d’eau ; je franchis le Cerjux après la Goille et traverse le pâturage qui porte le beau nom de L’Echu, plonge sous l’église de Montpreveyres au fond du vallon de la Bressonne, remonte par le sentier du Bois de la Côte. Une nouvelle fontaine a remplacé l’ancienne que les mousses et la vermine rongent en contrebas. Je traverse les bois à l’estime jusqu’aux Chardouillles, puis à travers ceux des Riaux jusqu’aux Pendens et les anciennes carrières de molasse.
Je retrouve Sandra et les enfants à Servion, avec les A et les K qui nous accueillent. On mange dehors, parle de chantiers et de transformations de maison, de vacances en Corse, en Bretagne, à la montagne. Il est près de minuit lorsqu’on rentre, un peu ivres d’avoir copieusement arrosé nos retrouvailles.

Jean Prod’hom


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27 octobre 2013 | 29 juillet 2015

Les vieux chéneaux

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Cher Pierre,
Les vieux chéneaux, les pavatex de protection, les restes de lambourdes et les bris de tuiles alignés au bord du chemin avant notre départ pour l’île d’Yeu ont été bienveillamment balancés sur les lierres qui souffraient déjà de la sécheresse, pas sûr qu’ils repiquent. Un clou de charpentier a eu raison de l’un des pneus de la roue de la Yaris ; la poussière qu’on croyait avoir vaincue avant de partir a fait son retour à l’occasion des travaux dans la salle de bains.

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Sandra fait une offensive avec aspirateur et serpillière qui durera toute la journée, épaulée par Louise qui démontre une efficacité remarquable ; Arthur quant à lui n’a pas tout à fait encore terminé ses vacances. Je rassemble ce qui traîne dans le jardin et dans la maison, fais trois trajets à la déchèterie, Lili reprend contact avec Grand Galop. Flicka 3 et Spirit.
Marc-André passe nous voir en fin d’après-midi, il entreprendra les travaux d’assainissement le long de la façade orientale et le rafraîchissement de la courte allée jusqu’au portail. On prend un apéritif près de l’étang que la canicule a mis à sec, il est d’accord d’engager Arthur une semaine cet automne.
Une journée qui ne figurera pas au tableau des grandes heures, la crêperie de Rue et une bolée de cidre nous ramènent toutefois un instant à nos deux semaines sur les rives de l’océan et bien au-delà. Je lis en effet à notre retour de Rue un mot du curé de l'île d'Yeu qui me fait chaud au coeur : Vous écrivez très bien, et avec indulgence! Merci de venir nous dire bonjour à l'occasion.
Qu'un curé soit l'hôte des marges.net me réjouit, mais qu'il officie sur l'île d'Yeu et me propose son hospitalité me comble. Je viendrai vous voir, Monseigneur, avec des cadeaux pleins les bras.

Jean Prod’hom

Transition

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Cher Pierre,
Sandra prend le volant de la Nissan à Tours, se cale à gauche sur un muret d’un mètre, elle le suit et il la suit, fidèle, avec à son pied, imprévisibles, quelques bouquets de mauvaises herbes ; ce muret sépare sur l’autoroute ceux qui vont de ceux qui viennent, lesquels vont, ils le croient, chacun de leur côté ; mais ce sont les mêmes assurément, dans un miroir inversé, c’est un monde et sa réplique, l’un rembobinant l’autre, tous deux ponctués d’imperfections, de singularités et d’écarts dont nous ignorons tout ; c’est à l’occasion de ces incidents que les conducteurs qui perdent les pédales sont invités à prendre, aussitôt qu’elles se présentent, l’une ou l’autre des sorties prévues à cet effet.

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Il est préférable de se détourner des mondes qu’on croise et de se consacrer au seul monde qu’on traverse, de suivre les six lignes blanches qui permettent d’éviter que les mondes parallèles, solidaires, ne se chevauchent ; l’une est continue, la seconde à segments courts, la troisième à segments longs. Une glissière de sécurité offre un premier verrouillage de sécurité à droite ; au-delà s’étend une zone franche, dans la terre meuble de laquelle sont ancrées les piles extérieures des ponts qui font communiquer les deux côtés du miroir ; un haut treillis clôt cette bande dans laquelle il est interdit d’entrer ou de sortir. Au-delà un monde immense qui nous fait signe et qu’on ne reverra pas.
Que de temps pour en arriver là ! Songez à la pose des treillis et des glissières, aux hommes qui ont donné leur sang, à notre ingratitude. Sachez désormais que quelqu’un pense identiquement de l’autre côté du miroir, à l’envers, et que ça tient.

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Sandra me laisse le volant un peu après Blois, me mettant dans l’obligation de fermer aussitôt les yeux sur ce qui précède, par prudence ; pendant deux bonnes heures, jusqu’à l’aire de Ferté. On se dégourdit alors les jambes, je fais deux pas avec Oscar pendant que Sandra et les enfants se livrent à quelques achats ; je les rejoins avant de m’asseoir dehors sur un banc ; Louise me rejoint bientôt, fidèle à ses engagements, avec un taboulet et une salade de carottes sous cellophane ; Arthur la suit, trois sandwichs triangulaires, pain suédois, poulet et fromage ; Lili pain de mie, jambon et fromage ; Oscar satisfait de ce qu’on lui tend, Sandra sur mes genoux. Et soudain, de cette aire d’autoroute qui condense toutes les laideurs du monde se lève sans que je n’y puisse rien un peu de ce bonheur qui jette son voile de proche en proche sur le pire. Et concourent à cette étrange fête le souvenir des restes de moutarde sur la poignée de la porte des toilettes, le rouge impérial du ketchup sur la haute table ronde de la cafétéria, la pisse des chiens sur les aubépines, les pins maritimes, malingres, la pâleur des automobilistes. Ne rien toucher, le grand jour est entamé, je n’y puis rien.

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Jean Prod’hom

Pays de la Loire

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Cher Pierre,
La mer creuse au large d’Yeu, nous rêvons à des histoires de marins, alignés sur le pont arrière du Saint-Sauveur. J’aperçois sous les arches de Noirmoutier un bateau de pêche, rouge et noir, lignes à l’eau, c’est le Challenger et son équipage de Port-Joinville qui taquine le bar.

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On remet le pied sur le continent à Fromentine ; les K font quelques courses avant la fermeture des magasins avec l’idée de rentrer d’une traite, on décide de nous arrêter en route, ça nous a souvent bien réussi. Sandra prend le volant
On traverse les marais du pays de Retz et ses canaux que caresse ici et là le ventre de filets aux courbes géométriques, suspendus à des fourches archaïques.
Une barque sur les bords de la Loire, couleur sépia, avec dessus le nom de Saint-Florent-le-Vieil ne nous fait pas dévier ; on roule d’une traite le long de la Loire sans la voir jamais, jusqu’à Tours Quelques vaches et leurs veaux se tiennent immobiles dans de rares taches d’ombre ; du grain qui restait à battre il y a quinze jours ne subsistent que d’innombrables balles rondes et de lourdes bottes rectangulaires ; on franchit le Maine que des parois de verre dépoli embuent, on devine Angers mais on continue jusqu’à Villandry.
Le soleil, rouge, ressemble du haut de la grande roue de Tours à celui qui a basculé l’autre jour derrière les Chiens Perrins, le jour s’attarde longtemps encore dans le miroir de la Loire. Il est tard, on remonte une avenue qui n’en finit pas jusqu’à la place de la Liberté au centre de laquelle Jean Royer harangue une foule qui, depuis une vingtaine d’années, a quitté la salle.

Jean Prod’hom


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La messe est dite

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Cher Pierre,
Pas une sole dans le filet de cinquante mètres, mais une cinquante d’araignées d’un kilo dans une bassine. On en souffre tous, me confie un pêcheur qui nettoie, rue de la Sicardières, un filet tendu de chaque côté du muret de son jardin. Il faudrait un hiver froid pour les faire disparaître, très froid, une semaine à quatre ou cinq degrés au-dessous de zéro. En attendant, qu’on soit des amateurs ou des professionnels, on peste.

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Chacun descend au port faire quelques achats, demain on s’en va ; la matinée est bientôt derrière nous. Les activités prévues après midi scindent le groupe en deux ; Martin et les garçons se rendent aux Vieilles ; Valérie, Sandra, les filles et moi au manège des Violettes ; Lili. Louise, May et Zoé font la connaissance respectivement de Shogun, Nestor, Nelly et Oyo. Nous allons pendant ce temps, Sandra et moi, faire un tour à l’intérieur de l’île, le long de haies pleines de verts sombres et tristes ; de rues, de routes et de chemins ocres et gris dont les noms racontent par endroits davantage les occupations des derniers venus que les rêves des premiers, et leurs fantômes. Les garçons préparent des hamburgers, Tatie Bichon des gaufres. La messe est dite, chacun plie ses habits, boucle son sac, les têtes et le frigo sont vides. Mais ceux qui ont élu domicile loin de l’océan n’oublient pas sa respiration, qui rejoint celles qui animent les montagnes et les saisons, familière lorsque nous reviendrons, heureux de retrouver ce nous croyions avoir perdu et qui a su faire sans nous.

Jean Prod’hom

Sainte Brigitte et Philippe Pétain

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Cher Pierre,
Les deux gendarmes qui se tenaient bien droits à une vingtaine de mètres du parvis de Notre-Dame-du-Port m’ont indiqué, eh! monsieur, le panneau de sens interdit que j’avais un peu négligé, je dois l’avouer, pressé par les cloches de l’église dont j’avais entendu sur le port le premier des onze coups. Je les ai remerciés, comme il se doit en de telles circonstances, j’ai appuyé négligemment ma bécane contre un arbre, ils ont repris leur travail.

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Je fais la connaissance des membres de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain, chics et sérieux, précédés d’un drapeau tricolore sur lequel sont brodés d’or leur acronyme et sept étoiles. Je fais également la connaissance de la dizaine de membres de Jeune Nation qui ont fait le pèlerinage de l’île d’Yeu ; le nom de leur association est imprimée au dos de leur polo, avec sur la poitrine ceci : CAMP école | Maréchal Pétain ; ils me font immanquablement penser à une sympathique équipe de moniteurs de colonie de vacances, n’étaient posés sur leur tête et portés de travers des bérets surmontés d’une croix celtique. Les deux groupes semblent se bien connaître, mais prennent garde de ne pas se faire d’ombre ; pas sûr qu’il partent en vacances ensemble, tout indique en effet qu’ils appartiennent à des mondes différents : les premiers parlent latin, les seconds portent, remontées sur le front, des lunettes à soleil américaines.
Il y a du monde dans l’église, mais incomparablement moins que dimanche passé ; une soixantaine de personnes réparties dans la nef à respectable distance les unes des autres, maintenant ainsi le chaudron à bonne température, et permettant au clergé d’honorer à feu doux, ensemble sainte Brigitte et Philippe Pétain. Je reconnais derrière l’autel certains des prêtres qui ont officié dimanche. Il devront jouer serré. Des photographes vont et viennent dans les bas-côtés et fixent l’événement.

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C’est donc jour de sainte Brigitte de Suède, et la messe du jour est offerte par les parents et les amis de Philippe Pétain, maréchal de France, pour le repos éternel duquel le prêtre demande de prier, mais aussi pour toutes les victimes de la première guerre – cent trente habitants de l’île ont donné leur vie.
Dans son homélie, le prêtre rappelle que sainte Brigitte, conseillère au XIVème siècle des grands de son temps, de Stockholm à Rome, a été proclamée en 1999 par Jean-Paul II co-patronne de l’Europe – aux côtés de Sainte Catherine de Sienne – faisant d’elle l’ange gardien de tous ceux qui exercent des responsabilités, les accompagnant dans l’exercice de leur autorité, l’application de la justice et l’entretien du bien commun.
Le prêtre prépare le miracle de la transsubstantiation, tout le monde se tait. Dans le choeur de l’église, bien en vue de ceux de la nef, un père rasé de frais et une mère alourdie par la naissance des cinq enfants qui l’entourent sourient, ils semblent sortis d’une image d’Epinal.

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Le gros des fidèles se rend en cortège jusqu’au cimetière, les curieux s’y rendent par le chemin des écoliers, je récupère mon vélo, les gendarmes ne sont plus là, j’emprunte quelques sens interdits. Le président de l’ADMP témoigne de sa fidélité et de celle des siens à l’illustre soldat qui repose ici, dans l’attente de la translation de sa dépouille à Douaumont.
Il cite longuement son héros qui, le 23 juillet 1945, avait pris la parole devant le tribunal politique qui prétendait le juger, disant en substance qu’il avait passé sa vie au service de la France, qu’il l’avait menée à la victoire en 1918 puis, alors qu’il aurait mérité le repos, n’avait jamais cessé de se consacrer à elle, acceptant de revenir à sa tête lorsqu’on l’en avait supplié, devenant du même coup l’héritier d’une catastrophe dont il n’était pas l’auteur, les vrais responsables s’abritant derrière lui ; il n’avait fait en réalité que son devoir en demandant l’armistice, d’accord avec les chefs militaires, sauvant ainsi la France et contribuant à la victoire des alliés en assurant une Méditerranée libre. On peut lire la suite de cette déclaration dans les livres d’histoire.
Au terme de cette partie officielle, chacun prend contact avec son voisin, un membre de Jeune Nation demande au secrétaire de l’ADMP s’il dispose de photographies du maréchal, format 20 X 30 ou cartes postales. Un autre évoque l’interdiction de l’Oeuvre française, trois photographes tournent autour des protagonistes, une femme déplore que de nouvelles tombes aient été placées devant la tombe du maréchal, il avait plus de place avant, c’était tellement plus agréable.
Un membre de l’ADMP insiste auprès d’un journaliste japonais sur la position apolitique de son association ; notre but est la translation de l'illustre soldat de l'île d'Yeu à Douaumont et la révision du procès de 1945, c’est tout. Le chef de file de Jeune Nation, qui ressemble de moins en moins à l’animateur d’une colonie de vacances, insiste au contraire sur le rôle politique de la leur et rappelle à un journaliste de Sept.info qu’il n’y a plus ni famille, ni patrie, ni travail.
Je m’éclipse, passe la fin de l’après-midi à l’Escadrille pour en savoir plus sur ce que j’ai vu. On va pique-niquer sur la plage du Cours du Moulin sans prendre en compte la fraîcheur du soir, on revient tôt ; m’arrête sur la plage de la Borgne qui me livre un dernier tesson. Je fais encore une halte au cimetière ; le chef de l’Etat français a passé par là et déposé une gerbe au vainqueur de Verdun. Si on regarde bien, on devine qu’elle provient du fleuriste qui a préparé celle qu’ont déposée les membres de l’ADMP. Toujours cette même interrogation devant l’océan, la marée qui monte, la marée qui descend.

Jean Prod’hom

La pointe du But

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Cher Pierre,
La longue descente à vélo sur la rue Ker Pierre Borny, à 6 heures 30, me met l’eau à la bouche, comme hier et avant-hier ; je me plais à imaginer qu’elle se prolonge quelques kilomètres encore.

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Personne sur la plage de la Borgne où je fais halte, à tout hasard ; en repars bredouille. Monte à l’étage de l’Escadrille où je mets à jour le billet de la veille ; les habitués s’installent, règlent au téléphone les affaires qui ne peuvent pas attendre : commerciales, de coeur ou boursières. Mes journées semblent raccourcir, comme si elles avaient un souffle au coeur, la plage a mis la main sur le gros de nos après-midis, j’en vois le bout à midi déjà.
Toute l’île est à nouveau sous le soleil, j’ai pu le vérifier en en faisant le tour ; je roule jusqu’à la Pointe du But, trois bateaux tournent autour des récifs des Chiens Perrins et de la balise qui les signale ; continue jusqu’au Châtelet et la plage des Sabias où je retrouve Sandra. Oscar vit sa vie, sans laisse ; je lis un peu et prends du plaisir à regarder les filles qui collectent des coquillages.

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Je continue mon tour au large du Vieux Château, longe l’ancienne carrière Fourneau qui a fourni pendant pendant trente ans le gravier et la pierre à la construction locale, condamnée en 1995 lorsque la Côte sauvage a rejoint les sites classés de France. Les travaux de réaménagement ont débuté il y a quelques années, l’ancienne carrière, comblée en partie par les graviers et les pierres de démolition, deviendra combe, alimentée en eau douce pour fournir un milieu favorable à la faune et à la flore. Les travaux ont visiblement pris du retard.
Il y a plus de monde au café de la Meule que dans la chapelle qui surplombe le port, j’espérais quelques ex-votos, je ne trouve qu’une vierge au teint pâle entourée de moulures bleu-néon. Continue jusqu’aux Vieilles, La Croix et le cimetière de Saint Sauveur – pichets bleu et rouge – fais une visite-éclair à la mosaïste de Saint-Sauveur avant de rentrer à la maison.
Sandra et les filles ont préparé des crêpes, et comme si l’après-midi n’avait pas suffi, les grands retournent jusqu’à la nuit à la plage des Vieilles. J’en profite pour suivre le soleil qui roule derrière l’horizon ; la nuit déborde, orange d’abord, sombre et verte ensuite, se mêle enfin à l’huile épaisse de l’océan.

Jean Prod’hom

Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs

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Cher Pierre,
Je me penche ce matin sur les 9 ensembles de 5 photographies qu’Yves et Anne-Hélène m’ont fait parvenir hier, sans méthode et en craignant le pire. Seule méthode dont je tire parfois quelque chose, lorsque je me sens démuni et que ma tâche demeure imprécise, séparée de mes forces.

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Je m’avise pourtant, chemin faisant, qu’hésitant sur le tour à donner à ce que je me suis promis d’écrire, un carrefour se présente ; chacun des neuf textes pourrait en effet commander – dans leur langage – les cinq images en leur fournissant l’équivalent d’une légende ; ou se faire l’allié de l’une d’elles et ramener les autres à son aune ; mais ce serait dans les deux cas renoncer aux pouvoirs de l’écriture, succomber à la fascination des images et à leur manie rétrospective.
Ces photographies n’ont au premier regard rien à faire les unes avec les autres, ou de très loin. Elles sont cependant toutes des images cueillies sur le bord du chemin, taillées pour qu’elles entrent dans des cadres, séparées par ce qui se révèle être des gouffres qu’il serait vain de vouloir combler.
Bien au contraire, à moi donc de souligner les mondes invisibles qui tout à la fois les séparent et les unissent, en empruntant à chacune d’elles un peu de ce qui les déborde, les porte et ainsi prospecter en direction de leur lointain, c’est-à-dire de l’autre côté de la taille.

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On passe l’après-midi aux Vieilles, un peu dans l’eau et beaucoup sur le sable. Nous faisons à manger avec Zoé, cinq kilos de moules marinées dans des échalotes, du persil et du vin blanc. On reste entre adultes dans le jardin alors que la nuit tombe et que les enfants font une expédition chez Tatie Bichon. Je reçois un message qui me réjouit, Claire nous invite au vernissage de son exposition à l’étage du Musée de la Pêche ; mais il faudra voir, nous partons pour le continent samedi matin, tôt.
Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs ; ce qu’il leur envie, c’est le miracle d’économie, le feed back de la touche et du coup de ciseau qui dans un seul mouvement à la fois crée, fixe et corrige ; c’est le circuit de bout en bout animé et sensible unissant chez eux le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère – circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main. Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’avec le numérique l’écriture, pour qui le veut, peut devenir peinture ou sculpture : je crée, fixe et corrige en un seul geste, tandis que ce qui apparaît à l’écran me permet de rectifier immédiatement, de nuancer et me suggère touches et coups de ciseau.
Je reçois en soirée un mail d’Alain Chanéac, le responsable de faire part, cette revue ardéchoise dont le siège est situé à 40 kilomètres de Vals-les-Bains où nous avons passé quinze beaux jours en 2014. C’est Jean Gabriel Cosculluela qui est à l’origine de ma participation à ce numéro. Alain Chanéac me renvoie, bellement mis en pages, les douze proses que je lui ai envoyées.

Jean Prod’hom


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Plage des Vieilles

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Cher Pierre,
Trois bonnes nouvelles ce matin ! Arthur s’est levé à un peu plus de 8 heures, sans rien dire à personne, il a fait le tour de l’île à vélo, une vingtaine de kilomètres, seul, s’est baigné en route, entre la Pointe des Corbeaux et la Grande Conche ; il nous raconte au retour ses aventures avec une espèce de fierté. C’est à l’aune de ce type d’événements que je considère avec un peu de sérénité son avenir et celui de notre espèce ; je prends aussi conscience que certaines de nos orientations n’ont peut-être pas été vaines. Malgré les deux pains complets et les deux baguettes que j’ai achetés à Port-Joinville, le bosco craint la disette, il repart à la boulangerie que je viens de quitter et en ramène deux baguettes supplémentaires. Cet été est un peu son été, on a désormais chacun le nôtre.

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Sandra a reçu un message de Michel, les travaux ont repris au Riau, c’est la seconde bonne nouvelle. Le peintre est à ses oeuvres, les meubles de la salle de bains seront posés mercredi. Il est donc possible que, lorsque nous rentrerons, nous débarquions dans un chantier moins lourd que celui que nous avons quitté.
Troisième bonheur, j’ai trouvé ce matin, sur la plage de la Borgne, une pierre qui m’a fait rêver le reste de la journée ; c’est un fragment de terre cuite sur lequel on distingue les plis d’une jupe ; la manche retroussée d’une blouse blanche d’où sort un avant-bras – le gauche ; dans la main droite une baguette. Au verso l’essentiel des indications de fabrication, il s’agit du fragment d’une assiette née dans les faïenceries de Sarreguemines en Alsace, une scène champêtre dans un décor Obernai.
Il a plu cette nuit, elle part et puis revient jusqu’au soir, si fine qu’elle n’afflige pas nos humeurs, elle donne à la plage des Vieilles où l’on passe l’après-midi un air de Bretagne, l’île en avait bien besoin.
J’ai reçu d’Yves et Anne-Hélène les 9 ensembles de 5 photos qu’ils m’avaient promis ; je ne connais rien des raisons qui ont présidé à leur choix. A moi d’écrire quelque chose pour chacun d’eux. On arrive au bout de juillet, je ne dois pas tarder
Je retourne à l’Escadrille en fin d’après-midi. Martin prépare le repas, Sandra et Valérie sont allées acheter des vêtements, les enfants sont au cinéma. Je finis par mettre la main sur l’assiette d’où provient le fragment que j’ai trouvé ce matin, on y voit une gardeuse d’oies, habillée en Alsacienne par Henri Loux (1873-1907) pour les faïencerie de Sarreguemines. Elle conduit ses trois oies à une espèce de mare crémeuse et tourmentée, le chemin de sable rose sort de haies vives, des nuées grises traversent le ciel. Comment ce morceau est-il arrivé sur la plage de la Borgne, c’est naturellement une autre histoire.

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Jean Prod’hom

Plage de la Borgne

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Cher Pierre,
A l’étage de l’Escadrille, qui met à la disposition de ses clients une connexion wifi, tu peux t’asseoir sur l’un ou l’autre des bancs qui font le tour de la pièce comme dans une salle capitulaire ; avec l’océan, les cris des goélands et le continent qui te poussent dans le dos ou sur l’un des confortables poufs qui leur font face.

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Claire Le Baron, à qui je disais hier mon étonnement de trouver si peu de pierres, bois, fers roulés et ramenés par la marée sur le littoral de l’île d’Yeu, m’avait confié qu’une de ses amies se rendait volontiers sur les plages des Bossilles et de la Borgne sous le Super U. Je m’empresse de m’y rendre ce matin, avec un k-way sur le dos ; le ciel est gris, l’océan aussi, sans ourlet, thermocollés.
Mon dernier séjour sur les côtes atlantiques datent d’il y a une dizaine d’années, mais je retrouve vite ce plaisir-là ; une heure à aller et venir, retourner des leurres, éviter la vague, ramasser enfin deux belles pierres à l’extrémité de la plage de la Borgne que je glisse au fond de ma poche.
Les cloches sonnent à l’église de Notre-Dame-du-Port et la foule se presse sur le parvis pour le seizième dimanche du temps ordinaire. Les quatre prêtres qui officient, si j’ai bien compris, sont en vacances sur l’ìle, ils se présentent. Il y a l’archiprêtre de la cathédrale de Bourges ; un prêtre en mission à Vienne ; un autre, sans mission, baptisé il y a 80 ans dans cette même église ; et, plus curieux, l’un des aumôniers des artisans de la fête, c’est-à-dire des forains, des gens du cirque et des artistes de rue. C’est ce dernier qui se charge de l’homélie, il y est question du berger et de ses moutons, mais aussi des moutons et de leur berger. Je m’éclipse avant de connaître le fin mot de l’histoire, je le devine, on m’attend à Ker Borny.
Le ciel crachineux de ce seizième dimanche du temps ordinaire nous invite à lézarder sous toit : jeux de cartes, discussions théologiques, visites de frigo, siestes, lectures. Pour donner un profil plus honorable à cette fin de journée, je redescends sur la plage de la Borgne, la mer est basse ; vais et viens sous l’oeil intrigué d’un tournepierre à collier, me penche et me redresse, retourne enfin une pierre qui cache une merveille et à laquelle je promets les hauts de casse.

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L’abondance ou la rareté des tessons sur une île ne joue évidemment aucun rôle dans l’émotion qu’elle peut susciter, n’augmente ni ne diminue son attrait ; elle constitue toutefois, dans certains cas, un puissant indicateur sur l’état de santé de ses habitants, de la relation que ceux-ci ont avec leurs déchets, éclairée ou aveugle ; de la confiance qu’ils placent en les pouvoirs de l’océan de reprendre et digérer ce que l’homme en a momentanément tiré.
Les enfants passent à la caisse à 19 heures, chacun reçoit 20 euros pour manger ce qui lui plaît. On se rend de de notre côté aux Bafouettes, On y mange bon, très bon.

Jean Prod’hom


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La Grande Conche

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Cher Pierre,
Si le centre de Port-Joinville ne désemplit pas jusqu’à tard dans la nuit, les plages du nord-est de l’île se vident tous les jours à mesure qu’on s’approche de la Pointe des Corbeaux. On déroule nos onze linges sur le sable de la Grande Conche, l’eau est froide ; on passera plus de temps dehors l’océan que dedans ; depuis que nous sommes sur l'île, Oscar n’y amis que les pieds. Derrière nous, les lagures, les jasiones et les chardons bleus se partagent la ligne de crête de la dune, ici et là une espèce d’oeillet rose. Si j’osais déranger Claude Bugeon une nouvelle fois encore, j’irais m’informer rue des Mimosas.

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C’est à mon tour, au retour, de tirer le charroi, vent debout, avec Oscar calé entre glacière et combinaisons détrempées ; trois vitesses pour venir à bout de la route qui longe la côte – Sandra m’accompagne –, la rue de la Filière et la rue de la Belle Poule, le chemin Frinaud et un court segment de la rue Georges Clémenceau, la route des Sicardières et celle de la Vigne. Ça aura été, je crois, l’unique façon de prendre conscience de ce que les autres ont enduré, Sandra surtout. On se change avant de redescendre au port.
Les galeries de peinture se succèdent sur les quais ; je suis allé ce matin jeter un coup d’oeil aux natures mortes de Frédéric Choisel. L’homme a du métier : les artichauts, les oignons et les tomates, les pivoines et les oeufs ; les poires, les pots, les pichets et les plats semblent tout droit sortis d’une dressoir laqué du XVIIème siècle, intacts, sans poussière ; il y a même un arrosoir.
Je monte à l’étage du Musée de la Pêche, Claire Le Baron y expose une vingtaine de photographies, les fenêtres sont ouvertes, un peu partout des fleurs, pétales et bouquets ; mais d’autres cueillettes aussi : des vagues, des sardines, des reflets, des cageots, des plastiques, des flotteurs, des bateaux. Une de ces photos m’intrigue tout particulièrement, on y voit deux pots bleus avec un estagnon d’huile de vidange, bleu lui aussi. J’ai fait l’autre jour une variante de cette photographie, ce sont en effet les pots suspendus du cimetière de Port-Joinville, seule la couleur de l’estagnon d’huile a changé. Tout s’en suit, on discute le coup, de son appareil-photos, semblable au mien, qu’elle emporte partout ; elle pinseye à qui mieux mieux et conclut ses explications par des « Et voilà ! » de modestie, convaincue que le sourire peut faire bon ménage avec l’art et que tout ce qu’on donne n’est pas à reprendre. Elle écrit quelque chose de très joli à propos des fleurs :

On soupçonne tout ce qui touche les fleurs de mièvrerie, on leur reprocherait même leur joliesse. Pourtant joli comme ça, avec du beau à l’intérieur, tout le temps, capable d’accompagner nos saisons, de résumer le vie, sa fin et ses espoirs à tous les coins de chemins, de jardins, aussi obstinément, à force, ça devient bouleversant.

Il est 19 heures 30 lorsque je remonte à Ker Borny ; Martin est une perle, il nous a préparé des pâtes aux seiches, Zoé des crêpes. Après le repas, les enfants vont jouer un moment encore dehors, jusqu’à la nuit. Le silence se fait au salon, un silence profond, on lit Gala, Voici, Grazia, Point de Vue, Elle. De quoi alimenter nos rêves en têtes couronnées tout en nous tenant à l’abri des guillotines. Je lis avant de m’endormir le dossier complet qu’Antoine Michelland a consacré au baptême de Charlotte de Cambridge dans le dernier Point de vue. Où trouvent-ils la force de sourire ?

Jean Prod’hom


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Saint-Sauveur

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Cher Pierre,
De notre lit ce matin, il est difficile de déterminer avec certitude, comme hier d’ailleurs, si le ciel est nu où s’il se cache derrière la pâleur uniforme des nuages ; je me lève pour vérifier, ferme les volets, Sandra dort. C’est seulement en m’arrêtant sur la route de Cadouère que j’aperçois des plis dans la couverture nuageuse et quelques coulées d’argent, j’en profite pour mettre le nez dans les chèvrefeuilles en fleurs.

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Ils sont trois au café du Centre, cigarette aux lèvres, à se refiler des tuyaux sur le mouvement des poissons ; deux d’entre eux travaillent sur le Challenger et pêchent à la canne, ramassent les lançons avec lesquels ils appâtent le bar. Leur bateau est au bout du ponton où un troisième collègue les attend. Je les vois bientôt enfiler leur ciré et relever les bouées.
Je reste avec Désiré, un patron un peu désabusé mais l’oeil vif et la langue bien pendue. Désiré pêche au palan, il me raconte la disparition des activités sur le plateau ; il y a 50 ans, il y avait au port autant de bateaux que de tombes au cimetière, les marins étaient même un peu cache-crue (?) ; mais l’impéritie des politiques, l’ineptie des règlements, le coût de la sécurité, les contraintes écologiques les ont vidés, eux et le port. Ils ne sont aujourd’hui qu’une dizaine, au palan, à la canne ou au petit filet ; et il n’y a guère que deux gros bateaux qui partent pour la semaine. Quand il s’est mis au boulot, il y a trente ans, 27 bateaux ont jeté l’ancre la même année, définitivement. Désiré rit, Désiré est pessimiste, Désiré s’en va sur son palangrier, seul à bord comme son père, faire sa tournée habituelle. Jusqu’à quelle heure ? Il n’en sait rien. ça dépend de lui, et du poisson.

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Les réseaux sociaux on ceci de bien qu’ils vous mettent en contact de très loin avec des gens qui sont tout près. Bernard Bretonnnière, un habitué de l’île, qui lit ces notes et à qui je demande des informations sur deux fleurs aperçues sur la dune, me communique l’adresse de Claude Bugeon, rue Mimosas à Saint-Sauveur ; cet homme à tout faire me reçoit dans une petite pièce remplie de ses bouquins, de ses peintures, de ses gravures – celles de sa femme aussi. Claude Bugeon s’est réfugié sur l’île en 1982 et s’est mis en tête de sauver ce qui pouvait l’être encore ; il a commencé à faire l’inventaire de tout se qu’on peut rencontrer sur l’île : faune, flore, géologie, économie, préhistoire, histoire... Il n’a pas non plus hésité à batailler contre les élus locaux prêts à livrer leur île aux forces de l’argent, il a fait interdire un golf sur la Côte sauvage, classer l’île dont le tiers désormais est inconstructible ; l’indépendance du bonhomme lui a permis de tout dire si bien qu’il ne s’est pas fait que des amis.
Les montgolfières que j’ai observées l’autre jour sur la dune sont en réalité des lagures ovales, et les petites bleues, qui avaient la coiffure hirsute des raiponces, des jasiones des montagnes. Je repars de chez lui avec le premier volume de son journal : Perpetuus Liber (1982-2005), de Yeu, Nature & esprit d’une île – un livre plein de mots commençant par une majuscule et, piquée sur son lexique, la définition du mot cache-crue entendu ce matin dans la bouche de Désiré.

Cache-crue
: oiseau le troglodyte. Parfois donné aussi au roitelet. Tous deux espèces très petites et fugaces. Par ce fait on utilise ce mot pour désigner un gros cachottier, car ces oiseaux sont souvent dans les frondaisons avec des comportements vifs et discrets. La seconde partie du mot (« crue ») souligne bien le sens de « vigoureux » connu au figuré pour le latin crudus.

Je m’arrête encore à la Dilettante, achète à la vigneronne une bouteille de rosé, lui transmets les salutations de François qui m’a soufflé son adresse, elle me parle alors de Marie, de Constance et de Constantinople. Je repars avec sous l’autre bras la correspondance d'Henri Calet et de Raymond Guérin. Il est près de 13 heures lorsque je retrouve les miens à Ker Borny. Tout s’enchaîne alors selon une belle nécessité : catamaran à la Pipe, balade sur la plage, grillades le soir, descente expresse chez Tatie Bichon : gaufres.

Jean Prod’hom

Le monde entier les avait abandonnées

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Cher Pierre,
Le texte que j’ai commis ne précède ni n’annonce quoi que ce soit, il est plutôt un supplément dont le corps principal pourrait volontiers se passer. La préface deviendra une postface, et c’est bien ainsi.

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Quatrième jour de catamaran, le vent a forci sur la plage de la Pipe et les enfants prennent du plaisir ; il bascule au milieu de l’après-midi et cinq d’entre eux chavirent : Lili et May se retrouvent soudain en haut de la coque bâbord, se jettent courageusement à l’eau avant de prendre pied sur la coque tribord qui devient leur refuge ; je fais des photos de leur naufrage, dix-sept interminables secondes pour ces gamines de 11 ans, et leurs parents qui, malgré leurs sourires, n’en mènent pas large ; Benjamin file à leur rescousse, leur donne un coup de main pour redresser l’embarcation. Quant aux trois grands, ils tournent leur catamaran à deux reprises, la première fois parce qu’ils n’ont rien vu venir ; la seconde lorsque l’un d’entre eux se suspend au trapèze face au vent et, plutôt que de contrebalancer la gîte du bateau précipite tout l’équipage à l’eau.
Deux heures donc à ne rien faire, sinon à les regarder évoluer du haut de la Pointe du Pè-de-Coulon, avec une inquiétude qui croît lorsque le bateau de Lili et de May, à la cape, dérive comme une coque de noix en direction de l'Amérique. Benjamin, qui est au four et au moulin, les rejoint 10 minutes plus tard alors qu'elles et leur bateau ne sont qu'un point évanescent, ils les remorque derrière son zodiaque. Elles nous raconteront plus tard, lorsqu’elles auront mis pied à terre, qu’elles avaient eu assez de temps, seules, pour se convaincre l'une l'autre que le monde entier les avait abandonnées.
J’ai rendez-vous au salon de Léa à 17 heures, son employée a du retard ; j’en sors à 17 heures avec une coupe à la Steve Warson. Je fais quelques courses en remontant, les filles ont préparé des pizzas et un tiramisu de fraises.
Il y a de la fatigue dans l’air, chez les enfants et chez les parents. Les plus optimistes promettent à ceux qui le sont moins que tout le monde sera au lit à 22 heures ; à 23 heures, rien n’est encore fait.

Jean Prod’hom

Les préfaciers devraient écrire des postfaces

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Cher Pierre,
C’est à mon tour de tirer la charrette jusqu’au marché de Port-Joinville où Sandra me rejoint à pied autour de 9 heures avec Arthur, Louise et Oscar. Reprends sur la terrasse de l’Equateur, en les attendant, la préface à laquelle je n’ai pas touché depuis deux jours ; j’aperçois en transparence le fil directeur qui la traverse. J’ai travaillé dur, comme pour Tessons, par gros tas, petits tas et modelage ; ça prend du temps, mais je ne vois pas, en l’état, d’autres manières d’écrire.

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Je remonte à pied avec Louise et Sandra, par la citadelle, en essayant de résilier un abonnement qu’une femme-araignée m’a vendu pour l’utilisation de mon natel depuis l’étranger, c’est un attrape-nigauds. S’il lui a été facile de me convaincre de rejoindre sa toile et sa glu, – il a suffi d’un clic –, ce sera assurément une autre histoire de m’en défaire ; les mouches le savent bien.
On déjeune une nouvelle fois dans le jardin, mais toujours plus tardivement : c’était 10 heures le premier matin, c’est 11 heures passées aujourd’hui.
Tandis que les enfants, Sandra, Martin et Valérie se rendent au Centre de voile, je reste avec Oscar à Ker Borny. Il me faudra quatre heures et demie pour arriver à bout de ce texte, en doutant franchement que l’auteur y trouve son compte. Je décide donc de le lui envoyer avant d’aller dans le détail. Avec le sentiment pourtant que quelque chose se libère, et la conviction que je ne pouvais pas écrire autre chose, mais également que ne pouvais pas écrire cette même chose autrement. Il est temps que je passe à autre chose, mais cette autre chose c’est Grignan, et Grignan, c’est encore un peu la même chose.
On se rend à 23 heures sur la prairie de la Citadelle où l’on projette La Chèvre, un film de Francis Veber ; on en revient refroidis. Je reçois un mail de l’auteur du livre dont j’ai été chargé d’écrire la préface ; certains éléments du texte que je lui ai fait parvenir sont, dit-il, trop complexes pour le public à qui il destine son livre, il est en outre un peu trop long. L’auteur me fait parvenir une introduction en fichier attaché, nos textes font double emploi ; me voilà fort emprunté, mais la situation intéressante. Une réflexion assez sommaire, face à l’océan, sur les relations problématiques des auteurs avec leur préfacier m’amène, yeux mi-clos, à conclure ceci : les préfaciers devraient écrire des postfaces.

Jean Prod’hom

Pierre-Levée

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Cher Pierre,
Longue trotte ce matin à vélo, un peu après 6 heures, par Ker Bossi, Saint-Sauveur ; les Vieilles, par La Croix jusqu’à la pointe des Corbeaux à l’extrémité est de l’île. Retour par la Grande et la Petite Conche ; par le Marais salé et le Centre nautique. Les massifs d’hortensias et les roses trémières fragiles et solitaires se partagent équitablement les façades des maisons, quelques lauriers aussi, quelques roses.

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Au port les rescapés de la fête nationale, branlants et avinés, se réjouissent du bon tour qu’ils ont joué à la nuit ; mais, soudain inquiets, ils se demandent d’où ils viennent, plus encore où ils vont, seuls ou à deux ; à respectable distance les uns des autres pour éviter les collisions et les brouilles. Je m’assieds à la terrasse de l’Equateur, la serveuse me demande si je prends la même chose, me lance un à demain lorsque j’enfourche ma bécane.
Julien Gracq et Jean Carrière qui l’interroge ne sont pas tendres avec le Grand Meaulnes, ne voyant dans la première partie que du merveilleux plaqué sur le réel, alors que, me semble-t-il, le merveilleux, si tant est qu’on peut l’appeler ainsi, semble surgir de la masse dans laquelle il sommeillait. Quant à la seconde partie, taillée à la hache, au romanesque décousu, en miettes, elle n’abîme pas le Grand Meaulnes, elle réussit au contraire à faire voir et entendre rétrospectivement le réel enchanté de la première, le réel délivré de ses chaines, l’enfance entière et oublieuse.
Les enfants descendent de leur catamaran lorsque le vent forcit ; on rentre une nouvelle fois à la queue-leu-leu ; mais je leur fausse compagnie à l’entrée de Port-Joinville, file à la Maison de la Presse avant de m’arrêter au cimetière où une veuve m’indique la tombe que je cherche ; celle d’Emile Taübel, coiffeur allemand à Paris, interné à Pierre-Levée au commencement de la guerre, mort sur l’île en 1917 d’une pleurésie, il avait 45 ans. C’est ce que m’a appris l’exposition présentée dans la cour de la citadelle que les garçons nous ont fait traverser hier soir lorsque nous nous rendions au feu d’artifice. La tombe de l’Allemand a subi une rotation de 180 degrés, comme celle du Maréchal Pétain pour lequel une messe sera dite le jeudi 23 juillet dans l’église de Notre-Dame-du-Port. La tombe de Pétain est à l’abri de hauts cyprès, celle de Taübler est surmontée d’un beau relief de pierre blanche, transparente, c’est le visage du Christ aux douleurs qu’un jeune interné autrichien a réalisé à la mort de celui qui était devenu son ami, Rudolf Willersdorf, en résidence d’artiste à Paris, déporté à Noirmoutier sitôt la guerre déclarée, à Pierre-Levée ensuite jusqu’à l’armistice.
Les virées à vélo de ces derniers matins m’ont mis sur les genoux, Valérie et Sandra sont allées se coucher, j’entends Martin qui joue derrière la maison avec les enfants, les nouvelles du jour me tombent des mains.

Jean Prod’hom

Port-Joinville

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Cher Pierre,
Le ciel est couvert devant les anciennes conserveries de Port-Joinville, je fais quelques photos. Tire ensuite trois longs bords pour une maigre collecte ; les caractéristiques de la grève me semblaient pourtant tout à fait comparables à celles de Kérity où la pêche a été si souvent miraculeuse. Fais halte au retour à l’Equateur, la jeune femme à qui je veux passer commande anticipe : c’est bien un cappuccino et un jus d’orange que vous désirez, comme hier, y aurait-il raison, diable, que les choses changent et que vous vous vous rendiez demain chez le concurrent ? J’hésite à contrarier son plan, mais il serait idiot de refuser, aux premières heures, l’occasion qu’elle m’offre de me taire.

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Yves m’envoie un mail, il m’indique qu’Anne-Hélène et lui ont bifurqué une nouvelle fois ; mais à y regarder de près, ce n’est qu’un aménagement de la même idée : les ensembles de cinq photos sont toujours prévus, disposés cette fois sur des tables basses (58 x 38 x 58), couleur gris clair ; les photos sont glissées dans des enveloppes pergamine, qui remplacent donc les boîtes. Hâte de recevoir ces ensembles pour rédiger ce qu’ils appellent les textes de référence.
Je rentre sur ces bonnes nouvelles, le gros de la maisonnée dort, il est 9 heures ; mais Lili bientôt, May, Sandra, Oscar et Louise, aux commandes du vélo à la charrette descendent à la boulangerie pour acheter du pain qu’on tartine de miel et de confiture sous le parasol. Tout le monde est réveillé, le ciel est bleu.
On désœuvre trois bonnes heures, Sandra douche Oscar, Lili et May joue à Ben-Hur, avec les risques que cela comporte ; les garçons ont quinze ans et ça se voit, je lis deux entretiens de Jean Roudaut avec Julien Gracq.
Il y a, en début d’après-midi, un peu de tension sur la plage de la Pipe, chez les enfants et chez nous, on remet en effet pour deux heures et demie nos enfants aux mains d’inconnus. Les deux petites, avec d’autres du même âge, ont besoin d’un peu de temps pour prendre possession des trois catamarans que les animateurs remorquent au large de Port-Joinville ; le vent d’ouest les ramènera au Centre quoi qu’il arrive. Elsa et Louise sont déjà bien loin et semblent bien décidées à se passer de nous ; quant aux trois grands, qu’ils continuent à filer ainsi, vent arrière, en direction du levant ; mais qu’ils apprennent qu’il leur faudra désormais, s’ils souhaitent qu’on les nourrisse encore, tirer de sérieux bords pour remonter le vent jusqu’à la maison. J’essaie, sans le succès escompté, de photographier des papillons jaune-orange qui butinent les immortelles.
Disons qu’on s’est un peu simplifié la vie, Zoé et moi, en achetant trois poulets sortis du grill, des pommes-de-terre frites congelées et des tomates de toutes les couleurs, qu’il a suffi respectivement de glisser au four et d’émincer en rondelles. On repart au port pour le dessert, à la queue-leu-leu, sans Oscar auquel on a confié les clés de la maison ; file indienne à nouveau chez Tatie Bichon pour une gaufre ou une glace, cortège enfin conduit par le porte-enseigne de la fanfare de Saint-Hilaire, caisses claires, trompettes et clairons qui ouvrent les festivités du 14 juillet.
On rentre après un beau et interminable feu d’artifice, laissant derrière nous, au pub de l’Escadrlle et sur la place du port, des restes de rock 'n' roll et les flonflons d’un bal musette, pédalant dans la nuit noire balayée par les lueurs drapées du grand phare.

Jean Prod’hom

La plage des Sabias

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Cher Pierre,
Les goélands, leur nombre, leurs yeux, leurs cris, la tache de sang sur leur bec effraient, j’appuie sur les pédales, le sentier de la pointe du Châtelet au Vieux Château est étroit, des bancs de brume se prennent à la lande.

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Le calme revient au port de la Meule, un retraité lève l’ancre ; la Gazelle repose sur le flanc, plus haut sur l’estran. Je rentre par Saint-Sauveur, l’église est fermée ; sur la place, les exposants mettent à l’abri les étals qu’ils n’ont pas eu le courage de plier hier. Depuis que je suis parti ce matin à 6 heures, plusieurs dizaines de lapins, surpris dans les jardinets des maisons des vacanciers traversent la route en coup de vent et disparaissent dans les ronciers épais ou sur la dune.
Bois un café et mange un pain au chocolat à l’Equateur, il est 8 heures ; les jeunes tenanciers des bars de Port-Joinville préparent leur terrasse, embarqués pour l’heure dans la même histoire ; ils sourient, plaisantent avant de redevenir des rivaux ; les clients sont encore rares, on devine qu’il en ira autrement tout à l’heure ; à l’Equateur le wifi est libre, je relève mon courrier. M’arrête au cimetière en remontant ; avec leur hautes croix blanches, on dirait un port de plaisance bondé, mais ici pas d’accastillage, pas de souplesse, la mer est de terre ; les tombes s’enlisent, quelques-unes se déchaussent, d’autres se brisent ; les vagues sont comme des statues de sel ; des jarres à anse, en plastique bleu, sont suspendues à des crochets en trois endroits du cimetière. Me demande bien ce qu’est venu faire Pacifique Ricolleau dans ce bazar
Oscar devra s’y faire, sanglé de près dans le charriot fixé à l’arrière du vélo de Sandra, surveillé par Louise qui les suit. On se rend au Casino faire quelques course ; je monte à Notre-Dame-du-Port d’où j’entends les grandes orgues s’ajouter aux dunes pour contenir l’océan.
Il y aura du va-et-vient toute la journée entre Port-Joinville, la plage des Sabias et Ker Borny ; il convient en effet, à douze, de s’accorder au plus vite sur la forme de l’île, de fixer quelques amers, se familiariser avec deux ou trois itinéraires, et pour certains, apprivoiser quelques noms propres.
Je crois voir, un peu avant minuit le bout de la préface qui m’a été demandée, je constate à ma stupeur que ce n’en est pas une.

Jean Prod’hom

Ker Borny

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Cher Pierre,
La ville de Poitiers, comme celle de Lübeck, entretient soigneusement les traces de son ancienne prospérité ; elle abrite aujourd’hui, comme la petite ville du Schleswig, des grappes d’étudiants qui peinent à se réveiller le matin ; pas un bruit dans la rue, on n’ouvre l’oeil qu’à 8 heures.

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La moquette de l’hôtel de l’Europe où l’on a passé la nuit donne une image assez juste de l’état de notre continent : les bords s’effilochent, le centre est usé jusqu’à la corde ; les dirigeants racontent à qui veut que les étoiles brillent encore, si bien que la grande brocante passe aux yeux du naïf pour un magasin d’antiquités, l’usure pour de la patine, le Mont-de-piété pour une banque.
Pendant que Sandra et les enfants font quelques courses au marché, je vais poster un colis pour Chamaret avant de faire une visite à Notre-Dame-la-Grande ; y fais la connaissance de saint Expedit à qui les étudiants, lorsqu’ils sont à la bourre, ont l’opportunité de demander un peu d’aide. Les ex-votos au pied du saint indiquent qu’ils sont nombreux à recourir, avec succès, aux services express de saint Expedit.
Ma foi aura montré ses limites entre Poitiers et Niort, on roule en accordéon ; mes prières ferventes n’ont en effet pas convaincu le patron de la circulation routière qui a placé sur l’autoroute deux ou trois chicanes. Nous arrivons à un peu plus de 15 heures à Fromentine. Sandra est arrêtée par la gendarmerie nationale entre le parking et le point d’embarcation, pour avoir roulé cinquante mètres sans ceinture de sécurité et avec Valérie au bout du fil. Elle écope d’un avertissement, ça aurait pu être pire.
La maison qu’on va occuper à douze – un chien, sept enfants et quatre adultes – est à l’intérieur des terres, tout près de la citadelle. Elle ressemble à ces maisons de style international qu’on rencontrait autrefois à Cos et à Ibiza, mais qui ont colonisé aujourd’hui les rives des mers et des océans du monde entier.

Jean Prod’hom

Monsieur Picassiette d’Eduardo Franzosini

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Cher Pierre,
Les cuisinistes posent ce matin les derniers éléments tandis qu’on charge la voiture, avec les variations d’humeur que provoque immanquablement ce type d’événement. Pour couronner le tout, la connexion téléphonique nous lâche, et avec elle l’internet. Il est un peu plus de 10 heures lorsqu’on s’en va.

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Une étude très superficielle des itinéraires jusqu’à Fromentine me fait pencher pour celui de Bourg-en-Bresse, Mâcon, Montluçon, Bourges, Tours, Angers et Nantes ; pas sûr que le GPS auquel je confesse mon choix me donne l'absolution. Il nous envoie finalement en pénitence au nord, par Orléans et Chartres, sans qu’on puisse réagir à temps si bien qu'on ne quitte pas l’autoroute de la journée. Je cherche des yeux la maison où vécut Raymond Isidore, je ne vois que l’ivraie que laissent les batteuses. Poursuis la lecture de la curieuse biographie (Monsieur Picassiette) que lui a consacrée, il y a exactement 20 ans, Edgardo Franzosini.
Les K nous ont dépassés un peu avant Genève, on ne les reverra pas avant demain, ils nous ont parlé de Poitiers alors qu’on songeait à la Loire, Tours et pourquoi pas Saint-Florent-le-Vieil. Total les K dorment à Tours et nous à Poitiers.
Je termine la lecture du Monsieur Picassiette, qui me rappelle le Saint Benoît Joseph Labre d’André Dhôtel ; j’en extrais ceci : ... pour comprendre pleinement un homme et son oeuvre, plutôt que d’en lire la biographie, il vaudrait toujours mieux en écrire une soi-même.

Jean Prod’hom


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Dans la place forte

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Cher Pierre,
Les deux heures passées à la bibliothèque, sitôt réveillé, me font croire un instant que je suis entré dans la place forte, et que cette préface à laquelle je travaille depuis deux jours pourrait être hors d’eau en fin de semaine ; c’est de l’intérieur alors que j’aurai à terminer la bâtisse, pièce par pièce, de telle manière qu’on puisse passer de l’une à l’autre, quel que soit l’itinéraire. Je souris à l’idée que, lorsque j’aurai terminé, personne ne pensera une seconde aux efforts qu’il m’aura fallu déployer pour que ces quelques pages atteignent, comme je l’espère, leur point d’équilibre.

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Michel jette un coup oeil aux travaux qui seront entrepris pendant que nous serons à l’île d’Yeu, c’est lui qui sera notre répondant auprès de l’assistante de l’architecte avec laquelle nous avons rendez-vous à 14 heures ; le peintre et le chauffagiste nous rejoignent. On traite des détails dans lesquels se cache le diable, tout le monde semble mettre de la bonne volonté.
Les filles ont fait leur sac, Arthur peint avec sa mère la porte d’entrée. Ce soir, Sandra, Louise, Lili et leur frère descendent au Stade olympique pour Athletissima, je feuillète les premiers numéros du Passé simple, tout nouveau mensuel romand d’histoire et d’archéologie que j’ai reçus hier par la poste, m’arrête aux éditoriaux ; j’y lis plusieurs choses : d’abord que l’homme est plus fort que la machine et le croisement mécanique des données informatiques ne remplacera jamais l’esprit de finesse. Que les croyances, en histoire comme ailleurs, ont la vie dure. Et enfin, que les récits de fondation des groupes sont pris en charge tout autant par ceux du dedans que par ceux du dehors.
Il est temps de faire mon sac.

Jean Prod’hom

Double opération de jardinage

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Je laisse Louise au parking d’où j’aperçois, en contrebas, une grande tablée autour de laquelle les douze fillettes du camp déjeunent. Au café où je fais une halte en rentrant, la conversation de hier matin continue, mais plus trace du suicidé de la veille qui semble avoir commencé à se faire une place viable dans leur mémoire.

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Double opération de jardinage, je fauche le verger et, pour la première fois cette année, le talus. M’attaque ensuite au fouillis dans lequel j’ai laissé cette satanée préface hier avant d’aller me coucher ; deux bonnes heures ce matin à faire des andins puis cinq ou six tas cet après-midi, avec l’impression que tout n’est pas perdu, mais bien loin encore de cet archipel auquel il me faudra bien enfin toucher.
M’accroche avec Arthur à propos du travail libre et du travail rémunéré, il ne comprend pas l’intérêt du premier ; quant au second, il doit être naturellement vite fait pour rapporter plus ; nos points de vue sur la question sont actuellement irréconciliables, il est préférable que je m’éloigne ; coaché par sa mère qui termine de ranger la véranda dont j’ai rendu hier soir l’accès possible, Arthur se lance finalement dans le rafraîchissement de la porte d’entrée.
On voit le bout des travaux et le temps a fraîchi, ce sont les deux bonnes nouvelles du jour. Et puis Louise a passé une belle journée à Thierrens, elle me raconte un peu en rentrant ce qu’elle a fait ; sa conception du travail est diamétralement opposée à celle de son frère.
Marinette nous invite à manger, dehors ; on assiste impuissants, dedans, à la défaite de Wawrinka contre Gasquet. On ressort avec une petite laine.

Jean Prod’hom

Ces artistes-là avancent par à-coups

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Les choses vont leur chemin, j’ai vu hier Yves et Anne-Hélène, je m’y fais bien ; ces artistes-là avancent par à-coups, s’enflamment, refroidissent, bondissent, se raidissent, bifurquent ; c’est ainsi, semble-t-il, qu’ils trouvent des équilibres.

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On se quitte d’accord sur les points suivants : dans la salle du fond, quatre ou cinq casses d’imprimerie (65 x 52) posées sur des chevalets, avec quatre ou cinq textes tirés de Tessons, grand format, sur les murs.
A l’entrée, des ensembles de cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène (format carte postale) avec, pour les accompagner cinq textes écrits pendant l’été, le tout installé sur cinq panneaux posés sur des chevalets. Aux murs, les tessons des hauts de casse fixés avec des « gommettes » ; un texte, grand format, au statut à définir ; et peut-être un ou deux extraits de Marges (le livre ou le site).
Seront mis en vente, à des prix raisonnables, les vingt-cinq photos et les cinq textes écrits pendant l'été, glissés dans une boîte fabriquée ad hoc, série limitée.
Ma tâche consistera donc, dans les jours qui viennent, à choisir les extraits de Tessons pour la salle du fond, ceux de Marges pour l’entrée ; à rédiger, d’ici fin août, les cinq textes qui accompagneront les cinq ensembles de cinq photos que m’enverront Anne-Hélène et Yves vendredi prochain ; et puis choisir les textes qui seront lus à Grignan.

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C’est finalement à 9 heures seulement que je conduis Louise à Thierrens, les participants au camp déjeunent à l’ombre d’un tilleul. Je fais une halte au retour sur une terrasse ; à la table voisine, trois paysans boivent un café, l’un s’en va mais un autre aussitôt le remplace ; ils parlent, parce qu’ils ne peuvent pas y croire, du suicide de l’un des leurs ; ils bégaient des questions, cherchent une explication, évoquent la lourdeur de leur tâche, les paiements directs, les sautes d’humeur de la météo qui mettent sur leurs épaules une pression qu’on n’imagine pas, c’est ainsi qu’ils se serrent les coudes.
On bat le colza à Valeyres, il est vert à Chavornay comme à Saint-Cierges ; idem à Chapelle ajoute celui qui en revient ; à force, chacun sait ce qui se passe chez ses voisins et les informations vont jusqu’au bout du canton. Ils se sentent ainsi moins seuls. Lorsque je m’en vais, ils ne parlent plus du mort, l’obligation de vivre a été plus forte ; non pas qu’il soit oublié, au contraire, c’est parce qu’ils laissent au disparu le temps de chercher et de trouver sa place dans leur mémoire, ça prendra du temps. Le soleil tape fort, les trois paysans semblent tous avoir été baptisés avec leur casquette vissée sur leur tête.
Je passe le reste de la journée à rassembler quelques idées pour une préface qui me semblait une partie de plaisir ; mal m’en a pris, je ne vois toujours pas quel fil saisir, et si même il en existe un. Repars donc pour Thierrens où je fais quelques courses, Gwenaëlle est contente du travail de Louise qui y retournera demain. Je fais réchauffer en rentrant des raviolis en boîte qu’Oscar renverse lorsque j’ai le dos tourné ; on mangera une tomate, une pomme, une carotte, un morceau de fromage, quelques gnocchis et le reste du taboulé.
Un vent frais s’est levé en soirée, Lili regarde Grand Galop dans sa chambre, on fait le petit tour ; Louise et Sandra dans le sens des aiguilles d’une montre, Arthur et moi dans l’autre sens ; on parvient à les convaincre, au milieu du chemin, de revenir sur leurs pas.

Jean Prod’hom





Descends à 17 heures à Treytorrens

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Cher Pierre,
Les ouvriers ont attaqué ce matin les parquets du séjour et de la salle à manger, les deux pièces s’éclaircissent soudain. L’architecte est en voyage de noces, ce n’est pas la meilleure des situations, sans compter que nous ne serons plus là pour suivre les travaux – qui ne seront pas terminés vendredi. Son assistante qui le remplace a peut-être quelque chose à démontrer ; si c’est le cas, on peut partir sans crainte.

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La bibliothèque est dans un désordre tel que je décide de monter mon ordinateur dans les combles. J’envoie à la revue qui m’en a fait la demande les 12 textes que Françoise a relus ; j’informe le responsable qu’ils devraient être assez indépendants pour se partager une page, j’ajoute lâchement qu’ils peuvent même être réduits à 11, 10, 9,… 2, 1 et même zéro.
Louise a besoin d’un pique-nique pour demain, elle va passer la journée avec Gwenaëlle à Thierrens ; on se rend à la COOP d’Oron, Lili nous accompagne. J’achète du taboulé  que je fais tremper et refroidir dans un mélange de tomates, d’huile d’olive, d’oignons, d’un peu de citron. Qu’on mange sous le hêtre à midi, c’est tout à fait convenable.
Arthur descend en début d’après-midi à vélo pour le lac, Sandra rédige dans le garage les commentaires de son livre de physique, Lili et Louise qui se sont affairées en silence dans leur chambre la convainquent d’aller à Bellerive. Quant à moi, je peine à reprendre la chantepleure là où je l’ai laissée hier, empaquète les 100 affichettes et les 300 cartons qu’il me faut envoyer à Grignan avant la fin de semaine. Descends à 17 heures à Treytorrens retrouver Anne-Hélène et Yves, on prend quelques décisions importantes dont il faut que je parle à Christine dès demain.

Jean Prod’hom

Chantepleure

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Cher Pierre,
La canicule n’a pas desserré les dents, je m’efforce de passer entre les gouttes, le matin à l’ouest dans la bibliothèque, l’après-midi à l’est dans le jardin.

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J’en ai terminé hier avec l’année scolaire 2014-2015, je reprends ce matin les 12 textes que je suis allé rechercher, il y a un mois, dans la fosse à bitume ; ils attendaient bien sagement, certains depuis plusieurs années ; il ne m’a pas été trop difficile de retrouver ce qui s’y jouait et de leur redonner ici et là un peu de la lumière et de l’ombre que je croyais y avoir mis. Françoise a accepté d’y jeter un coup d’oeil avant que je les fasse parvenir au responsable de la revue qui m’a contacté.
M’attelle ensuite à la seconde tâche que j’aimerais mettre en boîte avant de partir en famille, vendredi, pour l’Île d’Yeu. Elle me conduit à une représentation datant du premier quart du XIVème siècle, on y voit un jardin qui chante ; il pourrait être celui d’Anne de Graville et Pierre de Balsac dans l’Aveyron, encadré par deux rangées d’arbres ; la main de la fortune tient une chantepleure qui répand son contenu sur les plantations. On peut lire la devise suivante :  Musas natura, lacrymas fortuna, qu’on pourrait traduire par : Les arts, naturellement, mais pas sans larmes, ça ne m’avance guère.
L’auteur de l’article – wiktionary – sur chantepleure renvoie au texte de l’évangile de Matthieu qui remet un peu de jeu et d’asymétrie dans cette affaire : Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer : Je ne connais point cet homme. Et aussitôt le coq chanta. Et Pierre se souvint de la parole de Jésus, qui lui avait dit : Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. Et, étant sorti, il pleura amèrement.
J’ai encore bien à faire mais je m’arrête là ; on part en famille à Froideville nous doucher et manger.

Jean Prod’hom

Incorrigiblement tourné vers le bonheur

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Cher Pierre,
La canicule a ceci de bon qu’’elle oblige à nous coucher tard et à nous réveiller tôt, si bien que les jours s’allongent sans qu’on le veuille vraiment. Je rédige, sitôt levé, l’e compte-rendu de la course de trial qui a eu lieu le week-end passé sur les rives du lac de Zurich, en utilisant les notes que m’a fait parvenir Jean-Daniel ; redistribue ce qui s’est entassé depuis quelques semaines dans la bibliothèque, bois un café. Anne-Hélène me téléphone, elle est mal en point, c’est le soleil, on se verra lundi prochain seulement, à 5 heures au Bugnon.

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J’’en profite pour descendre au milieu de la matinée à la mine, mettre un peu d’’ordre dans mes affaires, vider quelques armoires, en extraire ce qui ira à la benne ; l’’idée est simple, quitter dans deux ans ma charmante prison les mains dans les poches, discrètement, léger, avec un stylo peut-être, et le livre que je serai en train de lire ; j’ai du travail, certaines armoires sont encore pleines de choses dont j’ai à me séparer.
Je mets à la poubelle des rouleaux de scotch, une cargaison de trombones que je n’utilise plus depuis des années, des boîtes de punaises dont plus personne ne voit l’emploi ; je récupère, à l’inverse, un paquet d’élastiques que j’ai gardé au fond d’un tiroir, au cas où, qui me serviront à maintenir roulées les affichettes de Grignan que je compte distribuer ici ou là.  
Je place dans une boîte l’’indispensable : un tube de colle, une paire de ciseaux, une agrafeuse, un taille-crayon, une machine à calculer, une équerre que j’utilise en début d’’année, quelques stylos et quelques crayons ; en déplace une autre qui contient quelques objets que je n’’ai guère utilisés mais qui ne m’’ont jamais lâché. Ils ont été comme des promesses, ou des idées régulatrices : deux clochettes qui tintent à un demi-ton près, un cadenas avec sa clé, cinq dés à jouer taillés dans de l’épicéa, un sablier.
Je réunis en haut d’’une étagère une poignée de livres que je souhaite ouvrir une dernière fois dans le cadre scolaire ; il y a Claude Gueux, Un peu plus loin sur la droite de Fred Vargas, Derborence, quelques Maigret, le Christophe Colomb de Jules Verne, le Pourquoi tu veux que ça rime d'Odile Cornuz, Le Grand Meaulnes, le Double assasinat dans la rue Morgue, Le Crispougne de Daniel Thibon, De ma lucarne et Contre l'oubli d'Henri Calet, le C.V. de Dieu de Jean-Louis Fournier, Je ne veux plus aller à l'école de Claude Klotz. D’autres, je le crains, les rejoindront au cours de l’été.
Il est quatre heures lorsque je quitte la classe, m’arrête à la Dubarde, y dépose le livret scolaire de S. qui n’est pas à la maison. Raymond m’invite à boire un verre de rosé ; on parle de la mine des Roches, des travaux qu’il y a réalisés, de ses petits-enfants, de l’abbaye qui se déroule au Châtaignier, de l’école, de l’ancienne laiterie.
il est un peu plus de 18 heures lorsque j’arrive au Riau, on mange un peu de fromage, quelques abricots, des fraises. Je relis avant de me coucher les très belles pages que Jean-Christophe Bailly consacre aux jardins ouvriers dans Le Dépaysement. Admirable écriture, celle d’un homme incorrigiblement tourné vers le bonheur.

Jean Prod’hom

Travaille, creuse, orpaille

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Cher Pierre,
L’engagement des élèves et l’écureuil qui sommeille en chacun d’eux auront eu raison de mes prévisions ; on ramène le pactole de Naples. J’écris un mot aux parents, y joins des photos de classe et la somme qui leur revient. A eux la répartition de celle-ci selon leur conception de la justice distributive.

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Il y a le feu dans l’aula et aucun air ne s’invite par les portes grand ouvertes, chacun agite son éventail ou le programme ; belle cérémonie cependant, avec deux points d’orgue : la lecture faite par le directeur de Tu es plus belle que le ciel et la mer. Je ne suis pas loin de penser avec Cendrars qu’il faut parfois dégager. Et c’est en souriant que je remets à chacun de ceux que j’ai accompagnés depuis trois ans le viatique qui les rend à la liberté. Va-t’en ! Regarde mais surtout dégage !

II y a l’air il y a le vent
Les montagnes l’eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Travaille, creuse, orpaille ; fais ton pain, mais surtout fais ton lit et dégage ! Quitte ce maître dont tu ne tireras rien ! File ! Il y a tant de choses en-dehors des murs de cette prison, regarde, descends dans le puis, monte sur les cimes.

Et puis, second point d’orgue de cette cérémonie, le coup double de Samuel qui reçoit son certificat, mais aussi le prix que le conseil de classe a décidé de lui remettre pour l’ensemble de son parcours.
Les civilités ne sont pas mon fort, je n’y coupe pourtant pas. On se retrouve tous, enseignants, élèves et parents dans la cour devant le réfectoire, on parle de certaines choses, on en tait d’autres, on sourit parfois.

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Madeline a essayé de m’atteindre depuis quelques jours par téléphone, sans succès ; elle décide de faire un saut au Riau. On passe un délicieux moment sous le foyard et le chêne qui mélangent leurs branches au fond du jardin. On parle de maman, de leur cercle de lecture, de quelques livres. On prend rendez vous pour le 24 septembre ; je rejoindrai leur groupe à Peney, dans la fermette que Madeleine occupe en été depuis 1969, seule depuis que son mari est décédé. Je me réjouis.

Jean Prod’hom

Sois un peu fou mais ne perds pas de vue la raison

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Cher Pierre,
Lorsque je remonte ce matin au Riau pour mettre la main sur les photos que je ne retrouve plus au Mont, les échafaudages de la maison ont été escamotés et le pignon a fière allure ; Sandra a fait du bon travail, c’est elle qui a choisi et pris les décisions qu’il fallait prendre.

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Je la retrouve toute pimpante devant la salle de la Douane à Moudon où se déroulent les promotions, le mousse en finit aujourd’hui avec l’école obligatoire. Cette officialité n’intéresse ni Lili ni Louise qui font bande à part : elles ont préféré participer au cortège de leur école à Mézières.
J’ai trouvé ces derniers jours le mousse lumineux, sur le point d’accepter pour toujours que sa tête repose sur ses propres épaules. On va manger à Servion pour fêter l’événement, il boit une bière et un verre de vin, mange comme un ogre, rempli de sollicitude pour Louise et Lili qui le regardent avec une mystérieuse admiration.
Sandra, avant de rentrer au Riau, le conduit à Peney où une fête est organisée ; nous ne le reverrons certainement pas avant demain. Je m’inquiète un peu, bien conscient pourtant de la nature de ce double bind : vouloir que notre fils soit assez prudent pour ne pas succomber à la folie des groupes et à leurs égarements. Souhaiter tout de même qu’il se montre ouvert aux aventures qui se présenteront et lui permettront de goûter à l’inédit. Sois un peu fou mais ne perds pas de vue la raison, j’entends la double injonction par laquelle chacun de nous est invité à réaliser l’impossible.
Louise prend goût à la vie de sauvage, déroule un sac de couchage dans le jardin, elle s’y glisse pour la nuit ; Lili dort dans sa chambre, comme un ange.

Jean Prod’hom

Le train ne nous attendra pas

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Cher Pierre,
On a déjeuné et fait les rangements, Micheline est très émue lorsqu’on s’en va, Bernard aussi mais il ne le montre pas ; on descend sur le macadam avant de trouver le sentier qui longe la Baumine. Il faut se hâter, le train ne nous attendra pas.

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C’est le père d’une élève qui me ramène au Mont où je travaille d’arrache-pied tout l’après-midi. Les comptabilités des camps à Naples et dans le Jura sont prêtes à 5 heures, je repars pour Baulmes et les Combettes. Mais le berger et la bergère ne sont pas rentrés de Bioley-Magnoux où ils ont pirouetté et engrangé, avec leur fils, des balles de foin.
Je laisse un mot et une boite de chocolats sur la table en-bas des escaliers, Cannelle aboie ; Micheline et Bernard me font penser à Philémon et Baucis. Fais une halte chez A qui habite cette petite ville du pied du Jura, on y vivrait bien. Je rentre ensuite au Riau, les cartons d’invitation de Grignan sont arrivés. Yves et Anne-Hélène m’attendent au Bugnon samedi matin.

Jean Prod’hom

Les dessus de Baulmes

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Cher Pierre,
La canicule s’est installée en plaine ; elle menace en altitude celui qui n’aurait pas pris les devants en aménageant, sous un sapin blanc ou un épicéa, un abri de fortune. Certains jours le soleil est trop fort, seules l’eau des ruisseaux et l’ombre des bois résistent.

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Je remonte en surface à 5 heures 30, la nuit venue des montagnes par la fenêtre grand ouverte m’a lavé ; je laisse la dureté du plancher et la paillasse vide, salue les veaux qui me suivent jusqu’à l’angle de l’enclos ; je continue seul sur le chemin qui monte en pente douce de l’autre côté de la combe, avant de faire une conversion et de m’offrir d’un coup l’horizon, de Rorschach à la pointe d’Yvoire, avec derrière les Préalpes et les Alpes qui font cause commune, ne laissant à l’oeil que le tracé d’une découpe à laquelle le manque de périodicité donne son charme et qui nous ressemble.
A mes pieds, à la lisière où je m’assieds, des scabieuses et des centaurées, quelques fraises et des campanules,
Le pays de Vaud est en morceaux carrés ou rectangles, couleur de terre, vert tendre, seigle ou orge, immobilisés par le remaniement parcellaire mais que les longues courbes d’anciens tracés ressuscitent.
Les roulottes des jeunesses du canton font du pointillisme entre Valeyres-sous-Rances et Orbe, c’est dès mercredi le giron du nord. Les bois dérobent à l’oeil les ravins creusés par les rivières qui descendent du Jura avec leur secret. Témoins de ce qu’on a oublié, des haies, des sections de haie, des bosquets, des arbres solitaires. Je vous détrompe, ce n’est pas une carte postale, on est dedans.
Belle fin de matinée avec Joël qui nous fait voir les géants dont il est le gardien, sapins blancs et épicéas, foyards. Il nous raconte ce qu’on voit pour la première fois ; on reviendra pour voir ce qu’on n’avait jamais vu.

Jean Prod’hom

La Combette

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Cher Pierre,
Dernière mission cette année, faire voir aux petits de 9ème l’existence, même lointaine, d’une possibilité, celle de vivre à 1200 mètres d’altitude, dans un chalet d’alpage, sans réseau et sans électricité, presque nus, avec des lapins, un chien, des veaux, des génisses et des bergers.

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Les ornières du chemin que l’on suit de Trois-Villes à l’alpage des Naz n’ont pas eu le loisir de se faire un lit très profond, peu de circulation ; mais des fraises sur le talus, chaudes et douces comme un baiser, pas assez nombreuses cependant pour remplir le creux de la main et combler nos gourmandises.
Il nous faudra deux grosses heures de marche et un pique-nique, chacun cherche un peu d’ombre, pour croiser le premier troupeau de vaches.
Micheline et Bernard, qui font la saison à l’alpage de la Combette, nous accueillent avec un grand sourire ; du monde ils n’en voient guère depuis un mois. Leur fils a repris le domaine de Bioley-Magnoux, à lui maintenant de faire ses expériences à l’abri du regard des aïeux. Et puis ça fait des lustres que Micheline et Bernard souhaitent vivre au rythme des bergers et des bergères. La bergère a placardé un mot de bienvenue et placé, à son pied, une gerbera dans une bouteille, souvenir du mariage de son fils.
La pauvreté des moyens, l’étendue des pâturages et du ciel, la gentillesse de nos hôtes, les heures qui zigzaguent en tous sens, les portes qu’on ne ferme pas, la rareté des règles, le désir des hommes et des bêtes de persévérer, tout concourt à plonger les gamins dans une espèce d’euphorie qui les conduit à concevoir des jeux sans queue ni tête, des courses sans vainqueurs ni vaincus, et on se plaît à imaginer l’un d’eux lisant Alice au pays des merveilles, tandis qu’un ballon roulerait en bas la montagne, que des voix traverseraient la combette et que des friandises tomberaient du ciel.
Sandra nous livre les provisions et les sacs de couchage au milieu de l’après-midi, Joël vient aux nouvelles. Un chamois broute au-dessus du chemin qui mène à la Côtelette, on boit un verre. Le soleil finit par descendre derrière l’Aiguillon mais traîne de l’autre côté, et claire les sapins tout en-haut de l’arête qui conduit au Suchet, d’où, lorsque la nuit se sera établie, la lune se lèvera.
Les enfants auront cessé, je l’espère, de s’accrocher au jour et le tintinebulement des cloches, tantôt ici tantôt là, rappelleront la présence invisible de ce qui ne se dit pas, auquel nous faisons tous une énigmatique et mystérieuse confiance.

Jean Prod’hom

L'UBS Kids Cup

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Cher Pierre,
Impossible de rester sous les couettes, par solidarité peut-être ; en effet, Sandra et Louise sont en route depuis 7 heures déjà, elles sont allées à Oron donner un coup de main aux organisateurs de la finale vaudoise de l’UBS Kids Cup. Je me lève donc, allégé de Naples, délesté du poids des responsabilités, comme reposé. Restent cependant quelques tâches qui me rebutent et dont il indispensable que je me débarrasse méthodiquement. Je m’y attelle. Je termine aussi la rédaction des notes laissées en plan hier, fais mon sac pour Baulmes. J'ai reçu hier les affichettes pour Grignan, sans les cartons, j’envoie quelques mails.

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Le soleil tombe de haut à Oron, mais tout droit et brûlant, je m'en veux de ne pas avoir pensé à un couvre-chef. Lili participe à cette finale sans grand entrain, réjouie toutefois de remettre un bouquet de fleurs à Léa Sprunger, un peu moins certainement de serrer la main de notre ramoneur, syndic d'Oron, celui à qui j'avais téléphoné il y a quelques années, effrayé par le feu qui sortait de notre cheminée, et qui m’avait répondu : Pas de risque, laissez-le brûler !
Llil s'échauffe sous la direction de Léa Sprunger, puis saute, lance et court, le plus loin et le plus vite possible. Je rentre au Riau lorsqu’elle en a terminé, tandis que Sandra et Louise terminent ce qu'elles ont commencé : la première note les résultat que la seconde lui transmet après avoir mesuré la longueur des sauts de chaque concurrent.
Lucette et Michel nous ont invités à mettre les pieds sous la table, ce n'est pas de refus. Si cette fin d’année nous a mis sur les genoux, elle ne nous a cependant pas coupé l’appétit.

Jean Prod’hom

Tout se sera passé au mieux

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Cher Pierre,
La ville se réveille à peine lorsque nous rejoignons, à 6 heures, la place Garibaldi ; l’Alibus nous emmène à Capodichino. L’embarquement se fait sans douleur, je traverse le ciel avec les élèves à tribord et la mer à babord, les gamins s’endorment, tout se sera passé au mieux.

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Avant de quitter François et Sylviane qui m’ont fait l’amitié de nous accompagner, – et combien le métier du premier m’aura été précieux –, six élèves chantent des remerciements improvisés entre Genève et Morges. Comment ne pas fondre ?

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Je remonte au Riau, Sandra et les enfants ont le sourire, la journée balade-galop a ravi les filles. Sandra a dû montrer à l’architecte qui était le maître-d’oeuvre ; quant à Arthur, il me raconte qu’il est rentré l’autre jour d’Ogens au petit matin, avec son copain de Ropraz, à pied ; il leur aura fallu près de quatre heures. Comment ne pas fondre une seconde fois
Je vais faire une sieste au milieu des gravats, avant de mettre à jour les maigres notes que j’ai prises lors de ce séjour à Naples. Attachées à un mail que m’envoie Claude, la couverture et la quatrième, tout est prêt, l'impression va démarrer sous peu, les exemplaires seront prêts pour Grignan.

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Jean Prod’hom

Largo Banchi Nuovi

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Cher Pierre,
Le métro sort de terre après avoir passé le Pausilippe, la mer apparaît alors entre les HLM, parfois le cap Misène et le vieux bourg de Procida, le sommet des collines d’Ischia. Toujours le bleu du ciel. Pouzzoles ne ressemble à rien, on monte jusqu'à la Solfatare ; la Grande Bocca expire des exhalaisons qui indisposent les plus délicats, le grand bourbier est vide de fange ; des portes des étuves du purgatoire et de l'enfer s'échappe le souffle du diable. Un guide de Pouzzoles, croisé au guichet du site, ne croit guère au plan d’évacuation, mais il ajoute qu’il ne vivrait pour rien au monde dans nos montagnes.

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L'épicière qui fournit la buvette me propose un pannino à la carte, un bello pannino, bello ma non a balla, ajoute-t-elle. Il a en effet belle allure mais pas que, j’en témoigne. On rentre en ville par le même chemin.
Le musée archéologique est fidèle à lui-même, comme les Napolitains : les fenêtres sont restées ouvertes, les gardiens n’ont pas quitté le fauteuil dans lequel ils somnolaient il y a une année; seuls les deux athlètes de la maison des papyrus ont fait faux bond, ils sont à Milan ou à Vancouver. Les gamins traversent les salles au pas de charge, s’étonnent au passage de la taille des abacules ; les peintures de Pompéi laissent ce sentiment étrange que, si les hommes du 1er siècle représentaient et se représentaient les choses un peu comme nous, ils le faisaient avec une profondeur un peu différente, moins technique, moins raisonnable, moins systématique, donnant aux choses et aux êtres un corps, une peau, une vie que nos calculs et nos chambres obscures ont raboté.
Les gamins vont faire quelques achats, je retrouve un peu de liberté. Piazza Bellini, une trentaine de personnes tournent une scène d’une comédie intitulée Vita cuore battito. Une heure de cris, de regards noirs, de discussions, de reproches, pour la mise en boîte d’une quinzaine de secondes ; pas de place pour le hasard et les circonstances dans ce cinéma-là ; on se réjouit de son autre orientation, car au fond le cinéma c'est ça, disait Godard, il suffit de filmer des gens libres.
A Santa Chiara, Michèle épouse Francesco ; j’assiste à la cérémonie avec, à mes côtés, Ludovico da Casoria, mathématicien et physicien, préoccupé par la pauvreté, créateur de revues, de congrégations, béatifié en 1993, sanctifié l'année dernière ; à bien regarder son visage, je comprends pourquoi certains ont tout donné pour le suivre.
Sur la place Bellini, ça s’agite encore, mais l’équipe n’a pas avancé d'un pouce ; je les quitte fatigué, fatigué à l’idée de ce qu’il leur reste à faire, sans même oser imaginer quoi et pourquoi. L'écriture a ceci de particulier qu'elle n'use de rien ; tout est si lourd en dehors d'elle, hormis marcher. L’atelier des deux frères Lebro est fermé, leurs voisins de palier me confient qu’ils ont bien vieilli.
Des élèves ont réservé des tables au sud de Santa Chiara, pour un repas qui conclut leurs onze ans d’école obligatoire. En remontant à l’hôtel, nous nous arrêtons sur le Largo Banchi Nuovi pour une fête imprévue, rythmée par des voix, une guitare, des castagnettes et des tambourins. On regroupe les sacs à dos dans un coin de la place, les gamins se lancent à l’eau, accueillis à bras ouvert par les Napolitains ; danser la tarentelle, ils ne pouvaient espérer meilleure fin.

Jean Prod’hom


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Procida

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Cher Pierre,
Diane à 6 heures 30, déjeuner, métro ; embarquement à Beverello ; on longe le golfe de Naples jusqu’au cap Misène avant de lâcher le continent et mettre le pied, à deux pas seulement, sur l’île de Procida.

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On monte par petits groupes au sommet du bourg médiéval ; visite de l’abbaye de Saint-Michel l’Archange, lequel a sauvé l’île des Sarrasins : une dizaine d’ex-votos sont accrochés dans le couloir qui mène à la salle de la confrérie ; on s’installe dans les stalles de bois vernis, embellies par les ans ; de vieux cercueils ont échoué dans la pièce ; on aperçoit d’autres barques par la fenêtre ouverte, avec le bleu de la mer qui se confond avec celui du ciel, une rumeur. Les Bénédictins avaient décidément bon goût.

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C’est dans le petit port de pêche de Corricella, blanchi par le soleil, retouché par les couleurs pastel des barques qu’on mange. Baignade ensuite sur la plage qui jouxte le port, la Chiaia, ambiance bon enfant, je ramasse quelques tessons, les gamins m’en amènent, Samuel m’en offre une poignée.
On retrouve en soirée au Gambrinus notre guide pour une visite extraordinaire des citernes et des cuniculi creusés sous les quartiers espagnols, aqueduc assurant la distribution de l’eau jusqu’à l’extrémité de la baie, aux locataires des palais du centre comme à la soldatesque rangée à Misène.
Ces galeries remplies d’eau, dont le tuf récupéré a permis d’ajouter de étages aux immeubles et aux palais, cloaques dès la fin du XIXème siècle, ont été réaffectées pendant la seconde guerre mondiale. Abris anti-aériens où se réfugiaient les Napolitains, que les Américains ont arrosés de bombes jusqu’en automne 1943.
Il est plus de minuit lorsqu’on sort du souterrain, les Napolitains n’ont pas sommeil, ils sont nombreux à prolonger la journée.
Sur le Corso Umberto I, ce ne sont pas des érables qui rythment la longue avenue, mais des grappes de jeunes filles en fleurs qui tentent de boucler leur fin de mois ; elles se retirent au passage des gamins qu’on ; ce n’est pas, semblent-elles dire, misère de misère, un travail à faire. Je crains que leur corps et leur visage ne vieillissent trop vite.

Jean Prod’hom


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San Gennaro

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Cher Pierre,
Une dame passe une serpillère dans la chapelle de San Gennaro ; plus tard, dit-elle, revenez plus tard. Mais nous ne verrons pas les ampoules du sang du saint, l’ostensoir qui les contient est bien caché à l’arrière de l’autel, il faudra revenir le 19 septembre, ou à Noël, ou à la mi-mai.

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C’est à un autre miracle que nous sommes conviés, un prêtre se glisse en effet dans la crypte de San Gennaro ; je m’empresse de le suivre avec les 8 gamins qui m’accompagnent ce matin.
Une dizaine de fidèles sont là, dix grosses minutes vont suffire, tout y est : pénitence et absolution, lectures de l’ancien et du nouveau testament, alléluia ; assis, debout, assis, à genoux, debout  ; les quelques mots d’explication du prêtre n’entament pourtant pas le mystère ; prière pour les affligés, les Napolitains, les hommes du monde entier ; sanctus sanctus, consécration du pain et du vin, voici mon corps, voici mon sang, tempête et transsubstantiation. Souvenez-vous du jeudi saint, des morts et des vivants, intercédez pour les âmes du purgatoire, offrez-nous vos grâces, vous qui avez associé à la passion de votre fils l’évêque et martyr de Bénévent. Le prêtre rompt alors le pain, communion et bénédiction, avant de nous envoyer paître : allez en mission. Personne n’a rien vu venir, le miracle a eu lieu, bien plus difficile certainement à réaliser que la liquéfaction du sang de San Gennaro.
On a pris un peu de retard, nul ne saurait dire sur quoi ; longue halte pourtant à la chapelle de Sansevero, le Christ de Sammartino respire sous son suaire de marbre ; alternance des perceptions, hallucinations : est-ce le suaire qui frémit ou le corps dessous qui respire, ce ne saurait être les deux ensemble.

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On se retrouve tous au marché de la Pignasecca, sous Montesanto, avant de prendre le métro linea 1 pour la gare centrale ; la Vesuviana nous conduit jusqu’à Sorrente où l’on passe l’après-midi dans la mer, dans un petit pré carré que les privés ont bien voulu laisser à ceux qui pensent que la terre, le ciel et la mer appartiennent à tout le monde. Avec de l’eau jusqu’à la taille, sans bouger, laissant à la mer le temps de faire passer un peu de sa fraîcheur au-delà de notre peau, dans ce qui pourrait bien être notre coeur.

Jean Prod’hom

Le Vésuve mousse du jaune des genêts

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Cher Pierre,
Les Napolitains se satisfont d’une informatique de la première heure ; ainsi les 112 billets que je commande ce matin au guichet de la gare Giuseppe Garibaldi sortent un à un du capot d’une imprimante, que l'employé soulève de temps en temps pour souffler sur le ruban ; il me faudra une bonne heure pour les obtenir. Ces manières de faire ne rebutent pas ce peuple d’artisans, de maçons, d’épiciers, ce peuple de marchands de tripes et de fripes ; ça leur réussit même assez bien, à preuve le train de 10 heures 11 pour Sorrente, bourré jusqu’à la gueule.

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On descend de la Vesuviana à Ercolano scavi. Ici, ce n'est pas comme dans le centre historique de Naples, les morceaux d'histoire ne s'empilent pas, ni ne se plissent, ils ne se chevauchent pas non plus ; à Herculanum, les ruines anciennes côtoient les ruines du jour, bord à bord ; impossible de concevoir les unes sans les autres. On s’étonne alors de la passion excessive des hommes pour les premières et de leur désintérêt inexpliqué pour les secondes.
Le Vésuve mousse du jaune des genêts et du rose de fleurs cousines des adénostyles ; quelques bourses de silène rampent à la hauteur du trèfle ; au bord du chemin, des cirses et des papillons. Lorsque le Vésuve s’est mis en colère en 79, les habitants d’Herculanum ont voulu fuir, on en voit aujourd’hui quelques-uns à la devanture de leurs magasins qui donnaient autrefois sur le front de mer, squelettes figés, dégagés par une mission archéologique américaine à la fin du siècle passé de la vague de lave qui les avait submergés. C’est subitement le passé qui côtoie le présent bord à bord, et qui devient tout entier la veille.
On remonte à pied jusqu’à la gare d’Ercolano ; la Vesuviana offre quelques places assises aux plus habiles d’entre nous, soulagés de nous retrouver, après une grosse journée livrés aux ardeurs du soleil, dans le hall climatisé de notre hôtel.

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Jean Prod’hom

Ecrire c’est encore marcher

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Cher Pierre,
Même si écrire c’est encore marcher, j’ai bien trop battu le pavé pour avoir la force de jouer du clavier ; l’énergie dépensée à garder un oeil sur les vingt-quatre adolescents que j’accompagne cette semaine à Naples n’y est pas pour rien.

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Nous avons suivi l’itinéraire proposé par trois d’entre eux, du Corso Umberto I jusqu’à Spaccanapoli, enchaîné les zigzags sur le damier du Decumanus inférieur jusqu’à la rue de Tolède, traversé les quartiers espagnols avant de prendre le funiculaire central pour le Vomero, jusqu’à la place Fuga où l’on a mangé, au Trianon la pizza simplissime des premiers temps : tomate, mozzarelle et origan.
Les plus courageux sont redescendus dans la nuit, de l’esplanade de la Chartreuse jusqu’à la rue de Tolède, dans la nuit, bris de verre et basalte de piperne. Retour à minuit, tout va trop vite, les gamins sont pressés, sans jamais lever les yeux du côté des balcons, ou les plonger dans les arrière-cours qui abritent d’extraordinaires palais antiques.
Ecrire c’est encore marcher, je m’arrête avant l’épuisement ; chacun reçoit au réveil son quota d’énergie qu’il est tenu de ménager en certaines circonstances ; il est plus d’une heure et le réveil réglé sur 6 heures ; j’aurai ainsi demain les mains libres, avant le réveil des gamins, j’achèterai les billets pour Herculanum et Sorrente, boirai un café sur une terrasse tandis que le jour se mettra en place.Toujours la même leçon, compter sur ces propres forces.
J’apprends qu’un incendie s’est déclaré dans la gare de de Lausanne en début d’après-midi, immobilisant tous les trains, peu après que le nôtre nous emmène à l’aéroport de Cointrin. On a passé à côté du situation fâcheuse, très fâcheuse, mais du bon côté.

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Jean Prod’hom

La Chartreuse de San Martino

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Cher Pierre,
Nous sortirons à 16 heures du hall central de Naples-Capodichino, une bouffée de chaleur incompressible nous fera suffoquer; la lumière blanche, poudreuse, d’un seul tenant nous aveuglera. Certains voudront certainement rebrousser chemin, trop tard ; l’Alibus jusqu’à la piazza Garibaldi les raisonnera. Chacun tirera sa valise sur le corso Umberto I, un peu étonné, de la circulation, du bruit, du désordre apparent, jusqu’au numéro 377, à côté du bar Louis. Nous déposerons nos valises dans nos chambres avant de rejoindre un peu plus tard la Forcella ; on suivra la saignée jusqu’à la place Gesù Nuovo. Le funiculaire nous conduira sur l’esplanade de la Chartreuse de San Martino, on verra le damier des toits de la ville et l’insensée partie de ses habitants, la mer et tout le bassin méditerranéen, d’Athènes et Jérusalem déjà dans la nuit. On verra après.

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J’ai traversé en fin de matinée le Gros-de-Vaud, jusqu’à Orbe où j’ai longuement cherché une place de parc et acheté un gâteau à la crème chez Guignard ; j’ai mangé à Chavornay, chez un collège qui quitte l’établissement scolaire du Mont-sur-Lausanne, avec des collègues qui y restent. Nous sommes allés nous doucher en famille à Froideville, puis mangé à Servion ; j’ai fait ma valise en rentrant.
Dominique de Rivaz m’avait parlé, lorsqu’on s’est rencontrés il y a quelques jours –  c’était la première fois – d’un ouvrage de Giulia Enders paru chez Actes Sud, Le Charme discret de l’intestin ; c’est un des deux coups de coeur de la chronique qu’elle tient dans le Nouvelliste ; l’autre me réjouit tout particulièrement, elle écrit : petits morceaux de céramique digérés puis rendus par la mer..., à glisser dans sa poche et son coeur.
Bel été à toi, Dominique. Et à toi, Pierre.

Jean Prod’hom

Môtiers 2015

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Cher Pierre,
Louise a été réquisitionnée ce matin par les responsables de l’école de musique d’Oron pour présenter aux tout petits ce qu’on peut faire de ses deux mains et d’une guitare. On en profite, Sandra et moi, pour aller boire un café et lire le journal au tea-room. Louise revient enchantée, on remonte au Riau avec des croissants.

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Il y a fête à Vufflens-le-Château, fête aussi à Môtiers. Sandra et les filles optent pour les dessus de Morges, moi pour les dessous de l’art en plein air et ses travers, Arthur reste à la maison.
J’emprunte la route de Peney, Bioley-Magnoux, Donneloye. Mais des travaux entre Cronay et Pomy me déroutent. Qu’importe, il fait beau. Orzens donc, Ursins, Valeyres-sur-Rances et Yverdon, puis Vuiteboeuf et Sainte-Croix. Tout s’assombrit de l’autre côté du col des Etroits, une bonne dizaine de kilomètres le long du ruisseau qui se jette dans l’Areuse. A Fleurier tout s’éclaire à nouveau, je me souviens de Buttes, je m’y étais rendu en camion à côté de Croc, dans le Saurer de chez Belet, mon père y travaillait. On disait Croc sans que je sache comment Croc s’écrivait, puisque je ne savais pas en ce temps-là que tout ce qui se dit peut s’écrire. Croc avait la mâchoire d’Erri de Luca et de mon grand-père maternel. Je devais avoir sept ou huit ans.
Rendez-vous à 14 heures 30 sous cantine, la fanfare précède les discours ; le dernier invite chacun à remonter la grande rue en cortège ; avec ses maisons basses, elle ressemble à celle du Landeron, à celle aussi de certaines petites villes du sud-ouest. Les amateurs d’art sont à l’affût, guettant les signes de l’intervention humaine, placards déchirés, ciel, images du ciel, reflets, indicateurs de direction, camion abandonné dans une gravière, poules dans un enclos dressé autour du cadavre d’une Peugeot, tombe creusée à la va-vite, Bied et lit du Bied, tertre élevé à la pelle carrée, souvenirs de Rousseau, portraits de Siciliens, quartier de poudingue transporté en hélicoptère du Lavaux, chemin vert, fers tordus, centrale électrique, tas de pierres, piquets de clôture, bois vieux et bois neufs, gamins buissonniers. Les amateurs cherchent le Graal en rangs serrés, sourient tout autant aux variétés que les artistes ont rendues visibles qu’à celle, invisible, que l’un d’eux a fait disparaître sous terre.

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Je rentre, les cloches sonnent à Fleurier, il est 18 heures ; je reviens par Baulmes, Chavornay, Vuarrens et Fey. Ce samedi chez les artistes a été comme un dimanche rempli de petits dieux : marcher, s’amuser, sourire, sourire de tout, mais ne pas se moquer pour autant de l’idée de clôture, ne pas franchir le pas, circonscrire le corps étranger.
Sortir des sentiers battus, oui, mais en les suivant scrupuleusement ; ce serait folie que de prendre quelque chose du dedans pour quelque chose du dehors. Bien distinguer les vrais nains de jardin, des faux barbecues, et vice-versa. Je le sais, chacun fait toujours de son mieux. Qu’il est difficile d’écrire ce qui s’est dit avant qu’on sache que ça peut s’écrire !

Jean Prod’hom

Ce livre va donc enfin sortir

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Cher Pierre,
La centralisation des données par les moyens informatiques donne aux utilisateurs de ceux-ci des garanties très relatives, si bien que je me lève à 4 heures du matin pour éviter les embouteillages sur le réseau. Ça fonctionne un bref instant, puis plus rien, je peste, finis par descendre au Mont où d’autres tâches m’attendent.

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Les responsables des services informatiques ont la fâcheuse tendance à faire croire à l’usager qu’il devrait être capable de manier cet outil, lui parlent comme à un attardé, quand bien même il aurait vu juste. La pièce de cinq centimes que je trouve dans la cour du collège, sous le soleil, me renvoie au vrai mystère.
On m’a demandé, il y a quelque temps, de quitter les deux classes dont j’ai été le responsable cette année et de déposer mes valises dans une troisième. Ce transfert, pénible, me permet de jeter encore à la benne un peu de l’inutile qui me suit depuis des années, mais aussi de me réjouir du paysage qui s’offre à l’ouest, du lac au Jura, jusqu’à la Praz, en passant par Montricher et la tache blanche de la Maison de l'Ecriture. Je crois deviner Mollens, Berolle et Bière sous le soleil ; un peu plus haut Gimel et Saint-Oyens. Il me reste deux ans pour cartographier le plateau et y voir un peu plus clair.
Le conseil de classe des grands est rapidement mis en boîte, on se retrouve quelques collègues, Sandra et moi au Central. On revient sur l’échange vif de la veille, à l’occasion du conseil de classe des petits, mais un homme s’effondre à la table d’à côté, les yeux révulsés ; celle qui pourrait être sa femme semble ne pas s’inquiéter, je lui donne un coup de main pour l’étendre sur le sol, elle lui lève les jambes, ce n’est pas grave, dit-elle, ça lui arrive parfois.

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Retour au collège pour des rangements, jusqu’à 15 heures 30. Romain passe la commande des cartons et des affichettes pour Grignan. Je remonte au Riau, le toit est terminé, les peintres ont avancé. Je fais cuire quelques pâtes, sors des miettes de thon et une boîte de pesto, pèle des pommes, des carottes et un concombre. On mange dehors.
Claude m’a envoyé la maquette des première et quatrième de couverture de Marges. La photo qu’il a choisie me plaît bien, les indications me concernant un peu moins, on les simplifie. Je demande à Claude d’ajouter en quatrième de couverture le nom de François Bon qui a rédigé la postface. Ce livre va donc enfin sortir.

Jean Prod’hom

Seule la loi affranchit de la loi

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Cher Pierre,
Dans les institutions qui vacillent en temps de paix, les employés les plus solides restent au rez, les bras au-dessus de la tête, chargés de soutenir le plafond qui se lézarde ; les moins courageux sont à l’étage, plaisantent, discrets et légers ; les plus lâches se calfeutrent benoîtement dans les caves, les rêveurs vivent incognito dans les combles.

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Quelques gardiens font tout autour des rondes, interdisant à quiconque d’entrer et de sortir ; quand aux responsables – mais en existe-t-il encore ? –, ils sont à mille lieues de la bâtisse, se congratulent à l’abri, inventent des matériaux inédits, conçoivent des contreforts, lambourdent de faux plafonds, imaginent des colles qu’ils tendent sans y entrer à ceux qui sont dedans, placent des fusibles, coordonnent ce qui ne communique plus, invoquent des mots sacrés qu’ils soulignent pour faire sésame. C’est écrit noir sur blanc, disent-ils, peu importent les raisons.
Chacun demande à l’autre de bien noter ceci ou cela, et de le faire dans les plus brefs délais, sans prendre de dispositions si la mesure demeure sans effet. Ceux du rez, du premier, des caves et des combles deviennent comptables de potions inutiles, répétées à satiété. Alors chacun en appelle aux lois, en redemande pour parer au plus pressé ; les règlements d’application grossissent et de vieilles habitudes se transsubstancient en lois, le système se durcit, personne n’ose plus imaginer une gestion différente des problèmes ou un renversement des ordres et des priorités (assiette plutôt que couvercle).

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Si donc la bâtisse continue à vaciller, ce n’est pas tant en raison d’un manque législatif, mais en raison de l’indigence des interprétations de la loi. Et par un curieux paradoxe, je me suis mis à entendre cet après-midi, au coeur même de celle-ci, non seulement une musique que je ne soupçonnais pas, mais le lieu même de l’invention et la promesse de grandes manoeuvres. Seule la loi affranchit de la loi.

Jean Prod’hom

En quête d’un nom (Jean Roudaut)

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Cher Pierre,
J’ai retrouvé mon chapeau, les examens sont terminés, la classe déserte, les stores baissés. Les élèves ne se sont pas tous engagés avec la ténacité et la rigueur qu’on aurait pu souhaiter, mais ils ont laissé entendre qu’ils sont armés pour quitter l’école obligatoire, tous, et s’ils le souhaitent et sont prêts à en payer le prix, continuer l’aventure, c’est-à-dire chercher, descendre dans leur propre obscurité et celle du grand puits, avec pour seules assurances l’ignorance et l’étonnement. Reste le voyage à Naples ; je suis allé faire quelques achats à Romanel avant de rentrer au Riau.

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Alain Veinstein accueillait Jean Roudaut en 2008, à l’occasion de la parution d’En quête d’un nom. Je n’ai lu aucun de ses livres, je n’avais jamais entendu sa voix, c’est fait.
Une voix qui fait entendre l’inépuisable qui se déverse d’un mot à l’autre, et le silence de ce qu’ensemble ils manquent, silence, notre asile, au coeur duquel les choses reposent.
Une voix qui balbutie avec ténacité, rigueur, ce vers quoi tend l’écriture ; dans les parages du mot juste, espérant ainsi faire entendre cette autre voix, celle qui vient d’ailleurs.
Mot juste qu’on croit avoir trouvé et qui se dérobe, voix condamnée à reprendre et faire jaillir ce qui immanquablement retombe, mais qui, progressant toujours plus avant dans le neutre et l’anonyme, nous rapproche des choses, en usant précisément du langage qui nous en a écartés. Il n’aurait pas dû en aller ainsi et le poète aurait voulu, s’il en avait eu le temps, tout reprendre autrement.
Je connais depuis cet après-midi l’écriture de Jean Roudaut ; j’ai reçu en effet un gentil mot de la presqu’île de Crozon où il vit ; il a lu Tessons qu’une amie lui a offert. Ce livre sera donc allé jusque dans le Finistère, bonheur, il me reste à lire ses livres.

Jean Prod’hom

Pendant que la ferme du poète brûlait

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Cher Pierre,
Pendant que la ferme du poète brûlait – et que celui-ci se réveillait nu comme un ver, vivant, comme on doit l’être –, dans sa maison à elle, l’oubli s’était installé depuis quelques mois déjà, sans fracas ; il avait entamé l’ordre précaire dans lequel chacun de nous vit, défait les piles fragiles, dispersé ce qu’elle avait cru bon laisser : tout. Son ombre faisait le ménage chaque jour mais la poussière effaçait ses traces. Dedans sa tête, quelque chose avait bougé.

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Il n’y avait pas eu de tragédie, elle était bien vivante, loin du lieu où on l’attendait, avec l’essentiel dont elle semblait nous parler. Elle avait pris un peu d’avance, dans l’abandon auquel nous serons tous tôt ou tard invités, indiquant en souriant ce qu’on aurait à vivre, sans insister ni vouloir convaincre, risquant des passages inouïs entre coq et âne, non pas qu’il fût nécessaire de passer par là, ou de nous rendre dans telle ou telle direction.
Tout ceci n’a évidemment aucune importance ; la manière dont on disparaît, dont on s’efface, dont on se retire n’est pas une question prioritaire. Mais que dire lorsque quelqu’un vous fait entendre du dedans qu’une seconde vaut une éternité ? Bien sûr on n’y comprend rien, d’autant plus lorsque cette personne ajoute qu’elle est à la fois celle qui aurait pu tout perdre et celle qui a tout perdu.

Jean Prod’hom

Vues étroites

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Cher Pierre,
J’ai pensé à vous, cet après-midi, vous l’ennemi juré...

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Il est pour la propriété,
mais contre les moineaux, les chats,
les puces, les merles,
contre les corbeaux, les serpents, les adolescents,

pour les clôtures,
mais contre les rongeurs, les pigeons,
les fouines, les bébés, les cafards,
les chauves-souris,

pour les apéritifs dinatoires
mais contre les taupes, les vipères,
contre les pucerons, les hérissons, les renards,
les chiens, les vagabonds, les guêpes,

pour le respect des principes,
mais contre les lièvres, contre les rats,
les sangliers, les belettes, les foetus,
contre les hirondelles, les licornes, les colombes.

Jean Prod’hom

Logis de la Licorne à La Ferrière

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Cher Pierre,
Sur le balcon du premier étage du Logis de la Licorne, à La Ferrière, le soleil fait ses œuvres à l’endroit même où la fraîcheur de la nuit s'attarde. J’aurais voulu que les choses aillent de ce pas jusqu’à l’autre bout du jour.

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J’y suis encore : devant, le potager, deux chevaux, des roses, une banque, la voie de chemin de fer, des géraniums, le grincement d'une balançoire avec deux gamins dessus, un randonneur qui demande son chemin. A gauche, la cime des tilleuls du parc jouxtant la maison d'Abraham Gagnebin, un parking. Sur la bute l’église. Des voix me parviennent de la terrasse, il y est question de sécurité routière, de radars, d'enfants tués. Je dois me faire à l’idée que Rousseau a passé une semaine ici, chez Gagnebin, qu’ils sont allés herboriser dans les tourbières de la Chaux-d’Abel ; j’y parviens sans être en mesure de les suivre.
Je suis parti du Riau la veille, arrivé à La Ferrière à 21 heures, après une longue halte à Chapelle chez Ginette, avec Valérie et Charles. Seul puisqu’Arthur a décidé de renoncer aux compétitions. Et si je me rends à Tramelan, c'est parce que j’ai accepté de rédiger, une année encore, les compte-rendus des courses du trial pour les journaux locaux. Il a sonné 8 heures 30 au clocher de l'église.
Je serais bien resté encore à l’écoute des heures creuses, de ce qui reste de la nuit, de ce qui se prolonge, si l'on y regarde bien, jusqu'au soir. J’en aurais profité pour raconter cet homme ivre qui m'a confié la veille qu’une femme lui avait jeté un sort, qu’aux sorts il n'y croyait pas, mais que, au vu de ce qu’il avait dû supporter tout au long de la journée, il y croyait dur comme fer, qu’il n’avait pas pu faire autrement que de s’adresser à l’une de ces bonnes sorcières qui vivent avec le don, capables non seulement de contrer les mauvais sorts, mais encore de les renvoyer à leurs expéditeurs. Et, de prétérition en prétérition, j’aurais passé ce dimanche sur ce balcon, sans avoir à recommencer ailleurs.
Il me faut pourtant lever le camp, le patron arpente son potager, arrache quelques mauvaises herbes ; deux gamins font grincer la balançoire, ce ne sont pas les mêmes, ils parlent allemand ; la barrière de la voie de chemin de fer se baisse, je regarde revenir le train de la Chaux-de-Fonds, il est 9 heure 13.
On a l'impression parfois que chacun, chacune, chaque chose se relaient, assurant ainsi la poursuite de l’entretien infini du monde avec lui-même.

Jean Prod’hom

Roxanne

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Cher Pierre,
Roxanne est aide-soignante à la Vernie, un établissement médico-social d’une soixantaine de lits, pas facile à trouver ; aux yeux des ressortissants du Jorat, Crissier et Chavannes, Prilly, Ecublens et Renens constituent en effet l’une des plus solides énigmes urbanistiques du canton de Vaud.

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Deux sections au troisième étage, Emeraude et Rubis ; j’entre dans la seconde, déniche sans peine la salle commune, deux chiens sur mes talons ; je n’ai pas terminé de saluer Roxanne que F s’approche en souriant ; on fait les présentations.
Je lui propose de me faire visiter le centre ; mais arrivée en début de semaine, F n’est pas encore au top ; Roxanne me donne un coup de main en m’indiquant ce qu’il faut connaître de ce labyrinthe. Elle me refile même son badge qui nous permettra de sortir et d’entrer dans la section : je m’appellerai donc Roxanne.
La Vernie est un bâtiment datant de 2010, situé à l’emplacement de l’ancienne halle de stockage Baumgartner Papiers SA. Elle comprend, outre l’EMS qui se répartit sur deux étages, un centre d’accueil pour les écoliers, un service de psychologie, psychomotricité et logopédie, une cantine, la bibliothèque. Mais aussi un centre d’hébergement informatique sécurisé et une entreprise de fabrication et de livraison de repas.
La chambre est spacieuse, remplie de soleil, F regrette pourtant que les fenêtres ne s’ouvrent pas. Rien à accrocher non plus aux fils des cimaises, ça viendra. Elle me dit avoir bien dormi cette nuit, ça n’avait pas été le cas en début de semaine.
On monte ensuite dans la salle polyvalente du 4ème, avec une bouteille d’eau que Roxanne nous a refilée. Je m’assieds au piano et tricote à l’estime quelques arpèges, elle ne s’y trompe pas, en rit ; qu’importe, j’en ris, on boit un verre. On devrait pouvoir organiser une fête un de ces quatre, réunir les amis dont je croise l’ombre depuis quelques mois.
Sur la terrasse du premier étage, un vieil homme bronze torse nu. On s’attable un peu plus loin, nos mots vont un bout ensemble, avant de se séparer sans qu’on y attache beaucoup d’importance, on a assez à faire chacun de notre côté, fragments de pensées qui soudain se croisent à nouveau dans le gris des alentours, du côté de l’enseigne orange de la COOP Brico + loisirs ; de celle, bleue d’Athleticum.
A cause peut-être de la photo de Jojo aperçue dans sa chambre, je lui raconte ce qui me reste du repas que nous avions fait à la Tour de Trême, il y a trente ans peut-être ; elle s’en rappelle bien et précise qu’Hélène était là, que c’était son anniversaire et qu’on était rentrés à point d’heure. Un moineau échappé du parc de Cery vient nous rendre visite, elle me raconte alors une histoire de rapace, un rapace qui ne tournoie qu’un bref instant autour de nos têtes avant de filer en coup de vent du côté d’Hermenches, là où Louis engraissait des poulets et des lapins.
On remonte dans la salle commune de l’Oasis, il est midi, je remets mon badge à Roxanne ; elles me raccompagnent toutes deux à l’ascenseur. F est soudain désorientée, inquiète, sort de sa poche une feuille blanche pliée en quatre, me demande de me décider si oui ou non je lui en fournirai, qu’elle voudrait bien savoir. A tout hasard je lui assure que je lui apporterai un lot de feuilles blanches : la voilà rassurée.
Elles me tournent le dos, les portes de l’ascenseur se ferment. Il y a aujourd’hui au menu un velouté d'asperges, de l’émincé de veau à la crème, du riz Pilaf, du chou-fleur à la ciboulette et une salade d'ananas au basilic.

Jean Prod’hom

Dernière épreuve écrite aujourd’hui

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Cher Pierre,
Dernière épreuve écrite aujourd’hui, mais une semaine encore d’examens ; une semaine pour dire en anglais, en allemand, en français, que quelque chose s’achève ; le mousse voit le bout, passe ses après-midis à la piscine de Moudon, en rentre réjoui ; ces examens, dit-il, c’est bien le meilleur moment de l’école obligatoire. Suivra après-demain un long été – de cet été-là, tout le monde se souvient – qui nous verra, lui et moi, passer à autre chose.

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Je n’imaginais pas que mon père puisse se rendre compte alors que d’autres que lui me nourrissaient depuis longtemps déjà, que mon émancipation n’était pas de la veille et que j’étais bien loin de l’image qu’il se faisait de moi.
Il devinait pourtant, peut-être, ce que j’ignorais encore, que je m’étais déjà brûlé les ailes, plus d’une fois, et que ces épisodes n’avaient refroidi ni mes ardeurs ni mon envie de prendre de la hauteur. Il avait saisi, je crois, qu’il n’était plus temps de discuter mais d’accepter. Il m’avait fait confiance en silence, comme je devais le faire désormais.
Il aura fallu du temps pour que je comprenne cette chose toute simple qui assure la succession des générations : le mousse est devenu le capitaine d’une embarcation qui n’est pas la sienne, qu’il a retapée loin des regards, sans piper mot, une embarcation qui ne lui préexistait pas ; d’autres que moi l’ont aidé à la mettre à l’eau. Nous sommes deux aujourd’hui à n’avoir rien vu venir : mon père et moi.

Jean Prod’hom

Sans les douze coups de midi

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Cher Pierre,
Sans les douze coups de midi, sans l’orage, sans l’épi, sans les sortilèges, nos journées ne ressembleraient à rien. Je suis à l’affût de ce qui se glisse entre deux battements de coeur, une aile de papillon, la mèche d’une chandelle, une grimace, la feuille d’un érable, la tourbe, tout ce qui exerce son empire bien au-delà du visible, l’ordinaire et l’imprévu, c’est à-dire tout et n’importe quoi.
Une journée pour reconnaître que ce n’est pas rien, un bout du soir pour lui donner une allure, en le taillant comme un crayon dont on se serait servi pour dessiner les circonstances qui l’ont vu naître, dégager du désordre l’une ou l’autre des pièces de cette partie sans fin et sans bord, qu’on reprend chaque jour, de l’aube au crépuscule : rassembler ainsi les blés coupés.

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Jean Prod’hom

Eurêka

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Cher Pierre,
Les réponses, que les institutions de formation attendent de chacun d’entre nous, permettent à ceux qui ne s’y arrêtent pas d’observer les effets qu’elles produisent chez ceux qui sont portés à y croire et s’en satisfont. On voit ceux-ci se détourner, fermer les yeux de contentement, heureux de s’être débarrassés enfin de ce dont ils auraient pu, – c’est ce qu’ils croient –, volontiers se passer, persuadés que les solutions constituent une fin en soi, la liquidation d’inutiles obstacles que des fâcheux auraient placés sur leur chemin, libres désormais de prendre du bon temps dans une annexe conçue expressément pour eux : jeux, délassements, loisirs, distractions : à l’abri du monde et des vivants.

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Il existe une autre manière de s’alléger : en abandonnant l’espoir d’éclairer définitivement les énigmes, d’épuiser le questionnement qui rythme nos vies et creuse des accès au monde dont nous sommes les héros ; en consentant aussi à ne toucher à rien, ou le moins possible, suivant en cela la méthodologie scientifique la plus orthodoxe et la plus exigeante, c’est-à-dire du bout des doigts.
Et je crois qu’à cet égard, ceux qui prendront le plus grand plaisir aux problèmes que proposent Sandra Cibert-Prod’hom et Sylvie Rosat dans Eurêkale nouveau moyen d’enseignement de l’option spécifique mathématiques et physique du canton de Vaud – seront ceux qui sauront goûter aux questions plus qu’aux réponses, lesquelles tombent, on le sait, comme des fruits mûrs ; les auteures ne manquent pas de nous rappeler, en effet, que les réponses n’offrent toutes leurs saveurs que si elles sont saisies du bout des lèvres et croquées là où elles sont nées : dans le verger.

Jean Prod’hom

Sache que j’ai été pris ce matin dans la tourmente

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Cher Pierre,
Sache que j’ai été pris ce matin dans la tourmente, chacun y est allé de son pas, cerné par les heures ; des visages hébétés, des voix aveugles, une allure de domestique, de l’aigreur et du ressentiment, le grincement de plumes besogneuses et des encriers secs. Le jour est resté impassible.

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J’aurais aimé être sur le front de mer, avec la journée devant moi, un ciel large, de l’écume et la danse des vagues. J’ai dû me contenter d’un couloir sombre et de vieilles recettes, tout le monde était sur le qui-vive et tentait de s’enfuir ; le silence les a si bien talonnés qu’ils n’ont pas fait long feu ; je suis resté en arrière dans les locaux techniques.
A la sortie, un trèfle gonflé de sucre et un papillon entouraient un bouton d’or au pied de l’un des arbres chétifs qui se dressent sur le parking. Je me suis approché et le papillon s’est mis à tournoyer autour du trèfle avant de prendre les devants et de me conduire au pré, là où étaient tous les autres.

Jean Prod’hom

Accueil de première classe

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Cher Pierre,
Accueil de première classe ce matin à l’aula, c’est jour de certificat. Dans les mains un plateau que je tends aux candidats, priés d’y déposer leur portable et leur montre – elle pourrait être connectée. Le responsable à qui je demande s’il ne serait pas nécessaire de pousser notre zèle et de les fouiller me confirme que nous ne sommes pas sortis de l’auberge.
Nous devons, me dit-il, quoi qu’il advienne, ne jamais cesser de leur accorder notre confiance...

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Je profite d’un congé imprévu pour me rendre après midi à Port-des-Prés. Je n’y retrouve ni la très haute grange, ni l’âpre crépi des murs, ni le banc vide entre deux portes fermées. Pas d’eau non plus dans la fontaine du Moulin de Vucherens, mais une voix, une voix encore, celle du ruisseau sous les frênes comme une incantation monotone et profonde.
Les travaux dans la maison ont avancé, sans qu’on sache exactement quand ils se termineront : l’annexe du panneau électrique et les gaines techniques sont posées, les fenêtres aussi, la plupart des radiateurs qui devaient être déplacés l’ont été.
On n’essaie plus de combattre la fine couche de poussière qui recouvre uniformément chacun des objets de la maison, on n’y touche plus, on ne les déplace plus, on se dit qu’ils attendront. J’ai préparé le repas au garage, mis la table au jardin ; mais la pluie nous oblige à laisser derrière nous l’arc-en-ciel qui s’est brisé au milieu du ciel et à nous retirer dans la véranda.

Jean Prod’hom

Pas sûr qu’au milieu du siècle passé

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Cher Pierre,
Pas sûr qu’au milieu du siècle passé, Lausanne ait bénéficié, s’il en existe, des meilleurs urbanistes ; les collines de la Cité, de Bourg et de Saint-Laurent n’ont peut-être, à la décharge de ces voyants financés par l’état, guère facilité la gestion de son centre, de ses espaces verts, de ses places publique. Si bien qu’à Lausanne, où j’ai passé un bon tiers de mon existence, je n’y retourne guère.

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Mais rares sont les agglomérations de plus de 300 000 habitants qui peuvent se targuer d’avoir conservé un cours d’eau à ciel ouvert, c’est le cas de la Vuachère.
Il y a quelque mois, nous avions suivi, Olivier et moi, le sentier qui la longe, parfois de tout près, de son embouchure dans le Léman à la Perraudette. Nous avons prolongé cette balade ce matin jusqu’à la Sallaz. J’ai éprouvé à nouveau cet étrange sentiment d’être à l’intérieur d’un monde disparu, depuis longtemps déjà, mais dont ce vallon à la végétation sombre et primitive, plus impénétrable à certains endroits que celle qui annonce l’entrée des enfers, offre un accès privilégié.
Il aura certes fallu, pour que les eaux du Flon viennent épauler celles de la Vuachère, que les meilleurs ingénieurs consolident ses rives, les aménagent pour faire revenir les bêtes et qu’on découvre, au fond de son lit de molasse des truites et une fraîcheur qui rappelle celle du paradis. Et lorsqu’on traverse en coup de vent la ville pour se rendre de Lausanne à Pully, de Chailly à Sauvabelin, on ne songe pas un instant que tout au fond de ce vallon, aussi noir que l’encre, qui se dérobe aux yeux de celui qui n’y descend pas, coule une eau minérale, loin du torrent de boue tiède qui nous emporte en surface.
Pour que la fraîcheur vous monte à la tête, une paire de tongs suffit.

Jean Prod’hom


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L’air était frais ce matin

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Cher Pierre,
L’air était frais ce matin, je suis parti à un peu plus de 9 heures du Riau, sans bien savoir où je m’arrêterais ; j’ai fait la causette avec l’apprenti de la forge de Ropraz, avec François qui avait de la visite, avec Alain enfin, remonté contre l’exposition des photos de Roud au Musée Eugène Burnand ; c’est cette conversation qui a décidé de ma destination.

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J’ai emprunté, dessous la Moille, le pont qui cambe la route de Berne, plongé dans l’ombre du vallon de la Bressonne ; je me suis trempé les pieds, l’ai descendue sur une cinquantaine de mètres, peu décidé à quitter son lit. Et plutôt que d’emprunter le sentier dont les lacets conduisent à la Louchyre, je suis monté droit dans la pente et longé la lisière avant de piquer sur le réservoir. Les églantiers sont en fleurs ; des cerises, chétives, se colorent. De là-haut, Ferlens et le Borgeau ont une autre allure. Ai rejoint enfin, sous la chaleur, la Chapelle de Vucherens en passant par la Gotte ; puis traversé le village jusqu’à la route de Mézières. Je n’ai rencontré personne depuis Ropraz.
Ils sont quelques-uns sur la terrasse du restaurant des Trois-Suisses où je bois une bière et attends Sandra et les filles ; c’est jour d’audition à Palézieux. En attendant le tour de Louise qui jouera à 18 heures, je vais guigner dans la salle polyvalente où a lieu une grande kermesse ; c’est l’Association de l’Atelier des enfants qui l’organise pour soutenir les actions de l’association Taller de los Ninos, dont Christiane Ramseyer est la secrétaire générale au Pérou. C’est la voix de celle-ci que j’entends dans la salle, je finis par m’y asseoir, emballé par la présentation de son travail et de celui des 80 personnes qui l’épaulent dans les bidonvilles de la banlieue de Lima.

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Lili a beaucoup progressé et prend toujours davantage de plaisir au piano ; Louise, très fière d’avoir joué avec des filles plus âgées qu’elle, sort emballée de cette audition. On rentre, Arthur est à Gryon jusqu’à demain. Edelweiss et Fleur passent la soirée avec nous, devant le match de foot entre Barcelone et Turin. Depuis le début des travaux, les chats, on ne les avait pas beaucoup vus.

Jean Prod’hom

(FP) Devant la ferme de Roud à Carrouge

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Cher Pierre,
Il est inconvenant de vouloir tirer quoi que ce soit des outils, des reliques, de la maison d’un poète. J’ai fait une halte pourtant, ce matin, devant la ferme de Roud à Carrouge, l’eau coulait dans les deux fontaines.

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Mais de savoir que quelqu’un y fut, tout à la fois étranger et proche, que ce quelqu’un prit acte, autant qu’il le put, de sa condition et des alentours, qu’il la quitta chaque jour pour rejoindre le chemin de la Louchyre, de Ferlens ou la route de Missy, donne au monde dans lequel je suis une substance singulière ; une manière d’être, de se livrer ; une durée, une réalité qui s’ouvre et me soulève. Me voici embarqué et je sens la brise fraîche du matin que diffuse la maison vide du poète sise aux quatre vents.
Je longe le chemin qu’il a emprunté tout à l’heure, ça aurait pu être ailleurs et le fait d’un autre poète –, mais c’est ici, sur la route d’Hermenches, Prahins ou Molondin, c’est ici qu’il a creusé son absence et mon attente. (P)

Jean Prod’hom

J’ai retrouvé aujourd’hui

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Cher Pierre,
J’ai retrouvé aujourd’hui, dans un vieux carton, un bout de papier sur lequel j’ai transcrit, il y a longtemps déjà, une de ces pensées énigmatiques que la vieille de Pra Massin avait l’habitude de prononcer à la fin de sa vie et que je m’empressais de noter : Si le diable se cache dans les détails, c'est dans les nuances qu'on sauve son âme. Ce soir-là, je m’en souviens bien, elle m’avait longuement parlé des scabieuses, des centaurées et des bleuets.

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Au verso, lisible encore, mais en plus petits caractères, une autre sentence, qui semble répondre à celle qui figure au recto. Que tu ne comprennes pas ce que je dis ne doit pas te froisser et te laisser supposer que je le comprends moi-même. Ce que je dis, parfois, me précède. Te plains-tu du fait que tu ignores l'avenir ?
Rien ne permet de décider laquelle de ces deux pensées précède l’autre. Je n’ajouterai rien, il n’y a de place sur ce billet pour aucun commentaire.

Jean Prod’hom

L’homme est une usine à pathétique

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L’homme est une usine à pathétique, c’est ainsi, difficile de faire autrement. Mais le rituel qui met un terme à la scolarité obligatoire, là où il demeure, inquiète, son prix est exorbitant. Pour maintenir la bastringue hors de l’eau, ses exécutants sont amenés à prendre des mesures toujours plus onéreuses et cocasses, on bricole ; tout le monde collabore, mais le bénéfice maigrit, à peine suffisant pour sauver la face, et refaire un tour. L’opération semble obéir à la loi des rendements décroissants, il serait temps de passer à autre chose. Certains s’y attellent depuis longtemps déjà, sans grand succès, ils se consolent à l’idée que la réponse viendra d’ailleurs, de là où on l’on ne s’attendait pas, comme toujours. Et c’est tant mieux. En attendant, ils font de leur mieux avec les moyens du bord : frontières, saisie des téléphones, murs, contrôle des sacs, séparatifs, logiciels anti-plagiats, encouragements à la concurrence, espionnage sur les réseaux sociaux. Bonne chance les enfants !

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Trop de zones grises, disent les plus hardis, il faut légiférer au plus vite, obtenir un soutien, de l’argent. Alors les hommes de loi légifèrent pour mettre sous contrôle ces zones, systématiquement, rationnellement. D’accord. Paradoxalement, leur nombre et leur étendue croissent lorsqu’une règle ou une loi est mise sous toit, avec pour corollaire la mise en miettes du champ de leur application.
On invoque les nuances tandis que le gris s’étend, grisaille, on multiplie les coutures sans couleur. Mais, et comment faire autrement, on faufile si lâche que les filous parviennent à glisser dans l’ouverture une pince-monseigneur, à se saisir de l'infime pour en faire un précédent. Les procéduriers font de rien une affaire d'état, c'est l'envers de la peau de chagrin.
L’espace et nos vies sont pavés de bonnes intentions, de poèmes abscons et de lois magnanimes ; alors le quelque chose qui résiste recule, se tient à l’abri des peurs et des profits qui accablent nos vies. Rien n’a pourtant changé, mais toute ouverture est devenue un danger que les gardiens de l’ordre s'empressent de colmater ou de contrôler.
On a réduit simultanément d’autres zones grises, les bonnes, celles qui nous permettent de respirer, les jachères et les granges vides, les bouzigues, les chantiers et les haies. Où donc nos gamins iront-ils demain s’embrasser ?
Je crains aujourd’hui le coup de grisou, le respect de la loi suppose une confiance aveugle, analogue à celle qui permet la circulation de l’argent, tout est si fragile. Et si je suis amené à l’écrire, c'est parce que ce quelque chose qui était consubstantiel à nos vies est devenu si miraculeux qu’il est nécessaire de renouveler son bail à chaque instant, sachant que sa rupture nous contraindrait à tout reprendre depuis le début, bellum omnium contra omnes.

Jean Prod’hom

C’était un tout grand

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C’était un tout grand : voyages, combats, solitude. Sa fin a été moins belle, souviens-toi de Sainte-Hélène, j’en parle d’autant plus librement que je ne m’en cache pas.


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A moins que ce ne soit l’île d’Yeu ? Impossible de m’en souvenir, de me débarrasser une fois pour toutes de cette confusion, je n'y puis rien. Je n'ignore pourtant rien d’eux séparément, mais ensemble ils ne font qu’un, difficile dès lors de dire qui est qui et qui est où ? Et sur laquelle des deux îles chacun d’eux est enterré ? J’hésite, suis allé sur l’une d'elle, mais laquelle ? Celle du traître ? Je ne veux pas polémiquer, mais une seule île n’aurait-elle pas suffi ? Maréchal, empereur, général ou roi, chef du gouvernement, consul, ministre ou président, les distinguos me lassent, je me méfie des post scriptum et du transferts des cendres. Je me suis mis à confondre les épines et les lauriers, le courage et la lâcheté. Et ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je le constate : mon ignorance et ma confusion sont demeurées intactes, avec la mer tout autour.

Jean Prod’hom

Il manque quatre roues au garage

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Cher Pierre,
Il manque quatre roues au garage pour en faire une roulotte, on y a entreposé la vaisselle et un frigo. Sandra est revenue d’Oron avec deux cuvettes et un égouttoir. Le soleil est de la partie, c’est notre premier jour de vacances.

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Il y en aura d’autres avant la fin des travaux, et d’autres vacances, les vraies, qui se mêleront aux premières ; on dressera alors une tente et on se lavera au jet, près de la fontaine ; faire la vaisselle en plein air délie les langues. Pas de nappe sur la table en fer blanc, chacun son canif, riz et ratatouille, compote de pommes et tome de chèvre, une petite cuillère et un morceau de pain suffisent amplement.
Après le repas, Oscar, Arthur et sa mère vont faire le petit tour, le ciel se couvre, électrique, quelque chose se tend et le ciel lâche, comme une bête ses entrailles. Je vais les récupérer en voiture, ils sont sous le tilleul, hilares, détrempés comme des chiens mouillés. Je songe à ceux qui ont fauché l’herbe aujourd’hui et qui, ce soir, se mordent les doigts. Il faudra tout reprendre demain, défaire les andains, pirouetter, les refaire.
Autour de l’étang qui déborde, quelques iris brûlent, petits incendies chiffonnés, mats, déchirés, qui interprètent à leur manière la déroutante alliance des chanterelles et des oeillets.

Jean Prod’hom

On a vécu d’expédients

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Cher Pierre,
On a vécu d’expédients ; plus de douche, nos devoirs faits à la va-vite, des renvois, du sommaire. Cette semaine, Marinette et Lucette nous ont accueillis, je me suis douché dans les caves de la mine, soupes et ratatouilles.

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Ce dimanche, c’était fête dans le quartier et Françoise nous a invités mercredi prochain. Merci ! Demain, on fait un pas de plus, les démolisseurs s’attaquent à la cuisine. Il n’y aura plus d’électricité, Louise ira au puits, Arthur laissera ses livres, Lili promènera Oscar ; on va devoir bricoler. Poires et pommes dans une même casserole, on en appellera aux chasseurs-cueilleurs, aux roms, aux premiers établissements lacustres ; on rédigera les strophes d’un hymne de fortune, ne rien bousculer. On fera couler de la cire et on regardera les étoiles.
Et pendant ce temps, les iris d’eau se déplieront autour de l’étang.

Jean Prod’hom

Je ne m’y serais pas penché

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Cher Pierre,
Je ne m’y serais pas penché si je n’avais, aujourd’hui, à l’entrée de la COOP d’Oron, observé les publicités qui colorent nos grandes surfaces, et si l’une d’elles ne m’avait pas ramené à un billet du 24heures de la veille, évoquant un ouvrage de François Debluë, Lyrisme et dissonance, puzzle de pensées éparses, écrit le journaliste, de réflexions, commente l’éditeur, d’aphorismes, de notes, de courtes anecdotes (souvent drôles), de brefs récits et d’évocations.

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Le chantier au Riau, les échafaudages, les gros travaux que nous réalisons dans la maison, l’isolation de certaines de ses parties, le carottage que le charpentier se propose de faire sur le pignon ouest, tout cela aura été, vraisemblablement pour beaucoup, à l’origine de la mise en route d’une de ces réflexions sans queue ni tête, dans lesquelles on ne peut s’empêcher parfois de s’embarquer. Peut-on calculer la profondeur d’un apophtegme, d’une remarque, d’un aphorisme, d’un brimborion, déterminer sa part d’obscurité et sa part d’illumination, son pouvoir d’accélération, sa densité,... ? C’est l’un des extraits cités par Gilbert Salem, qui m’avait conduit dans ces eaux-là :

Tout artiste tient du manchot : le poète, le peintre, le compositeur ne travaillent que d’une main. L’autre n’est guère requise, sinon pour tenir la palette, maintenir la feuille de papier ou se gratter l’oreille.

La formulation m’avait paru immédiatement exquise ; m’avait séduit le rythme ternaire, tout me semblait en place pour que, le lisant à voix basse une seconde fois, une troisième à voix haute, comme un mantra, je puisse m’échapper vers cet inconnu que promettent, sans le faire voir, ces proses brèves et ramassées. Mais quelque chose n’embrayait pas et me rivait au sol, sans que je sois en mesure de déterminer ni quoi ni où, mais qui me semblait être précisément ce qui aurait dû me faire décoller.
J’ai depuis hier renoncé à faire une demande d’aide au Fonds national de la recherche scientifique, sans pour autant cesser d’être sur le qui-vive. J’avais publié sur ce site, il y a une paire d’ans, un billet qui s’intitulait, Ecrire à deux mains. Dans lequel je commentais quelques extraits d’Une main, petit ouvrage d’une septante de pages dans lequel C. F. Ramuz évoque précisément l’état de manchot auquel une chute l’avait condamné en 1931. Et qui l’avait amené à faire voir ce dont personne ne s’était avisé : c’est à deux mains que l’on écrit, que l’on peint, que l’on compose.
Le brimborion que je cherchais et qui m’aurait fait décoller, je l’ai découpé au milieu de la page 33 d’Une Main :

... nous ne marchons pas moins sur deux pieds et un pied ne nous sert à rien ; nous écrivons sans nous en douter avec deux mains et avec les deux mains : il faut pour le savoir enfin n’en avoir qu’une.

Certains aphorismes marchent sur un pied, ils se satisfont des observations, d’autres engagent le corps de la pensée tout entier, au-delà du point d’équilibre. Les uns est les autres sont séduisants, les premiers ramènent au bercail, les seconds font voyager.

Jean Prod’hom

(FP) Le désert des pintes

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Cher Pierre,
Sandra, Louise et Lili nous ont faussé compagnie, réunion de sportifs à Orbe. Alors ce soir, nous sommes allés manger aux Trois-Suisses, le mousse et moi. Un père et son fils, ensemble, ce n’est pas tous les jours, c’est même à chaque fois une nouvelle énigme, la découverte d’un nouvel état d’esprit, déroutant, avec des questions auxquelles le cadet aura à répondre et le sentiment, du côté de l’aîné, qu’il n’aurait pu en aller autrement. A lui le monde qui se lève, à moi celui qui s’éteint.

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Depuis une année, le café-restaurant des Trois-Suisses est fermé le matin ; thés, cafés ou croissants ne rapportent plus, les comptes des propriétaires en attestent, on ne peut le leur reprocher. C’est donc à 11 heures que les portes s’ouvrent, pour le dîner, elles se referment à 14 heures 30 pour la sieste ; le service reprend à 18 heures 30, pour le souper, la pinte ne désemplit pas jusqu’à minuit.
Plus de grelots à 8 heures, de yass à 9, d’apéritif à 10. Le silence est seul sous le tilleul, les 3 heures à l'église tombent dans le vide : plus personne ne dira désormais les ombres qui s’allongent, le ciel vide l’après-midi, les pas sur le gravier.
Je ne confonds pas le désert des pintes avec la fin du monde, mais ça y ressemble étrangement. Et je crains que le mouvement ne soit irréversible ; le lieu, évidemment, ne disparaîtra pas, ni son esprit. Mais qui témoignera des heures creuses ? (P)

Jean Prod’hom

L'école manque à sa tâche

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Cher Pierre,
L'école manque à sa tâche en cherchant à séduire ceux qu’elle accueille, en mettant tout en oeuvre pour qu’ils ne lui échappent pas ; alors qu’elle a pour tâche, précisément, de leur donner les moyens d’en sortir au plus vite ; elle échoue en voulant les amuser, en espérant leur plaire ; en les captivant, elle ne parvient qu’à les rendre captifs.

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Elle contrôle entrées et sorties, a mis en place un monde second par la mise en place d’un système de communications perverses : jeux de pseudo-questions et de pseudo-réponses, trompe-l’oeil, cache-cache, bienveillance de ceux qui sont supposés savoir, confusion des rôles, devinettes, pseudo-équité, travail au mètre, exercices venus de nulle part, figures de papier, attentes, dés pipés, terrain miné, malentendus, fabrication d’énoncés factices, allocutaires fantômes, rituels scolastiques.
Alors qu'il serait prioritaire d’apprendre à sortir de son giron, quitter les chemins battus, prendre ses distances avec le convenu, de la hauteur, prêter l'oreille aux besoins ; apprendre à poser des problèmes, dégager des problématiques, se familiariser avec les langages, trouver la personne qui pourrait nous informer, nous aider, celle avec laquelle on pourrait collaborer, celle qu'on ne connaît pas.
L’école vous dira que c’est exactement ce qu’elle fait. Pas vrai. L’école est en réalité faite par et pour les enseignants, ceux qui ont refusé d’en sortir et qui recommencent. L’école a fait ses preuves, disent-ils. Quelles preuves ? On ne tourne pas aisément la page.

Jean Prod’hom

Que je n’aie au fond jamais quitté l’école

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Cher Pierre,
Que je n’aie au fond jamais quitté l’école m’amène à penser aujourd’hui, rétrospectivement, que ce que j’y ai acquis ne m’a permis, à aucun moment, d’aller faire fortune ailleurs. Les apprentissages fondamentaux me sont toujours restés si mystérieux que je ne me suis jamais senti capable d’en user dans d’autres domaines.

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Je suis donc resté à l’école après l’école pour y voir clair, chercher à déterminer pourquoi ce qui allait de soi demeurait à mes yeux énigmatique, sans assise, non pas que je sois plus idiot qu’un autre, quoique, mais parce que ce sur quoi les autres semblaient s’accorder et dont l’existence paraissait si assurée me manquait cruellement, incapable de concevoir les apprentissages comme un préalable à la réalisation de telle ou telle chose dont j’aurais pu devenir le maître.
Il me restait, en y restant, à chercher ce qui m’échappait, me manquait, c’est-à-dire à me pencher sur mes premiers apprentissages et les troubles qu’ils avaient engendrés, pour les reconnaître d’abord, en poursuivre l’exploration ensuite et, chemin faisant, m’aviser que ces troubles avaient été et continuaient à être l’occasion de découvertes imprévisibles.
Avec pour seule ambition – plutôt que d’occuper la place de celui qui est supposé savoir –, continuer mes apprentissages avec d’autres, hésitant, essayant, doutant, mais en connaissance de cause.
C’est à cela que je songeais en lisant Jean-Christophe Bailly :

La recherche n’est que la prolongation de l’apprentissage... Si l’apprentissage peut être assimilé à l’exploration d’un continent, la recherche correspondrait quant à elle à ce qui transforme ou relève cette exploration en découverte... Le paradoxe est même que la recherche vienne augmenter la dimension d’inconnu qui est la clé ouvrant l’apprentissage... Chercher, rechercher, c’est remettre tout le savoir en balance, c’est un métier qui fait de l’apprentissage son principe. (« Rechercher » in L’Elargissement du poème)

A moins que, à l’école, je n’y suis au fond jamais allé.

Jean Prod’hom

Lorsque le jour viendra

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Lorsque le jour viendra, quand on me remerciera pour les services rendus, c'est-à-dire dans un peu plus de deux ans, je ne chercherai pas à m'incruster dans la maison, je la quitterai vraisemblablement sans regrets, avec le sentiment de m'être acquitté aussi bien que je l’ai pu de la tâche qui m’a été confiée. C’est ce que je lui ai dit.

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Elle m’a répondu, je comprends, cela ne m'étonne pas, mais tu as des projets, toi. Elle a ajouté, c’est quand même une page qui se tourne.
Impossible de répondre à cela. Comment dire ? Me suis-je fait comprendre ? A-t-elle compris que je ne lis pas qu'un seul livre et que, si j'ai un jour conçu des projets, c'est il y a bien longtemps, au temps où j'avais assez de temps pour ne pas m'en préoccuper, ou différer leur réalisation, ou même, tout simplement, m'autoriser à en manquer.
Il me suffira de tourner les pages d’autres livres, et parmi eux, celui dont j’ai différé la lecture commencée il y a bien longtemps, interrompue et reprise depuis toujours. Livre compagnon de mes veilles et de mes nuits, j’en lirai et en écrirai quelques pages, dans les bois, sur la terre ou dans le ciel, en guignant du côté de l'éternité.

Jean Prod’hom

Aux sténoses qui obstruent nos manières de penser

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Cher Pierre,
Aux sténoses qui obstruent nos manières de penser, Jean-Christophe Bailly propose, depuis des années déjà, des textes animés et tendus par des ressorts qui agissent comme des stents, assurant le passage d'un liquide incolore qui désencombre le lit de nos pensées et s'ouvre en delta sur une réalité élargie à laquelle on n'avait pas prêté suffisamment attention, une réalité qui contiendrait tout à la fois nos manières étroites de penser, ce que celles-ci écartent pour fonder leur légitimité, et l'échappée sans laquelle nous ne vivrions vraisemblablement pas. Il y a au-delà du corps second, laborieux, que nous charrions chaque jour, ou en-deçà, un corps premier qui nous fait marcher sans rien vouloir ni savoir, sans hâte, sans débordement. Et lever la tête.


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Jean-Christophe Bailly ne cesse de rendre à l'homme une dimension dont celui-ci croit avoir été dépossédé, mais en direction de laquelle chacun se tourne, à chaque pas, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, dimension sans laquelle il n’accepterait pas la prison dans laquelle son espèce a trouvé refuge.
Refuge donc de refuge, dont les dimensions rétrécissent toujours davantage, affaiblissant l’essentielle interrogation sur notre provenance et notre destination, dont on perçoit l’écho cependant chaque fois qu’on jette un regard à côté, du côté des friches, du côté des rivages, du côté des bois, et qu’il convient de traverser avant de réintégrer, réconcilié, les lieux qu’on a voulu quitter.

Jean Prod’hom

Il est d'autres voyages

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Cher Pierre,
Il est d'autres voyages ; ainsi le dimanche matin, dans le parc d'un hôpital psychiatrique. F m'a accueilli avec le sourire, enchantée à l'idée de faire un tour ; l'infirmière lui a trouvé une polaire, je l'ai aidée à faire coulisser les deux rangées de dents métalliques. Quelques patients sur la terrasse, le soleil s'est installé. Je lui adresse quelques mots sans savoir exactement qui de nous deux parle, ou écoute. Peu. On n'est jamais aussi près de l'esprit de la pentecôte que lorsqu'on se tait. C'est jour de repos.

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Où qu'on soit il y a des arbres, des plantes, des oiseaux, côte à côte ; on reconnaît sans peine les marguerites, les sauges, les érables, un merle, les lauriers. Pas besoin non plus de prendre d'automobile, ni d'aller au cinéma, on passera par les bois, avec dans la poche un billet qu'il ne faut pas perdre. Les tomates sont déjà dehors près du pavillon de l'Albatros, Blaise y avait été interné en son temps. il n'aimait pas ça. Combien d'années de travail te reste-t-il ? Trois ? Deux ?
Il y a des bistrots partout, la tête des parasols dépasse des haies, les chaises sont vides, on s'y installe. C'est agréable un tilleul, à l'abri de la bise, avec le soleil. Regarde là-bas, il y a des lumignons dans les haies ! Mais non, ce sont les boucles d'une chaîne en acier. C'est vraiment grand ici, tiens ! je n'avais pas remarqué cette baie vitrée, c'est beau, il suffit de ramasser, lorsqu'on en voit, les papiers que les gens ont jetés. Calypso, ça ressemble à une école de danse, avec des géraniums devant. Une autre école tout près, avec devant une pancarte où il est écrit Docteur Veillon. Pourquoi un docteur ? Ça, je ne le sais pas !
Il y a moins de plantes de ce côté-ci, plus de bitume, alors les responsables en ont profité pour faire un parking, c'est vraisemblable, les iris sont en tout cas très jolis. Et là du millet, goûte ! Que peut-on vouloir de plus ? Mais tu dois savoir que les plantes demandent du travail, on est obligés de s'en occuper.
Bonjour Monsieur ! Bonjour! Le temps passe vite n'est-ce pas ? 11 heures 57. Le repas va être servi. Vous êtes un visiteur ou un patient ? Visiteur ! Alors vous comprendrez : un tour de clé et vous laissez tout derrière vous. On prend l'ascenseur, il y a un code. Pas sûr que F soit capable de l'entrer, moi non plus d'ailleurs... je suis monté à pied tout à l'heure. Un patient nous aide.
On s'assied dans des fauteuils de la salle commune, devant la TV ; les repas tardent comme souvent le dimanche. Ecopsychologues, psychanalystes, psychologues, thérapeutes se succèdent et évoquent les spécificités de leur métier, on est quelques-uns à les regarder, à mi-hauteur, ils ne nous demandent rien, on est tranquilles, on les laisse dire. Ici le temps n'avance pas, inutile de courir, on regarde le petit écran, personne n'entend vraiment ni n'attend. Certains sont un peu ailleurs, sans être bien loin ; d'autres cherchent un contact, voudraient monter dans un rafiot qui ne bouge pas. Moi, on m'attend.
Il est temps de se séparer, les repas sont servis, je la salue dans le couloir. Ce n'est pas vrai, F ouvre tout grands les yeux, une ombre, comme si elle s'avisait qu'elle ne devait pas être là. C'est une infirmière qui va aller la rechercher, en saisissant la main qu'elle lui tend ; elle remonte à la surface, démunie, entre en flottant dans la salle à manger.
C'est ça qui est difficile, me dit l'infirmier lorsque je quitte les Mimosas, c'est le retour à cette réalité-là. Je crois comprendre sans en être bien sûr.

Jean Prod’hom

Le Dictionnaire insolite de Naples

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Cher Pierre,
Le Dictionnaire insolite de Naples, rédigé par Maria Franchini, parvient en un peu moins de 160 pages à donner une vue résolument fragmentaire de cette ville des surpelatifs, sans jamais céder aux poncifs des romantiques ni à ceux des rationalistes. Un abécédaire plutôt qu'un dictionnaire.

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Les mythes, les traces, les sédiments, les cendres, sous lesquels les villes n'en finissent pas d'étouffer, maintiennent brûlant le feu qui couve. Celui qui se rend à Naples souffle, souffle sur les braises, les pénultièmes, les dernières braises, je ne vois pas d'autres raisons à son voyage.
Nous obéissons tous au principe de Carnot et n'en finissons pas d'enterrer ceux qui nous ont vu naître, de dire adieu à ce qui s'éloigne, vivant, aussi fin que la poussière, jusqu'à disparaître, laminé par un marteau qui ne ralentit pas sa cadence. Mais qui nous oblige à rejoindre le lieu que nous occupons, où que nous soyons, Naples ou le Riau, avec nos maigres moyens, là où il n'y a, à la fin, que de l'ouvert et le jour qui se lève.

Jean Prod’hom

J'ai perdu le nord

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Cher Pierre,
Ce matin j'ai perdu le nord, d'un coup, une bonne dizaine de minutes, lorsque je me suis rendu compte, au moment d'aller faire des courses, que mon portemonnaie n'était pas là où il devait être ; impossible de mettre la main dessus : adieu ma carte d'identité, mon permis de conduire, ma carte bancaire, ma carte de crédit. Bonjour l'administration, les duplicata, les déclarations de perte, les coups de téléphone, l'attente aux guichets. Je retourne dans la maison tout ce qui peut l'être : rien... Je téléphone au patron du café de Thierrens où j'ai bu un café hier, au centre équestre : toujours rien. Je m'y rends par acquis de conscience, je prie, espère un miracle, discute avec le patron du bistrot, avec Gwenaëlle, rien. Je bloque au retour, par précaution, l'utilisation de ma carte de crédit, regarde encore là où j'ai déjà passé, ouvre des boîtes que j'ai déjà ouvertes, vide des poches que j'ai déjà vidées, jette enfin un dernier coup d'oeil dans la corbeille à linge ramenée hier de Froideville, ma journée est gagnée, il est là, je ne l'imaginais ni ici ni ainsi ; tout se remet en place, je retrouve le nord.

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Jean Prod’hom

J'aperçois ce matin deux chevreuils

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Cher Pierre,
J'aperçois ce matin deux chevreuils, près du réservoir de la Mussilly, à l'abri dans la brouille, les dépouilles, la pluie et les bois gris. Ils paraissent moins inquiets, hésitent, curieux même. Me voient-ils comme je les vois dans la brouille et les bois ? Eux et moi, gris sous la pluie ?

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Les deux démolisseurs sont déjà au travail ; je fais la causette sur le seuil avec l'un d'eux, il me confie la peine qu'il a, chaque jour, à remettre la machine en route. Ils s'attaquent aujourd'hui aux murs du salon, à la masse d'abord, au burin ensuite. Dehors les cytises et les boutons d'or, les pissenlits, les colzas. Bientôt le trèfle et les épilobes, les scabieuses, les centaurées et les bleuets.
A midi au café, une femme demande à l'homme qui lui fait face ce qu'il pense de la mort.
- C'est effrayant, dit-elle, rien qu'à y penser ; dites, à quoi ressemble le paradis ?
- A ces points que la caissière des grandes surfaces propose au client, le samedi matin, lorsqu'il a payé son dû, ou à ces images qu'attendent ses enfants.
- C'est ça, dit-elle, ça doit être ça.
Ils sourient, ces images et ces points qu'on leur tend, le samedi matin, dans les grandes surfaces, ni l'un ni l'autre ne les prend.
Dans la boîte aux lettres un livre, en guise de remerciement pour un billet de 2011 ; et en rentrant de Thierrens, un chevreuil encore, près de l'étang.

Jean Prod’hom

Après-midi de travail

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Cher Pierre,
Après-midi de travail à la salle des maîtres, sans personne et de la place, dehors il pleut. J'étale toute ma paperasse, en jette une partie, fais des piles du reste ; cela suffit à réduire d'une première moitié le volume de ce que j'ai à faire et mon inquiétude de ne pas venir à bout de la seconde se dissipe. Je boucle mon sac à dos à 16 heures, assez satisfait.

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La bonne humeur règne à la la gare d'Echallens, où je réserve les billets pour Baulmes et Genève, si bien que personne ne s'impatiente au guichet, qu'on plaisante, en nous félicitant que la vie puisse prendre parfois cette allure. Je repars non seulement avec les réservations, mais avec les billets et le sourire.
Je rentre sous la pluie par les Poliez et Villars-Tiercelin. Au Riau, Sandra et Louise se préparent, elles se rendent à Mézières pour la présentation des options spécifiques. Louise est toujours bien décidée à suivre les trace de sa mère.
Petit tour avec Oscar, Lili m'accompagne avec son vélo avant de me fausser compagnie, il s'est mis à grêler et les nuages sont noirs. De savoir que la pluie vient de l'ouest et le froid du nord me soulage, je hâte le pas.
En repensant, ce soir, à ce moment heureux passé avec des inconnus au guichet de la gare d'Echallens, je dois m'avouer que l'extension ou la multiplication de tels moment ne me suffirait pas. Qu'il me faut chaque jour dégager et aménager, dans un espace que je découvre pour la première fois, un passage qui n'existait pas.

Jean Prod’hom

Je ne peux m'empêcher

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Cher Pierre,
Je ne peux m'empêcher de penser que, en affirmant haut et fort qu'ils ne reviendront jamais en arrière, les chefs de service de nos administrations laissent supposer qu'il y aurait un pilote aux commandes de l'engin, parfaitement libre de le faire avancer ou reculer ; alors que de pilote, il n'y en a pas, il n'y en a jamais eu, pas même de frein d'ailleurs. Les choses iront ainsi, grossissants, aussi longtemps qu'un mur n'interrompra pas brutalement la course folle du mastodonte. Fracas, ruines, silence.

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Aussi loin que l'on remonte, il n'y a jamais eu en nos affaires de vraie orientation, malgré les historiens qui nous le laissent supposer, mais une agitation stochastique dans un bocal aux dimensions de notre espèce, une eau qui frémit. Impossible d'en sortir, on n'y est jamais entrés.
Beaucoup de choses ont changé au Riau, bennes pleines de gravats, ossature de bois fixée au pignon, engin de dix-sept tonnes dans le jardin, radiateurs déposés. Inutile donc de remettre en route le chauffage, il va me falloir dès demain refaire un feu dans le poêle.

Jean Prod’hom

On s'est dit – Raul et moi

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Cher Pierre,
On s'est dit – Raul et moi – après la découverte en salle des maîtres d'une imprimante en sale état, que l'état de sainteté a ceci de retors qu'il n'autorise pas de régression ou de coup de mou : le saint est une fin de série qui doit le rester. On s'est dit alors qu'il est préférable, somme tout, de faire partie des vauriens, et parmi eux de ceux qui ont l'élégance de déclarer leurs forfaits, leurs ignorances ou leurs manques, bref de se faire connaître pour ce qu'ils sont. C'est ainsi que le vaurien fait, à son insu, ses premiers pas sur le chemin de la sainteté, mais en son tout début, vraiment, sans jamais laisser supposer qu'ils pourraient devenir un saint ou, pire, qu'ils le sont devenus.


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J'ai hâte de rentrer à la maison et d'évaluer l'avancée des travaux ; la seconde partie des échafaudages est dressée, les lames de bardage du pignon sont en tas dans le jardin, la vieille ferblanterie pliée.
La laine de verre, placée il y a quelque années avec mon homonyme de beau-cousin, réapparait de chaque côté du poinçon, dans les triangles formés par les arbalétriers – parole de charpentier –, les contre-fiches et l'entrait ; le bois semble sain. Quant à la salle de bains, à la dépense et aux petites toilettes, elles ne font plus qu'un, un tas de ruines.
Les démolisseurs ont laissé sur leur passage une fine couche de poussière que l'un deux, solide comme un joueur de rugby, efface délicatement en fin de journée, avec un chiffon humide.

Jean Prod’hom

Les oies et les poules font bon ménage au Mélèze

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Cher Pierre,
Les oies et les poules font bon ménage au Mélèze, les canards et les moineaux, les dindons et les pintades ; un grillage les protège du renard. Je dépose dans l'armoire une facture pour Martine qui boucle les comptes de la course du 3 mai, considère devant la petite mare ce à quoi notre vie collective aurait pu ressembler si nous n'avions pas disqualifié, pas à pas, nos manières premières d'être au monde, barré l'autre chemin. On a la vie de basse-cour qu'on mérite, à nous désormais d'administrer la nôtre, d'en répondre avant de la vivre, ou d'en mourir.

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Remonte au triage, me cale et lis Un Abîme de la pensée, texte de 1988 repris dans La Fin de l'hymne. Jean-Christophe Bailly y commente, en son axe, un passage du roman autobiographique, Anton Reiser, que Karl Philipp Moritz a rédigé à la fin du XVIIIème siècle.

Depuis cette époque, quand il voyait abattre un animal, sa pensée se ramassait toujours sur ce point – comme il avait souvent l'occasion d'aller chez l'équarrisseur, pendant toute une période il fut uniquement préoccupé de savoir quelle différence pouvait exister entre lui et ces animaux que l'on abattait.
Souvent il se tenait des heures à regarder un veau, la tête, les yeux les oreilles, le mufle, les naseaux ; et à l'instar de ce qu'il pouvait faire avec un étranger, il se pressait le plus qu'il pouvait contre celui-ci, pris souvent de cette folle idée qu'il pourrait peu à peu pénétrer en pensée dans cet animal – il lui était si essentiel de savoir la différence entre lui et la bête – et parfois il s'oubliait tellement dans la contemplation soutenue de la bête qu'il croyait réellement avoir un instant ressenti l'
espèce d'existence d'un tel être.

Voilà qu'après leur mise à ban, au bel âge de Pic de la Mirandole, dans les parties pourrissantes et bourbeuses du monde inférieur, les bêtes guignent aujourd'hui à nouveau, aux lisières, entre cris et silence. Notre dignité, entamée, attendait de renouer avec la dignité des bêtes, pour se relancer et trouver dans la fragmentation de l'édifice qui s'est effondré, dans le fugitif et le circonstanciel quelque chose d'éternel.
Nous voici à nouveau dans les bois, là où on avait relégué les bêtes, devant ce qu'on leur avait demandé d'emporter, ce souvenir qui nous remettra d'aplomb. Il suffit qu'un chevreuil réapparaisse dans une clairière pour qu'on comprenne ce qu'on n'a jamais cessé d'avoir en partage : nous sommes. Chance qui nous est offerte de ne pas avoir à payer notre arrogance d'avoir cru pouvoir reléguer les bêtes dans l'obscurité qui nous est promise, d'avoir cru pouvoir faire cavalier seul.
La maison est vide, les portes ouvertes, Lucie nous rend visite, chacun s'affaire, on mange, on range, dernière vaisselle, dernier carton. Oscar passe entre les mailles du filet. Dernière descente à la déchéterie. Demain, c'est autre chose, nous entrons au Riau dans une économie de guerre.

Jean Prod’hom

Le dentiste auquel je rends visite ce matin

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Cher Pierre,
Le dentiste auquel je rends visite ce matin reconnaît que le travail réalisé par sa collègue, il y a une année, n'a pas résisté ; il me propose de revenir dans quinze jours, il s'en chargera.

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Je ne m'attarde pas à Moudon, rentre au plus vite ; Sandra et Louise sont descendues au marché, Lili fait du piano puis range sa chambre, Arthur aussi : les travaux commencent lundi. Je fais rapidement un saut au triage ; les lieux semblent déserts, je m'approche du nid : vide ; mais je crois reconnaître leur chant, aperçois bientôt mes deux protégés dans les sous-bois, sans leurs petits, dont je peine à imaginer leurs premiers pas, leur premier vol, leurs premiers jours, leurs premières nuits.
Les enfants m'aident au retour à descendre les restes du parquet stockés dans le combles, on les entasse dans le hangar, ils pourraient intéresser Guillaume. Sandra descend plusieurs fois à la déchèterie, avec Arthur ; fait de l'ordre avec Louise. Les quatre sous-pentes sont vides, la dépense aussi. Tris d'habits, de jouets, mais aussi de tout ce qu'on a mis de côté depuis plus de 15 ans, au cas où ; de tout ce qui n'a pas encore tenu ses promesse.
Avec ce paradoxe que l'oubli dans lequel on les a reléguées au fond d'un carton, d'une armoire ou d'un grenier, le silence auquel on les a réduites semblent nous obliger, si on ne se sermonnait pas, à leur offrir une nouvelle chance, c'est-à-dire à les conserver plus précieusement encore, jusqu'au moment où, enfin, on les invitera à nouveau parmi nous ; elles révèleront alors leurs secrets et dispenseront leurs trésors...
il faut se faire violence, l'étouffement menace ; cesser de raisonner, parer au plus pressé ; s'arracher et agir sans se retourner ; s'en débarrasser, les oublier.

Jean Prod’hom

J'ai fait la connaissance de Léonard Limosin

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Cher Pierre,
J'ai fait aujourd'hui la connaissance de Léonard Limosin, émailleur sur cuivre au service de François Ier, Henri II, François II et Charles IX. Qui a représenté en son temps la Sybylle d'Erythrée (1537) et le Jugement de Pâris (1562). J'ai fait également la connaissance de deux danseurs de hip-hop, anonymes. Et de l'un des rois représentés sur l'arbre de Jessé par Suger à Saint-Denis. De deux gisants enfin, Robert II le Pieux et Constance d'Arles.

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Je le dois à la poste, ils figuraient sur les timbres d'un colis contenant une cargaison de tessons, tout frais venus de Montreuil, dans une boite de pellicule de film. Sur le papier de la déclaration douanière, le poids : 780 grammes ; et la valeur : 1 €. Un beau cadeau.
Pour le reste, des allers et des retours de la maison à la déchèterie, la fin de la correction des travaux des grands, et la pluie qui n'a pas cessé de la journée.
C'était l'anniversaire de Lili, elle a eu 11 ans.

Jean Prod’hom

Vous êtes dans un état précaire mais stable

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Cher Pierre,
Cette journée de congé est la bienvenue, Arthur est à Glion, les filles se réveillent tard, nous aussi. Je descends à Ropraz récupérer les adresses des entreprises de la région qui ont soutenu la course du 3 mai, achète du pain à Mézières, glisse dans des enveloppes, avez l'aide de Lili qui s'est réveillée, une lettre de remerciements. On déjeune dans le jardin, à l'ombre des échafaudages, ce n'est pas désagréable de vivre avec la sensation d'avoir les étages à portée de main ; les filles apprécient aussi, c'est jour de l'Ascension.

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Je lis quelques travaux d'élèves, avec le sentiment un peu paradoxal que j'aurais beaucoup à dire aux auteurs des bons travaux, beaucoup moins aux autres : par où commencer ?
Louise m'appelle, c'est une journaliste de 24 heures qui aimerait que je lui parle d'Hessel. Je bégaie des banalités, mais corrige des inexactitudes qui circulent sur la parution de la monographie qui lui a été consacrée. Évoque, en bégayant encore, la fatigue de son organisme et l'extrême vivacité de son esprit, sa drôlerie, sa fidélité, sa mémoire vertigineuse. Lui refile le numéro de téléphone de Nicolas, en espérant qu'il ne m'en voudra pas.
La reconnaissance des milieux artistiques, la grande exposition de Martigny, celle de Grignan, le vernissage de l'ouvrage qui lui a été consacré, il y a quelques jours à Lausanne, auront eu raison de ses forces, il le savait. Il m'avait rapporté en avril, au retour de chez son cardiologue, que celui-ci lui avait dit : Vous êtes dans un état précaire, mais stable. Il en avait ri.
Sandra a commencé à faire du rangement, je la rejoins au grenier, transporte derrière le garage les tuiles que je stockais dans les sous-pentes, avec un sac à dos et deux à main, Louise fait quelques voyages. Prépare ensuite le repas : grenade et bananes dans un jus de citron et d'orange ; purée de pomme ; fromage, oeuf au plat et salade.
Je constate que l'encyclopédie Wikipédia a déjà enregistré l'événement : Jean-Claude Hesselbarth est un peintre et dessinateur suisse. Né en 1925 à Lausanne, il s'était établi à Grignan en Drôme provençale. Il est décédé le 13 mai 2015.

Jean-Claude Hesselbarth
Rivière II (détail)

Jette en passant un coup d'oeil à Rivière II, encre de Chine à la petite plume d'acier et au bambou taillé sur papier à la cuve, 53 x 34, daté de l'hiver 1982 et qui me suit depuis 1998. Vais me coucher.

Jean Prod’hom

C'est une autre nuit qui s'abat

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Cher Pierre,
Nous sommes descendus ce matin à Vevey, c'était la troisième fois seulement que j'entrais dans une étude de notaire. D'abord à Pully suite au décès de  ma mère, la seconde fois à Oron lors de l'achat de la maison que nous habitons aujourd'hui, ce matin à Vevey pour l'augmentation de notre cédule hypothécaire.
À chaque fois le même décor : une table ovale, plus de chaises qu'il n'en faut ; au mur des tableaux que jamais personne n'a regardés, un téléphone en retard d'une génération, une collection de stylos ; quelques ouvrages, Le Droit fiscal, le Code civil suisse et code des obligations annotés et, pourquoi pas, Le Petit Robert ; tout autour un vide métallique. A chaque fois la même mise en scène : le notaire se fait attendre, finit par entrer, lit mot à mot les deux pages de l'acte dont il nous a donné préalablement une copie, nous tend un stylo, signatures à tour de rôle, Madame d'abord, Monsieur ensuite, c'est fait, ça marche ; c'est beau, c'est froid, c'est technique.

Jean-Claude Hesselbarth
Jean-Claude Hesselbarth dans son atelier | 06.08.2014

Sandra me dépose au Chalet-à-Gobet, se rend au collège ensuite ; je remonte avec la Yaris au Riau et travaille, presque sans interruption jusqu'à 17 heures, bien aidé par Elsa et Louise qui prennent en main les deux repas.
Passe un moment dans je jardin, les échafaudages sont dressés au sud et à l'ouest ; les monteurs reviendront terminer vendredi matin. Complète l'idée que j'ai commencé à me faire, hier, de la pratique actuelle du football, en suivant à la télévision l'autre demi-finale de la Ligue des Champions qui oppose le Real de Madrid à la Juventus de Turin. J'en sors réjoui, comme de chez le notaire ce matin : beau, froid, technique.
Alors que la nuit m'invitait au repos, c'est une autre nuit qui s'abat ; Lily m'envoie un message qui m'annonce que Jean-Claude est mort aujourd'hui. Elle ajoute que la présentation de l'ouvrage qui lui est consacré, ce vendredi 15 mai, à Grignan, est maintenue, en son hommage et en son souvenir.
Je t'embrasse Lily courage.

Jean Prod’hom

La fenêtre restera ouverte toute la nuit

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Cher Pierre,
Passe plus d'une heure et demie avec des parents, ils souhaiteraient que je leur procure une de ces recettes qui ont fait leurs preuves. Je leur peins un tableau qui n'a pas grand intérêt, mais qui est sensiblement le même que celui qu'ils me peignent : nos mondes sont compatibles.

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D'avoir enseigné, c'est-à-dire fait découvrir à ceux qui n'en disposent pas, les différents langages qui structurent nos vies, et d'avoir signalé, aussi souvent que je l'ai pu, à ceux qui ne s'en satisfont pas, certains de leurs rouages et quelques-unes de leurs roueries ne m'a jamais permis de pronostiquer quoi que ce soit de ce que peut ou ne peut pas l'enfant qui aurait marqué son enthousiasme ou qui s'y serait opposé. On attend trop les uns des autres. Ce qui infléchit la trajectoire d'un enfant - comme celle d'un adulte - relève d'un ensemble de circonstances dont le concours est si improbable qu'il vaudrait mieux compter sur l'imprévu. On ne peut donc pas réconforter les parents qui doutent ou qui souhaiteraient qu'il en soit autrement. On peut au mieux faire voir notre étonnement et notre ignorance ; il m'aura fallu 30 ans de compagnonnage avec des gamins pour dire tout haut que j'ignore ce qui dans leur formation et la mienne est cause de quoi. Et dans ce repli, ou ce retrait, non pas succomber à la lâcheté, mais consentir et, par là, signifier les vertus de l'acquiescement.
Passe à Ropraz récupérer le mousse. Souriant, content. Deux fois content, et pour la deuxième fois cette semaine. De son travail d'abord, mais aussi de ce que celui-ci doit à d'autres travaux et à d'autres personnes. Comme s'il découvrait les joies de l'orchestration et, je l'espère, ses pouvoirs.  
On mange à la véranda, Sandra est fatiguée, je regarde avec les enfants la première partie du match de football qui oppose le Bayern de Munich et le Barcelone, seul la seconde. La fenêtre restera ouverte toute la nuit.

Jean Prod’hom

L'approche de la fin de l'année scolaire

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Cher Pierre,
L'approche de la fin de l'année scolaire me fait perdre de la hauteur, au moment même où il serait nécessaire que j'en prenne davantage. C'est, je crois, une variante d'une loi universelle dont chaque homme sensé aimerait s'affranchir ; mais il lui faudrait pour cela être assez fou pour renoncer aux bénéfices que lui procure l'organisation acharnée de la concurrence.

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En rentrant, je fais une halte sur la terrasse de Praz Collet où je tente de mettre des mots sur ce que j'ai vu - une image ? un paysage ? un souvenir ? - lorsque je me suis arrêté, un jour d'hiver 1999, au Riau.  
J'embarque Arthur à l'arrêt de bus, content de son travail sur la Seconde Guerre mondiale ; je le dépose, il s'installe dans le hamac, lunettes de soleil et costume de bain. Je monte avec Oscar au triage, demeure à respectable distance du sapin des bouvreuils, assis sur une souche. La femelle est dans son nid, je patiente une bonne demi-heure. Je vois enfin une lueur rouge qui s'agite, c'est le mâle qui se penche, deux fois, trois fois ; les petits sont nés. Je rentre raccommodé.
Arthur n'a pas quitté le jardin et travaille ; je lave une salade, prépare une crème au chocolat minute, beurre des tranches de pain sec, pose un morceau de fromage sur des quartiers de tomate, réchauffe des nouilles et casse dans la poêle cinq œufs.
C'est l'époque de l'année où les dernier rayons du soleil se glissent à l'arrière de la maison, je m'assieds sur l'une des marches de l'escalier de l'entrée. Sandra va faire le petit tour avec Oscar, Louise l'accompagne en trottinette jusqu'à la rivière. On entend les sonnailles des bêtes à Jean-Paul, Louise et Arthur jouent. Il y aurait tant à dire des hommes qui se réconcilient tandis que la nuit tombe. Il ne reste au soleil qu'une largeur de main avant de disparaître derrière le bois.

Jean Prod’hom

On a cessé de l'attendre

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On a cessé de l'attendre, le printemps est là, il a enfin trouvé sa vitesse de croisière ; il est temps désormais de le retenir. On serait même prêts à tout pour que les cerisiers prolongent leur floraison et les hêtres le règne du vert tendre. On a vu aujourd'hui des soldanelles, des petites gentianes – les bleues –, les grandes sortent de terre ; les trolls sont prêts à éclater.

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On laisse la Nissan en face de la chapelle de Notre-Dame-du-Sacré-Coeur, un peu après le Pralet. On longe la rive droite du Motélon jusqu'au Paquialet, avant de grimper jusqu'à Tissiniva, le lac n'existe plus. Trois jeunes marmottes jouent dans les marécages, d'autres lézardent devant leur terrier, celles qui se sont aventurées un peu plus loin rebroussent chemin sitôt qu'elles nous voient.
Cent mètres plus haut, six chamois paissent, aux limites des névés. On monte jusqu'au Plan où le chemin s'arrête.
Près de neuf cents mètres de dénivellation, ça suffit, on ne s'aventurera pas plus loin, à nous de rebrousser chemin, alors qu'il eût été possible – on l'apprendra plus tard –, de redescendre en suivant la crête jusqu'aux Noires Joux, puis en empruntant le chemin des Polonais.
Pause sur les rives du Motélon où l'on trempe nos pieds, un dernier bain à Charmey, quelques achats, le temps passe ; il était prévu qu'on soit à 17 heures à Vevey, on y arrive à 18 heures, on en repart à 21 heures, je boucle ces notes à minuit.

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Jean Prod’hom

On est tous les cinq à nouveau réunis ce matin


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Cher Pierre,
On est tous les cinq à nouveau réunis ce matin ; Sandra va acheter du pain, je monte avec Oscar au triage : la femelle couve.

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Les quelques jours passés à Stockholm ont transfiguré le mousse, il considère ses sœurs avec bienveillance, elles le regardent comme un grand frère ; pourvu que ça dure, qu'il tienne bon jusqu'à cette sotte épreuve qu'est le certificat et qu'il dise adieu, souriant, à ses onze années d'école obligatoire. Avec l'envie d'entrer de plain pied dans un nouvel épisode de son existence, pour lequel il serait tout à fois le scénariste, l'acteur principal, et pourquoi pas le musicien. Je ramasse l'herbe râtelée hier et en fais un tas au pied du marronnier.
On laisse nos trois enfants à Vevey, chez Françoise et Édouard, Lucie est là. Arrêt à Bulle au musée gruérien ; Lorna Bornand  y expose ses travaux, cheveux longs et cheveux courts, volutes et  limaille, roux, bruns ou blonds. Fleurettes coupées par deux fois de leurs origines, ou dépouilles avec, à leur traîne, l'ombre des vivants et la voix des morts.
A côté, sous verre, une série de reliquaires contenant un peu de la toison du bien aimé ou de la bien aimée, fleurs épinglées promises à la poussière, épitaphes à pattes de mouches.
Bijoux au statut indécis ; pas trace de sang mais quelque chose à été coupé, ambiguïté, signes imputrescibles de la putréfaction.
Au fond d'une annexe, plongée dans la nuit, la peau d'une bête, étendue, la peau d'une bête collective, mille poignées de mille cheveux, innombrable, soyeuse, innommable, chatoyante. Ne pas toucher.

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On se baigne au centre thermal de Charmey, mange au restaurant de l'Étoile. J'entends une belle chanson à la télé de l'hôtel, elle clôt l'épisode d'une série que je suis distraitement. Bruits de verre dans les containers, il est minuit, je me lève pour fermer la fenêtre.

Jean Prod’hom

La femelle couve

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Cher Pierre,
La femelle couve, sans broncher, puis change de position ; j'entends tout autour, sans le voir, le mâle qui s'inquiète ; les laisse à leur travail et vais au mien. Sors la tondeuse du poulailler, pour la première fois cette année, c'était le dernier moment ; deux heures feront l'affaire.

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Théâtre des Osses | Café littéraire (7 mai 2015) | Focus sur les éditeurs romands

Tondre ne met pas la tête à l'endroit, ni à l'envers, ne l'emballe pas non plus ; me reviennent toutefois à l'esprit une ou deux choses de la soirée à Givisier : la voix de Roger Jendly, liquide, goûteuse, mélangée à un peu d'hélium ; celle d'Anne Jenny, perchée, nerveuse ; celle de Geneviève Pasquier au goût de framboise, charnue ; celle de Nicolas Rossier, pensive, analytique. Mais aussi la précieuse gentillesse dont ne se départit jamais Jasmine, soucieuse ; l'oeil amusé de Pascal, Claire et Denise, et puis la généreuse hospitalité de toute l'équipe du café littéraire. Mais pas que. Il y également ici et là, bien apparentes, les certitudes et ses alliées, la suffisance et la surdité ; elles donnent toutes les trois l'envie de fuir. Entre deux les habituels propos nés du Grand partage : nous c'est le roman, vous la poésie, eux les témoignages ou les récits de vie. Il est parfois préférable de se taire.
Et ce désir de fuir, de laisser tout en plan, je l'explique par la présence, où qu'on soit, de deux types d'individus : ceux qui sont bien décidés à conquérir le monde, quel que soit le prix que d'autres auront à payer ; ceux qui, rongés par un ennui malfaisant, passent leur temps à se faire des ennemis pour ne pas être seuls et oubliés.
C'est décidé, je laisserai le gazon monter en herbe en-haut dans le verger, pour les papillons, les scabieuses, les marguerites, les bleuets, les centaurées. J'y taille une allée, étroite, pour Lili et ses chevaux, et des contre-allées qui se mettent à tourner autour du cerisier, du pommier, du prunier, du cognassier, la serre et les escaliers.
Louise et Lili mangent à l'école, je fais l'impasse sur le repas, vais jusqu'à Servion, m'installe sur la terrasse du motel des Fleurs avec Le Moindre Mot de Gil Jouanard. Me rends ensuite à la COOP d'Oron, il pleuvine.
Sandra est à la maison, on fait l'état des lieux, je lui raconte la visite de l'architecte ce matin : les échafaudages seront dressés mercredi prochain ; Sandra pense à tout, elle a installé un rudiment de cuisine dans le garage, nous sommes parés. Je râtèle l'herbe devant l'entrée et la véranda.
L'avion qui rentre de Stockholm a du retard, Sandra diffère d'une demi-heure son départ, on mangera sans eux la quiche et la tarte aux pommes que j'ai préparées. Je laisse filer la journée, bien décidé à ne rien en retenir sinon, tout à l'heure, le retour d'Arthur.

Jean Prod’hom

Il serait dommage de rater leur naissance

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Cher Pierre,
Il serait dommage de rater leur naissance, je consulte donc mes notes au retour du triage... Le mercredi 15 avril, une tache rouge se détache sur un fond de bartasses ; la femelle se glisse sous les branches d'un sapin nain : ce sont deux bouvreuils pivoine. Il se confirme, le vendredi 17, que la femelle attend un heureux événement. Le jeudi 23, deux oeufs reposent au fond du nid, trois le lendemain, ils sont cinq le dimanche 26. Je les laisse tranquilles jusqu'au mercredi 29, les aperçois ce jour-là tout près l'un de l'autre dans les branches nues d'un jeune foyard. Aujourd'hui 7 mai, à 7 heures la femelle couve encore, pas trace du mâle.
Si le site des oiseleurs que j'ai consulté le 24 avril dit vrai, que 13 à 14 jours sont nécessaires pour que les oeufs éclosent, les deux premiers oisillons devraient voir le jour aujourd'hui ou demain. Mais si l'éclosion des premiers oeufs pondus s'alignent sur celle des derniers, il me faudra attendre samedi, dimanche ou même lundi pour fêter l'heureux événement.

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Nouvelle expédition au Centre intercommunal de gestion des déchets, avec les petits cette fois ; le travail réalisé hier, la présentation exhaustive de ce que l'animateur allait nous présenter aujourd'hui, dans une perspective certes un peu décalée, a conduit une élève que j'ai interrogée après la visite à me faire la remarque suivante : Non seulement j'ai compris, mais je me suis sentie intelligente. Elle confirme une fois encore l'idée que celui qui n'a pas vu double n'a rien vu, que lire, c'est d'abord relire.
Fais quelques emplettes chez Jouanard, au Central, devant la porte grand ouverte qui donne sur la terrasse, temps de printemps : Ailleurs c'est n'importe où avant... Chez soi, toujours plus près de chez soi... Par le chemin de l'écriture, il tente aujourd'hui de regagner les berges fermes et les climats fertiles d'avant l'histoire...
Prends à 4 heures le chemin des écoliers pour me rendre à Fribourg ; lorsque je plonge sur la Sarine, les cloches de l'abbaye de Hauterive sonnent les vêpres. Je m'assieds sur un banc, une douzaine de Cisterciens sortis de je ne sais où s'installent dans les stalles savoisiennes de l'abside, l'un deux ouvre la grille de la clôture, ils chantent des psaumes devant une petite dizaine de fidèles, ou d'amis, ou de pèlerins. Leurs voix glissent le long des voûtes et remontent le long des piles pour finalement occuper tout l'espace : bonheur qu'un silence brutal interrompt, pour faire un peu de place au chant d'un merle resté dehors. Les moines s'éclipsent après avoir éteint les lumières du coeur, ils retournent je ne sais où, faire je ne sais quoi.
La Sarine, grosse des eaux des jours passés, ronge les parois de molasse, le pré gras me rappelle qu'il faudra que je m'occupe demain de l'herbe du jardin, un tailleur de bois a fait apparaître de beaux visages sur la tête de larges piquets de chêne.
Le théâtre des Osses n'est pas la porte d'à côté, Givisier non plus, c'est dire que je m'égare plus d'une fois ; ce sont finalement deux retraités, dont je fais la connaissance sur un rond-point paralysé, qui m'y conduisent. Et là, petit bonheur, Roger Jendly lit quelques extraits de Tessons.

Jean Prod’hom

Ce n'était pas prévu

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Cher Pierre,
Ce n'était pas prévu, mais les circonstances en ont décidé autrement : nous regardons, les grands et moi, les 20 minutes que les journalistes de Viva, avec la collaboration de deux ethnologues, ont consacré en 1990 aux clubs de supporters de l'équipe de football de Naples, et notamment à celui des Quartieri spagnoli. Il est curieux de constater que les acteurs et les auteurs de ce documentaire tiennent un discours auquel il suffirait d'ajouter quelques doctes commentaires, pour en faire une analyse que ne désavouerait pas René Girard. Footballeurs, ethnographes, nous serons bientôt tous girardiens.

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Images ensuite du musée archéologique de Naples, visité par Katherine Joyce dans Voyage en Italie ; des hommes et des femmes de pierre y ressuscitent. Ailleurs quelques mots, beaucoup de silences, à l'hôtel, dans la voiture, au bar ; rien de tranché, d'urgent, rien de décidé ; des frôlements, des froncements de sourcil, des rumeurs intérieures. Les élèves n'ont jamais rien vu de pareil, ils sont intrigués et ont du mérite ; ce qu'ils voient, et font, et disent, et vivent  n'est pas à la même échelle, n'est pas saisi dans les mêmes formes ; film énigmatique, solide, qu'ils sont prêts à écarter de la main, mais qui pourrait les amener, s'ils ne sont pas offusqués par la beauté, jusqu'au seuil de ce qu'ils ne savent pas encore.

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En route pour Berne ; un bus nous dépose à 14 heures 30 devant l'Ecole cantonale de langue française, à la Jupiterstrasse, où les élèves de 9ème participent à la finale du rallye mathématique transalpin. Cela me laisse une bonne heure pour aller et venir dans les allées des jardins familiaux qui jouxtent l'école. Des arrosoirs en pagaille, je fais près de 140 photographie, fébrilement, avec le regret de n'avoir pas su porter mon attention sur d'autres aspects de ce cabinet de curiosités.
Sandra m'écrit un mot, les enseignants ont bien accueilli le bouquin de physique sur lequel elle travaille depuis de longs mois. Les élèves remportent dans leur catégorie la seconde place du concours, ils ne cachent pas leur déception, au retour ils oublient. Dans le bus mes paupières tombent à deux reprises.

Jean Prod’hom

Je crains devoir me séparer bientôt

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Cher Pierre,
Je crains devoir me séparer bientôt de la Yaris ; le collecteur d'échappement est en train de se faire la malle et le réservoir a vieilli. Je souhaitais prolonger sa vie au-delà des 200 000 kilomètres, la prochaine expertise pourrait sonner le glas de mes espérances, elle finira sa vie à l'exportation.

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Propose aux grands, un peu avant 8 heures, un schéma du voûtage de la Louve et du Flon, du réseau des eaux usées et pluviales de la ville de Lausanne. Cette aventure souterraine commencée au début du XIXème siècle est extraordinaire, les élèves n'y sont pas insensibles.
Tout est beau et bon dans la première page du Grand Meaulnes, sans parler du reste. L'exploitation du tiret et du point-virgule permet non seulement de combler le manque lié à la linéarité de la langue, mais encore d'ouvrir sur une architecture invisible, qui se développe comme une fugue, de mot en mot, attaché chacun à une notion primitive, complexe, dont le sens fait osciller la phrase entre deux mondes singuliers, l'un qui s'éloigne, l'autre qui prend le large, établissant un quasi-lieu où reposent des souvenirs, des traces et des ombres.

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Rendez-vous à 18 heures 30 aux Editions Antipodes pour une relecture des épreuves corrigées ; m'étonne du peu d'erreurs. On décide d'un calendrier avant d'aller croquer une morce au Baz'Art de l'avenue de France. Il est passé minuit quand je vais me coucher.

Jean Prod’hom

J'ai le plaisir d'apprendre

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Cher Pierre,
J'ai le plaisir d'apprendre, en fin de soirée, que les Editions Samizdat, Faim de siècles et D’autre part parleront, mercredi et jeudi prochain au Théâtre des Osses à Fribourg (Focus sur les éditeurs romands), de leurs choix, de leur travail et de leurs combats pour publier les auteurs de notre pays. Roger Jendly, Anne Jenny, Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier liront les extraits des oeuvres proposées par les éditeurs tandis que la pianiste fribourgeoise Véronique Piller les accompagnera au piano. Tessons sera de la partie ; entendre Roger Jendly en lire des extraits, ce serait extra...

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Bus numéro 8 jusqu'à Bel-Air, puis numéro 17 jusqu'au Galicien. Il nous faudra ensuite une dizaine de minutes pour atteindre, par Kleber Meleau, le Centre intercommunal de gestion des déchets.
Un animateur – le même qu'à Tridel –  raconte aux élèves les grandes étapes de l'épuration des eaux à Lausanne, de l'évacuation des déchets directement dans la Louve et le Flon, du voûtage de la première en 1812 et du second en 1873, de la pose de plongeurs pour évacuer le tout loin des rives du Léman, de la mise en place de la station d'épuration en 1964, de la dérivation des eaux claires du Flon dans la Vuachère en 1996, de la restitution de celles de La Louve directement dans le lac.
Ne roulent aujourd'hui dans les anciens lits de la Louve et du Flon que les eaux usées. Coup d'oeil encore, en-bas la vallée de la Jeunesse, au déversoir du Capelard.

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Si on peut considérer que le processus de la séparation des eaux claires et des eaux usées trouve son origine en 1812 dans le voûtage de la Louve, c'est en 1812 également que le Petit Conseil du Canton de Vaud arrête qu'aucun cimetière ne peut être établi dans l’enceinte d’une ville ou d’un village, que les cimetières seront clos et fermés et qu'ils ne serviront pas à d’autres usages qu’à enterrer les morts. Séparer les eaux claires et les eaux usées, les vivants et les morts, c'est tout un.
Je lâche donc les élèves dans le cimetière du Boix-de-Vaux, conçu par Alphonse Laverrière en 1912 en raison de la forte croissance démographique. Pour justifier une telle invitation qui leur semble tout à fait saugrenue, je précise que ce cimetière bien vivant, avec de vrais morts, est inscrit à l' Inventaire cantonal des monuments historiques et fait partie de la liste des Jardins historiques recensés par l'UNESCO. Ils s'égaient ensuite dans les allées, repèrent la tombe de Coco Chanel, de Pierre de Coubertin et d'un adolescent dont on a beaucoup parlé l'été passé. Je fais de mon côté quelques photos d'arrosoirs.
Le bus scolaire nous ramasse devant le siège du CIO, je reprends la Yaris derrière l'église du Mont. Me simplifie la vie pour le repas du soir, rédige l'article sur la course de trial de la veille pour les journaux locaux. Arthur est à Stockholm, il nous a laissé son absence.

Jean Prod’hom

Les arbres pataugeaient dans les flaques d'eau

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Cher Pierre,
Ce matin, les arbres dont la cime avait été rongée par le brouillard pataugeaient dans les flaques d'eau ; les colzas s'étaient éteints, chacun avait enfilé ses bottes ; on allait, c'est clair, vers une journée difficile. J'ai pensé aux bénévoles qui s'étaient mobilisés toute la semaine pour que la course soit une fête. (On n'imagine pas exactement l'engagement et le travail qu'il faut pour organiser une telle course.) Mais le sport a des vertus qu'on connaît ; il a suffi d'un coup de sifflet pour que les concurrents relèguent les circonstances au second plan et se concentrent sur l'un ou l'autre des douze parcours tracés par René et Jean-Daniel. Les cirés se sont mis à briller.

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Je les ai quittés en début d'après-midi pour me rendre à Genève ; y retrouver Jasmine et Pascal, dédicacer quelques livres, revoir Céline, discuter le coup avec Nicolas Esse – un voisin dont j'ai lu, signalées par François Bon, les Epitaphes utiles pour ne pas être pris de cours en cas de mort imprévue. Ecouter Pajak, saluer Pahud chez Antipodes, acheter le Journal de Gustave Roud chez Empreintes. Je n'avais pas revu Rochat depuis des années, il me raconte, vite, ses années de fréquentation avec Ramuz.
Je rentre au Riau, fais un saut à Ropraz où l'équipe d'organisation a le sourire : les rangements ont bien avancé, il y a même un peu de soleil. Trop fatigué pour aller au-delà, je rentre, traverse la bibliothèque sans m'arrêter et vais me coucher.

Jean Prod’hom


Personne au Mélèze

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Cher Pierre,
Personne au Mélèze, erreur ; on avait rendez-vous à 9 heures, c'est Jean-Daniel qui, passant par là, nous l'apprend. Arthur ne m'en veut pas de l'avoir réveillé au clairon ; on va s'offrir, en guise de consolation, un thé froid et un chocolat chaud à Mézières.

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Les bénévoles arrivent à un peu plus de 9 heures et se mettent aussitôt au travail. La pluie a cessé, Jean-Daniel a mesuré 85 millimètres d'eau ce matin dans son pluviomètre ; dans les pentes, les champs labourés lâchent des coulées de terre. Nous nous mettons à trois pour organiser le bureau d'inscriptions et préparer les cartes de pointage.
Je fais l'école buissonnière en début d'après-midi, traverse la route de Berne, descends sur la rive gauche de la Bressonne, que je longe jusqu'au Moulin des Vaux, deux chiens aboient. J'aperçois à l'intérieur d'une clôture électrifiée une nuée de poules, un couple de paons, des canards, des oies ; plus loin une caisse grillagée avec des canetons ; adossée à la maison une volière avec des perdrix, des faisans, une autre dans un cabanon, des poules sur la table du jardin, et tout autour les chants des oiseaux de l'arche de Noé.
Je fais la causette avec l'un des deux locataires des lieux, ils sont là depuis une année. Lui, il est originaire de Braga, il cherche sans succès du travail dans le domaine de la mécanique de précison ; en attendant, il s'occupe avec son ami de plus de deux cent cinquante bêtes à plumes. Ceux dont j'ai fait la connaissance, mais aussi ceux que je ne verrai pas : des canaris, des diamants de Gould, des perruches callopsites, des tourterelles, des colombes, ... Ils vivent de l'aide sociale, des vingt oeufs qu'ils ramassent chaque jour et de peu.
Le responsable technique de la course a fait le tour des zones, tout va bien ; puisse le ciel faire le reste et nous garder du déluge.

Jean Prod’hom

Les prévisions sont inquiétantes

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Cher Pierre,
Les prévisions sont inquiétantes, 6 heures, il fait cru, je fais du feu dans le poêle ; il pleut, il pleuvra cette nuit, il pleuvra demain, il pleuvra dimanche : pas bon pour la course de Ropraz.
Impossible de remuer Oscar, vautré toute la matinée dans un fauteuil ; vautré moi aussi, dans le mien, je poursuis la lecture du récit de Pierre-Laurent Ellenberger ; qu'il me faut suspendre pour faire des emplettes à Oron : fruits et légumes surtout, l'engagement végétarien de Louise ne nous facilite pas la tâche. Je prépare du riz et de la salade, pèle deux carottes et une pomme, prépare une tarte pour ce soir.


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Louise rentre seule à midi, sans Lili qui pique-nique avec ses copines à Mézières ; elle rentre de petite humeur, peu satisfaite de ses travaux ; ils sont pourtant très bons et elle comprend vite les quelques erreurs qu'elle a commises. Des erreurs pleines d'enseignements, j'ai beau le lui dire, ça ne change rien, elle n'est pas contente et je la comprends ; rien ne sera repris de tout cela, il y a le programme, on n'a pas le temps.
Cette école fait des ravages chez tous nos enfants, les bons et les moins bons. Les notes, la langue de bois, les impératifs, les pièges et les fourches caudines réparties tout au long de leur parcours, l'absence de suivi réel, font des dégâts dont on n'a pas encore mesuré le coût réel, l'effet sur le capital de confiance ; nous sommes peu à penser qu'il pourrait en aller autrement, alors les choses continuent ainsi. Et les gamins se soumettent aux épreuves de ceux qui sont supposés savoir. L'évaluation à laquelle les gamins sont assignés est une réelle catastrophe, elle ne rend compte d'aucune compétence, n'atteste à la fin que de leur aptitude à se conformer aux normes et à supporter le dressage. Le concept de résilience, qui a bon dos, fait le reste.
Pour toi la guerre est finie, c'est le livre que m'a offert Karim la semaine passée. Il s'agit d'un récit posthume de Pierre-Laurent Ellenberger, né en 1942 et mort en 2004, qui raconte – plusieurs années après ? – ses journées à Lausanne, de 1966 (projection de La guerre est finie d'Alain Resnais) à 1972 (Tueries aux JO de Munich) ; qui raconte aussi les événements dont il a été le spectateur éloigné.
J'avais tout juste 17 ans lorsque le récit se termine, j'avais fait mes premiers pas dans les bistrots où Ellenberger a passé une partie de ses soirées, comme moi : Le Major Davet, Le Jour et Nuit, le café du Marché, le café des Philosophes...
En lisant ces pages, j'ai eu le curieux sentiment de n'être jamais vraiment entré dans ces cafés, ou seulement lorsque la fête était finie, d'avoir été un tard venu ou d'avoir passé à côté, de n'avoir été qu'un figurant : nous l'avons tous été. Cette impression est un effet de l'écriture, qui a le don de donner une seconde vie – la seule – à ce qui a été englouti, une consistance rétrospective – la seule – à ce qui a passé comme l'eau sous les ponts. 
Il en va de même, mais à l'inverse, pour les romanciers, qui ne se sont dégagés qu'imparfaitement des motifs de leur maigre vie, si maigre qu'ils s'abreuvent à ce qu'ils ont lu. Rien de plus conservateurs donc, mis à part ceux qui ont fait basculer ou bifurquer les habitudes, en raison d'une expérience qui les a obligés à renouveler les caves et les combles du récit. Quant à la kyrielle de romans qui paraissent aujourd'hui, on voudrait parfois qu'ils touchent terre, apportent, comme les démonstrations mathématiques, quelque chose d'essentiel, de bref, quelque chose de simple et d'élégant, quelque chose de beau et de ramassé.
Je réchauffe du riz et fais sauter un émincé, on mange. Renonce ensuite à accompagner Sandra et les enfants au cinéma de Carrouge, monte à la bibliothèque et rédige ces notes; dehors le brouillard a plongé la nuit dans un noir épais, qui ne laisse passer que la pluie.

Jean Prod’hom

Voici ce que j'ai tiré de quelques mots décousus

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Cher Pierre,
Voici ce que j'ai tiré de quelques mots décousus, tapotés à la va-vite sur mon natel ce matin, derrière l'Ecole hôtelière du Chalet-à-Gobet :

Les récits usent les plus résistants, le fil sur lequel on a pris l'habitude de pincer les événements dépérit, le présent ne remorque plus le passé, l'avenir est sur nos talons, voilà que les événements se mettent à tournoyer sur eux-mêmes comme des samares, et donnent naissance à autant d'îles que d'érables. Difficile d'y consentir sans inquiétude, mais on a tant besoin d'un peu d'éternité.

L'idée de destin a depuis toujours offert ses lettres de noblesse à la liberté, en rétrocédant le mince filet de l'histoire à l'étendue qui la borde, en rabattant la fin sur le commencement, en établissant ainsi la possibilité de la durée.


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Pour le reste peu de choses à signaler, sinon ce mail que les enseignants de l'établissement dans lequel je travaille ont reçu ; qui les invite, avec les gamins dont ils ont la charge, à réfléchir à ce qu'ils pourraient bien mettre dans la capsule temporelle (50 x 50 x 72) qui sera mise en terre lors de l'inauguration du complexe scolaire dans quelques mois ; et qui sera réouverte dans 25 ans.
On ne peut que se réjouir, se réjouir que l'on pense à ceux qui viendront après nous, mais il convient qu'on s'interroge aussi sur la valeur de ces réjouissances. Car c'est vouloir encore garder la main sur l'avenir que d'exiger le jour et l'heure, que d'imaginer qu'il nous revient de choisir ce qui mérite de demeurer. Le demander aux enfants qui n'ont jamais participé aux processus de décision dans l'école est une manière de se débarrasser de ses responsabilités. On n'a jamais demandé aux mineurs de témoigner de leurs conditions pour les générations futures, mais on a pu souhaiter que les patrons des mines s'engagent à améliorer la vie difficile de leurs ouvriers, et qu'ils honorent leurs promesses. De quelque façon que ce soit, les dés sont pipés. Cette capsule temporelle me fait davantage penser à une bouteille de naufragés qu'à une pierre de fondation.
On pourrait, j'y songe, donner une autre dimension à cette capsule temporelle, l'agrandir au point qu'elle puisse contenir le complexe scolaire lui-même. Une conférence internationale réunie à Londres a levé mercredi les 180 millions d'euros manquants pour démarrer la construction du sarcophage de béton qui recouvrira le réacteur accidenté de Tchernobyl.
Nous descendons, Arthur et moi, à 18 heures 30. J'aménage avec J-P le bureau de la course et on bricole la tente des samaritains, qui donnera à la course de dimanche un petit air de Solférino.

Jean Prod’hom

Quand je dis vouloir éclairer l'obscurité

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Cher Pierre,
Quand je dis vouloir éclairer l'obscurité, ou la nuit, ce n'est évidemment pas dans l'intention de la faire reculer, de la séparer d'elle-même ou de l'apprivoiser ; ni de repousser, comme on dit, les limites de mon ignorance, mais de faire voir ce dont le jour et la connaissance lui sont redevables, en saisir la matité et le lissé, les yeux fermés, les pleins, les vides, une voix ; disposer d'un lieu aussi, sans partage, sans nuage ; entier, sans bord et sans cadastre. J'ai quelquefois le sentiment, écrivant, d'en être entouré, de m'y ébrouer et de m'y frotter.

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Cinq périodes à la suite qui me laissent presque intact, je file donc à la gare d'Echallens prendre les billets collectifs pour la semaine prochaine. Rentre ensuite par Poliez-le-Grand, Poliez-Pittet et Peney pour guigner un coin de morilles où j'allais autrefois, au bas de la route des Chênes : deux voitures sont stationnées, trois inconnus vont et viennent le long de la haie viive ; je continue mon chemin.
S'impose à moi chaque jour davantage l'idée que trop de vivants se sont donné le mot pour n'avoir à choisir qu'entre deux manières d'être : grogner ou se divertir. Autant d'attitudes qui ne font qu'entériner la situation sans issue dans laquelle nous nous trouvons. J'exagère certainement, mais c'est la raison pour laquelle je m'éloigne toujours plus loin des geignards et des amuseurs publics, qui reconduisent à leur insu les convenances, c'est-à-dire fournissent de nouvelles raisons à ceux qui en manqueraient encore, de se plaindre de ce qui est, ou de s'en détourner.
Dominique m'écrit de gentilles choses sur Tessons et me propose d'ajouter quelques mots à ceux qu'elle a écrits sur les arrosoirs. Je ne sais pas encore très bien à quoi ressemblera son livre, mais sa demande m'honore et j'accepte.
Une sourde fatigue s'installe, dans la tête et dans le corps, trop pour que je m'assoupisse ; monte au triage – m'y suis abstenu depuis dimanche –, m'approche à petits pas, fais quelques photos, plus près, l'oiseau file. Je vais m'asseoir sur une souche à une quinzaine de mètres du nid. Et ce que j'attendais depuis le début arrive, les deux bouvreuils sont perchés haut dans les branches d'un jeune foyard dont les feuilles sortent à peine de leur étui, restent là quelques minutes, jouent à clicli-mouchette. Je me mets à siffler : ils s'habituent peut-être à moi. La femelle m'interrompt et rejoint en quelques coups d'aile les cinq oeufs qui l'attendent.

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Dans le deuxième des dix-sept volumes du Dictionnaire classique d'histoire naturelle que Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent a publié aux côtés d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire en 1822, je lis en rentrant ceci.

Ces Oiseaux se font chérir, non seulement par les agréments de leur plumage, mais par une sorte de sociabilité et de confiance dans l'approche de l'Homme. Pendant l'hiver, on les voit dans les campagnes, répandus sur les routes, autour des habitations, y chercher les petites graines que la nature semble leur avoir réservées à dessin sur les tiges flétries et desséchées, et c'est avec beaucoup de grâce et de vivacité qu'ils emploient leur instrument nourricier à briser l'enveloppe cornée ou ligneuse qui recouvre et cache l'amande salutaire. Au retour de la belle saison, ils se retirent dans les bois pour s'y adonner entièrement à l'amour ; le nid qu'ils construisent dans les buissons, consiste en un peu de duvet qu'entoure un tissu de mousse et de lichen, qui prend son point d'attache entre la bifurcation d'une branche : la ponte est de quatre à six oeufs. Les Bouvreuils, dont le chant n'a rien de bien agréable, sont cependant susceptibles éducation ; avec des soins peu extraordinaires on parvient à leur faire imiter le ramage de divers Oiseaux dont on admire la flexibilité de gosier. Ils rendent même les inflexions de la voix humaine au point que l'on y reconnaît des mots bien articulés.

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Toute cette histoire me fait rêver – sans compter les points-virgules qui ont le don de me réjouir –, je vais essayer de leur parler, dès la semaine prochaine. D'ici là on mange en coup de vent les fromages et les salades que Sandra a préparées ; il est 18 heures 30, on descend à Ropraz ; on y reste jusqu'à un peu plus de 21 heures. Arthur se propose, alors que la nuit tombe sur l'herbe nouvelle et les champs de colza, de redescendre demain pour terminer la zone que René lui a confiée et que Jean-Daniel l'aide à réaliser. Je l'accompagnerai.


Jean Prod’hom

Rien ne prend le pas sur rien

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Cher Pierre,
Rien ne prend le pas sur rien, je m'y fais et ça me convient. Ce qu'on raconte importe peu, pour autant qu'on le fasse entendre, qu'on en fasse deviner le grain, en éclairant les régions lointaines vers lesquelles il essaime, bien au-delà de ce qu'on voit et de ce qu'on croit. A cet égard l'organisation d'une grande ville n'en dit pas plus que celle du jardinet d'un Chartreux.

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Pour y parvenir il faut être deux, celui par lequel, avec lequel et pour lequel le réel semble se déployer, même vitesse, même référence ; celui qui paraît s'en être retiré, si diffus et pointu qu'il croit parfois n'en être plus, immobile, hors jeu ; nos vies tournent. comme chez Kepler, autour de deux foyers, un premier - plein - autour duquel un ordre se fait, des aires se répartissent, des corps se mêlent, des mots s'échangent, des volontés s'unissent ; un second - vide - qui fait entendre une voix  – née du silence – dont on use pour faire entendre de proche en proche ce qui existe hors de nous, dans un espace réduit, comme sur une puce ou une barrette de mémoire, vive plutôt que morte, en lui attribuant les propriétés qui sont aussi les autres.
Quant au bien et au mal, il se répartit selon les axes des représentations de nos souffrances ; il est vrai qu'il y a, en ce sens, parfois des urgences. 
On voudrait rassembler ces deux foyers, on y parvient parfois lorsque la respiration de nos représentations épouse le rythme de ce qu'elles représentent, lorsque la phrase vertèbre le jour blanc ou le pas le quatrain,
Je fais un tour du côté du nouveau bâtiment scolaire ; des ouvriers plient à l'extérieur les échafaudages, d'autres peignent à l'intérieur les murs, posent des tableaux qui n'auront d'interactif que le nom. Réunion ensuite pour l'organisation de l'inauguration de ce nouveau complexe, personne n'y croit vraiment, on plaisante, on rit jaune. La séance se termine à 17 heures 30 ; je ramasse Arthur au Riau, on descend à Ropraz et, pendant qu'il s'entraîne, je donne un coup de main à Jean-Daniel et Tom qui préparent une zone pour les Elites. Sandra a préparé un soufflé au fromage et une salade de carottes. Les enfants ressortent jusqu'à la nuit dans le jardin, avec Oscar et leurs diabolos.

Jean Prod’hom

Une belle âme a fait du petit bois

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Cher Pierre,
Une belle âme a fait du petit bois, Arthur vraisemblablement ; j'en saisis une poignée que je pose en équilibre sur une demi-page froissée du 24heures, ajoute par dessus deux morceaux de tilleul, minces, secs et boute le feu à l'ensemble. Une allumette a suffi, je ne peux m'empêcher de penser que la journée a commencé sous de bons auspices.

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Edelweiss et Fleur attendent je ne sais quoi à la cuisine, leur écuelle est pleine ; je vide la machine à laver la vaisselle, remplis un tupperware d'un mélange de fruits et d'avoine, et hop ! à la mine. Le trafic sur la route de Berne se densifie chaque jour davantage, et si cette tendance se confirme, il me faudra partir plus tôt de la maison.
Je reprends avec les grands la réflexion commencée la semaine dernière sur la ponctuation, l'utilisation de la virgule et le destin singulier du point-virgule. L'extraordinaire quatrième paragraphe du premier chapitre de la première partie du Grand Meaulnes est à cet égard exemplaire. Du point de vue rythmique, mais aussi du point de vue de l'organisation des contenus, on imagine mal comment Alain-Fournier aurait pu faire sans ce mal aimé de la ponctuation. J'aimerais en convaincre les élèves.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie — demeure d'où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

J'ai commencé depuis quelques années à retirer mes billes de l'école, ou plutôt à cesser d'y replacer tous les bénéfices qu'elle me procurait, d'en réinvestir ailleurs sans succomber au divertissement, dans une autre région, centrale. C'est bien compréhensible si on admet qu'il existe une vie en dehors du travail. Mais nous pourrions ne pas y prendre garde et courir le risque, à l'instant même où notre employeur prendra congé de nous, de manquer d'un coup de cette moitié de réalité sans laquelle l'autre n'est pas. La retraite des retraités est aussi exigeante, somme tout, que celle des ermites et des Chartreux.
Une assistante sociale s'entretient, à la table voisine du café où je fais halte, avec une femme prise dans un filet aux mailles si lâches qu'elle ne semble pas près de s'en défaire. Elle oublie tout, ne retrouve rien, elle dit je n'ai plus rien, plus de chien et je pose des lapins ; les hommes, je ne veux pas avoir à faire avec, ils m'exaspèrent, je voudrais les frapper. Elle dit encore je n'arrive pas me l'expliquer, mais j'ai peur qu'on me prenne pour une folle, j'avance comme si le chemin était déjà tracé et que je ne devais pas m'en écarter, et j'ai l'impression d'avoir déjà vécu tout ce que je vis, mes perceptions sont décuplées. J'ai des maux de tête, je ne peux plus rien faire, ni lire ni écrire, ni faire le ménage, ni promener mon chien ; mon chien, je l'ai ramené à la SPA, deux grandes promenades, c'était trop ; je ne vois plus mes enfants, on me les a retirés : sa voix s'éteint, je ne l'entends plus, celle de l'assistante claironne.

Arthur est devant Chez les Burdet lorsque je l'embarque ; au Riau le feu s'est éteint et il pleut, il n'y aura pas de seconde allumette ; sitôt rentré Arthur va promener le chien, les filles rentrent d'Oron, Sandra a fait des courses. On se retrouve tous devant une soupe et un morceau de pain, une salade et un oeuf au plat.
Les filles au lit, on prend une ou deux décisions concernant les travaux qui vont démarrer dans moins d'un mois. Arthur qui vient nous souhaiter une bonne nuit m'apprend que les belles âmes du petit bois, ce sont ses soeurs, Louise et Lili.

Jean Prod’hom

Les ornières des chemins sont remplies d'eau

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Cher Pierre,
Les ornières des chemins sont remplies d'eau et les clairières détrempées, mais le soleil troue les nuages de temps en temps, il aura tôt fait d'éponger la pluie de cette nuit. Je monte au triage jeter un coup d'oeil à mes protégés : la femelle couve, je fais quelques photos ; le mâle passe en coup de vent et, caché dans la sapinière, lance des avertissements. J'essaie de m'approcher encore un peu, trop, la future mère s'éclipse et laisse cinq oeufs au fond du nid. Attends à quelques pas que l'un ou l'autre reviennent ; ils semblent bien organisés, la femelle réapparaît après un long détour, s'allonge discrètement sur ses oeufs et reprend sa couvaison là où elle l'a laissée.

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Pouillot véloce

Louise me demande de l'aider à travailler sur la naissance du christianisme ; on passe une bonne demi-heure à traverser l'un des quatre chapitres qu'elle doit réviser ; pause ensuite. J'en profite pour terminer le compte-rendu de la course de trial de Savièse, en ajoutant quelques mots sur l'église de Saint-Germain et les noces, en fin de journée, de la pluie et du soleil. Sûr que le journaliste sportif de la Broye s'empressera de les supprimer ; je rouvre enfin le dossier de la Campanie et m'en vais d'Alphonse d'Aragon aux Quatre journées de Naples.
Je retrouve Louise après les quatre-heures, je n'ose dire ici ce que l'école attend d'une gamine de treize ans, c'est tout simplement une vilaine farce ; on décide donc d'aller terminer notre chemin de croix sur le plan de travail de la cuisine ; et pendant que je pèle des pommes de terre, émince des poireaux, des carottes, des tomates et les reste d'une courge, coupe des pommes, des poires, des oranges et des bananes, elle lit les dizaines de pages photocopiées d'un manuel d'histoire dont l'enseignant a fait souligner de longs extraits. Au terme de cette étude, précise l'habituelle page d'objectifs, l'élève sera capable de
- donner les raisons internes et externes qui plongent l'empire dans l'insécurité durant le IIIème siècle,
- citer l'essentiel de l'oeuvre de Constantin,
- énumérer les raisons du partage de l'Empire romain,
- citer quelques apports que la civilisation romaine nous a légués.
Mais aussi
- comprendre et utiliser le vocabulaire religieux (abbaye, abbé, baptême, cathédrale, clerc, clergé, diocèse, ecclésiastique, clergé, laïc, moine, monastère, pape),
- rendre compte de l'organisation ecclésiastique du haut Moyen âge ainsi que la distinction entre clergé et les laïcs.
- expliquer le développement du mouvement monastique,
- expliquer la toute puissance de l'Eglise sur la société au Moyen Age,
- mentionner quelques règles et principes de vie que l'Eglise imposait à ses fidèles,
- différencier l'architecture romane de l'architecture gothique,
- fournir les raisons qui ont poussé les chrétiens de l'époque à exclure certaines catégories d'individus de la société.
Ce n'est pas tout, mais je ne prendrai pas la peine de transcrire la seconde série d'objectifs, ce serait indécent. Pauvres enfants ! pauvre histoire ! pauvre école !
La lecture de deux textes qu'Eric a écrits et dont il m'a parlé l'autre jour à l'occasion de notre balade au bord du lac de Neuchâtel m'apaisent : lire ce qu'un ami a pris la peine d'écrire, pour dire au plus près ce qu'il pense, m'a toujours fait du bien.

Jean Prod’hom

Un troisième oeuf est né

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Cher Pierre,
Un troisième oeuf est né, je suis allé le voir ce matin à vélo ; sans Oscar qui fait trop de bruit. J'ai taillé au sécateur quelques rameaux du saule qui a poussé entre eux et moi, la femelle s'est envolée. La femelle est revenue, le mâle ne s'est pas montré. Me réjouis des jours prochains.

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En roulant sur le chemin du retour, sous le soleil, avec les chants à la fois pointus et liquides des oiseaux, le vert de l'herbe nouvelle, avec le ruisselet et les chevreuils dans le pré de la Mussilly, les ruches et tout ce qui autour ne demande rien, avec la campagne et les bois qui bougent à peine, je songe une fois encore aux récits d'André Dhôtel, avec la conviction que la féerie et le délicat tremblement qui traversent ses récits sont bien réelles.
Je lis au retour, sur un forum d'oiseleurs – Au paradis des canaris –, la notice concernant Pyrrhula pyrrhula europoea. J'y apprends que les bouvreuils s'élèvent en volière, avec des chardonnerets et des verdiers par exemple, qu'ils demandent en captivité autant de soin que des nourrissons de notre espèce.

- Le bouvreuil présente comme caractéristique une allure trapue, accentuée par son bec court et massif qui lui a valu son nom de « petit bœuf ».
- Le bouvreuil est un oiseau relativement discret. Il aime fréquenter les bois assez denses, les buissons touffus à la végétation broussailleuse, les parcs, les jardins ainsi que les vergers. En montagne, il se retrouve dans les forêts de conifères où il monte très haut.
- Le bouvreuil pivoine est, lui, sédentaire, où il erre en petite bande à la recherche de nourriture.
- Dans la nature, le bouvreuil aime construire son nid dans un buisson épineux, un thuyas, un petit résineux, etc… à une hauteur relativement faible au dessus du sol (généralement à moins de 2 mètres du sol). Pendant la construction du nid, le mâle, qui a choisit l’emplacement, accompagne fidèlement sa femelle qui bâtit le nid avec des brindilles sèches de bois, d’herbes, de poils, de plumes, de lichens, etc… Pendant toute cette période, le couple se dissimule avec soin.
- Pendant la période nuptiale, le mâle chante de plus en plus. Il va prendre une brindille dans son bec et sautiller autour de la femelle en gonflant son plumage. La femelle va pousser des petits cris et entamer également des petits sauts, allant et revenant vers le mâle. Les rectrices de leur queue sont également écartées. Les deux oiseaux donnent ainsi l’impression de danser. De plus, la becquetée avec la femelle est un autre signe de pré accouplement.
- Deux couvées peuvent être réalisées chaque année, d’avril jusqu’en août. La femelle pond quatre à six œufs au fond bleu pâle tacheté de roux, de dimensions moyennes de 21,4 |14,8 mm pour le ponceau et de 19,3 |14,4 mm pour le pivoine, que la femelle couve seule 13 à 14 jours, tandis que le mâle la nourrit au nid. La femelle ne réchauffe plus ces jeunes vers le 11ème jour après la naissance. Les jeunes quittent le nid entre le 15ème et 17ème jour. L’élevage des petits est assuré par les deux parents. Néanmoins, il est conseillé de laisser la femelle élever seule ses jeunes, le mâle étant placé dans une cage concours, car il a la fâcheuse habitude de tuer les jeunes. Ce problème est dû notamment à une nourriture très riche en captivité, surtout avec les vers de farine qui l’incite à se reproduire.
- Le bouvreuil est un végétarien, se nourrissant principalement de graines, semences végétales, baies, bourgeons. Lorsque l’occasion se présente, quelques insectes complètent son menu, surtout en période de reproduction.

Une jeune femme, tout droit sortie d'une bande dessinée, passe une partie de la matinée dans la maison à repérer les traces d'amiante. J'en profite pour terminer notre déclaration d'impôts et réunir les éléments qui devraient figurer sur le carton d'invitation pour Terres d'écritures, que j'envoie à Romain.
Les plus hautes instances de la Direction générale de l'enseignement obligatoire (Direction organisation et planification) remercient, par courrier électronique, les enseignants pour leur compréhension et leur patience dans un contexte délicat ; depuis le 20 mars dernier en effet, la navigation Internet est extrêmement difficile, voire impossible sur certaines pages et à certains moments de la journée. Cela a pour conséquence un impact négatif considérable sur le travail des uns et des autres avec les outils informatiques. On s'en est effectivement rendu compte.
L'extraordinaire n'est pas tellement dans l'incident lui-même (qui révèle, une fois encore, la fragilité des réseaux actuels de communications à "très haut débit"), mais dans la coïncidence relevée dans l'historique : les premiers signes de lenteurs sur le réseau des réseaux ont été repérés lors de l'éclipse solaire, le 20 mars 2015 ; nous laisserons aux épistémologues le soin de tirer routes les conséquences de cette fabuleuse coïncidence.
Il y a des adultes qui mériteraient une fessée, interdite de nos jours ; leurs coquetteries, les méchants chemins qu'ils empruntent, les calculs qui les rongent pour ne rien perdre de ce à quoi ils ont droit, leur suffisance, leur arrogance, la bêtise, tout de leur vie les assèche, comme ces écorces qu'on répand dans les plates-bandes pour bâillonner les mauvaises herbes. Ils parasitent la société qui les nourrit, sans l'élégance du gui, accablent leurs voisins ; ils ne méritent pas même qu'on leur donne des noms d'oiseau. Un courrier reçu par la poste ce matin m'en donne à nouveau une nouvelle preuve. L'écrire m'aura fait du bien.

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C'est aujourd'hui l'anniversaire de Sandra. Françoise et Edouard nous ont invités à Vevey, tôt, puisque nous allons Arthur et moi à Savièse demain pour la première manche de la Swisscup trial. Lili reste au Riau, c'est l'anniversaire de Mylène. Edouard nous a à nouveau gâtés.

Jean Prod’hom

Les bêtises nées de l'impatience

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Les bêtises nées de l'impatience menacent de faire fuir ce qui nous est cher et qu'il nous aurait suffi d'attendre ; ainsi ce matin : en dépit de ma promesse de ne pas m'y rendre avant la fin de la semaine, je retourne au-dessus du triage m'assurer que les deux bouvreuils n'ont pas déserté les lieux en abandonnant leur nid. Je m'assieds dix minutes sur une souche, à bonne distance ; aucun rameau ne balance, pas un bruit.
M'approche pour en avoir le cœur net, lève une branche, s'envole l'oiseau rose. Restent deux œufs dans une pelote d'herbes sèches, dont je m'empresse de faire une photographie avant de déguerpir en me rongeant les ongles. Attends à trente pas le retour de mes protégés que j'ai chassés, ils tardent. J'aperçois finalement, à la cime du haut sapin qui surplombe leur domaine, une tache rouge immobile. Ni une ni deux, je m'en vais et m'en veux de ma précipitation, en priant les dieux que les oiseaux sachent distinguer les maladroits des voleurs. 

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Au Mont, la vie continue, plus d'insectes sociaux mais moins de couleurs, beaucoup de dedans et peu de dehors, à nous d'ouvrir les fenêtres, j'essaie de le faire tout au long de la matinée. 
On mange, Celsa et moi, les dernières dents-de-lion sur la terrasse du Central ; Naples se rapproche, on avance, une sieste serait la bienvenue. 
Je passe l'après-midi avec les petits du premier, entre médiathèque et salle de classe, à tout faire pour qu'ils se détournent un moment du groupe qui les aliène et trouvent un peu de repos dans un livre. Ils finissent par y parvenir, presque tous, sans hâte, quand bien même l'un d'eux se montre si récalcitrant qu'il me condamne à le tenir en laisse. Elle me suffit l'idée que les enseignants auraient à offrir à chacun des élèves qui leur sont confiés un lieu et un moment pour leur permettre, sans jamais les occuper, de rassembler leurs désirs mis en pièces par les vendeurs de loisirs.
Ramasse Arthur à l'arrêt de bus du Riau, le dépose à Ropraz pour l'entraînement, file à Thierrens où j'embarque les filles, comme tous les jeudis. Ce qui change aujourd'hui c'est qu'il me faut encore aller donner un coup de main au Mélèze, la course a lieu dans un peu plus de semaine. Il est près de 23 heures lorsque je rentre, Arthur me montre la coque vide de son natel ; je regarde admiratif la tas de pièces qu'il en a retirées, en couvant l'espoir qu'il soit capable de replace l'un dans l'autre.

Jean Prod’hom

Le réservoir d'essence

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Cher Pierre,
Le réservoir d'essence de la Yaris goutte depuis deux jours, je la dépose à 7 heures au garage. Lance ensuite dans les trois classes, à partir de trois textes différents, la même activité à visée technique : identification du degré de solidité des différentes régions de la langue, utilisation des moyens de référence, extension du doute. Je mange un bircher à la salle des maîtres.

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Le garagiste m'apprend à 13 heures, en grimaçant, que le réservoir est vraisemblablement troué, sur le haut, mais que ce n'est pas très grave ; il parie qu'il cessera de goutter lorsqu'il sera à moitié vide. Il vaut mieux toutefois prendre un rendez-vous ; on le fixe pour la semaine prochaine. Il m'indique avant qu'on se quitte qu'il a eu le temps de poser les pneus d'été.
Éric m'attend devant la gare d'Yverdon, on va sous le soleil jusqu'à Champ-Pittet, il me raconte les années difficiles qu'il a vécues depuis la fin de notre mandat au Burofco, pleines trop pleines : la surcharge de travail, la famille, ses dernières années à la HEP. Les foulques, les colverts, les grèbes font un bruit d'enfer, on boit un coup sur la terrasse de la buvette du Centre. Il y a deux ans qu'il est à la retraite, j'y serai dans deux ans et demi, je tends l'oreille.
Céline et Sylviane nous accueillent à la librairie de l'Etage, Aude est déjà là, Karim nous rejoint. Puis des visages connus, Marc, Isabelle et leur enfant, Lucie et Annette : une bonne douzaine de personnes en tout.
Nos hôtes ont de l'énergie et des sourires à revendre, Céline lit des extraits des Neiges de Damas et Karim de Tessons. Table ronde ensuite, impressions de lecture et d'écriture, bribes de récits. C'est la première fois que je participe à ce genre de réunion, on finit autour d'un verre, nous dédicaçons quelques livres. Agnès me confie être une fidèle des marges dont elle lit les billets le soir avant de s'endormir ; mes petites histoires, ce que je dis de l'école, ma rencontre avec le bouvreuil l'autre jour ne la laissent pas indifférente. C'est le plus beau des compliments.
C'est à la pizzeria du tennis que nous finissons la soirée, nous sommes six ; on raccompagne Aude et Lucie qui rentrent à Genève en train, nous sommes quatre ; on laisse Céline et Eric devant le1400 où l'on a bu un café, nous sommes deux ; Karim me dépose à l'hippodrome, je suis seul, guigne sous la Yaris : pas d'essence. Je rentre dans la nuit qui s'allonge par Valeyres, Ursins, Orzens, Oppens, Rueyres et Fey. Personne sur la route mais un chevreuil.
La maison est silencieuse, je ferme la porte à clé ; il y a de la lumière dans la bibliothèque, je monte embrasser Sandra. Dehors, la nuit s'épaissit.

Jean Prod’hom

L'utilisation du langage

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Cher Pierre,
L'utilisation du langage assure, à lui tout seul, le maintien de la paix parmi les hommes et nous autorise à l'imaginer perpétuelle ; on aurait pu aisément se passer de la monnaie. Mais ni le premier ni la seconde ne sont capables de faire autre chose que d'établir des relations d'équivalence entre des réalités aveugles. Qui peut en effet  imaginer que l'autre perçoit, éprouve, pense ce que je pense, éprouve et perçois ? C'est pourtant cette supposition reconduite dans nos échanges qui nous fait croire en retour que ce que nous pensons, éprouvons et percevons confusément pourrait être dit.

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C'est  à Oron, que j'écris ces propos pour le moins décousus, en attendant Lili qui court, saute et lance. Au café de l'Union, devant une verveine ; la porte de l'établissement est ouverte, mais le dehors ne se mêle pas au dedans, un seuil large comme la main l'en empêche. Nous sommes 4 clients à deux pas les uns des autres : un ouvrier qui mange, un retraité devant un verre de rouge, un quadragénaire qui tapote sur son portable. Cette mise en scène qui assure la paix de l'espèce est d'une complexité qui donne le vertige. Nous sommes parvenus à nous désolidariser des processus physiologiques pour n'abriter qu'un esprit. C'est de très loin qu'on entend désormais battre nos coeurs, sans y croire vraiment, ou dans l'effroi.
Retour par Ropraz où les jeunes cygnes se sont mis à déployer quelques-unes de leurs 24 vertèbres cervicales, l'air a fraîchi ; Sandra a préparé un gratin de choux-fleurs et une tarte aux framboises.

Il est peu de personnes qui ne se soient amusées, à un moment quelconque de leur vie, à remonter le cours de leurs idées et à rechercher par quels chemins leur esprit était arrivé à de certaines conclusions. Souvent cette occupation est pleine d’intérêt, et celui qui l’essaye pour la première fois est étonné de l’incohérence et de la distance, immense en apparence, entre le point de départ et le point d’arrivée. (Edgar Allan Poe)

L'harmonie universelle a toujours fait l'économie des substances.

Jean Prod’hom

Debout un peu avant 6 heures

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Cher Pierre,
Debout un peu avant 6 heures, tandis que le jour se lève à peine ; la bise est tombée. Traverse le jardin pour vider les cendres du poêle sous le marronnier, fais tintinnabuler la vaisselle de la machine à laver : poignées d'assiettes, de fourchettes, poignées de couteaux ; fais du feu.

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Ça m'est devenu toujours plus difficile de reprendre le travail après les vacances, de me refaire une assurance. Mais sitôt arrivé à la mine, le plaisir grandit lorsque les mômes se penchent sur leur ignorance ; les choses se remettent en place et soudain tout s'éclaire. Belle matinée à la bibliothèque avec la moitié des petits, à Baulmes avec l'autre ; belle après-midi à Naples avec les grands, à la salle des maîtres avec des collègues ; belle soirée à Ropraz avec les membres du comité du TCPM : le certificat est en boîte, la course de Ropraz bientôt du passé.
Toutes ces activités m'auront toutefois coupé les jambes, sans que je sois parvenu une seule fois à me retrouver autrement qu'en avance ou en retard, à chaque coup précédé ou suivi par des leurres.
Oh! si, chez Jean-Daniel, lorsque les deux cygnes noirs et leurs trois petits m'ont ramené du côté des vivants vivants, de ce qui n'était déterminé ni par le temps ni par le lieu. Parfois il faut tenir, à peine, le moins possible ; permettre ainsi à ce qui sommeille de rompre la loi des fatalités, au soir d'aller et de revenir, sans hâte, jusqu'à la nuit.

Jean Prod’hom

Il fallait en avoir le coeur net

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Cher Pierre,
Il fallait en avoir le coeur net ; je suis donc allé à 7 heures au-dessus du triage, assis une demi-heure dans la sapinière, inquiet que ma présence trop insistante des jours passés près de leur nid ne les ait eux inquiétés. Soulagement lorsque le bouvreuil me fait une visite, sa compagne le rejoint. Ni les motards ni moi ne les auront dissuadés, je m'en réjouis ; ils ne restent pourtant pas longtemps, comme s'ils se méfiaient. C'est décidé, je n'y retournerai pas avant vendredi prochain.

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Bruand jaune mâle

Sandra et les filles se rendent chez Marinette, Arthur dort, je monte à la bibliothèque. Après-midi studieuse à écouter su Youtube les entretiens de Felix Guattari et à regarder des images sur Naples ; écoute à la radio Schifano très en colère contre l'unification de l'Italie et l'exploitation du sud qui s'en est suivie. Fais une mayonnaise et cuire des artichauts, râpe des carottes rouges, prépare un bircher pour demain. Après le repas, Louise me pose quelques questions sur le récit d'aventures, mais renonce aux questions d'orthographe qu'elle voulait me soumettre, on renvoie à mardi. Retourne à Naples jusqu'à 21 heures.

Jean Prod’hom

Comment y voir clair dans le brouillard

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Cher Pierre,
Comment y voir clair dans le brouillard ? et les bêtes sauvages, s'en réjouissent-elles  ? Les changements climatiques, secondaires, infléchissent-ils leurs habitudes ? Connaissent-elles l'hésitation ? Et leur semaine est-elle rythmée par ce qui correspond à nos weekends ? lèvent-elles la tête le dimanche quand sonnent les cloches de l'église ? Leur arrive-t-il de prolonger, comme les hommes, leur sommeil, ou leurs rêveries ? Vivons-nous dans le même monde ? ou chaque espèce a-t-elle son ciel et des manières toutes à elle de s'interroger au coeur d'une énigme qu'incontestablement nous partageons. Elles sont à coup sûr notre chance et notre avenir, en ce sens qu'elles ont choisi de ne rien nous dire.

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On finit par se lever et je dresse la liste des courses du weekend. Sandra et les filles se rendent elles aussi à Oron, pour acheter des cartons utiles au stockage de nos affaires pendant les travaux et des fleurs que Louise veut placer dans la plate-bande.
C'est un constat sur lequel tous les observateurs avisés s'accordent, l'agressivité des automobilistes, insupportable au premier étage des parkings, se réduit à mesure que l'on descend dans les étages inférieurs pour totalement disparaître au dernier. Par un paradoxe que les sciences de l'homme connaissent bien, ce constat ne peut être fait que par ceux du dernier étage, qui ont compris que s'éloigner de leur but les en approchait parfois considérablement. Alors que ceux qui auraient tant besoin d'un peu de paix et de recul s'agitent, tournent, vitupèrent à deux pas du leur.
C'est ce à quoi je pensais assis dans la Yaris au parking de la COOP d'Oron, ce matin, rempli de véhicules jusqu'à la gueule, en raison du comptoir qui a ouvert ses portes, mais qui offrait en périphérie d'innombrables places, avec le vent qui agitait l'herbe déjà haute, le ciel et le piaillement des moineaux. Je m'y suis trouvé si bien que je me suis demandé pourquoi je ne resterais pas jusqu'à la nuit, comme cela m'arrive parfois lorsque je m'étends sur les herbes sèches en-dessus du triage. Et c'est dans ces instants, je crois, que l'envie d'écrire ou de ne pas écrire est la plus forte, parce qu'il n'y a presque rien tout autour. 
Et si je suis malgré tout de retour à la maison, c'est bien parce qu'il a bien fallu que je me décide à glisser dans un caddie des cornflakes, du lait entier de Gruyère, des fruits, des légumes et du riz. Mais je l'ai fait de très loin, avec dans les yeux les herbes hautes et le ciel, à distance des états d'âme des gens, et en même temps très près de leur cœur. Cette aventure m'a fait penser à l'écriture de Walser, à cette ligne mélodique qui fait entendre l'harmonie des mondes disjoints, qui concourent soudain, miraculeusement, à ce qui pourrait être et qui est. Oui, la vie est très belle, pleine de surprises et de noirceur, d'agitation et de sourires.
Au parking, les oiseaux se sont réjouis de mon retour, heureux, je crois, que je leur demande comment ça allait pour eux, et les herbes hautes ont applaudi.


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Mésange nonette

Olivier entreprend de nouveaux travaux à Ferlens, un peu obligé par les circonstances ; le jardinet au sud des écuries est charmant. On ne s'était pas revus depuis plusieurs années, si bien qu'on a beaucoup parlé ; les moineaux se sont succédé au goulot de la fontaine, visible de la table de la cuisine autour de laquelle on était assis.
Le brouillard s'est levé, les pommes-de-terre sont pelées et coupées, la courge et les poireaux lavés et émincés, la tarte au four, les pointes d'asperge blanchies. Je confie le tout à Sandra et vais rejoindre au-dessus du triage le couple le bouvreuils et leur nid. Invisibles! Ai-je été trop présent ces derniers jours ou les motards qui vont et viennent sur leurs engins trafiqués les dissuadent de se montrer ?
Sandra et les enfants jouent aux dés lorsque je suis de retour, je fais cuire du riz et râpe du fromage. La rentrée c'est pour après-demain, Lili nous confie pendant le repas sa position sur la question : elle n'en veut pas à Charlemagne qui a inventé l'école, mais elle en veut sérieusement à celui qui l'a rendue obligatoire. Je ne suis pas loin de penser comme elle.

Jean Prod’hom

C'était donc ça

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Cher Pierre
C'était donc ça : si la femelle que j'ai aperçue hier, et deux fois ce matin, se cache dans les branches du sapin nain, c'est pour y construire un nid, tandis que le mâle, bien visible, fait le guet. J'aurais pu le deviner le premier jour ; mais c'est tout autre chose d'avancer dans l'ignorance et de se réjouir de ses découvertes.

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Cette histoire est d'autant plus curieuse que Sandra me fait voir le premier exercice de la première partie du manuel de physique dont elle est responsable, rédigé il y plusieurs mois déjà.

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J'ai rendez-vous à 15 heures au Musée de Vidy où je salue Laurent qui travaille dans son bureau à sa prochaine exposition ; je récupère le carton contenant les tessons. Le lac, qui est à son niveau le plus bas, m'invite à aller jeter un coup d'oeil, jusqu'au pont de la Chamberonne au pied duquel je trouve une fleur bleue.
L'autoroute est bien dégagée si bien que j'arrive à l'heure à Baulmes ; l'hôtel de ville ressemble à un château, sa construction a été financée par les ventes de bois, m'explique Joël, le garde-forestier, des bois qui occupent la grande partie de la commune. La baisse des prix et le gui dont les graines sont rejetées et dispersées à la cime des sapins par les grives sont les principaux responsables de la baisse des revenus de cette petite ville de 1000 habitants, située au pied du col de l'Aiguillon.
Ce n'est pas loin de ce col que Joël m'emmène, à Grangeneuve où la classe des petits passera trois jours. Il se propose de nous accompagner un peu plus haut, dans la forêt de Limasses, et de nous raconter l'histoire de sapins trois fois centenaires, dont les deux plus imposants portent les noms de président et de vice-président ; de pique-niquer avec nous – ce Joël mérite d'être connu.
De nous retrouver également le lendemain dans un petit refuge, à deux pas de la carrière des Rochettes dont l'exploitation du calcaire marneux, souterraine d'abord, transformé dans l'usine de Chaux et ciments à Baulmes, a connu ses heures de gloire dans la première moitié du XXème siècle. Elle s'est poursuivie à ciel ouvert après la seconde guerre, jusqu'en 1962. Il faut noter encore que le dénommé Joseph Bon a établi en 1953 une champignonnière dans les galeries inférieures désaffectées ; le Joseph en question n'a visiblement pas fait fortune puisque l'Office des poursuites d'Orbe a procédé en 1957 à la vente aux enchères d'un aérochauffeur, de plusieurs centaines de m3 de fumier et des grillages.

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J'espérais que Pierre-Alain R pourrait nous faire voir les oiseaux de sa région et tout particulièrement ceux qui ont élu domicile dans la carrière, il m'apprend au téléphone qu'il sera en voyage.
Je rentre en m'arrêtant en vitesse à Epalinges où j'achète du pain, à Corcelles où j'achète du fromage. On appelle fondue le mélange de ces deux produits.

Jean Prod’hom

La littérature érotique en Suisse romande

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Cher Pierre,
Le ciel s'est couvert à l'aube ; ce qui ne nous empêche pas, Sandra, Oscar et moi de faire la boucle des 4 kilomètres ; on évoque sans les exagérer les désagréments que les travaux dans la maison vont amener, on en rit ; on ajoute pour prolonger notre plaisir une seconde boucle, autour du grand étang qui n'existera bientôt plus : les graminées, les carex, les mousses et diverses variétés d'arbrisseaux ont colonisé les lieux ; des bouleaux, des aulnes prennent racine.

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Je me sépare de Sandra au triage, rejoins le sous-bois où j'ai aperçu hier un bouvreuil. Il n'est pas seul : la femelle est cachée dans les branches d'un sapin nain. Ils filent en trois coups d'aile, je m'installe. Ils reviennent après un quart d'heure, se posent un instant, lui sur une branche qu'il semble affectionner, elle à la cime d'un arbuste. J'aurais voulu faire une photographie de la femelle, plus claire ; ils sont loin, je ne les reverrai plus aujourd'hui.
Les chants puissants des oiseaux donnent l'impression que les bois en sont peuplés jusque dans leurs moindres recoins. Il faut pourtant du temps pour les apercevoir, beaucoup d'entre eux sont perchés trop haut dans le ciel.


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Rougegorge familier

Sandra et les enfants sont allés pique-niquer avec les K au-dessus de l'Escarogotière, je monte à la bibliothèque pour travailler, mais Après beaucoup d'années, recueil de petites proses que Jaccottet a publié en 1994, me distrait ; je l'ai déposé hier sur la table ronde dans l'intention de relire les quelques lignes qu'il consacre aux eaux du Lez. La présence de deux point-virgules naturellement me réjouit, mais c'est la manière dont Jaccottet parvient à éloigner les métaphores et les comparaisons qui me ravit, dont il s'est servi comme d'un véhicule pour approcher ce qu'il tente d'épingler ; la méthode avec laquelle il réussit à se débarrasser de la rhétorique : certes oui! mais..., mais ce n'est pas cela..., dirait-on mais en réalité, si l'on veut..., pour libérer à la fin, par son nom, ce qu'il n'est parvenu à énoncer qu'en le manquant :

Ce sont les eaux de Lez, en avril, au gué dit de Bramarel.

Le menuisier et l'architecte font un saut à 16 heures pour qu'on décide ensemble des fenêtres et des portes d'en-bas ; le menuisier c'est Guillaume et on est bien contents de travailler avec un ami. Je les quitte un peu après 16 heures 30 pour aller récupérer au Musée de Vidy la centaine de tessons qui ont passé l'hiver dans le vestibule de cette auguste maison, que je ne parviendrai jamais à rejoindre, à cause de Monsieur François Hollande dont le discours à l'EPFL et le bain de foule à Ouchy ont bloqué tout le sud de la ville. Il m'aura donc fallu 1 heure et demie pour rejoindre la Grange de Dorigny où se rencontrent universitaires et auteurs autour d'une table ronde sur la littérature érotique en Suisse romande.
On reconnaît les universitaires à leur physique – ce sont des sportifs ; les écrivains à leur gentillesse et leur prévenance – ils ont toujours quelque chose de gentil à vous dire ; jolie soirée donc. J'y apprends également une ou deux choses ; une étude quantitative des textes relevant de ce genre a listé 600 synonymes pour le mot vagin, 600 (différents j'imagine) pour celui de pénis et 1300 pour coït : ce qui prouve une fois encore que le tout est supérieur à la somme des parties.
Je ne suis pas intervenu parce que je n'avais rien à dire; mais si on me l'avait demandé, j'aurais osé le poncif suivant, sans citer mes sources : L'écriture et la lecture, lorsqu'elles se font caresses, relèvent de la littérature érotique. Ç'aurait fait un flop.
Si on avait insisté pour que j'en dise plus, j'aurais raconté Madeleine qui, avant d'être un de ces gâteaux courts et dodus... qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques... , fut celle sur laquelle je portai mes lèvres pour la première fois... je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire,... en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
Je quitte ce beau monde pour le Riau où je retrouve Sandra et Arthur qui reviennent du cinéma, Louise et Lili dorment à Servion. Je rédige ces notes.

Jean Prod’hom

Je m'y étais engagé

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Cher Pierre,
Je m'y étais engagé, c'est fait ; les tâches qui m'attendent jusqu'à l'été sont à nouveau listées, réparties cette fois sur trois colonnes ; cette opération aura eu le mérite de dégonfler, une fois encore, ce que je m'évertue à dramatiser ; ça durera le temps que ça durera.

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Bouvreuil pivoine

Sandra et Louise sont allées à Nyon commander le carrelage de la salle de bains, Arthur et Lili dorment. Le voyage d'étude à Naples est devenu depuis tout à l'heure une priorité, je rédige les premières informations que je remettrai aux élèves et à leurs parents, elles auront eu la vertu de me faire entrevoir ce qui me reste à faire : inscrire les bagages des élèves, mettre un point final à la réservation sur easyJet, vérifier les numéros des passeports, réserver le train jusqu'à Genève et retour, faire travailler les élèves sur l'activité qu'ils ont à préparer avant de nous y rendre.
Il est 10 heures lorsque je sors. Les chevreuils sont très actifs, ma présence et celle d'Oscar les inquiètent, ils aboient. Près de la clairière où j'ai fait halte hier et où je retourne ce matin, j'aperçois le miroir blanc d'un arrière-train de l'un d'eux qui s'enfuit.
Une tache rouge passe en coup de vent dessus le tracé d'un chemin qu'envahissent les bartasses. A gauche une futaie dans laquelle s'engouffre l'oiseau, et d'où il ressort un peu plus tard pour disparaître à droite dans les taillis. Je remonte dans le couloir qu'il a emprunté et m'y fixe. Il finit par sortir du taillis et se poser sur une branche. Distingue derrière lui une autre forme qui bouge. Oscar ne peut s'empêcher de signaler notre présence, le bouvreuil nous fausse compagnie. Je reviendrai demain matin.
M et E rejoignent Louise et Lili pour le goûter, puis je descends au cinéma à Lausanne avec les deux grandes: Divergente 2 : l'insurrection. M'informe avant sur Allociné.

Dans un monde post-apocalyptique où la société a été réorganisée autour de 5 factions (Audacieux, Érudits, Altruistes, Sincères et Fraternels), Tris a mis au jour un complot mené par la faction dominante, les Érudits, dirigés par Jeanine. Abandonnant une ville à feu et à sang, à la recherche d’alliés, Tris et Quatre sont désormais traqués par les autorités. Jeanine décrète la loi martiale pour anéantir les Divergents, tandis que la guerre entre les factions prend de l’ampleur. Pourquoi les Divergents sont-ils une menace pour la société ? La découverte d’un objet mystérieux, hérité du passé, pourrait bien bouleverser l’équilibre des forces…

J'apprends en outre, par Wikipédia, qu'il existe un sixième groupe, celui des Sans Faction. Ça ne va pas être simple pour un esprit aussi lent que le mien, d'autant plus que je n'ai pas vu le premier volet de cette saga, et qu'un troisième est annoncé, en deux parties. Cette situation délicate me décide, on fera une halte avant de rentrer à la crêperie de la Chandeleur.

Jean Prod’hom

Rendez-vous de chantier

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Cher Pierre,
Rendez-vous de chantier ce matin avec l'architecte, l'électricien, le cuisiniste et le chauffagiste ; manquaient le charpentier, le maçon et le menuisier. Ce qui étonne chez ces gens-là, c'est d'abord leur confiance ; non pas celle de l'infatué qui croit savoir, mais celle qui se nourrit de l'assurance que les choses ne se passent jamais exactement comme on le veut, mais qu'elles n'ont jamais eu l'intention de mettre en défaut qui que ce soit et qu'il y a toujours une solution pour contourner ou même prendre appui sur l'obstacle qu'elles représentent tôt ou tard.
C'est ensuite la faculté que chacun d'entre eux a de collaborer sans déborder sur les compétences des représentants des autres corps de métier, sans en douter non plus, en maintenant la distance qu'il convient, sachant que leur actes ne sont pas indépendants, qu'ils concourent aux mêmes fins : ensemble et chacun séparément. Tout cela paraît évident,
Lorsque je compare leur travail, la façon dont ils l'abordent et les principes qui les animent, je me plais à imaginer que quelque chose de pareil pourrait animer le corps des enseignants, qui pâliraient de jalousie s'ils se penchaient sur l'efficacité des échanges de ces gens qu'ils disqualifient si souvent, sur leur bon sens aussi, non pas tant celui auquel on recourt idéologiquement pour recouvrir d'un voile nos ignorances, mais celui qui donne assez de jeu pour que la logique de nos actions puisse s'ouvrir à l'imprévisible.
Il faudrait exiger des candidats à l'enseignement qu'ils fassent un stage d'une année au moins dans le secteur de la construction, ne serait-ce que pour les garder de l'idée simpliste qu'ils se font de la connaissance comme empilement de briques, colportée depuis des lustres par les responsables de l'école obligatoire.

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Je retrouve pour la première fois cette année le sol des sous-bois, assez sec pour s'y asseoir, Oscar les explore. Et le calme revenant, je m'avise du rôle de l'appétit, de la soif, de la digestion, de l'oxygénation, de la marche, des saisons dans le fonctionnement de l'intellect, de tout ce que celui-ci aurait bien voulu se passer.
Reviens en pensant à cette phrase du prologue qui ouvre Les Neiges de Damas d'Aude Seigne que j'aurais la chance de rencontrer le mercredi 22 avril à Yverdon (Libraire l'étage) :

C'est un livre contre la dictature du sens et de la cohérence, contre l'obligation de conclure.

Propos décidé, qui semble répondre à une fringale et à un insatiable désir de totalité, provocation aussi à laquelle les plus solides d'entre nous pourraient souscrire, mais aussi les plus faibles ; mot d'ordre en forme de paradoxe, écrit par une jeune femme dans les premières années du XXIème siècle, mais qui aurait pu l'être également par un jeune Nietzschéen du troisième quart du XXème. Car enfin, cet énoncé, en vertu même du principe de réflexivité, ne permet pas de conclure, ni sur son sens ni sur sa cohérence.
En réalité, ce paradoxe est une épreuve. Faut-il tenir jusqu'au bout à cette logique qui n'en est pas une en s'y accrochant par souci de loyauté et renvoyer l'explication finale, la clé de voûte et la conclusion à plus tard ? Ou y renoncer séance tenante ?
La littérature, comme la philosophie, est tout à la fois un poison et un remède : poison pour les êtres faibles qui inventent des fables pour se convaincre eux-mêmes de l'impensable et obliger ceux sans lesquels ils seraient seuls à les suivre ; remède pour ceux qui sont en pleine santé, assez forts pour expérimenter une voie singulière au risque d'aller de ce pas vers l'insensé et l'incohérent. Sans conclure.
Dictature du sens soit, mais en quel sens, en sacrifiant les principes d'identité et de non-contradiction ? Ne pas conclure pourquoi pas, mais en différant le dernier mot de telle manière qu'on pourrait croire s'être débarrassé des fins une fois pour tout ? Voilà où j'en suis. Pas sûr que tout cela soit très sensé et cohérent.

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Je monte à la bibliothèque et réunis les éléments qui devraient constituer ce qu'on appelle pompeusement un dossier de presse en vue de l'événement qui aura lieu à Grignan en septembre. Là encore, je suis tenaillé par la crainte de faire faux.
Jardin en fin d'après-midi, je déplace les trois dernières lavandes, taille un lilas. Arthur rentre de ses deux jours de camping, Louise et Lili reviennent de chez Marinette. Ils ont faim, je fais bouillir des pâtes, râpe des carottes rouges et réchauffe les restes du gigot de dimanche. On parle des chamboulements que les prochains travaux vont amener dans la maison ; Sandra sourit, elle est un ange.

Jean Prod’hom

Grand beau

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Cher Pierre,
Grand beau ! C'est à plus de 9 heures que Mylène et Lili sortent le bout du nez de la tente où elles ont dormi la nuit passée ; pas de nouvelles d'Arthur, Louise fait un peu de guitare et Sandra se rend chez l'ostéopathe.

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Rougequeue à front blanc

Je télécharge VaudTax 2014 et le miracle a lieu : je récupère les données de la déclaration d'impôts 2013 et complète vite fait celle de 2014 avec la paperasse mise en tas dans un coin de la bibliothèque : tout trouvé! deux heures auront suffi. Si fier que je renvoie la vérification à demain.
Je déplace des lavandes en martyrisant quelques tulipes, termine Les Neiges de Damas au soleil dans le jardin, taille le pommier en espalier, dérive l'eau de la fontaine dans l'étang, suis les manoeuvres des oiseaux dans le chêne.
Louise et Lili dorment ce soir chez Marinette, on va manger au Chalet des Enfants ; confiants, on parle du chantier dans lequel il va nous falloir vivre cet été.
Il est 21 heures lorsqu'on rentre, Arthur nous envoie un message du fond des bois avec la photo d'un feu et celle d'un hamburger.

Jean Prod’hom

Sandra lit

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Cher Pierre,
Sandra lit, je parcours les dernières pages de L'Oeil de la terre quand Olivier téléphone. Je m'arrête à Chailly pour acheter de quoi accompagner le café qu'on boira sur la terrasse qu'il a aménagée en un lieu improbable : on aperçoit trois jeunes saules qui font leurs feuilles, la Vuachère, deux geais qui bataillent, un chêne qui tarde à mi-pente et les squelettes de feuilles que je ne reconnais pas. On fait un tour d'horizon. 

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Il y a foule au bord du lac, le niveau est bas, on espère trouver des trésors, ce n'est pas le cas ; ou d'une autre espèce, car Daniel Dunkel a passé par là, ou plutôt est revenu ; j'apprends en effet qu'il a déjà dressé une foule de cairns, il y exactement une année. C'est encore une foule qu'il fait voir, de la même famille que la précédente. Olivier me fait remarquer que pour chacun d'eux, c'est la dernière pierre qui importe, la tête donc, son équilibre, son inclinaison ; c'est elle qui fait comprendre les pierres qui la soutiennent. Simple mais pas facile.
Foule encore à Lutry : grillades, jeux de ballons, amoureux, bière, enfants. Monsieur Hulot a passé par là mais n'a laissé aucune trace, personne ne semble tenir son rôle jusqu'au bout. Tati décidément nous manque.
On s'assied sur un banc sans bien savoir s'il convient de rester ou de nous en aller. On finit par s'en aller, jusqu'au terrain de foot où l'équipe de Lutry, 5ème au classement de deuxième ligue affronte Echichens, 1ère. La violence qui affleure ne va pas jusqu'au bout. Tant mieux. On les quitte à la mi-temps. Je pensote sur le chemin du retour, il y a dans le mot épagomène un trésor qu'il faudrait filer comme les carriers le font du filon de calcaire argileux dans les sous-sols du désert des Chartreux, je vais peut-être m'en charger. Par en-haut ou par en-bas, comme eux,
Je mets au four un gigot, avec des carottes, des tomates et des pommes-de-terre, les enfants jouent dehors. Je passe une heure à la bibliothèque, je le soupçonnais, Echichens a battu Lutry un à zéro.
Après le repas, Sandra bosse au corrigé des exercices de physique du bouquin qui est chez l'imprimeur. Arthur a rejoint un copain à Ropraz. Louise et Mylène vont se coucher dans la tente que Sandra et les enfants ont montée cette après-midi dans le jardin. Je regarde le 2ème des 18 épisodes de la 5ème des 8 séries de Heartland avec Louise. A moi la nuit.

Jean Prod’hom


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Je ne le dirai pas épagomène

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Je ne le dirai pas épagomène à strictement parlé, même si je sais que chacun de nos jours l'est, si on n'y prend garde, bien plus qu'on ne l'imagine.

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On a déjeuné à la véranda, Sandra et les enfants sont descendus au marché, j'ai rattrapé le temps perdu : rédaction du billet de la veille, envoi des photographies d'arrosoirs à Dominique, demande à Christine d'un modèle de dossier de presse. Je suis allé ensuite chercher mes deux paires de lunettes à Oron, j'ai acheté un gigot d'agneau ; puis coupe de cheveux chez Gremaud. J'ai fait quelques achats à la Coop pour ce soir, demain et après-demain, j'ai lu le journal au café de Châtillens.
Il est près de 16 heures lorsque je mets le feu aux dépouilles des tailles faites avant Pâques et que les enfants ont mis en tas à côté du hangar. A 18 heures tout est en cendres. Me reste à préparer le repas, à cocher ce qui n'est plus à faire et à ordonner ce qui l'est encore: rien de bien neuf.
N'étaient des soirées, des moments et des rencontres qui ne riment à rien, on serait, c'est sûr et sans le savoir, bien malheureux.

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Jean Prod’hom

Réveil à 8 heures

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Réveil à 8 heures, je réunis mes affaires et pousse Édouard jusqu'à Viviers ; un café en ville, à deux pas du Grand Séminaire, avant de le déposer devant l'Office de tourisme, à l'extrémité du pont qui franchit le Rhône. J'apprends par le journal que le double de la grotte Chauvet sera inauguré aujourd'hui, une belle histoire qui se termine. J'emprunte l'autoroute jusqu'à Grenoble où je bifurque pour la Chartreuse ; aperçois les premières vaches de la saison dans un pré au-dessus de Saint-Laurent-du-Pont. 

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Je fais une première halte à l'entrée de la forêt domaniale de la Grande Chartreuse et du tunnel de Fouvroirie. J'y apprends que la porte de Jarjatte a été démolie en 1856, autorisant l'accès au couvent. Quant à la route qui longeait le Guiers mort elle a été abandonnée au profit d'un tunnel inauguré en 1995. Trois ponts franchissent la rivière en aval du barrage en bois qui fournissait, dès 1333, la force motrice aux martinets et aux soufflets des maîtres de forges du couvent des Chartreux. Le plus vieux des trois date de 1203.
Du patrimoine industriel dont les bâtiments ont abrité tout au long de l'histoire des scieurs et des travailleurs du fer, il ne reste que des ruines. On y fabriquait encore, il y a moins d'un siècle, des limes et des baleines de soutien-gorge, m'indiquent, en salivant, deux ouvriers qui fument des cigarettes dans un container. Ils travaillent pour une entreprise qui a loué l'une des immenses halles de ce complexe qui menace de s'écrouler.

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Quelques centaines de mètres en amont, la pierre est blanche ; j'entre dans une cour traversée par une double voie ferrée, étroite, propriété de la société Vincat, sise Tour Manhattan, Paris la Défense ; ça fait drôle de lire ces mots ici. Cette société exploite, sous les anciennes terres des Chartreux, la carrière souterraine de la Perelle. Un carrier, douché, frais rasé, m'apprend que les 30 ouvriers qui travaillent sur ce site sortent du fond d'une galerie de plus d'un kilomètre du calcaire argileux (70% / 30%), dont ils attaquent le filon depuis en-haut. Ils l'emmènent dans des wagonnets dans une usine située de l'autre côté de la rivière et en tirent du ciment prompt. Le carrier, qui n'est pas un mineur – régime des retraites oblige –, a terminé sa journée, il a commencé à 6 heures. 
Discute encore avec un passionné de chemin de fer industriel et son amie, il vient de Lyon, elle vient du coin. C'est sa passion, sait tout des mines et des chemins de fer, écrit dans des revues. Impossible de le retenir, inutile aussi, j'ai trop de questions, il me donne l'adresse de son site, j'irai voir. Nous ne pourrons pas entrer dans la galerie, mais le miracle à lieu, les portes d'acier s'ouvrent et deux locomotives miniatures sortent de la montagne, toute blanches, sans les 19 wagons chargés de ciment qu'elle tire parfois, mais avec un container jaune d'où sortent trois hommes souriants. 
Je fais une halte devant le grand Som pour manger un morceau. Reçois quelques messages de Sandra, je remonte désormais le Guiers vif. Me réjouis de tous les retrouver, elle, les enfants, Oscar. 
Col du Granier, Chambéry, Genève. La circulation me met à trois reprises de très méchante humeur; ça bouchonne à Aubonne, je passe par Lavigny et Bussigny ; ça bouchonne à Bussigny, je passe par Cheseaux ; ça bouchonne à Cheseaux, je passe par Morrens. Je retrouve en fin Sandra et les enfants, il est plus de 18 heures. Pas le courage de faire à manger, on va fêter nos retrouvailles au motel des Fleurs de Servion. Je reçois un mail de Françoise : Edouard est arrivé à Aiguebelle.

Jean Prod’hom

Croche noire pointée croche

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Cher Pierre,
Croche noire pointée croche, croche noire pointée croche, ni sifflement, ni cri, ni chant, un roucoulement, dit-on, celui de la tourterelle, mat et liquide, un « l » plutôt qu’un « r », rond, dont on peine à repérer la provenance. C’est à cet oiseau de madrigal que revient aujourd’hui la tâche de rappeler à l’homme, depuis que nous avons exigé du coq qu’il se taise, ses reniements et ses lâchetés. Les tourterelles le font sans déchirer les âmes, avec douceur, sans heurter les consciences. Il faut dire qu’elles restent sur le qui vive, elles ont en effet bien compris qu’elles étaient en sursis, que certains pourraient juger qu’elles font trop de bruit et ordonner qu'on leur coupe la tête.

Jean-Claude Hesselbarth

On quitte Colonzelle pour Nyons à un peu plus de 8 heures. Je tire de l’argent au bancomat , on boit un café ; Françoise et Edouard vont faire leurs emplettes dans la vieille ville, chacun de leur côté, je descends du mien sur la rive droite de l’Eygues ; impossible de le remonter au-delà du moulin, beaucoup trop d’eau. Les micocouliers, les érables, même les houx ont déclenché leurs opérations de séduction. Du vieux pont roman en haut de la ville, le regard remonte l’esse de l’Eygues, il en devine un second, un troisième et le sentier qui les longe, jusqu’à Curnier où l’Ennuye mêle ses eaux à son aînée. On aimerait aller voir de plus près.
Mais c’est sur l’autre rive qu’Edouard nous emmène. On laisse la voiture sur l’aire de Toulonne, on grimpe jusqu’au ravin entre Taillas et Grèzes qu’on suit jusqu’au col de Roux ; une bonne heure de marche sous le soleil, avant de pique-niquer au pied de chênes rabougris, qui se partagent le les collines avec des buis ardents, le jaune des genêts, les piques des genièvres et le blanc des épines noires. On croise deux colonies de chenilles processionnaires, il y a des restes de neige sur la montagne d’Angèle: le texte qui s'efface est illisible. On redescend par le centre équestre de la Garde, les chevaux sont en liberté. On aperçoit Condorcet et les dernières fleurs des amandiers. Le morceau de terre cuite, égaré sur le premier raidillon et glissé dans ma poche, a bien supporté la balade ; il a même, de frottement en frottement, commencé son travail d’usure et d’épure.
On boit une bière sur une terrasse à Nyons avant de rentrer à Colonzelle. Douche. Fais un saut à Grignan pour remettre une copie du discours de Philippe à Lily, Hessel prépare une salade de fruits.
On mange sur la terrasse, il fait bon, je reçois un message de Joëlle, un billet sur Jean-Claude Hesselbarth paraîtra demain dans 24heures.

Jean Prod’hom

Les premiers jours de printemps

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Cher Pierre,
Les premiers jours de printemps, souvent, virent au gris à l’aube, même si, au même moment, le ciel vire au bleu. A cause de l’humidité.

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Lis au réveil les premières pages de L’Oeil de la terre, que Gil Jouanard a fait paraître en 1994 chez Fata Morgana. Les pages qu’il consacre à Jean Follain et à Canisy sont radieuses ; celle dans laquelle il règle ses comptes avec René Char et certains de ses épigones ne réjouira pas tous mes amis ; il met à part, pour les consoler, les Matinaux et Fureur et mystère.
Ses réflexions sur la nature du poème me ramènent naturellement à ce brouillon qui traîne sur le bureau de mon ordinateur : trop long, si bien que je retire ce que je peux retirer facilement, à tel point que je finis par voir en transparence la carcasse ; m’interrompt avant qu’il n’y ait plus rien, j’y reviendrai après-demain. Quant aux cinq poèmes qu’on me demande de joindre à cet envoi, ils ne seront pas à strictement parlé des poèmes, mais plus modestement cinq textes d’humeur différente dont la coexistence devrait faire entendre l’un des restes de ce qui reste lorsque tout a été dit.

Jean-Claude Hesselbarth

On braise entre 11 et 12 au soleil, Edouard cuisine dedans. Je cherche les fruits secs du laurier et de la glycine ; Françoise me parle de Riant-Mont, de Zappelli, des Jaton, des Jaquier, de la boulangerie remplacée aujourd’hui par un salon de coiffure. La boulangère de Riant-Mont 2 vendait sa marchandise du lundi au samedi soir ; c’est donc son mari qui était chargé des courses pour la maisonnée, un mari un peu poète qui aurait confié un jour à Françoise : c’est même moi qui achète les hottes à nichons de ma femme.
Je monte chez Hessel à 14 heures 30, il boutique. On s’assied, il est insatiable ; de rien il tire un fil qu’il ne lâche pas, revient en arrière pour repartir de plus belle ; mais il me parle aussi du temps qui lui est nécessaire pour disposer de quelques heures. Il me charge de sortir et d’arroser un bougainvillier et un jasmin assoiffés depuis plusieurs mois, je remplis ma tâche, sans me cacher que ce serait un miracle s’ils reprennent. J’en profite pour faire une photo des trois arrosoirs qui serrent les coudes sous l’évier et vais jeter un coup d’oeil au bassin au fond du jardin. Au retour, on parle de choses et d’autres, un peu de peinture, de Stéphane et de Martine. Lily rentre lorsque je dois les quitter. Mais ils m’invitent à les rejoindre ce soir pour manger avec Alain.
Christine m’accueille dans sa galerie avec suffisamment de délicatesse pour que je sois en mesure, assez rapidement, de surmonter les doutes qui m’assaillent. On se retrouve deux heures plus tard avec un plan de bataille pour les deux salles qu’on occuperait en septembre prochain : dans la première – où devraient avoir lieu les lectures – 5 ou 6 polyptyques, une table étroite de 3 mètres 60 où seraient déposées côte à côte les boîtes avec le texte correspondant ; sur des parallélépipèdes rectangles répartis au hasard 4 ou 5 récipients, transparents, contenant 1, 2 ou 3 tessons.
Dans la seconde, une longue table de 4 mètres dont on pourrait faire le tour et sur laquelle seraient posées 5 ou 6 casses d’imprimerie ; au mur 5 ou 6 polyptyques ; et face à l’entrée une table basse d’un peu plus de 2 mètres sur laquelle seraient jetés du sable et les tessons des hauts de casse.
Je rejoins Lily, Hessel et Alain pour une belle soirée, on mange et on rit. Hessel raconte leurs virées en vélomoteur, Lily revient sur les raisons pour lesquelles elle et sa petite équipe ont fondé l’Association Jean-Claude Hesselbarth. Je repasserai demain pour leur amener l’enregistrement du discours de Philippe Jaccottet, Liliane me remettra en échange des copies de quelques-uns des films qu’elle a réalisés.
Ah oui, j’oubliais, on a décidé avec Christine que l’événement à Terres d’écritures s’intitulerait – jusqu’à nouvel ordre : A défaut de prière, ramasse une pierre. Et qu’elle aurait lieu les samedi et dimanche 12 et 13, 19 et 20 septembre 2015. Au boulot!

Jean Prod’hom

A l’impression d’avoir couru tout le matin

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Cher Pierre,
A l’impression d’avoir couru tout le matin derrière ce que je m’étais promis de faire, succède celle de voir s’éloigner ce que j’aurais pu entreprendre si j’avais mieux estimé mes forces. Je prends conscience de tout cela lorsque j’essaie de rassembler les images du jour, que je peine non seulement à retrouver mais encore à rogner et à placer dans l’ordre de leur succession.

Jean-Claude Hesselbarth

Je suis parvenu pourtant à boucler l’essentiel à midi, au Grenier à sel, d’où j’ai pu envoyer à Joëlle les photographies que m’a fait parvenir la journaliste de Montélimar, le texte que j’ai rédigé la veille au soir pour ce site et le communiqué de presse que m’a expédié Nicolas.
Je croise Lily dans son jardin, le weekend de Pâques a bien entamé Hesselbarth qui reprend pourtant du tonus. Je passerai demain après-midi avant de rejoindre Christine à Terres d’écritures.
Redescends à Colonzelle par le manège, jette un coup d’oeil discret sous les chênes, guigne sur les rives sablonneuses du Lez, au cas où des morilles me feraient signe. Croise une piéride qui remonte le chemin, elle s'échappe, je me tourne dans tous les sens, elle a disparu. Une douzaine d’abeilles se désaltèrent dans une flaque ; bruit de sanglier dans le sous-bois, c'est un merle qui remue les feuilles mortes et qui s'envole. Salue les pervenches observées la veille, fais une halte contre la pile du pont de l’ancienne ligne reliant Pierrelatte à Nyons, à côté de deux pissenlits solaires. L’eau du Lez qui se gargarisait plus haut paresse, un lézard vert pâle se faufile entre les ronces, les chardons rouges de l’été passé ont séché.
Il suffisait de se donner la peine de le dire. Et cette journée qui manquait de tout retrouve une allure, sept coups au clocher de l’église de Colonzelle, on n’apercevra bientôt plus les boules de gui, l’écriture a un indéniable pouvoir de réhabilitation.
Je téléphone au Riau, pas de nouvelles d’Arthur qui s’entraîne en Valais. Sandra, qui est le maître d’oeuvre des prochaines transformations de la maison, ramène mes histoires à de justes proportions : elle me raconte l’architecte, le menuisier et le maçon. Quant à Lili et Louise, ravies de leur journée à Thierrens, elles me racontent la belle histoire de Peony et de Stella.

Jean Prod’hom

Bise ou mistral c’est du pareil au même

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Cher Pierre,
Bise ou mistral c’est du pareil au même, on se réjouit lorsqu’ils prennent congé et que tout redevient comme avant, et ceux qui le peuvent prolongent leur repos. Vérifie ce matin la présence des hirondelles.

Jean-Claude Hesselbarth

Les mêmes clients sont attablés au café de la Bourgade à Grillon, on y parle de morilles de 300 grammes. La place pavée de neuf est désormais fermée au trafic, protégée par des piquets télescopiques ; ont été ajoutés de jeunes platanes et de nouveaux bancs. Recopie le dernier des cinq poèmes que je m’étais engagé à mettre en ligne.

Il y a nos absences. D’une heure ou de plusieurs mois, d’un instant.
Qu’allons-nous chercher? de l’utile? de l’accessible?
Réponse qu’il faut briser comme un bâton.
Savoir aussi qu’il y a quelque chose autour de nous qui ne sert à rien. Mais qui peut être aussi précieux que le reste.

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Thierry Metz, Lettres à la bien-aimée, 1994)

Pars de Colonzelle à 10 heures 30 pour arriver à 11 heures. Prends un peu de retard à cause du soleil et des pervenches. Belle exposition de Denise Lach que Christine Macé présente à un public nombreux et averti. Lucie doit nous quitter. Je repère une journaliste présente avant-hier au vernissage d’Hesselbarth, Elle m’enverra des photos. Denise Lach propose une visite guidée à ceux qui le souhaitent.
On redescend à pied en fin d’après-midi, je remonte en voiture avec Edouard qui récupère la sienne. Suffit pour aujourd’hui. Téléphone à Sandra, à Louise et à Lili, Arthur est à Ropraz. La semaine de cheval à Thierrens commence demain, les filles se réjouissent.

Jean Prod’hom

Ce ne sont pas les tâches

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Cher Pierre,
Ce ne sont pas les tâches qui nous obligent à rester dedans alors qu’on voudrait être dehors, mais le mistral ; une matinée donc placée sous le sceau du tout et du rien autour d’une même table ; on déjeune puis on dîne en babillant de voyages ; de ceux qu’on faisait il y a une trentaine d’années, lorsque murs et idéologies opposées indiquaient qu’il existait de l’autre ailleurs ; des voyages qu’on entreprend aujourd’hui pour fuir un monde sans altérité, s’éloigner du même dans l’espoir de retrouver des particularismes locaux, sans savoir où, et comment revenir, les mains vides. Il y a eu 1991 dont on n’a pas fini de voir les effets.

Jean-Claude Hesselbarth

Edouard monte faire la sieste, Lucie va lire, Françoise met à jour un album de photographies. Je vais me glisser dans un transat sous le tilleul qui lance ses rejets, raie le ciel que traversent des lambeaux de nuages poussés par le mistral, il déboule de partout, comme une avalanche. Et lorsque les poussées du vent s’interrompent, montent du lit du Lez le roulement discret de ses eaux et des saules qui le bordent le chant des oiseaux.


La dernière douane

Depuis que le silence
n’est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d’avouer
qu’elle ne nous conduit qu’au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut

Dans l’oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et Celle qu’on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l’horloge
et les deux battements du sang

Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le coeur se brise

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, 1988)

Les branches nues des feuillus ont pris des couleurs, leur balancement donne le vertige. Je repense à la soirée d’hier, à la satisfaction de Lily, à celle d’Hesselbarth et à son air canaille, à la générosité d’Isabelle, à l’intelligence bourrue de Raboud, au visage transparent, aux yeux liquides de Jaccottet. C’est le moindre mal que l’on peut espérer d’un weekend pascal sans cloche ni commémoration, qui promet cette année encore, non pas tellement la venue de l’homme neuf mais, plus modeste, celle prochaine du printemps. Deux hirondelles ont tracé cet après-midi d’illisibles signes dans le ciel. Stéphane m’apprend qu’elles en a vu aujourd’hui au-dessus du lac.

Jean Prod’hom

Des longues traversées d’autrefois

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Cher Pierre,
Des longues traversées d’autrefois, avec presque rien sur le dos, me reviennent à l’esprit les images heureuses et transparentes de la première heure, sitôt tiré hors du sac de couchage, quel que soit le ciel, ou des draps du lit d’auberge que je m’étais, la veille, autorisé.

Jean-Claude Hesselbarth

Et ce que je comprends ce matin, en quittant Crest, c'est que l’inquiétude qui m’étreignait alors, au moment des préparatifs – Avais-je tout pris? Trop pris? N’avais-je rien oublié? –, je l’avais remisée dès le premier soir au fond de mon sac à dos rebondi, contre lequel je retrouvais à l’aube ma tête vide et reposée. Et qu'il suffisait pour entamer cette nouvelle traversée du jour de me lever, dirigé par une seule idée, celle de suivre la course du soleil, en mettant un pied devant l’autre et en acceptant la compagnie du silence de ceux que je laissais derrière moi et dont je voulais me montrer digne. Avec, rétrospectivement, le sentiment que ces premiers pas du premier matin me rapprochaient de l’existence des bêtes croisées soudain, sans les abois qui écourtent leur vie.
Ce sont, je crois, cette liberté et cette légèreté, quand tout est joué et qu’on ne peut plus revenir en arrière, quelles que soient les circonstances, qui pourraient me convaincre de reprendre ces voyages, avec un sac qui ne contiendrait que ce dont j’aurais besoin, c’est-à-dire rien ou presque rien, de le jeter sur le dos et de marcher au rythme de la conscience qui s’éveille. A peine des pensées mais des pensées tout de même, avec personne au contour, parce que de contour il n’y aurait pas, soutenu seulement par les bras ouverts du jour dans lequel mon corps se confondrait comme il le fait dans la nuit, sans savoir de qui il s’éloigne, de quoi il s’approche, et qui s’efface.

Une ombre peut-être, rien qu'une ombre inventée
Et nommée pour les besoins de la cause
Tout lien rompu avec sa propre figure.
Si faire entendre une voix venue d'ailleurs
Inaccessible au temps et à l'usure
Se révèle non moins illusoire qu'un rêve
Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure
Même après que s'en est perdu le sens
Son timbre vibre encore au loin comme un orage
Dont on ne sait s'il se rapproche ou s'en va.

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, 1988)

Je fais un tour dans le lit de la Drôme, monte à Bourdeaux. Fais une halte dans le cimetière situé en contrebas du camping des bois du Châtelas, sur la route de Dieulefit ; ils sont dans la pente, pour la plupart des Turc : Henri et Emma (née Dufour), Henriette Bovero (née Turc), Max, Louise, Emilie (née Gresse), Hippolyte, Alexandrine (née Faure) dont je retrouverai plus tard les frères et soeurs dans le cimetière qui jouxte la belle église romane de Comps. Il y a encore un étrange couple ensemble sous la même pierre, dans l’angle du cimetière, Hippolyte Turc mort en 1930 à l’âge de 59 ans et Simone, morte à 17 mois. Paul Lelièvre, le pasteur Henri Jersey et Marie René, institutrice au milieu du siècle, complètent le tableau.
C’est à 13 heures que j’arrive à Colonzelle, Françoise rempote, la glycine est sur le point de fleurir. On mange des crozets, avec du poulet qu’Edouard a préparé.
Nous partons à pied au milieu de l’après-midi, Françoise, Lucie et moi, on longe le Lez. C’est le vernissage d’Hessel à l’Espace d’Art François-Auguste Ducros de Grignan, il y a du monde, un accrochage et une lumière sans comparaison avec celui et celle de Martigny. Hessel et Liliane sont souriants, le maire prolixe, Nicolas évasif. Je retrouve Paula, une collègue d’il y a 20 ans qui vient pour l’occasion de Bagnols, on parle de ce qui nous est arrivé depuis, Jaccottet me demande si j’ai reçu le mot qu’il m’a envoyé.
On se retrouve chez Isabelle qui nous accueille dans son mas de Cordy, à la sortie de Grignan, après la zone industrielle ; on mange libanais. Je reconnais un graphiste de Lausanne, Gilles, retrouve Paula. Hessel rentre se coucher au milieu de la soirée, je rejoins Philippe, Nicolas et sa femme près du feu. Philippe, malgré une chute dans les escaliers il y a une semaine, tient une forme d’enfer, on rit, aucune tache, de la légèreté. Nicolas me fait gentiment le reproche de ne pas avoir mentionné le nom de mon illustre voisin à la fin de Tessons ; il a raison, je me repens. Je rentre à près de 23 heures.

Jean Prod’hom

En définitive ce qui m'attache à la poésie

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Cher Pierre,

Signes pour voyageurs

Voyageurs des grands espaces
lorsque vous verrez une fille
tordant dans ses mains de splendeur
une chevelure immense et noire
et que par surcroît
vous verrez
près d'une boulangerie sombre
un cheval couché dans la mort
à ces signes vous reconnaîtrez
que vous êtres parmi les hommes.

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Jean Follain, Usage du temps, 1943)

En définitive, ce qui m'attache à la poésie, ce sont des poèmes que tout oppose. Les premiers renvoient à la possibilité de donner à voir et â entendre, hors de nous, la coexistence mystérieuse des choses ; les seconds, â celle de faire exister une phrase si simple et si légère qu'elle chemine, en nous, sans toucher à rien, en donnant un écrin intérieur â ce qui nous manque.

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Les Signes pour voyageurs de Jean Follain sont de la première espèce. Le Si peu de Jean Grosjean est de la seconde.

Le Silence

Il y a la luminosité fugace des choses, cailloux, bains de paille, pans de murs, pans de ciel entre les branches. Les passages de l'air, les frissons du feuillage, l'herbe qui bouge, les flaques qui se rident, tout se montre et se dérobe...
...
Le grand silence que j'ai toujours entendu derrière les charivaris, je m'écartais d'eux pour mieux l'entendre. Lui seul veut dire quelque chose. Tout ce qu'on voit, tout ce qui bruit, tout se tait, mais derrière le mutisme, il y a ce silence de quelqu'un qui est sur le point de parler.
Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Jean Grosjean, Si peu, 2001)

On se dit au revoir, Sandra et les filles partent à pied pour Froideville. Je boucle mon sac, charge la voiture, oublie le câble d'alimentation du portable, me trompe à Bardonnex, sors de l'A40 à Bellegarde, repique sur l'A41 à Annecy, en sors aux Abrets, m'égare près de Voiron, décide de faire confiance à l'Isère et de lui donner la main, jusqu'à Romans. Les noyers n'ont pas vieilli, l'herbe reverdit : Moirans, Albenc, il faudrait s'arrêter quelques jours, la vitesse enlaidit.
Je quitte l'Isère pour bifurquer vers le sud. Le soleil plonge derrière les nuages qui couvrent les montagnes de l'Ardèche, il allume les contreforts de celles de la Drôme, les peupliers, les saules, les premiers cerisiers, les fleurs jaune pâle, timides encore, des colzas.
Fais halte à Crest pour la nuit.

Jean Prod’hom

Follain / Grosjean / Des Forêts / Bouvier / Metz

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Cher Pierre,
Follain, Grosjean, Bouvier, Des Forêts, Metz, cinq poètes invités par Mathilde Roux à entrer dans la danse. Cinq poèmes pourquoi pas, mais je ne voudrais pas oublier les autres, les poèmes qu'on entend parfois lorsqu'on tend l'oreille, ceux qu'on n'entend pas ou à peine, ceux que quelques-uns d'entre nous seront bien obligés d'écrire.

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André Dhôtel souligne la nudité de l'écriture de Jean Follain, cet homme a en effet su mettre la rhétorique en quarantaine, se satisfaire d'un mode sommaire : la parataxe, pour témoigner de l'étrangeté de ce qui est.

Signes pour voyageurs

Voyageurs des grands espaces
lorsque vous verrez une fille
tordant dans ses mains de splendeur
une chevelure immense et noire
et que par surcroît
vous verrez
près d'une boulangerie sombre
un cheval couché dans la mort
à ces signes vous reconnaîtrez
que vous êtres parmi les hommes.

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17Jean Follain, Usage du temps, 1943

Avant ça, terminer le job : faire du feu et le petit tour avec Oscar, descendre au Mont avec l'idée toujours plus claire et distincte que ce sont les élèves qui doivent travailler, penser, trouver des correspondances ; mon travail à moi étant de les y conduire.
Mange avec C au Central, on parle de Naples, des vacances, de la manière dont on remplit notre ministère. Deux périodes encore à tout faire pour que la majorité des élèves se penchent ou lèvent la tête sur quelque chose, quelle qu'elle soit.
Quitte le Mont, ramasse Arthur à l'arrêt de bus, repars presque immédiatement pour Thierrens par Villars-Mendraz où je croise Ernest du Moulin de Peney. Il me parle de J qui est rentré malade de Madagascar, me donne des nouvelles d'Hermenches et de Mont-Frioud, de ses deux fils et de sa fille. Cet homme, vieux déjà, a une mémoire vive étonnante, me rappelle des événements dont je ne me serais, sans lui, jamais souvenu.
Je reprends la route jusqu'à Thierrens sous le crachin. Les filles sont radieuses, Louise a monté Stella, Lili Paditcho. Heureuses aussi de me confier leurs bons résultats scolaires. On s'arrête à l'auberge communale de Corcelles pour fêter le début des vacances, j'achète un morceau de gruyère à la laiterie, que je compte offrir la semaine prochaine à Jean-Claude.
La journée n'est pas finie, il me faut encore prendre de l'essence et récupérer Arthur à Ropraz, Il est un peu plus de 8 heures lorsqu'on mange, un peu moins de 10 lorsque les filles sont au lit, exactement minuit lorsqu'il est minuit.

Jean Prod’hom

Gil Jouanard

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Cher Pierre,
Gil Jouanard écrit :
Invariablement, nous voici ramenés sur les traces d'un sentier à orties et à ruines, à racines et à tessons, au fond d'un village où se trouve condensée la mémoire entière de l'espèce. Un seul vieux paysan, un ouvrier fourbu, un seul vagabond ou l'un de ces passants anonymes et graves suffit à donner le signal : l'ineffaçable sentier se remet en chemin. Rien de vraiment important ne nous a jamais reconduits ailleurs que sur cette sinueuse montée à travers les champs et les bois, bordée de murs anciens et de friches analphabètes. C'est ici, définitivement, la patrie de terre et de roc, poussant ses soixante-dix ou quatre-vingts centimètres de largeur jusqu'à des pâturages et des cultures désaffectées. Et le soleil, c'est surtout à travers les feuillages du bord de ce chemin que nous le connaissons, et c'est sur le bord du chemin que le bruit de l'eau nous est le plus familier. Tout ceci s'explique peut-être par ce seul mot : enfance.

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L'enfance est notre viatique, ceux qui craignent qu'un malheur ne le rabote se trompent. Le vaisseau de l'église craque, ils sont tous là, dedans et dehors, familles, amis, copains, collègues, tous venus de leur plein gré pour entendre parler de la mort. A l'avant de l'embarcation, le père et ses quatre enfants reprennent un peu de force, les vents sont tombés, il pleut. Il leur faut repartir de rien, du pot-au-noir, sans portulan, redistribuer les cartes ; mais on le sait, on le devine, le vent n'est pas loin.
C'est une histoire de courage, le courage d'une femme qui est demeurée debout jusqu'au bout parmi les vivants, sans rien cacher ni rien laisser paraître, souriant à ceux qui s'étaient mis à douter ; ne doutant pas, au fond, d'avoir obtenu ce qui lui était promis.
Courage qui essaime dans le coeur de son mari ; il dit, stupéfait, debout, incrédule, quelques mots à ceux que le moindre mot effraie ; courage qui se fixe dans le coeur des enfants qui cherchent à se souvenir ; des proches, des amis. Courage enfin, parce qu'il faut bien se donner les moyens de consentir à l'impensable.
On se dit qu'à cinq ils seront plus forts, ils comprendront : ce que laissent les morts ne meurt pas mais nourrit les vivants. A côté de moi, avec son violon, celle qui avait fait entendre il y a quelques années, la Méditation de Thaïs, elle joue cet après-midi, sur la galerie de l'église du Mont, la sarabande de la Partita II de Jean-Sébastien Bach.
Je rencontre à 16 heures 30 un père et son fils, le fils ressemble à l'élève. Alors nous les adultes, on cherche à faire voir à l'enfant une voie discrète, une alternative élégante à celle qui fait feu de tout bois. Pas sûr que nous y soyons parvenus.
Je repasse au Centre paroissial saluer O et ses enfants, avant de rejoindre la vingtaine de personnes qui assistent à la conférence de Laurent Flutsch au musée romain de Lausanne-Vidy : on rit des fictions des archéologues. Je perds mon téléphone dans la salle de conférence, le retrouve sous le siège de la voiture : il y a décidément des miracles. Lorsque je termine cette note, il est minuit.

Jean Prod’hom

Holan a écrit ceci

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Cher Pierre,
Holan a écrit ceci: Tu ne sais d'où vient ce chemin qui ne te mène nulle part. C'est la fin de l'après-midi, le soleil a transformé en or tout ce qu'il a touché, même la pluie. Personne. L'heure s'attarde, je resterais bien encore un petit bout d'éternité, sans savoir comment et pourquoi je me trouve là.

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Il n'y a que la langue que nous avons en partage, sur laquelle reposent nos échanges et nos vies ; à l'intérieur de laquelle il est possible, cependant, de considérer ce à quoi il nous a fallu renoncer, terre immense et buissonnante dont nous devinons l'étendue et à laquelle nous devons, quel que soit le prix, préserver l'accès, ne serait-ce que poétiquement. Terre qui ne s'est jamais défilée et qui veille, prête à reprendre ses droits si nous excédons les limites qu'elle nous invite, depuis la nuit des temps, à fixer nous-mêmes, en recouvrant d'une fine poussière le plateau d'un jeu dans lequel on se sera tout à la fois égarés et rendus captifs.
Reçois un mail que la Fondation pour la collaboration confédérale a envoyé à Pascal Rebetez, il s'agit d'une fondation qui encourage les échanges culturels entre les régions linguistiques par la publication de traductions d'auteurs suisses contemporains. Elle lui signale que la Commission de publication a proposé de mettre dans son programme Tessons (traduction en allemand et en italien). C'est dire que, si j'ai bien compris, ce petit livre sera proposé aux maisons d'édition suisses. Et s'il s'avérait que l'une d'elle s'y intéressait, elle serait soutenue par une contribution aux frais d'impression, et la traduction subventionnée par Pro Helvetia. Ce serait encore une bien jolie histoire.
Les enfants dorment, les taux hypothécaires sont bas, l'emprunt a été accepté. Une fois encore, jusqu'à tard, on se penche sur les plans, ceux de la salle de bains cette fois. Il est passé minuit quand je vais me coucher.

Jean Prod’hom

Il n'est pas sûr que les derniers morceaux de foyard

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Cher Pierre,
Il n'est pas sûr que les derniers morceaux de foyard stockés à la véranda suffisent à boucler la saison ; la têche diminue de manière inquiétante. Plus de petits bois non plus, je passe à la Branche en rentrant de l'école. Passe aussi chez Christian à la Goille, il enverra quelqu'un, demain matin, ramasser la tondeuse, la débroussailles et la tronçonneuse qui seront prêtes dans 15 jours.

Jean-Claude Hesselbarth

Reçois un mot de l'Association Ecoles à Berne qui va relancer les cantons, chacun séparément. Il faudra qu'ils acceptent de financer ce projet s'ils souhaitent que leurs classes puissent y participer. Pas sûr donc que je passe une dernière semaine à Berne, avec une dernière classe en 2017.
Je reçois un autre mot, de l'Association Jean-Claude Hesselbarth. Le vernissage de son exposition aura lieu le samedi 4 avril, à Grignan (Espace d'Art François-Augute Ducros) ; sera présenté également à cette occasion l'ouvrage que Lauren Laz et Nicolas Raboud lui ont consacré : Jean-Claude Hesselbarth. Peindre le pays où fleurit l'oranger.
Autre manifestation dans cette même petite ville drômoise, mais chez Christine Macé qui inaugure la nouvelle saison de Terres d'Ecritures avec les derniers travaux de Denise Lach ; ce sera le lundi de Pâques.
Le temps est humide, quelque chose s'est refroidi et il pleut ; où qu'on mette les pieds, c'est de la boue qu'on traîne, on a trop dit que le printemps était là. Ce n'est donc pas aujourd'hui que je déplacerai et brûlerai les dépouilles qui jonchent le sol du jardin. Je reprends, à la place, quelques pages du dernier livre d'Aude Seigne : Les Neiges de Damas avant de préparer à manger : des épinards à la crème dans lesquels j'ajoute deux pommes râpées ; j'organise ensuite dans un plat tous les restes que je déniche dans le frigo susceptibles d'être réchauffés, ajoute deux tomates pour faire joli, et hop! l'affaire est réglée. J'appréhende pourtant la réaction des enfants, ça passe, ils se régalent, notre travail éducatif vis à vis de la nourriture est bientôt terminé. On regarde le téléjournal qui égrène le chapelet des misères du monde, les enfants vont ensuite se coucher ; on discute, Sandra et moi, de notre future cuisine, jusqu'à tard.

Jean Prod’hom

Je n'ai pas l'heure d'été à la bonne

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Cher Pierre,
Je n'ai décidément pas l'heure d'été à la bonne ; il y a d'abord les inconvénients liés à mon ignorance du moment et de l'heure, on a beau me répéter que ces changements auront lieu les derniers dimanches de mars et d'octobre, rien n'y fait, je ne m'y habitue pas. Aujourd'hui encore, nous voulions, Arthur et moi, partir à 8 heures pour les Diablerets, nous avions mis le réveil à 7 heures pour être sur les pistes à 9. Total, nous sommes arrivés à 10 heures, pris un abonnement d'une journée plutôt que d'une demi. Nous avons été les pigeons.

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J'ai le sentiment, dans ce cas comme dans tant d'autres, que trop de choses se sont faites et se font encore dans notre dos, pour servir un sous-ensemble du collectif.
Les oeufs d'Isenau, que j'ai connus neufs en 1974, alors qu'on passait des vacances à la Gentiane, ont pris un coup de vieux ; un employé m'indique qu'ils devraient être changés en 2017. Ce qui ne nous a pas empêchés de trouver un peu de soleil en arrivant, avec la Palette d'Isenau dans la brouille.
On skie une bonne heure, Arthur est content de ses nouveaux skis. Mais le vent souffle, on décide de basculer sur les Meillerets et de rejoindre Bretaye et les Chamossaires. C'est la neige et la pluie qui nous accueillent ; courageux, on skie jusqu'à près de 3 heures, sans soleil, mais avec Jacky Lagger en récompense, sous un chapiteau vide à Bretaye, il neige, on écoute deux chansons, skis au pieds. J'ai un faible pour cet homme, son parcours dont je ne sais rien, son allure, sa bienveillance rugueuse.
On ramasse au retour Lucie à Epalinges ; je fais revenir un morceau d'épaule de porc que je termine dans une cocotte, râpe des carottes rouges dans laquelle je glisse des fruits de grenade ; fais cuire du riz.
Sandra et les enfants présentent à Lucie les travaux prévus dans la maison ; elle a lu Aude Seigne, on parle un peu des Chroniques de l'Occident nomade. Louise fait une tarte aux pommes.
Ecoute Comme un poisson dans l'eau, première chanson de l'album Spectacle heureux. Et puis bonne nuit.

Jean Prod’hom


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KO debout

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Cher Pierre,
KO debout ! en faisant, cet après-midi, un usage immodéré de la tronçonneuse pour tailler la haie vive au levant du jardin, les trois bouleaux près de l'étang -qui ont bien pris 4 mètres en deux ans-, et les repousses dans le talus qui longe le parking ; j'en sors défait, sans même m'être occupé du saule déplacé il y a trois oui quatre ans, trop imposant pour que j'aie le courage, aujourd'hui, de le tronçonner et de le débiter, avec le corollaire qu'il aura, dans quelques années, pris du poids et de l'envergure, et qu'il me faudra alors plus d'énergie encore que celle qui m'a manqué cet après-midi, pour m'atteler à un type de tâches qui me rebutent chaque année davantage.

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J'ai retrouvé Fl à Ropraz, au milieu de la matinée. On se chargera de mettre en place le bureau des inscriptions, du contrôle et des résultats de la course du 3 mai. Je lui annonce que je devrai le quitter en début d'après-midi puisque je suis de piquet au Salon du livre de Genève. Il n'est pas intéressé par le poste de secrétaire du club, occupé à d'autres tâches au sein d'une société de gymnastique. Je vais donc vraisemblablement rempiler pour une année. Lis les deux premières parties de Jours sans événements de Gil Jouanard.
Il est 5 heures, je conduis Lili à Carrouge pour un anniversaire, Arthur revient de Lausanne. Je fais réchauffer des restes. Louis et Sandra partent ensuite au cinéma pour Oron, je regarde Stalker sur l'ordinateur, avec Arthur qui craque 10 minutes avant la fin. Récupère Lili à 10 heures 30, Sandra et Louise nous rejoignent peu après.
Le ballet cesse, on se retrouve tous les cinq un bref instant avant d'aller nous coucher. Demain, je monte skier avec Arthur aux Diablerets.

Jean Prod’hom

Les trois chevreuils

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Cher Pierre,
Les trois chevreuils qui broutent ce matin dans le pré au-dessus de la Moille aux Blanc semblent ne pas s'étonner de ma présence à la lisière du bois ; mais il suffit que je fasse mine de m'approcher pour qu'ils déguerpissent aussitôt. Ils confirment mon impression de faire juste en commençant la journée par une balade.

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Je descends à Treytorrens en trois fois : m'arrête en effet au bord du lac de Bret, dans le miroir duquel les arbres plongent leurs branches noires, tourmentées ; fais une halte au cimetière de Chexbres avant de descendre la corniche ; bois enfin un café à Cully où je relis les dernières pages du Causse en hiver de Gil Jouanard.
Il est 10 heures, Anne-Hélène et Yves sont là, on babille un instant sur la terrasse avant de commencer nos travaux. Mais les choses ne débutent vraiment que lorsque mes acolytes prennent les choses en main ; ils ne m'entendent pas, ils fonctionnent ensemble depuis des années. C'est un plaisir de ne pas les comprendre et de me retrouver sur la touche, la fenêtre qui donne sur le lac est ouverte.
Je repars avec quelques photos et des instructions pour Grignan : présenter à Christine l'état de nos travaux, obtenir son accord. Il me faudra encore établir comment fixer aux murs le support sur lequel reposeront les photographies, noter les dimensions des locaux. Il est près de 14 heures lorsqu'on interrompt les essais, on file à Rivaz manger une pizza, les forsythias sont en fleurs.

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Toute cette histoire m'inquiète, ses dimensions d'abord ; il y a ensuite tellement à faire, à penser, ne rien oublier, anticiper ; il y a enfin des décisions à prendre dans des domaines où je ne suis pas à l'aise.
Je m'arrête à Oron où je fais les achats pour les repas de ce soir, samedi, dimanche et lundi, le soleil est revenu. Au Riau j'embarque Sandra pour le petit tour. Elle est allée discuter des plans de la salle de bains, me raconte tout dans le détail. L'ensevelissement du papa de F aura lieu lundi après-midi, celui de la maman de M, mercredi après-midi, l'étau se resserre.
Je me suis simplifié la vie, on mangera ce soir des délices au fromage, des pommes de terre duchesse précuites, une salade de fruits. On parle du crash de l'A320 dans les Alpes, des dispositifs de sécurité, de la pression sociale et des dépressions individuelles, de ce que la concurrence effrénée provoque, des marges et des portes étroites. On ne sait pas trop quoi dire.

Jean Prod’hom

Marcher dès le saut du lit fait du bien

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Cher Pierre,
Marcher dès le saut du lit fait du bien, surtout lorsque la part de soi chargée de faire le point – qui suis-je? où suis-je? qu'ai-je à faire? – annonce au réveil, à celui qui attend les instructions, que ce qui devait être fait a bel et bien été fait la veille. Et lui indique, pour le combler, qu'il serait préférable de remettre à plus tard la tâche prévue, laquelle attend, comme le pain, son levain.

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En effet, j'ai fini hier soir de rédiger les réponses aux questions qu'Amandine Gleralec m'a adressées, et les cinq poèmes que V. M-A. m'a invité à écrire demeurent dans les limbes. J'ai donc marché une grosse demi-heure en équilibre, sans appréhension, sans ombre : Mussily, Moille aux Blanc et retour.
Mais il est temps de descendre à la mine ; pas sûr que les gamins soient aussi enclins qu'Oscar à renifler les pistes qu'ils croiseront ; en voilà un qui est toujours content lorsqu'on se saisit d'une laisse.
J'aperçois en sortant de la maison les traces de deux paradis : devant la porte-fenêtre du salon et en bas des traverses de chemin de fer. Ce sont les filles qui ont sorti, hier après-midi, les craies ; elles ont indiqué, en couleur, les étapes pour y accéder ; la pluie de la nuit n'a pas réussi à les effacer et dans le jardin, l'hiver a buté contre les fragiles obstacles qu'elles ont dressés pour jouer avec leurs chevaux imaginaires, enfermés tout l'hiver dedans leur tête.
Si mes premiers pas ont baigné dans une douceur printanière, il n'en ira pas de même pour l'élève dont la maman est morte hier matin des suites d'une longue maladie. Je me raisonne, il ne faut préjuger de rien, les hommes ne manquent pas de ressources ; on leur prête trop souvent nos faiblesses, sans considération des réserves dans lesquelles ils puisent lorsque l'irréparable se produit.
Pas tous! La situation en effet dans laquelle l'organisation de la société plonge certains de nos enfants, fragiles déjà, ne les aide pas à recourir instinctivement aux forces dont ils disposent, sans le savoir ; à en user pour trouver une place qui leur ferait défaut ou à laquelle ils n'auraient jamais eu accès. Au contraire, leurs forces tendent à s'échapper, à se diluer, à se perdre dans les mailles du tissu social.
L'impératif de croissance est mortifère. Sans que l'on sache précisément si la multiplication des aides, des médiations, des marabouts, des psychiatres, des coachs, des psychologues, chaque fois qu'ils interviennent, est à l'origine de la réduction de substance des personnes dont ils s'occupent, ou si cette substance est entamée avant même qu'intervienne le filet social. Répondre à cette question ne change rien à l'affaire, puisque celui-ci ne parvient pas à endiguer la montée des pauvretés, à refaire du lien et donner un peu de confiance à ceux qui en manque. A moins que je ne me trompe, les plus optimistes n'hésitant pas à affirmer que tout va encore assez bien, qu' il ne faut pas se plaindre, que ça pourrait être pire, reconnaissant par là qu'on ne perd rien pour attendre.
L'architecte est venu en fin d'après-midi nous présenter les grandes lignes des différents travaux d'isolation sur la maison ; on risque bien de faire la totale. Je laisse Sandra à l'architecte, parce qu'il est temps de conduire Arthur à Ropraz Le temps s'est refroidi et je retrouve les filles, Lili frigorifiée, sortant du manège à Thierrens, la voltige ne les aura pas réchauffées. Le feu brûle dans le poêle.
Les derniers chapitres des Chroniques de l'Occident nomade m'occupent jusqu'à 8 heures. Aude Seigne raconte sa fâcheuse habitude de compter les marches d'escalier ; elle se souvient notamment du nombre de celles qui lui ont permis d'atteindre le sommet du minaret le plus septentrional d'Europe (XV). J'aurais pu succomber à cette tentation, si et seulement si j'avais été capable de déterminer avec certitude où commencent et où se terminent les première et dernière marches de n'importe quel escalier.
Elle évoque les malentendus qu'engendrent la collision des temporalités (XXII), la honte qui saisit le voyageur (XXVI), l'agitation qui l'amène à considérer un si grand nombre de choses en même temps qu'elles est lui se vident de leur substance (XIX).
Quelque chose doit changer, cette fuite s'interrompre, inexplicablement (XXI), en devenant effacement de soi (XXII). Le départ prend alors le pas sur le voyage (XXIII), l'écriture sur les notes. Deux ans pour donner une expression à ce besoin de voir les choses s'éloigner, dos au mur, le port d'Ancône dans les lumières d'hiver (XXV). Dire ce mouvement pour tenir les deux bouts, voyager et demeurer sur le pont d'un rafiot.

Jean Prod’hom

Ne pensais pas que les Mimosas

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Cher Pierre,
Ne pensais pas que les Mimosas, l'une des unités psychogériatriques de Cery, me feraient une si bonne impression. Je m'y suis rendu à midi, après une matinée à la mine ; j'ai parqué au nord du site, près des ateliers, en zone bleue ; j'ai traversé le quartier des pavillons : le Tamaris, le Calypso, les Cerisiers, les Cèdres ; des jeunes gens s'étaient regroupés et fumaient emmitouflés dans des gros habits qu'ils semblaient porter depuis toujours. Je me suis dit que, pour certains, ce qui leur reste c'est leur veste, celle qu'ils portent depuis qu'ils ont 15 ans.

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Parce que j'avais de l'avance, j'ai zigzagué entre les ateliers et les pavillons, les grands bâtiments majestueux, les horodateurs, des locaux apparemment sans affectation, une église, des buvettes, des allées, une ferme, un service social, de grands arbres, des jardins, il y a même une galerie d'art ; il y a aussi une grande salle de colloque, des routes secondaires, des chemins de terre, des pavés, un court de tennis, des bois, plusieurs hôpitaux et une pelouse pleine de jonquilles.
Quelque chose demeurait captif dans ces lieux, quelque chose qui m'a fait penser aux auberges de jeunesse en fin d'après-midi, au club med en basse saison. Ou encore à un quartier ouvrier d'une petite ville industrielle du sud de l'Europe. A un monastère aussi, mais avec des règles moins strictes que celle de saint Benoît. Ce n'était pas désagréable.
Si bien que, lorsque je suis monté en ascenseur pour retrouver F. dans l'unité des Mimosas, mon appréhension – liée au mot psychogériatrique qui me renvoie immanquablement aux instruments de torture médiévaux –  s'était évanouie. J'ai rencontré des infirmières et des infirmiers pleins de bonne volonté et d'attention.
F était dans le couloir, elle n'a pas été surprise de me voir, comme si ma visite était annoncée, elle m'a reconnu. Je lui ai proposé qu'on se rende de suite de l'autre côté du village, pour jeter un coup d'oeil aux sculptures de Marie-Chantal Collaud et aux peintures de Gisèle Grana, elle n'a pas refusé. On a traversé lentement les longs couloirs souterrains des bâtiments ; dehors, on est allés d'un bon pas, le froid semblait la piquer tellement qu'on y est arrivés avant l'ouverture ; j'ai changé de plan, on est entrés, de l'autre côté de l'allée, dans l'atelier de poterie. F n'a pas montré beaucoup d'intérêt, ni pour la poterie, ni pour la balade ; elle s'est plainte du froid. Mais le ton y était, on vivait bien dans le même monde, sans que nous sachions exactement lequel, de quoi nous parlions et si ce qu'on disait aurait une suite.
On a repris le même chemin pour rentrer aux Mimosas, on s'est trompés deux fois d'étage avec ce fichu ascenseur. Les infirmières nous ont alors invités aimablement à boire un thé au salon. J'y suis resté jusqu'à près de 3 heures, l'atmosphère était paisible, celle d'une pension qui vit au ralenti. On a fait fondre des biscuits pèlerines dans un thé aux fruits qu'un infirmier nous a servis ; c'est une pension plus qu'un hôpital. Une patiente a voulu emporter une biscotte dans sa chambre, elle a pris une petite voix pour convaincre l'infirmier qui la lui refusait qu'elle la glisserait dans le tiroir de sa table de nuit et que personne n'y verrait rien. Il a accepté. On est retournés dans sa chambre, je lui ai demandé si je pouvais faire une photo, elle regarde par la fenêtre, la vie continue.
Je suis parti réconforté, on a dit tant de choses sur ces établissements, des avis à l'emporte-pièce nourris par les peurs. Mais j'ai cru comprendre quelque chose d'important, les visites soulagent les infirmiers qui en ont bien besoin, leur travail est tellement difficile. Même que je leur ai dit merci en les quittant et qu'ils m'ont souri. On est tous embarqués, mais cette fois c'est nous qui sommes dedans.
J'ai fait une halte dans la galerie en allant rechercher ma voiture ; les sculptures de Marie-Chantal Collaud méritent le détour. Un saut encore jusqu'au cimetière juif du bois de Cery : pas d'arrosoir. Rentre ensuite au Riau, longue promenade avec Sandra et Oscar par l'Escargotière et la Goille, il pleuvine.

Jean Prod’hom

On ne peut que se réjouir : le Matricule des Anges

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Cher Pierre,
On ne peut que se réjouir lorsque des inconnus se saisissent des mots que vous avez laissés et leur donnent une seconde vie. Le soin qu'ils ont mis, à déposer les leurs, éloigne un instant les doutes qui vous taraudent. Ainsi les lignes transparentes de Dominique Aussenac, à propos de Tessons, dans le dernier Matricule des Anges (161). C'est dans la salle de presse de la bibliothèque universitaire de Lausanne que je les lis.


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Fais un saut ensuite, avant midi, à la librairie de la Louve ; en ressors avec Le causse en hiver de Gil Jouanard. Je remonte chercher ma voiture parquée à la Borde par le Valentin et Riant-Mont. La responsable du salon de coiffure où j'allais me faire couper les cheveux, il y a cinquante ans, est sur le pas de porte. Elle a repris le commerce, il y a 10 ans, à celle qui a succédé, pendant 25 ans, à Monsieur Descloux. Je ne reconnais rien des lieux.
J'entre, à l'angle du Valentin et de Riant-Mont, dans l'épicerie-bio qui a remplacé Diga-piano. La propriétaire me raconte que le vieux Zappelli est venu la voir il y a quelques années, heureux de savoir que les lieux qu'il avait occupés autrefois accueillait à nouveau une épicerie. A dire vrai, une épicerie qui ressemble davantage à une droguerie ou une pharmacie qu'au magasin de l'Italien. La boulangerie de Riant-Mont 2 est devenue elle aussi un salon de coiffure. Je vais faire un tour au fond du jardin de Riant-Mont 4, fais quelques photographies avant de redescendre par les escaliers tournants jusqu'au Tunnel. Remonte à la mine pour trois périodes et un rendez-vous avec une mère d'élève.

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Bois une verveine au café d'Oron en lisant quelques belles pages de Gil Jouanard. Me rappelle les avoir traversés, les causses, de Mende à l'Aigoual, me souviens aussi de deux nuits dans les hôtels vides de Saint-Enimie et de Meyrueis, il faisait froid, c'était vraisemblablement l'automne 1982. J'avais trouvé, en redescendant du Causse Méjean, une vesse-de-loup grosse comme un ballon de rugby.
Ramène Lili d'Oron, on passe par Ropraz pour embarquer le mousse.

Jean Prod’hom

Praz-Longet

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Praz-Longet : les poules picorent, chacune de leur côté, dans la cour, autour des remises, des dépôts, se hasardent dans l'enclos des moutons. Elles semblent connaître les limites de la propriété au-delà de laquelle elles ne s'aventurent pas, c'est le prix de leur liberté. Les agneaux n'ont pas leur assurance, ils n'ont que quelques jours et appellent leur mère même lorsqu'elle est à deux pas.

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A la Marjolatte, les oies s'aventurent aussi, mais en groupe ; on entend, de derrière les écuries, le chant d'un coq, une voiture qui démarre, un chien puis plus rien : la terre se réveille. Des corneilles jettent une ombre, virent avant de se percher sur les peupliers de l'allée ; un tracteur va et vient à la lisière du bois, herse, émousse, ébouse, étale les taupinières. Et tout recommence, séparé par des silences : le coq, un chien, le pédalier d'un vélo, des feuilles mortes, sans ordre ; invisibles, les moineaux et les mésanges assurent la continuité.
Une échelle est restée dans le verger tout l'hiver, pas besoin de la ranger, on en aura besoin ; demain il y aura aussi un ou deux agneaux de plus dans le parc de Praz-Longet.
Cet instant clos, en bord de route, me rabiboche avec ce lundi qui a bien mal commencé ; il me fait oublier ce que la suffisance de ceux qui battent l'air, nourris de certitudes, nous font endurer.

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Je ramasse Arthur à l'arrêt de bus, il est 4 heures et demie ; j'emmène Oscar faire un tour, à la laisse, il n'en mène pas large, les chevreuils aboient de tous les côtés ; j'en aperçois un sur l'autre rive du ruisseau. On le croisera plus tard, un bref instant.
Au Riau, même poussée, des moineaux et des mésanges, les ruisseaux qui vont à visage découvert, chatons, samares mêlés à la boue et aux herbes sèches, l'eau stagnante dans les fossés que bordent des ombellifères creuses, sans ombelles, des pourpiers qui s'y abreuvent. Dernières échappées que les balsamines, les orties, les épilobes et les ronces vont bientôt combler.
Les bois se réveillent ; à plus de cent mètres de la maison, Fleur nous regarde passer, elle a, à l'évidence, plusieurs chez elles.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 22 mars 2015

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Cher Pierre,
Que cette correspondance semi-fictive prenne ce tour imprévu me réjouit. Vous avez accepté que vos mots trouvent leur place ici, vous, l'ennemi juré, depuis toujours de la propriété privée, votre réponse tombant sous le coup de cette hostilité de principe.
Je ferai de cette liberté que vous m'accordez un usage modéré, celui qui sied à l’impossible repos, à l’impossible paix qui nous viennent parfois d’avoir assez désespéré de l’homme.

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Je me hâte de dresser le tableau des opérations de la semaine prochaine à la mine, puis feuillète le Carnet de notes 2014 qui m'est parvenu hier. Suis les traces de la boîte en carton fort qui renferme l'Abrégé du monde que j'ai relu en début d'après-midi. Je pressens que l'établissement du décalage de la reverdie entre ici et là-bas ne sera pas aisé à lever.
Reprends les Chroniques de l'Occident nomade. Elles constituent une tentative désespérée contre l'oubli, contre la laideur, contre la banalité. Mais elles contiennent aussi une réflexion sur la possibilité de s'éloigner de soi sans devenir fou (VI) et sur les limites et l'oubli de soi (VII). Je retrouve Paul (IX) et fais la connaissances de Tito (XVIII), je croise des gens qui ne se recroiseront plus (XI), des villes, Trieste (XII). Il y a aussi les malentendus, les rues (XVI), il y a un dimanche à Odessa (XIV), des illuminations, les brèves et celles qui durent un peu (XIII). Il y a aussi ce romantisme du voyage qui guette et que l'écriture métamorphose.
Mais il est bientôt 18 heures, temps de descendre à la cuisine et faire à manger.

Jean Prod’hom

Gif | 21 mars 2015

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Cher Jean,
C'est dès janvier que les cinq premières jonquilles ont fleuri. Elles sont plusieurs dizaines, désormais, dans leur gloire et, partout, prunus, pruniers, pommiers du Japon mettent des fleurs. Plusieurs marronniers ont déplissé leurs gros bourgeons. C'est toujours la première fois.
La grande banlieue était sous la grisaille et on n'a rien vu de l'éclipse.
En pj, les notes de l'année 2014. Vous pourrez vérifier le décalage de la reverdie entre le Jorat et la région parisienne.
Bonne soirée. Amitiés.

Pierre

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Corcelles-le-Jorat | 21 août 2015

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Cher Pierre,
Retour officiel du printemps – précédé d’une éclipse partielle du soleil, tout le monde en parle, c’est la grande fête des astronomes. Mais il y a une autre régularité qui me remue, c’est celle des crocus qui ont fleuri le 6 mars cette année.
Et si je consulte mes albums, je constate qu’ils ont fleuri le 5 du même mois en 2014 :  même jaune, même place, même inclinaison. En 2013, ils ne faisaient que guigner le 5, à l’étroit dans leur étui. Idem en 2012, mais le 2. Et si je remonte le temps, je constate qu’ils n’ont ouvert leur corolle que le 16 en 2010 et le 14 en 2009. Qu’en est-il cette année des jonquilles à Gif-sur-Yvette ? Et en 2013 et 2012. De combien de jours leur floraison suit-elle celle des crocus? Faudra-t-il attendre pour en avoir le coeur net ou recevrai-je avant l’heure le chiffre de ces petits miracles?

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Il est huit heures lorsqu’on se lève, je conduis Lili et Louise à Thierrens pour leur journée de trail, il pleuvine. M’arrête au retour à Chapelle, réveille deux de ses habitants ; je les attends dans ce qu’on appelle ici la chambre, assis sur un canapé défoncé, les volets fermés. Me souviens, avec le nez et les oreilles, du temps de Ginette.
V. me rejoint, on parle de choses et d’autres, de F. autour de laquelle une étrange agitation grandit ; chacun y va de son irrépressible envie de faire le bien, en soi et pour soi, et ça donne un joli charivari. Malgré leur désarroi profond, quelques-uns gardent pourtant la tête froide, une dignité aussi, sans laquelle ce qu’il convient d’accepter pourrait semer le désordre parmi ceux qui auraient tant voulu rester soudés.
Visite de l’atelier de C. Je regarde, curieux, la propension de certains peintres ou photographes à s’entourer de leurs travaux ; j’imaginais que le travail en ces domaines permettait à leurs auteurs de mettre en circulation ce qu'ils avaient conçu pour s’en débarrasser une fois pour tout. Et se retrouver les mains libres, assez allégés pour s'enfoncer, le lendemain, dans ce qu’ils ne connaissaient pas.
La propriétaire de la maison aux sabots s’affaire, je me présente. A son mari également qui coupe du bois à la circulaire. Trois ans que je photographie deux des faces de cette maison ; ils ne sont pas loquaces, ils ont à faire.
La maison est vide et il fait froid ; relis au chaud les 5 premiers tableaux des Chroniques de l’Occident nomade, dans lesquels Aude Seigne revisite ce qui l’a terrassée, un matin de juillet, sur le pont d’un bateau entre Brindisi et la Grèce : la mer et le ciel (I) ; évoque les lectures qui l’ont ravie et ce monde complet qui peut, à l’évidence se passer de nous (II-III). Elle raconte Paul, son premier amant (IV) et tous ces dimanches qui font bande à part en marge des décomptes (V).
Sandra rentre, elle est allée chercher en ville Arthur qui rentrait de Glion, c’est moi qui irai chercher les filles à Thierrens. On se rend ensuite en famille et Françoise à Thierrens. Arthur organise avec ses enseignants et ses camarades de classe un repas de soutien pour leur voyage de fin d'école obligatoire à Stockholm. On rentre à près de minuit.

Jean Prod’hom

S’il convient de nourrir nos enfants

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Cher Pierre,
S’il convient de nourrir nos enfants, il convient aussi que nous les envoyions promener le plus souvent possible, en organisant à chaque coup, bien entendu, leur rapatriement jusqu’au jour où ils ne rentreront pas. C’est dans ce sursis qu’ils s’avisent qu’il existe d’autres modes d’exister que celui du lierre et du gui, qu’ils accèdent à un monde tiers. Pour ces raisons nous devons, chacun d’entre nous, ouvrir nos portes aux amis de nos enfants, qu’ils puissent ainsi entrevoir de nouveaux continents et goûter à la liberté, sans avoir à choisir.

Pasted Graphic

Fais le petit tour avec Oscar, file à la COOP faire des courses : carottes et pommes, hot-dog et salade de fruits, joli joli. Il pleut des cendres sur Oron, le paysage a le visage des morts, il fait froid ; j’emprunte des lunettes chez l’oculiste, j’aperçois un croissant vert, c’est le soleil qui guigne derrière la lune.
Aujourd’hui, Louise ramène à la maison trois de ses amies. Elle m’a bien averti ce matin, avant d’aller à la mine, que je ne devrai pas faire mes gags pourris. Je les installe à la véranda, me tais, mange à la cuisine.
Glisse dans des enveloppes le set de table plié en 4, le flyer et l’invitation, que j’adresse à la trentaine de sponsors qui soutiennent la course de trial du 3 mai. Jette ensuite les réponses aux questions que m’ont posées les animateurs de Littérature romande et qu’il me faudra reprendre demain. Sandra et les enfants partent à un peu plus de 5 heures choisir notre future cuisine, restent en ville pour manger et aller au cinéma. Pour mon compte, je vais rejoindre d’anciens élèves dans un refuge près de Sauvabelin.


Jean Prod’hom

Tout va bien

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Cher Pierre,
Tout va bien, nous avons donné notre blanc-seing au menu que les gamins ont concocté pour leur voyage de fin d’année à Naples : le Vésuve et la Solfatare, Pompéi et Sorrente, la Naples souterraine, Spaccanapoli, le centre historique et le quartier espagnol, Ischia ou Procida. Et la mer. J’ajoute le musée archéologique et la chapelle Sansevero. Reste à préparer ce voyage dans le détail en donnant aux gamins le temps de le préparer.

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Il est bientôt 18 heures, nous revenons de promenade, Sandra, Oscar et moi, par la Moille Cherry et la Moille Cucuz ; je ramène un arrosoir de chez les Renevey.
Le beau temps s’installe mais nos occupations nous laisseront peu de temps, ces jours prochains, pour nous balader encore main dans la main. J’ai marché un peu ce matin, avec Oscar, en haut la Mussily et la Moille-au-Blanc. J’ai fait quelques photos : les restes de l’hiver, deux paires d’arrosoirs (jaunes siamois de chez Max, et verts fâchés de chez Fritz).
Les photos de tête que j’ai retenues pour Grignan ont les nuances du sable: gris, blanc, sépia, chamois. Il y a bien quelques couleurs, mais cuites comme la terre: un peu de bleu, de jaune, un peu de vert ; les rouges et les oranges sont rares.
Je me souviens d’une barque rouge, miniature échouée à Sienne, peinte par l’un des deux frères Lorenzetti: un rêve que j’aurais aimé faire, une barque que j’aurais aimé peindre et qui me fait pressentir, au-delà des images, une réalité désenchevêtrée. J’en suis bien évidemment incapable, je donne bien trop d’importance à l’image ; mais plusieurs photographies, séparées par d’invisibles gouffres – affinités lointaines – feront peut-être l’affaire en obligeant chacune d’elles à outrepasser ses limites.
Emmène Arthur à Ropraz avant d’aller chercher les filles à Thierrens, le genou de Louise a tenu. Ramène un sixième arrosoir perché sur le muret qui borde le couloir des box. Ramène les filles, ramène Arthur.

Jean Prod’hom

Une première partie de l’après-midi à rédiger

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Cher Pierre,
Une première partie de l’après-midi à rédiger le procès-verbal de la séance du comité du TCPM de lundi dernier à Marnand, à régler par téléphone deux ou trois détails concernant la course du 3 mai : commune, pompiers, samaritains,...
L’autre moitié à reprendre sur un fichier pages les 419 brimborions écrits entre le 13 janvier 2014 et le 12 janvier 2015 ; les désolidariser des photos et des attributs que leur adjoint automatiquement RapidWeaver ; en pointer 104, puis 48, 15 enfin. J’ignore encore si cette opération a un sens, mais c’est fait.

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Tirer du jour / quelque chose / à quoi l’accrocher
Ne rien ajouter / sinon / un peu de retenue
Une vie / pour quitter la partie / sans arrière-pensée
Fier d’en être / à l’envers et sans toit / mi-quincaillier mi-pèlerin
Ni aigre / ni dupe / un peu moineau
Quelque part / à l’intérieur du jour / une porte y conduit
Tirer du fatras / ce dont la pointe serait si fine / qu’elle se confondrait avec l’étendue
Un peu en-deçà / dans l’anonymat / c’est ce qu’on peut faire de mieux
Si je m’écoutais / il ne resterait rien qui vaille la peine / d'être ajouté
Les circonstances coulissent / comme les décors d’un théâtre / ça fait bien au total cent mille milliards de poèmes
Offrir une assiette / aux morceaux égarés / de la beauté du monde
À défaut / de prière / ramasser une pierre
Non pas que / ce soit vrai / mais ça tient
Aussi longtemps / que possible / sans élever de digue
Couper au plus court / au pas / avec l’âne Balthazar

Sandra et les grands sont allés voir en fin d’après-midi une salle de bains, Lili a joué dehors, il est plus de 18 heures lorsque tout ce petit monde rentre. Je fais encore un saut à Ropraz pour récupérer quelques factures et des sets de table ; il y a une belle poignée de poussins et de benjamins qui s’entraînent. Reprends les Chroniques de l’Occident nomade d’Aude Seigne. A l’envers.

Jean Prod’hom

Va pour une journée de transition

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Cher Pierre,
Va pour une journée de transition, une journée qui ne retient rien, une journée qui s’ouvre dès l’aube sur le dehors, bien décidée à se déployer sur ses propres versants. En de telles circonstances, il n’y a rien à quoi s’accrocher, alors on glisse, creux, lisse et transparent. Deux mésanges font taire les voix qui s’affairent, un grand drap blanc se soulève. La place ne manque pas, mais ce qu'on s’était promis de faire disparaît dans un bâillement.

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On longe les heures par le dedans, légèrement ivre, complice des mares qui ne lâchent qu'un peu d'eau, des canards, complice de la première dent-de-lion, des voies de chemin de fer désaffectées, des ronciers.
On n’attend rien, on ne demande rien. Il n'y a pas de raison pour que cette transition s'arrête, on l'imagine reconduite à l'infini, débordante de vitalité. Et les quelques idées auxquelles on tenait se mêlent au vol des papillons, dans une lumière dilatée qui tient éloignées les choses et les saisons. Une montgolfière monte dans le ciel.
Je passe au CHUV entre 5 et 6. F veut sortir, une ceinture la retenait autrefois, c’est un sécuritas qui lui barre la route aujourd'hui en exécutant une vilaine danse. F est sur le point de hausser le ton pour le faire reculer. Je lève la mienne, chante, déclame pour la détourner de la seule porte qui lui reste et qu'on lui interdit d'emprunter. Je lui raconte une histoire dont elle ne veut rien entendre.
Remonte à Oron, bois une verveine au café de l'Union en mettant à jour mon agenda : je descendrai seul à Colonzelle, à la veille de Pâques ; assisterai lundi au vernissage des Voyages d’écritures de Denise Lach à Terres d'écriture, rencontrerai Christine en fin de semaine, lui raconterai où j'en suis, lui parlerai de ma collaboration avec Yves et Anne-Hélène que j'aurai vus le 27.
J’avance aujourd’hui à l’estime, sans carte, et la fragilité des objets que je conçois m’oblige d’autant plus à leur faire confiance que je n’ai rien d’autre à leur disputer.

Jean Prod’hom

Week-end gris et laborieux

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Cher Pierre,
Week-end gris et laborieux, je l’avoue ; lundi sérieux mais efficace, déroutant même. Il le faut bien si nous voulons, ne serait-ce qu’un instant, sortir la tête de l’eau. Tout compte fait, j’y suis parvenu à deux reprises.

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En attendant Arthur à l’arrêt du bus, quelques minutes seulement pendant lesquelles je suis parvenu à concevoir très clairement et distinctement la possibilité de mettre ensemble 15 x 3 photos, c’est-à-dire d’imaginer 15 triptyques flottants, chapeautés chacun par l’un des 365 brimborion écrits l’année dernière, auxquels viendraient s’ajouter 15 textes inédits dont je ne sais encore fichtre rien.
Au téléphone ensuite, avec Anne-Hélène, seul devant une pizza au Gallo de Marnand. Elle m’a convaincu, sans me le dire, que cette entreprise était jouable : à moi de choisir les 15 brimborions et les 15 images qui pourraient constituer les centres hypothétiques des triptyques ; aux artistes et aux gens de métier – Anne-Hélène et Yves – de choisir les deux images qui viendront retirer les certitudes et les prétentions de la première ; à moi d’écrire enfin les 15 textes nés de la rencontre improbable mais nécessaire de ces 15 x 3 images.
J’ai du pain sur la planche.

Jean Prod’hom

Ypérite au Bois Vuacoz

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Cher Pierre,
Ypérite au bois Vuacoz, cloque, ampoule et vésicule, boue et neige. Vais barboter sur le chemin des Dames entre Corcelles et Froideville, croiser la route des Flandres et celle des Paysans.

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Pas de ciel, les rideaux sont tirés ; seules lumières, les ruches rouge pâle de la Mussily et les phares des voitures sur la route des Paysans. Au Chauderonnet, les pommiers brisés net du verger traînent leurs dépouilles, les plaques de neige se retirent sur la pointe des pieds. À cette saison les fers à cheval ne portent pas chance, l'eau peine à s’écouler.
On le sait par ouï-dire, les beaux jours vont éponger ce trop plein, siphonner les mares, assécher les sentiers labourés par les cavaliers. Il est temps de se rappeler que mars est le mois d’avant les grandes offensives, le mois des ornières gorgées de noirceur, des tranchées d’où naît le printemps. Attendre, attendre le soleil et la première morille.

Jean Prod’hom

Zou !

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Cher Pierre,
Zou ! trois listes de ce qui m'attend, épinglées sur un panneau de sapin 220 x 70 x 15 vissé au mur, trois rubriques pour l’instant : A la mine, A la maison et Sur la page, sans considération de délais ; à moi de les définir les jours prochains pour éviter la faillite, en conjuguant flux tendus et flux poussés sans succomber au déni des circonstances.

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Sandra est montée avec les deux grands aux Paccots, Louise avec un snowboard – c’est la première fois –, Arthur avec ses skis. Je fais du feu, Lili baigne Oscar, je vais repêcher quelques photos pour Marges, Lili regarde une série.
Je me prépare à aller faire quelques courses à Oron, dresse une quatrième liste : pommes, salades, pain, pesto, pâte feuilletée, cornichons au vinaigre, lait. Je reviens avec une seule salade mais deux carottes rouges, sans pommes mais avec des poires, et une grenade. Les circonstances l'ont voulu ainsi.
La neige découvre en se retirant l'herbe qu’elle a brûlée, le soleil n'est pas loin, le printemps recolle à l’automne. Il y a du travail dans le jardin, la taille des fruitiers d'abord, celle des arbustes ensuite, et la coupe des deux boulots sortis de terre près de l'étang ; vérifier l'enclos d'Oscar, mettre de l'ordre dans le hangar, déplacer les lavandes et réaménager l'angle sud-ouest du jardin. C’est noté.
Je m’arrête chez François, un passionné de cinéma et de flippers. Il anime Flips & Cinéma, un site dans lequel il inventorie les films où apparaissent ces jeux qui ont ponctué nos fins d’après-midi, à Michel, Jacques et moi. On boit une bière et on fait un flipper.
Sandra et les grands rentrent des Paccots à un peu plus de 5 heures, Louise s’est fait mal au genou. Le médecin de service pense qu’il est préférable de passer à Epalinges. On mange sans elles. Elles rentrent enfin, il est passé 21 heures, Louise avec une entorse et une attelle, elles ont faim.

Jean Prod’hom

Gégé est à l’heure

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Cher Pierre,
Gégé est à l’heure, Gégé n’a qu’une seule parole, à l’image du bisse qui traverse la station et qu’on longe pour la dernière fois. On l’aperçoit en contrebas, Gégé se dresse devant son pullman et les alpes valaisannes ; avec ses lunettes à soleil il a fière allure ; de loin il a quelque chose de Roger Moore ; de près autre chose, quelque chose de René Char et de Monsieur Hulot.

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- Bonjour jeunesse! Ça a été cette boum?
Géré attend une réponse qui ne viendra pas ; les gamins se remettent de leur semaine les yeux fermés, des retardataires taillent leurs vignes à l’entrée de Corin, je m’endors à la sortie de Sierre.
Réveil brutal. Ma gorge se resserre au goulet de Saint-Maurice, je n’ai rien fait cette semaine de ce que je comptais faire ; des échéances pointent leur nez, tout faire pour ne pas en être victime ; agir comme le dernier des Horaces, prendre la fuite avant de me retourner et m’attaquer à chacune d’elles, séparément.
Quelques-uns de mes jeunes voisins évoquent leurs origines. Le père et la mère du premier sont nés au Mozambique, les parents de la seconde son originaires de Madère, la mère de la troisième vient d’Estonie, son père d’Italie. Enfin, le quatrième est né de la rencontre d’un Etasunien et d’une Thaïlandaise. Ces mystères ne les empêchent pas de parler avec l’accent d’ici et de skier comme des enfants du Pays-d’Enhaut. Leurs parents les reprennent devant la laiterie, d’autres festivités m’attendent au Riau.

Jean Prod’hom

Semble que les roitelets ne perçoivent pas le ridicule

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Cher Pierre,
Semble que les roitelets ne perçoivent pas le ridicule dans lequel ils sont plongés, eux et le maigre cortège de leurs courtisans, ou s'en satisfont sans se rendre compte que leur tête est en sursis.

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Il est dès lors agréable de rencontrer ceux qui ont su sortir de ce jeu mortifère. Joël est garde-forestier au pied du Jura ; dans une commune qui possède assez de bois pour qu’il n’ait pas à patrouiller ailleurs, il s’organise, travaille double en été, termine les coupes avant janvier, laisse les bostryches hiberner jusqu’au printemps. A lui la montagne, une semaine ici, une semaine là pour enseigner aux enfants le ski. Pour des clopinettes.
On accompagne ce matin le même groupe ; il me raconte, sur le télésiège, ce qu'il a fait, ses projets, les chênes truffiers qu'il va planter, le chemin didactique qui doit être réaménagé.
Il a renoncé, il y a peu, à un poste de choix dans l'organisation locale du marché du bois ; toutes les conditions qu’il avait mises en avant avaient été acceptées, mais un seul déplacement jusqu'à Aigle, un matin sur l’autoroute, lui a fait comprendre ce à quoi il serait confronté toute l'année et ce qui lui manquerait. Il a préféré une forêt d'un seul tenant, la variété et l’indépendance à la vanité des promotions. On a profité cette semaine de la sagesse de sa décision. Il faudrait ériger des monuments à la gloire de ces bénévoles - ils n'en veulent pas. Ce sont eux qui font voir les minuscules mouvements de ce qui aura fait la gloire de l’espèce, devenue arrogante en dépit du bon sens.

Jean Prod’hom

J’ai un faible pour le mauvais goût

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Cher Pierre,
J’ai un faible pour le mauvais goût, les stucs et les faux ; l’accordéon, les chantiers, les copies ; la poussière, le désoeuvrement et la neige de printemps. Ici à Crans-Montana, je suis gâté.

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Les employés rembobinent la tuyauterie et plient les canons à neige en espérant qu’il y en aura assez jusqu’à Pâques. On se retrouve au Petit-Bonvin pour pique-niquer.
Lorsque je m’apprête à redescendre, M. demande à m’accompagner ; on va rejoindre G. qui a passé la matinée en station. Je lui avais promis qu’on poursuivrait l’exploration des lieux. On part donc à trois jusqu'à l'hôtel du Parc. La fille du directeur, une Portugaise de Madère, nous accueille comme des navigateurs après leur voyage de circumnavigation, nous emmène visiter ce vieil hôtel qui semble vivoter : 5 chambres seulement – sur les 75 dont dispose l’établissement  – sont occupées ; elle nous fait voir une single et une double, au nord puis au sud, une double luxe, une junior suite et une suite royale au quatrième. Une seule aurait suffi, elles se ressemblent toutes, mais tout en haut la vue est belle.
Avant de partir, la propriétaire nous salue, le salon est vide, pas de pianiste, parquet de chêne et vue sur le lac ; et toujours ce silence que les occupations des hommes ne parviennent pas à recouvrir.
On devrait apprendre à ceux qui viennent après nous à sortir des sentiers battus, à leur montrer ce qu'on n’a pas eu le temps ou le courage d'explorer. Mais qu'on doive, comme on dit, gagner notre vie, la complique singulièrement.

Jean Prod’hom

Se réveiller à la montagne

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Cher Pierre,
Se réveiller à la montagne, avec pour seule tâche d’accompagner autour de midi un enfant au glacier de la Plaine morte, vous réconcilie avec le métier.

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En attendant, je décide de monter au Bella-Luy, ce sanatorium de luxe construit en 1931 pour ceux que la fortune n’avait pas épargnés de la tuberculose, malgré leur aisance. J’entre dans ce qui est devenu un hôtel un peu poussiéreux comme un client qui est depuis longtemps chez lui ; mais pas le temps de faire le curieux, je reçois un coup de fil de Véronique qui m’indique un changement de programme : G. s’est fait mal à un genou ; à moi de le récupérer en-bas Cry d’Er et de lui envoyer, par le chemin inverse, celui que je devais accompagner au glacier.
Je redescends à l’hôtel avec le blessé, la réceptionniste prend contact avec le médecin de service, rendez-vous est pris pour 14 heures 30. On mange notre sandwich dans le hall, quartier libre jusqu’à 13 heures, je propose à G. d’aller ensuite jeter un coup d’oeil au sanatorium valaisan.
Y pénétrer n’est pas difficile, s’approchent alors trois infirmières souriantes. Je leur fais mon baratin, Nicole nous ouvre les chambres du troisième dont les autorités valaisannes ont décidé de se passer. Nicole se plaint de la réorganisation des hôpitaux en invoquant les mêmes motifs que les enseignants: mauvaise évaluation des faits, éloignement du centre de décision, direction fantôme au plus haut niveau. On rigole parce qu'il le faut bien.
Les chambres sont exiguës, Nicole nous en fait visiter deux, l’une pour un seul patient, l’autre pour trois ; toutes les deux semblent avoir été abandonnées précipitamment, on cherche les signes qu'auraient laissés ceux qui ont fui. A la potence d’un des lits, deux mots sur un papier quadrillé déchiré : draps propres.
La structure de ces établissements est d'une extrême simplicité, balcon et couloir d’un seul tenant, entre eux une succession de chambres ; deux portes opposées, l'une vitrée l'autre pleine ; trois cages d'escaliers, deux aux extrémités du couloir, la troisième au centre.
C’est Anne-Marie qui nous fait visiter la salle d'opérations, mise hors service en 2007, on y pratiquait encore une opération de temps en temps, vraisemblablement pour la maintenir en usage. Sept ans ont passé, les instruments de contrôle et de régulation ont pris ce même coup de vieux que les imprimantes du même âge, massives, qui traînent au fond des bennes des déchèteries.
Je remonte avec G. au Bella-Luy, le réceptionniste nous raconte les différentes affectations de ce bâtiment, sanatorium de luxe, établissement de cures, racheté en 1945 par des Américains pour héberger des rescapés polonais des camps de concentration, hôtel depuis les années 60 : 35 chambres d'un seul lit, 15 de deux, le réceptionniste nous en fait visiter une. On se serait bien affalés dans les fauteuils du salon d’à côté la réception qui n’a pas changé depuis 1930.
Le médecin fait une radiographie du genou de G. Rien. On va fêter ça au café. Il regarde par la fenêtre, je devine ce qu'il pense. Oui, tous les immeubles du XXème siècle ressemblent à des sanatorium, et on aimerait parfois que nos vies ressemblent un peu plus à celles de ces tuberculeux qui passaient deux ou trois ans sur un balcon communautaire ouvrant sur les Alpes valaisannes, à lire et à se réjouir d’être vivants.

Jean Prod’hom

Le pullman est flambant neuf

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Cher Pierre,
Le pullman est flambant neuf, Gégé est allé le chercher en fin de semaine. Je salue quelques parents, la semaine sera belle. départ à 8 heures. Salut jeunesse! lance Gégé. En route pour Montana-Vermala !

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Inutile de faire des photographies, le lac a tourné le dos depuis toujours aux louanges. Le Catogne se dresse au fond, mais ce n'est pas une fin c’est un coude ; le Rhône, modeste, a fait le gros du travail. A Saint-Maurice, on voudrait glisser la main pour lui donner un peu de place, écarter les montagnes, desserrer l'étreinte.
Lis, avant d'entamer la montée sur Montana, le rapport du voyagiste qui a accompagné F. à Madras. J’imagine bien les jours qu’il raconte, mais ce sont bien sûr ce qu’on ne saura jamais qui intrigue : les 17, 18 et 19 janvier en face desquels il a écrit : Pas de nouvelles.
Hôtel Elite, on débarque avec 32 gamins, Véronique nous attend. Lorsque tout le monde a récupéré ses affaires, Gégé fait une photo de son pullman, avec le Weisshorn et le Bishorn pour décor ; une sacrée occasion, refait à neuf, moteur et carrosserie.
On pique-nique, les 12 coups de midi interrompent les chants dans les sapinières du golfe. Les cloches et les oiseaux me ramènent au temps d’avant l’aménagement du plateau, et puis aux beaux jours des sanatoriums, à mon séjour ici d’il y a deux ans ; et ces jours qui se superposent tiennent ensemble par l’esprit du lieu, que je retrouve 4 heures après lorsque je m’étends, cassé, sur le lit de la chambre 119.
Ai reçu un mail d’une femme qui prépare un livre sur les arrosoirs, à Berlin ; elle a appris par une connaissance commune que j’ai fait autrefois des photographies de ces objets. Elle me demande de lui en envoyer. Vais le faire, sans commentaire. Pas mécontent si elle me demande des explications complémentaires, elle m’obligera à réveiller mes intentions et à expliquer pourquoi j’ai mis ce projet à la cape. Bougrement intéréssé par ce qu’elle va en faire.
Rien à dire de la Dent Blanche et du Cervin, ils durent, avec les autres, sans dormir.

Jean Prod’hom

Il en reste un qui a perdu un bras

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Cher Pierre,
Il en reste un qui a perdu un bras ; j’ai constaté l’hécatombe ce matin, sans savoir par où commencer, compter et recompter les arbres du verger. Ainsi dépouillés les vieux pommiers ne sont plus des pommiers. Adieu printemps ! On a laissé faire, ça devait arriver. D’autres, ailleurs, ne verront pas l’été.

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Sandra, Louise et Lili quittent le Riau à 8 heures; Lili s’en va courir et lancer le boulet à Pully. Arthur garde Oscar et la maison, je vais manger au Chemin des Oiseaux une madeleine et un pain au sucre, avec la Vuachère à nos pieds. Un écureuil traverse le bois qui longe le ruisseau, je l’épingle sur une photo, il sort du cadre ; des geais s’agitent, une corneille fait son nid.
On longe, Olivier et moi, le lac jusqu’à Lutry, il fait l’hypothèse délirante que la bise de ces derniers jours a un rôle sur le brassage des rives, j’en doute, on trouve un peu de marchandise, ceci n’explique pas cela. Un photographe nous accompagne avec deux de ses petits enfants jusqu’à la terrasse où l’on fait halte : du monde partout.

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M’arrête à Treytorrens, dépose dans la boîte aux lettres de la maison que Ramuz habita entre 1914 et 1916 les photos que j’ai triées ces derniers jours, jette un coup d’oeil sur les parchets qui dégringolent jusqu’au lac, fais quelques photos. Je remonte par la corniche et rejoins ceux sans lesquels je ne serais rien.
Prépare mon sac pour la semaine prochaine, m’attaque au repas du soir : poireaux, saucisses aux choux et pommes de terre, tartes aux pommes pour terminer la semaine. Lili se met ensuite au piano ; Sandra fait la vaisselle, Louise son exposé : Ecuyer et palefrenier. Arthur fait poucette sur Facebook, il est 9 heures.
Je fais ma ronde, roue libre.

Jean Prod’hom

Samedi 7 heures

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Cher Pierre,
Samedi 7 heures : Louise se réveille, on se retrouve près du poêle ; en-haut, les autres dorment encore, elle parcourt des journaux ; Oscar saute sur ses genoux, je bois un café. Sandra, Arthur et Lili nous rejoignent enfin, je les quitte déjà.

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Edmond Angel | détail

Ne réfléchis guère à la direction, y vais comme sur des rails, sans boussole ; c'est au large d'Avenches que je me rends compte de mon égarement et de ses conséquences ; je ne suis pas sur la bonne route et je ne serai pas à l'heure à Matran. J'avertis René qu'il serait préférable qu'on se retrouve à Vordemwald. Ça circule épais aux environs de Berne et avant Rothrist, mais je suis à l'heure devant la Turnhalle, de jeunes pilotes locaux préparent un entrainement : tonneaux, spansets et pile de palettes.
La commission technique est bien représentée mais les organisateurs ne sont pas nombreux, Kurt préside. Le règlement de la Swiss cup trial est passé en revue, rien ne change beaucoup mais le club de Lucerne aimerait organiser une course dans les années qui viennent, il suffit d'un nouveau pour qu'on recommence à zéro.
Je cherche à sortir, mais les lamelles bleues des stores m'en empêchent. La salle est éclairée habituellement par 4 fenêtres à battant simple, 4 autres à battant double et 8 impostes ; lorsqu’il fait nuit, par 18 néons de dimension standard : ce matin, c’est moitié moitié, à cause du beamer.
A mes pieds un linoléum bleu brouillé blanc ; contre le mur, au sud, une soixantaine de chaises empilées, un chariot pour stocker et déplacer les tables. A l’ouest et au nord, une succession d’armoires à simple ou double battant, numérotées de 1 à 14. On aimerait les ouvrir : difficile d’imaginer, la tête froide, ce qu’elles peuvent contenir. Les bannières des Männerchor, Musikverein et Schiessverein protégées par un verre épais au-dessus des armoires 10 à 14 nous mettent sur la piste : on imagine des partitions, un diapason, un solde d’assiettes en carton, des verres, un stock de cibles, des serviettes en papier, des archives, des chemises transparentes, un vieux piston, des rayons vides,...
Je suis assis à une table recouverte d'un formica de 2 à 3 millimètres d’épaisseur, au motif beige international. Tout porte à croire que le bâtiment et le mobilier d’origine datent de la première moitié des années 60. En attestent les dents d’un interminable radiateur qui déroule ses dents de fonte au dessous des fenêtres : deux sections de 117 éléments chacun.
Un évier, un miroir, un distributeur de savon et un essuie-main garantissent l’hygiène de chacun dans cette salle de réunion. Une pharmacie murale complète l'équipement, au cas où ; on y trouve une paire de ciseaux, de la ouate, un désinfectant, deux boites de compresses et une pharmacie portative, Dedans une couverture de survie : tout cela pourrait en effet très mal finir.
J’aurais voulu disposer du vocabulaire nécessaire pour décrire le détail du mobilier, les montures inoxydables des tables, celles des chaises. J’aurais voulu connaître leur histoire, entendre ceux qui ont pris la décision de choisir ces modèles, faire apparaître les tensions et les regrets.
M'arrête en rentrant à Ropraz, avec l’intention de réorganiser ces notes ; une dame d'un certain âge m'aborde, c'est vous l'artiste qui exposez à l'Estrée? Non? Vous lui ressemblez!
Il s'appelle Edmond Angel. Bientôt 80 ans, retiré de sa famille et placé entre 9 et 16 ans comme valet de ferme, autodidacte. Il peint des personnages en noir et blanc ou en couleurs, il a les cheveux gris et porte une moustache. Engel? C’est le nom de famille de sa mère, morte jeune, elle jouait du violon.

Jean Prod’hom

Ciel tendu et froid sec

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Cher Pierre,
Ciel tendu et froid sec. Arthur a rendez-vous devant la Grande Salle de Mézières à 8 heures 30, on fait une halte au Denner pour qu’il achète un peu de jambon et du thé froid. Je continue jusqu’à Oron, fais les courses du week-end, commande les chroniques de Peter Bichsel et bois une verveine au café de l’Union.

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J’apprends en rentrant, par la radio, que les bulldozers se sont attaqués un peu après la prière de midi aux lions et aux taureaux androcéphales qui gardent l’entrée des palais de Nimrud. Pourquoi cet acharnement contre des bêtes qui n’opposaient aucune résistance? Les images du saccage des statues du musée de Mossoul inquiètent, ce sont en effet des armes rustiques, masses, marteaux-piqueurs, scies circulaires, tronçonneuses que les auteurs utilisent pour faire trembler le monde, habillés comme vous et moi, débonnaires, salopette et chemise à carreaux.
Je taille les rosiers et bine la plate-bande avant de terminer Les Neiges de Damas. Nous sommes le 6, c’était le 5, voici les crocus avec un jour de retard. En ce qui concerne les perce-neige, qui sont aux premiers jours comme des perles alourdies, je les ai aperçues hier au pied des noyers, dans le virage qui remonte Vers-chez-les-Rod, j’ai fait quelques photos.
Mange à midi avec les filles, fais à 14 heures la causette avec Sandra qui s’endort dans le hamac avec Oscar à ses côtés. Trie les dernières photos, récupère Arthur à 17 heures 30, enchanté de sa journée de ski.
Je quitte le Riau à un peu plus de 18 heures. Croise L. dans le hall du CHUV ; elle vient du treizième, me fait comprendre qu'il est déconseillé que je monte. Je l'embarque, on échange nos impressions dans un bistrot indien près de la gare, sans vouloir réparer ce qui ne se peut pas : c’est mieux ainsi.
Elisabeth et Françoise sont assises à l'une des tables rondes de L'Esprit frappeur, mais Graeme Allwright s'est excusé, sa santé ne lui permet pas de monter sur scène. On en profite pour babiller, ça doit être la première fois depuis Riant-Mont qu'on se retrouve tous les trois, que les trois.
Les animateurs de la salle projettent quelques images du spectacle de l’homme aux pieds nus ; un contrebassiste et un guitariste couvrent le grain de sa voix. C'est ailleurs qu'il me faudra tourner la tête pour retrouver les airs d’autrefois, en regardant du côté les fêtes votives dans les patelins du Gard, des longues nuits, des grandes tablées et de tous ces matins où l’on dormait sans se soucier du lendemain.

Jean Prod’hom

Evaluer la santé et la vitalité d’une institution

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Cher Pierre,
S’il est correct d’évaluer la santé et la vitalité d’une institution à ses capacités de ne pas exclure les plus faibles de ses éléments, l’établissement dans lequel je travaille est sur la bonne voie.

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C’est ce que je me suis dit cet après-midi en voyant dans une salle de dégagement, la porte vitrée grand ouverte, ensemble le doyen accaparé par ses tâches et un gamin de quatorze ans dormant profondément à la table voisine, son manuel de français en guise d’oreiller et le soleil pour le réchauffer.
J’ai cru distinguer dans les sourires échangés par certains d’entre nous une espèce de satisfaction, celle d’avoir été capable de laisser la priorité au bon sens, d’avoir eu le courage d’ignorer la logique institutionnelle et d’accepter nos limites, faisant voir à qui ouvre les yeux que l’école constitue, dans une société spécialisée dans l’aménagement des aires de repos et de dépose, le dernier des refuges.
Il me faut boucler avant 16 heures la journée et la semaine, je repars en effet lundi prochain pour Crans-Montana, cherche l’efficacité à outrance. C’est d’ailleurs ce qu’on devrait enseigner dès le premier âge, apprendre à mettre en oeuvre un minimum d’efforts pour un maximum de résultats, ne recourir qu’à des bouts de chandelle pour donner à voir l’essentiel, bref retrouver l'idéal des Lumières et des poètes.
Me lance à 16 heures 30 dans la valse du jeudi : Riau, Ropraz, Thierrens, Ropraz Riau. La musique s’arrête à 20 heures devant un vacherin et des pommes de terre en robe des champs. Chacun remonte ensuite dans sa chambre ; Louise m’appelle pour lui lire le trentième et dernier chapitre du livre qu’elle a commencé en début de semaine :
Devant moi, sur le chemin, gît une petite plume blanche, aussi douce et pure que si elle était tombée des ailes d’un ange. je la ramasse en souriant, puis je rentre dans la maison. (Aux Délices des anges)
Je fais un saut au jardin, cherche la lune ; elle était au-dessus des Gibloux à 7 heures, de la Dent de Lys à 8 ; la voilà à 10 au sommet de l’un des deux chênes du jardin. Elle demeurera, décidément, l’être le plus imprévisible que je connaisse.

Jean Prod’hom

Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney

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Cher Pierre,
Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney, elle me confie avoir été emballée par Tessons, je souris d’aise, Elle précise aussi qu’elle fait partie d’un groupe de lecture constitué d’une petite dizaine de personnes qui se retrouvent régulièrement pour parler littérature. Chacune d’elles choisit à son tour un livre qu’elle a aimé et qu’elle propose aux autres. Je devine la suite et l’émotion me gagne.

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Elle me rappelle en effet que, il y a un peu plus de dix ans, ma mère faisait partie de leur groupe. Elle me demande si je serais d’accord de les rejoindre au printemps, lorsque elles auraient lu ce petit livre et que le soleil aurait réchauffé la maison de Peney. Le rendez-vous est pris.
Elle aimerait savoir encore si je préfère leur vendre quelques exemplaires, ou si je ne trouverais pas judicieux qu’elles en acquièrent sept ou huit à Echallens, dans la librairie Infiniment plus où elles font habituellement leurs emplettes. J’y suis entré il y a peu, un coin chaleureux avec une table, un canapé et des fauteuils, et des gens qui riaient. Promis, je m’y arrêterai la prochaine fois.
Je me souviens avoir dit, à l’occasion du vernissage de l’Estrée, qu’il était fort probable qu’on écrivait des livres, d’abord, pour ceux qui ne les liraient pas ; je pensais naturellement aux morts. Mais en se retrouvant entre les mains de ses amies, c’est un peu de ce que ma mère aurait dit de ce livre que j’entendrai au printemps prochain.
Aide Lili en fin d’après-midi dans l’apprentissage d’une centaine de mots d’allemand qu’elle prononce avec la plus grande des peines, interroge Louise qui ressasse pour la dixième fois les formes d’une trentaine de verbes qu’elle a écrits à tous les temps, pour la troisième fois au moins, dans un cahier ligné margé. Comme toujours, me garde de leur dire quoi que ce soit de ce que je pense de tout cela.

Jean Prod’hom

Le vendeur de reblochons et de Mont-d’Or

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Cher Pierre,
Le vendeur de reblochons et de Mont-d’Or a ouvert la porte du printemps au café d’Oron. Je lui prends un reblochon qui a la couleur du soleil, il ajoute deux tomes, un peu pâles. Je bois une verveine en lisant l’article du docteur Barras sur l’histoire des sanatoria de Montana-Vermala, en rêvassant, une héliothérapie me ferait du bien, à moi aussi, allongé sur une paillasse, caché sous des couvertures, avec en face le vallon de Réchy et à côté le Théoda de Corinna Bille.

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Traverse la journée sans m’arrêter, mets de côté une cinquantaine de photos. File, en fin d’après-midi, récupérer Lili à Saint-Martin, Arthur à Ropraz. Le mousse a pu parler avec Jean-Daniel des objectifs qu’il s’est fixés cette année.
A Crans-Montana, j’y serai la semaine prochaine, avec une quarantaine de bambins ; pas sûr que j’aie le temps de faire autre chose que de les tenir en laisse. Me souviens pourtant avoir passé, il y a deux ans, une belle heure dans le salon de l’hôtel du Parc, perché sur la butte de Montana.
J’essaierai de m’y attarder une nouvelle fois, dans le souvenir de ces pâturages et de leurs plis que rappellent les photos en noir et blanc de la construction de l’hôtel du Parc. Et ce quelque chose que je percevais dans le silence de cet après-midi de janvier, dans ce salon, je le devais à Théoda que je venais de lire, ce récit que Corinna Bille fait naître sur le plateau, avant que le promoteur Louis Antille et le docteur Théodore Stephani ne mettent la main dessus.
C’est toujours ainsi que la vie prend corps, les yeux fermés et la porte entrouverte. On s’avise alors que ce qu’on a vécu autrefois reste collé à la rétine et qu’il n’y a aucune raison de l’ignorer.
De porte entrouverte en porte entrouverte on traverse des pays qui s’emboîtent et où les vies se croisent, et le temps qui filait entre nos doigts revient chargé de ce qu’on croyait perdu, et le passé se met à battre au coeur du présent, sans nostalgie.
Il est 10 heures et demie, plus un bruit dans la maison.

Jean Prod’hom

La pluie a creusé des ombres pleines de noirceurs

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Cher Pierre,
La pluie a creusé des ombres pleines de noirceurs tout autour des arbres et des arbustes du jardin. Je l’ai entendue à minuit, puis à un peu plus de trois heures, enfin lorsque le jour s’est levé. Il fait moins froid ce matin, mais cette tiédeur humide ne m’empêche pas de faire du feu. La journée sera longue, je me promets, lorsque je quitte le Riau, de faire les efforts nécessaires pour ne pas dilapider mes forces dans des tâches inutiles. Sans y croire vraiment. Louise, c’est promis, je te lirai ce soir, le chapitre 12 d’Aux délices des anges.

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Ce soir, il ne me reste rien, ou presque rien – la force peut-être d’écrire ces mots. Et je me demande si je n’ai pas agi, tout le jour, dans la seule intention que quelque chose demeure encore possible, sans que je sache exactement quoi. Et que ce quelque chose indéfiniment différé me condamne à reconduire l’opération demain et après-demain.
Il aura suffi pourtant que le soleil écarte les nuages et les brumes dans lesquelles s’engluait ma raison pour que je baisse la garde et que l’âcre fumée de mes ratiocinations disparaisse comme ces rubans de fumée dans le ciel blanc de l’hiver.
Et que, par un renversement dont j’ignore tout, ce manque que j’espérais voir comblé au terme de la journée est tout entier là, m’a vidé et ramené là où je ne pèse plus rien, un rien sans bord que les rayons du soleil réchauffent, pointe émoussée siégeant sur toute la surface du corps et se confondant aux courbes des alentours.
J’ai la certitude qu’il n’existe aucun chemin calculé pour parvenir à ce qu’on voudrait atteindre, ou plutôt que ce chemin sur lequel on va et vient sans répit conduit inéluctablement à l’épuisement ; il convient alors d’accueillir, loin de toute raison, le mot vertical, celui qui s’ouvre comme une fleur à autre chose que le langage, renverse les ombres et les noirceurs sur un chemin qui a la forme d’une clairière. Pour une réconciliation.
Sandra, Louis et Lili vont rentrer d’Oron, Arthur est allé promener Oscar. Je descends de la bibliothèque à la cuisine. Vais casser des oeufs, hacher des épinards et rôtir des galettes de pommes de terre, ils ont faim. Ce soir Louise égrènera peut-être quelques notes de guitare, Lili de piano.

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Jean Prod’hom

Découper quelques motifs

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Cher Pierre,
Découper quelques motifs dans certains des morceaux de terre cuite n’est peut-être pas aussi idiot qu’il n’y paraît au premier abord. M’exécute sitôt que je suis debout. Envoie un mail à Anne-Hélène.

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Trie ensuite des photos aussi longtemps que mes yeux me le permettent. En mets 300 de côté. L’opération n’aura pas été inutile, mais il me semble que je n’ai fait, durant ces années, que répéter les mêmes photos, une quinzaine peut-être. Il faudrait maintenant que, pour chaque gruppetto, une photo s’impose et mène la danse. Je liste sans méthode ces têtes de variation : la lézarde de Terres d’écriture, le vase du MUDAC, le boeuf sur le mur de la remise, des laisses de mer, des tôles colorées ou le plat de tomates et d’aubergines, des andins ou des vagues, la flaque à la veste bleue, Louise au mariage de Yann, le chemin de traverse en direction de Ropraz, un détail du portail peint de la cathédrale, l’ouverture sur le Lez, les arrosoirs de Vulliens, les vieux morceaux de molasse de l’église du Mont, la maison éventrée de Charleroi, une lessive qui sèche, l’ombre d’Arthur... M’en restent un peu plus de 20 000 à trier, la moitié du boulot est faite.
Le brouillard ne se sera pas levé de la journée, les filles ont fait leurs devoirs, Louise s’est occupée des lessives. Le mois de mai est bientôt là, Sandra travaille d’arrache-pied à côté du poêle : menuise pour le premier volume du manuel de physique, grosserie pour le second.
Descends à la cuisine faire rôtir un poulet, peler des pommes de terre et rincer des fenouils. Demain c’est la reprise.
Je lis à Louise, avant qu'elle ne s'endorme, deux pages de son roman ; elle voudrait qu’on réitère l’opération demain. Lili me demande ensuite si je vais travailler ce soir à la bibliothèque. Elle m’explique que, dans le noir, elle écoute mes doigts sur le clavier, elle m’entend même, de temps en temps, monter les escaliers. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle-là : on écrit parfois pour les autres autrement qu’on ne le croit.

Jean Prod’hom

Cueille un tweet ce matin

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Cueille un tweet ce matin, Roland Barthes y affirme (Collège de France, 1979) : Et peut-être que la seule justification de la poésie, très paradoxalement, c'est la vérité. Pas besoin donc de broderies ou de ronds de jambes, de rimaille ou de rhétorique, pas besoin non plus que cette quête soit indigeste.

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Les oiseaux chantent au Riau comme hier aux Rasses, ils devront patienter encore. Tout est blanc, les arbres ont de la neige jusque sous les bras. Rien ne bouge mis à part les rubans de fumée qui se perdent dans le ciel. Les vergers se font petits.
Sandra et Louise sont descendues au marché, Arthur a rejoint Johann. Lili se penche sur sa vie, entourée de ses vieux agendas scolaires. Je lis une nouvelle de BC, essaie plutôt, par deux fois, avant d’en être définitivement chassé. Je parcours rapidement une histoire de Crans-Montana.
Je file à la COOP d’Epalinges où je fais les emplettes du week-end avant de me rendre à Bremblens, dans un immense magasin de sport d’où je ressors avec une paire de skis de marque allemande, une paire de chaussures, une paire de lunettes, un casque bleu pour donner l’exemple et faire rire la maisonnée. Je téléphone à C qui m’attend pour boire un café, cela fait quelques jours que j’y songeais.
Je peine à atteindre Vufflens-la-Ville, descends jusqu’à Monnaz, remonte à Bussy-Chardonney pour enfin trouver un passage sur la Morges. Seul à la maison, avec son chien, il fait des paiements. Le temps a passé, c’est un peu à son père que je m’adresse, on parle de sa soeur et de la chaîne de solidarité qui s’est formée autour d’elle, on parle de son frère, de sa mère, des misères qu’il nous faut bien accepter ; on ralentit, on se racornit, c’est ainsi.
J’embarque Arthur au Tunnel, avec Johann que je dépose à Ropraz. On s’arrête à la laiterie de Corcelles pour acheter du pain et du fromage.
Belle surprise se soir, Graça qui partage sa vie au Portugal entre Braga et Sines et avec laquelle j’ai échangé quelques mots en novembre dernier, au moment de la parution de Tessons, m’a fait parvenir quelques photos de ce petit livre sur la plage de São Torpes près de Sines. J’aurais aimé lui dire le plaisir que cela m’a fait.

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Jean Prod’hom

La neige tombe lourde et déterminée

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Cher Pierre,
La neige tombe lourde et déterminée ; elle donnera du fil à retordre à certains d’entre nous pour rejoindre la route cantonale, deux pelles pourtant en viendront à bout. On a déjeuné une dernière fois ensemble, vidé le chalet et chargé les voitures. Ils seront plusieurs à faire une halte aux Bains d’Yverdon. Sans moi, je rentre avec Oscar par Donneloye et Saint-Cierges, comme à l’aller. Fais un saut à la déchèterie où je me débarrasse de restes de papier, de carton et de plastique, photographie la maison aux sabots. Michel est venu de Froidevillle faire du feu dans le poêle, il a laissé 5 pains au chocolat et une baguette, cet homme est une perle.

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J’ai eu ce matin une belle surprise, Noëlle Rollet a en effet consacré dans ses Glossolalies un billet qui présente ma correspondance avec Pierre. M’y penche au milieu de l’après-midi et me réjouis, avec l’impression qu’elle relève précisément les points auxquels je suis attaché et qui m’encouragent à continuer : mon souci de suspendre les explications, qui tendent trop souvent à devenir des justifications ; et à cet égard, Pierre est essentiel, fictif à demi, il en sait assez sur ce qui m’arrive pour que je n’aie pas besoin de tout dire. Au contraire il m’oblige à abréger et à passer, comme chaque jour nous le faisons chacun, des tâches ménagères aux réflexions philosophiques, du temps qu’il fait à une décision qu’on est amené à prendre, du coq à l’âne.
Et toutes ces choses juxtaposées, nobles ou quelconques, pénibles ou heureuses, font voir qu’elles ont ont bien à plus à faire les unes avec les autres, ne serait-ce que parce qu’elles sont comme les cartes du joueur dans la main du même sujet. Et ce sujet – qu’il convient de supposer – il lui faut bien accepter cette donne, et tant qu’à faire l’aimer, faire tenir cette donne qui nous constitue sans dédaigner une miette.
Philosopher n’occupe pas toute l’étendue de nos jours, il s’agit donc ne pas trop demander à la pensée pour lui laisser enfin la place qu’elle mérite, entre une vaisselle et une balade sur les rives de l’Aar, successivement, sans en faire trop et vouloir en tirer des leçons, sans exténuer chacun de ces moments, mais passer quand même.
Un mot suffit, avec dessous quelque chose qui les lie plus solidement qu’on ne l’imagine, une virgule pour les abouter sans les plier aux raisons, une couleur, une syllabe, un accident comme souvent lorsque nous bifurquons. Et si nous sommes capables de vivre, c’est parce que nous sommes capables de faire tenir ensemble le disparate, avec des blancs, avec des silences, ce sont nos journées. Elles ne sont pas loin de ressembler, au fond, aux plus invraisemblables de nos poèmes.
Descends à la cuisine remettre une bûche dans le feu, y reste.

Jean Prod’hom

Sonneries de natel

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Cher Pierre,
Sonneries de natel, claquements de portes, eau dans les éviers, chasses d’eau, on se croise dans les couloirs. Bruits de fermetures éclair, une pomme et une poire dans la poche, les raquettes au pied. Il est 6 heures, le jour se lève, on descend à la queue leu leu jusqu’à la station, dont on s’écarte pour emprunter une piste, modeste, qui monte au plus droit jusqu’à 1400 mètres.

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Oscar prend les devants, trois quarts d’heure de peine ; on quitte les sapins sous le Crêt des Gouilles, Arthur fournit son effort, on ne le reverra pas avant le sommet, les derniers auront mis une grosse heure pour avaler les 420 mètres qui nous séparaient du Chasseron. On boit un coup.
C’était un peu la fête tout à l’heure, drapeau et discours ont honoré une cinquantaine de jeunes soldats promus sous-officiers après une épreuve que seuls les militaires sont capables d’organiser. Ils sont partis hier à 18 heures de Valeyres-sous-Rances, au nord d’Orbe, chargés comme des mules, trente kilos sur le dos de l’artilleur qui m’a fait le compte-rendu de leur expédition : pause à Vuiteboeuf autour de minuit, puis montée jusqu’au sommet. Ils n’ont pas dormi, ils attendent l’arrivée des deux Super Pumas qui doivent les ramener jusqu’à Bière. C’est une récompense, me dit fièrement l’artilleur.
On marche plus léger que des soldats, si bien qu’on rentre par nos propres moyens, par la crête des Petites Roches et les Avattes. Les sapins font une ombre bleue, presque violette, autour du chalet du Sollier ; de l’autre côté du Buttes, la commune de la Côte-aux-Fées, son village blanc et ses hameaux qu’occupaient plus de mille personnes à la fin du XIXème siècle. Rien ne bouge aujourd’hui, la Côte-aux-Fées, moins de cinq cents habitants aujourd’hui, semble de là-haut abandonnée, comme une mariée.
Je perds de vue ceux qui me précèdent ; personne à La Casba, je continue pour mon compte jusqu’à la gare de Saint-Croix, par les Praises, un bus me ramène aux Genêts ; Arthur et Johann, sitôt arrivés, sont partis sur les pistes de ski, les autres chantent à tue-tête Cabrel, Dassin, Bruel avant d’aller louer des skis de fond pour l’après-midi. Oscar me tient compagnie. Retour du silence.
Que se passe-il ? Au-delà des conventions qui assurent jour après jour notre survie, derrière ou avant, mais aussi dedans le langage pousse un silence qui nous invite à remettre du jeu dans nos assurances, déverrouiller nos peurs, restituer aux choses leurs coudées franches, les espacer pour leur redonner la place qu’elles méritent sur cet étrange damier.
Lorsqu'on me parle de poème, je pense à la brièveté, et dans cette brièveté à la place que celle-ci offre au silence, sachant qu’il peut habiter n'importe quelle page, quel que soit leur nombre. Deux ou trois mots mis ensemble, deux ou trois phrases, deux ou trois pages, trois coups de pinceau, des vides et des pleins, de quoi respirer : le blanc, celui qui les hante et qui les porte, celui qui les habite et auquel ils puisent, Thierry Metz a su le faire mieux que tout autre.
Il est temps, avant le retour de la petite troupe de fondeurs, de me mettre au travail, ajouter quelques photos aux 169 placées dans le dossier Yves / Anne-Hélène. Sans savoir encore ce qui commande mon choix, avec la crainte donc, que tout soit à recommencer.

Jean Prod’hom

Nuit interrompue par une arythmie

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Cher Pierre,
Nuit interrompue par une arythmie qui m’inquiète, cela m’est déjà arrivé ; la vie de sédentaire que je mène ces derniers temps doit y être pour quelque chose ; veille une paire d’heures, sur le qui vive ; cède au sommeil, me réveille le coeur à sa place.

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Le soleil pousse la petite troupe sur les pistes, je reste avec Lili et quelques autres aux Genêts, bien décidé à passer en revue quelques centaines de photographies. Termine d’abord la vaisselle, avec ce plaisir qui envahit parfois celui qui se sent utile, mais aussi en compagnie du silence, qui se réinstalle à mesure que les skieurs s’éloignent. Et soudain on se rend compte que les portes même fermées demeurent ouvertes.
Oscar se baigne sur le vieux linoléum rouge de la véranda, dans une flaque de soleil. On fait un mikado avec Lili, elle dessine un peu, lit. Je renvoie le tri des photos à l’après-midi.
Qu’il existe quelque chose à explorer, le soir, lorsqu’on a terminé de verser notre contribution au grand marché de l’espèce, oblige celui qui le veut bien à lui aménager un espace ; cet espace aura été pour moi celui de l’écriture, quotidienne, quelle que soit la forme de celle-ci, qui emprunte – qu’on le veuille ou non – à la langue de tous les jours son lexique et sa grammaire : recette de cuisine, brimborion, récit, poème ou journal.
C'est dire qu’à ceux qui m’ont demandé de dégager les caractéristiques de la poésie, j'aurais tendance à répondre comme certains interprètes du corpus aristotélicien qui affirmaient que la métaphysique est constituée des textes que la physique a repoussé à l’extrémité de ses rayonnages, textes qui ne trouvaient place dans aucune de ses sections, dont elle ne savait que faire et qu’il fallait pourtant bien placer quelque part.
Cette extrémité des rayonnages, c’est aussi le territoire de l’écriture, il contient ce qui ne trouve pas place dans l’une ou l’autre des niches des innombrables encyclopédies. Ce qui reste lorsque chaque chose a trouvé sa place dans la grande arborescence, lorsque ce qui devait être fait est fait, le soir, alors qu’on ferme son agenda. Avec la conviction cependant qu’il reste encore quelque chose d’intouché, à écrire dans une forme qu’il faut bien bricoler puisque c’est ce dont manque ce qui reste.
J’aurais tendance à appeler poésie ces au-delà qui apparaissent lorsqu’on en a terminé avec nos écritures, petits morceaux qui échappent un instant aux genres, avant d’être digérés dans des classifications réaménagées, repris dans les filets des commentaires et des interprétations, rapatriés dans le giron des habitudes, étudiés à l'école.
L’écriture qui m’arrête est celle qui me donne à voir ce qui reste lorsqu’on croit en avoir fini, poésie donc, pourquoi pas, si on prend garde que celle-ci avance très souvent déguisée. Et que ce qui reste, s’il ne se laisse souvent deviner qu’à la fin, hante nos parages, nos gestes et nos dires, même les plus convenus.
En ce sens, Robert Walser, Henri Calet, André Dhôtel, et Louis-René des Forêts, je les ai lus comme des poètes, au même titre que Jean Follain, Nicolas Bouvier, Philippe Jaccottet ou Thierry Metz.
Cette définition est très discutable, elle me va.

Je réponds à Karim, il m’a proposé de rencontrer en avril (Librairie l’étage à Yverdon) Aude Seigne, auteure des Neiges de Damas. Je bloque les dates des 1 et 22 avril. Petit tour ensuite dans les bois, avec Lili et Oscar. Les beaux jours font un peu de place sous les taillis, juste de quoi s’étendre et attendre. Les cris des enfants.

Jean Prod’hom

Quatre garçons se lèvent avant les autres

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Cher Pierre,
Quatre garçons se lèvent avant les autres, ils seront les premiers sur la piste ; le gros de la troupe les rejoint peu après 9 heures. Je reste avec les mêmes que la veille, à peu de choses près, et termine la vaisselle avec leur aide. Tri de photos ensuite, jusqu’à plus de 13 heures. Le soleil va et vient, on aperçoit par moments le Léman et les cris des trois enfants qui bobent devant le chalet avec Oscar.

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Avant de dire deux mots sur les liens qui unissent le numérique, sans lequel je n'aurais jamais écrit, avec la poésie telle qu'elle m'est apparue dans le commerce épisodique que j'ai avec elle, il me faudra dire quelques mots à son propos ; dire que je me suis mis à écrire tard, d'abord parce que le travail auquel j'ai dû faire face pour payer mon passage, et celui des miens, ne m'en a longtemps pas laissé le temps. Mais aussi parce qu'il aura fallu que ce travail me fasse voir ses apories, aux confins des questions auxquelles il ne répond plus, pour que je m'avise qu'il existe quelque chose d’autre à explorer, et que la région qui l’abrite peut seule m'apporter la paix que je recherche, à condition que je puisse lui donner une forme, une allure, un rythme, c'est à dire un langage, guère différent de celui de nos contrats et de nos arrangements, au silence et à l'attente près : l’écriture.
Une heure avec la nuit qui tombe, dans les sapins et la neige, pour rejoindre la Casba et ses nouveaux tenanciers, à la queue leu leu. Descente par le même chemin pour quelques-uns d’entre nous, à la frontale ; les enfants et quelques adultes descendent par les pistes, assiettes, sacs à poubelle ou bobs. Il est plus de minuit lorsqu’on va se coucher.

Jean Prod’hom

Du noir et du blanc

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Cher Pierre,
Du noir et du blanc, de la neige mêlée d’eau fouettée par le vent ; quelques trouées seulement, au sud, et le souvenir consolant des prés de mai et de juin, des scabieuses et des centaurées. Tout est encore bien loin.

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Le gros de la troupe se rend à la patinoire couverte de Fleurier pour une partie de hockey. Je reste au chalet avec une blessée, une malade, une maman et Oscar. En profite pour me mettre au travail, j’extrais 75 photos des 3500 faites entre septembre 2010 et février 2011. Réponds ensuite à deux des questions que les animateurs de la revue numérique, Littérature romande, m’ont envoyées à propos de Tessons ; à moi, si je le veux, de réorganiser leur ordre : l’idée est séduisante.
Elles me permettront de faire le point :
- opposer collecte à collection,
- rappeler la beauté de ces morceaux de terre cuite découverts chemin faisant,
- évoquer les leçons qu’ils ne manquent pas de nous délivrer lorsqu’on se penche sur les circonstances de leur existence,
- dire quelques mots de la nostalgie, et de la mélancolie,
- situer ces objets dans la double perspective de l’art et de l’archéologie, qui les a conduits à trouver place dans les vestibules d’un musée archéologique aujourd’hui (Musée romain de Vidy-Lausanne), d’une galerie d’art demain (Terres d’Ecritures à Grignan),
- avancer l’idée que l’écriture quotidienne d’un billet relève de la même inquiétude que celle du Poucet qui s’est donné les moyens de revenir sur ses pas, mais aussi, et Poucet ne le dit pas, d’aller de l’avant, penser, explorer, marcher là où l’on est jamais allé, comme sur un gué, de proche en proche. La marche étant, à cet égard, la seule méthode philosophique adéquate pour ne pas être tenté de brûler des étapes,
- réaffirmer que la cinquantaine de tessons, dont les photographies rythment l’ouvrage, font partie d’un ensemble qui s’est imposé au cours des années et qui occupe, tout simplement, le premier tiroir d’un meuble d’imprimerie. Les textes qu’ils encadrent ont pour tâche de déplier certaines des raisons pour lesquelles ils tiennent depuis si longtemps le haut du pavé,
- accorder que ce livre aura été important, puisqu’il m’aura permis de me retourner et de découvrir, écrivant, ce que je ne soupçonnais pas.
- ajouter que l’écriture quotidienne sur lesmarges.net est de même nature, elle cueille avant la nuit ce quelque chose que seule l’écriture est apte à sauver de l’oubli en lui donnant forme et motif,
- insister sur le fait que la publication dans les semaines qui viennent, aux Editions Antipodes, d’un recueil de billets écrits entre 2008 et 2014, n’aura pas l’effet de clôture que Tessons a produit, mais fera voir un certain nombre de balises le long d’un chemin qui continue.

Jean Prod’hom



L’hiver en a remis une couche

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Cher Pierre,
La nuit passée, l’hiver en a remis une couche, lourde, avec le soleil ce matin qui appuie dessus. Sandra et les filles sont descendues chez Marinette et remontent avec un tapuscrit, près de 300 pages de poèmes sur lequel on demande mon avis ; pas vraiment de mon ressort. Passe à la déchèterie, maigre récolte, bois une verveine à la Croix d’or, y parcours le journal. La neige a tué quatre fois dans la combe des Morts au Grand-Saint-Bernard, l’ignoraient-ils?

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Cher Pierre,
Beaucoup de mouvements dans la maison, on part tout à l’heure pour les Rasses. Je liste ce qu’il est important que je fasse pendant que les autres iront skier : passer en revue les photos faites entre 2007 et 2015, en extraire une centaine pour Grignan ; répondre aux questions que m’a fait parvenir la rédactrice de Littérature romande et à la proposition de Vincent M-A ; réaliser quelques images qui pourraient annoncer la parution de Marges ; songer au voyage de fin d’année à Naples. Pas certain que ces jours suffisent.
Sandra part avec les filles, Arthur et son copain dans la Nissan, je ferme la maison pour les rejoindre aux Rasses avec la Yaris. Par Peney, Saint-Cierges, Donneloye et Yverdon. Le soleil et les nuages font des leurs avec la nuit qui tombe, m’arrête pour faire quelques photos d’un nuage qui laisse son empreinte dans le ciel en s’y dégageant, jamais vu ça. Jamais entendu ce que je crois entendre à la radio, j’y souscris ; ils sont rares ceux qui meurent encore vivants. Encore plus rares dans la force de l’âge.
Nous nous retrouvons à 23 plus Oscar au chalet des Genêts, 10 adultes et 13 enfants durant 5 jours. Rien d’inquiétant.

Jean Prod’hom

Jour épagomène

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Cher Pierre,
L’homme ajoute périodiquement à son calendrier un jour supplémentaire pour faire coller la durée de son année sur terre avec celle, dans le ciel, du soleil ; pour permettre à celui-ci de finir ses tours et rejoindre sa positon initiale. Et ainsi remettre les compteurs à zéro.

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Cher Pierre,
Il en va de même avec nos travaux et nos jours, on en écarte périodiquement un, qui ne comptera pas, dont on ne retiendra rien sinon qu’il aura permis de remettre un peu de jeu dans une partie qui commençait à singulièrement en manquer.
Congé donc, au lit et sous la neige à reposer un corps incapable de suivre le rythme imprimé par les événements ; à la bibliothèque ensuite pour refaire des piles de livres et de papiers, déplacer des objets et mettre à jour les billets hâtivement rédigés à Berne. Jour épagomène donc, chômé, comme au temps béni du calendrier républicain et de l’Union soviétique.
Et tant qu’à faire, vais prolonger mon jour de congé en lisant les pages que Rober Walser consacre à Berne, la plus belle de nos cités.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 5) L'Aar

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Cher Pierre,
Les oiseaux chantent le long de l'Aar, ils prennent garde de ne toucher à rien. L’Aar lisse et glisse sous les ponts, mutité large et mate gorgée de soleil, avec au fond une partie du ciel et l’or qui entoure la ville. Deux cygnes noirs, un verdier sur la berge, des corneilles qui prennent un bain. Ici, c’est tous les jours dimanche, et c’est pour cela que j’aime les dimanches.

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Si on entend, lointaines, les cloches du Münster, ici en-bas on ne se sent pas concernés, on passe. D’ailleurs les bancs publics sont rares ; j’en trouve finalement un devant le Stürlerspital des Diakonissenhauses, là où l’Aar termine sa boucle, c'est-à-dire son travail, et se lance en direction du lac de Bienne. Je reste pour la voir passer, sans regret, le soleil nous a manqué au début de la semaine. Bien sûr, c'est difficile de dire ce que la ville doit à l'Aar, plus facile de dire ce que l'Aar doit à la ville, pas grand chose, l'impression d’avoir été utile en la bordant. Il faudrait rester ou revenir, refaire, reprendre à la même place pour mieux comprendre la confiance qui habite les cours d’eau et reconnaître tout ce qu’on leur doit. L’Aar n’appartient pas à la ville, elle est l’envers de sa légende. Qu’on lui laisse son lit.
Porte fermée au centre Rober Walser où sont exposés quelques-uns de ses microgrammes, me rabats sur Nakis Panayotidis au Kunst Museum. Du monde dans les rues de Berne, c'est carnaval avec la nouvelle question qui l'accompagne, celle du seuil. Les déguisements ne se distinguent guère de nos habillement quotidiens. Il y a un continuum, et cette absence de coupure inquiète au même titre que toutes les manifestations qui ont voulu ou dû s’en passer.
Passe en rentrant par le CHUV. F cherche quelque chose de plus solide que la barrière du lit à laquelle elle s’accroche. Je discute à la cafète avec Valérie.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 4) Samuel

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Cher Pierre,
Les moments passés entre nous lorsqu’on en a fini avec nos adolescents, qui se prolongent sans qu’on s’en aperçoive, pèsent sur ma volonté ce matin à 6 heures 30. Prendre un peu l’air en haut du tunnel de la Zivilschutzanlage ne suffit pas, une lourde fatigue colonise mon corps qui se raidit et raccourcit ma respiration. Si bien que j’ai tôt fait de rentrer.
Le hasard a voulu que je dispose d’une heure, je l’emploie sur une paillasse militaire à lire une nouvelle de Bernard Comment avant de céder au sommeil.

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Le soleil s’est installé sur Berne et chacun a le sourire quand on monte dans le tram. Il y a du monde sur la Place fédérale, les nôtres portent leurs habits de gala. C’est pas pas tous les jours qu’on a quinze ans, qu’on parle à la tribune de la salle du Conseil national, devant plus de deux cents personnes. Première fois que ces gamins vivent en démocratie en y participant vraiment, en réalisant ce gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Ils ont accepté les règles dont l’établissement les précède, et c’est de ce consentement-là, initial, qu’il exercent leur liberté. Ils ont accepté le principe, avant d’agir pour changer ce qui peut l’être, de se ranger à l’avis de la majorité. A moi de leur rappeler qu’il convient parfois de désobéir aux règles, on ne le dit pas assez, si la folie s’empare des hommes.
De ces cinq heures de délibérations, votations, recommandations, il faudrait évidemment tout dire. Mais si tout m’était enlevé à l’exception d’une seule chose, c’est de l’histoire de Samuel tout au long de cette semaine que je me souviendrais, et d’un moment très singulier, lorsque ce gamin, traversé par le syndrome d’Asperger, a décidé de se lancer et de lire à la tribune ce qu’il avait rédigé la veille.
Ce qu’il voulait dire est resté bloqué un long moment dans sa poitrine, il a respiré profondément, à plusieurs reprises, avant de se lancer enfin. Ça a duré 2 minutes 50, il s’est arrêté une ou deux fois, là où il avait placé des points à ligne, avant de rejoindre le dernier mot. Il lui a fallu réitérer le même effort, respirer profondément, allumer sa voix, avec les mots loin dans la poitrine, en crue, qu’il lui a fallu remettre en file indienne.
On en avait parlé la veille, je lui avais raconté l’écriture boustrophédon, il savait que s’il ne parvenait pas à enchainer les parties de son texte sur un seul sillon, il aurait à engager toutes ses forces pour redémarrer. Il a préféré honorer les différentes parties de son discours sans lesquelles celui-ci aurait été comme un ensemble de membres disjoints. Il a choisi le sens contre son handicap, les autres en lieu et place de son confort. Cet enfant a une force extraordinaire, il est allé jusqu’au bout.
Pour le reste, cette session à Berne m’aura confirmé dans l’idée que les adolescents sont très conservateurs, et que s’ils veulent que les règles en usage perdurent, c’est pour prolonger la possibilité de leur désobéir, les transgresser et, ce faisant, différer l’âge des responsabilités.
On se couche encore une fois trop tard. Mais ces rencontres entre personnes régies par les mêmes règles, sans rien avoir d’autre de commun que la proximité ou le voisinage, ont quelque chose de miraculeux. Nous ne parlons pas la même langue, vivons dans des régions géographiquement très différentes, partageons quelques-unes de nos infrastructures. La Suisse? Ni une patrie ni une nation, mais une société en acte.
Cérémonie de clôture d’Ecoles à Berne. Quelques élèves improvisent une chanson qu’ils chanteront tout au long du trajet du retour :

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Discours de Samuel

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

Ambassade de Colombie
sucettes à la pomme et au coca-cola
on s’est éclatés durant cette semaine
en participant à Ecoles à Berne

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

La chancellerie fédérale
nous a fait attendre trop longtemps dans le froid
il fallait récolter cent signatures
on a même fait du sport le lundi soir

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

On voulait jouer une dernière fois au jeu des fondations, Schwytz, Berne, Grisons et Vaud, au bar du Novotel. Fermé. On s’est rabattus sur le bar voisin, bondé. Les supporters d’Everton fêtaient la victoire de leur club contre l’équipe bernoise. Impossible de s’entendre, c’était le moment de se quitter.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 3) Il y a un chasseur parmi nous

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Cher Pierre,
Le groupe se retrouve dans la salle 3, travaille entre 7 heures 30 et 9 heures 15. Visite ensuite du Palais fédéral ; la guide, italophone et pleine d’entrain, pleine aussi d'idées préconçues sur les adolescents, ce qu’ils sont, font, et pensent, les rend muets ; elle s’en étonne. L’enthousiasme et la passion tuent, c’est bien connu, ses interlocuteurs ont baissé les bras, baissent les yeux, elle se plaint, le malentendu est installé, chacun se méfie. Tout ça donne envie de fuir.

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Cher Pierre,
Jacques Neyrinck nous a fait faux bond, personne dans la salle 287. Les 24 adolescents s'étaient intéressés à la vie et à la carrière de cet imprévisible ludion du landerneau politique vaudois, démocrate et catholique, ingénieur et romancier, vieil homme de plus de 80 ans. Ils avaient préparé cette rencontre, les voilà déçus, déçus d’une absence dont ils ne s’attendaient pas. Je lui téléphone, il a effectivement oublié. S’est ajoutée, dit-il, une urgence. A moi de l’excuser. On ne peut s’empêcher de repenser au film de Bron, à certains mots à son propos : Neyrinck? Personne ne sait ce qu’il va dire, faire ou voter. S’il va changer de position au dernier moment.
En rentrant en tram à l’Arena, je suis frappé du nombre d’anneaux que filles et garçons se sont fixés sur le visage, anneaux qu'on ne voyait autrefois qu'au museau des bovins et qui ornent aujourd’hui d’innombrables visages : nez, lèvre, joue, front, paupière, sourcil. Cette ferraille inquiète, comme si leurs porteurs, attachés à rien, cherchaient quelque chose à quoi s’accrocher. On aimerait qu’ils en prennent conscience et s’en débarrassent, comme on se débarrasse discrètement d’une miette de pain restée sur la lèvre ou une coulée de rimmel au coin de l’oeil. Mais on n’ose leur en parler de peur de les gêner.
Le ministre de l'ambassade de Colombie a séduit l'auditoire dans ses bureaux du deuxième étage de la rue Dufour. Un immeuble locatif des années 70 que l’ambassadeur partage avec ceux de Slovénie et des Philippines. Le ministre offre à l’un participant qui lui en demandait les références un exemplaire en français de Cent ans de ans de solitude. D’autres auraient sans doute eux aussi aimé recevoir un cadeau, mais tant qu’à faire, ils auraient préféré le dernier disque de Shakira. On rentre avec la nuit, les premiers masques du carnaval guignent au coin des rues. On se hâte, souper à 18 heures. Les orateurs de demain préparent jusqu’à plus de 22 heures, sous les néons de la Zivilschutzanlage, leurs interventions de demain.
On se retrouve une nouvelle fois dans le bar du Novitel : Bernois de Bienne et de Berne, Schwytzois de Pfäffikon, Grisons de Cazis, Vaudois de Corcelles et de Baulmes. Il y a un chasseur parmi nous, grison. Il nous raconte la chasse haute dans ses montagnes, le profusion des cerfs, la rareté des chamois, l’arrivée des loups, ses rencontres avec les bêtes, ses trophées. Il nous fait part de cette paradoxale conviction selon laquelle une bête que le chasseur tire a donné préalablement son consentement. Lorsque je lui oppose qu’en tuant l’animal, le chasseur s’interdit tout accès non seulement à ce qu’il n’est pas mais encore à ce qu’il est lui-même, il me rétorque que l’animal mort emporte non seulement son secret mais aussi celui du chasseur. Pourquoi dès lors ne pas les laisser fuir tous les deux?
Lis très tard les dernières lignes de l’Abrégé du monde. Pour la première fois. Reprendrai une seconde fois la semaine prochaine, pour y voir clair.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 2) Bars de l'Eleven et du Novitel

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Cher Pierre,
Nuit courte. Je me retrouve au déjeuner, bancal, face au Grison que les hurlement de sa fille ont ramené à la vie. L'impression qu'il m'a faite hier se confirme ; tout en lui rappelle les caprinés qui habitent les montagnes au-dessus de Cazis : yeux tombants, longs cils, nuque osseuse, pattes arrière résistantes, jarrets fins, jusqu'à sa voix de fumeur, rauque : entre le brame du cerf et le bêlement de la chèvre. Son insouciance aussi.

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À la table siègent encore un hibou, un phasme, un paresseux, une musaraigne, un moineau, une perruche, un renard, une autruche, non deux autruches, une oie, un mustang, un fourmilier. Tous semi-domestiqués, ou croisés avec un humain, demi-dieux.
Il fait un froid de canard, les trois ours de la fosse hibernent ; j’en aperçois un respirer sur l'écran de télévision placé sur le chemin du bord de l'Aar. Froid polaire devant Erlacherhof, devant le Münster, la Banque nationale et le Palais fédéral. La chancellerie nous fait poireauter un bon quart d’heure avant qu’un de ses employés montre son nez du bout des doigts, à peine deux mots, il a froid. Se retire aussitôt avec la liste des signatures de tous ceux qui qui veulent un Mariage et famille pour tous.
Les commissions de l’après-midi réchauffent les esprits et l’atmosphère. Les adolescents n'ont plus besoin de moi, je vais m'étendre sur une paillasse militaire, lis quelques lignes de l’Abrégé du monde. Elles me suffisent.
Longue séance de discussions le soir au sein du groupe parlementaire, jusqu'à dix heures. Les adultes sortent ensuite : bar de l’Eleven au Wankdorf, celui du Novitel ensuite, on ne compte plus les heures, la nuit sera une seconde fois courte, très courte.

Jean Prod’hom

Gif | 16 février 2015

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Cher Jean,
Je me disais, dans ma grande banlieue, qu'avec la neige qui couvre les hauteurs, partout, mon petit envoi n'atteindrait jamais le Jorat ou alors, peut-être, au printemps, vers le début de l'été. Une vision bien localisée, très étriquée, très timorée du train dont va le monde. Je vois parfaitement l'attrait qui s'attache aux tessons pour avoir collecté, ma vie durant, des cailloux, des insectes, des plantes, des bouts de métal, le tout sous les lazzi ou les sourires sardoniques, plus ou moins rentrés, de certains proches.

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En pj, Chrysotribax hispanicus, par exemple, dont la rencontre m'a exalté, il y a très longtemps.
Cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

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(Ecoles à Berne 1) Lausanne-Berne

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Cher Pierre,
Purée de pois au Riau, la batterie de la Yaris ne répond pas ; la lance sur le chemin, elle consent à démarrer avant le tilleul. Je respire enfin lorsque le soleil fait son apparition à la Marjolatte.

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Bois un chocolat chaud au buffet de la gare, croise une foule de gens décidés, trop. La ville, le matin, m’inquiète ; elle réveille quelques mauvais souvenirs, Bruxelles, Rome, Paris. Et je retrouve cette peur sourde qui me raidissait, la sensation d’être enveloppé par quelque chose qui est plus que la ville, la déborde et en fait un bateau ivre, agité, sans capitaine sur le pont ; monstre ravitaillé par de fragiles embarcations sur un océan sans continent.
Les 24 adolescents que je vais accompagner à Berne tout au long de cette semaine sont à pied d'œuvre dans le hall central de la gare. Le candidat, que le groupe parlementaire a choisi pour la présidence du Conseil national, traduit en allemand le discours qui devrait convaincre les conseillers des cantons de Berne, de Schwyz et des Grisons ; la présidente du groupe traduit de son côté la présentation qu'elle fera, cet après-midi, de son parti : leur combat pour le droit au mariage de chacun avec chacun, quel que soit son sexe, et des droits que cette institution induit ; leur volonté d’accroître le contrôle de l'expérimentation animale et d’abaisser les prix des transports publics, leur désir d’améliorer la situation des demandeurs d'asile et de responsabiliser les jeunes au volant.
La train rentre à nouveau dans la brouille sitôt qu'on a tourné le dos au Léman, Fribourg remue dans le coton, Berne ne fait pas mieux. Tram jusqu'à l'Arena ; une étudiante, charmante, accueille notre groupe et nous fait découvrir les locaux ; le béton triple couche des abris PC n'a pas bougé depuis l’année dernière : couleurs fades et glacées, odeurs visqueuses.
Impossible d’éviter la litanie qui assure la bonne marche de la session : information, concertation ; bientôt élection, commission ; puis discussion et votation. Jusqu'à 21 heures 30.
Termine la journée dans une halle de curling, puis la soirée au bar du Novotel avec deux enseignants des Grisons. L’un d’eux raconte l'avalanche qu’il a déclenchée, il y a quelques semaines. Il était avec son jeune fils et sa fille qui les a sauvés en hurlant, au dernier moment, alors que l’avalanche fondait sur eux. Sans quoi ils auraient été perdus. La fille a pu rester au-dessus de la coulée, le père et le fils fuir sur les côtés. Le père se félicite aujourd’hui, – que peut-il dire d’autre de son inconscience ? – qu’ils sont vraiment de bons skieurs. Je pense en m’endormant au père d’Arthur qui a eu bien moins de chance.

Jean Prod’hom

Abrégé du jour


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Cher Pierre,
Le soleil ne nous a pas lâchés. Sandra est allée à Ferlens récupérer Arthur, elle s’en va avec les filles chez Marinette. Je rédige le billet de la veille avant de m’atteler, si j’en ai le temps, à la lecture d’Un Abrégé du monde, car j’ai à préparer ma semaine à Berne, et c’est moi qui suis au fourneau ce soir. Françoise et Lucie nous rendent visite au milieu de l’après-midi, on fait les quatre heures, on va faire le petit tour, on mange ; Lucie nous raconte Cuba. Entasse dans une valise le nécessaire pour ma semaine à Berne.

Jean Prod’hom

Aller au menu avec Bergounioux et Montebello

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants prennent la cabine pour Vounetz ; je monte de mon côté en pente douce jusqu’aux Ciernes et continue sur la route des Revers. Renonce à passer par les hauts, il y a trop de neige. Les remises et les cabanons, à l’arrière des fermes, ont un matelas épais sur leurs toits à faible pente, la neige roule sur les plus pentus et l’eau de la fonte nettoie en se gargarisant le lit des fossés.

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Pas grand monde sur le chemin ; je n’aurai à la fin rencontré qu’un couple d’amoureux pressés d’arriver avant midi à Charmey pour acheter du fromage, un jeune premier ripolinant devant son écurie une voiture de sport, une vieille enfin, à la fontaine de Précornes, l’oeil triste, l’autre vitreux, égarée; elle me dit quelques mots en patois, tout en rinçant une patte crasseuse dans un saut jaune. Je crois comprendre qu’elle me parle d’enfants morts ; elle frappe avec son bâton le tas de neige qui est amassé sur le rebord de la fontaine, avant de disparaître sur un fil dans sa trop grande maison.
Les cloches sonnent tous les quarts d’heures à l’église de Cerniat ; je n’entends plus celles de Charmey, pas encore celles de la Valsainte. C’est un peu avant les Reposoirs qu’un chemin à double ornière, qu’on devine à peine, plonge en deux longs virages sur le Javro, un pont couvert le franchit avant de remonter jusqu’au Tioleyre. On se retrouve alors, un peu plus loin, avec pour seul horizon le mur d’enceinte au beau crépi de la chartreuse de la Valsainte. Je fais quelques photos, entre dans la chapelle, dedans, dehors c’est le désert.
J’en aurais bien vu un ou deux de Chartreux, avec leur cape de bure, comme il y a une vingtaine d’années ; ils gambadaient comme des cabris, pieds nus dans leurs sandales, sur le chemin qui monte en direction du Lac Noir, c’était l’été. Avec la neige et le vieux crépi des murs d’enceinte, la bure aurait eu fière  – une journée comme un abrégé du temps, une promenade comme un abrégé du monde. Je les imagine pensifs et apaisés.

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Je ne m’attarde pas, redescends rive droite jusqu’à Cerniat, en passant par les Riaux où je fais la causette avec un ancien des lieux qui y réinstalle ses pénates après avoir tenté de vivre ailleurs. Passe le pont qui cambe le ruisseau de la Joux Derrey descendu tout droit de la Berra, pensote, tricote des bouts d’envie qui pourraient à la fin faire un film, avec des voix, la mienne et celle des autres. Ecoute craquer les feuilles de glace grumeleuse, broderies bordant la chaussée ; elles craquent sous mes pas comme des bricelets.
Verveine à l'hôtel de la Berra ; les photos du massif de l’Himalaya accrochées aux murs du chalet Jugendstil, ne sont pas celles de Loretan, mais celles du tenancier qui y est monté, lui aussi, jusqu’à 7700 mètre. Causette avec deux clients de la région. Ils m’apprennent que si Cerniat a accepté la fusion avec Charmey, Châtel et Crésus l’on refusée, pour des questions d’argent. Charmey vit, disent-ils, sous perfusion ; et les bains, s’ils ont relancé la station, ne ramèneront pas la neige.
Peu après l’église de Cerniat, le chemin plonge une nouvelle fois sur le Javro, je fais la causette avec trois mésanges qui prennent rapidement leur distance, les fontaines débordent, les akènes des érables attendent leur tour. C’est cette abondance qui étonne.
Lis au restaurant de la Poya, à Charmey, deux nouvelles de Bernard Comment. Tout passe en effet.
Je m’arrête à la boucherie, un sms de Sandra : les enfants ont été agréables, la journée de ski s’est bien passée. On la termine aux Bains avant de rentrer au Riau en passant par Ferlens où on dépose Arthur pour une fête qui nous le ramènera demain matin.

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Découvre au retour, avec reconnaissance, le travail de la poste. Dans la boîte aux lettres un gentil mot de Pierre Bergounioux à propos de Tessons, et son Abrégé du monde dans lequel je guigne :

Ce qui se donne pour la réalité peut inspirer d’emblée d’importantes réserves. On n’y saurait souscrire sans dommages ni pertes. Un travail s’impose, qui consiste à extraire du tout-venant et à serrer à part, dans une boîte en carton, par exemple, les choses qui sont bonnes. On aura alors un monde et la sorte de vie, parcellaire, confinée mais, somme toute, acceptable, qui va de pair.

Même s’il n’est pas temps de m’attendrir, l’envoi de cet inventaire des biens sans maître et sans valeur, la lecture hier d’un extrait du Sombre Abîme du temps de Laurent Olivier, l’annonce enfin du titre du prochain livre de Denis Montebello : Aller au menu tendent à me donner un peu de cette confiance qui me manque.
Mais il faut encore nourrir la marmaille avant le couvre-feu : une poignée de pâtes et du gruyère, quelques tomates, un concombre et une salade de fruits. Au lit. Me relève pourtant dans la nuit, parcours une dizaine de pages d’Un abrégé du monde, prises au hasard. Pas trace de point-virgule!

Jean Prod’hom

Des tomates et des babybels

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Cher Pierre,
Soleil encore ce matin, j’en profite pour faire un peu d’ordre dans la bibliothèque. Rédige le procès-verbal de la séance de lundi, mets à la poste trois lettres, file à Mézières faire quelques courses. Ramène une mousse à la framboise en forme de coeur pour Louise. Lili est chez une amie, Arthur et Sandra à l’école. On mange tous les deux des tomates et des babybels, une salade de fruits.


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Je descends au CHUV entre deux et trois. F. aimerait sortir de sa chambre, mais deux bandes d’aluminium, de celles qu’on place dans les arbres pour empêcher les merles et les moineaux de mettre à sac les cerisiers, l’en empêchent. Elle est encore faible, mais les morceaux de langage qu’elles lançaient dimanche devant elles, et qu’elle ne pouvait suivre, elle semble être en mesure de les retenir par moments, et les morceaux semblent se rapprocher les uns des autres, et il y a comme un chemin qui se dessine. On n’en finit pas avec le Petit Poucet.
On ramasse Arthur à l’arrêt de bus : Mézières, Oron, Bulle et Charmey. Cinq ou six chamois fouissent les prés enneigés au-dessus du lac de Montsalvens, ma journée est sauvée. Pour toujours.

Jean Prod’hom

Gif | 12 février 2015

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Cher Jean,
Merci pour ces Tessons. Ils sont beaux comme tout, belles et justes les pensées qu’ils vous dictent, tout bas. On pourrait leur appliquer la maxime que Linné a mise en exergue de l’entomologie : "Natura maxima miranda in minimis". Combien peu suffit, tout compte fait, à notre joie. Vous le dites d’ailleurs. Le bonheur peut résider dans un cabanon.
Gratitude et cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

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Vénus et Pluton qui ne jurent que par lui

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Cher Pierre,
Ce devait être en 1982, Jean-Claude Piguet avait invité un astrophysicien pour débattre avec nous des problèmes généraux de la connaissance, de la méthodologie des sciences et des caractéristiques de leurs discours. A l’un des étudiants qui l’avait interrogé sur la consistance des propositions de l’astrologie, il avait répondu que, si les planètes jouaient bel et bien un rôle physique évident dans l’équilibre du système solaire, les masses réunies de Pluton, Mars, et Vénus jouaient sur nos vies un rôle bien moins important que celle du bâtiment principal du Centre hospitalier universitaire vaudois alors en construction. La réponse avait fait sourire l’auditoire.

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Si cette anecdote me revient aujourd’hui, c’est parce que les planètes sont aussi des dieux. On pourrait alors se demander si ce ne sont pas nos divinités qu’on se préparait à enfermer, en 1982, dans cet Olympe qui domine la ville et autour duquel gravitent nos vies. Et que s’il exerce une attraction aussi importante, c’est d’abord parce que le CHUV héberge dans ses couloirs Mars, Vénus et Pluton qui ne jurent désormais que par lui.
Quatre jours que le soleil brille, quatre jours que quelque chose se défait dans un ciel dégagé et se refait dans le même ciel, peur informulable qui se dépose tout autour comme une poignée de sable dans la mer.
Je ramasse Arthur à l’arrêt de bus, note ce que je dois faire demain, c’est jour de congé. Conduis le mousse à Ropraz, file à Fey rejoindre les filles. Elles discutent avec deux responsables, dans l’annexe, du futur déménagement de l’écurie Takhi à Thierrens. Elles ont toutes les quatre le sourire, des projets pleins les yeux.

Jean Prod’hom

Errant à bord d’une coque de noix

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Les hommes marchent à sec parce que les eaux qui les menacent forment une double muraille qui les en protège. Miracle.
Mais ils avancent talonnés par la peur et la mer qui se referme derrière eux. Le chemin étroit qu’ils empruntent est sans issue et se prolonge aussi longtemps qu’ils parviennent à distinguer la mer de la mer, la terre de la terre, l’ici de l’ailleurs, les mots des choses.

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Lorsque le lien casse, on retrouve certains d’entre eux prostrés sous la double muraille qui les submerge, ou errant à bord d’une coque de noix, ubiquitaires, égarés, réunissant dans un imprévisible poème les mots et les choses.
Passe une petite heure avec F. et deux de ses visites dans une chambre du 13ème. Elle reconnaît la dent de Jaman, je reconnais les autres: la Dent de Lys, le Vanil des Artses, le col de Pierra Perchia, la Cape au Moine, le col de Jaman, les Rochers-de-Naye. On y est allés naguère ensemble. Mais la tour des infirmières verrouille l’échappée vers le Valais.

Jean Prod’hom

L'ici touche à l’ailleurs

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Cher Pierre,
On a entendu en début d’après-midi le chant d’une mésange et d’un premier printemps, une espèce de renaissance d’avant la Renaissance, pleine de promesses. Pas étonnant que j’aie ouvert le Décaméron et relu L’Ascension du Mont Ventoux.

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Les fenêtres sont ouvertes, les gens sont bavards, trop ; on rêve d’ailleurs : d’être dans les Franches Montagnes, en haut d’une vallée alpine ou à Château-d’Oex, le long du Doubs ou dans le silence du Niremont, n’importe où. Si bien qu’on ne souhaite rien d’autre que de rester là où on est, on se met à rêver consciencieusement à l’un ou l’autre de ces lieux éloignés pour s’y installer un instant, débarrassé de ce qui nous attache ici ; un instant encore lorsqu’on en revient, sans bagage, tel qu’on était là-bas.
C’est à ce jeu de l’ici et de l’ailleurs que je songe lorsque je prends l’ascenseur pour la section de neurologie, salle des soins continus. Parfois les règles du jeu cèdent, l’ici touche à l’ailleurs, l’un à l’autre, l’un dans l’autre.
Je file à Saint-Martin, songeur, ramasse Lili et son amie que je dépose à Carrouge, reprends Arthur à Ropraz. Jean-Daniel me dit son intérêt pour Marges, mais Ulule plombe l’ambiance. Je lui propose de transmettre sa demande aux éditions Antipodes qui feront le nécessaire. C’est fait.

Jean Prod’hom

Ce rien qui distingue leurre et lyre

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Cher Pierre,
Cinq heures, ciel bleu, et blanc sans limite. Je me suis tourné toute la journée, à intervalles réguliers, en direction du treizième étage de d’hôpital ; je l’imagine cherchant à offrir à sa raison un point d’appui et un lieu où se reposer. Il se dérobe, et l’infatigable reprend l’inventaire de son semainier, dont les tiroirs ne semblent s’ouvrir que du dedans. Me suis senti hier incapable ni d’y entrer ni de l’en faire sortir.

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La raison qui fait tenir ensemble le langage et le monde est un lien fragile, miraculeux. Il laisse entrevoir, lorsqu’il cède chez celui dont on a été si proche, l’étendue de notre ignorance. Et on se réjouit que ce lien qui s’est défait puisse se refaire.
Cette fragilité, je crois l’avoir évoquée ce matin à la mine, en parlant de la figure de Nicolaï Troubetzkoy, ou plutôt en faisant voir sa découverte à de très jeunes élèves, le ce à quoi peut se réduire notre langue, à ce rien qui distingue père et mère, mort et sort, leurre et lyre, et du monde qui s’en suit.
Je récupère Arthur à l’arrêt de bus, mets une bûche dans le poêle, fais de l’ordre dans la paperasse concernant la course de Ropraz : ce soir il y a séance de comité. Le jour poussé par la nuit s’en est allé voir ailleurs.

Jean Prod’hom

On a souri tous les trois

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Cher Pierre,
Le soleil est revenu, plusieurs jours qu’on ne l’avait pas vu. Sandra et les filles descendent chez Marinette, Arthur rentre du bois, à moi la déchèterie ; pousse jusqu’au motel des Fleurs où je lis le journal et la seconde partie d’Aline. Il y a bien sûr la tragédie, mais il y a surtout la beauté sur la terre, les carrés jamais carrés, froment ou avoine, vergers ou bois, posés les uns à coté des autres, faufilés par les hommes.


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Il est 16 heures, je ramène May à Servion, reprends Louise qui a fait des pâtisseries avec Elsa. Elle m’aide à verser la monnaie du repas de soutien dans le bancomat de Mézières. Y retourne seul pour verser les billets, courageusement. Je n’y parviens pas et l’appareil avale ma carte. J’ai trop tardé, paralysé par un mail que j’avais cru pouvoir lire en vitesse : F. est hospitalisée depuis dimanche passé, elle a dû rentrer précipitamment d’Inde. Quelque chose s’effondre, la vie est sans prix.
Je vais la voir entre 6 heures et 7 heures et demie, mets un masque, des gants et une blouse verte. Il faut prendre des précautions, personne ne connaît les causes de son état, l’infirmière m’indique que les investigations continuent.
F. n’a pas l’air malheureuse, mais inquiète, lointainement inquiète, elle souhaiterait aussi que la ceinture qui la retient ne la retienne plus. On a parlé par petits bouts, passé du coq à l’âne, et puis les petits bouts sont partis en morceaux, son attention s’est fixée ailleurs. On s’est croisés plus loin, On a ri de ces petits riens qui ne sont attachés à aucune ancre, je ne crois pas qu’on parlait à chaque coup de la même chose. Tout cela n’inquiéterait pas si le monde était autrement, si nous n’avions pas à nous plier à ses lois. 
La télévision va toute seule : Questions pour un champion, Hélène Segara, les résultats sportifs. L’infirmière lui a amené à manger, mais F, n’a pas le coeur à ça, pas même à boire. L’infirmière essaie de la convaincre, elle est faible. F. a quand même fini son verre d’eau, un peu pour nous faire plaisir. On a souri tous les trois.
La nuit est tombée, le lac qu’on aperçoit du 13ème étage a disparu dedans. On se quitte, je souffre de la laisser seule, elle pas, comme si elle avait à faire avec une autre solitude, une solitude où on est vraiment seul.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 7 février 2015

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Cher Pierre,
Coup de téléphone à 7 heures 20, c'est le mousse, il a peu dormi : Sandra va le chercher à Ferlens. Me rendors comme jamais, épuisé par la semaine qui se termine. A midi, Sandra et les filles partent pour Payerne ; s’y déroule la finale régionale de l’UBS Kids Cup team. Profite de faire les comptes du repas de soutien de la veille avant de relire la première partie d’Aline. Pousse Arthur jusqu’à Epalinges. Courses à Oron. Passe un moment heureux à parler du Portugal avec le tenancier du Restaurant de la Croix d’Or, né en Angola, originaire de Guarda, sise à plus de 1000 mètres sur les contreforts de la Serra da Estrela. Il me raconte ses premiers pas en Suisse, dans les années 80 ; ceux de ses enfants dont il est fier : un garçon ingénieur en informatique, une fille bientôt médecin.
Ce restaurant, son nom, son tenancier et sa famille, le carrefour auquel il est lié, la zone industrielle d’Ussières toute proche, mais aussi la Bressonne qui traverse ce morceau de plaine, me font inévitablement penser aux récits d’André Dhôtel. S’y déroulent mille aventures invisibles que lui seul savait raconter.

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Essaie d’écrire quelque chose à propos du repas de soutien de la veille, de ce moment qui a réuni les parents, les enfants et les enseignants. Des bénéfices de ces aventures lorsqu’elles ne sont pas prises en charge et en otage par ceux qui sont supposés savoir, ceux qui feignent d’ignorer que l’avenir est du côté des nouveaux-venus. Il nous faut jouer petit si nous voulons obliger les élèves à prendre la main sans la lever, à grandir et à cesser de parler pour ne rien dire. Nous devons renoncer à faire la loi, nous satisfaire d’en être les garants.
Cher Pierre, j’ai lu votre mot en fin de soirée, il m’a fait grand plaisir. Que vous ayez eu vous aussi des démêlés avec les taupes ne doit pas nous empêcher, ni vous ni moi, d’admirer leur obstination. Nous leur en voulons d’ailleurs moins qu’à ceux de notre espèce, si souvent ingrats ; vous l’écrivez, c’est l’ingratitude des hommes qui nous condamne à nous sentir seul. Moins seul pourtant lorsqu’on s’avise que « d’autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi».
Et il nous restera, longtemps encore je veux l’espérer, «des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel.» Et la «prose des jours» pour les dire. Vous enverrai à Gif-Sur-Yvette, à l’adresse que vous m’avez indiquée, le recueil de quelques-unes de ces notes, lorsqu’elles seront imprimées. Avec ma gratitude.

Jean Prod’hom

Gif | 7 février 2015

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Cher Collègue,
Bien reçu vos notes, dont je vous remercie. Heureux d'y retrouver les soucis d'un enseignant, d'un père soucieux, d'un citoyen du monde, fût-il de nationalité helvétique puisqu'il existe encore des nations, d'un homme que la vie des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel ne laissent pas indifférent. J'ai, moi aussi, des démêlés avec les taupes. On se sent un peu seul, parfois, face aux difficultés du métier, de la vie, à l'ingratitude du genre humain ( la serveuse du terminal de paiement, les mangeurs de priorité, etc.) et on constate que non, que d'autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi.
Un écho vivifiant en provenance de votre pays de neige. Les photographies ajoutent encore à l'effet de réel. On voit.
Merci d'avoir eu la pensée de m'adresser cette prose des jours dans vos montagnes.
Cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

Les Marges

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Cher Pierre,
Une bonne nouvelle d'abord, la première édition de "Tessons" est épuisée, la seconde est dans les bacs; les « vraies" pierres sont dans le vestibule au Musée Romain de Lausanne-Vidy jusqu’en avril; avant de rejoindre, avec des photographies, Grignan et la galerie "Terres d'écritures" que fait vivre Christine Macé. 

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Il y a quelque temps déjà, Claude Pahud m’a proposé de réunir certains textes écrits entre 2008 et 2014 sur ce site. Pour en faire un livre. Il est fait, avec une belle postface de François Bon.
Il y est question d'école, du gros Georges, de rivières, du Jorat, des saisons, du Riau, de quelques élèves. Mais aussi de ce qui nous rend meilleurs, de ce qui nous rend pires, de ce qui nous fait tenir debout, des livres, du Rôtillon, mais aussi du ciel et de la Broye, de la bêtise, de la pluie, de la salle des maîtres, d’André Dhôtel, de l’art du porte-à-faux, d’Edith et de Michel, de balades, de Naples. De l’imprévu. Il y a même des photographies.
Vous le savez, les petites éditions n'ont pas la vie facile, et les facéties de l'euro et du franc ne les aident pas. Claude Pahud a souhaité prendre quelques précautions avant de s'engager dans l'impression de ce livre. 
Il y  a une quinzaine de jour, il a proposé une espèce de souscription. On peut penser que l’objectif sera atteint bientôt. Voici le lien qui permet à qui le veut de manifester sa confiance : Edition de "Les Marges", de Jean Prod'hom - Ulule (http://fr.ulule.com/les-marges/).
Si le coeur vous en dit, n’hésitez pas à rejoindre le rang des soutiens de la première heure. Bien à vous.

Jean

PS
Si vous pensez que ce livre vaut la peine de voir le jour, n’hésitez pas à encourager vos amis. Faites voir cette lettre.

Réunion syndicale

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Cher Pierre,
On courbe l’échine de Corcelles à Peney. Pierrot et Jean-Jacques font ce qu’ils peuvent pour contenir la neige ramenée sans cesse par la bise sur les routes communales. Ils se lèvent avant l’aube; on aperçoit loin dans la nuit les phares de l’attelage, le bruit du moteur qui grossit, la lame blanche qui écarte les congères ; je fais un signe, Pierrot ou Jean-Jacques, lui seul le sait.

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Non, j’ai appris qu’un homme au coeur plein d’angles avait barré l’accès de sa cour libre de neige, interdisant ainsi aux conducteurs qui auraient souhaité rebrousser chemin de manoeuvrer sur ses terres. La bise, par bonheur, a renversé son dispositif. S’il y a beaucoup de Charlies, il y a aussi quelques Charlots qu’il est préférable de garder à distance. Je m’inquiète et ris jaune : il y a tant de caméras sur les façades des maisons.
Réunion syndicale en fin de journée : les conditions de vie de certains enseignants sont devenues tout à fait impossibles, des conditions dues en partie à l'intégration, dans les groupes, d'enfants difficiles, très difficiles, voire impossibles. Les aides sont insuffisantes. Notre établissement n'y coupe pas. J’imagine les années qui viennent, il n'y a pas besoin d'être voyant pour se faire du mauvais sang.
L'être, voyant, conduirait à ne voir que du noir, ne percevoir que des craintes et des tremblements, chacun s’essayant à sauver sa peau et à réparer héroïquement l'irréparable, alors qu’il conviendrait de tout recommencer depuis le commencement, là où nous sommes, avec ceux qui sont là, en désobéissant, en inventant, avec élégance, discrètement.

Jean Prod’hom

Premier polyptyque

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Cher Pierre,
La bise s’est levée et des congères ont rendu la route dangereuse. Ma journée commencée avant six heures se termine à l’instant. Par la corniche, Chexbres et Mézières.

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La fatigue m’oblige à ne pas tout dire, à peine l’essentiel. Disons pour faire bref que je suis allé faire des courses avec deux des organisatrices du repas de soutien de vendredi prochain, dans la bonne humeur. Près de trois heures auront été nécessaires pour ramener plus de 600 francs de marchandises.
Je suis arrivé à Treytorrens alors qu’Yves était sur le point de s’en aller. C’est donc avec Anne-Hélène que nous avons discuté, dans la chambre que Ramuz a occupé en 1914, puis dans son atelier. Elle aura été assez enthousiaste pour que mon inquiétude lève un instant le camp, et que nous puissions réaliser un premier polyptyque. Il y a un immense travail, mais j’ai le sentiment ce soir que ni Anne-Hélène ni Yves ne me lâcheront. Nous nous quittons à près de 23 heures.
Au-dessous de nous, il y avait les étages du jardin, un grand beau vieux jardin qui descend jusqu’au lac...; au-dessus de nous, il y avait les étages, bien autrement nombreux et autrement superposés, bien autrement raides des parchets de vignes, qui montent là jusqu’au plein ciel.
Sur le chemin du retour, les idées ne m’ont pas laissé tranquille.

Jean Prod’hom

Ecrire et lire ne font qu'un

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Cher Pierre,
« Belle journée! » à la pompe à essence d’Epalinges, « Belle journée! » à la salle des maîtres, « Belle journée! » à la Châtaigne : personne n’en est revenu, c’est à cause du soleil qui occupe tout le ciel, de la neige qui occupe tout l’espace. Où qu’on soit règne un peu de ce désoeuvrement qu’on rencontre à Gstaad, à Crans-Montana ou à Saint-Moritz : voitures rares, bruits étouffés, congères qui font obstacle aux riches comme au pauvres si bien que chacun est logé à la même enseigne : nous sommes tous privés de golf. Les barres ont des allures de sanatoriums, les écoles de palaces. On rêve, le bonnet sur les oreilles, à l’Engadine, aux lacs de Sils et de Silvaplana, aux mélèzes.

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Je revois avec les grands le film que Stéphane Bron à consacré à la commission parlementaire chargée d’élaborer en 2002 à Berne, salle 87 du Palais fédéral, une loi sur le génie génétique. Je ne m’en lasse pas, pas sûr qu’il en soit allé de même pour ceux à qui je l’avais destiné.
Surprise avec les petits lors du conseil hebdomadaire, quatre d’entre eux se sont opposés à la proposition d’une camarade de partir deux jours et demi en fin d’année faire du camping, au prétexte que dormir à la dur est inutile, d’autant plus que chacun d’entre eux dispose, en principe, d’un lit à la maison, tendre et moelleux ; un autre réfractaire ajoute qu’il n’y a strictement rien à faire sous une tente. J’ai dû me retenir pour ne pas demander la parole et avertir mes futurs concitoyens du danger que nous font courir les plus jeunes ; j’en aurais appelé à la résistance de ceux qui rêvent encore d’aventures et ne craignent pas les petits matins. Avant ce coup de théâtre, le président a proposé aux membres du conseil d’y réfléchir encore, aux partisans d’affûter leurs arguments, aux opposants d’amener de nouvelles idées.
Les heures qui suivent me permettent d’entamer cette brève réflexion qui m’a été demandée sur une question dont l’intitulé même m’embarrasse : les liens de la poésie et d’internet ; mais qui devrait permettre d’y voir un peu plus clair sur ce que le numérique m’a apporté, des premiers mots dactylographiés sur une page blog de Rapidweaver aux va-et-vient du texte naissant – d’éditeur à aperçu –, jusqu’à sa publication sur internet par l’entremise d’un hébergeur et sa propulsion sur les réseaux sociaux.
RapidWeaver est un éditeur de site extrêmement simple, bon marché, dont j’ai appris le fonctionnement en quelques heures, c’était en 2008, au moment même de la naissance des marges.net. J’ai choisi l’un des thèmes les plus sobres que cet éditeur met à la disposition de ses utilisateurs : Aqualicieux ; je n’en ai pas changé. Je note au passage que si les amateurs peuvent accéder au code source, je ne m’y suis jamais risqué.
Il me serait difficile aujourd’hui de m’en passer, alors même qu’il y a certainement mieux ailleurs. Ce logiciel permet en effet, d’un seul clic, d’obtenir l’aperçu du texte dactylographié au kilomètre, tel qu’il apparaîtra lorsqu’il sera publié.
C’est dire que je peux à tout ajout, suppression ou modification sur l’éditeur, faire correspondre d’un seul clic l’aperçu du texte que chaque lecteur, et celui que je suis, aura sous les yeux.
Ces aller-retours continuels – longues stations sur l’éditeur au commencement, sur l’aperçu à la fin – sont devenus consubstantiels à mon mode d’écriture : double regard, double perspective. L’écrire n’est rien sans le lire, celui-ci conduit à un récrire aussi longtemps que l’un est l’autre ne font pas qu’un. J’écris donc lentement et peu. Disons même que je n’aurais jamais écrit sans un tel dispositif qui dédouble très concrètement deux instances que je n’aurais pas eu la force de maintenir distinctes. Les deux états du texte mis à disposition par ce logiciel me permettent de rendre presque simultanés l’écrire et le lire, de les rapprocher jusqu’à n’en faire plus qu’un.
A l’éditeur l’écriture, les mots nouveaux nés, verbes et noms issus du magma langagier et cervical, en lien avec la mémoire et nos diverses facultés mentales, coulées et noyaux durs en-deçà parfois de toute lisibilité, rebuts, signes nés dans la précipitation, éclairs cherchant leurs mises à terre, noeud tellurique, formules incantatoires.
A l’aperçu la lecture, exercice articulatoire et rythmique, physique, lèvres et mains, le dos qui pèse, l’oeil qui suit l’organisation du monde, s’assure que ça tient, s’interrompt, clique, renvoie à l’écrire parce que ça ne tient pas : recommence regroupe, déplace, supprime, modifie,...
Le lire renvoie à l’écrire, au récrire et au relire aussi longtemps que l’imprévu, en direction duquel tout tend, ne s’est pas imposé et n’a pas pris en main l’affaire. Il suffit alors de s’en approcher, d’en libérer l’accès et de corriger une dernière fois la partition.
Je suis divisé, je suis cet être double, tête et corps, qui lit et écrit pour à la fin ne faire qu’un, devant un texte dont j’aimerais croire qu’il tienne debout et qu’il puisse aller pour son compte. Je publie pour me débarrasser de ce qui ne m’appartient plus.
Reste à entamer la question de la poésie. Un autre jour. Il me faut aller chercher Lili à Sain-Martin et Arthur à Ropraz.

Jean Prod’hom

Le soleil cessera de tirer ses longues courbes

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Cher Pierre,
Le vent, la neige et le froid ont à nouveau eu raison d’un vieux pommier. Le premier des trois derniers est tombé l’hiver passé. Le troisième s’accroche. Mais il faudra s’y faire, ce n’est plus un verger.

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Ils auront porté leurs fruits jusqu’au dernier, ils feront même des fleurs l’an prochain; quelqu’un les tronçonnera au printemps et on les oubliera.
Surtout n’en vouloir à personne; les pommes, les poires, les cerises ne font plus vivre, les domaines familiaux se sont mécanisés aux dépens de la variété de leurs produits. Plus guère de place aujourd’hui pour les vergers, pour les plantages, les jardins, pour les allées et les haies. La professionnalisation, c’est-à-dire la division des tâches  – liées à ces lieux : taille, greffe, désherbage, labour, cueillette, sarclage, arrosage,... – ont fait taire leur respiration, nos attentes, les grands vides qui les séparent. Les saisons tendent à disparaître, se fondent en un flux continu de données chiffrées qui ne rythment plus nos vies, la lune ne nous accompagnera plus, ne jouera plus à cache-cache et le soleil cessera de tirer ses longues courbes. On se prépare à tourner une page.
La chaine industrielle, en se constituant par le rassemblement du même et la mise à ban du disparate, aura eu raison de la syntaxe saisonnière. Et c’est du dehors que les archéologues de demain identifieront dans notre langue et dans nos gestes les traces de l’automne et de l’hiver, comprenant mieux que nous ne le faisions lorsque nous y croyions, comment printemps et été s’aboutaient l’un à l’autre dans une apparente facilité ; ils analyseront les facultés que les hommes avaient développées pour en déceler ce qu’ils appelaient les signes avant-coureurs. Et des poètes chanteront la succession des jours, le lever et le coucher du soleil, l’héroïsme des hommes, le dimanche, lorsque leurs tâches leur en laissaient le temps, les nuages, le jeu des saisons.

Jean Prod’hom

Que font les riches de leur argent

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Cher Pierre,
Lili, Louise et Arthur sont sortis tôt ce matin, cagoulés et gantés, un bob sous le bras. Au Riau on a resserré les rangs, c’est l’économie de subsistance. Je rejoins à mes risques et périls Olivier en fin de matinée. On ne s'était pas revus depuis novembre. Il m’a envoyé une invitation pour le vernissage de l'exposition dont il a été le concepteur, aux archives cantonales. Le vernissage a eu lieu le 23 janvier, je n'y suis pas allé, je m'en veux, il ne m'en veut pas, j’irai voir.

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On a parlé de nos enfants, de leurs peines et de leurs pannes, sans nous plaindre. Leur temps a rejoint si rapidement le nôtre que nous avons été obligés de songer à des aires de repos, d’où il nous est loisible de considérer le trafic. C’est ce que nous avons fait de Paudex à Lutry, une fois encore. Et nous avons souri, sans nous en réjouir, à l’idée de quitter la partie. Ces petits suicides dominicaux ne sont pas désagréables, ils nous apprennent à raccourcir nos pas.
On a évoqué quelques-uns de nos contemporains ; on s’en est amusés, on ne leur en veut pas, on ne s’en moque pas, ils ont fait leur temps. Mais certains d’entre eux sont si imbus d’eux-mêmes qu’ils ont déjà construit leur tombeau et aménagé la salle de leurs archives. Ils hurlent une fois encore pour se faire entendre, garder auprès d’eux leurs courtisans : petite frappes littéraires auxquelles s'accrochent des brochettes d’égarés sans conséquence, repoussant une mélancolie qui les ronge, à deux pas d'un désespoir qui les rattrape.
On s’est inquiétés de la fragilité du marché, du train de vie des barons de notre temps, on s’est demandé ce que font les riches de leur argent, on a cru entendre une révolte qui grondait.
Nous avons été, ce dimanche, comme des quidams du 17ème siècle prenant acte du panthéisme de Spinoza ; à la différence près que le nôtre est numérique. Avec un vent d’ouest qui creusait les reins du lac et des cygnes. Là, rien n’avait changé.

Jean Prod’hom

Lorsqu’il en va de notre vie

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Cher Pierre,
Alexandre est mal fichu, on renvoie notre rendez-vous à des jours meilleurs. Mon séjour en ville n'aura donc duré qu'un matin, mais les deux heures passées en compagnie de Romain et de Geoffrey m’auront permis de me débarrasser de certaines idées, d’en concevoir d’autres, plus précisément trois, et d’imaginer quelques repères dans ce qui s’annonce tout de même assez délicat.

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Car c’est de cela dont nous avons parlé, Romain, Geoffrey et moi. Avant de mettre en route, sur des bases un peu solides, sans précipitation, ce que j'appellerai désormais, faute de mieux, le chantier Terres d'écritures, du nom de cette galerie que Christine anime à Grignan depuis plusieurs années et dans laquelle elle m'a proposé d’exposer, en septembre prochain, un ensemble de tessons et une série de photographies, événement à l’occasion duquel seraient faites quelques lectures.
Nous nous sommes rencontrés à Noël, Christine et moi, dans sa belle maison de Chamaret. Nous avons convenu que les photographies présentées, si la chose se faisait, ne seraient pas celles des tessons mises en page dans le livre, mais quelques-unes de celles que j'ai faites en marge de leur collecte, en noir et blanc, et qui s'y rapportent d’une certaine manière : grèves, brise-lames, ciels, laisses, vagues, casses, rebuts, galets,... Nous nous sommes séparés avec le sourire et la conviction que la chose se ferait. Je demeure confiant même si bien des événements et des obstacles peuvent se mettre encore sur notre chemin. Quoi qu'il advienne, que cet événement ait lieu ou pas, ce que je démarre aujourd’hui aura un sens, ne serait ce que d'avoir été pensé, les photos choisies et tirées, collées. L'attention que m’ont prêtée Geoffrey et Romain m'en aura convaincu.
Cette discussion, avec le lac dans le dos, m’aura en effet encouragé d’abord, et c’est peut-être l’essentiel, à ne pas me focaliser sur la qualité technique des photographies, à ne pas me mettre dans l’obligation d’en faire de nouvelles pour annuler les défauts des premières, mais de composer avec celles qui existent, parce que elles sont justement ce qu’elles sont.
La résolution faible de certaines d’entre elles ne devrait pas me conduire à les écarter ou à les refaire avec du matériel de plus haute qualité, mais à en réduire le format ou à en accepter les limites. Je ne vais évidemment pas m'interdire d’acquérir un nouvel appareil, mais les conséquences de cet achat devraient demeurer secondaires, le nouveau venu rapidement mis au diapason.
Le second élément que Geoffrey et Romain m’ont fait voir, c'est que les 365 brimborions écrits pendant la rédaction de Tessons pourraient jouer un rôle important : eux, ou des extraits du livre – les titres pourquoi pas. Ces textes, comme les photographies que je prends quotidiennement déclinent à leur manière, mais toujours fragmentairement, les choses qui me travaillent depuis toujours et qui dépassent de beaucoup la collecte de ces pierres.
Il s’agirait donc de réunir en un même lieu, comme sur un autel, quelques-uns de ces fragments qui n’ont jamais partagé un espace commun, les rapprocher comme dans un polyptyque sans articulation apparente ; et réitérer cette opération autant de fois qu’il existe de murs pour supporter leur nombre, textes et images, en prenant garde que jamais ces regroupements n’entament l’individualité de leurs parties (ce serait prendre congé de l’idée de fragment) et ne laissent supposer qu’ils constituent une totalité close et suffisante à elle-même, un puzzle.
A cet égard, ce qu’a montré Anne-Hélène Darbellay à Vevey pourrait croiser ce qui m’attend. Elle avait su faire vivre ensemble des photographies indépendantes les unes des autres, sans que l’une subordonne l’autre à ses vues : elle avait résolument penché pour une syntaxe de la juxtaposition, interdisant toute idée d’intégration, faisant naître des idées concrètes d’avant les images, voir et entendre ce qui relie le lointain avec le proche, le coq et l'âne, Paul et Jean.
Geoffrey et Romain n’ont pas manqué de me rappeler le coût d'une telle entreprise et de ses aspects techniques : impression, support, cadre. Ils m’ont même montré les prix. Mais j'ai eu l'impression que si cette question est très souvent le nerf de la guerre lorsqu’on veut vivre de l’art, elle demeure secondaire lorsqu’il en va de notre vie.
C’est au café du Pont que je rédige ces lignes. Le patron veut encaisser 5 francs pour une verveine, je tique, il consulte sa liste de prix, ce sera 4 francs. Halte à Epalinges où j’achète deux litres de lait, la neige redouble. Je me hâte d’écrire un mail à Anne-Hélène. Réfléchis de tout cela à la cuisine; ce soir, c’est pommes, nouilles et boudin.

Jean Prod’hom

On mange un hot-dog et des merveilles

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Cher Pierre,
Le feu a pris, la machine à laver est vide, la vaisselle rangée, l’évier propre, la neige déblayée, le chien sorti; j’ai discuté le coup avec Maurice, les enfants et Sandra sont partis à l’école. C’est vendredi.

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Je fais la liste des courses du week-end en buvant un café, grignote quelques cacahuètes, croque une pomme. Je gratte le pare-brise de la Yaris, descends au village, fais quelques photos de la neige soufflée aux extrémités des pannes et à l’intérieur des profils des lambris, déposée sur les pachons des échelles ou accrochée au flanc de ce qu’on remise à l’arrière des bâtiments.
Je m’arrête au village pour photographier la maison aux sabots, son crépi, le vert de ses volets, le tas de paille, le râteau, le bois. Je roule au pas, les routes sont mauvaises ; je m’arrête au Petit Magaz de Mézières où j’achète des boscops, continue jusqu’à la COOP d’Oron : une mangue, deux grenades, des poires, des pommes, des bananes, des yoghourts ; des merveilles, deux pâtes feuilletées, trois baguettes, des épinards, un concombre.
La librairie du Midi est fermée, la boucherie ouverte, j’en ressors avec du boudin, quatre saucisses de Vienne et un poulet nourri au grain près de Châtel-Saint-Denis. Verveine à Châtillens où des retraités regardent un match de tennis. Détour par le Pacoton au-dessus de l’Ecorcheboeuf où je fais quelques photos des façades de deux fermes inhabitées, d’un rural et d’une annexe. Sous la neige. Les fontaines ne coulent plus.
Je me retrouve à un peu plus de 11 heures au Riau, le temps de ranger les courses, mettre la table, préparer un bircher pour ce soir. Relever mon courrier, couper en quartiers trois pommes et deux poires pour faire patienter Louise, Lili et sa camarade qui déboulent à midi. Je n’ai rien vu passer. On mange un hot-dog et des merveilles.
L’après-midi est à moi mais je suis fatigué ; pas envie de lire ni d’aller me promener. J’écris ces mots en espérant que l’un d’eux fasse office de clé. C’est finalement Sandra qui me réveillera de ma torpeur, instant trop bref. Elle se rend chez le vétérinaire avec Oscar, je descends à Morges retrouver Dominique que je n’ai pas vu depuis cinquante ans. Jette en passant un coup d’oeil à La Librairie, Tessons a fait son temps, place à d’autres.
C’est sur le parking du nouveau port qu’on se retrouve. A la seconde je ne le reconnais pas, je fais un pas en arrière comme pour me défier de cet inconnu. Mais c’est plutôt, à la réflexion, pour que nous puissions, lui comme moi, nous assurer que nous ne nous trompons pas et disposer d’assez de recul pour faire se correspondre l’image de ce ce nous avons été avec celle de ce que nous sommes devenus. Quelques secondes suffisent, ce qu’il a été réapparait sur son visage, bientôt sa démarche, ses longues foulées, sa voix, son rire.
Quelque chose n’a pas changé sans que je sois en mesure d’en dire quoi que ce soit. Il nous faudra deux belles heures au bord du lac puis autour d’une verveine pour regrouper la dispersion des années en deux ou trois moments. Avec l’impression qu’on aurait tort d’accorder trop d’importance aux cinquante ans qui nous séparent.
Et je crois comprendre, lorsqu’on se quitte sur le parking, dans la nuit et sous la neige, que notre vie se réduit à une portée sur laquelle la voix de chacun d’entre nous cherche à retrouver ce qui se répète depuis le début et à le dire avant la fin.

Jean Prod’hom

Il faut se lever tôt et se coucher tard

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Cher Pierre,
Le temps s’est adouci, la neige a fondu, mais ce matin le froid a tendu un piège : les imprudents paient leur insouciance ; appuyés à la tôle de leur voiture, gants de cuir, ils téléphonent, répètent qu’ils sont détenteurs d’une casco complète. Leur suffisance en dit long. Le jour se lève, on souhaiterait au fond de soi que les dépanneurs tardent ; je les imagine assis sur le talus, frigorifiés, condamnés à réchauffer leurs mains au feu de leur agenda.

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La vie, marquée par le travail et sa division, m’oblige à désobéir à ceux de mon espèce, en me détournant de leurs attentes et de mes convictions. Il faut se lever tôt et se coucher tard si on veut se défaire à temps et être au rendez-vous ; retrouver, ne serait-ce qu’un instant chaque jour, un horizon, et des nuages, et le soleil.
Je ne sais qui a mis à ma disposition cet espace, que ne mentionne aucun cadastre, d’où il m’est possible de reprendre le dessus sans prendre la main ; me réorienter dans le sens du jour sans y toucher et le laisser venir. Je lui en sais gré. C’est dans l’attente de ce court instant que je mets toutes mes forces, pour rejoindre une vacance dont il n’y a rien à tirer, sinon un motif, une mélodie une inflexion qui en rappelle le pouvoir d’illumination et d’apaisement.
Sylvie m’a envoyé ce soir trois poignées de tessons qui m’ont ravi avant de me conduire, de fil en aiguille, à une boîte de craies.

Jean Prod’hom

Le préau

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Cher Pierre,
La gamine n’est pas allée à l’école, elle est restée cachée dans sa chambre ; elle se promènera tout l’après-midi dans la neige autour de chez elle. A ses parents qui lui demandent le soir, fâchés, ce qu’elle a fait, elle ne pipe mot. Elle leur confie pourtant, à la fin, qu’elle a aperçu trois chevreuils. Son père lui rappelle ses obligations ; sa mère lui sourit.

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Position haute, debout derrière le cadre d’une fenêtre au deuxième étage du collège : dehors le froid, la neige et le noir du bitume, l’immobilité des enfants, les arbres et la forme du préau, les bonnets rouges, verts, les bonnets jaunes et le ciel bleu, les bâtiments qui bordent le haut de la scène, tout ça mis ensemble me rappelle un tableau qu’aurait pu réaliser un Flamand du XVIème siècle ; regard en pente descendants, plongée comparable à celle qui fait voir les paysages hivernaux qu’a peints Pieter Brueghel l'Ancien (ou l’un de ses admirateurs) : L'Adoration des mages, Le Dénombrement de Bethléem ou Le Massacre des Innocents, Les Chasseurs dans la neige ou Les patineurs et la trappe aux oiseaux.
Pourtant, c’est à une autre représentation signée du maître flamand que j’ai songé de là-haut, celle dont l’impression au format mondial orne les classes des tout petits avant qu’on ne la retire de chez les grands, au prétexte que les choses sont désormais sérieuses : Les Jeux d'enfants.
Mais dans le tableau que j’ai sous les yeux, aucun signe du monde joyeux qui agite la place d’Anvers, pas trace des corps dansants et gesticulants, des jeux d’équilibre. Mais des corps disciplinés plus tout à fait innocents, les enfants y sont rares, une vingtaine seulement contre plus de deux cents chez le Flamand.
On ne joue pas, on ne joue plus ; pas trace de cerceau, de bille ou de poupée, de dés ; pas d’échasses, pas de saute-mouton ou de culbute : bien sûr c’est l’hiver ; mais pas d’igloo non plus, de glissades, de bonhommes de neige, de pierres qui curlent ou de palets. Ici, il est interdit de jeter des boules de neige, c’était écrit mais on a corrigé, il est interdit d’en lancer. Il sera bientôt interdit de toucher à la neige.
Le préau ressemble à la cour d’un hospice sans vice ni vertu. Mais on devine derrière le calme apparent de ces statues frigorifiées – derrière les obligations qui vertèbrent leur vie – une eau qui frémit, un pays d’où tout adulte est banni, une folie printanière.

Jean Prod’hom

Ceux à qui on aura discrètement appris à désobéir

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Cher Pierre,
Retirer les cendres du poêle, fendre trois morceaux de sapin de la Branche, ajouter une buchette du tilleul, un morceau de foyard de chez Francis, froisser la page des morts et frotter une allumette.

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C'est mardi, Lucette et Michel viennent nourrir nos enfants. Me décide, pour leur faciliter la tâche, de peller la neige. Traverse le jardin jusqu'au hangar, les empreintes de mes bottes croisent celles de celui qui pourrait bien être un chevreuil ; elles s'arrêtent à la fontaine, je m'éloigne, il est reparti dans les bois. Même si on ne mène pas la même vie, on se croise parfois.
Je ferai le nécessaire pour que Michel et Lucette atteignent sans difficulté la main courante des escaliers, dégage l'accès à la boîte aux lettres et le compas du portail. Qu'on puisse sortir et entrer, pas plus ; et laisser opérer les charmes du recroquevillement de la maison et de ses habitants sur eux-mêmes. Laisser faire l’hiver, y toucher à peine, du bout des doigts ; le palais fondra comme neige au soleil quand les jours s'allongeront. Sans laisser de cendres.
Nos journées de servitude laissent, à ceux qui ne sauraient vivre sans, une paire d'heures en marge du courant. Mais il faut mettre la main dessus à la force du poignet, en usant du vilebrequin, en les arrachant au forceps du ventre social. Ce qu'on se garde bien de raconter à nos enfants, pas le temps, il faut les éduquer. Mais ceux à qui on aura discrètement appris à désobéir, sans heurter les gardiens de leur prison, comprendront qu'il est urgent de sortir la tête pour respirer ; ils verront alors, de là-haut, ce dont manquent ceux qui sont restés la tête en-bas.
On voudrait à la fois que chacun obéisse et désobéisse, se satisfasse des sentiers battus et réponde aux promesses des friches ; on voudrait simultanément que chacun accepte les circonstances de sa naissance et s’en arrache : c’est le jeu.
Ce soir, le ciel s'enflamme à l'ouest, le soleil est sur le point de recommencer son tour ; je m'étonne que personne ne s'en soit encore plaint, c’est le signe que tout est encore possible.

Jean Prod’hom

Des gamins qui lèvent la main pour en être

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Cher Pierre,
La neige et le froid auraient eu raison de moi si Arthur ne m’avait donné un coup de main pour sortir la Yaris du chemin des ruches. Il y avait du verglas ce matin. J’ai roulé prudemment jusqu’au Mont, traînant derrière moi un cortège de plusieurs dizaines de véhicules qui ont eu la sagesse de ne pas me dépasser. J’ai vu juste, nous avons en effet rejoint, puis dépassé un peu avant la bifurcation du Chalet-des-Enfants, deux imprudents dans le fossé, ils attendaient des renforts.

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Nous vivons au Mont la semaine des conseils de classe, à l’occasion desquels je constate, chaque année davantage, que l’administration scolaire a progressé dans son effort de gestion et de centralisation, avec ses effets collatéraux.
Les obstacles qu’elle a placés sur notre chemin, un peu à son insu, pour baliser et assurer son contrôle, m'auront fait grogner une bonne partie de la matinée, en me laissant l’impression que chacun d'entre nous collabore désormais au verrouillage de nos généreuses entreprises, participe d’un formalisme frileux, prend des précautions excessives générées par la peur ; on se méfie, avec derrière nous les priorités que les notables évoquent dans les dîners mais auxquelles on ne croit plus guère : elles sont devenues secondaires.
Nos élèves ont pris le sillage et nous avons intégré, les uns et les autres, l’idée qu’il est impossible de revenir en arrière ou d’infléchir les trajectoires, interdit de prendre un peu de temps, de nous tromper ou de nous égarer. C'est bien à une voix venue de nulle part que nous obéissons, sourde à ce qui est en jeu, prête à nous laisser en paix pour autant qu’on respecte les procédures, les délais, les habitudes. L’esprit a quitté la partie ; il se réfugie, j’ose l’espérer, dans les préaux.
Un ami m’a montré hier une photographie sur laquelle on pouvait apercevoir des notables de l’Etat islamiste, très affairés, souriants, occupés à soulever à Racca une armée de petits soldats. Des gamins de 10 ou 12 ans, enthousiastes, qui lèvent tous la main pour en être. Je me suis dit aujourd’hui que si les nôtres maintiennent la leur baissée, il ne faut pas nous en plaindre mais nous en réjouir. Nos gamins résistent.
Pour autant qu’ils soient amenés, de l’autre côté, loin des mirages relationnels, à creuser une galerie dont on ne voit rien en surface, leur chemin de taupe, et dont ils ressortiront plus tard éblouis. La pédagogie n’a pas pour tâche de réunir les collectifs autour de réponses communes, mais à faire en sorte que chacun s’essaie à un questionnement sans réponse immédiate.
Tout faire donc pour qu’en certaines circonstances – elles sont nombreuses – personne ne lève la main.

Jean Prod’hom

Le bleu, le rouge le vert des ruches

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Pour Dli Dli

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Cher Pierre,
On a ouvert les yeux, ce matin, avec la sonnerie d’un réveil, le bruit d’une douche, celui d’une hache, le claquement d’une porte ; c’était Arthur, il a fait du feu dans le poêle avant de partir skier avec Johann et sa mère ; on s’est levés plus tard, alors que le ciel était déjà haut et bleu ; Sandra et les filles sont allées chez Marinette soigner l’âne et le poney, comme chaque dimanche, avec Oscar ; c’était préférable si je voulais avoir une chance de croiser des chevreuils.
Avant même de m’enfoncer dans les bois, au bas de la Mussilly, deux jeunes ont franchi d’un bond le sentier de traverse ; ils ressemblaient à ceux d’hier, êtres singuliers qui ne se confondent à nul autre, mais aussi représentants d’une espèce, peuplement ; assez familiers pour que je sois en mesure de concevoir leur individualité, pas assez pour que je les tutoie. Les chevreuils se dissimulent derrière leur ressemblance pour mieux se cacher, garder leur secret, leur mystère, et ainsi nous ramener aux nôtres ; il y a de l’autre du côté des bêtes.
Personne ne connaît le nombre des chevreuils, personne ne veut d’ailleurs le savoir ; je ne sais si le couple qui s’est enfui à l’instant et que je croiserai peut-être demain, après un long détour, est celui que j’ai aperçu hier. Les innombrables traces sur la neige déroutent les avenues de la raison et rendent vaines toute prédiction.
Au-delà de la route du refuge de Ropraz, j’ai bataillé ferme pour rejoindre le chemin aux copeaux, en brassant la neige jusqu’au genou. Un troisième chevreuil, ou était-ce l’un de ceux que je venais de voir, s’est extrait d’un bosquet pour disparaître derrière les troncs noirs des sapins.
Les bêtes n’hésitent pas à emprunter les tracés de l’homme, ils facilitent leur déplacement mais les bêtes n’en abusent pas ; les traces font soudain une courbe, reviennent sur leurs pas et disparaissent dans les ronciers, deux ou trois sauts, où l’homme n’ira pas.

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J’aperçois un quatrième chevreuil qui traverse le chemin du refuge de Corcelles, tandis que la bise fait tomber de la cime des sapins une averse de flocons qui noient les boulevards et les sentes des bêtes, les ouvertures qui se referment derrière leur passage, les sentiers qui bifurquent ou disparaissent dans la rivière, delta dans une clairière.
Les traces laissées par les hommes et les bêtes ne durent pas ; au poète de saisir dans le creux de ses mains cette absence qui se confond à notre présent ; au poème d’en creuser l’empreinte dans le tout venant de nos jours. Quelques taches de couleur, le bleu, le rouge, le vert des ruches dans le noir, le blanc de nos hivers.
Le soleil a chauffé la véranda, Sandra travaille, je lis une centaine de pages du récit qu’a écrit la maman d’un élève. Il est temps de me remettre au fourneau, Arthur est rentré des Rochers-de-Naye, les filles ont faim.

Jean Prod’hom

C’est le secret des bêtes

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Cher Pierre,
On a croisé ce matin un couple de chevreuils. Oscar a tiré sur sa laisse, les chevreuils se sont enfilés dans les bois. J’ai dit que la non-pensée ne contaminait pas la pensée, Oscar n’a pas compris.

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Nous n’avons au fond guère le choix : tourner la tête par-dessus notre épaule, du côté de ce qui n’a que partiellement été ; ou nous projeter au-delà des montagnes, du côté de ce qui ne sera peut-être pas. Impossible d’être à notre place, nous n’en sortirions pas. C’est le secret des bêtes – chevreuils, renards, moineaux –, c’est le secret qu’elle emportent lorsqu’elles nous tournent le dos. Alors ?
Alors peut-être, en usant de ce que mettent à notre disposition notre mémoire et nos prévisions, ramener l’effroi et la confiance qui animent les bêtes ; en usant de tout : nos mains, les jeux de hasard, l’égarement, la foi et l’espérance, l’amour, le mensonge, l’ignorance, le travail, tout.
Voilà ce que je me suis dit ce matin, et puis cet après-midi, après avoir entendu les gesticulations d’un enseignant sourd et envieux, m’être endormi à Lausanne devant un film qui n’aurait jamais dû voir le jour, après avoir croisé des amis qui s’épuisaient à ménager la chèvre et le chou.
Pour me réconcilier avec les bêtes et les hommes, j’ai préparé ce soir des oeufs au plat et des épinards à la crème, coupé quelques quartiers de pomme et taillé des allumettes de gruyère, roulé des feuilles de lard fumé, mélangé des oeillets de bananes avec des arilles de grenade et de la chair de kiwi arrosés de jus de citron.
A la Mussilly, la neige a recouvert les traces des chevreuils. Demain on reprend là où on a laissé. Mais où ?

Jean Prod’hom

Bienfaits des modèles de financement participatif

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Cher Pierre,
La parution de Tessons et la recherche de soutiens pour financer l’édition des Marges m’auront permis de retrouver un très ancien camarade. Nous nous sommes rencontrés la première fois au printemps 1965, à l’Elysée, nous entrions au collège. Nous avons passé deux années dans la classe de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.

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Dominique avait une tignasse d’enfer, trois fossettes – joues et menton –, des yeux de Chinois et un sourire canaille. Il avait surtout l’insigne honneur d’être un proche de Tab, l’incontestable figure du collège, grand Meaulnes arrivé de nulle part et qui m’a fait rêver. Je n’ai jamais vraiment été accepté dans son cercle ; je me rappelle pourtant être allé une fois, avec Dominique, rejoindre Tab, un jour de printemps ou d’été, ce devait être midi ou après l’école, dans le jardin situé derrière l’église de la Croix d’Ouchy. Tab portait une lourde serviette de cuir clair de laquelle il avait extrait deux ou trois revues en papier glacé contenant les corps de femmes nues, ou presque nues. Je me souviens de la décharge que ces corps avaient provoquée en moi et des forces qu’il m’avait fallu puiser pour faire bonne figure devant ces deux gaillards qui semblaient considérer ces corps glorieux comme de vieux professionnels.
On raconta plus tard, lorsque Tab nous eut quittés, qu’il s’était fait expulser du collège le jour où le rabat de sa serviette avait cédé devant le bureau du directeur. J’ai toujours pensé qu’il était parti en emportant un secret, mais aussi parce qu’il avait trouvé mieux ailleurs.
Une année plus tard, Dominique a choisi une filière scientifique tandis que je rejoignais le groupe des latinistes. Nos chemins se sont séparés pour toujours, c’est ainsi, le croyait-on.
Mais on vient de se retrouver. Il m’a reconnu, écrit-il, au sourire que j’esquissais sur la photo d’un quotidien lausannois. Pour le reste, il m’avoue avoir, lui aussi, pris un coup de vieux. Il m’a envoyé, il y a une semaine, des gentils mots à propos de Tessons. Et puis il y a deux jours, un mot encore dans lequel il m’apprend qu’il va soutenir l’édition des Marges.
C’est à cela que servent aussi les livres. Et les réticences que j’éprouvais hier à l’égard de ces modèles de financement participatif en plein éclosion, s’atténuent. Ces modèles sont peut-être, écrit François Bon, l’occasion de recomposer nos relations parce que les modèles industriels ne sont plus en état d'accomplir leur tâche – l'édition y compris. Ces alternatives sont devenues nécessaires, au nom même de notre indépendance ou notre résistance.
Je me réjouis de rencontrer Dominique.

Jean Prod’hom

J’ulule une dernière fois dans la nuit

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Cher Pierre,
Le fallait-il, je n’en sais rien ; mais j’y suis engagé et j’irai jusqu’au bout. Avec le sentiment d’agir comme un marchand de soupe, de racoler, en proposant à des gens qui n’ont rien demandé, de participer à quelque chose d’inachevé, qui semble induire que ce projet ne pourrait ne jamais aboutir s’ils n’y répondaient favorablement. C’est faux.

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J’ai pensé ce matin qu’il aurait mieux fallu que je me rende, pendant les vacances, à la rizière ou à la plonge, pour m’éviter une situation dans laquelle je suis mal à l’aise. Drôle d’impression, celle de devoir m’excuser auprès de ceux que je connais et que j’aime, mais aussi auprès de ceux qui ont manifesté de l’intérêt pour ce que j’écris ; de devoir m’excuser parce que je publie un livre ; de les déranger, eux qui n’avaient rien demandé ; d’user de procédés qui relèvent, quoi qu’on en dise, de l’art de la persuasion.
Le financement proposé par l’éditeur implique le lecteur d’une manière étrange, il conviendrait de l’analyser, je m’en sens incapable ; tout juste bon à signaler la chicane qu’abritent de tels procédés : personne ne sait plus où est l’offre, où est la demande, à tel point que l’on pourrait être amené à penser qu’écrire un livre est un honneur, et qu’il serait en définitive plus juste que l’auteur paye son lecteur pour le dédommager de sa générosité. Toute l’industrie du livre pousse celui qui écrit à capituler, à écrire sans s’occuper des livres.
Il n’empêche que tous ces jours, j’ai eu le sentiment de ne pas être en mesure de répondre à la confiance que l’éditeur a placée en moi, incapable de lui amener d’un coup tous les soutiens qu’il mérite.
Je suis tout neuf mais assez vieux et sage pour ne pas vouloir vivre de l’écriture ; je commence à y voir un peu clair, assez pour rester libre. La publication de Tessons et bientôt des Marges m’auront amené à faire quelques pas dans le champ littéraire. Ces deux livres auront joué en effet le rôle d’analyseurs, au sens où l’entendaient Oury et Guattary, des événements qui m’auront permis d’évaluer comment le monde cristallisé du livre répond à de telles apparitions, et par là révèle son organisation, ses habitudes, ses partis-pris ; ses hiérarchies ; ses peurs, ses défenses; ses aveuglements, ses ombres : bref ses contradictions.
Plus vite ce sera fini, mieux ça vaudra. Alors je racole, j’ulule une dernière fois dans la nuit, en murmurant à l’oreille de ceux qui hésitent : abrégez mon calvaire, soutenez et que l’on n’en parle plus.

Jean Prod’hom

Arrêts du mercredi après-midi

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Cher Pierre,
Du mouvement il n'y en a presque pas derrière les baies vitrées : les fumées avalées sitôt échappées du conduit des cheminées, trois drapeaux qui sèchent ; passent entre deux villas un bus et sa remorque, un scooter, plus haut dans le ciel une corneille en coup de vent.
Au premier étage du Mottier quelques soupirs, l'aiguille des secondes, une main qui se soulève, le froissement d'une feuille ; par la porte entrouverte le bruit tranchant d’un massicot, le ronflement d’une machine à café, un concierge qui chantonne. On se regarde en souriant, aucun d’entre nous n’a choisi d’être là.

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Huit élèves ont été convoqués aujourd’hui, 13 ou 14 ans, pour des devoirs non faits, des violences, des oublis, des impolitesses, des indisciplines, pour une boule de neige.
Ils sont là, dit-on, pour remettre les compteurs à zéro ; mais je soupçonne, à les voir souriants et dociles, qu’ils sont là pour goûter au calme de ces mercredis après-midi d’hiver. Certains rêvassent, le collège est vide ; d’autres se lancent à corps perdu dans le travail qui leur a été imposé.
Les traits détendus, ils n’ont plus besoin de répondre de leur rang, des actes héroïques ou désespérés qui les ont conduits jusqu’ici. La désobéissance est derrière eux, plus besoin de faire la preuve de quoi que ce soit, réjouis seulement qu'on leur foute la paix. Certains ont à rester trois quarts-d’heure, d'autres une heure et demie.
La qualité de ce moment me pousse à demander à ceux qui en ont terminé, s'ils veulent rester une période supplémentaire, arguant qu'il fait bon être ainsi ensemble, chacun pour soi, à sa tâche, sans que personne ne vienne nous déranger. Ma proposition les fait sourire, pensez donc, l'un d'eux a 36 heures d’arrêt en suspens. On se salue.
Les deux élèves qui n’ont pas fini de purger leur peine reprennent leur tâche. Mais l’un d'eux s'endort, il en est à son vingtième devoir non fait, je ne le réveillerai pas. L'autre bute sur le poème que l’institution lui a commandé de rédiger : un poème sur la vie. Il me demande de l’aider, c’est quoi les rimes, à quoi ça sert, on discute. Nous sommes bientôt interrompus par le retour d’un de ceux qui viennent de nous quitter, il voudrait rester avec nous, et faire ses devoirs d'anglais.
L’après-midi se termine comme elle a commencé, sans bruit, avec à la fin un poème que l’auteur me fait lire.

La vie n'est pas toujours facile
Il y a parfois des choses difficiles
Des malheureux qui n'ont plus de famille
Plus de fils ni de fille
Comme en Syrie

Il a accepté que je le publie ici ; ces gamins qui n’aiment pas l’école sont décidément tout à fait fréquentables, ils méritent mieux. D’un peu d’attention, et peut-être, d’un lieu où on leur foutrait la paix.

Jean Prod’hom

Célestin Freinet veillait sur nous

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Cher Pierre,
La neige est tombée cette nuit sans compter ; mais Pierrot a passé la lame bien avant que les habitants du quartier ne s’en rendent compte, si bien que nous avons tous pu nous rendre à notre travail. J’ai rêvé toutefois, un bref instant, comme un enfant, que la neige et son allié le vent avaient formé des congères si imposantes qu’elles nous avaient, Sandra, les enfants et moi, empêchés de quitter la maison. Nous avions dû évidemment avertir les autorités scolaires de ce contretemps, feignant que c’était à contre coeur, tout heureux en réalité de rester près du poêle, à jouer, lire, Louise à la guitare, Lili au piano.

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C’est en cherchant la route dans le brouillard, entre le Riau et la Marjolatte, que le souvenir d’un livre m’est revenu, titre et auteur m’échappent ; un livre lu au temps où le débat pédagogique avait sa place à l’école ; Célestin Freinet et la pédagogie institutionnelle veillaient sur nous et nous invitaient à concevoir une école vivante et efficace.
C’est à cet homme – dont je possède une photographie – et à ce livre que je songe ce soir, en relisant les trois courts paragraphes que j’avais écrits alors pour résumer sa vie, sur un carnet de moleskine noire, et qui disent mieux que je ne saurais le faire aujourd’hui ce que j’aurais voulu dire du métier que j’exerce depuis plus de 25 ans.

L’auteur raconte en substance que, au début de sa carrière, il ne quittait pas des yeux l’objet qu’il avait à faire passer de l’autre côté, du côté de ses élèves. Mais il avait beau s’agiter, parler, imaginer des dispositifs, exemplifier, schématiser, rien n’y faisait, l’objet ne transitait pas, il ne parvenait pas à s’en défaire, l’objet demeurait en carafe dans ses mains, loin de ses destinataires.

Le maître d’école prend conscience, beaucoup plus tard, que le langage est, en ce domaine, de trop, la simplification un obstacle, les explications un voile. Il se donne désormais pour unique tâche, celle de trouver où poser l’objet, à bonne distance de l’élève, de s’éloigner et de les laisser à leur mystère.

Le maître passera le reste de sa vie à se débarrasser de ce qui faisait de lui une singularité, deviendra à la fin assez vide pour recueillir les eaux de pluie et le jeu des ombres, si lisse que les rugosités ne s’attarderont plus sur son front, si transparent que les attaques seront sans effet. Lointain comme sur une photographie, détenteur de la confiance qui manquait à l’enfant, débordant de tranquillité, déporté dans les nuages.

Jean Prod’hom

Mais on croyait au progrès et à l’avenir de l’espèce

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Cher Pierre,
Ce que j’ai envie de dire aujourd’hui vient de la seconde moitié du XXème siècle, j’en viens. On y racontait la réalité en usant d’une langue gros grain et d’outils rustiques, masse et coin ; nous étions les héritiers des Lumières et notre crainte était philosophique.

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On craignait que les égoïsmes nourris par le libéralisme ne conduisent à la marchandisation du lien social, à sa fragilisation, à sa rupture même. On abhorrait l’idée que chacun puisse se retirer dans son coin et fabriquer un futur à ses dimensions. On combattait l’égoïsme qui donne le ton non pas seulement à la vie économique mais à tous les aspects de la vie personnelle. On était confiant, la conviction philosophique que la ruse de la raison transformerait les dégâts provoqués par l’aveuglement des individus en plus-value du collectif nous donnait de l’assurance.
On voyait pourtant que l’égalitarisme formel ou nominal, la description conventionnelle des faits et la normalisation des énoncés – sans lesquelles la mainmise du juridique ne pouvait s’exercer –, la lenteur des décisions administratives, le règne sourcilleux du détail et la preuve qui reste par définition toujours à faire étaient en train de creuse une fosse dont on ne voulait pas : mais on croyait au progrès et à l’avenir de l’espèce.
Aujourd’hui cette fosse est à nos pieds, on l’a faite nôtre, elle est comme une promesse dont on veut espérer qu’elle demeurera vide. Nous nous sommes mis à prier.
Voilà ce que je me suis dit cette après-midi sur le chemin de l’école.

Jean Prod’hom

Les montagnes ont elles aussi plusieurs vies

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Cher Pierre,
Ce matin, le soleil ramène l’autre hiver, l’hiver dans ce qu'il a de plus paisible et de plus doux : bruits du dedans, ciel bleu, tapis épais. Ça n’empêche pas que les conversations de la veille ont repris à la salle à manger : celles des hommes tournent autour de l'agent et des voitures ; celles des femmes autour des enfants et de la nourriture. Parfois elles se croisent, souffle alors un petit air de liberté, sans filet.

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Sandra ne le reconnait pas, moi non plus mais je le sais, il s’agit bel et bien du Moléson, celui qu’on aperçoit du Riau chaque matin et qui organise notre orient. Aujourd’hui, de Charmey, on se dit qu'il devrait porter un autre nom ; Moléson a le dos rond et ne convient pas à cette face ravinée, à ces pentes abruptes et tourmentées ; Pleureur lui conviendrait mieux de ce côté-ci, avec sa crête de gallinacée et ses coulées d'ombres.
Le Moléson? Non! on n’y croit tellement pas qu’on est amené à se dire que les montagnes ont elles aussi plusieurs vies, qu’elles ne sont une qu’administrativement, qu'elles appartiennent en réalité à différents espaces dans lesquels non seulement elles mènent des vies très différentes mais encore organisent sur des modes variés celle des autres.
On décide de faire un saut, avant de redescendre, au cimetière de Jaun, sur la route de Boltingen ; les morts habitent ici un village. Chacun d’eux a en effet droit à un petit chalet en bois, un toit à deux pans soutenu par une croix qu’occupe, comme il se doit, le crucifié. Sur l’arrière, de chaque côté, un panneau fait voir un ou deux aspects de la vie du mort : son portrait ou l’un des ses attributs, son métier, sa passion, le décor de sa vie, des fleurs.

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De grands nappes viennent se fixer au flanc des montagnes lorsqu’on redescend sur Châtel-Saint-Denis, elles colonisent discrètement le bleu qui les sépare. Tout s'embue bientôt, on ne verra pas le soleil se coucher.
On reprend Oscar à Tatroz, les enfants à Corsier. Demain c'est pour tous retour à la mine, sauf Lili qui monte aux Crosets pour une semaine de ski.

Jean Prod’hom


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La tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir

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Cher Pierre,
On est arrivé à Charmey hier soir autour de 21 heures, après avoir déposé les enfants à Vevey. Première fois que nous empruntions la route de contournement de Bulle ; elle nous a jetés d'un coup au sud de la Tour-de-Trême avec, sous les projecteurs, le château de Gruyère et celui de Montsalvens – le second plus discret, plus secret. On a discuté un peu d'école, de nos arrangements respectifs avec l'institution, des années qui viennent. Sandra parle de son livre, moi du mien. La route est dangereuse, recouverte d'un mélange de pluie et de neige. L'hôtel Cailler a pris un sacré coup de vieux, mais la salle à manger est tout de même bondée ; des habitués, quelques touristes de passage et des gens de la vallée sont venus profiter du buffet fraîcheur : huîtres, meringues, charcuterie, crème glacée, fromage, pâtisseries : le tout à volonté. On mangera plus modeste, un seul café, nos paupières se ferment.

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J'entends sonner 6 heures à l'église paroissiale ; puis le préposé au ramassage des poubelles fera entendre en les heurtant, les toupins d’une improbable désalpe. Plus rien ensuite, sinon le froissement des draps et une chasse d'eau. Le jour frissonne, on traîne, la neige tombe derrière les rideaux.
On retrouve dans la salle à manger certains des commensaux de la veille, ils ont repris là où ils les on laissés les excès de la veille, assis à la même table. On rejoint la nôtre c’est un nouveau jour. La neige n'a pas cessé de tomber et fait comme un écran aux souvenirs.
Lorsque l'hôtel a été inauguré en 1981, et dans les année qui ont suivi, je suis passé plus d'une fois à pied dans ces pâturages à gruyère. Sur le chemin de Château-d’Oex par le chalet du Régiment, ou dans la vallée du Javroz, de Cerniaz à la Valsainte, du lac à la cime de la Berra ; chasseur cueilleur autour du Lac Noir et à Plaffaion, le long de la Jogne, au fond des Motélons, sur la Dent de Brenleire par le lac de Tissiniva.
Pas sûr que je refasse ces traversées de plusieurs jours, la famille et le travail m'ont sédentarisé. Pas exclu cependant, à moindre échelle, que je m’autorise dans quelques années de telles escapades, en plus modeste.
Un tunnel permet de rejoindre directement les bassins du centre thermal en peignoir et en tongs, avec un linge sur l’épaule, c'est pas ce que je préfère. Mais goger dans de l'eau chaude sans faire autre chose que goger dans de l'eau chaude n'est pas désagréable, quoique j'en sorte courbaturé ; la balade au village sous la neige ne me remettra pas debout.
Deux heures donc, couché devant le téléviseur de l'hôtel, à me réjouir du sourire et du fairplay des joueurs de midi et de minuit, à suivre dans un demi-sommeil les aventures réconfortantes des héros en séries, dont les voix recouvrent un bref instant notre désarroi et jettent un voile sur une réalité désemparée.
Pas de honte à consacrer tout ce temps aux images que nos élites disqualifient, à ces dorures, ces devinettes et ces chansons qui peinent à faire barrage à la violence et à la corruption. Les représentations qui nous gardaient des excès individuels semblent nous avoir lâchés et chacun rêve de refaire pour soi et pour les autres les nœuds qui manquent, en usant de la violence, juste une dernière fois pour le bien de tous.
Renoncer à la violence sans mièvrerie ni naïveté, c’est le plus dur. Et ne rien attendre, la tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir.

Jean Prod’hom

Il y a un peu plus de 15 ans

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Cher Pierre,
Panne de chauffage ce matin ; je parviens à atteindre le service de dépannage à 6 heures, un réparateur sera là à 9. En attendant je bourre la gueule du poêle. Oscar n’a pas la mine des grands jours, fronce la truffe sur le perron, content mais bien peu décidé à aller au-delà. Il fait demi-tour, saute sur le fauteuil près du feu, se met en boule avec un gros soupir. Il fera le mort jusqu’au retour des filles à midi.

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Le dépanneur habite Ballaigues, de piquet toute la nuit depuis sept jours. Il se réjouit du week-end et de la balade qu’il va faire à vélo du côté de Provence. Je lui fais un café, il m’offre un des deux croissants qu’il a achetés ce matin, j’ouvre un paquet de biscuits. Il a bientôt cinquante ans et les semaines de travail de nuit commencent à lui peser, mais il préfère cette activité à l’usine ; il ne reviendrait pour rien au monde en arrière : l’indépendance et le contact avec les gens lui manqueraient.
Descends de la bibliothèque lorsque j’entends les filles ; elles parlent de tout, de rien, balancent leurs chaussures dans le hall, balancent leur veste dans le vestibule, me regardent à peine, feuillètent le journal, frottent les oreilles d’Oscar. Une demi-heure de pause pour manger des pommes Duchesse et des délices au fromage, respirer, boire un verre d’eau, parler de leur matinée, se laver les dents, c’est peu ; je les accompagne à pied jusqu’au tilleul.
Une heure me suffira cet après-midi pour venir à bout de la paperasse liée à la course de trial du 3 mai : annonce en ligne sur le portail cantonal des manifestations, contact avec le commandant des pompiers de la région d’Oron et avec l’association cantonale des samaritains de Mézières. Une autre pour mener Oscar au chenil de Tatroz et rentrer par Oron où je bois une verveine. Nous restera alors à conduire Lili, Louise et Arthur chez leur tante pour que nous disposions, Sandra et moi, du second week-end prolongé depuis qu’Arthur est né, il y a un peu plus de 15 ans.

Jean Prod’hom

Chose belle

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Cher Pierre,
Sortie d’une grosse 4x4 stationnée de travers devant la BP, une femme d’un certain âge, bien mise, se plaint ; une heure qu’elle roule, de la gare à Epalinges, d’Echallens à Cugy : rien. Le Mont maintenant, néant ! six kiosques et aucun Charlie Hebdo, on se fout d’elle, c’est un vrai scandale. Je me hâte de payer mon dû et lui tourne le dos.

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Charlie a-t-il eu des effets sur le comportement de mes concitoyens ? j’en aurai bientôt le coeur net.
En descendant au Mont ce matin, une grosse cylindrée est sur le point de me griller la priorité ; je freine en klaxonnant, la conductrice stoppe son véhicule en me faisant signe de passer, sans me regarder, avec un sourire de façade qui sous-entend qu’il suffisait que je m’arrête, que sa vie est au fond plus importante que la mienne. Je dois avouer que j’ai été incapable de lui rendre son sourire si bien que je l’ai gardé pour une autre occasion.
Celle-ci se présente au bout de Sainte-Catherine ; de nombreuses voitures venant de Peney et de Froideville piétinent au carrefour et n’en finissent pas de céder le passage. Je décide alors de freiner et de le leur céder à mon tour, avec sur les lèvres le sourire que j’ai mis de côté tout à l’heure ; je fonde tous mes espoirs sur le fait que la conductrice va l’accepter dans un premier temps, m’en rendre ensuite la moitié et garder l’autre pour plus tard ; c’est une variante de l’effet Charlie.
Je dois vite déchanter lorsque le conducteur d’une camionnette de produits surgelés, qui me talonne, lance dans le rétroviseur les feux d’une terreur qui m’aveugle. Mon rêve s’obscurcit. La bienveillance qui m’habitait cède la place à une sourde malveillance, je lui souhaite les pires maux.
J’écoute la leçon, le bien et le mal hantent les mêmes quartiers et ont une frontière commune, assez importante je le crains.
Le semestre se termine pour les grands du Mont qui s’inquiètent de leurs prochains examens et de l’avenir qui en dépendrait ; les naïfs passent gaiement des imprécations à la calculette, de l’autel à la petite cuisine. Impossible de changer quoi que ce soit à cette situation sans toucher au fond de l’affaire, sans ouvrir les yeux et calculer l’efficacité réelle du temps passé aujourd’hui sur les bancs d’école. A moins que l’ensemble du dispositif cède, ce qui est plus probable, et que la formation se replonge dans les eaux vives.

Chose belle :
Un enfant qui, doutant de ses capacités, descend dans un puits de difficultés dont il sait qu’il ne viendra pas à bout.

Lecture du journal à la Châtaigne, où surgit une lézarde dans l’édifice de mon imaginaire ; une image se met à vaciller, celle de Burtigny, un village qui campait solidement au milieu de mes représentations du canton – avec Pampigny au-dessus de Cossonay – un bourg imprenable, un nom promis à l’éternité. Village rugueux à deux pas des lotissements du bord du lac, riches et défaits ; nom solide aux fenêtres rares et au vieux crépi, avec ses rues et ses fontaines, sa campagne nue, ses fermes et ses coqs, son église et son bétail, ses chats, ses fins d’après-midi, son café, sa cochonnaille et son abbaye.
J’apprends aujourd’hui que Burtigny va mal, ses habitants promis au pain sec : les employés communaux vont voir leur temps de travail diminuer, les impôts augmenter ; les politiques ont accepté de travailler plus et de recevoir moins.
L’histoire de Burtigny est emblématique de ce qui se passe dans nos campagnes ; les villages qui ont voulu retenir leur âme en résistant à l'arrivée massive de citadins riches et sans enfants sont obligés aujourd'hui, pour compenser le report des charges du canton sur les communes, d'ouvrir les bras aux contribuables sans enfants ; aujourd’hui cette commune de moins de 400 habitants a trop de gamins et pas assez de gens aisés. T’as beau faire, ce que tu croyais pouvoir tenir éloigné te rattrape, la mise en charpies de l'ancien tissu rural est inexorable, Burtigny va rejoindre les grandes quincailleries de pavillons et de villas, les tuyas remplaceront les haies vives, les trottoirs les talus, les potins le chant du coq. Et on fera des misères aux enfants qui viennent de loin.
Au Riau, quelque chose demeure indépendant du temps qui fuit sur le dos des nuages, quelque chose qui se balance dans les branches des arbres nus, quelque chose qui refuse d’aller de l’avant, à l’image du château des Jaunins qui respire à peine, immobile.

Jean Prod’hom

J'ai reçu la postface de François

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Cher Pierre,
Lorsque ce matin, dans la nuit, au croisement des routes des Paysans et de Berne, chacune des voitures a cédé à son tour la priorité à celle qui se présentait, à gauche puis à droite, j’ai pensé un instant que c’était Charlie qui était à l’origine de cet arrangement souriant des volontés individuelles. Si le miracle avait duré, je l’aurais baptisé effet Charlie.
Je déchante dans les heures qui suivent et retrouve la vieille évidence : les bonnes résolutions nées dans le désarroi ne tiennent pas leurs promesses ; elles naissent et ne peuvent tenir la longueur que si elles marcottent avant les tragédies.

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Aucun brimborion aujourd’hui, la portée de mon engagement du 13 janvier 2014 est à son terme : il s’agissait alors d’assurer la survie de ce blogue pendant la rédaction de Tessons, trois lignes quotidiennes pour le maintenir vivant. J’avais pensé naïvement que l’entreprise serait aisée et me laisserait ainsi un peu de temps. C’était sans compter ce que cet exercice allait me faire voir ; j’y reviendrai, mais autrement, en les laissant s’imposer, sans ruser comme j’ai été amené à le faire parfois en allumant des petits feux dans les coulisses de mes jours. Quant aux 365 brimborions existants, je les laisse reposer.
Retour aux anciennes habitudes, au jour qui se lève et au crépuscule, aux alentours, mais goûter aussi à mes dernières années d’enseignement en prenant garde de ne pas m’épuiser. Il ne me reste en effet que deux ans et demi au service de l’Etat ; je laisserai alors la tâche à laquelle je me suis consacré, j’aurai à participer plus simplement à la loi des échanges et disposerai d’un peu plus de temps pour le reste.
Et puis il y a, dans ces prochains jours cet autre livre, tôt annoncé – trop peut- – commencé bien avant Tessons, mais sans vrai commencement ; cet autre livre est presque prêt, les photos sont choisies, j’ai reçu il y a quelques jours la postface de François Bon – belle, très belle ! Claude l’a placée à la fin des 160 pages de ce recueil de textes et de photographies, il prépare l’édition. C’est donc le moment ; il m’a annoncé que sa maison a reçu, il y a peu, une jolie somme d’argent de la ville de Lausanne et de la coopérative Migros, mais il souhaiterait un peu plus encore pour ne pas prendre le risque de mettre sur la paille ses collaborateurs. On peut le comprendre, mais les gens le comprendront-ils ? Il s’agit en définitive, si j’ai bien compris, d’une espèce de souscription, à options. A suivre.
J’ai fait aujourd’hui le nécessaire pour abattre le gros du boulot de la semaine. Il me reste à rédiger ce soir le procès-verbal de la séance du comité pour l’organisation de la course de trial du 3 mai. On annonce le froid pour les jours prochains, l’hiver, la neige. Et ce fléau qu’est la bise.

Jean Prod’hom

Des certitudes en rafale avec sirènes et gyrophares

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Des certitudes en rafale avec sirènes et gyrophares, des trous sur les capots et des minutes de silence ; nos deux yeux n’en font qu’un et l’ancienne profondeur nous manque.

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On voudrait dire halte; trop tard, le vacarme a pris, tout s’accélère, puis cale. Quelqu’un dit « la guerre », et c’est la guerre ; quelque chose de très ancien s’est installé dont on se croyait à l’abri ; quoi ? Impossible de le dire, c’est d’avant le langage et les mots ne lui font plus barrage.
Rien ne bouge plus sinon l’attente.
La double vue nous préservait de l’aveuglement, les deux images qu’on maintenait à distance l’une de l’autre se superposent et ne nous laissent qu’un réel sans profondeur, on se met à loucher, on dirait une caricature dont le sang serait monté jusqu’à nos tempes.
Les démons sont revenus, sans père et sans tête, traqués, sur le qui vive ; ils se dépatouillent sans les victimes qu’ils ont envoyées au ciel. Nous voici les figurants incrédules de ce gâchis, au cours duquel les orphelins de la terreur, mains moites, vont laisser leur peau. Pas même le temps de se demander s’il ne conviendrait pas de dire halte plutôt que de prolonger le film.
On leur a dit de mourir en martyr, ce sont des mots : la mort ils n’en savent rien, ne veulent rien en savoir, eux qui n’ont pas demandé de naître et à qui personne n’a offert la possibilité ni de vivre ni de mourir.
On en est là, avec le ciel imperturbable sur la tête et les nuages qui foutent le camp. Mais ici les choses se remettent à trembler avec leur nom ; elles reprennent leur place et redonnent un peu de profondeur à nos vies : il existe une autre nuit.

Jean Prod’hom

Tu roules en famille

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Tu roules en famille depuis deux fois soixante minutes et tu ne crains pas les heures qui vont suivre. C’est les vacances. Bien sûr, au commencement les enfants râlent, puis ils hurlent ; c’est toujours comme ça avant d’avoir l’autorisation de se connecter. Tu gardes le cap au sud.

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C’est tout blanc, on a giclé les bas-côtés de l’A7 à l’eau de Javel ; on tient un bon 120, les hommes ont appris à conduire, ils respectent les règles et tu t’en félicites. Toute la famille est contente de faire une halte au restoroute des Portes de la Drôme. Tu y entres sûr de ton fait, sans éprouver le besoin de trouver à redire, c’est une belle journée. Vous y mangez un sandwich au jambon avec de la mayonnaise ; les enfants font la meule, tu finiras par céder et tu leur offriras des oursons de gélatine. Dans la file devant la caisse, tu écoutes tes voisines qui disent du mal des leurs, tu en souris avec la caissière. Toi et ta femme, vous boirez un café, un peu trop sucré à ton goût, dans un verre en carton : vous vous ferez un clin d’oeil.
Comme une foule fait la queue aux toilettes, tu iras pisser contre le mistral, si violent qu’une pie est incapable de rejoindre son nid – tu aurais aimé lui expliquer.
Tu n’as pas grogné contre les embouteillages à l’entrée de Valence, vous avez écouté France Inter et tu as compté les cadavres sur l’un des deux côtés de l’autoroute, tu as doublé le résultat. Le bouchon n’a pas cédé, alors vous avez pris par Crest ; vous vous êtes égarés un plus loin, à cause du GPS, dans un village dont personne ne saura dire le nom. Il s’est mis à pleuvoir, la nuit est tombée avec le brouillard, vous avez annoncé que vous arriveriez plus tard.
Le gyrophare d’une ambulance vous a fait voir un bref instant la vie en bleu. Ça a roulé ensuite, tu t’es dit alors que la vie était bien faite, que c’était du gâteau, que du gâteau ; d’autant plus qu’on vous attendait. Bientôt, tu aperçois dans la nuit le château meringué de Grignan où vécut, raconte un drôle, Madame de Massepain, avec ses bougies et ses angelots. Tu pourrais allonger la liste et mentionner les mille autres choses extraordinaires qui ont eu lieu ce jour-là et que personne ne dira.
Ça y est, vous êtes arrivés, ta journée est faite. Alors tu te réjouis une dernière fois en te disant que tu serais prêt à tout recommencer pour te retrouver là.

Jean Prod’hom

Café littéraire de Vevey

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Si on s’est tous crus dimanche, ce matin, c’est parce que Sandra et les filles sont allées chez Marinette nettoyer le parc de Ziggy et de Sahita ; et faire une balade. Arthur ouvre la fenêtre de sa chambre lorsque je pousse le portail ; son visage est encore froissé, pris dans les filets de la nuit : il retourne se coucher. En route donc pour Vevey, bien décidé à jeter un coup d'œil au Café littéraire qui a ouvert ses portes la semaine passée. Par Mézières et le lac de Bret, la corniche.

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Écoute à la radio quelques-unes des lettres que Chappaz et Roud se sont échangées ; n’entends à la fin, lorsque je laisse la Yaris avenue Nestlé, qu’une seule solitude, immense, que chacun d’eux charge l’autre d’atténuer en sublimant.
Les magasins sont ouverts, on est donc vendredi. Constate que ce sont 24 roses et 30 lettres d'amour qui entourent mes 50 tessons dans la vitrine de la librairie La Fontaine ; ça pourrait être pire. Hésite à acheter ce recueil de poèmes que Rilke rédigea en français, accompagnés dans la présente édition par des photographies qui évoquent un peu trop les fleurs offertes à la famille d’un défunt ; que la poésie ait maille à partir avec la mort, soit, mais pas ainsi. Laisse finalement dans la vitrine à la fois les lettres d’amour de Moravia à Lélo Fiaux et les poèmes de Rilke.
Beaucoup de lumière au Café littéraire, tout le monde s’affaire : on reprend, fignole, corrige, ajuste sans que jamais le sourire ne lâche les animateurs de ce nouvel espace. Et puis il y a du monde, pas besoin de publicité, tout séduit, la sobriété surtout. Au mur l'actualité culturelle de Vevey, quelques vieilles images, du blanc et du bleu, deux fois le logo – solide comme celui d’une compagnie d’assurances.
Et trois ou quatre rayons sur lesquels sont alignés des livres qui donnent envie de lire. Et ce qui devait arriver arrive, je tombe sur les 24 roses de Rilke que je lis en mangeant : fromage blanc, galette et saumon : délicieux. Pas les poèmes, j’ose le dire, un peu lourds à mon goût, et même recouverts d’une fine poussière et entourés de bouts de ficelle qui n’attachent pas mon attention ; la même phrase chantée par le même ange. Des extraits se mêlent pourtant à la risée qui fait frémir le lac, abandon entouré d'abandon, je lève les yeux sur le flottant séjour, avec des nuages autour du Catogne, là-bas tout au fond.
Sur la terrasse, d’autres poètes, des jeunes gens, des vieux messieurs et des vieilles dames étendent leurs jambes.  Même sans couverture, ils font penser à ces malades d'un autre siècle, convalescents alignés sur les balcons des sanatoriums en face des montagnes magiques. Aujourd’hui, ils sirotent un verre de vin blanc ou suçotent un gros cigare de Cuba.
Il est temps de laisser tout ce petit monde ; me réjouis de savoir comment la littérature s'assoira demain autour de ces tables, comment les mots rouleront sur leur vieux plateau cintré : c’est bien parti.

Jean Prod’hom


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La Librairie de Morges

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Retour du Musée Romain où nous avons placé, les collaborateurs de Flutsch et moi, une cinquantaine de tessons derrière une vitrine. Rentre par Rolle et Morges, eau froide, deux cormorans et un cygne au large du port. M’arrête au restaurant du Mont-Blanc pour recharger mon natel. Prolonge ma balade rue des Fossés. Coup d'oeil dans la vitrine de La Librairie, une librairie dans laquelle je n’étais jamais entré.
Petit bonheur. Sylviane a été touchée par Tessons, alors elle l’a mis là. Elle n’a pas remarqué, je crois, que j’étais très ému. Vais me cacher au fond de son antre pleine de beaux livres. On parle un peu, elle et son collègue ont le sourire, moi aussi. En ressors avec Pizarnik et Bergounioux, on se quitte.
Second coup d'oeil à la vitrine, clic-clac, va! fais ton chemin!
Rejoins Sandra devant la piscine de Bellerive. Il fait nuit, Sandra va travailler au gymnase, je remonte avec les filles au Riau où le mousse nous attend, avec deux macarons et deux cupcakes.

Jean Prod’hom

Recoller les deux moitiés de sa vie

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Arcangelo Corelli

J’ai souvent pensé, ces derniers jours, à la voix d'Henri Calet, celle qui habite ses chroniques publiées, après guerre, dans Combat et Réforme, et j'ai les larmes aux yeux.
A cause, peut-être, de toute la gentillesse de ceux que j’ai croisés ces derniers jours. J’en avais bien besoin avec la parution de Tessons. Il faut dire qu’il y a eu, cette dernière semaine, tellement de premières fois.
Ce matin j’ai reçu un message de Marc, un ami de l’autre moitié de ma vie, il nous a rejoints vendredi passé à l’Estrée. C’est lui, avec Jacques et Antonella, qui a fait le lien avec la moitié d’aujourd’hui. Voilà ce qu’il m’écrit.

La lecture de tes « tessons » m'a enchanté.
Il faut dire que je sortais tout juste des Frères Karamazov. Une tout autre vaisselle aux débris moins polis. Cette marotte un brin obsessionnelle te va comme un gant.
Je me suis laissé promener, étonner, conter.
Désormais, je n'arpenterai plus les plages tout à fait comme avant.
Merci !

Que ces merdouilles te ravissent et que mon commerce avec eux ne te laisse pas indifférent me réjouit. Je crois bien que ces merdouilles sont en train de tenir leurs promesses. Et d’avoir pu te revoir, Marc, à l’occasion du vernissage de ce petit livre, m’a permis de recoller, un bref instant, les deux morceaux de ma vie. 
Que l’écrivain qui m’a ouvert les yeux sur la force de l’idiotie tienne une place dans la tienne ajoute quelque chose au bonheur de t’avoir rencontré.
Les personnes ont semblé contentes de ce 31 octobre, l’éditeur aussi. Mais la vie de ce livre un peu insolite et au caractère indécis sera difficile. Qu’il t’ait enchanté lui donnera une chance supplémentaire.  
J’aurais bien voulu remercier tous les amis qui sont montés à l’Estrée, ceux aussi qui auraient voulu en être sans le pouvoir.
Voilà que ce petit livre ne roule pas seulement les morceaux égarés de la beauté du monde, mais aussi les morceaux de la bonté des hommes. Il va me falloir aller au grand air pour redimensionner mon émotion.

Jean Prod’hom

Merci David

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Lui, il s’appelle David, on s’est rencontrés après un spectacle dans lequel nos enfants jouaient cet été; un spectacle intitulé L’Autre Nuit, que Gwenaelle et son équipe ont réalisé à Fey sous chapiteau, un beau spectacle avec des enfants et des chevaux, de la musique et des funambules.

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Le 13 juillet, ç’avait été la dernière représentation et il faisait beau, un petit air de fête. David a débouché une bouteille de rosé, on a parlé de nos enfants, j’ai débouché une seconde bouteille, on a commencé à se tutoyer. Il m’a parlé de son boulot au musée; de fil en aiguille il m’a proposé de le recontacter pour que je puisse visiter, avec mes élèves, les ateliers de restauration du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire du canton de Vaud, dont il est le responsable.
On boit encore un verre et je lui parle des morceaux de terre cuite que je collecte depuis plus de deux décennies. Il m’encourage alors à prendre contact avec les directeurs des musées de la place, prétextant que ça pourrait les intéresser. L’homme est à l’aise, je le suis moins et le convaincs de prendre contact avec ces augustes personnes. Salut. Salut salut. L’été passe.
Je reçois, fin août, une copie d’un message que David a adressé à Laurent :

Laurent,
Au hasard d'un verre j’ai fait la connaissance d'un type intéressant. Il ramasse depuis plusieurs années des tessons roulés par la mer. En fin d'année, un bouquin inspiré par ces petits bouts de merdouille sera publié. De considérer le tesson comme une source d'inspiration et non un trésor archéologique me paraît assez original. As-tu un peu de temps pour le rencontrer?  Sa démarche poétique serait intéressante à mettre en relation avec l'univers de l'archéo, le pillage. Une vitrine et ton musée? Je te propose d'ouvrir le lien « Au pied du brise-lames » sur son site. Et de me donner ton avis.
A bientôt.
David 

Le gars a du culot, j’aime ça, mais je doute de l’efficacité de ce type de message dans le monde de l’archéologie. Je me trompe. Le bonhomme qui vante mes merdouilles ajoute à son envoi la réponse de Laurent Flutsch, le Directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy. Je lis :

Salut David,
Jolie démarche… Je marche ! 
Autrement dit, d’accord pour une vitrine.
Après, il y a la question de date : on ouvrira une nouvelle expo sur le thème assez vague « L’archéologie au quotidien » le 4 décembre. Avant cette date, ça risque d’être difficile, on sera en plein chantier et l’atmosphère sera nettement plus stressée que poétique. Mais après, ce serait parfait, et en harmonie avec notre sujet, en plus ! 
Dis-moi si ça peut coller comme ça, et si oui on organise une rencontre. 
Amitiés 
Laurent 

Laurent, Eric le technicien et moi, on s’est rencontrés ce matin; on a bu un café et fait des plans sur la comète. Les tessons seront visibles au Musée romain de Lausanne-Vidy depuis le 4 décembre. Comme quoi il y a encore de belles histoires. Sans compter que le catalogue est déjà réalisé.

Jean Prod’hom


Je monte tout à l’heure à Grignan

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C’est en famille que le rôtisseur fait tourner ses douze poulets sur la place de la Bourgade à Grillon ; sa femme et ses deux filles chargent le grill portatif de chêne vert jusqu’à la gueule. Il sonne deux fois neuf heures aux quatre coins du bourg. A côté, un balèze à coiffe d’indien fait le paon au milieu de ses cageots d’oignons, de tomates, de melons et lance de sept en quatorze des cocoricos très convaincants, qui attirent la maigre clientèle du jour. Je feuillète le Dauphiné au café de la place refaite à neuf, quelques autochtones cancanent à l’ombre des vieux platanes. Je décide alors de monter sous les remparts faire une visite au sauvage de Grignan, sans l’avertir, il me bottera le cul si je le dérange. Plus embêtant, m’y rends sans le boutefas et le gruyère promis, et je m’en veux.

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Mais l’homme qui va entrer sous peu dans sa nonantième année ne m’en tient pas rigueur. Je le retrouve comme je l’ai laissé à Noël, dans la pénombre, la vie au bout des doigts. Mais cette fois dans une fraicheur piégée derrière les persiennes, avec de la place tout autour, l’âme en vacances et le désir de tout vouloir croquer sans rien oublier. Il répand la bonne humeur de ceux que le sérieux ne menace pas, qui s’y refusent, la naïveté des enfants dont le réveil se prolonge jusqu’au soir et qui sont engagés dès le lever du jour dans mille activités, les cheveux en pétard et une chemise de gitan sur le dos. Il lit un article du Monde que Régis Debray a consacré à l’Europe et à son avenir.
Mais je me rends compte qu’une autre affaire occupe l’esprit de mes hôtes. Jean-Claude et Liliane préparent en effet de grandes manoeuvres, celles qui vont les conduire à l’achat de la nouvelle voiture qui remplacera la Peugeot laissée, il y a une semaine, sur le pont à l’entrée de Vaison-la-Romaine, embrochée contre un pilier. Le plus bel accident auquel Jean-Claude a participé, pensez, leur voiture était presque à l’arrêt lorsque l’événement s’est produit, pas de mal, aucun autre véhicule concerné. Le rêve donc, d’autant plus qu’un de leurs voisins, là par hasard, a eu l’amabilité de tout prendre en main. Il y a de sales histoires qui finissent bien parfois.
La voiture, Jean-Claude n’aime pas ça, vraiment pas, il la craint. Il précise que c’est la vitesse qui le met dans ses petits souliers, car la mobylette, il en a été un amateur émerveillé. Jean-Claude ne conduit pas, n’a jamais conduit et ne conduira pas de quatre roues. Cette hantise l’amène à circonscrire avec soin les différents éléments qui présideront au choix du nouveau véhicule et qui devraient atténuer sa hantise.
Tout est savamment pesé, le nouveau véhicule devra être comparable au précédent, respect de la tradition, la place du passager facilement accessible, il devra être d’une couleur claire, très claire, parce qu’une couleur claire est moins salissante d’abord, mais surtout parce qu’une couleur claire est plus visible par celui qui vient en face. Le danger venant toujours d’ailleurs, les couleurs sombres constituent une véritable menace pour les automobilistes. Le blanc c’est l’idéal, mais le gris, le beige, le vert tendre ou le bleu coupé conviennent également. Attention pourtant, attention au rouge vif, une couleur bien visible, trop visible, une main tendue à la catastrophe, le rouge doit être proscrit parce qu’il porte sur les nerfs de celui qui le voit, c’est un fait connu. Et boum, la collision qu’on voulait éviter devient inévitable.
Je crois entendre l’énoncé d’un manifeste, le choix d’une voiture prend du temps, il obéit lui aussi à certains principes et à certaines règles, d’autres, parole de peintre.
Au mur un dessin, des feuilles oblongues dans l’ombre desquelles sommeille un jardin qui déborde d’un reste de lumière. Jean-Claude descend moins souvent dans son atelier, à cause de la chaleur. On parle de choses et d’autres, il me montre les deux textes de ses amis Nicolas Raboud et Philippe Jaccottet qui présentent l’exposition que la Fondation Gianadda lui consacrera du 26 septembre au 2 novembre dans le Vieil Arsenal, une quarantaine de peintures solaires et une série de dessins creusés à l’acier et au bambou. Le bonhomme est partagé, ses amis ne le sont pas, le catalogue raisonné de ses réalisations suivra.
Liliane me fait penser à Giulietta Masina, elle courate, téléphone, prépare l’achat du prochain véhicule. Lui me remet à l’ordre lorsque, voulant parler de Marcel Poncet je mentionne Charles Il saute du coq à l’âne en suivant une logique qui se révèle par après, de la première exposition des impressionnistes à Beaubourg, des grandes peintures de Seurat, de Monet, des nymphéas, de Kurt von Balmoos. On reparle du livre que lui a consacré Silberstein, de nos amis communs. Même s’il est solide comme un roc, je le sens fatigué et Régis Debray l’attend, c’est le moment de se quitter, je reviendrai les mains pleines.
Fais un saut à Terres d’écritures, Christine Macé n’est pas là, montre mes bricoles à Anne Gros-Balthazard qui m’écoute avec bienveillance. A l’étage, sur un lit de sable noir, de gros galets de porcelaine et de grès, des galets dont il faut se méfier, entre deux eaux, ils me font penser à ces énormes vesses-de-loup rencontrées un jour sur les Causses, ou à des oeufs d’autruche. Des galets fragiles. Trouve au retour dans le Lez un vieux tesson.

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Rejoins Sandra et les enfants à la piscine, me débarrasse avec eux de tous mes plans foireux. C’est seul que je descendrai à pied à Colonzelle, j’ai moi aussi rendez-vous avec les couleurs. Ne peux m’empêcher de faire à nouveau toutes sortes de scénarios qui me font sourire, parce ce ne sont dans le fond que des récits qui ont guère d’importance.

Jean Prod’hom

Se hisser dans le premier cercle du paradis

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Arpente en début d’après-midi les rives du lac, de Vidy à Dorigny. Ramasse les restes d’un trésor et bois un thé à la cafétéria de l’université, il fait si beau et les étudiants semblent si jeunes. Remonte par la Maladière jusqu’au centre funéraire de Montoie.

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A l’élève dont le père vient de mourir, j’aurais voulu dire que je n’avais rien voulu savoir lorsque le mien est mort, juste éprouver le vide qu'il laissait sans penser ni à lui ni à rien, et respirer un air allégé : il était donc passé. J’ai eu quelques jours durant un étrange sentiment, une espèce de soulagement et l’impression de flotter dans un milieu sans arrête, un milieu accueillant, paisible, incertain. Avec le temps j'ai vu se déposer ce qui vivait de lui en moi et qui lui venait des autres. Je regarde aujourd’hui les paysages qu’il a traversés et parcours les chemins que nous avons empruntés et que j’emprunte encore. Ailleurs avec mes enfants et lui à côté. Le monde est plein de ce que les morts n’ont pas emporté.
Il est bientôt 19 heures. Je récupère Louise, direction Moudon : monocycle, trapèze ou ruban. J’en profite pour faire quelques courses ; longues files aux caisses, on attend. Chacun cherche dedans soi un peu de ce soi qu'une journée de travail a mis de côté, la caissière sait la fatigue, elle se réserve la sienne pour tout à l’heure. Pour l’instant elle passe sans hâte le lecteur sur le code-barres de chacun des articles qui débordent des paniers, sans s’agiter, sans se troubler.
Aucun geste d’humeur, chacun attend son tour. J’attends le mien avec une curieuse impatience, celle de la saluer, et la saluant lui témoigner ma reconnaissance, sans faire étalage de l'admiration que je voue au coeur qui l'habite. Je la salue sans lever les yeux, elle non plus, elle emballe consciencieusement les 10 tulipes couleur lilas, c’est comme si quelque chose nous élevait, quelque chose de simple. On se retrouve tout là-haut un bref instant, je voudrais le voir durer : - Merci. - Merci. - Je vous en prie. - Bonne fin de journée. - Bonne soirée. C'est simple, tout simple, dire juste, juste ce qui est à dire, et se hisser ensemble dans le premier cercle du paradis.

Jean Prod’hom


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Derniers honneurs

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Ultime représentation à Moudon de l’Helvetia, l’un des 25 cirques qui sillonnent encore nos régions ; avant sa tournée de printemps. Les choses ont cependant bien changé ; il proposait en effet au milieu du siècle dernier un spectacle à ciel ouvert. Les circonstances - ou le mauvais sort - l’ont fait disparaître pendant une vingtaine d’années avant qu’une famille de magiciens ne le fasse ressurgir en 1975 sous un chapiteau. C’est à cette époque que le cirque a pris ses quartiers d’hiver sur les rives de la Broye. Les naissances de Julien et de David obligeront Daniel et Brigitte à concevoir de nouveaux chapiteaux, toujours plus grands. Julien est aujourd’hui le nouveau directeur, il a épousé Anaïs en 2013, une troisième génération se prépare.

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Dernière représentation donc du cirque de Noël à laquelle j’ai assisté hier soir. Avec un sentiment douloureusement partagé. Admiration d’abord devant le courage de ces petites entreprises familiales traditionnelles qui ne ménagent pas leurs efforts pour survivre dans une société qui ne leur fait pas de cadeaux, admiration devant leur capacité à résister en mettant sur pied des activités sur mesure, organisation d’ateliers (catégorie Baby circus, adulte, loisir, senior, fitness), représentations privées, goûters avec les artistes.
Mais effroi également devant ces héros d’un autre temps dont les corps défaits ne connaissent pas la retraite, héros vieillis et grimaçants dans un décor décati, vendeurs à l’entracte de barbes à papa et de sachets de popcorns pour arrondir leur fin de mois, en rang serré près de la porte de sortie pour remettre à chacun d’entre nous les flyers de la dernière chance et prolonger le rêve d’enfants qui n’existent plus. Smarty et Silver ne ressemblent plus vraiment à des poneys-poneys, mais à ces poneys qu’on apercevait à l’arrière des véhicules dodelinant de la tête, la moquette est usée jusqu’à la corde, les articulations craquent, les paons ont perdu leurs plumes.
Le public a rendu les derniers honneurs sans piper mot.

Jean Prod’hom

Retour

Jean-Claude Hesselbarth

Il est un peu plus d’une heure, on quitte Colonzelle. Sandra tient le volant, je prends le livre que Jil Silberstein a consacré en 1990 à Jean-Claude Hesselbarth (Âge d’Homme, 2011). Série de quatre entretiens qui se lisent d’une traite et font un peu de lumière sur cet homme qui a passé sa vie à la faire naître au coeur du noir d’encre de ses dessins et dans la danse liquide de ses peintures. Ces entretiens font entendre aussi une voix truculente, celle d’un bonhomme qui semble avoir été taillé à la hache, fait d’un seul tenant, habité par une insouciance expansive. Méfions-nous pourtant des apparences, l’homme n’est pas seul et des voix d’autrefois parlent en lui :
Je jette des gouttes de couleur très liquides qui vont se délayer et se crocher, si je peux dire, dans la couleur qui n'en est pas une. Si bien qu'il se fait, presque tout seul, un travail de la peinture dans la peinture.
Comme tous les modestes, Hesselbarth veut nous laisser croire que ses peintures sont le fruit des circonstances et du hasard. Sauf que parfois il dit tout haut son ambition : Bon, c'est quand même voulu parce que c'est moi qui gicle et que je ne gicle pas n’importe où.  Avant de faire marche arrière : Quoique… Parfois je gicle bien « n’importe où », comme on dit, mais on s’aperçoit que quand on gicle « n’importe où », on ne gicle en fait pas n’importe où. 
Le sage n’a rien à cacher, il dit ses secrets qui n'en sont pas, passe du noir à la couleur, du pavatex au papier à la cuve, griffe, gratte, gicle et danse.

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Villars-Bramard

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Cerniaz

Il y a encore dans ce livre une belle promenade sur la rive droite de la Broye, au cours de laquelle se déroule le quatrième et dernier entretien. Du côté de Cerniaz, de Villars-Bramard, et de leurs cimetières dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Voici ce qu’en dit Jean-Claude Hesselbarth à Jil Silberstein :

C’est Villars-Bramard ! Cette entrée du village est très belle… aussi parce qu’on arrive directement de la campagne dans le village… Les beaux villages, c’est fini. Maintenant on aura de plus en plus des villages très composites, entre de l’ancien plus ou moins bien restauré et du moderne qui, en principe jure pratiquement tout le temps. Et puis alors, ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce village, c’est qu’ils ont installé le cimetière à l’endroit le plus magnifique de la commune. C’est-à-dire que les morts, vraiment, ont droit à la vue la plus belle. Les vivants, eux, eh bien ils sont un peu plus dans une combe ; moins bien placés que les morts. Je trouve ça assez extraordinaire. Et c’est assez fréquent dans les villages vaudois que le cimetière soit à la meilleure place de la topographie générale du coin.

Tiens ! Voilà de nouveau un cimetière bien situé… Celui qu’on a vu tout à l’heure, en fait, c’est celui de Cergnat (sic). Et puis ça c’est celui de Villars-Bramart (sic)… Alors là, par exemple, c’est extraordinaire, parce qu’ils l’ont mis vraiment très loin de l’église. Et pour cause : il n’y a pas d’église à Villars-Bramart (sic)… Et puis, ils l’on mis vraiment très loin du village, dans un endroit tout à fait magnifique où on voit très bien la campagne. Alors je trouve ça assez touchant… Et puis en plus, ça signifie que chaque fois qu’on va enterrer quelqu’un, il faut marcher deux kilomètres pour arriver au cimetière. Et ça se fait généralement à pied, encore, dans les villages. En tout cas, ça se faisait autrefois à pied – jamais en voiture. Donc ça veut dire qu’on accompagne le mort. On paie de sa personne sur deux kilomètres…

On arrive en fin d’après-midi au Riau, la fine couche de neige a résisté. Je coupe des pommes et fais des pâtes. On regarde avec les enfants une émission consacrée à la foule des amateurs inconscients qui partent à la conquête du Mont-Blanc en ballerines.

Jean Prod’hom

Pierres sèches

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On marche sur des chemins de terre dans la plaine des Basses Rouvières jusqu'aux Blaches, en empruntant des sections de l'ancienne voie ferrée. Sans bien concevoir le plan invisible qui unit les parcelles de vignes et de chênes, les plantations de pruniers, de pêchers et de lavande, bordées de murets souvent effondrés, de hauts murs parfois, miraculeusement conservés, déroulant leurs lignes irrégulières de pierres sèches, qui n’ont pas quitté la place que le maçon leur a attribuée naguère, une à une, épaule contre épaule, immobiles et singulières.

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Je rejoins en contrebas du sentier une dame et son chien qui viennent, me dit-elle, de Valréas. Elle me fait voir comment elle et son chien travaillent au milieu des chênes ; une petite pioche lui permet de terminer à la main le travail commencé par le museau de son chien, en soulevant ensemble la truffe et la motte de terre qui l’enrobe.
J'ai suivi un truffier il y a une vingtaine d'années entre Sénanque et Fontaines-de-Vaucluse, dans un vallon détruit par le feu. L'homme me précédait de quelques pas ; c'est l'odeur musquée, l’odeur de noisette qu’il laissait traîner derrière lui qui m'avait alerté. Si j’ai vite compris la méthode qu’utilisait le bonhomme, je n’ai pas saisi d'emblée pourquoi il empoignait avec une telle rage les jeunes pousses de pins qu'il arrachait comme de la mauvaise herbe. Il m'avait expliqué alors que cette incendie était en réalité un acte criminel, l'œuvre des sbires de l’Office national des Eaux et forêts qui préféraient la pousse rapide des pins à celle trop lente des chênes.
Si l’homme était un solide gaillard de L'Isle-sur-la-Sorgue, complétant son salaire de manoeuvre par l’élevage de la truffe, la donzelle de Valréas n'est pas née sous les mêmes auspices. Son mari est assureur, il lui a offert il y a quelques années cette chênaie avec un lagoto romagnolo. Ils viennent tous les deux sur leurs terres de Grignan du 15 novembre au 15 mars, trois fois par semaine. Elle porte un manteau de luxe, ses yeux sont bordés de rimmel et elle remue la terre avec des gants. Elle m'offre contre un sourire une miette de truffe.
Je croyais que cette histoire intéresserait ceux dont je m'étais décroché pour avoir les coudées franches, mais tout le monde a des histoires de truffes entendues à la radio ou vues à la télévision. On rentre en suivant le Lez, et je croise la libraire de Grignan chez laquelle j'ai trouvé hier quelques merveilles.

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Jean Prod’hom

Sous les remparts

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Les eaux épaisses du Lez frémissent comme le lait sur le point de bouillir, il est gros des pluies d’hier au-dessus de Miélandre et Teyssières, plus rien désormais ne le retient jusqu’au Rhône ; on aperçoit pourtant ici et là des crêtes d’argent, ce sont les gués aménagés par les enfants en août qui freinent son cours puissant. On se souvient de l’inimaginable, les crues qui ont noyé les flancs du bas du village ; mais les berges résistent aujourd’hui, il suffit de contourner les flaques près de l’ancienne voie ferrée, dans la boue ou les ronces. Coups de feu sur les berges, c’est encore un héron qui fait claquer ses ailes en s’élevant par-dessus les saules et les roseaux avant de disparaître dans la chênaie. Deux vieux de Grignan marqués par la fatigue et les excès promènent leurs chiens, usés comme eux, ils les ressortiront une quatrième fois lorsque la nuit sera tombée. De vieux bus stationnent dans les fossés qui longent les vignes, on les dirait accidentés ; on finit par repérer dans le fatras des sarments qu'ils taillent les silhouettes de vignerons qui passent au pied de la tour de Chamaret.

Jean-Claude Hesselbarth

Dans la petite maison qui domine la pIscine de Grignan, au numéro 10, le vieux sage m'attend, croquant la vie assis dans un transat. Il est sous assistance respiratoire, mais ça ne le gêne pas pour traverser l’après-midi sans boussole, comme un sauvage, et tirer des bords sans prendre de riz. Il évoque ses amis que j’ai eu l’occasion de croiser ou le privilège de connaître ; et les trente ans qui nous séparent nous rapprochent curieusement. L’après-midi lorsque le temps le permet, il descend au garage, prend ses bambous et griffe d’encre son papier à la cuve.
Il revient à plusieurs reprises à sa question initiale, il aimerait que je lui fournisse une réponse, mais je ne lui répondrai jamais complètement. A chaque fois il en profite pour emprunter une nouvelle passe, celle qui se présente, et on fait une pause à Venterol ou Taulignan, à la rue de Bourg ou en Grèce, dans la Broye ou le Gros-de-Vaud. On fait la causette avec Jean-Claude Piguet, Philippe Jaccottet, Jean Dumur, Victor Desarzens, Marcel Poncet. Jean-Claude Hesselbarth n'a pas la tête dans sa poche, il parvient à chaque coup à remonter la chaîne des raisons et des images qui nous ont conduits là où nous nous retrouvons égarés, il me demande à chaque coup émerveillé : « Mais pourquoi je vous dis ça, d'ailleurs ça ne vous intéresse pas. Revenons à vous. » Si bien qu'à la fin on n'a pas fait un pas, et qu'il va bien falloir que je revienne faire l’école buissonnière sous ses remparts. Saucisse au foie et gruyère salé, c’est entendu.
Il est temps parfois de ne plus compter, de ne plus vouloir mettre au pas son énergie. Ne plus hésiter à donner et à qui. Le bonhomme a de quoi faire mille tableaux et d’autres pique-niques, il a rajeuni mais il fatigue en fin d’après-midi, c'est comme si le champagne avait perdu de ses bulles, et qu’il me fallait couper dans la pâte de langue. Il est temps que je m’en aille. Jean-Claude m’offre le petit ouvrage que Jil Silberstein lui a consacré il y a quelques années.
Et puis demain c'est le 31, Philippe et sa femme vont le rejoindre pour l’an neuf. Liliane est allée acheter quelques huîtres chez Grande oreille. Sans compter que l’année prochaine il devra être en forme, des expositions importantes auront lieu, va falloir tenir le rythme. Je traverse en rentrant un bourg qui fait croire en août que tout va pour le mieux. Pas même un fantôme, je rentre à Colonzelle, à pied dans la nuit.

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DSCN7034 Jean-Claude Hesselbarth

Jean Prod’hom

Teyssières

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Perdus dans une mer de ceps et de sarments, deux tailleurs lèvent la tête avant Montbrison, la neige est tombée sur la montagne de la Lance et lui fait une drôle de tonsure. L’alternance des terres rouges, des terres ocres, le gris, les bleus de lavande, le vert des prés maigres, les peupliers, les cyprès, les jeunes oliviers, les vieux, la vigne font penser à la Toscane. Ne seraient les serres et les valats couverts de chênes verts et de pins.

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On laisse une voiture près du mas de Miélandre, l’autre à Broc. Un chemin nous conduit au vieux Teyssières d’où une fumée bleue s’échappe ; une voiture belge atteste d'une présence dans le nid d'aigle qui domine la vallée du Lez ; le hameau n’est donc pas abandonné, mais on ignore de quel côté vont basculer les mas de ce hameau. On croise un vieux chien muet qui disparaît.
Sur l’autre rive une chapelle, ses portes sont closes ; pas celles de fer du cimetière dans lequel les morts ne manquent pas de place, il ne semble pas qu’il y ait eu beaucoup de va-et-vient dans le coin. On y meurt au compte-goutte et les enfants ont décidé de naître ailleurs. On a enterré le dernier citoyen il y a trois ans, un Michel qui avait une quarantaine d’années, les morts qui restent s'accrochent à la pente. Tout en haut trône un couple d’Allemands dans un lit de marbre noir, il s’agit de Wilfried et d’Anna sa femme nés dans la premier décennie du XXème siècle, morts respectivement en 76 et 97. Présence étrange dans ce cimetière, à deux pas d’un panneau placé dans le dernier virage de la route qui y conduit, sur lequel on peut lire les hauts faits des hommes du maquis de la Lance.
On a semé des fleurs artificielles dans chacune des concessions, les vraies ne sortiront pas de terre ; il y a Eglantine, Rose et Vermeille, des fleurs auxquelles on ne croit pas vraiment. Philomène, Augustine, poupées de porcelaine, Lydie, Angèle, Adelphine, noms d’anges, noms d’idiots, Florentin, Séraphin, Philidor, Alcide.
On pensait aller jusqu'aux Lunières mais on écourte, faut dire qu’on a rendez-vous. On nous attend à Taulignan pour mettre du bois en tèche.


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Jean Prod’hom

Tirer les rideaux

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Le fort ralentissement annoncé à la radio entre Confignon et Bardonnex ne nous l'a pas rendu plus séduisant ni ne nous a permis le l’éviter. Dedans jusqu’au cou comme des idiots. Mais comment faire autrement, déserter les grands axes lorsqu’ils ne restent qu’eux ; les leçons ne servent à rien ni l'expérience.

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Sandra est au volant, j’en profite pour lire « 14 ». C’est une histoire vraie de la Grande Guerre, pas vraie du tout, racontée par Jean Echenoz, qui a lu consciencieusement les manuels scolaires. Avec l’un de ces décalages continus dont cet émule des Lettres persanes a le secret ; il fait entendre une fois encore la matière qu’on peine à voir, que les livres d’histoire ont la fâcheuse manie de faire disparaître en en déshabillant le souvenir, avant de charger celui-ci de boulets et de poncifs pour le noyer. Je propose qu’on remette à Echenoz tous ces inutiles manuels qui empoussièrent les esprits de nos adolescents et qui verrouillent l’accès à la connaissance, on s’amuserait enfin un peu.
Si comme toutes les vallées celle de l’Isère s’enlaidit, elle ne vieillit pas ; et cette jeunesse, elle la doit aux innombrables plantations de noyers qui ont remplacé dans le dernier quart du XIXème siècle les mûriers sur le déclin depuis la maladie du ver à soie et les vignes attaquées par le phylloxéra. Les noyers solides sur leur jambes lèvent haut leurs bras blancs, pas un gramme de graisse, tout en muscles et en os.
Mais personne dans les noyeraies, ailleurs non plus. Les derniers habitants de la vallée, s’il y en a, se cachent derrière des rideaux de jute. La campagne abandonnée est comme une succession de tableaux de genre que leurs modestes héros auraient désertés, scènes séparées par des haies vives et nues, les treillis n’arrêtent pas le regard, les potagers ressemblent à des cimetières. La herse a noirci la terre, le soleil troué les bois de feuillus. Cours de ferme désertes, fers et ferrailles rouillés aux quatre coins des domaines, flaques immobiles dans les chemins à ornières. Les balles de paille s’affaissent, seules quelques vaches faméliques font bouger le paysage. On sait que l’Isère ne passe pas loin mais on ne sait pas exactement où, un héron soudain remue l’air et grimpe jusqu’au ciel.
On pensait aller vers le soleil, et c'est la tempête qui nous accueille aux portes de Valence, la pluie nous plonge dans un tunnel de lavage dont on ne sort qu’après Montélimar. J’en profite pour continuer la lecture du second tome du journal de Juliet. Quelque chose a changé, les mots de neutre, commun, singulier, universel se sont substitués à ceux de suicide, souffrance, doute. Il écrit le 5 mars 1966 :

On est d'abord une unité indifférenciée dans une masse indifférenciée. Puis on se différence, on prend de la distance, s'établit à l'écart. Enfin, on s’éprouve semblable. Alors on réintègre la communauté, et la singularité s'accroît du commun.

André Gide, auquel Juliet ne semble plus guère attacher d’importance, devient au cours des années le chef de file de ces écrivains qui n’ont jamais cessé d’universaliser leur particularités sans passer par un renoncement à eux-mêmes. Au chant du moi, Charles Juliet oppose le dur retour aux origines. Je m’endors, la pluie a repris de plus belle. Elle ne nous quittera pas avant Colonzelle.

Jean Prod’hom

Ténèbres en terre froide

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Remonte sur les traces de Charles Juliet déposées en son temps. Idées noires collectées dans la première partie de son journal qui court les années 1957-1964. Guère d'échappées. Et lorsqu'on a l’impression que l'horizon se dégage un tant soit peu, c'est pour mieux se refermer dans les lignes qui suivent. Les jours s'enchaînent avec la régularité d'un rouleau compresseur : honte, suicide, fatigue, désespoir, dégoût, souffrance, doute. A peine un sourire en 59.

24 novembre
Si je devais mendier, la crainte d’importuner autrui, de lui infliger le spectacle de ma déchéance, m’imposerait d’aller me poster en un coin de la ville où nul ne passerait.

Et un bel exercice d’admiration le 25 octobre 1964, long billet enjoué (le plus long de ce premier volume) dans lequel Charles Juliet évoque sa première rencontre avec Bram van Velde. Il est 18 heures, ils sont timides, alors ils vont marcher, se glissent dans un restaurant. Bram van Velde lui parle de Beckett, de sa gentillesse, de sa générosité, de Descombin qui a joué et jouera encore un si grand rôle dans sa propre vie. Le vieux peintre habite Genève, sans famille, sans appartement, sans atelier. Parfaitement seul. Parfaitement démuni. Merveilleusement libre, serein et déchiré, c’est un miracle. (Charles Juliet ne peut s’empêcher d’ajouter à la fin et entre parenthèses qu’il n’a pas été à la hauteur de celui qui deviendra son ami.)
Je peine à imaginer que c’est un gamin de moins de trente ans ans qui a écrit et ruminé ces notes, et non pas un vieillard abandonné dans un hospice. Disons qu’il lui reste toute une vie pour rajeunir. Et cette idée que les choses ne vont pas comme on le croit, que la liberté ne se gagne et que la jeunesse ne s’obtient qu’à la fin accompagne comme une espérance le jeune homme tout au long de ces sombres années. Le passé est rusé et il convient de se débarrasser des idées qui encombrent. Que l’apaisement ait un prix et qu’il se présente au moment voulu n’est pas pour déplaire aux plus vieux d’entre nous.

Jean Prod’hom

Cisco

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Qu'un cheval souffrant de conjonctivite bénigne devienne en quelques mois un cheval aveugle ne présageait rien de bon. Il va guérir, avait dit le vétérinaire à la nouvelle propriétaire, il n’en a rien été, les uvéites se sont succédé, il a fallu accepter le verdict. A commencé ce jour-là une aventure qui ne se distingue guère des autres, au moins en apparence, car un cheval aveugle ça ne saute pas aux yeux. Il s'appelle Cisco, j'ai entendu son nom avant de faire sa connaissance, samedi passé, le jour tombait. Gwenaëlle l’a accueilli à Fey il y a 10 ans, obligeant ses hôtes et ceux qui allaient la rejoindre, hommes, femmes, enfants et chevaux à faire de la vie avec lui une autre vie, habitée par une question qu’il leur poserait à toute heure du jour et de la nuit. A moins de s’en séparer.

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C'est dans une dépendance de l’écurie que Gwenaëlle en a parlé. Gwenaëlle c’est l’initiatrice de l’école de L’enfant Takhi. Elle et Cisco ont ensemble arpenté les lisières de Fey, ses bois et ses chemins de terre, longé la Menthue et le Talent, dans un coin du pays de Vaud aux noms rugueux : Echallens, Bercher, Vuarrens et Peyres, Possens, Villars-Mendraz, Dommartin, Rueyres, Boulens, des noms de chêne, de châtelains cossus, de baronnies et de foyards. Gwenaëlle a aidé son protégé à faire ses premiers pas dans la cécité, dedans et dehors, avec d’autres chevaux qui voient clair. Lui, il l’a aidée, c’est sûr, à porter son attention sur cet espèce de silence qu’on oublie si souvent lorsqu’on croit comprendre et dans lequel les aveugles se déplacent avec aisance. Elle lui a appris à prévoir ce qu'il ne verrait pas, à ne rien brusquer, à trotter sans mors. Elle lui a enseigné patiemment un lexique sommaire : lever, baisser. Et attention, le mot par lequel on avertit du danger ceux qui sont faits d’une même substance mais qui sont armés d’attributs différents. Quelques mots seulement, mais qui suffisent à passer partout s’ils sont soutenus par une attention continue. Gwenaëlle me dit tout cela en tenant du bout des doigts des rênes invisibles qui me font relever la tête d'étonnement. C'est un cheval de tête, dit-elle, et les autres chevaux le soutiennent.
C'est autour de Cisco que l'écurie à vécu depuis 2004, c'est autour de lui qu'un spectacle se prépare ce soir dans une petite capite en face des écuries, la nuit est tombée. Gwenaëlle aimerait que la fête ait lieu sous chapiteau, qu’il y ait son protégé et les autres, mais aussi la danse, le jonglage, la comédie, la musique, des acrobaties, et un peu de cette histoire imperceptible qui rampe dans nos nuits, le rêve de l’étrange lumière qui éclairent ceux qui ne voient pas. Des projecteurs nous feront voir quelques-uns des fragments de notre nuit.
C’est la cécité qui devrait guider l’aventure, mais aussi la confiance que cet handicap appelle et le coeur qui l’anime. Avec d’autres chevaux, Stella, Valdine ou Calao. Et des enfants qui s’étonnent en souriant de ce miracle.
Lorsque je sors avec Louise et Lili de cette séance d'informations, on ne voit rien. J’entends une voix qui rappelle les chevaux, des silhouettes précédées de leurs noms traversent la nuit, pas de Cisco. Il est dans son box, sous la lumière d’un néon, sa robe se confond avec le crépi, invisible. Il s'approche lorsque je l’appelle, m’aurait-il entendu ? je m’inquiète de cette confiance qu’il me témoigne, je devine qu’il ne voit rien. Il me regarde, tend son museau, ne m’interdit pas de le regarder. Il y a un mystère, me montrerai-je assez digne d’honorer ce qu’il ne voit pas ?
J’ai rencontré tout ce petit monde samedi passé, il y avait Elsa, la fille de Gwenaëlle, qui découvrait de nouveaux amis, donnait son nom à chacune des parties du visage des gens qui lui étaient familiers. Il y avait toute l’équipe qui a décidé de se lancer dans cette aventure. Je me réjouis de les retrouver dans quinze jours. Au Riau, je suis allé jeter un coup d’oeil sur le site de L’Enfant Takhy, j’y ai trouvé sur la page d’accueil un extrait du Zhuang Zi de Tchouang-tseu.

«Les chevaux ont des sabots pour les porter par-delà le gel et la neige, et des poils pour les protéger du vent et du froid. Ils mangent de l’herbe et boivent de l’eau, et galopent en faisant voltiger leur queue. Les manoirs et les grandes demeures les laissent indifférents… Lorsqu’ils sont contents, ils se frottent les naseaux. Lorsqu’ils sont furieux, ils font volte-face et se décochent des ruades. Telle est la nature des chevaux.»

Je ne peux m’empêcher d’évoquer la suite de ce chapitre 9. Tchouang-tseu y raconte comment Pai-lao apprit aux hommes les violences faites aux chevaux – fers, tonte, bride, entrave, parc – qui conduisirent un tiers des bêtes à mourir prématurément. Les hommes affinèrent plus tard les tourments de leurs protégés : dressage, endurcissement, galop par escadrons, ordre et mesure, le mors et la cravache eurent raison de la moitié restante.

Jean Prod’hom

La terre a la couleur de la molasse

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La terre a la couleur de la molasse et la dureté du silex. Les labours se soulèvent raides, désordre de cristaux boueux et immobiles. Le ciel est froid, plus haut et bleu qu’en novembre, lambeaux de neige tombée la semaine dernière, flaques sombres, buvards aveugles qui tiennent à distance le ciel, les nuages et les feux du soleil. On ne joue plus.
J’aperçois Alfred, Daniel et Jean-Paul près de chez eux, ils sont de retour ou sur le départ, un rendez-vous ou une tâche urgente. Tout le monde passe en coup de vent, la campagne n’a ni tache ni répondant.
Cinq jours pourtant que le soleil s’est installé au-dessus des habitants du Riau, alors que le brouillard rampe sur le lac. Mais il y a quelque chose d’inentamable qui nous empêche d’aller au-delà de ce qui apparaît. La terre s’est encroûtée, la sève s’est dérobée. Il n’y a que les haies qui gardent autour d’elles un peu de vie, une variété et une souplesse que les branches nues des frênes et des hêtres n’ont pas à cette saison, et je comprends mieux le plaisir dont parle Trassard à couper les herbes et les ronces à leur pied. Monte de la Broye, qui cherche son chemin dans un épais brouillard, le grondement sourd des voitures qui vont à Berne ou à Lausanne.
En-bas un coeur noir et blanc secoue les parois d’un interminable tunnel. Ici en-haut les fontaines sont généreuses, mais elles auront besoin pourtant de la journée pour se débarrasser des morceaux de glace qui collent à leur nez. Je cherche la prise d’eau du canal de la mécanique, on pénètre facilement les bois qui longent la rivière mais je n’aperçois aucun signe d’anciens travaux. De la fumée sort de la cheminée du Château, mais tous les volets sont clos. Les branches du tilleul font un bruit d’os, le potager a l’allure d’un cimetière abandonné. Ici et là traînent de vieilles machines agricoles, qu’on devait venir chercher le lendemain, mais qui passeront un hiver encore à attendre dans leur rouille. A l’ombre cliquètent des guirlandes de verre cassé. On s’étonne plus loin de la vivacité du gui dans les pommiers d’un ancien verger, il a fait d’immenses bouquets dans lesquels nichent des perles vivantes gorgées de soleil. C’est sûr, la terre grise de molasse prendra ce soir les teintes de la pierre d’Hauterive.

Jean Prod’hom

Je me souviens d’avoir dormi dans les soutes

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Je me souviens d’avoir dormi cette nuit-là dans les soutes d’un sommeil poisseux et m’être dit au réveil que je ne ressemblais pas à celui que j’avais laissé dans le ventre de la nuit. Je me souviens m’être levé avec passablement d’entrain, d’avoir suivi les traces que j’avais laissées la veille et avoir mis de l’ordre dans la cuisine. Je me souviens que c’était samedi, que Lili avait organisé au cours de la matinée un parcours de trial pour sa sœur et qu’Arthur s’était rabattu sur la trottinette. Je me souviens du jardin dans lequel pour la première fois de l’année nous avions pris le petit-déjeuner, je me souviens que nous avions, Sandra et moi, remis quelques points sur les i, avec toujours la même double intention, celle d’éviter à nos enfants de nous avoir toujours sur le dos et de nous assurer qu’ils voleront bel et bien un jour de leurs propres ailes. Je me souviens qu’Arthur est allé vendre des billets de tombola au village et que les deux filles ont imaginé les pas de danse que Louise exécuterait à l’occasion du prochain spectacle scolaire. Je me souviens d’un film sur la bataille d'Italie, du débarquement des alliés à Salerne en septembre 43 et de leur entrée dans Naples, de la foule en liesse.



J’ai quitté le Riau, suis descendu à pied jusqu’aux Censières par l'étang. Le fœhn avait faibli et l’air était doux, le tapis d’épines chauffées depuis la mi-journée donnait un avant-goût de l'été. Je me souviens des anémones, des myosotis près du nouveau réservoir, des merisiers en fleurs. Je m’étais dit qu’il ne fallait jamais oublier que le Riau est à près de 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, que le printemps avance comme la marée et que notre regard est toujours dépassé par les nouveautés. Je me souviens des quelques gouttes de pluies qui m’avaient fait cesser de ratiociner et hâter le pas. Je me souviens que le passage subit d’un chevreuil ne m’avait pas surpris, mais le fait qu’il soit seul en ces lieux et à cette heure m’avait paru étrange. Les gouttes de pluie avaient redoublé, lourdes et gaies, sans qu’elle parviennent à transpercer mes habits. Je me souviens avoir modifié mon programme et demandé à Sandra, au téléphone, qu'elle me prenne lorsqu'elle descendrait au Petit Théâtre avec les enfants. Je me souviens m’être arrêté plus tard devant le portail peint de la cathédrale, j’y ai paressé assis sur une marche de molasse, séduit par l’élégance des apôtres et les scènes de la Dormition. Je me souviens de la chapelle réservée aux pèlerins de Saint-Jacques, ils étaient deux ce jour-là, l’un se reposait le front appuyé contre un banc, l'autre avait remis de l'ordre dans son sac à dos avant de réajuster ses bâtons.
Il y avait du soleil sur l'esplanade, la Savoie était toute proche, je me souviens du verbe « ratiociner » auquel j’avais songé peu auparavant, d’une tache d’argent sur le lac, à l’avant de Saint-Sulpice. Je me souviens m’être dit que la ville était un peu morte et que les vies ici étaient comme suspendues à quelque chose qui ne passe pas ou passe à peine. Je me souviens des cloches qui s’étaient mises à sonner à 18 heures et qui m’ont ramené de très loin une autre manière de considérer le temps, celle qui fut mienne alors que je n’en savais rien et qui me file entre les doigts lorsque je la crois captive.

Jean Prod’hom

Je me souviens d’avoir marché sur l'asphalte

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Je me souviens d’avoir marché sur l'asphalte plus de deux heures, entre le village et le Riau, et d’avoir souffert des lombaires le lendemain matin, tandis que je terminais le Dictionnaire amoureux de Schifano sur Naples et que je lisais les premières pages du beau livre que Fernandez lui a consacré. Je me souviens du sentiment qui m’a saisi lorsque j’ai pris conscience qu’ils parlaient au fond de la même ville, d’une ville restée au bord de l'histoire, un sentiment qui ne m’a pas quitté et que je suis allé vérifier à deux reprises sur place.



Je me souviens du fœhn qui a soufflé tout au long de cette journée de fin avril et de la tempête qui a conduit les responsables à interrompre la grande patrouille des glaciers, je me souviens de m’être endormi au milieu de l’après-midi à deux pas d'un cauchemar qui ne payait pas de mine, d’avoir pu m’en extraire mais d’être demeuré une bonne heure dans la glu. Je me souviens d’avoir préparé une mayonnaise pour le soir, puisque c’était l'anniversaire de Sandra et que les petits avaient demandé de pouvoir manger une fondue chinoise. Je me souviens qu’on a joué en famille à un jeu de stratégie et que les filles se sont couchées après 23 heures, je me souviens de ce vendredi-jà. Je me souviens que Louise avait réintégré son ancienne chambre après qu’on eut attrapé la souris qu’Edelweiss avait ramenée et qui avait provoqué un sacré remue-ménage. Je me souviens que Lili avait décidé de dormir porte fermée parce qu’elle avait la certitude qu’il n’y avait plu aucune souris à l’intérieur mais que Louise trouvait qu'il était plus important de dormir porte ouverte, avec le risque qu’une souris passe la nuit dans sa chambre, sous son lit ou ailleurs, peu importe puisqu’une souris n’a jamais fait de mal. Je me souviens qu’Arthur avait considéré cette discussion avec un certain recul. Je me souviens d’une phraseQuand il pleut, ce bruit de clavier sur les vitres me pousse devant l’écran, là où je ruisselle, incapable – que j’ai recopiée ce jour-là et des hortensias que j’ai pris en photo devant le hangar alors que la nuit tombait.

Jean Prod’hom

Entre Paris et Corcelles

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Entre Paris et Corcelles s’étend un territoire immense parsemé de villages malingres et de petites villes un peu folles, recouvert de friches et de bois, de prés et de pâturages sans personne, qui rappellent au passager du TGV lorsque la nuit tombe que l’homme n'est ni tout ni partout.
On aura tôt fait de l’oublier. Et voyez-vous, de le savoir ce soir au Riau me fait du bien.

Jean Prod’hom

Midi au square du Temple

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Quelques vieux du quartier, assis sur les bancs décatis du square, habillés de vieilles hardes qu'ils portent jour et nuit somnolent ou lisent. De l'autre côté, trois ménagères à l’ombre d’une haie bavardent, les bras croisés sur des blouses et des tabliers tachés qu’elles ne quittent pas.

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Passe en trottinant un homme bien enveloppé, suivi d'une lourde dame, la quarantaine ; ils courent en boucle, tous d’eux revêtus d'un haut et d'un bas de training ; ils sont en sueur, grimacent, s’époumonent, souffrent comme on n’osait jadis le faire que chez soi ; le troisième a des allures de Buster Keaton ; il accompagne, en training également, le duo qui peine ; le solide gaillard serre dans chacune de ses mains deux bouteilles d'eau qu'il tient comme des chandeliers et qu’il tend à ses deux clients chaque fois qu’ils passent devant le buste de Bocquillon-Wilhem, fondateur en 1833 des Sociétés chorales.
C’est un de ces coachs que chacun se targue d'être pour ses contemporains et dont la société est envahie dans quelque domaine que ce soit : accompagnateur, consultant, conseiller financier, dans un monde qui vire à l’organisation semi-privée de toutes ses activités. Au nord du square une vieille chinoise en pyjama fait une réussite sur une borne interactive que la mairie du 3ème arrondissement a installée pour le bien-être de chacun. Un homme dans la fleur de l’âge, bien mis, traverse le parc d’un pas vif en répétant : «Je te l’avais bien dit, je te l’avais bien dit. » Je ne vois personne à ses côtés, il téléphone.
Si tous s'ignorent c'est parce qu'ils se connaissent bien, se croisent ici tous les jours et fréquentent sans se saluer les mêmes couloirs de l’administration communale. Les autorités ont soigné le décor : roses trémières dans la rocaille, terre retournée au pied d'arbres étiquetés, canes et canards pataugeant dan la mare ceinte de basses clôtures de fer.
L’espace public ressemble toujours davantage à un grand parc protégé – où les activités de nature privée sont venues rejoindre les activités communément admises  –, entouré de grilles protectrices en fer de lance relevant sans qu’on se l’avoue d’une instance psychiatrique généralisée.

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Il n'y a guère que les enfants qui nous rappellent que la psychiatrisation du monde n’est pas achevée. Circonscrits à l’intérieur du square du Temple par un second grillage au fines mailles, ils jouent au paradis ou aux gendarmes et aux voleurs, suivent les pigeons qui passent au-dessus de leur tête.
En sortant du square, je rattrape à la hauteur du numéro 102 de la rue du Temple deux adolescents. Ils fuient. En training et en baskets. Ils ont certainement fait le mur.

Jean Prod’hom

Insurrection au lycée Victor Hugo

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Théodore Delacroix me ramène à Eugène Géricault, je n’y puis rien. Le Radeau de la Méduse n’a jamais cessé de côtoyer dans mon esprit la Liberté guidant le peuple et mes insurgés ont toujours eu l’allure de naufragés, le sourire en plus, l’anéantissement en moins ; on se dresse, lève la tête, on agite son mouchoir ou une bannière afin d'attirer l'attention. Regardez, regardez la terre nouvelle et la justice qui se lèvent à l’horizon. J’ai souvent pensé que la liberté avait pour domicile un radeau à la dérive.

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Comment sortir de l’étouffement dans lequel nous plongent mer et vie sociale. En entassant des cartons, des chiffons, des poubelles ou des pavés, radeau de fortune sur lequel on grimpe pour mettre la tête hors de l’eau et respirer. En se coupant du passé et des ports, en faisant table rase, voici venir les heures chaudes, il n’y a plus de marche à suivre, plus de portulan. On bricole ; la faim, la déshydratation et la folie menacent. Mais rien à dire là-dessus, une bonne manif ça fait du bien.
Lorsque le lycée Charlemagne apparaît au coin de la rue de Sévigné, les insurgés du lycée Victor Hugo les saluent, rires et cris. Mais les deux groupes ne se mêlent pas, on ne mêle pas le 3ème arrondissement au 4ème, le marais au marais Charlemagne à Hugo. Aucun des groupes ne veut que le sien se dilue dans une entité qui entamerait sa liberté et son indépendance. Les insurgés de la première heure sont contre toute centralisation, ils veulent vivre entre eux le nouveau monde et la justice, sur le radeau qu’il ont bricolé, avec leurs couleurs et leurs bouts de chandelle.
Les lycéens ont fixé sur la façade du lycée Victor Hugo plusieurs calicots de toile et de carton contre le ministre de l’Intérieur et les expulsions, tout autour d’une plaque en dur, silencieuse et fixée dans la brique, qui rappelle que, de 1942 à 1944, plus de 11000 enfants ont été déportés de France par les nazis, avec la participation active du gouvernement français de Vichy, assassinés dans les camps de la mort parce que nés juifs. Plus de 500 de ces enfants vivaient dans le 3ème, nombre d’entre eux ont fréquenté le lycée Victor Hugo.
Et que ceci a à voir avec cela. D’une manière ou d’une autre.

Jean Prod’hom

Calet mon ami

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Du sommet de la tour Eiffel – vieille bourgeoise vêtue de dentelle de Paris – la ville semble bien petite. On distingue à l’oeil nu les feuillus qui l’ourlent et l’empêchent de déborder. Voir si petite et d’en-haut cette ville qui m’a tant effrayé autrefois sur un pont de bois du Bois de Vincennes me réconforte. Il fait un soleil d’automne et je resterais bien ainsi perché à démonter ces maisons pierre à pierre, ausculter les puits sombres de ces archipels et leur seconde vie sur les toits.
Les filles ne voient pas l’affaire sous cet angle et veulent accompagner leur mère aux Galeries Lafayette. On prend le RER jusqu’à Javel ; coup d’oeil à la réplique de la statue de la Liberté sur l’Île des Cygnes, pont de Grenelle, la Muette. On se sépare à Chaussée d’Antin La Fayette. Je décide, coup de tête, de ne pas quitter la rame de la ligne 9. Jusqu’à Montreuil.

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A cause de trois petits textes d’Henri Calet : Mes copains, De bonnes nouvelles de Montreuil et Mes petits amis de Montreuil publiés par Combat et Réforme en 1947 et 1948, écrits pour donner un coup de main aux Amis des Enfants de Paris, une association que Robert, Serge, Marie-Claude et quelques autres fondent à la sortie de la guerre pour sauver le plus d’enfants possible, des enfants qu’ils attrapent lorsqu’ils se sont endormis sur les marches des stations de Pigalle, Anvers ou Barbès après le passage du dernier métro. Et que les animateurs de cette association emmènent jusqu’à Montreuil où ils ont mis la main sur une maison, inhabitée depuis le commencement du siècle. Un chantier qui nécessite du matériel, de l’argent et de l’aide. Calet offre la sienne en leur promettant d’écrire des articles appelant chacun à participer à cette aventure, c’est tout ce qu’il peut faire.
Il y a dans ces trois petit textes de Calet, comme dans tout ce qu’il écrit et touche, une grâce bienveillante qui réconcilie avec la vie et ses hôtes le plus récalcitrant des hommes.

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Qu’est devenue cette maison, c’est cette question qui m’amène à Montreuil. J’hésite : Porte ou Mairie de Montreuil. Décide pour la seconde et me trouve devant la mairie. Je ne connais pas cette ville de banlieue mais quelqu’un me souffle qu’elle n’a pas changé. Emprunte le boulevard Paul Vaillant-Couturier, sans trop espérer, pensez donc, plus de 100 000 habitants, 10 000 maisons peut-être. La rue de l’Eglise est charmante, guigne à travers la baie vitrée de la Maison des Femmes de Montreuil, des femmes partout, faut pas s’étonner. J’entre, une permanente me sourit, je lui souris. Lui demande si elle sait où se trouve la maison qui a accueilli il y a soixante ans les Amis des Enfants de Paris qu’Henri Calet a soutenus. Non je n’ai pas d’adresse, elle me conseille alors de passer à la Mairie et de prendre contact avec les archives. Mais madame, demain c’est loin. Une autre fois.
Je me fie à ma bonne étoile, le soleil aussi qui réchauffe les rues Danton, Mirabeau, Désiré Charton dans laquelle des artistes dressent un fausse souche de bois mort. Je crois toucher au but lorsque je tombe à l’extrémité de cette même rue sur la Résidence Rochebrune. Pour l’insertion vers l’autonomie. Mais à y regarder de près, cet immeuble ressemble plus à un squat qu’à une maison d’accueil, et son architecture indique à l’envi qu’elle n’existait pas au milieu du siècle passé. Je renonce donc mais prends du bon temps, le soleil ne tarit pas d’éloges cette ville de banlieue qui a capté la vie et le sang du centre de Paris. Traverse une seconde fois la rue de l’Eglise et reprends le métro à la Croix de Chavaux. Reviendrai à Montreuil. Promis.

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Retour au Riau, retour au texte même, à tout hasard. Tombe alors, comme il se doit, sur ce qui me manquait, l’adresse de la maison des copains de Calet que celui-ci mentionne à la fin de son article, au cas où des gens bienveillants voudraient bien leur envoyer ou apporter quelque chose, à tout hasard : 150, avenue du Président-Wilson.

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Google earth

Google earth fait le reste. L’autre jour, lorsque je me dirigeais vers la Croix de Chavaux, j’ai passé tout près de la maison des Amis des Enfants de Paris, je ne l’aurais pas reconnue. Je l’imaginais moins haute, les fenêtres ouvertes et les façades blanches. Avec des cris tout autour, un chien mais sans grille ni portail. La maison des Petits amis de Montreuil est devenue méconnaissable.


Jean Prod’hom

Calligraphie au cimetière Montparnasse

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Drôle d’ambiance l’autre matin dans la 12ème division du cimetière Montparnasse, loin de la surveillance de Charles Pigeon ; une pierre est roulée sur un tombeau vide, personne aux alentours. Plus loin un homme allongé s’affaire sous une ombrelle qui le dissimule, je m’approche ; il tient un pinceau, repasse en noir les lettres et les chiffres délavés des noms et des dates gravés sur le marbre. Il pleut.

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Je le salue, il se redresse, on parle de tout et de rien comme il convient de le faire dans de tels endroits. Avant de s’engager sur une piste plus sérieuse.
Des transports routiers l’homme a fait le tour, il a commencé il y a quelques mois une formation en cours d’emploi de graveur sur pierre ; il y apprend la taille, la gravure, la calligraphie, le dessin de médailles et de blasons. Il compte rester chez son patron d’apprentissage pendant quelques années encore, le temps de parachever ses connaissances. Alors ce sera la province, marre de Paris, la Normandie peut-être, il y a du boulot dans la branche.
L’homme vante les mérites de la vraie gravure, la gravure manuelle ; il liste les défauts de la technique du jet de sable incapable de creuser la pierre en V, seul profil qui assure aux inscriptions une bonne résistance au temps. Il faut que l’eau s’écoule, la taille en V y contribue. Il est vrai que la lettre E résiste moins bien que la lettre I, c’est ainsi. A nous les calligraphes de faire réapparaître la lettre E lorsqu’elle disparaît, cette lettre est notre bénédiction. Il m’emmène dans la division 11 pour me montrer un bon exemple de ce qu’un homme de sa trempe sera capable de graver bientôt dans le marbre.
C’est l’heure de se quitter, j’hésite à lui demander encore quelque chose, un geste en passant, remettre une couche sur les E de la tombe de Beckett qui s’effacent, à deux pas de celle qu’il restaure. Et puis non, l’homme a assez de boulot, et il y a tant de E qui disparaissent.

Jean Prod’hom


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Les "cheneviéres" de Corcelles-le-Jorat

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La culture du chanvre, diabolisée dans les années 60 mais remise à l’honneur dans les années 90 par des agriculteurs qui peinaient à survivre, jouissait autrefois dans la région et jusqu’à la dernière guerre de faveurs et de soins qui en attestaient le prix. De cette culture à Corcelles-le-Jorat ne restera bientôt, je le crains, que le nom des Chenevard et de leurs descendants. Et une trace dans les archives. Les cheneviéres ont en effet l’honneur d’être désignées dans le relevé de 1852 par un nom spécifique, à côté des prés, des champs, des jardins et des bois.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat, A la Grange ès Roud

Les cheneviéres sont des parcelles qui jouxtent les habitations. Elles ont en 1852, comme les jardins, une valeur fixe dans le cadastre, 1522.50 francs la pose, tandis que la valeur des prés, des bois et des champs varient selon leur situation. La chenevière est travaillée à deux pas de la maison sous étroite surveillance, pour s’assurer qu’aucun oiseau ne détruise les précieuses graines, qu’aucun animal ne fouisse la terre retournée préalablement, fumée et hersée, tapée au moyen de larges planches au milieu desquelles était fixé un manche en bois. Il fallait, précise l’auteur de l’article de l’Encyclopédie de Diderot, que toute la cheneviére soit aussi unie & aussi meuble que les planches d’un parterre. Attendre ensuite, simplement attendre en empêchant la mauvaise herbe d’étouffer la croissance du chanvre.
On semait le chenevis au mois d’avril ou de mai, le jour de la Saint-Urbain, ni trop serré ni pas assez – il faut observer un milieu, qu’on atteint aisément par l’usage, avertit l’Encyclopédiste –, puis le pousser dans la terre à la herse ou au râteau.
On arrachait en septembre les fagnes par poignées qu’on mettait en gerbes dans un pré fauché. Dès le lendemain on les étendait et on les retournait régulièrement durant une vingtaine de jours, c’était le rouissage. On remettait les fagnes en gerbes et on les conduisait en char dans une remise où elles étaient entreposées.

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Au printemps suivant, on terminait le séchage, au four s’il le fallait, avec les risques d’incendie que cette opération entraînait, raconte un vieux Broyard en 1931 dans la Feuille d’Avis, puis on procédait au broyage pour en tirer la filasse. On plaçait une poignée de tiges entre les deux longues et solides mâchoires de chêne du batioret qu’on ouvrait et fermait lourdement. Les gosses collectaient dans les débris les fils afin de faire la ficelle pour les liens, licols, cordeaux, cordes de chars, longes. Plus tard dans l’année, le sérancier passait pour carder le chanvre qui serait filé l’hiver suivant.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat, Vers chez les Chênes, 1852

M’aura suffi d’une petite matinée pour faire l’inventaire des cheneviéres de la commune :

Vers Chez Porchet : 51.60 toises
A la Grange ès Roud 95.50 toises
Vers chez Charbonney 54.45 toises
En Gilletaz : 58.60 toises
Es Garres : 46.30 toises
A la Mollie : 37.25 toises
Vers chez les Chênes : 88.97 toises et 142 toises
Es Tailles : 75.75 toises
Au Chalet d’Orsoud : 44.50 toises
Vers chez Porchet : 64 toises, 39 toises et 40 toises
Praz à L’Armaz : 34.55 toises
En Rachigny : 46.95 toises

Et en tirer comme un poème : 919.42 toises, c’est-à-dire 8274m2, c’est-à-dire un peu moins de 2 poses, et le beau nom de cheneviére écrit par un géomètre consciencieux.


Jean Prod’hom

L'envers d'une ligne de désir

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Cela fait un bail qu’on dépose chaque matin nos enfants au bas du Torrel, là où s’arrête le bus scolaire, tout près d’un pont qui enjambe dans l’ombre vert sombre le ruisseau du Riau. Le chemin mène à la mécanique, un bâtiment en retrait dans lequel les paysans d’aujourd’hui logent quelques têtes de bétail, entreposent une ou deux machines agricoles et des balles de paille.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

C’était un ensemble comprenant autrefois un logement, avec devant un demi-rond d’herbe tendre, un carré de bettes, du fenouil et du persil. A l’arrière une grange et une écurie auxquelles s’adossait un couvert abritant une scierie et une machine à battre le grain, avec une vaste place de terre battue pour entreposer des chars, stocker le bois, manœuvrer. En 1852 ce domaine appartenait à Jean Rémi Steiner.

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Plus trace de la fontaine indiquée sur le plan, plus trace non plus de l’eau détournée du ruisseau par un canal, 250 mètres plus haut, sous la Mollie Cheiry. Une trace seulement sous la peau du pâturage, comme l’envers d’une ligne de désir, celle d’une ancienne passion, la courbure d’un rêve dont les lèvres n’en finiraient pas de se refermer, pure cicatrice sans bord, sourire d’aquarelle à ciel ouvert au-delà de tout repentir.

Jean Prod’hom

Quelque chose ne vient pas

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Il y avait en contrebas du cimetière de Gillabert, le long de son ruisseau, une tannerie appartenant à Alexandre Philippe Ramuz d’un peu plus de 9 toises. Suis redescendu ce matin les pieds dans l’eau, en amont de l’ancien chemin qui monte Vers chez Porchet, à la recherche des restes d’une arrivée d’eau dont la dérivation devait se trouver à l’entrée du bois, à cent mètres de là, au pied du Champ Borgey que le ruisseau de Gillabert contourne. Aucune trace du bâtiment inscrit en 1852, ou si peu, une pierre peut-être et une trifurcation en mauvais état qui pourraient faire partie de la petite entreprise d’autrefois.

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Continue dans le lit du ruisseau de Gillabert dont les lueurs troubles ressemblent à celles de l’Argens, cette rivière du Var à laquelle René Boglio s’abandonne le temps d’une matinée, laissant au silence des rentrées scolaires les ruelles de Correns fendues par le soleil. René ne s’est pas dégonflé, a jeté du pont son cartable dans la rivière, René s’en fout, René n’ira pas en classe. A l’appel de l’instituteur a répondu celui de la rivière. Ses souliers prennent l’eau qui monte jusqu’à la taille. Que les autres s’occupent de leurs affaires, je m’occupe des miennes les bras en croix, René nage dans la lumière du temps volé, danse avec une vipère d’eau, suit son ombre trouble dans la rivière, René a perdu ses souliers, il croque une figue, se douche sous une cascade. Mais René ne perd pas la raison, personne n’en saura rien, il retrouve ses souliers et son cartable, rejoint ses camarades, il s’est passé une éternité.
Je laisse la tannerie derrière moi, René sourit, René nage, absent pour personne, le cartable et mes projets au fil de l’eau, faites donc des théories, on n’entend rien sous le bruit du vent et des grillons, de l’eau, je glisse comme sur une barque caressée par les branches souples des saules, persiennes ajourées, voix indistinctes piquées par le bleu des libellules et le blanc des papillons. Je croise de petits affluents qui rient lorsqu’ils se jettent dans dans le ruisseau la tête la première, jusqu’au menton, une flûte enchantée se mêle aux tourbillons, dérive des sentiments. René croque une figue, c’est pas une heure pour rentrer, dit la lavandière, nous sommes en 1956 et je viens de naître.

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M’arrête à l’auberge, personne n’a entendu parler de cette tannerie. Je rentre avec le sentiment d’être en retard, Sandra sourit, elle s’en va avec Lucie, les enfants et Oscar tremper leurs pieds dans la Carrouge. Chacun son tour. Regarde le film de Jacques Rozier. René a ramené une vipère dans son cartable, je ramène de cet enchantement un gourdin de salon.

Jean Prod’hom



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Crise de subsistance à la BNF

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Bonheur de tomber ce matin sur le site de la BNF, qui accueillait début 2013 Pierre Pachet et Claude Reichler dans le cadre d’une série de conférences sur l’histoire du climat, mises en ligne pour tout un chacun : « Les baromètres de l'âme » météorologie, journal intime et connaissance de soi. Pierre Pachet y évoque la première Rêverie de Rousseau avant de commenter le fragment 107 de la série 23 des papiers non classés de Pascal :
Le temps et mon humeur ont peu de liaison. J'ai mes brouillards on beau temps au-dedans de moi; le bien et le mal de mes affaires même y fait peu. Je m'efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.
Non! dit Pascal, il n’y a pas de parallélisme des barométries du ciel et et du coeur.

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Claude Reichler évoque ensuite les changements – qu’annonce le fragment 107 – qui ont eu lieu au début du XIXème siècle dans la compréhension des relations entre les intempéries du coeur et celles du ciel, il s’en réfère à Maine de Biran pour qui l’homme est aussi imprévisible que le plus imprévisible des événements météorologiques, je suis nuage, tout échappe à ma pensée mobile, je suis un être ondoyant, divers et sans consistance, heureusement équipé d’un noyau durable qui me permet de juger des variations continuelles de mon être phénoménique.
Belle heure donc, qui en enfante une seconde lorsque je m’avise d’une autre conférence mise en ligne par la BNF, indiquée en marge et prononcée par Emmanuel Le Roy Ladurie, en conclusion de ce cycle intitulé Climat et météorologie. Nouvelle belle heure donc, curieuse, au cours de laquelle le vieil historien file allègrement l’histoire du climat du Moyen Âge à nos jours, sans notes en raison de sa vue déficiente.

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Rien de bien nouveau depuis 1315, dit en substance Le Roy Ladurie, un peu désabusé, une succession d’événements météorologiques aux effets identiques jusqu’au milieu du XIXème siècle : crises de subsistance, famines ou disettes, manques de céréales surtout, qui sont à mettre en rapport avec les pluies excessives de certaines années, au printemps et en été, les gels insistants et continus de certains mois de janvier et février, sachant pourtant que le blé aime bien un petit coup de froid en hiver. Il y a aussi les échaudages, c’est-à-dire les sécheresses excessives, mais sans effets catastrophiques la plupart du temps. Il faudra attendre le XVIIème pour qu’une réelle politique du ravitaillement soit mise en place en France.
L’historien minimise la portée du petit âge glaciaire, le refroidissement n’a en effet jamais dépassé 0,6 degrés entre 1350 et 1846, tout juste une petite fraîcheur en plus. Quelles qu’aient été les variations profondes du climat, les crises de subsistance se sont succédé mais ont moins eu d’effets sur la mortalité de nos ancêtres que les guerres, celle de Cent Ans par exemple ou la grande et les petites pestes.
Cette succession de crises, Le Roy Ladurie ne s’en souvient plus précisément, elles finissent par l’ennuyer, elles se répètent, il aimerait écourter sa conférence. Il est bientôt midi, je l’aide donc en accélérant le défilement de l’enregistrement. Surgit alors une page sur laquelle on m’indique que trois conférences m’attendent encore sur la question du climat, à l’occasion desquelles onze hommes brillants se sont exprimés, le vertige me prend. Je cherche en haut de la page un peu d’aide pour en sortir au plus vite, je clique sottement sur l’onglet Conférences en ligne, une conférence sur Molière m’est proposée, Molière l’escroc, le maquereau et le vaurien, bougrement intéressant mais je ne veux pas pour l’instant m’enfoncer dans ce guêpier mais en sortir. Repère deux nouveaux onglets : Toutes les conférences et Dernières conférences. Clique imprudemment sur le second : 16 conférences, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Me retire précipitamment, clique sur le premier : apparaissent les titres des cycles de conférences classées par intervenant, par thème ou par date, des centaines de conférences passionnantes datant pour les plus anciennes de 2001. Me sens pris, comme obligé si je ne prends garde de camper à la BNF et de sortir hors de la fosse à bitume, une à une, chacune de ces conférences, il y a de quoi faire.
Mais il est midi, malheur à moi si je suis pris. Je presse sur la touche tout à droite du clavier, celle qui m’a sauvé plus d’une fois, je compte jusqu’à sept pour m’échapper de ce piège. J’entends alors du bruit dans le jardin, c’est Arthur qui passe la tondeuse, je le rejoins pour m’attaquer à d’autres oeuvres, basses et utiles, qui se répètent sans s’empiler, désherber les plates-bandes comme les jardiniers à la BNF, pour m’alléger et alléger mes jours, recommencer à zéro.

Jean Prod’hom

Aigle

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Christine, Moulin d’Aigle, 21 juillet 2013

Dimanche fin d’après-midi, toutes les fenêtres sont ouvertes, il fait à Aigle un cagnard à préférer les enfers. La rue du Bourg, étroite et profonde, offre un refuge si frais que les tenanciers rançonnent sans difficulté les passants.
Tout au bout, à l’est, la rue du Bourg est barrée par une route qui penche en direction du Rhône, elle longe une paire de rails, celles qui reliaient en 1900 la gare d’Aigle au Grand-Hôtel détruit en 1946, celles qui mènent aujourd’hui aux Diablerets. Plus bas une banque sans grand caractère a remplacé l’hôtel Victoria sur la terrasse duquel une inconnue a fait la noce au mois de mai 1910 tandis qu’une de ses amies se soignait aux Bains de Lavey.
La maison d’en face n’a guère changé, les propriétaires ont réduit la largeur du balcon, le lampadaire n’existe plus, le muret du jardin est sectionné en plusieurs parties, une barrière fortifiée a remplacé la haie, l’arbre a vieilli et le lierre ne le lâche plus, mais les charpentières sont intactes.

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Une cinquantaine de mètres plus bas s’ouvre une cour d’où s’élance un bâtiment large d’épaules, un ancien moulin qu’alimentait le bief de la Monneresse. Un moulin en sursis qu’occupent aujourd’hui des peintres, des musiciens, des vidéastes, bref de la mauvaise graine en situation précaire, mais de la graine résistante, de la graine qui chante.
Il y a Antoine, Anaïs, Olivier, Christine, et tous ceux qu’on n’a pas vus parce qu’ils ne voulaient voir personne, l’endroit est immense. J’ai passé la fin de l’après-midi avec eux, on a mangé des filets de féra qu’Antoine a préparés, on a mangé un gâteau au chocolat parce que le fils de Christine fêtait ses vingt-trois ans.
A la fin ils ont chanté en français, en anglais, en portugais tandis que la nuit entrait par les fenêtres grandes ouvertes. Je les ai quittés à un plus de vingt-deux heures, ce sont vraiment des gens pleins d’amour, pleins d’envies, avec pleins de projets, fragiles, comme appuyés à des bâtons de chaise.


Antoine, Moulin d’Aigle, 21 juillet 2013

Usez mieux. ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer :
Aimez, aimables bergères ;
Nos coeurs sont fait pour aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il y faut venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour.

Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s’enflammer :
Un coeur ne commence à vivre,
Que du jour qu’il sait aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il y faut venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour.

Molière, Cinquième intermède de la Princesse d’Elide

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Jean Prod’hom

Exploitation de la pierre

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Lorsqu’on quitte le bourg sinistré de Dizy et qu’on remonte de la Tine de Conflans en direction de Ferreyres, le village se met en boule et s’agrippe pour éviter de rouler dans le lit de la Venoge, il somnole dans cette blondeur confiante et lumineuse que lui offrent ses pierres de calcaire jaune et le soleil. On revit, une mère joue avec son enfant sur la nouvelle place de jeux qui jouxte l’ancienne route de la Sarraz, deux femmes papotent sur celle de Moiry déserte à ces heures.

Ferreyres

S’ouvre au bout de celle qui conduit à la vallée d’Engens, à l’arrière du village, un pays qui surprend celui qui s’y aventure, le dépayse en le propulsant sans avertir sur des terres dont il est le familier, c’est sûr, mais ailleurs, plus au sud, dans la Drôme ou le Gard, à cause de la pierre qui affleure et mite des clairières au sol maigre, reliquats d’anciens esserts que les chèvres et les moutons maintenaient ouverts. Les taillis ont gagné la partie, et avec eux les frênes et les charmilles, les buis et les chênes, courts et noueux comme leurs cousins verts des Cévennes, qui alimentaient au Moyen Âge les fours à chaux et à fer des Bellaires.
Mais c’est aussi ici, au nord de Ferreyres, dans les bois d’Echilly, que le promeneur est invité à imaginer le travail aveugle et titanesque de ces collectifs anonymes qui ont exploité la pierre, caché aujourd’hui derrière les buis, les chênes et notre ignorance.

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On peine à s’imaginer les faits et gestes des carriers qui montaient dès le XVème siècle à la perrière, comme on disait, fendre la pierre jaune de Ferreyres – cousine de celle de Hauterive –, la tailler, l’acheminer jusqu’à Romainmôtier, La Sarraz ou Ferreyres, plus loin ensuite. On estime à 30 000 mètres cubes la quantité de pierre extraite de la Carrière jaune qui garnit d’or, aujourd’hui encore, les encadrements des fenêtres et des portes des maisons de la région, ou qui contient l’eau des fontaines publiques comme celle des riches particuliers.
C’est dans la seconde moitié du XVIIIème siècle en effet que les communes du pied du Jura engagent des carriers pour remplacer les bassins en bauderons et les auges de sapin ou de chêne par des bassins de pierre. Le maître David Robert est l’un d’eux, nous apprend Paul Bonard dans son ouvrage sur les Fontaines des campagnes vaudoises, il vient du Locle et épouse en 1720 Moyse Cugny de Ferreyres, il demande la bourgeoisie de La Sarraz – qui ne fait qu’un avec Ferreyres – contre la taille d’un bassin. Les faits sont établis, David Robert travaille à Cossonay et la Sarraz, mais aussi à Penthalaz et à Romainmôtier où il réalise en 1724 la chèvre en pierre du vieux bassin en bois, Paul Bonard évoque tout cela.

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Cossonay, photo de Sylvie Bazzanella

Mais on sait si peu de choses de ces vies minuscules, j’imagine David Robert entouré d’une équipe d’ouvriers, Il dispose d’une petite forge pour y fabriquer et y réparer ses outils, les aiguilles, les broches et les ciseaux, les marteaux, massettes, piquoirs et martelines, il remarque un matin de bons morceaux de calcaire dont il compte tirer les panneaux du bassin octogonal commandé par la commune de Cossonay, qui remplacera l’ancienne fontaine devant l’église, j’ignore comment ils s’y prennent pour fendre ces panneaux, j’imagine qu’ils les taillent à même la carrière. Plusieurs jours. Cossonay est à plus de sept kilomètres, il s’agit de choisir le meilleur itinéraire, sortir du bois les lourds panneaux en les soulevant d’abord par un jeu de leviers et l’emploi de crics, en les faisant rouler ensuite sur des billes, de sapin j’imagine, plusieurs jours. S’être assuré des services d’un charretier, manoeuvrer l’équipage, quelques jours encore, acheminer les pièces du bassin sur la vy, puis les conduire à Cossonay sur des chemins à double ornière, conduire les chevaux, tirer dans les côtes, retenir dans les dérupes, décharger les panneaux, les cimenter avant de les cramponner aux angle et aux jointures avec de la ferraille, installer la chèvre, des jours encore, j’aimerais des détails, plus de détails, mais où les trouver ?
Au-delà de la Carrière jaune, plus loin, les foyards se mêlent aux chênes, quelques chèvres ont fait la fête au recrû, elles ruminent à l’ombre d’un grand frêne, tout autour une prairie sèche le nez dans le ciel, comme à Colonzelle sur le plateau du Pâtis, avec dessous l’ancienne carrière d’extraction de pierres meulières.

Jean Prod’hom

Au Riau

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Passe la journée à l’ombre, dans l’ancien collège, y consulte les archives de la commune de Corcelles-le-Jorat avec une idée fixe mais sans méthode, en sors épuisé. Le cimetière de Corcelles a bel et bien été décollé de l’église et déplacé du centre du village au milieu du XIXème siècle. Plus précisément entre 1834 et 1837, années durant lesquelles différents travaux ont été réalisés, les comptes communaux en attestent  : niveler le terrain, poser des coulisses, voiturer le sable et les cailloux pour le hangar - qui n’existe plus -, descendre à Lausanne acheter des fermentes – chez Francillon –, charpenter le couvert de l’entrée,…

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Mais de ces heures passées à faire la taupe, je ne ramènerai ce soir qu’une image, celle tirée du Plan de territoire de la commune levé en 1851 et 1852. On y voit là où j’habite aujourd’hui, une étable rose et une remise sans nom ni chiffre, avec derrière un chemin de terre qu’empruntait le propriétaire d’alors, Jean-Pierre Porchet. On aperçoit sa ferme, une ferme avec son habitation ouverte au sud et à l’ouest, puis son rural constitué d’une grange, d’une écurie et d’une remise, un grand jardin et deux places de terre battue devant et derrière – avec côté midi une fontaine. Un peu plus loin à l’est un étang.
Cette ferme n’existe plus, elle a brûlé, on raconte qu’un char cité par deux chevaux l’a quittée le soir de l’incendie bourré jusqu’à la gueule de meubles et d’ustensiles.
L’étable et la remise d’en face ont pris de l’importance, un peu plus encore lorsque le propriétaire qui nous a précédés les a rachetées, a rehaussé le toit et créé un appendice pour des enfants qui n’y ont jamais habité. Nous avons récupéré il y a une dizaine d’années la part d’eau qui nous revenait, trouvé un bassin de granite, le trop plein alimente aujourd’hui un petit étang creusé au fond du jardin.
Pour le reste, les fermes, le blé, l’orge, les pommes de terre et les betteraves sont les mêmes, le ciel aussi. Et le ruisseau du Riau serpente dans les bois comme autrefois même s’il coupe plus tôt la nouvelle route qui monte à la Moille-au-Blanc, peu avant la poche herbeuse dans laquelle s’enfonce sans disparaître le tracé de l’ancien chemin.

Jean Prod’hom

Fous de Dieu

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Le 15 septembre 1797, racontent le Père François Berbier et Cyrille Gigandet, c’était un vendredi, les représentants de la République française, après avoir copieusement bu et mangé, pénétrèrent dans les chambres des chanoines réguliers de l’ordre de Prémontré à Bellelay pour mettre la main sur tout ce qui était à leur convenance. L'arrêté d'expulsion précise que chacun des trente-huit chanoines ne put emporter que les effets à son usage. On garda huit chanoines en otages, et on fit accompagner le dimanche les trente autres par des gendarmes en zone neutre.

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J'en imagine quelques-uns d’entre eux dans cet espèce d'entonnoir de pâturages qui descendent en pente douce le long de la Sorne jusqu’à la Birse, avec pour seuls bagages quelques habits et deux ou trois livres sous le bras, un gendarme à leur côté, laissant derrière eux la fine fleur de l’armée révolutionnaire – sous les ordres de Gouvion de Saint-Cyr – pillant ce qui pouvait l’être, plaçant des scellés sur ce qui ne le pouvait pas. On ne commença l'inventaire des biens des Prémontrés que lorsque le bâtiment fut vide.
Une fois les vingt-cinq pensionnaires et les huitante-neuf domestiques de l’abbaye renvoyés, un autre silence s'est installé à Bellelay qui, je crois, ne l’a jamais quitté malgré le chant des rossignols et les affectations passagères de ses bâtiments : hôpital, écurie, brasserie, verrerie. Cet étrange silence, et ce quelque chose qui est comme abandon ont été pris au piège dans la coque vide de l’église, les marécages et les tourbières qui l’entourent.
C’est en 1894, lorsque l’Etat de Berne a racheté les lieux pour en faire un asile d’incurables (plutôt qu’un pénitencier), que la solitude et le silence se sont fait entendre à nouveau à Bellelay, ramenés par des hommes et des femmes venus de nulle part, aliénés, fous de Dieu sécularisés, fils et filles sans père ni mère, sans abbé ni abbesse. Les premiers sont peut-être arrivés en longeant la Sorne, ou sont montés de Tramelan, des proches les ont accompagnés, les orphelins encadrés comme il se doit par des gendarmes.
Le silence, l’abandon, la solitude habitent aujourd’hui les couloirs déserts des trois étages du logis principal, pris au piège derrière les portes fermées des chambres, bureaux vides, salles d’animations désertes. Un bruit de clé soudain, une porte s’ouvre, unité de psychiatrie de l’âge avancé 2, une infirmière en sort, un visage sur une chaise roulante, un bruit de fond, désordonné, des remous, un regard d’une violence inouïe, désarroi. Et le silence à nouveau qui se referme sur lui-même.


Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

Lui vit à Saint-Imier, fume et boit du coca sur la terrasse ensoleillée du réfectoire, il n’a pas de livre, il raconte et ne raconte pas, né à Courfaivre, il travaille dès la fin de son école dans une usine à vélos, pendant deux ans. Mais il se dispute avec son patron, bien d’accord qu’il fasse chaque jour une pause, il en a le droit, mais qui exige qu’il la fasse en travaillant, pour ne pas perdre de temps. Aide ensuite un paysan de Courfaivre histoire de s’occuper, est employé quelques mois dans une entreprise de nettoyage, chez Emmaüs enfin. Sa vie semble s’arrêter là, il se fait hospitaliser une première fois à dix-neuf ans. Cela fait trois semaines qu’il est là, il monte de Saint-Imier à Bellelay régulièrement, des séjours de trois semaines ou plus, depuis plus de vingt-cinq ans, il en aura quarante-sept ans la semaine prochaine. C’est comme s’il racontait tout cela pour ne pas s’en souvenir.

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Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

C’est lundi, des jardiniers râtèlent l’herbe du parc, une débroussailleuse chasse le soleil, la gardienne fait un mot fléché à l’entrée de l’église abbatiale, la porte est ouverte. S’échappe une étrange musique, longue phrase dans laquelle le silence se dédouble, l’église est vide, le silence fait tache d’huile. Comment revenir à Bellelay ? Et d’où ? Et quoi dire de nulle part, il n’entend pas, il est blessure, il est demande, demande sans fond. J’aime ce nom de Bellelay.

Jean Prod’hom

Dans un quatrain de Follain

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Conférence de fin d’année ce matin, tout l’établissement babille dans le hall des pas perdus, c’est la foule des grands jours. Règne un brouhaha qui faiblira mais ne cessera pas, il y a tant à dire, faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. Les lunettes à soleil dressées sur le front de quelques-unes nous rappellent qu’il fait beau dehors. On se penche un bref instant sur les incivilités des tout petits, on convient des cadres à fixer autour de leur irrépressible agitation. On les voudrait au fond immobiles, en rang d’oignons à côté d’un citron, d’une poire et d’un pot de fleurs, nature morte, nappe verte et lumière profonde au temps du cinéma muet.

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Il y a le réseau, le réseau-réseau, le réseau-ressources, les remises au pas, les appuis, la dynamique négative, le redoublement, le soutien institutionnel, belle grappe de langue, on se grise. On passe en revue les classes : la 201, la 303, la 402, la 403, pas de 807 cette année. On salue les enseignants à la retraite, on évoque les situations qui en appellent d’autres, et puis il y a les refus, les accords, les validations. On a installé de tout nouveaux filets de sécurité, on accorde encore des faveurs mais les privilèges ne seront pas rétablis. La dyslexie, le dyscalculie, les dyspraxies, les dysphasies, la liste s’allonge, demain tout mal aura son mot. J’apprends que le multi-âge est banni.
On ouvre l’enveloppe, la boîte des horaires, celle des généralités et des compléments, formellement ou concrètement, celle des mises à niveau, des réorientations, des effectifs réduits, et des options spécifiques. La vendange est belle, je m’étonne pourtant de nos certitudes collectives et je devine derrière le ronflement du lexique une assurance qui vacille.
On nous rappelle que les mamans ne seront plus obligées de fourrer les cahiers de leurs enfants fabriqués par des prisonniers. Je l’ignorais mais le journal de la fonction publique de l’Etat de Vaud nous l’apprend, les cahiers utilisés en classe sortent des ateliers des Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe. Dix détenus travaillent huit mois durant à la confection du million de cahiers (15 types en 4 formats différents) distribués dans les classes à la fin de l’été. Le journaliste de La Gazette de 2004 note que le pécule qu’ils reçoivent en échange permet d’améliorer l’ordinaire des prisonniers et d’acheter des cigarettes. Echange de bons procédés, je souris, un cahier de géo contre une clope.
Plus délicat, je crois entendre soudain les échos d’une vieille querelle sur le rôle de l’école dans le redressement moral des enfants. Une parabole. Voici. De deux frères jumeaux en tout point pareils, le premier avait fait tout ce qui lui avait été demandé au cours de sa scolarité, il avait été poli, était venu aux appuis, jamais en retard, avait fait des efforts considérables, volontaire, besogneux même. Malheureusement le bon bougre à bout de souffle avait raté d'un demi-point l’obtention de son diplôme. Ne fallait-il pas aider cet être désarmé ? L’institution veille, elle sait reconnaître ce qui doit l’être, le gamin le méritait, elle lui a octroyé ce qui lui manquait. Son frère jumeau n'avait quant à lui rien fait de bon depuis le début, avait été désobéissant, moqueur, jamais coiffé, crâne, devoirs non faits, menteur, buissonnier, au diable les efforts, soldeur, m’enfouteur et j’en passe. Comme on peut s’y attendre le garnement avait raté l’obtention de son diplôme, d’un demi-point, le conseil des sages ne lui a pas octroyé ce qui lui manquait. En vérité je vous le demande, lequel des deux avait un avenir, l’enfant à bout de souffle qui avait été sans faillir à l’image de ce que commande l’institution ou celui qui était plein de force de n’avoir rien fait et qui rappelait à l’enseignant celui qu’il aurait aimé être : courageux, indiscipliné, naïf, confiant. L’institution a tranché, petit vaurien, tu partiras les mains vides, sans papier, sans diplôme, héros si tu le veux dans les Ardennes, dans un récit de Dhôtel ou dans un quatrain de Follain.
L'année s'est bien passée je crois. Les vacances feront du bien à tout le monde. Mais j’ai au fond un peu peur, j’aimerais qu'on me réconforte, qu’on me persuade que tout cela est encore solide. J’entends une voix qui me souhaite de très loin le meilleur en m’avertissant du pire.

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Jean Prod’hom

Bascule

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Dans deux ans Michel fermera sa boutique, une boutique placée à l’angle de la route de Lausanne et celle de la Blécherette. Cette fin a été annoncée il y a une trentaine d’années déjà lorsque les paysans ont cessé d’engraisser les deux cochons qu’ils bouchoyaient alors en octobre et en avril, mais aussi lorsque les exigences liées aux mesures d’hygiène ont pris le pas sur le bon sens. On n’abat plus à Coppoz, l’échaudage, l’épilage et l’éviscération se font dans des abattoirs industriels. Ici on débite la viande saignée ailleurs et on prépare la charcuterie. Ce matin Michel gaine les 18 mètres de l’intestin d’un cochon, préalablement gratté et retourné, et l’enfile à l’embout du poussoir d’où sort la pâte de viande préalablement hachée et salée. Plus de tripier, les boyaux se vendent au mètre chez des spécialistes, un ami lui donne un coup de main.
Michel aidait son père sur leur domaine des Buchilles et bouchoyaient d’octobre à avril dans les environs. D’autres que lui offraient le même service dans le coin, Marcel aux Planches, d’autres au Petit-Mont et au Grand-Mont, il y avait de la concurrence, c’était avant que les paysans des petits domaines tombent aux mains des gros paysans. Mais il offrait ses services au-delà de la commune du Mont, à Cery d’abord, pour abattre les porcs engraissés dans les boitons de l’asile psychiatrique. On y nourrissait plus de huit cents cochons par année, Michel s’y rendait le lundi et le mardi. Mais il n’y travaillait pas seul, un autre boucher l’accompagnait, et un tripier qui préparait les boyaux. Les hôtes du lieu faisaient le reste, préparaient les lots, mettaient en sac, étiquetaient. Michel a exercé aussi ses talents à Forel, à Oron, et jusqu’au bout du lac, Genève, Carouge et Meyrin. En ce temps d’avant la bascule, les cochons faisaient plus de deux cents kilos, on les abat aujourd’hui à quatre mois, cent vingt kilos maximum.
Michel a mangé du cochon toute sa vie, du sang le matin que sa femme faisait revenir à la poêle, de la fricassée à midi, de la saucisse à rôtir le soir. Il n’avait pas fait de check-up depuis 11 ans, Michel rit des résultats du mois passé : pas de cholestérol.
Les promotions commencent à 10 heures, je n’étais jamais entré dans ce local, me demande si l’un ou l’autre des élèves qui vont recevoir tout à l’heure leur diplôme y a pénétré une seule fois, ou a même imaginé ce qui s’y passait tandis qu’il apprenait à raconter, à compter, à écrire. Raconter et écrire quoi ? Le monde ancien n’en finit pas de se terminer, le nouveau tarde à se lever clairement.

Jean Prod’hom


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Une doctrine à double foyer

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Hier, on a démarré la journée avec les batteries à plat, sans disposer de chargeurs ou d’une voiture de service, on a dégotté finalement une pente, mais tard, très tard si bien qu’il nous a fallu mettre les bouchées doubles. C’est que, la veille, on était rentrés tard de la fête organisée par la commune du Mont-sur-Lausanne dans la grande salle du Petit-Mont. Belle soirée, silence entendu sur le job, on a voulu croire avant l’été que tout allait bien, que l'école de septembre ressemblerait à celle de juin, qu’il suffisait de prolonger les lignes vers un hypothétique point de fuite et de ne pas se demander s’il pourrait en aller autrement. On a montré dans ce domaine comme toujours de la bonne volonté et plein d’idées.

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Tous, les architectes comme les politiques, les fabricants de tables, de chaises, de pupitres, de cahiers, de livres, tous, les enseignants et les élèves, les secrétaires et les concierges se tiennent la main pour parer à l’injonction qui leur est faite de prendre acte des nouvelles conditions objectives de nos vies. Sourires chez les professionnels, comme on dit, prêts à payer le prix pour ne pas avoir à se coltiner les effets de la mutation à laquelle nous convient nos vies réelles. On n’a pas évoqué vendredi soir les établissements des Pays-bas qui ouvriront l’année prochaine leurs portes de 7 heures 30 à 18 heures 30 avec pour seule obligation que les élèves soient présent de 10 heures 30 à 15 heures. L’enfant gère son planning comme il l’entend. Il y a par contre beaucoup moins de vacances imposées. L’établissement est fermé uniquement pendant les fêtes de fin d’année. En ce qui concerne les vacances, rien n’est imposé. Ce sont les parents et les enfants qui décident. Que les responsables des onze écoles de ce type les appellent des écoles Steeve Jobs n’est pas pour nous rassurer, mais l’idée que des gens répondent sur le fond à cette déclaration du même Steve Jobs selon laquelle il est absurde que le système éducatif américain repose encore sur le modèle suranné de professeurs debout devant leur tableau noir avec à la main leurs manuels scolaires n’est pas pour nous déplaire. On en est ici très loin encore, sachant que la clé de cette affaire ne relève pas essentiellement des moyens financiers et des outils mis à notre disposition, mais du courage de chacun de tout reprendre à zéro, de fixer les élémentaires priorités et d’agir bien plus comme des gamins pleins de bon sens que comme des professionnels imbus de leurs compétences et de leurs droits.

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La cérémonie commence à 13 heures 30, on sera les derniers sur les lieux, la Yaris en bout de file avec les cloches qui sonnent dans le court campanile carré qui chevauche le petit faîte de l’église elliptique de Chêne-Paquier. Est-ce un choix délibéré des deux amoureux que d’avoir choisi cette église de 1667 pour se jurer fidélité, une église des origines secondes du protestantisme dans le pays de Vaud, sortie des mains de l’architecte Abraham Dünz ? Une église ovale avec une disposition en large dès l’origine, seul exemplaire de ce type si on excepte l’église d’Oron en ovale aplati construite elle aussi par Abraham Dünz peu après avoir terminé celle de Chêne-Pâquier (mais qui trouvera une utilisation en long au moins au début du XIXème siècle), ovale donc, ovale ovale, tout nu, sans contrefort ou porche avancé.
Toujours est-il que, samedi en début d’après-midi, la cérémonie s’est déroulée elle aussi sur un plan elliptique, on a en effet tourné autour de deux foyers, le premier qui maintenait dans son orbite un peu lâchement le nom des oeuvres vives de Dieu et les paroles de l’Ecclésiaste, le second qui tenait en laisse le pasteur amoureux de cette rhétorique de la persuasion et du divertissement utilisée en d’autres lieux, pour maintenir les brebis dans leur enclos. Un vitalisme donc conjuguant un contenu doctrinaire secondaire, relativement pauvre, obéissant aux lois du discours publicitaire, avec de l’énergie brute, positive, prioritaire, que transmettent avec doigté les animateurs d’aujourd’hui, chargés à bloc, qui ne se départissent jamais d’une certaine bonne humeur et d’un sourire confiant, presque carnassier, quand bien même le ciel leur tomberait sur la tête. Pasteur donc, habillant ses dires non pas d’images au sens classique, les protestants demeurent iconophobes, mais de figures rhétoriques colorées, images encore qui, de connexion en déconnexion, admission, explosion compression, décompression, promettent que la fête sera vraiment belle.
Mais ce que j’ai appris hier au retour de Chêne-Pâquier, c’est que malgré Dünz Ier, les prédications, les promesses, les agapes, les mousses au chocolat, les sucreries et le soleil, on oublie souvent l’essentiel. Avant que le cortège des voitures coiffées d’un plumet blanc ne parviennent en effet à Donneloye, là où un chemin vicinal conduit à une ferme foraine, un petit groupe d’enfants se tenait là, au carrefour. Cinquante voitures avaient déjà passé et personne n’avait jeté de bonbons aux riverains comme le veut la tradition. Les enfants se tenaient immobiles, oubliés, aussi stupéfaits que s’ils avaient été les témoins d’une catastrophe dont nous aurions été les victimes et, tandis que nous nous éloignions de ces spectateurs ébahis, ils nous offraient dans une autre langue le sourire qui nous manquait, comme s’ils voulaient compatir avec notre souffrance silencieuse et nous libérer d’une dette. Ils disaient merci de n’avoir rien reçu, oubliant même ce qu’ils étaient venus faire à ce carrefour et dans l’ignorance de ce qu’on leur devrait désormais.

Jean Prod’hom



Le temps s'ouvre et se ferme comme un accordéon

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L’oeuvre aboutie est voisine du suicide. Modgliani s’est tué parce qu’il ne pouvait supporter l’insuffisance de son oeuvre, comparée à la grandeur de son désir. Il existe des sages qui ajoutent lentement à leur oeuvre, il existe des Dieux qui meurent de leur impuissance. Je n’ai rien fait, je n’ai fait que rêver, imbécile. Mon Dieu je vous aime et vous supplie.
Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53 Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53Marcel Poncet, Journal, 2 mars 1926

Ouvre l’oeil à 7 heures la tête pleine, retourne dans le tambour jusqu’à plus de 10 heures. Premier matin de vacances, c’est-à-dire premier matin à ne pas avoir besoin de me demander comme chaque matin de quoi les enfants ont réellement besoin, ne pas avoir à saisir les urgences devant lesquelles il est judicieux de les placer, ne rien faire, ou qu’ils s’ennuient, attendent, se taisent, placer des obstacles, prodiguer les premiers secours, écouter, dire deux mot, aller au plus court,...
Décide de descendre au marché avec Sandra et les trois petits, de m’éclipser vers l’une ou l’autre des manifestations que Lausanne propose. Plusieurs vernissages ont eu lieu hier, le XVIIIème siècle dans les collections du Musée des Beaux-Arts, Miró à l’Hermitage, mais il y a aussi l’exposition que le Mudac consacre aux sacs en plastique, Louis Rivier et Marcel Poncet au Musée historique, Amadou et Pierre Bataillard à l’Espace Arlaud. Me décide pour le Musée historique à cause d’une peinture sombre qui veillait au fond d’un couloir au Carillet à Pully et qui me revient à l’esprit.
Les amis et les petits enfants de Louis Rivier sont à l’étage, ils parlent haut et fort, comme l’autre jour, bénéficiant aujourd’hui encore de ce que leur ont laissé ces grandes familles bourgeoises et protestantes de Jouxtens-Mézery et de Mathod. Les Rivier et les de Rahm traversent notre temps en chevauchant des points d’orgue, honorant les héros de leur lignée peints sous les traits des princes toscans, amis des arts et des hommes, invisiblement généreux dans les jardins de leur château.
Au sous-sol désert un Socrate, défiguré comme de juste par l’un des fondateurs de la Société d'art religieux de Saint-Luc et Saint-Maurice, Marcel Poncet, défenseur de l'art sacré en Suisse romande, le prince Mychkine, une lettre de Louis Soutter que Marcel Poncet a mis sur les rails de la peinture, une gravure tourmentée de Jacqueline Oyex, deux autoportraits, une bouteille et un citron, assiette verte, napperon bleu, nappe rouge. J’aperçois dans une vitrine des poèmes de Jean Follain, aux éditions de La Rose des quatre vents que le catholique genevois a illustrés. Jean Follain réapparaît sur un écran de télévision dans une courte séance tournée, peut-être, dans la maison Saint-Christophe de Vich. Poncet y fait le clown entouré d’enfants.

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A la fin du livre que Jaques Chessex et Valentine Reymond ont consacré au peintre et verrier, il y a une photographie réalisée à l’ouest du Bois de Chênes entre Vich et Genolier, près de la Baigne aux chevaux. On y voit Philippe Jaccottet et Marcel Poncet, mais aussi Jean-Claude Piguet tout jeune alors que j’ai assisté une année durant à l’université de Lausanne, un peu par hasard, à l’occasion d’un séminaire qu’il avait conjointement organisé au début des années quatre-vingts avec Pierre Gisel autour du requiem, et plus particulièrement du War Requiem de Benjamin Britten. Le monde se rétrécit soudain et le pavé sur lequel je pose le pied en sortant du musée se souvient. Est-ce ainsi qu'on se cherche des racines ou est-ce ainsi qu'on les trouve, parce que le temps soudain se confond avec lui-même, s’ouvre et se ferme comme un accordéon.

Jean Prod’hom

Faire un livre

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Le grondement sourd qui nous parvenait ces derniers jours de la soufflerie des greniers de la Moille-au-Blanc s’est tu, l’herbe est sèche. Si Freddy a entamé hier un second passage dans le pré à Max, ce matin la faucheuse est bâchée, il a plu toute la nuit. Le vent est tombé, les fenêtres sont fermées, on ne verra pas les enfants avant huit heures, tout est en place pour un dimanche pot-au-noir. Des bruits il y en a, mais le vide que le vent a creusé depuis qu’il est tombé les maintient séparés les uns des autres, dans une solitude presque désespérée : un grillon se noie, les bris d’un merle de cristal, les cris d’une corneille ou un âne qui brait, à moins qu'il ne s'agisse d'un pic sur une vieille plaque d’éternit. Douceur, désolation, mais sans risque et sans heurt, sans contagion. La pluie soudain reprend et s’abat sur le toit, on ferme les velux, on se retire, nous de notre côté et la campagne du sien.
On boit un café, Sandra lit, Louise nous rejoint. Je relève mon courrier, un gentil mot de François Bon sur Tiers Livre, ce n’est pas la première fois et je m'en réjouis. Me réjouissent également ces mots des lecteurs qui me parviennent : Justine, Murielle, Julien, Yvan, Sylviane, Brigitte, Murièle, Alexandre, Francis, André, Anna, j’en oublie.
Bientôt cinq ans. Un billet chaque jour, chaque jour ouvrable d’abord, quotidien depuis juillet 2012, des billets qui donnent un rythme à mes journées, parfois bien plus. Observer, comprendre, aimer, tout et n’importe quoi, ce qu’on finit par regarder, d’autres couches, d’autres cercles. Même si – et c’est l’une peut-être de ses leçons essentielles – écrire n'est pas tout, tout au plus un attribut, j'entends par attribut ce que l'intellect perçoit de la substance.
Je tente de placer au bon endroit le numéro ISSN qu'une dame de la BNF m'a envoyé la semaine dernière. Malgré les conseils avisés de François Bon et Christine Genin je n’y parviens pas et y renonce assez vite, il n’y a pas le feu. Même chose avec Prolitteris, Claude qui m'avait encouragé il y a 6 mois à adhérer à cette société chargée de veiller aux droits d'auteur, a réitéré ses encouragements l'autre soir sur le seuil de la librairie Basta, avec d’autant plus de raisons qu'on a reparlé de ce livre qu'on va faire ensemble.
Il me dit où il en est, ce qui pourrait constituer le centre de ce livre, et j’imagine les cercles qui en feraient le tour, toujours plus larges. Et cette idée de faire un livre – Je ne sais pas si tu as déjà envisagé de réunir un choix de tes textes dans un livre en papier ; si ça te tente, je serais très intéressé à les publier – je ne m'y suis pas fait immédiatement, mais je peux aujourd’hui le concevoir à condition qu’un maître d’oeuvre aux reins assez solides prenne l’initiative des travaux. Ce maître d’oeuvre m’obligerait ainsi à reconsidérer ce qui existe aujourd’hui dans les limbes, et à concevoir des cercles inédits susceptibles de m’accueillir moi et mon purgatoire, mes enfers et mes paradis.

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Comme chaque dimanche depuis quelques semaines, Louise et Lili descendent chez Marinette lui donner un coup de main, nettoyer le parc de l’âne Ziggy et Sahita le poney, Sandra les accompagne. Arthur, qui a été privé d’écran toute cette semaine, part en trombe avec Oscar remplir sa tâche dominicale, fait le petit tour au pas de course, revient à 10 heures sonnantes. Il se cale devant l’ordinateur pour jouer et aménager la plate-forme Minecraft qu’il souhaite administrer avec sa soeur.
Passe en coup de vent chez Marinette qui prépare un thé, pour avertir Sandra et les deux filles qui ont nettoyé les box et ramasser les crottins du parc que je descends en ville au Musée historique de Lausanne où je compte m’arrêter dans quinze jours avec les élèves de la 11. Les gardiens du musée coopèrent si bien qu’il ne me faudra que quelques minutes pour régler l’affaire. Monte au deuxième étage jeter un coup d’oeil à l’exposition consacrée à Louis Rivier dont je ne connaissais en fait que la Mater dolorosa de Bottens, étape naturelle du pèlerinage qui va de Corcelles à Echallens. Y reste finalement deux bonnes heures, Louis Rivier y apparaît entre deux mondes, pseudo-idôlatre au coeur de la communauté protestante fâcheusement iconoclaste, dernier artisan de la générosité discrète de la grande bourgeoise vaudoise avant son déclin.
Lausanne est immobile, bien droite dans le vent, les yeux fixés sur le lac, il y a du monde sur l’esplanade de la cathédrale, peu de Lausannois. Une femme cachée derrière un niqab me rend songeur, elle photographie les alpes françaises de l’autre côté du lac, les toits du quartier de la Palud, son mari ou son ami, les jardins de l’Evêché, mais que voit-elle ?
L’homme fait lui aussi quelques photos, les Alpes, les toits, les jardins, pas un regard pour elle, moi si, et elle pour moi.

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Jean Prod’hom



Basta

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Il a tellement plu hier matin sur le Jorat qu'il a fallu renvoyer les joutes sportives de Thierrens au Mont. Lorsque le ciel s'est calmé, on a perçu une sourde déception. En écho cette balade, fraîche consolation le long de la Valleyre. Les pensées des petits ont tôt fait d'aller au-delà, on évoque le Flon, la molasse et les cathédrales, le Rhône, plus loin Marseille, bientôt les vacances. De minuscules fraises des bois roulent au pied d'un parterre d'oeillets, fines paupières au teint rose jambon, découpées comme des cils : dianthus superbus. Le Jura réapparaît derrière les vapeurs d'eau.
Si, nous explique un tout malin, on l'appelle foyard, c’est parce qu'il finit en bois de chauffage dans les foyers de nos cheminées. Le nichoir fixé sous ses lourdes charpentières semble inhabité. Qui sont donc ses locataires ? Je prends contact sur le champ avec l’universitaire qui a laissé son numéro de téléphone là-haut sur la maisonnette : on l’a installée pour les chouettes hulottes, mais il n’y en a pas eu beaucoup ce printemps, à cause du mauvais temps, du froid et du manque de nourriture, inutile d'insister, et si des petits avaient éclos, ils voleraient à cet instant de leurs propres ailes. 
On refait dans la tête la balade, mais à l'envers, en dégringolant pédagogiquement le chemin des Neuf-Fontaines. Je raconte à ces gamins comment, par un infime recul et l'application de l'une ou l'autre des techniques rappelées par l'historienne britannique Frances A. Yates dans son Art de la mémoire, chacun d'entre nous est capable de garder en soi ce qui tend à s'en échapper.
On termine avec les élèves de la 11 la projection du film de Daniel Vigne sur les aventures de Martin Guerre qui a défrayé la chronique au milieu du XVIème siècle, une affaire déroutante qui aurait pu conduire Martin à la folie si Martin avait été Martin. Mais, Martin, tu n'es pas Martin, tu es Arnaud du Tilh, si ressemblant  que tu nous a trompés, tu en sais autant que Martin sur sa propre vie, plus même peut-être. Martin Guerre, tu n’es pas Martin Guerre, tu es Arnaud le diable, Arnaud l'usurpateur. Arnaud du Thil est pendu le 16 septembre 1560 à Artigat pour fraude et adultère.
Cette affaire me rappelle une psychiatre qui m'avait averti, la veille d'une sortie, que sa fille ne participerait pas à la course d'orientation que mes collègues et moi avions soigneusement organisée, parce que, disait-elle, en remettant à chaque groupe un téléphone portable, on disait très clairement mais à notre insu que les élèves couraient de réels dangers. En conséquence sa fille resterait à la maison. 

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Il fait nuit lorsque je sors du collège, il n’est pourtant que 16 heures 30, le ciel est à nouveau très chargé. Je descends en ville, parque la Yaris près du Musée de l'Art Brut, vais et viens sous la pluie, le long de la rue du Maupas et la rue de l'Ale avant de rejoindre sous un parapluie et des trombes d'eau la librairie Basta où les éditions Antipodes vernissent ce soir quatre nouveaux livres.
Nous ne sommes pas très nombreux mais je reconnais plusieurs visages, Murielle descendue de la médiathèque du Mont rend les lieux plus familiers. 
Un comédien lit des extraits de trois ouvrages universitaires qui traitent respectivement de la naissance socio-historique de l'assurance chômage en Suisse entre 1924 et 1982, du débat autour du génie génétique entre 1990 et 2005 et des rapport de la Suisse avec l'Algérie entre 1954 et 1962. Il est curieux de percevoir dans la bouche ronde d'un comédien les ressorts rhétoriques du genre, leur sous-couverture, l'étanchéité des caissons, les ligatures qui se referment en bout de respiration, les connecteurs qui paradent, les suffixes à discrétion, l'invisible pâte dont la raison enrobe ses motifs aux armatures d’airain. Un alexandrin parfois, égaré, puis une assonance qui relance le propos de gouttière en gouttière, de cheneau en cheneau jusqu’à ce que l’essence s'écoule de l’alambic, goutte à goutte, dans les nappes profondes de la conscience.
Je lirai le quatrième ouvrage, celui de Nicole Gaillard, Couples peints, Esthétique de la réception et peinture figurative.
La librairie est minuscule, les gens polis, on se croirait sortis d'un film de Rivette, d'Eustache ou de Rohmer. Jean-Pierre Léaud est là, les mains dans les poches, il fait chaud, Michel Legrand fredonne l’air des Parapluies de Cherbourg et Godard grommèle. Michel Sautet a fait un saut pour dire bonjour, bonjour sourire, on parle tennis et football, Dziga Vertov, masculin féminin. Tout le monde est un peu saoul à la fin, ce sont des choses qui arrivent, des choses de la vie avec Michel, Diane, Claude et les autres. Les années 70.

Jean Prod’hom

Trapèze et chute libre

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Il en faut de la volonté pour pencher la tête et retrouver sous le badigeon immanquablement gris des jours ouvrables, ne serait-ce qu’un instant les couleurs d’origine, il en faut du courage pour suspendre les trajectoires que des disciples de Laplace semblent imposer à chacun d’entre nous et prendre la tangente. Je n’y parviens qu’à moitié, avance actif et docile jusqu’à midi en anticipant les désagréments des jours prochains. Nous avons, les élèves de la 11 et moi, étêté les piles qui menaçaient au sommet des étagères en mettant le surplus à la benne ou dans des cartons, en vue du déménagement qui va nous conduire dès le mois d’août prochain dans le nouveau bâtiment scolaire. J’en profite pour verser tout ce que j’avais cru bon garder des années durant dans la poche sans fond de l’inutile. On entrepose ce qui est à garder dans l’ancienne salle de sciences. La classe 11 reprend une existence indépendante à mesure qu’on la libère, les élèves rentrent chez eux avec des livres et des boîtes vides sous le menton. De six heures à midi sans discontinuer, une seule trajectoire, de porte à porte, comme suspendu à un trapèze tenu par une main invisible.
Chute libre ensuite au Riau où je me couche une bonne heure, ramolli, avant de corriger assis devant un café les vingt-deux dernières copies de l’année.
Je suis debout à cinq heures et on va, avec Sandra, sur le chemin qui conduit au refuge de Corcelles, on décide de prolonger notre escapade, une piéride bat des mains, on la suit une bonne centaine de mètres. Me reviennent en mémoire celle qui m’avait précédé tout un matin sur un chemin de l’Emmental entre Eggiwil et Trubschachen, cette autre qui m’avait ouvert tout l’après-midi un allée royale dans les bois au nord-est de Chinon. Prise en écharpe par Sandra et moi, la nôtre décide d’aller de son côté sans cesser d’applaudir. De l’autre côté du chemin les abeilles travaillent dur, on les entend entrer et sortir des huit ruches cachées par les lourdes branches des foyards. On parle de choses et d’autres, de cette fin d’année scolaire et de nos enfants, on passe par le chemin creux. On s’emballe en évoquant les mardis de la rentrée, c’est un peu tôt, il est préférable de se taire.

Jean Prod’hom

A l'étuve

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Une ribambelle de moineaux est née ce matin, en noir et blanc, personne ne les a vus mais je les ai entendus, ce sont eux qui ont donné le signal en soulevant les quatre coins du drap noir. Sur le toit un rouge-queue a agité sa crécelle, j’ai remisé sous l’oreiller les franges grises de la nuit. Je me suis levé, une nichée de canetons a plongé dans l’étang, ils ont pris un peu d’avance, premier air, première risée.
C’est la seconde fois cette année que je sors avant six heures en bras de chemise, la fraîcheur a pris les devants et hydrate mon visage. Partirais volontiers sur les berges de la Broye ou sur les rives du Léman, sur la terrasse du café du village ou plus haut, du côté des Vanils, ou plus loin, là où la marrée monte. Avant qu'il ne fasse trop chaud.
Curieuse scène, une fouine que je prends d’abord pour un écureuil, plastron blanc, vient à notre rencontre sur le chemin de la Moille-au-Blanc. Oscar ne la voit pas. Elle, elle l'entend et prend une voie de garage. Lorsqu’on passe à côté du roncier où elle a disparu, le chien s'agite, aboie mais il n'est pas dans le coup. Je me retourne un peu plus loin pour lui faire un signe au cas où elle aussi voudrait m’en faire un. Je ne vois que les cytises, ils sont en fleurs, grappes lourdes, grosses larmes, jaunes sur le vert pâle des merisiers.
Descends au Mont écouter des élèves qui feront tout au long de la journée la démonstration qu'ils sont à même de construire une intervention d’une dizaine de minutes adressée à un public réel sur un sujet de leur choix, mais qui feront également la preuve qu’il ne sont pas prêts à quitter le giron dans lequel ils ont été nourris parfois trop chichement, pour aller écouter ceux qui pourraient les informer ou se plonger dans des livres trop longs à leur goût. Ils ont pour la plupart picoré sur internet, sans se méfier de ce dont on les avait avertis et prendre les précautions qui conviennent. On aura mâché toute la journée une bouillie souvent informe dont au fond ils ne se satisfont pas eux-mêmes, puis on les quitte en espérant qu'ils comprendront bientôt en-dehors de l’école ce qu'ils n'ont pas voulu ou pu comprendre au-dedans.
Mais on aura été à la même enseigne tout le jour, tous, à l’étuve d’abord, écrasés ensuite dans un immense brasier irrespirable. Personne n’a demandé son reste lorsqu’on a tiré le rideau, chacun s’est éclipsé pour plonger dans l’une ou l’autre de ces fontaines que chacun abrite secrètement.

Jean Prod’hom

Oscille sous le fléau et plie sous le joug

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Sale journée aujourd’hui, une mauvaise nuit, les premiers moustiques, la lecture du petit opus de Jean François Billeter sur le silence millénaire de la Chine (Chine trois fois muette, Editions Alia, 2010), l’abattement des élèves dès 8 heures, le soleil qui n’avertit pas, les grondements du chantier tout à côté, le racolage où qu’on soit, les simplifications outrancières, l’inadéquation de nos moyens.
Suis-je le théâtre de cette noirceur, ou cette noirceur habite-t-elle les choses ? Hésite sur la réponse à donner, oscille sous le fléau et plie sous le joug.
Me dépêche de quitter la mine lorsque je le peux, en me réjouissant de me retrouver à 870 mètres au-dessus de la mêlée et en espérant que cela suffira à transfigurer le reste de ma journée.
D’apercevoir la nouvelle acquisition de Sandra tirée de la benne aux déchets encombrants et déposée au pied de l’érable, d’entendre les éclats multicolores de Louise sitôt la porte ouverte, d’apercevoir Arthur qui fait ses devoirs en souriant, de goûter à la fraîcheur des pierres de taille du Riau m’incline à penser que je suis à l’origine de cette noirceur excessive.
Sans trop me réjouir pourtant, je n’exclus pas en effet que la crainte et le pessimisme de Billeter ne soient fondés. Que reste-t-il dans cette société qui ne soit soumis à la logique économique ? Ce lieu mis à part, peut-être, où je me replie, où il m’arrive encore de vivre comme ceux qui sont venus avant moi et, je l’espère, ceux qui viendront après, s’ils maintiennent intact l’altérité sur laquelle reposait le possible et que nous croyions sans prix, mais à laquelle s’est attaquée depuis peu la raison marchande. Ecrire et résister.

Jean Prod’hom

Magasins du monde

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Passe en fin d’après-midi par le bazar d’une multinationale où j’ai pris l’habitude de me ravitailler en capsules de café. J’entends couler le Tibre et l’Arno devant les rayons colorés, rêve à Roma, Volluto, Ristretto et Arpeggio, Capriccio et Livanto, Cosi. La caissière a pourtant tôt fait de refroidir mes ardeurs, elle a l’humeur noire lorsqu’elle présente chacune des vingt boîtes de dix doses au lecteur qui saisit les informations du code-barres. Pas drôle son job ! J’imagine alors d’autres détresses à l’autre bout du monde, l’exploitation forcenée d’un paysan indien, colombien ou brésilien, assoupi un instant sous le cagnard, qui reçoit à l’instant le signal de débit envoyé par ma caissière et qui se met sur le champ au travail, flux tendus obligent.
Les gens attendent, à moi maintenant de me relier au terminal de paiement électronique, et par lui à ma banque pour transférer de mon compte au compte commerçant la somme qui s’affiche. Le dispositif ne précise pas comment introduire ma carte, aucun schéma, débrouillez-vous. J’essaie à tout hasard de la glisser comme elle vient, sans me poser de question. Le lecteur la refuse. La caissière me regarde alors d’un oeil noir, intenso, et aboie : Dans l’autre sens ! Je la retire donc et mime du poignet les deux possibilités qui se présentent à mon esprit, avec le sourire. Mais je ne parviens pas à amuser la donzelle qui répète sans bienveillance ce qu’elle a déjà dit : Dans l’autre sens !
Malheureusement la manœuvre précédente m’a fait oublier le sens dans lequel je l’avais introduite en premier lieu si bien que je me retrouve avec quatre possibilités. Me sens aussi creux qu’une coque vide, souhaite vraiment que la caissière cesse de me regarder comme un repris de justice, me réconforte et me donne enfin un coup de main. Rien, je l’exaspère. J’ai beau lui confier silencieusement mon désarroi, elle ne bronche pas, me voici un moins que rien.
Elle m’arrache soudain la carte que je tenais au bout des doigts et l’introduit dans le lecteur. Je rêve qu’elle se trompe elle aussi, qu’elle se ridiculise. Mais non ! me voilà défait, la journée qui s’était bien déroulée jusque-là branle sur ses fondations et je bascule de l’autre côté de l’humiliation. Je suis prêt à l’injurier, je bous, la colère monte, hésite à lui envoyer ces foutues capsules de café à la figure, les lui faire avaler, elle étoufferait, je serais emprisonné puis jugé. Je profiterais de la tribune qui me serait ainsi offerte pour dénoncer l’entente illicite des vendeurs de terminaux de paiement électronique, je mettrais en évidence les effets paralysants de la gestion des marchandises en flux tendus, je scierais les barreaux des codes-barre, clouerais au pilori la pratique mortifère de l’usure, les banques, le petit crédit, l’avidité crasse des multinationales et l’hypocrisie du grand capital.
Les cris des enfants dans le jardin de la garderie, les iris qui baignent leurs pieds dans l’étang, les deux bergeronnettes qui trempent les leurs dans une flaque ne parviennent pas à dissiper ma colère. Il me faut réorienter mon héroïsme, songer à un autre coup, à ma mesure, diminuer ma consommation de cafés, remonter la cafetière italienne qui traîne à la cave et acheter en d’autres lieux ce cadeau des dieux.

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Jean Prod’hom

Coup double

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Cheveux blancs en pétard, Johann Schlupp remplit deux seaux de copeaux qu’il tire de l’un des dix ou douze tonneaux bleus entreposés devant l’étable, c’est ainsi qu’il rafraîchit la litière de ses vaches.
Né dans le canton de Soleure, Johann Schlupp arrive à Tramelan en 38. D’abord la montagne de Jeanbrenin avant d'occuper cette fermette sise à la sortie de Tramelan sur la route qui mène à la carrière Huguelet. Deux vaches aujourd’hui, une mère et sa fille, la vieille qui a seize ans a fait trois fois coup double. Johann précise qu’il n’a jamais tiré de lait d’une vache de toute sa vie, les mères dont il s’est occupé ont toujours nourri leur veau dont il faisait ensuite commerce. Johann me raconte sa première belle affaire, son premier taureau acheté lors d’une foire dans le canton de Soleure, pour 2000 francs, revendu 3000 en Allemagne un mois après.

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Il faut savoir que cet expatrié parle allemand à ses vaches, c’est resté sa langue maternelle, dit-il, et celle de son bétail. Il est neuf heures, Johann m'offre la goutte, sa voisine qui passe par là lui fait de gros yeux dont il se moque, elle lui rappelle que c’est elle qui a fermé les poules la veille au soir, qu’il avait oublié et qu’il était dans un sale état. Il rit et insiste, s’explique, j’ai 89 ans, pas un seul jour sans un ou deux verres de rouge, ou un verre de cidre, alors vous voulez me donner des conseils ?
En face de la fermette du Soleurois le jardin d'un marbrier où traînent des pierres tombales, des noms et des prénoms, aux limites de la profanation. Parmi eux Raoul Voumard, mort en 1949 à 25 ans, rejoint par son père en 1976 et Jeanne sa mère en 1985.
Le soleil qu'on n’attendait pas pousse de côté les nuages et les tiendra bien à l’écart toute la journée, malgré deux échecs, en début d'après midi et à quatre heures.


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Jean Prod’hom

Etranglement de la durée

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Le battant de la cloche de l’ancienne école de la ville de Tramelan frappe les dix coups de dix heures à dix heures, suivis par les dix coups de l’église comme si, venus de loin, ils avaient mis du temps à venir jusque-là, à l’étage de l’hôtel de l’Union où les enfants dorment, silence.
Pas longtemps : un nouveau coup au quart, tout proche, il vient de l’école, deux à la demie, puis trois aux trois quarts. Il me reste quinze minutes pour m’endormir avant un da capo ma foi trop prévisible. Trop tard ! Tout recommence à onze heures avec un léger déplacement du chariot sur la droite, les onze coups de l’église répondent aux onze coups de l’école, et puis un coup au quart, deux à la demie, trois aux trois quarts. Rien ne suspendra cet étranglement du temps sinon le passage du train pour le Noirmont et le bruit de la porte qui claque derrière les derniers clients du restaurant.
Minuit sonne deux fois, une tourterelle turque se joint au concert : croche, noire, noire pointée, phrase de neuf, dix, onze ou douze mesures, puis silence de longueur équivalente, l’imagination fait le reste : un triangle pour souligner les minutes et les baguettes d'une caisse claire pour battre les secondes.
La nuit aura été trop courte pour que je m’assure des intentions de la tourterelle et de sa bonne foi. Mais coup de sac à l’aube, deux corneilles filent sur Délémont en criant leur rage, s’échappent comme deux condamnées à la perpétuité.

Jean Prod’hom

L'essaim

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Me demandais bien au retour du CHUV comment on allait cet après-midi récupérer l’essaim suspendu à une solide branche de l’un des cerisiers du verger de Marinette, un peu haut à mon goût. Il y avait bien les deux anciens qu’elle avait fait venir de Chavannes-sur-Moudon, mais il était exclu qu’ils montent sur l’échelle, ce n’est plus de leur âge. Je m’y collerai donc, ce n’était pas prévu, enfile la vareuse, les gants, le voile et un chapeau de cardinal.
André est apiculteur, il a perdu ses quinze ruches l’année dernière et marche avec une canne, il commente avec son compère, du pied du cerisier, mes faits et gestes. Je glisse une caissette sous l’essaim avant de secouer la branche. On espère que la reine sera du voyage, il se met à pleuvoir. Je remonte à deux reprises dans le cerisier, pour brosser le solde des ouvrières qui gainent la branche que je scie ensuite et qu’André place à côté de la ruchette, Il faut attendre, impossible de savoir si la reine aura suivi les ouvrières.
Marinette nous offre un café, il pleuvine, le plus petit de mes deux acolytes est un Duc, un paysan à la retraite d’un domaine dont son fils n’a pas voulu et qu’il a remis au fils du second. Le second c’est l’apiculteur, il s’appelle André, André Rossier de Villarzel, mais il n’y a jamais vécu. Serait-on toutefois cousins ? Mon grand-père et ma grand-mère maternels y sont nés en effet dans la dernière décennie du XIXème siècle.
On s’essaie à remonter le temps et à dessiner les branches d’un autre arbre, sans grand succès, personne pour tenir l’échelle. Son père, Louis, a épousé une Perret, mais pas de Perret, que je sache, du côté de ma famille. Pas de Bersier, Cachin, Coigny, Duc, Ducret, Gilléron, Joliquin, Mayor, Miéville, Morattel, Pichonnat, Pochon, Rubattel, Tenthorey, Trolliet ou Veyre du côté de la sienne.
Mais disons que l’apiculteur ne sait pas beaucoup de choses sur son village d’origine, ce qu’il sait c’est que son grand-père a épousé une Vingre et a quitté Villarzel autour des années 1870. Il a fait le charpentier à Cottens pendant plusieurs années avant qu’un accident ne le force à prendre un domaine en fermage du côté de Bremblens, que son fils Louis louera jusqu’à ce que les propriétaires décident, en 1964, de le récupérer. Louis Rossier fera alors l’acquisition d’un domaine sur la colline qui domine Moudon dont André s’occupera et que celui-ci remettra à son fils il y a quelques années.
Avant de quitter Marinette et les deux retraités, je jette un coup d’oeil à la ruchette, elle grésille comme une ligne à haute-tension sous la neige, on a peut-être réussi notre coup. A l’arrêt de bus personne, deux sacs d’école abandonnés sous la pluie. Mais Lili et Mylène sortent soudain du bois avec des secrets plein les yeux. A la maison Arthur malade dort. Quant à Louise, comme souvent lorsqu’elle a passé quelques heures au CHUV, elle fait trembler les murs de la maison.

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Jean Prod’hom



Seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne

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De retour ce matin dans les bois, avec dans la tête quelques éléments d’un texte que François Bon devrait accueillir la semaine prochaine dans le cadre des vases communicants. Me rends compte que la difficulté éprouvée à me lancer dans cette aventure – les morts, leurs places – est liée tout autant à l’expression qu’elle suscite qu’à l’apaisement auquel je voudrais être conduit. Et je balance, incapable de donner à la fois une voix à ce tourment et le faire taire. Comme s’il fallait choisir l'une où l'autre
On ne mène pas cette double opération simultanément. Pourtant, c'est lorsque l'expression s’ouvre à ce qui l’entrave, sans vouloir maîtriser les allées et venues de cette chicane, sans vouloir même la nommer autrement que dans le blanc d’une invisible fosse, que l'apaisement survient un bref instant. Impossible cependant de réouvrir l'huître, il faut recommencer ailleurs, en partant parfois de très loin et renoncer à tirer par un bout le fil d’une pelote qui n’existe pas hors de nos rêves.
Je devine l’issue, un ensemble de fragments charriant le même tourment muet que n'apaisera à la fin que l’inachèvement de son expression.
Décider l’ordre des fragments en obéissant à la chronologie de leur rédaction ou a une supposée logique du contenu, laisser la nuit les ensevelir ou forcer le secret d’une cohésion appelée de mes voeux, creuser des blancs, c’est ce que j’aurai à décider.
C’est au bois Vuacoz que je pense à tout cela, dans un lit d’épines humides. Repousse le moment de rentrer, je crains que tout cela n'intéresse au fond personne, j’ai si souvent l’impression qu’on m’a laissé seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne de nos vies et de nos morts, ou tout au moins de ce qu’il faut en penser.
Le soleil est là, me débarrasse des épines, me souviens alors d'avoir avoué à une paire de philosophes qui débattaient de l’être en tant qu’être comme d’une affaire entendue que j’étais bien loin de saisir le sens de cet énoncé et l’importance qu’on lui prêtait. Les deux sages m’avaient souri en me disant à demi-mots qu'il était parfois plus honorable de se taire et de ne pas revenir sur ce qui était entendu. Je me souviens, c’était l’été 1981, en face de la Nouvelle-Académie, un soir des Fêtes à Lausanne. L’un est mort, dit-on, en croquant de la ciguë, l’autre, spinoziste, a disparu.

Jean Prod’hom

La pince se desserre

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Les enfants sont à l’école, Sandra au Mont, c’est mardi et il fait soleil au Riau. Je laisse en arrière tout ce qui est susceptible de se transformer en remords et envoie à trois jets de pierre les urgences. Je fais un pas, puis deux, trois, ça suffit pour que la pince se desserre.

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Vingt-deux degrés, je me réjouissais de cet instant, retrouver le bois Vuacoz où j’ai vécu tant de belles heures l’année passée, choisir une souche et m’y adosser, avec le chien qui vaque à ses affaires et ce bonheur enfantin d’être dehors et d’y rester.
Eux aussi sont au rendez-vous, mais ils sont à l’air libre depuis samedi à l’aube. Je n’ai besoin de rien sinon de mes mains nues pour disposer d’un peu de place au milieu de leurs chants. Je ne les vois pas mais leurs sifflements montent à la verticale avant de retomber comme des feux d’artifice, ils semblent se comprendre, je ne comprends pas, c’est réconfortant.
Un peu de lecture, de la bruyère, un tapis de mousse et des bouquets de prêles avant que mon corps se défasse, se fragmente, menus atomes qui se dispersent comme des grains de poussière dans un rais de lumière, mon visage tient tout seul près du feu de la forge. Tout se juxtapose mais les choses ont les coudées franches, celles qui portent un nom et celles qui restent muettes, si bien que le verbe se lève : il ôte ses gants et se fait brise.

Jean Prod’hom

Une petite Triumph décapotable

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Le printemps est entré ce matin par la fenêtre du fond d’un couloir sombre d’un tea-room de la Gruyère.

J’ai essayé de rattraper sur l’autoroute, pour mieux la voir, une petite Triumph décapotable, mais j’ai dû renoncer par manque d’essence. J’ai écouté la voix de Monsieur Jardinier en faisant le plein, il parlait de primevères et de pensées, de tomates et de pois. Même l'aire du Muguet souriait.

Le Daïla-Lama a abordé ce matin trois questions : Qui suis-je ? Ai-je un début ? Ai-je une fin ? La réponse à la première question entame fortement la notion d'un sujet substantiel, indépendant, patron de la conscience. Les réponses aux deuxième et troisième dépendent de la réponse à la première, elles m'ont rappelé celles que donnaient Epicure et Lucrèce.

Tout au long de la journée, les gens marchaient comme des vieux, voûtés, aussi bien sur la scène où étaient installés le Daïla-Lama, ses disciples et ses assistants que les anonymes qui allaient et venaient dans les travées. J'ai compris que tous ces gens ne se faisaient pas petits exactement pour les mêmes raisons, quoique...  Les anonymes pour ne pas déranger les spectateurs qui regardaient les écrans géants, les seconds par égard pour le maître.

J’ai cru soudain que le Daïla-Lama salivait, j’ai eu mal pour lui. Mais ce n'était que le micro-miniature qui pendait à la commissure gauche de ses lèvres. J’ai eu mal pour moi.

À la question d'un jeune homme qui ressemblait à Tom Cruise et qui lui demandait ce qu’il pensait des mouvements New Age, le Daïla-Lama a répondu qu'il n'aimait pas trop ces pensées qui picoraient à tous les stands.

Le Daïla-Lama était installé au sommet d'un échafaudage molletonné aux couleurs de fête foraine, il m'a donné l’impression d'un homme qui se prépare à jouer avec sérieux une partie qu'il aurait à arbitrer, mais qui doit préciser au préalable les règles, indéfiniment. Et soudain la partie est terminée et t’as rien vu passer !

Le maître et son interprète, Martin Ricard, ont joué une autre partie, une belle partie au cours de laquelle à la fois ils serraient et desserraient les choses. J’ai reçu la réponse aujourd’hui à une question qui ne m’a pas quitté hier. Martin Ricard prend des notes dans la langue du maître, qu'il interprète dans sa propre langue lorsqu’il en reçoit l’ordre.

Tandis que Sa Sainteté rejoignait la communauté tibétaine de Suisse, je suis allé me balader au milieu des stands de ce petit Disneyland, puis je suis remonté près de la patinoire où j’avais parqué ma voiture. C'est le triomphe du printemps sur l’autoroute et au Riau. Je croise la décapotable bleue aperçue ce matin, au Riau Sandra a installé le parasol.

Jean Prod’hom

Le linge sale n’a pas pris le virage du numérique

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La matinée pour remettre en ordre les Genets et charger les voitures. Il neige, trois enfants sont allés skier, il fait froid. Pique-nique dans un garage à dameuses de pistes.

Lili et Arthur sur leur iTouch, Louise sur son mini-iPad, Sandra et moi sur nos portables, on répond au courrier. Oui, mais quand donc le linge sale prendra-t-il le virage du numérique ?

Il est passé 23 heures lorsque j’ai mis à jour les billets de cette semaine. J’éteins la lumière chez Arthur qui dort les poings fermés, débranche son poste de radio, passe chez les filles, respire avec elles.

C’est décidé, on ira Sandra, Louise, Arthur et moi à Berne lundi après-midi. Lili chez Mylène. Je monte dans les combles rejoindre la bise et ma belle.

Jean Prod’hom


Un petit air de boîte à musique

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Passe la matinée avec Oscar aux Genets qui sont, nous a expliqué le responsable de la location, une ancienne dépendance du Grand Hôtel des Rasses dont la Neuveville a fait l’acquisition en 1898 : peu probable. Fais la vaisselle du petit déjeuner pendant que Sandra et les autres s’initient au ski de fond, la maison est déserte, j’écoute la radio, une dame présente les modestes buts de l’association d’écrivains vaudois qu’elle dirige. Mets à jour pendant ce temps les billets du début de la semaine avant de chausser mes raquettes. Je grimpe avec Oscar dans les bois jusqu’à la Casba. Il ne fait pas très beau, 2 ou 3 clients seulement.
Elle s'appelle Maguy, elle est originaire de la Roche au pied de la Berra. Ses parents reprennent un alpage et une buvette sur les hauts de Baulmes alors qu’elle est encore enfant, elle y donne un coup de main avant d’être engagée par les Piaget à la Côte-aux-Fées. Elle travaille d’abord au premier étage, à l’ébauche, avant de gravir les étages et d’être engagée pour monter les mouvements. Son mari meurt en 1997. Elle revient alors comme elle le dit aux sources. En 2001 elle reprend la Casba, y travaille dur pendant 12 ans, si on bossait plus de 8 heures chez Piaget, on en bosse près de 18 ici, elle aimerait la remettre en fin d’année, elle et son aide n’ont pas chômé, elles ont bien mérité un peu de repos.
Je grimpe au sommet du Cochet avant de redescendre sur Sainte-Croix par les Praises. Cherche à entrer dans l’église, fermée comme il se doit et si haut perchée qu’il ne faut pas s’étonner que les fidèles d’en-bas n’y montent pas. Remonte aux Rasses par les Replans. Photographie une étrange scène que j’aperçois à l’étage d’une maison de l’autre côté de la route, derrière une grande baie vitrée. Un passant m’apprend qu’il s’agit de la maison de l’automatier François Junod. Lui c’est un ouvrier de chez Reuge, il a 62 ans, est arrivé des Pouilles alors qu’il avait 16 ans. Il a épousé une femme du coin, ses enfants travaillent dans la plaine. Il y a dans son histoire un peu triste un petit air de boîte à musique que j’ai souvent entendu depuis quelques jours.

Jean Prod’hom

Croise un chamois pas inquiet pour un sou

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Nuit hachée, un rêve qui tourne au cauchemar, une panthère – ou un jaguar – qui fait ami-ami avec Arthur. L’animal ne desserre pas les dents et lui fait les yeux doux. J’ai beau avertir le mousse que le gros grain ne signale sa présence à la coquille de noix que lorsqu’il est trop tard, le pelage soyeux du félin n’exclut pas sa voracité, en témoignent ses canines, la bête peut soudain virer d’humeur et faire sa fête au meilleur de ses amis. Le gamin n’y croit pas, ne veut rien entendre, en appelle à l’humeur stationnaire de son gros chat. Je me dois de l’avertir avant qu’il ne soit trop tard, le temps presse, me désole et songe à l’avalanche qui a emporté son ami au Bec des Etagnes la semaine passée. Ne lui dis rien mais lui fais voir ma nullité, éducation ratée. Cela aura suffi, Arthur éloigne sa peluche qui ouvre sa gueule et découvre ses canines derrière les barreaux d’une cage.
Ne vois et n’entends ce matin que des égocentriques doctrinaires à l’égo terne, liberté de choix et convictions d’apparat, surdité et lâcheté. Je ne suis pas dupe, c’est moi, pas mécontent dès lors de filer et de ne pas les charger des dépôts de mon humeur noire, je pars avec Oscar récupérer la voiture que nous avons laissée la veille aux Cluds. Poursuis jusqu’à Mauborget, reviens par Bullet, vais jusqu’à l’Auberson : de la grisaille et des visages défaits, village-rue désert. Fais quelques photos des cimetières, le chemin qui mène à celui de Bullet n’est pas ouvert, on attendra le printemps. Croise un chamois pas inquiet pour un sou sur le talus de la route des Verrières, en contrebas coule un ruisseau d’encre et l’acide ronge les ourlets blancs de son lit.

Jean Prod’hom

Sésame

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A François

Faire attention, faire bien attention à ce qu’elle ne tombe pas au fond des vingt centimètres de neige fraîche tombée la veille sur le plateau du Niremont que nous traversons aujourd’hui, les raquettes aux pieds. Cette clé que je lui tends, au panneton de fer inoxydable et à l’anneau à trois ellipses de caoutchouc noir, acquiert soudain un pouvoir que je ne lui soupçonnais pas.
On n’avait rencontré personne depuis le sommet, et on allait tête baissée, l’esprit occupé, creusant un chemin qui devait nous conduire si tout se passait bien jusqu’à la gare de Vaulruz, de Vuadens ou de Bulle, ou si les choses se précipitaient – la bise, le brouillard, le froid –, nous obliger à revenir tristement sur nos pas.
L’homme a enlevé l’un de ses gants de laine, il pince la clé que je lui tends et la glisse dans la poche de sa veste doublée de molleton. Nous ne les connaissons pas, les avons aperçus de loin, presque par hasard, un homme, une femme et leur chien. François a pris les devants, on s’est arrêtés pour faire le point, considérations sur le temps, brèves de clocher, où allez-vous et d’où on vient.
Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais tout m’a semblé soudain si évident que j’ai proposé à cet homme un marché, une transaction pure d’avant l’usure, le degré zéro des affaires. L’inconnu a une quarantaine d’années, il a dit oui sans broncher. La rencontre aura duré quelques minutes, le temps de se mettre d’accord sur l’essentiel : ma voiture est au-dessous des Pueys, au pied du Niremont sur la rive gauche du Rathevi, l’inconnu qui connaît l’endroit la conduira. Ils rejoindront Vaulruz au pied des Alpettes, la parquera devant le garage Agip sur la route de Semsales où il a déposé ce matin la sienne, il glissera la clé sous le pare-soleil, ça suffit.
On s’est séparés grandis, grandis d’avoir transgressé la sacro-sainte loi de méfiance, heureux d’avoir trouvé en si peu de temps ce quelque chose qui aurait pu caractériser le fonctionnement de notre espèce et alléger nos vies. L’homme, sa femme et son chien se sont éloignés dans la tourmente en direction du Niremont, le chien gambadait, ils suivaient les traces que nous avions creusées dans l’épaisse couche de neige, on a suivi de notre côté les leurs.
On a marché deux heures dans leurs pas, à travers le bois du Châble des Puits, au bord du Creux des Enfers, à travers le plateau blanc des Alpettes. Le brouillard était dense, on ne voyait rien sinon à nos pieds les empreintes d’inconnus qui ne l’étaient plus tout à fait, dont à la fois on allait à la rencontre et dont on s’éloignait. On a piqué à l’ouest lorsque nous sommes parvenus à l’extrémité de la Queue des Alpettes, j’avais l’impression de les connaître un peu mieux, en creux ou à l’envers, de lire dans leurs pas quelque chose d’essentiel, les détours qu’on est amené à faire, les raccourcis qu’on emprunte, les hésitations qui ne manquent pas, les objectifs qui changent, le chien qui tire sur sa laisse, qu’on ramène à soi ou auquel on donne un peu de liberté. A mesure que je m’en éloignais je croyais lire un morceau de leur vie, sachant qu’au même moment je leur offrais à l’autre bout un peu de la mienne. Au-dessus du Cergny, leurs pas ont fait mine de continuer sur la route, mais ils ont fait volte-face et se sont engagés résolument à même la pente, loin des chemins battus, sur ce sentier passe-partout qu’ils ont ouvert jusqu’à nous. Tandis que le temps se bouclait sur lui-même et que notre arrivée était sur le point de se confondre avec leur départ, une chevrette suivie de son chevrillard ont coupé notre route comme un éclair. Nous sommes arrivés dans le parking de l’autre côté de la Sionge, plus de neige plus de trace, la voiture était là, la clé sous le pare-soleil, pas un mot, exactement comme cela devait être.
On ne s’est pas revus, on ne se reverra pas, les vies parfois se croisent et leurs pas s’emboîtent comme les dents d’une fermeture-éclair, ils font tenir ensemble quelque chose avant quoi et après quoi il n’y a qu’un tapis blanc.

Jean Prod’hom


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Inconstance et vanité du monde 

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Jean-Jacques et Pierrot ont déroulé pieds nus un drap sur les hauts du Riau, sans pli. Puis les routes ont chaussé à l’entrée de Ropraz des souliers noirs et vernis. Je dépose Arthur à l’arrêt de bus d’Ussières, les filles à celui de Corcelles. Je roule au petit trot en écoutant la radio.

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L’animateur des Matinales d’Espace 2 a lancé la question du jour : Quel événement met un terme au conflit qui opposa le duc de Savoie au roi de France il y a un peu plus de quatre siècles ? Le traité de Vervins peut-être ? Ou celui de Lyon ? je n’en sais trop rien. Le type dans la Nissan qui roule devant moi saisit son portable, il semble avoir la réponse. Mais qui donc joue à ces jeux ? des gens qui voudraient être rassurés, des ignorants qui ne veulent pas le savoir, des retraités désoeuvrés, des amateurs éclairés ou passionnés ? Des plaisantins répondront à tout hasard qu’il s’agit du traité de Saint-Julien, d’Evian ou de Bourg-en-Bresse, de Soleure ou d’Aix.
Pendant ce temps le journaliste rappelle le contexte et le rôle de René de Lucinge, humaniste chargé de la diplomatie auprès du duc de Savoie, qui échoua auprès d’Henri IV. Le roi imposera sa paix, René de Lucinge, disgracié, se retirera aux Allymes. Quant à Charles-Emmanuel Ier de Savoie, il a très mal digéré ce traité dont l’auditeur doit trouver le nom, la Savoie a perdu le contrôle sur la région du Rhône qui va de Genève à Lyon, la Bresse, le Bugey, le Pays de Gex. Le duc de Savoie se tourne alors sur Genève pour passer sa colère, c’est l’escalade.
On roule désormais au pas sur Sainte-Catherine et j’écoute la musique de Claude Le Jeune que la radio propose, extraite d’un programme conçu et dirigé par Anne Quentin : Inconstance et Vanité du Monde, c’est beau.
C’est donc le traité de Lyon, le 17 janvier 1601, qui met fin à la guerre entre le royaume de France et le duché de Savoie. Six candidats ont trouvé la bonne réponse. L’animateur félicite le gagnant qui a été tiré au sort. Le nom du bonhomme ne m'est pas inconnu, mais le journaliste ne semble pas le connaître, c'est un Valaisan de la région de Conthey. 
Je m’informe sitôt arrivé au collège, l’homme n’est en effet pas le premier venu, son curriculum aurait fait pâlir d’envie René de Lucinge lui-même. Il s’agit d’un professeur honoraire du Département d'histoire de l'art de l’une de nos universités, professeur associé d'Histoire de l'art monumental régional, invité d’abord, titulaire ensuite, invité encore. L’heureux gagnant du concours des Matinales, un peu chanceux tout de même, est l’auteur de plusieurs ouvrages savants, il a été le directeur d’un inventaire des Monuments d'art et d'histoire, enseignant au Technicum supérieur de La Chaux-de-Fonds, directeur de fouilles auprès d’un bureau d'archéologie à Moudon, directeur et commissaire  scientifiques de diverses expositions, rédacteur et auteur de catalogues, président et vice-président de jurys, de sociétés savantes, d’académies, locales et internationales,…
Ce n’est pas tout, pour sa participation aux Matinales d‘Espace 2, le bonhomme pourra ajouter une ligne à son long curriculum, il a reçu en effet pour sa bonne réponse trois mois de café La Semeuse.

Jean Prod’hom



Nos fronts contre la vitre du terrarium

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C’était la fin août de l’année 1965, le collège de l’Elysée était flambant neuf, notre classe faisait face au lac et à un terrarium désespérément vide. J’ai posé à côté de moi mon sac d’école au rabat recouvert de poil de renard, avec Cécile, Jean-Charles, Sylvain et tous mes nouveaux camarades. On nous avait logés au fond du couloir du bâtiment sud du collège et on a vécu ensemble pendant deux ans sous la houlette de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.
Il a fallu ensuite rejoindre le bâtiment intermédiaire en laissant à leur destin ceux qui avaient choisi l’italien ou les mathématiques. Mes parents avaient une préférence pour le latin si bien que je me suis retrouvé avec Arielle, Georges, Jean-Philippe, Patrick, Michel,… On a signé un bail de quatre ans, chaque jour, matin et après-midi. D’autres nous ont rejoints en cours de route, Frédérique, Claude, Jacqueline, Jacques, Patricia,…
J’ai eu la chance entre 1971 et 1973 d’ajouter deux années à ces noces dans les vétustes locaux du Gymnase de la Cité. Le baccalauréat dans la poche, on s’est séparés, on en avait fini avec l’enfance. On ne s’est pas revus pendant les trente ans qui ont suivi.
Il aura fallu que Patricia ait l’idée saugrenue d’organiser nos retrouvailles pour qu’on fasse marche arrière. On s’est rencontrés à trois ou quatre reprises déjà. Nous avons passé hier une belle soirée, sans les absents qui se sont excusés, sans les deux camarades qui se sont suicidés, sans Evelyne fauchée par un cancer il y a quelques mois.
On a ramassé au cours de cette soirée quelques-uns des cailloux que nous avons laissés derrière nous – devant nous ? Michel en a laissé de belles poignées mais Cécile a eu la main leste. Avant de nous quitter, un petit groupe a discuté et fixé la date à laquelle il serait judicieux de nous rencontrer. Dans cinq ans ? quatre ou trois ans ? On sentait bien la crainte qui nous habitait : allonger les délais risquait de laisser un peu trop de temps à la faucheuse.
Il fallait à l’évidence prendre les précautions les plus drastiques, raccourcir au plus près les délais pour donner à chacune d’entre nous le maximum de chances d’être vivant avec les autres.
Je me suis mis à rêver, j’ai hésité puis finalement me suis tu. Car enfin, il aurait suffi qu’on reprenne le rythme d’antan, qu’on se rende dès lundi matin au collège de l’Elysée pour qu’on retrouve cette innocence qui ne nous a jamais laissé imaginer que les choses puissent un jour en arriver et s’arrêter là. On aurait, Cécile, Jean-Charles, Arielle et les autres, collé nos fronts contre la vitre du terrarium dans lequel aucun d’entre nous n’a jamais rien vu bouger, en attendant la sonnerie, en attendant que les choses recommencent.

Jean Prod’hom

Plus tard les tuiles se sont tues

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Des précautions inouïes, excessives, folles il faut bien le dire pour tenir tête à la colère des dieux et du ciel, une colère dont personne n’envisageait même la fin – la fin amenant le froid et la crainte, la crainte la désolation. Perdu d’avance. C’était arrivé hors toute volonté, hors toute prévision, comme une bande de hors-la-loi traqués faisant main basse sur la ville. On anticipait le pire, tout autour un paysage détraqué, un paysage de sépulture.
Mais au milieu de la nuit quelque chose comme un long essoufflement s’est fait entendre, puis des petits bouts de silence. Plus tard les tuiles se sont tues, un chat est descendu dans la nuit, un feu brûlait dans le poêle, le givre sur les vitres a molli, tout s’est remis en place comme si rien ne s'était passé.
On voyait bien ici ou là en désordre quelques fusées de détresse, des crampons à glace, une cagoule, l’attirail des grandes batailles : un lendemain de tempête. Un éclair dans la nuit : un chasse-neige pousse sur les bas-côtés de la route la neige tombée et soufflée la veille. Personne n’entend les promesses de celui qui s’est fait prendre dans les spirales de la tempête et qui se retrouve au seuil de ce qui lui tend les bras, immense, paisible, auquel il se livre tout entier, chassant derrière lui la force diabolique qui l’a englouti et qui reviendra. Il s’élargit, s’évide de profundis jusqu'à ne plus être, s’élève, s’envole. Une passe mais dans l'autre sens. La tempête n’a pas fait marche arrière, c'est la possibilité de l’écriture qui s’est levée, l’autre versant du cri.
A vouloir trop s’approcher de l’immédiat on prend froid, bien loin de l'extrême douceur des jours auxquels les noirs détours le ramèneront. De l'un à l'autre il y a la nuit.

Jean Prod’hom


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Avec les Inuit

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La tempête a fait trembler la nuit, soufflé des congères, déraciné des arbres. Les tuiles ont sonné le tocsin, les volets claqué des dents. Ce matin tout ne tient qu’à un fil, le chauffage central tousse, nos voitures sont en hypothermie, plus de ravitaillement, les conduites d’eau au bord du gel, les routes fermées, le cimetière profané, tout se déjointe, le ciel et la terre ne font qu’un. Seuls les idiots et les enfants rient.
Nous n’avons pas appris à vivre à 0 degré à l’abri derrière les parois d’un igloo, avec un filet d’huile de chauffage, toute une journée dans la pénombre, sans divertissement, serrés les uns contre les autres comme des livres jusqu’à la nuit. J’ai peur aujourd’hui que les circonstances nous rappellent à l’essentiel, chasseurs désarmés, cueilleurs sans coupelle, dresseurs de salon, agriculteurs démunis. Je sors avec le livre de Nanouk dans une poche construire mon premier igloo.

Jean Prod’hom


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Révisionnisme

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Tiens il neige ! Lili met son équipement d’hiver et sort, Sandra, Arthur et Louise descendent au marché, je reviens sur les notes que j’ai prises hier au rez du Musée d’histoire des sciences de Genève à partir de l’ouvrage collectif – Villa Bartholoni – publié en 1991 et mis à la disposition des visiteurs. Je prends bien plus de temps que prévu, trop. Ce soir Arthur est invité à une boom, je l’emmène à 18 heures 30, il me faudra veiller jusqu’à près de 23 heures.

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Jean-François Bartholoni est né à Genève en 1796, d’une famille d’origine toscane modeste. Il monte à Paris en 1814 et y fait ses premières armes dans la banque comme employé de bureau, il ouvrira avec son frère sa propre maison bancaire une dizaine d’années plus tard, fera rapidement fortune, il n’a pas 30 ans. Mais l’homme n’oublie pas Genève et les rives du Léman où il fait construire, sur un domaine agricole à deux pas de Chambésy, une villa et un parc de plaisance dans lequel des sculptures d’après Canova ou Fremin, Danseuse, Flore Amalthée, Artémis vont remplacer poules, chèvre et cochons. Il fait appel à un jeune loup de l’architecture et des Beaux-Arts, Félix-Emmanuel Callet, de 5 ans ans son aîné, prix de Rome à moins de 30 ans, à qui il offre la possibilité de partir étudier encore une année en Italie avant de commencer les travaux, tous frais payés. Il revient avec tout plein d’idées italiennes. Le chantier démarre en 1826, dehors on rénove le port, dedans des parqueteurs, des marbriers, des peintres et des stucateurs réalisent le décor.
Les deux compères ne se lâcheront plus. C’est Bartholoni, fort actif dans le domaine des chemins de fer – il sera l’administrateur de la compagnie Paris-Orléans et l’instigateur de la ligne Genève-Lyon – qui agira en coulisse pour que la construction des gares d’Orléans et de Corbeil soit confiée à Callet, lequel lui renverra l’ascenseur, si j’ose dire, en réalisant son tombeau au Père-Lachaise.
Les enfants et petits-enfants de Bartholoni vont se succéder, Fernand puis Jean. En 1924 un homme passe par là, chapeau de cow-boy, c’est le directeur de la Rolex Watch Co qui s’écrie : This is really the Pearl of thé Lake ! Il s’empresse d’acquérir la villa et le pré qui la jouxte. Pas longtemps puisque la maison est condamnée en 1926. La SDN a en effet l’intention d’élever son siège dans le coin. On est sur le point de rayer la Perle du lac lorsque la ville de Genève offre à la SDN le domaine de l’Ariana.
La villa aux mains de la ville se dégrade, peu ou pas d’entretien, louée à certaines périodes vides à d’autres, humidité des lieux, bombance des locataires, fuites dans le toit. Les réfections extérieures et les restaurations intérieures se succèdent, des élèves des Beaux-Arts se feront la main, on installera des salles de bains et une cuisine. En 1964 la ville de Genève remet de l’ordre dans ce marasme et donne les clés au Musée d’histoire des sciences qui ouvre ses portes au public pendant une vingtaine d’années. La villa est invivable et part en morceaux, elle est donc fermée en 1984 pour une sérieuse modernisation et une restauration minutieuse. Elle est réouverte depuis 1990, gratuite et obligatoire.
Serrée aujourd’hui de près par la circulation ininterrompue entre Chambésy et le quartier des institutions onusiennes, étranglée par la route de Lausanne avec de chaque côté des parcs publics qui sont comme des terrains vagues, à deux pas du bâtiment mussolinien de l’OMC, la villa Bartholoni semble bien petite, héroïque même d’avoir résisté, abandonnée, oubliée, visée par la foudre et par la finance. Les 12 millions engagés pour la réfection entre 1984 et 1990 n’auront pas suffi, on a découvert une nouvelle fuite d'eau dans l’un des angles du rez-de-chaussée, des vandales ont mis en miettes les montants d’une des balustres en molasse, à la masse, on finirait par la plaindre.
Chacun voit la suite, on imagine une autre histoire dans laquelle la villa Bartholoni apparaîtrait comme la petite dernière, la rescapée des attaques de la banque, de l’horlogerie de luxe, de la SDN et des vandales. Un rêve, celui d’un fils d’immigré d’origine modeste, amoureux de Palladio et de Venise, un employé de banque trahi.

Jean Prod’hom


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Cyanomètre et oeil de verre

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Récupère à Cointrin Sandra et les enfants enchantés de leur séjour à Berlin. On se rend à la villa Bartholoni qui abrite le Musée d’histoire des sciences. Au rez les collections permanentes, à l’étage une exposition temporaire autour du hasard Les jeux sont faits ! hasard et probabilités. De belles choses au rez, parmi celles-ci les instruments qu’Horace-Bénédict de Saussure emporta en 1787 et 1788 au sommet du Mont-Blanc et au Col du Géant, un baromètre, un hygromètre à cheveu portatif, d’autres choses encore,… et puis un cyanomètre.

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De Saussure pense en effet que le bleu du ciel varie suivant l’altitude, que très haut le bleu vire au noir. Pour établir des corrélations, il bricole un instrument, simple, c’est un carton rectangulaire (format carte postale) à l’intérieur duquel 16 petits carrés évidés sont juxtaposés en alternance avec16 autres petits carrés de bleu aquarellés dont les différents tons sont numérotés du plus foncé au plus clair. La mesure se fait en dirigeant l’instrument, tenu à bout de bras, vers le ciel, puis en comparant visuellement le bleu du ciel vu par l’un des carrés évidés avec celui du carré peint dont la nuance de bleu est la plus proche (Anne Fauche). Et pendant qu’Horace-Bénédict regarde le bleu profond du ciel au sommet du Mont-Blanc, son fils regarde ce même ciel à Chamonix, bleu pâle, tandis qu’à Paris Jean Sénebier note un ciel presque blanc.
Le musée expose d’étranges boîtes, des boîtes de dépôt d’Yeux Artificiels qui étaient la propriété du Genevois Schoen, oculariste officiel des hôpitaux civils et militaires et des principales facultés et universités de médecine. Le souffleur de verre propose un grand nombre de pièces. Il faut pour passer commande spécifier si coté gauche ou droit, nuance bleue ou brune, foncée ou claire, forme petite, moyenne ou grande.

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Les premières prothèses datent du XVIème siècle, d’argent ou d’or avec un iris peint en porcelaine. Les prothèses en verre leur succèdent avec une petite quantité de plomb pour mieux résister aux poussières. Mais ces prothèses résistent mal aux larmes si bien qu’on remplace le plomb par de la cryolite, minéral transparent et incolore ramené pour la première fois du Groenland au XVIIIème siècle. Les porteurs d’oeil de verre pourront désormais pleurer à chaudes larmes.
On quitte Genève à 16 heures. Brève pause à la COOP d’Epalinges pour acheter des baguettes et des saucisses de Vienne. Ce soir on mange des hot-dog.

Jean Prod’hom


Engraisser Grasset

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Referme au réveil l’Apostille de Genette ouverte au milieu de la nuit, et termine Un peu plus loin sur la droite de Vargas. Entame la lecture de la version numérique du Derborence de Ramuz avec, comme il se doit, des problèmes de césure. Sur ce coup, j’ai à nouveau l’impression d’engraisser Grasset : 7 euros 95 en version papier chez Amazon, 5 euros 99 au format Kindle ou ePub!

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Il n’est pas sûr par ailleurs que les outils fournis avec la version ePub sans DRM – dit-on les choses ainsi ? – soient suffisants : cinq couleurs pour surligner, un seul type de trait, rouge, pour souligner, rien d’autre. Sans compter un ralentissement croissant lors d’une utilisation généreuse. Mais ce premier chapitre de Derborence contient des merveilles :

- Oh! bien sûr que non, a dit Antoine.
Ce fut tout; il s'était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s'étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d'hommes, où l'homme n'apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l'oreille, on entend seulement qu'on n'entend rien. C'était comme si aucune chose n'existait plus nulle part, de nous à l'autre bout du monde, de nous jusqu'au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide; une cessation totale de l'être, comme si le monde n'était pas créé encore, ou ne l'était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l'angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur. Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c'est une goutte d'eau qui tombe, ou c'est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l'espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent; on redevient vivant soi-même parce qu'eux-mêmes sont vivants


M’en vais à Montricher faire le point sur les travaux de la Maison de l’Ecriture. De l’extérieur on ne semble pas avoir beaucoup avancé, mais on s’affaire dans tous les coins et un responsable m’indique sans trembler que tout est sous contrôle.
A l’Auberge des 2 Sapins, c’est une autre affaire qui agite les esprits, des affiches annonçant un concert de cuivres ont été arrachées dans le village. On soupçonne, sans jamais dire son nom, un mômier local qui n’aurait que peu apprécié les corps nus et dodus des sept musiciens qui ont placé pour dissimuler leur appareil leur instrument, tuba, cornet à pistons ou trompettes à coulisse.
La bibliothèque semble fermée, je décide donc de rentrer par Moiry et Ferreyres où je m’arrête. Rejoins avec Oscar le chemin qui mène à la Tine de Conflens, il est barré en raison d’une coupe de bois. Mais aucun bruit de tronçonneuse ne me parvient, je passe sous les rubans qui en interdisent l’accès et je m’engage sur le chemin défoncé par endroits. Les rochers gras et glissants font penser à des corps de poissons froids et gluants, les bûcherons ont fait tomber de jeunes foyards sur la barrière de protection, le vide n’est pas loin.
On n’aura vu le ciel bleu aujourd’hui qu’une dizaine de minutes, c’était au confluent du Veyron et de la Venoge, le soleil s’est soudain glissé dans le bois, on a bien cru un instant qu’il allait s’imposer mais le brouillard l’a avalé d’un coup.
Je reviens par La Sarraz, Oulens et Eclagnens, Goumoens-la-Ville et Villars-le-Terroir, Echallens, Poliez-le-Grand, Poliez-Pittet et Dommartin. A l’approche de la Toussaint et de la Fête des Morts les cimetières renaissent un peu, les employés communaux ont placé des branches de sapin près des bassins. A Poliez-Pittet, un fils et sa mère mettent en terre au pied de la tombe du frère et du père des plants de bruyère et emportent les bégonias qu’ils mettront en cave. J’imagine le remue-ménage qui devait régner dans ces annexes des villages il y a une cinquante d’années à la veille de la Toussaint. Les voitures roulent phares allumés, le château d’eau de Goumoens-la-ville peine à nous éclairer.

Ceci encore : lis sur un marbre noir d’une tombe outrageusement prétentieuse les mots suivants : Le problème de la vie se résoud dans un mot : le devoir. D’accord avec le défunt et sa famille, mais ils devraient convenir avec moi que le devoir ne résout pas tout non plus.

Jean Prod’hom

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Avec Esther Shalev-Gerz à Lausanne

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L’évocation que la femme fait de son enfance, – de sa parentèle, de son éducation, des souvenirs qu’elle en garde, des malentendus qui l’ont construite, de ce qui s’est déposé en elle, – devient bientôt nostalgie et la passion se fissure, elle perd soudain pied et laisse entrer le doute qu’elle avait su maintenir à distance. Elle se tait usant de toutes ses forces pour rester debout avec ce doute qui vient d’en face et qui la pousse jusqu’aux limites de ce qu’elle peut endurer. Elle n’y croit plus au fond, mais elle résiste, elle tient bon jusqu’à ce que le doute se fissure lui aussi et que le vent tombe, la passion dont elle s’était distanciée un instant s’engouffre à nouveau sur son visage et l’enveloppe comme une violente averse qui l’aurait obligée à se terrer tout entière et à se taire pour sauver encore une fois sa peau.

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L’une raconte la vie inconfortable dans laquelle de molles circonstances l’ont plongée, y mêle des justifications secrètes, grimace, bégaie le milieu qui l’a faite innocente victime, ajoute par-dessus des silences qui font supposer un incompréhensible labyrinthe d’éléments souterrains et sans contour, donnant à entendre ce qui rétrospectivement n’aura été que compromission.
L’autre écoute en cherchant le fil qui pourrait faire tenir debout ces lambeaux auxquels ceux qui s’y accrochent seront condamnés jusqu’à la fin. Elle a l’oeil de l’épervier et guette l’irréparable aveu sans lequel ne saurait être ni consolation ni pardon. Elle prend alors la parole et raconte sans s’arrêter la succession des événements auxquels l’enfant qu’elle fut a été mêlée, elle les fait tenir en équilibre avec un sourire étrange et lointain. Aucune circonstance, aucune justification, aucune explication, un récit au fil tranchant que l’autre ne parvient pas à émousser et qui la menace dans sa vie..
Ne serait-il pas temps qu’elles conviennent l’une et l’autre de l’irréparable et qu’elles ne laissent à personne d’autre qu’elles-mêmes le soin d’en faire quelque chose ?

Il faudrait aujourd’hui monter à plus de mille cinq cents mètres pour trouver le soleil, je resterai donc en-dessous. A Oron d’abord, une bonne heure et demie dans un magasin de sports pour choisir une paire de souliers de ski que je souhaiterais enfin confortables – les derniers j’imagine. J’attends plus d’une heure qu’un père, son fils et ses deux filles aient terminé leurs emplettes. La cadette est une passionnée du ski de randonnée, mais l’est un peu moins lorsqu’elle prend connaissance du prix de l’équipement que le vendeur lui propose. Disons d’emblée que le matériel a bien changé, des skis de randonnée pèsent aujourd’hui moins d’un kilo. L’annonce ne la décourage pas, n’a-t-elle pas travaillé dans une fromagerie tout l’été ? Ils s’en vont, la fille les mains vides, elle pense trouver moins cher ailleurs.
Descends à midi au Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne qui présente une exposition consacrée aux travaux d’Esther Shalev-Gerz. M’arrête devant deux plans fixes qu’elle a réalisés en 2002 à Stockholm et à Karesuando en pays Sami. L’artiste filme deux moments de la vie d’Åsa Simma qui se succèdent et se mélangent comme le doute lorsqu’il habite l’engagement et qu’il revient sur l’action.
Violents les portraits croisés des deux femmes dont Esther Shalev-Gerz filme l’interminable entretien qu’elles ont engagé à leur insu. L’une d’elles, née à Lodz, est une rescapée d'Auschwitz et de Bergen-Belsen, l’autre a vécu plus tranquillement cette même période à Hanovre, puis dans un pavillon de chasse tout près de Bergen-Belsen. Je remonte à 16 heures, sors avec Oscar, rédige cette note alors que la nuit tombe.

Jean Prod’hom


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Rêve de bruyère

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Brouillard à couper au couteau ce matin quand Oscar en haut de la Mussily est sur le point de toucher au ciel à deux pas du soleil qui s’étire. Et puis plus rien, ou l’invisible, tout se referme, je continue tête baissée, à tâtons, dans un blanc neigeux dedans comme dehors. Même blancheur sans épaisseur aux deux bouts du jour, une balade pour fermer la parenthèse et goûter un instant à ce temps qui ne compte pas, que personne ne veut, temps de rizières, chine-lise et bon à rien.
Le long des chemins défoncés, noirs et sans issue rêve la bruyère. Des gouttelettes au profil d’argent reposent au creux des fils de soie tendus par l’araignée dans la lande. Jour peuplé de fantômes, Jorat de chiens et de loups, vent nul, la nuit tombe soudain, d’un coup.

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Jean Prod’hom

Il y a la vaisselle que tu faisais et que j'essuyais

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Il y a la vaisselle que tu faisais et que j'essuyais
les devis raisonnables
la lueur des tisons
il y a les chicanes des poètes
la cryogénisation
il y a les chapelets de jurons
la doctrine apostolique et romaine
la bière amère
les tueurs de bisons

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Passe en revue les travaux des élèves de huitième à propos de la Mine des Roches, à la cuisine d’abord, dans la véranda ensuite où le soleil a réparti équitablement ses bienfaits. Oscar et Cacao sont mes seuls compagnons, le premier avec lequel je suis sorti tôt ce matin dort sur un pouf, le second c’est tout comme, Cacao ne parvient pas à panser les blessures morales que lui a values sa rencontre avec le renard, il a peut-être même renoncé à vivre. Quant aux chats, ils guettent les mulots dehors avec les oiseaux.
Je termine à tire-d’aile la triple correction à laquelle je m’étais obligé, il est un peu plus de 15 heures, relis la moitié des pages du Vargas que j’ai demandé aux élèves de neuvième de lire pour la rentrée, boucle enfin cette journée de labeur à 17 heures. Fais une brève visite au monde qui est allé sans moi, avec Oscar et le soleil qui se couche derrière le bois Vuacoz. Aurais-je pu faire autrement ?
Ecoute la radio sur le chemin de la déchèterie, sans disposer d’assez de temps pour déterminer si l’orateur est un humoriste ou un homme politique. Même interrogation au retour, une femme parle des OGM et de la science, – qui l’a formée évidemment et sans laquelle elle n’aurait pas été, naturellement, en mesure de prendre les décisions justes qui s’imposent. Est-ce un sketch ? Je patiente, c’est bel et bien la responsable d’un parti politique. Je ne ris plus, l’affaire est sérieuse mais ne vois à nouveau pas très bien comment notre espèce va s’en sortir.
Jeremy me prend à 19 heures 30, on va manger au Raisin de Carrouge. Du chevreuil, des choux et des marrons. Il m’annonce que V. a démissionné de la municipalité de R., Sandra et Suzanne nous envoient des messages et des photos de Berlin.

Alors qu’il réussissait assez bien, lui semblait-il, à commencer ce qui n’avait jamais commencé et à renoncer à ce qui s’était établi depuis trop longtemps, trop souvent tenté de mettre un point final à ce qui n’en avait pas et de retenir ce qui n’avait plus cours, il découvrait à sa grande surprise qu’il n’était pas encore prêt à concevoir que quelque chose puisse ou ne puisse pas se terminer. Le temps n’y était pour rien, mais il était urgent qu’il commence à y songer.

Jean Prod’hom

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Belle Ferme

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Je voudrais que les stratèges annoncent la veille au moins les guerres qu’ils livreront, ne serait-ce que pour donner aux anges la possibilité de glisser dans les tambours de la nuit leurs habits sales.

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Conduis Sandra et les enfants à Genève, on y retrouve Suzanne et les siens. Je regarde l’avion qui décolle pour Berlin, reviens au pas par Versoix, Mies et Tannay.
Remonte l’allée aux noix de la gare de Céligny à Belle Ferme, terre sainte, mêmes arbres et même courbe, belle, prête à accueillir la foire au bétail, personne ne s’en soucie plus. Rien n’a changé, mais ceux que j’aime n’y sont plus. C’étaient les année 1960-1965, j’y ai passé de longues et belles vacances, je revois la fontaine au milieu de la cour, les mois d’été, le parapet de guingois, la terre battue, le dos des pierres qui affleurent. Je revois les boiseries rouge pompéien des écuries, les communs, les quartiers aux volets fermés, les ateliers oubliés, la vieille traction. L’affairement d’oncle Louis, son oeil coquin, la jeep, le pigeonnier, la lessiveuse, le potager derrière la maison, le poulailler. La bienveillance de tante Alice, le croquet, les murets, les fers, nos jeux. Les chemins qui se perdent dans la campagne et maman qui vient nous chercher.
Et puis cette allée, cette longue allée courbe qui nous mettait loin de tout, à l’abri de tout, avec au fond le lac qui ne nous intéressait pas.

Jean Prod’hom

Cendrars à Rumine

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Je m’étais indirectement plaint de l’absence de l’entrée professionnalisme dans l’Apostille de Gérard Genette, qui n’est, rappelons-le, qu’un codicille à son bardadrac. J’espérais pourtant ce matin, sans la chercher, une entrée pour les usages du mot Ressenti qui m’a si souvent fait tourner les talons. Le mot n’a malheureusement pas d’entrée privée, il la mériterait pourtant. Je me satisfais toutefois de ce que le renard du formalisme en dit dans le médialecte de sa dernière livraison.

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Ressenti. Méd. propre à désigner tout ce que l’on éprouve, avec ou sans raison objective, avec ou sans connotation péjorative : «Je vous sesns très ému, comme si cet événement vous avait douloureusement marqué au niveau de votre ressenti.» Je crains que ce participe substantivé ne rejaillisse sur l’usage du verbe ressentir, appelé dès lors à supplanter sentir, et n’entre en collision avec le nom ressentiment, dont la signification classique, héritée de Nietzsche et de Max Scheler, me semble pourtant précieuse. Mais il est sans doute trop tard pour intervenir. Le «vécu» a déjà, et depuis belle lurette, remplacé la vie.

L'affiche est immense, l'homme aussi. Ça n'empêche qu'on aura laissé au bonhomme qu’une bien maigre place dans le hall de la salle de lecture de la bibliothèque universitaire de Rumine. A moins que je ne me trompe et que le gros de l'exposition soit ailleurs. Me contente toutefois du repas servi : quatre vitrines, dans chacune d'elles des merveilles, un autoportrait du début, un exemplaire de l'édition de la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France pris dans les couleurs de Sonia Delaunay, une page manuscrite de La Main Coupée, le J’ai tué avec Fernand Léger à la Belle édition.
On remonte au Riau, soleil de forge, on déplace à l’abri les deux stères que F. nous a amenées ce matin. Lili nettoie la 807, Louise des vitres, Sandra l’ancienne place du bois de chauffe. Demain elle part avec les enfants à Berlin, les filles se baignent, Arthur termine son travail sur Hugo, je rédige cette note.

Jean Prod’hom


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Professionnalisation

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Un peu partout on laboure, les tracteurs ont chaussé à l’arrière des roues doubles, le lisier et le fumier répandus ces derniers jours sont enfouis et la terre grasse de dessous, brillante et humide, refait surface. Un coup de herse, un coup de rouleau et la page est tournée. Le printemps est sur ses rails.

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J’écoute au soleil, sur le chemin de l’ancienne déchèterie, une série d’émissions que la Fabrique de l’histoire a consacrées en 2007 au siècle de Louis XIV. Au détour de l’une d’elle qui revient sur les travaux de Mircea Eliade, la société de cour et le processus de civilisation, un historien – ou un sociologue ? – confie au journaliste qui s’étonne du manque de souffle de la recherche qu’il est aujourd’hui presque impensable pour quiconque de se jeter dans des entreprises aussi ambitieuses que celles d’Eliade, de Weber, de Durkheim ou de Marx. Les contraintes du professionnalisme qui pèsent actuellement sur les entreprises des universitaires leur interdisent même ce type d’opération. Les historiens travaillent de moins en moins sur des données de seconde main, chacun prend un temps important pour produire les données qu’il réfléchira sans jamais risquer une théorie de haute généralité. Les objets d’études se sont resserrés, on avance plus lentement et les synthèses sont de plus en plus difficiles.
Je le crains en effet, mais le culte que l’époque voue aujourd’hui au professionnalisme et à la professionnalisation n’est qu’un de ces ponts aux ânes chers à Gérard Genette (un pont aux ânes que celui-ci n’a, à ma connaissance, pas encore égratignés). Il doit plutôt nous encourager à désobéir, à court-circuiter les attentes par trop prévisibles, trahir les promesses qui bétonnent, penser au-delà de l’ombre que projette notre lampe de chevet, redevenir des amoureux fous et des amateurs éclairés.
On descend à Vevey, Sandra et les enfants vont louer des skis, on se retrouve au bord du lac. Il fait un temps à se baigner et à rester dehors. On rentre.

Ceci encore: j’ai renoncé ce matin à rivaliser avec l’oeuvre de Victor Hugo, partant à être inhumé dans l’un des vingt-six caveaux du Panthéon. J’ai pris cette décision après y avoir fait une visite. Et bien non ! Seul avec Jean Lannes, maréchal d’Empire, dans le XIIème caveau ? Pas drôle ! Avec Voltaire et Rousseau à l’entrée de la crypte ? Usant ! Avec les Curie dans le huitième caveau ? Comment me comporter ! Remplacer celui qui a pris la place de Jean-Paul Marat, lequel a remplacé pendant quelques mois Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau exclu pour indignité ? Et bien non ! Je vise quand même l’éternité. C’est décidé, plutôt le caniveau.

Jean Prod’hom


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Hôtel des Champs

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Il me faut tendre l’oreille, nous roulons pourtant au ralenti en direction de Moudon, Bussy, Oulens, Forel. Grand-maman Brigitte me raconte l’histoire d’une cousine orpheline dont on lui a caché l’existence et dont la grand-mère – c’est aussi la sienne – ne veut pas s’occuper. Le curé se charge de lui trouver une place dans une institution à Fourvière – un lieu bien nommé pour les enfants abandonnés, les années passent. Brigitte apprend un jour l’existence de cette cousine, lui envoie une lettre, elle a vingt ans, prend le train et la serre dans ses bras. Elles se reverront quelques fois avant que les soeurs de l’orphelinat ne lui trouvent un emploi dans une maison bourgeoise.

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Cette grand-mère née près de Romont dans le dernier quart du XIXème siècle a épousé un garde-barrière. Tous les deux migrent dans les Mont-du-Lyonnais, près de Chazelles, il y a du travail dans une verrerie.
Quant à Brigitte, son histoire mériterait que je m’arrête au bord de la route, je ne saisis que des bribes. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’elle a 10 ans, elle se souvient du médecin qui s’est occupé d’elle et qui lui confiera plus tard que la vaccination par le BCG était sur le point d’être prescrite au pied de Chazelles. Elle est envoyée à la campagne, elle travaillera ensuite à la chapellerie jusqu’à la retraite. Elle aura 91 ans tout soudain.
De Chavannes-le-Chêne on aperçoit un épais duvet de ouate délicatement posé sur le lac de Neuchâtel. Dépassent des volumes invisibles en d’autres circonstances et s’esquisse un autre pays silencieux au coeur même du paysage auquel je me suis habitué. On plonge par Rovray sur les rives du lac, sans s’y arrêter, franchit la Menthue alors qu’elle termine sa course, On remonte aussitôt d’Yverdon sur Donneloye. On croise à nouveau la Menthue alors qu’elle a encore un long chemin à faire. On prend l’apéritif à l’hôtel des Champs transformé depuis le temps. Pas trace de la tête de chevreuil de L’Ardent Royaume. Vilaine réfection. On rentre par Bioley-Magnoux et Ogens.
Lis à Arthur en fin d’après-midi la préface de 1832 du Dernier Jour d’un condamné dans laquelle Victor Hugo rappelle l’abolition manquée de 1830, bifurque sur 1874, lui lit mon billet de la veille dans lequel je rappelle ce qui s’est passé à propos de la peine capitale dans le canton de Vaud et en Suisse. Reprends ensuite la lecture du réquisitoire de Victor Hugo. Arthur m’interrompt après quelques minutes et demande.
- Qui écrit là ? Toi ou Victor Hugo ?
Je suspends quelques secondes ma lecture avant de la reprendre, hésitant et songeur.

Jean Prod’hom


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Hans Vollenweider

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M’arrête à la Goille et papote avec l’épouse de F. qui bataille pour que l’erreur médicale commise à Payerne soit reconnue officiellement. Ce sont des batailles sans fin où la mauvaise foi règne au milieu des convenances et où le temps joue en faveur des institutions judiciaires et d’assurance. Tout le monde donne l’impression de se servir au passage sauf les particuliers lésés qui se demandent chaque jour s’ils auront assez de force et d’argent pour continuer. F. souffre tous les jours, il prend des cachets mais ne se plaint pas. Son sourire au contraire me rappelle que l’on peut vivre sans ressentiment apparent, dignement sans disposer de ce qui nous manque, sans que l’idée même du bonheur ne nous lâche en ne laissant aucune trace. Il nous a rejoints dans le potager, je lui commande avant qu’on ne se sépare deux stères de bois qu’il nous livrera la semaine prochaine. Il est midi et on a faim.

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Un peu d’agitation au Riau, d’abord parce que le manche de la nouvelle guitare électrique de Louise est fendu et qu’il faudra entreprendre des démarches longues et ennuyeuses, ensuite parce que grand-maman Brigitte, sa fille et son beau-fils vont arriver dans l’après-midi. Ils se sont rendus à Vevey, comme ils le font chaque année, pour que grand-maman puisse se recueillir un instant devant la tombe de Jojo. Ils en profitent pour acheter du chocolat, de la double crème et des meringues.
Grand-maman Brigitte passe la fin d’après-midi près du poêle avec Sandra et les enfants, je descends à Moudon avec sa fille et son beau-fils. On traverse la ville-haute. En passant devant les Anciennes prisons, je leur raconte la dernière nuit qu’y a passée Héli Freymond en 1868.
Je me suis informé entre temps, l’abolition de la peine de mort a été décrétée en Suisse quelques années après, en 1874. Mais le peuple et les cantons ont accepté en 1879 une initiative populaire qui autorise les cantons qui le souhaiteraient à la réintroduire. Plusieurs cantons catholiques la rétablissent. De fait, le dernier civil à avoir été exécuté en Suisse l’a été en 1940 dans le canton d’Obwald. Il s’agit de Hans Vollenweider qui a successivement enlevé, braqué, tiré sur le premier venu pour lui escamoter son identité, tué un postier, abattu l’agent chargé de son arrestation. Pour interrompre la liste de ses forfaits, il est guillotiné à Sarnen.
Il est 23 heures et je vais me coucher.

Jean Prod’hom

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6L2

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Première gelée blanche ce matin, moins de zéro degré au Riau, il me faudra fermer l’eau du jardin. Mais le soleil a si vite fait d’éponger les prés que je remets l’opération à plus tard. Louise termine son Club des Cinq, Lili essaye de redonner le moral à Cacao qui vit prostré depuis le passage du goupil, Arthur poursuit son travail sur Victor Hugo, Sandra cuisine. J’installe mon nouvel ordinateur  – c’est-à-dire que je clique et opine du bonnet une ou deux fois –, avant de chercher et trouver une photographie.

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Une ancienne camarade de classe a convié tous élèves de la 6L2 à un repas, quarante ans après la fin de l'école obligatoire. J’ai longuement hésité à répondre à l'invitation, depuis hier la date est fixée, ce sera un samedi soir, le 24 novembre et je m'y rendrai. Je ne sais pas trop bien quoi attendre de ce type de rencontre, je préférerais passer quelques fois inaperçu. Mais les prénoms et les noms de ces anciens camarades ont gardé intact par-dessus le temps, comme dans un piège, quelque chose qu’il me plaît de retrouver un instant.
Je n'ai pas beaucoup de photos de cette époque, il y en a une pourtant que j’ai trouvée au fond de l’une de ces anciennes boîtes à chaussures dont l'usage second est sur le point, comme l’écrit avec le sourire Gérard Genette dans son Apostille, d'être relégué aux antiquités par l'invention du disque dur d'ordinateur, qui en revanche ne pourra jamais servir à emballer des chaussures.
Je compte, nous étions vingt-trois, neuf filles et quatorze garçons sous la direction de Monsieur Pavillard, séparés quelques heures pendant la semaine pour l'enseignement du grec ou de l'anglais. Ce qui me frappe en regardant cette photographie, c'est la manière dont chacun d’eux  – moi excepté – répartit ce qu'il est, tout ce qu'il est, c'est-à-dire sa voix, son prénom et son nom, son écriture pour autant que je m’en souvienne, l’inclinaison de la tête, les bras et les mains, le sourire,… autour d’un axe invisible : une répartition asymétrique, légèrement biaisée, équivalent physique du désir qui les aura fait vivre et qui me les rendra, eux et ce passé, si proches dans quelques jours.
Et lorsque j’y songe encore un instant, chacun d'eux représente dans le théâtre de ma mémoire l’une ou l’autre des quelques façons d'être au monde que je suis capable d’imaginer, essaimant ailleurs cette part invisible d’eux-mêmes dont j’ai eu la chance d’être le familier à l’Elysée, part invisible d’un seul tenant, un peu tordue, marquée depuis toujours et qui les fait balancer d’avant en arrière et sur les côtés.
Restent les noms d’alliance de celles qui se sont mariées depuis notre étrange équipée, qui me rendent ces femmes soudain un peu plus lointaines, je ne peux m’empêcher de considérer ces alliance, au vu de ce qu’on a vécu, comme de petites trahisons.


Jean Prod’hom

Victor Hugo bricole

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Fais un feu dans le poêle avant que les enfants ne se réveillent. C'est rien de le dire, mais on ne va décidément pas vers les beaux jours. Il est temps de renoncer à faire des économies d'énergie et de remettre en route le chauffage central. La neige est tombée sans faire de bruit jusqu'aux Paccots. Reçois par la poste mon nouveau matériel, envoie illico un mot au responsable informatique pour savoir si il y a un master à ma disposition. Sandra descend au CHUV avec Louise.

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Me remets sur mon iPad à la lecture du Dernier Jour du condamné, souligne quelques ficelles et dactylographie deux extraits dans lesquels Victor Hugo bricole, c'est là que je le préfère. Ainsi la description des cours de Bicêtre, ou les chaînes des prisonniers qui vont être envoyés au bagne, domaines dans lesquels ni lui ni le lecteur qu'il imagine ne disposent – ou ne souhaitent user – d'un vocabulaire spécifique, si bien que le lecteur avance à l'estime sans savoir exactement si la phrase qui le conduit va le mener quelque part et lui faire voir quelque chose. Et la belle affaire, c'est qu'il y parvient, miraculeusement.

Le carré de prisons qui enveloppe la cour ne se referme pas sur lui-même. Un des quatre pans de l’édifice (celui qui regarde le levant) est coupé vers son milieu, et ne se rattache au pan voisin que par une grille de fer. Cette grille s’ouvre sur une seconde cour, plus petite que la première, et, comme elle, bloquée de murs et de pignons noirâtres.

Quand ils eurent revêtu les habits de route, on les mena par bandes de vingt ou trente à l’autre coin du préau, où les cordons allongés à terre les attendaient. Ces cordons sont de longues et fortes chaînes coupées transversalement de deux en deux pieds par d’autres chaînes plus courtes, à l’extrémité desquelles se rattache un carcan carré, qui s’ouvre au moyen d’une charnière pratiquée à l’un des angles et se ferme à l’angle opposé par un boulon de fer rivé pour tout le voyage sur le cou du galérien. Quand ces cordons sont développés à terre, ils figurent assez bien la grande arête d’un poisson.

Sandra et Louise reviennent peu après midi, les résultats sont bons. Travaille avec Arthur qui liste pêle-mêle les aspects qu'il devrait aborder pour présenter judicieusement ce récit. Il doit aussi fournir un résumé en y plaquant le schéma narratif. Le mousse joue le coup, et bien, sur le deuxième chapitre, il décide de construire son travail autour d'une perturbation générale dont le narrateur rend compte dans le paragraphe suivant.

- Condamné à mort! dit la foule; et, tandis qu’on m’emmenait, tout ce peuple se rua sur mes pas avec le fracas d’un édifice qui se démolit. Moi, je marchais, ivre et stupéfait. Une révolution venait de se faire en moi. Jusqu’à l’arrêt de mort, je m’étais senti respirer, palpiter, vivre dans le même milieu que les autres hommes; maintenant je distinguais clairement comme une clôture entre le monde et moi. Rien ne m’apparaissait plus sous le même aspect qu’auparavant. Ces larges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel pur, cette jolie fleur, tout cela était blanc et pâle, de la couleur d’un linceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient sur mon passage, je leur trouvais des airs de fantômes.
Au bas de l’escalier, une noire et sale voiture grillée m’attendait. Au moment d’y monter, je regardai au hasard dans la place.
- Un condamné à mort! criaient les passants en courant vers la voiture. À travers le nuage qui me semblait s’être interposé entre les choses et moi, je distinguai deux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides.
- Bon, dit la plus jeune en battant des mains, ce sera dans six semaines!


Sandra se rend à Mézières pour un cour de dressage, Louise découvre Le Club des Cinq, plus précisément Le Trésor de l'île, Lili dessine des poneys. Je remets en route le chauffage, il est 18 heures 30.

Jean Prod’hom


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Héli Freymond

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Cure les chenaux du garage, travaux des champs ensuite. Les filles me donnent un sérieux coup de main après midi en brouettant jusqu'au fond du jardin l'herbe lourde que j'ai coupée hier et montée en tas tout à l'heure, elle colle et le râteau qui ne répond pas à mes attentes m'exaspère. C'est à mon mon tour d'aider Arthur que j'ai engagé pour vider les chenaux de la maison. Sandra s'occupe des plantes de la véranda, cuisine et assure la viabilité de notre petite entreprise familiale. Quant à Cacao, il a réintégré la maison et essaie d'oublier le renard.

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Arthur a choisi de présenter en classe Le Dernier Jour d'un condamné de Victor Hugo. J'en profite pour lui raconter la dernière exécution qui a eu lieu en 1868 dans le canton de Vaud. L'histoire se passe dans un hameau au-dessus de Moudon, à dix minutes à pied de Beauregard, et si je peux la lui raconter aujourd'hui, c'est que j'en ai discuté hier avec un paysan dans l'arrière-cour d'une ferme de Corrençon, là où précisément a démarré l'affaire qui s'est conclue, sur les bords de la Broye, par la dernière exécution d'une peine capitale dans le canton de Vaud.
L'homme en parle volontiers, mais ses grands-parents avaient posé une chape de silence sur cette affaire qui n'a été levée qu'au milieu du XXe siècle. Héli Freymond a vécu à deux pas de chez lui – pas étonnant puisqu'il n'y a que 40 habitants à Corrençon –, dans la ferme qu'on aperçoit derrière son hangar. Il me raconte ce qu'un journaliste d'un quotidien local a rappelé en 2010 et que j'ai lu en rentrant, mais sur un autre ton.
Le ressortissant de Corrençon a 25 ans et de la suite dans les idées. il épouse par intérêt une riche propriétaire de Saint-Cierges, Elisa, mais continue à rencontrer en cachette Louise, une pauvre fille, mais bien faite, de Corrençon. Le gaillard encouragé par l'allumeuse n'hésite pas et liquide sa légitime enceinte de quelques mois en la gavant d'arsenic que leur a obligeamment vendu le taupier de Syens.
Mais c'est à la soeur d'Elisa, Méry, que revient la moitié de l'héritage. Hély tente alors de la séduire pour recoller le domaine. Jean, l'ami de Méry, ne voit pas la chose ainsi et essaie de mettre le holà. Héli pour la seconde fois n'hésite pas, il offre à son rival un petit pain de Moudon fourré à la strichnine. Le bougre, solide comme un Mettraux, s'en tire miraculeusement et dénonce sur le champ Héli qui charge derechef Louise de tous les péchés du monde. Ça ne réussit qu'à moitié, Louise sera en effet condamnée à vingt ans de prison, mais la tête d'Héli tombera dans le carré de sciure qu'on avait étendue sur la rive droite de la Broye.

Longue balade avec Sandra entre 4 et 6, par les hauts de Montpreveyres, dans les bois et les prés. On se rend en fin d'après-midi à Rue, Entre terre et mer, une excellente crêperie.

Jean Prod’hom


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Beauregard

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Le renard a passé ce matin. Ne restent sur la terre battue du poulailler qu'un tas, la blanche, et Cacao tétanisé. Je n'ai pas le temps de m'en occuper, Carole m'attend à Moudon pour neuf heures. Une barrière de brouillard me ralentit après Syens, là où la Bressonne et la Carrouge se jettent dans la Broye, Moudon est dedans, j'envoie un message à Sandra. On aperçoit en haut, par de larges déchirures, des morceaux de ciel et Beauregard.

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La toute nouvelle hygiéniste dentaire fait du zèle et ne me libère qu'après trois bons quarts d'heure, avec une poignée de conseils que j'applique sur le champ en passant à la pharmacie. Puis monte au Bourg. De la place autour de laquelle se dressent les châteaux cossus de Rochefort et de Grand'Air, on devine la Mérine qui descend libre le vallon de Sottens avant de se faufiler, à l'étroit, dans la ville basse. Pas grand monde dans les rues, le musée Eugène Burnand est fermé, entre comme un bandit dans les couloirs des Anciennes Prisons, j'y entends un groupe d'enfants qui déclament, marchent, rient, c'est un cours de théâtre. Redescends et m'arrête au coin-café de la COOP, tout Moudon fait ses courses, remplissent leurs cabas ceux du bourg et ceux d'en-bas.
Le soleil et le souvenir du texte de Philippe Jaccottet me poussent à rentrer par le chemin des écoliers, par la route de Martherenges et Beauregard.
Beauregard, un nom que le poète a aimé et qui lui faisait signe, écrit-il, aux abords de sa petite ville natale, ce devait être une ferme ou un domaine sur la pente qui descend vers la Broye (je pourrais m'en informer mais peu importe), je me souviens simplement de ce nom comme s'il avait eu une résonance plus riche que d'autres, et pas même, je crois, à cause de son sens implicite, simplement «comme ça», pour rien ; comme si, quand on disait «Beauregard» autour de moi dans la vaste maison toujours froide en hiver dès que l'on s'éloignait des hauts poêles de faïence dont certains prétendaient même tiédir deux pièces à la fois, quand on disait ce mot, on faisait tinter une cloche justement pour accéder à quelque lieu inconnu que je n'aurais certainement pas trouvé si j'étais allé vraiment me promener près de cette ferme, de ce domaine.
Beauregard, c'est une ferme et un domaine. Il faut prendre la route de Corrençon et non celle de Martherenges pour y parvenir. Un vieux bâtiment attire d'emblée le regard, une vieille bergerie, le premier bâtiment du domaine, me confie le fermier. Il n'y a d'abord eu ici que des moutons. Et puis on a construit au début du XIXème siècle la ferme, qui a brûlé autour des années 1890. C'est en 1932 que le grand-père de mon interlocuteur a loué ce domaine à la commune de Moudon. On imagine leur vie difficile : les visages fatigués ou mornes, les mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en bois), la vie tempérée d'aujourd'hui, un peu vide, à moins qu'elle ne dissimule une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu'en éclats de joie.
Ils ont connu cette violence, les fermiers de Beauregard, en 1942. Les quatre frères de celle qui deviendra sa mère meurent l'un après l'autre, asphyxiés dans la fosse à lisier dont ils sont en train de réparer le mécanisme de brassage. La ferme et le domaine ont oublié et effacé les traces de cette tragédie, mais aujourd'hui, j'entends certains de ses échos dans le nom de Beauregard.
De Corrençon la route traverse le bois de Bourlayes avant de plonger sur Saint-Cierges. C'est dans cette forêt qu'il nous faut, comme dans un tunnel qui ferait un virage à 180 degrés, tourner le dos à l'est et aux Préalpes et porter résolument nos regards sur le couchant et le Jura. Je m'y promène jusqu'en début d'après-midi : Boulens, Peyres-Possens, Chapelle, Martherenges, Sottens, Villars-Mendraz, Chardonnay-Montaubion, Villars-Tiercelin.
Le soleil s'est imposé partout. Il me condamne à passer la tondeuse une dernière fois cette année dans le jardin.

Jean Prod’hom



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Vérifier

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Ils ne pensèrent pas à se serrer les mains. Jeanine portait des vêtements de sport recouverts d'une pèlerine serrée. dont le capuchon cachait à demi des boucles blondes. Elle détacha un sac suspendu à sa ceinture et le jeta dans les bras de Martinien.
- Porte-moi mon sac. Je suis fatiguée.
- D'où viens-tu ?
- Je t'expliquerai. Mais je te jure que je n'ai jamais cru que tu pourrais te trouver à notre rendez-vous.
- Je n'y croyais pas, moi non plus. Il m'était pourtant nécessaire de vérifier que tu n'y serais pas.

André Dhôtel, Ydylle au Chesne-Populeux in Ydylles, 1961

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Pars avec la seille à verse et reviens avec le soleil de travers. Pas mauvais d'autant plus que nous sommes tous les cinq au seuil de quinze jours fériés. Et ce soir les nuages blancs et blonds poussent comme des champignons.

Jean Prod’hom



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(FP) Si on écrit pour être lu

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Si on écrit pour être lu – et que par chance on l'est parfois un peu –, c'est d'abord pour s'assurer que nous sommes bien les passagers d'une même aventure et que celle des autres n'est pas aussi lointaine que ce que l'on voudrait croire, ou l'est au contraire infiniment plus. L'inverse est vrai, on lit pour être écrit, c'est-à-dire pour devenir sous la plume des autres ceux qui ne sont pas mais qui auraient pu être, devenant ainsi aussi éloignés de nous-mêmes que de ceux qui sont ou ne sont pas. Et par là, écrivant et lisant, un peu soi, seul et avec les autres.

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Réunion de parents ce soir à Vucherens et, tandis que les enfants jouent aux jardiniers confirmés ou amateurs, dansent le bal du potager et chantent les salades qui craquent et qu'on croque, la nuit tombe derrière la moustiquaire de la fenêtre grande ouverte du fond de la classe, lentement, plus lentement encore sur les dents de Brenleire et de Folliéran qu'un nuage retardataire effleure, les sonnailles des veaux retiennent le jour juste au pied du collège, on n'en veut pas plus et ça pourrait durer.
Commencent alors les civilités autour d'une soupe au caillou, les enfants jouent à cache-cache. Assis sur un muret j'admire ces hommes et ces femmes qui font vivre le préau, sans pouvoir ni vouloir joindre mes mots aux leurs. Il ne convient pas de tenter le diable. (P)

Jean Prod’hom



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Il y a Allonzier-la-Caille

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Il y a Allonzier-la-Caille
le petit monde de la poésie
les centres d'entretien
il y a le poison de l'hypocrisie
les raclements de gorge
la faute dont on espère le pardon
il y a la délocalisation de la bêtise
les barges
les prés de fauche

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La compagnie de fourreurs Révillon Frères – concurrente de celle de la baie d'Hudson –, qui a établi des postes de traite sur le territoire des Inuit a financé la réalisation de Nanouk l'Esquimau que Flaherty a réalisé en 1922.
J'ai appris cet après-midi qu'en 1948 c'est au tour de la Standard Oil Company de produire Louisiana story que Flaherty tourne avec Richard Leacock. Extraordinaire film dans lequel un jeune Cajun, prince des eaux du marais de Petit Anse Bayou, un crapaud sur le coeur et un raton laveur en laisse, accueille avec le sourire les derricks d'une entreprise de forage. Il s'appelle Alexander Napoléon Ulysse Latour.
Et parce que j'ignore ce qu'ils savaient, et qu'ils ignoraient ce que je sais aujourd'hui de ce qui est advenu de ces régions du monde, ces deux films de Flaherty font voir comment le rêve ensemence le réel et le réel réoriente le rêve jusqu'au cauchemar. Le documentaire, dès le début de son histoire, a débordé sur le récit sans passer par la propagande, même si des géomètres ont tenté d'endiguer le mélange en fixant des limites et en construisant des doctrines, rien n'y a fait.
Si les frères Révillon et la Standard Oil Company ont accepté de mettre Flaherty sur le coup, d'introduire ce loup inoffensif dans la bergerie en produisant ses films, ce n'est pas parce que les fourreurs et les compagnies d'exploitation de pétrole se savaient responsables de ce qui allait se passer aujourd'hui dans l'Arctique ou en Nouvelle-Orléans, mais pour témoigner à leur insu que les crapauds cachés dans la chemise et les sourires au bord des lèvres ne suffisent pas à enrayer l'exploitation de l'homme par l'homme.
L'histoire de Nanouk, de l'homme d'Aran ou d'Alexander Napoléon Ulysse Latour est aussi actuelle que celle du Grand Meaulnes et de tous ceux par la grâce desquels les domaines mystérieux tout à la fois disparaissent et reviennent.

Jean Prod’hom



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Indépendant de soi-même

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Etre assez indépendant de soi-même pour ne pas se retirer avec l'assurance que nous savons où mène ce qu'on laisse en partage, ne pas économiser non plus ses forces, batailler, reprendre. Mais renoncer à la fin, bien avant d'y parvenir, et laisser l'énigme aller de l'avant. Laisser donc à d'autres le soin de faire la lumière ou l'obscurité sur ce qu'on n'a que partiellement éclairé ou qu'on a jeté plus avant dans la nuit. Et recommencer.

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Colman Tiger King | L'Homme d'Aran | Robert Flaherty

Ceux qui se sont réveillés à 2 heures du matin ne sauraient certainement pas dire d'où provenait toute l'eau qui tombait sur les tuiles des maisons du Riau avec la régularité de la pluie. Je me suis rendormi avec le souci des gouttières qui débordent et qu'il faudrait nettoyer. J'ai proposé hier au mousse de me donner un coup de main, échelle, corde et baudrier. Il fait encore nuit lorsque je boute le feu aux petits bois du fond du poêle.
Un chauffard me brûle la priorité au débouché de la route de la Goille sur la route de Lausanne. Je klaxonne et lève les bras au ciel, c'est que j'ai 4 enfants avec moi, des enfants qui ne m'avaient jusque-là jamais vu en colère contre un inconnu. La promenade que j'entame avant huit heures avorte avant la Mussily, il pleut assez fort pour que je rebrousse chemin.
Visionne L'Homme d'Aran que Robert Flaherty, d'origine irlandaise, réalise entre 1931 et 1934 après avoir lu l'ouvrage de Synge sur les îles d'Aran. Les premières et les dernières images de cette ode à la vie primitive sont étonnantes et nous interrogent sur les progrès du truquage au cinéma. Flaherty filme en effet une tempête au cours de laquelle des hommes et une femme manquent de mourir à chaque instant. S'il y a bien montage, on ne voit pourtant pas comment Flaherty s'y est pris pour ne pas mettre en danger ses acteurs. Je relis les pages que Nicolas Bouvier consacre à ce film dans le Journal d'Aran pour en avoir le coeur net.

Quand il eut enfin réuni son plateau : le père, la mère, le fils et les équipages des «curragh», Flaherty leur fit prendre des risques qui paraissent aujourd'hui invraisemblables. et que ses «acteurs» par défi et bravade acceptaient en grommelant. Plus le temps était fort, plus il voulait tourner. Dans une séquence terrifiante de tempête où l'on voit la mère, cheveux défaits, se jeter dans les vagues énormes pour sauver son mari dont le bateau vient de chavirer sur lui, elle – une comédienne sauvage et superbe – frôla la noyade d'un cheveu. Il est impossible de voir aujourd'hui ces images sans penser qu'elles ont été truquées : elles ne l'étaient pas ; ce naufrage n'était pas prévu.
- Je m'en souviens bien, dit le père, j'étais là, j'avais un petit rôle de figurant à mi-hauteur de la falaise. Nous avons tous dévalé sur la plage, voyant ce qui se passait. Cela non plus n'était pas prévu. C'est miracle que ce film se soit terminé sans mort d'homme. Cette femme, Maggie – la mère – vit toujours. Elle ne quitte son lit que deux heures chaque matin et ne veut plus voir personne. Elle pense que la terre entière l'a vue dans cette minute d'agonie et qu'elle a été grugée. En tout cas elle ne veut plus entendre parler de cette histoire.

Nicolas Bouvier nous en apprend, d'autres bien bonnes sur ce film, mais il m'aura aussi fait voir ce qu'il ne décrit pas ou peu, pour autant que je m'en souvienne : les colères de l'océan qui fascinent Flaherty et qui font couler dans les pentes tourmentées des falaises, lorsque la vague se retire, des torrents de diamants sur la pierre nue.
Prépare à manger pour les filles qui vont arriver. Le soleil a écarté les gros nuages gris du matin mais ne parvient pas à s'imposer, il reste à l'affût derrière le second rideau blanc poussé vers le nord-est, je remets une bûche dans le poêle. Fais une partie de Catane avec Louise avant de la mener avec Mylène et Lili, dans la précipitation, à l'arrêt de bus, le jeu ne me convient pas. Reprends la lecture du Plateau de Mazagran jusqu'au retour des filles. Je conduis à 4 heures Lili à Curtilles, les nuages n'en finissent pas de filer, mais en rangs moins serrés si bien que le bleu et le soleil se mêlent au cortège. M'installe sur la terrasse du Café fédéral de Curtilles et poursuis ma lecture du Plateau que je termine aussitôt rentré. La Broye charrie de lourdes eaux. On mange, les enfants se couchent, on ferme les rideaux.

Jean Prod’hom

S'exproprier du cercle des heures

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Se maintenir dans le grand cercle du jour sans que pèsent trop les fines chaînes qui nous y attachent, ni nous en plaindre. S'affairer comme il se doit, au risque de tout oublier, en gardant un oeil sur quelques-unes des faiblesses du grand théâtre dont nous sommes les figurants, en aucun cas se faire les alliés des alliances mesquines, des connivences défensives, des engagements de circonstance, des arrière-boutiques, du compte des actifs et des passifs. Et s'il se peut, sortir chaque jour avant que la nuit n'emporte tout, s'exproprier du cercle des heures qui se ressemblent et réunir dans un creuset pour les faire fondre la succession des représentations auxquelles on croit dur comme fer lorsqu'on est dedans, tirer les rideaux et ouvrir la porte sur l'étendue qui suppose tout le reste, ramasser comme autrefois des morceaux de terre cuite en rêvant de pouvoir reconstituer le service du Jeudi saint ou noyer ses songeries dans le filet d'eau d'une fontaine. Non, plus large, le pourpre et l'échappée belle, dérouler son pas en sortant la tête. Mais où ?

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Il pleut la majeure partie de la journée. Fais le grand tour avec Oscar après avoir travaillé une bonne heure avec Arthur sur des exercices de français. Deux heures seront nécessaires encore après le repas. On l'encourage à changer ses méthodes et à anticiper un peu plus. Il n'est à l'évidence pas le seul responsable, mais celui-ci, on renonce à le chasser. Tant qu'à faire et s'il se peut, tirons bénéfice des mauvaises comme des bonnes situations.


Jean Prod’hom

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C'est un temps d'oie

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C'est un temps d'oie propice à la sortie des champignons. La pluie fait des ronds de socières autour des foyards, les gouttières débordent. L'eau attend que les champignoneurs soient trempés jusqu'aux os, et rentrés, pour cesser, tout redevient silencieux.

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Il y a des jours qui se donnent tout entiers dès le réveil, ouverts sur tout et sur rien, avec pour seule promesse de ne pas nous fausser compagnie. Chacun d'eux est comme un grand cercle dans lequel il nous est offert d'aller en tous sens sans qu'on n'ait rien à achever puisque tout l'est, au pas, d'où les heures sont absentes et où tombe la pluie. On s'invente pour passer le temps des loisirs étriqués, des occupations qui n'engagent à rien, et lorsqu'on n'a plus rien à faire, lorsqu'on a emprunté toutes les allées et contre-allées, la nuit tombe. On s'avise qu'on a réussi à passer dedans désoeuvré ce qu'en d'autres circonstances et si souvent on passe naïf et à côté ou sourd et par-dessus. Le cercle s'écoule alors par le trop-plein, nous abandonne soulagé au seuil de quelque chose après quoi nous nous pressons et au-delà de quoi s'ouvre la nuit. C'est le second grand cercle auquel nous invite le sommeil, grand laminoir d'où sortent les barres profilées de nos rêves. Nous sommes les habitants d'une ellipse, sous la juridiction successive de deux foyers, celui du jour et celui de la nuit, chacun d'eux étire ce que l'autre rassemble, l'un est occupé par la terre, l'autre par rien.

Jean Prod’hom

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Chemise jaune et cravate rouge

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Chemise jaune et cravate rouge, réveillé depuis longtemps, il s'appelle François, il l'annonce au micro en souhaitant la bienvenue aux membres du club qui fait sa sortie annuelle. Il ne dira plus rien de la journée.

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L'un des deux organisateurs prend la parole à son tour, les participants pourront en raison de leur petit nombre visiter à la fois le musée du fer et les grottes de l'Orbe, ou le fort Pré-Giroud. Et les amateurs de pêche assistée pourront sortir du bassin de la pêcherie la truite qu'ils mangeront à midi. Des nappes de nuages fins comme des suaires flottent sur le Jura. Le ciel est dégagé ailleurs, ça donne des ailes, la femme du président est assise à côté de la secrétaire, Michel et son amie passent auprès de chacun et prennent les inscriptions.
François chausse ses lunettes à soleil à la sortie du tunnel de Bruyère et tourne la tête à l'ouest, le lac s'allonge, il a beau se pencher, il ne le voit pas dans toute sa longueur. Il aurait voulu être pilote d'avion, ça ne s'est pas fait, ça ne pouvait pas se faire, alors il rêve. Le caissier est assis à côté de sa femme, ils vivent accrochés à un ancien malheur qui les soude, ils ne veulent surtout pas en rajouter. Les enfants au fond du car s'agitent à l'idée de manger ce qu'ils pêcheront, le car peine sur la semi-autoroute qui mène à Vallorbe. On devine l'Orbe dans le pli noir qui entaille les bois, c'est l'automne, les frondaisons bouronnent.
- Il y a toujours ces bus qui ont une allure dérisoire.
- Et ces pilotes si gentils et polis.
Le fer et la fonte, une fois les graisses et les huiles épongées, ont la douceur des chatons, moelleux, doux, presque chauds, personne ne l'aurait cru. Thomas est penché sur les mains blondes de la demoiselle de la forge qui manie le fer de ce qui lui portera bonheur, une miniature de cheval trempé, il relève ses lunettes qu'il cale sur le front, on entend des cloches, il n'y a plus grand monde dans le musée du fer et du chemin de fer de Vallorbe, un troupeau de vaches fleuries descendent de la vallée de Joux. La responsable de la caisse et sa voisine fument une cigarette en papotant à l'entrée du musée.
- J'aime pas les films qui finissent mal.
- C'est la désalpe.
- J'aime pas les films qui ne finissent pas.
- Plus d'herbe.
- J'aime pas les films où on cherche la fin.
- Moi c'est les moulins, j'aime les roues à aubes.
Ils mangent près du canal des truites en papillote, des tables ont été dressées tout au long. Pas le temps de faire cette sieste que le vin blanc et le soleil et le bon sens exigeraient pourtant, il faut continuer cette partie de plaisir, la moitié du groupe descend dans les grottes de l'Orbe, une vieille dame d'un certain âge invite les autres à emprunter les 150 marches qui les conduit au fond du Fort de Pré-Giroud, une taupinière construite entre 1937 et 1940 qui n'a jamais servi. La vieille dame chante les veillées d'armes, le courage des soldats, beaucoup parmi les participants tombent dans le panneau et compatissent, du coup la vieille rajeunit et en rajoute, le doute est interdit sous le portrait du général Guisan, on ne plaisante pas. Pas de photo s'il vous plaît, il y a peut-être des espions parmi vous, il faut le savoir, savoir se taire, on nous a volé une collection d'armes qui a une grande valeur, il faut respecter la hiérarchie et le passé, tout est sous clef ici et chacun a sa responsabilté personnelle. La vieille a des galons, huit ans qu'elle organise chaque jour des visites pour des petits groupes, toujours très disciplinés, dit-elle, elle y est pour quelque chose. Trois fois une heure et demie, et puis une heure pour ouvrir les lieux, une autre pour les verrouiller le soir. Elle porte le numéro 91 sur l'épaulette de sa veste militaire.

Jean Prod’hom

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Architecture scolaire

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Passe dans le nouveau bâtiment scolaire dans la matinée. Des camions livrent des cartons remplis de matériel scolaire, c'est-à-dire de boites vides, de tiroirs, de placards, d'étagères, des éviers aussi.

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Au pied de l'imposante rampe d'escaliers, les concierges de l'établissement discutent avec les délégués de la commune, les architectes et les maîtres d'état des produits à utiliser pour le nettoyage et l'entretien des sols, des meubles, des mains courantes, de la cage d'escalier,... L'oeuvre des architectes est sur le point de passer aux mains des concierges qui peinent à se représenter ce que les premiers ont mis dedans. Leur moment de gloire est court, commencera alors une bataille perdue d'avance.
Le chantier se termine, ça grouille de partout, maîtres, employés. apprentis, tâcherons et artisans, il y a le bruit d'une ponceuse, d'une perceuse, le couinement d'une égoïne, mais c'est le silence qui domine. Belle image de la formation, les gens se croisent en compagnons, tous à leurs affaires, immense loft sur le point de se métamorphoser en élégante prison, serrures et passes, bobinettes et autorité.
L'histoire, la culture, l'école sont des sursis, c'est ce que nous ont appris René Girard et les institutionnalistes, elle est de ne pas être encore, d'être ce qu'elle devient. On a tout faux, il faudrait tout faire pour qu'elle ne colle pas à son image, il n'y a pas de conditions initiales, nous sommes vivants et affamés de connaissances lorsque nous sommes tout juste en équilibre.
Il y a dans l'architecture, dans la construction quelle qu’elle soit, un étrange moment où les architectes et les usagers se taisent dans l'équilibre d'un long silence, au moment même où ce qui devrait commencer est sur le point de se terminer, et ce qui devrait se terminer se prolonge indéfiniment On aimerait que ces moments durent et tiennent à distance les plaintes des utilisateurs de n'avoir été ni consultés ni écoutés, celles des architectes de n'avoir été ni compris ni respectés.
Dehors, des ouvriers remplacent la conduite d'eau chaude du chauffage qui n'a pas été, contrairement à ce qu'ont colporté les rumeurs, écrasée par les lourdes machines de chantier, mais simplement rongée par l'âge.
Il est 17 heures sur la terrasse du Central, à côté un homme de mon âge, il croit me connaître, c'est un peu vrai finalement, nous sommes tous les deux sous le soleil, il fume une gauloise bleue sans filtre, j'en fumais. On se salue, je me lève et rentre.

Jean Prod’hom


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La chanson des manilles et des mousquetons

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Une sacrée bagarre s'est engagée au-dessus du Catogne, surpris par l'attaque mais bien décidé à rester à l'écart ; habituelle pierre d'angle il se fait tout petit, l'affaire le dépasse. Des nuages, on les dirait tout jeunes, blanc d'oeuf et gouache liquide, s'attaquent alors aux Dents du Midi et brassent les dernières coulées d'aurore. La haute pression ne parvient pas à mettre au pas leurs arabesques, ils fanfaronnent un instant jusqu'à l'arrivée côté jardin d'une immense vague grise et molletonnée venue tout droit du golfe de Gascogne, qui déplume ces blancs-becs en les embarquant à sa suite. Ils se fondent alors dans l'édredon épais bourré d'embruns qui recouvre la vallée du Rhône de Genève à Martigny.

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Sitôt arrivé au Mont, je mets en ligne les informations sur les Inuit. L'année prend forme et les choses peuvent enfin commencer avec les nouveaux élèves de la classe 11, par la projection du film de Robert Flaherti au titre de petit livre pour enfants, Nanouk l'Esquimau – le titre anglais Nanook of the North l'est moins –, carrefour aux innombrables destinations : le film documentaire d'abord et Jean Malaurie, mais aussi le Passage du Nord-ouest et son histoire, la question climatique, les batailles qui ont fait rage et qui font rage encore dans l'Arctique. La Guerre froide n'est pas terminée.
Opération analogue avec les élèves de la classe 6 autour du film de François Truffaut, L'Enfant sauvage, et le texte du Docteur Jean Marc Gaspard Itard (15 ans en 1789), Mémoire et Rapport sur Victor de l'Aveyron (1801 et 1806), une patte d'oie qui nous permettra d'aborder par la bande le siècle des Lumières, après Jeannot et Colin (1764) de Voltaire, la Déclaration d'Indépendance américaine et la Révolution.
Quant aux élèves de la 9, je reste aux aguets sans quitter une route de moyenne altitude, conventionnelle, de largeur usuelle sans danger apparent. Prendrai pas de risque pour l'instant.
Je reçois dans l'après-midi un mot de quelqu'un que je croise régulièrement depuis une trentaine d'années. Ce serait devenu un ami si nous nous étions vus plus souvent, mais le travail et la famille nous ont tenus à distance. Nous avons marché une ou deux fois ensemble, dans les Alpes je crois, je ne me souviens plus exactement où, il préférait la bicyclette. C'est lui, si je me souviens bien, qui m'a fait découvrir Henri Calet. Nous nous sommes rencontrés à Grignan un jour d'été de l'année passée, – ou la précédente le temps passe si vite –, nous avons été un soir voisins de table sur la terrasse du restaurant du théâtre de Vidy, c'était l'anniversaire de Louise ou d'Arthur, Dimitri le fils avait fait le funambule sous un chapiteau. On se croise quelquefois sur Facebook, il passe parfois sur ce blogue. Et voilà qu'il me propose de travailler avec lui pour un job qui ne manque pas d'intérêt. C'est son ironie, son rire, sa retenue qui me poussent à lui répondre sur le champ. On va donc peut-être se voir plus souvent, je le souhaite, et on ira marcher. Pour la bicyclette c'est moins sûr que je sois partant. A ce propos, tiens ! voilà un poème d'un petit frère de Calet.
 
Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain,
Au bout d'un corridor fermé de vitres en losange,
On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et se pulvérise à travers les feuilles d'un jardin,
Avec des éclats palpitants au milieu du pavage
Et des gouttes d'or – en suspens aux rayons d'un vélo.
C'est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d'une bête
En éveil dans sa fixité calme : c'est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois un chien aboie ainsi qu'aux abords d'un village.
On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La bicyclette vibre alors, on dirait qu'elle entend.
Et voudrait-on s'en emparer, puisque rien ne l'entrave,
On devine qu'avant d'avoir effleuré le guidon
Éblouissant, on la verrait s'enlever d'un seul bond
À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et lancer dans le feu du soir les grappes d'étincelles
Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion. 

Image 1Jacques Réda, …«La Bicyclette» in Retour au calme, 1989


Lorsque je longe le couloir sud du collège, il me semble entendre le cliquetis des haubans et des étais, le battement des halebas, des écoutes, focs et grandes voiles, la chanson des manilles et des mousquetons, le chariot sur le rail de déplacement, le tiraillement des cordes dans les chaumards et les taquets, le va-et-vient hésitant des manivelles oubliées sur des winchs, ça sent le large et le port. La vue par les grandes baies vitrées des classes porte ouverte ne dément pas cet air du large. On est bien sur le quai, j'aperçois mâts, têtes de mât et girouettes dressés immobiles dans le ciel blanc, avec de l'autre côté du pont une vieille bâtisse. À peine un rêve, pas de vent, ce sont les innombrables tubulures des échafaudages et leur accastillage qui soutiennent mon hallucination acoustique et la dalle du deuxième étage du nouveau bâtiment scolaire, bien loin de l'océan.

Jean Prod’hom


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Aimer la grammaire

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Le temps s'est réchauffé, on annonce plus de 20 degrés cet après-midi, je lance pourtant un feu dans le poêle qui s'éteindra certainement dans la journée. Le bois qu'Arthur a rentré hier me rappelle qu'il me faut en commander deux stères, les vendangeuses sont en fleur, quelques roses éclosent. Au Mont une petite pelleteuse retourne la terre autour de la première Danseuse, la réalité se rapproche dangereusement du plan des architectes, le rêve n'est bientôt plus qu'un rêve.

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Au collège, le responsable informatique m'indique que le nouveau meuble dont l'établissement a fait l'acquisition il y a peu pour ranger et transporter les ordinateurs portables ne porte pas le nom de porteur de portables comme je l'écrivais hier, mais de classe mobile. Je fais une petite recherche sur internet en rentrant et j'apprends que le Mobile Classroom de chez Bretford, qui nous accompagnera au Mont désormais, traduit en français par classe mobile, s'appelle aussi classe nomade, c'est plus joli mais assez retors. Grâce à ce meuble d'un peu plus de 70 kilos et moins de 1800 euros pour ranger, protéger, charger et transporter 20 ordinateurs, l'élève pourra rester fixé à sa chaise et le monde défiler sous ses yeux. C'est donc fait, le portable se comporte désormais comme un ordinateur fixe et condamne définitivement l'élève à faire le cul de plomb, l'enseignant fera le reste, il poussera le service-boy au joli nom de classe nomade pour enchaîner l'élève immobile aux effigies et aux soldats de plomb.
Le soleil claire l'herbe haute qu'il me faudrait faucher, mais je renvoie à demain ce qui peut attendre. Poursuis dehors la lecture du Plateau de Mazagran d'André Dhôtel. A Rigny il y a un salon de coiffure, celui que Charles Crevain souhaiterait remettre à son fils Maxime qui ne montre guère d'enthousiasme. Comment ne pas songer à Philippe Didion qui tient une rubrique Poil et plume dans ses Notules dominicales de culture domestique. Je recopie un long extrait où il en est question.

Le lendemain Maxime se leva tôt pour balayer le magasin (Crevain ne fermait pas le lundi mais le jeudi). Ce qui avait le plus d'importance à ses yeux, ce jour-là, c'était la splendeur de l'automne. Les ondées avaient nettoyé les rues pendant la nuit, et maintenant le ciel était encore traversé de nuages dont la débandade obscure rendait l'azur plus vivant. Dans les glaces du salon de coiffure, Maxime voyait passer ces nuages qui alternaient avec le soleil.
Il balaya mécaniquement, rinça les trois cuvettes, puis envoya torchon et balai à la volée au fond d'un placard.
- Tout cela m'est bien égal, dit-il enfin.
- Qu'est-ce qui t'est égal ? demanda Charles Crevain qui venait de descendre l'escalier.
- Ça m'est égal d'être coiffeur, ou juge de paix ou marchand de peaux de lapins.
- Sans doute, il y a de plus mauvais métiers, dit Crevain.
- Mais je pense que cette histoire de coiffure ne durera pas, précisa Maxime.
- Je tiens à ce que cela dure, m'entends-tu ? déclara Crevain.
- Je veux dire qu'un jour ou l'autre nous nous retrouverons peut-être au Paradis et que la coiffure peut mener au Paradis tout aussi bien qu'autre chose.
- Très certainement, répondit Crevain déconcerté.
Le premier client du matin entra : c'était Verdot, le voisin qui tenait la quincaillerie. Il fut suivi bientôt par Steille, le marchand de vaisselle, autre ami de Crevain. Lorsque le greffier Caron survint à son tour, la conversation allait bon train, dominant les éclats des coups de ciseaux et les murmures du rasoir. Toujours les mêmes rengaines : après le subtil exercice de langage qui consistait à apprécier la qualité exacte du temps qu'il faisait, ce furent des généralités sur l'avenir de la jeunesse : « Eh bien, Maxime, tu succéderas à ton père. Moi, quand j'étais jeune... » Tout cela pour tâcher de provoquer chez Maxime je ne sais quelle protestation qui eût dévoilé son vrai jeu. Maxime regardait l'automne scintiller dans ses ciseaux et sur les robinets de la boutique. Automne irremplaçable et inoubliable. Il se sentait heureux, et lorsque la matinée se termina sur le
presto d'un shampooing il jura qu'il ne travaillerait pas l'après-midi.

Je cherche à comprendre pourquoi tous les récits d'André Dhôtel me déroutent à chaque instant. Mais lorsque j'essaie de suspendre ma lecture pour y voir un peu clair et fixer les raisons de mon trouble, rien ne tient, le texte part en morceaux, Maxime, Charles, Juliette, Gabriel, Emma radotent, tout est invraisemblable, ne tient à rien ou à des mots insensés, à des phrases sans queue ni tête, tout s'évapore et il ne reste rien, sinon une espèce de dégoût envers ces personnages pour lesquels je me suis pris d'amitié, des êtres de papier, sans consistance, contradictoires, légers. Un enfant de 10 ans oserait à peine. Et pourtant.
C'est qu'il n'existe aucune volonté chez l'Ardennais de faire tenir ensemble l'immense variété des choses et des discours. Aucune volonté de déléguer au narrateur le pouvoir d'y voir tout à fait clair, quand bien même il s'y essaie parfois. Ce sont alors de brèves éclaircies ou de mauvais présages, mais jamais au grand jamais le narrateur ne prend définitivement la main sur l'affaire, il le fait ici ou là pour dérouler un décor pauvre et immense derrière lequel les personnages pourront reprendre leur souffle, des forces, du repos, avant de les remettre à la nécessité ou au hasard, de les laisser prendre un peu d'avance, dire et faire n'importe quoi, et de feindre qu'il en est toujours allé ainsi, et qu'on ne peut que les suivre pour le meilleur et pour le pire. Et lorsque l'affaire va trop loin ou que les personnages lui échappent, avec le risque qu'ils fassent l'école buissonnière ou même disparaissent, le narrateur convoque d'autres personnages, imprévus, qui surviennent pour mettre un peu d'ordre ou un peu plus de ce désordre qu'ils partagent avec lui. Tout est à recommencer de manière plus essentielle encore, si bien qu'à la fin tout le monde a tenu ses engagements à tort et à travers, sans que personne ne soit assuré de leur teneur, parce que le désir de vivre est plus puissant que toute promesse, qu'il nous faut rejoindre un pays qui s'ouvre sous nos pas comme la mer et que, quoi qu'il en soit, tout finit en déroute parce que personne n'a jamais été dans le secret des dieux.
C'est le dernier des sept de la première série, il y en aura trois encore, Arthur le copie en fin d'après-midi à tous les temps, c'est le verbe aller. Il sait bien qu'il y en aura d'autres, il grogne avec le sentiment qu'il fait cet exercice chaque année et par tous les temps. Mais est-ce un exercice ? Il se demande si c'est bien utile, je me le demande aussi, n'y a-t-il pas d'autres voies pour saisir l'ensemble des formes verbales et le système qu'elles constituent ? N'y a-t-il pas une manière de goûter à la grammaire réputée rébarbative, d'aller à l'essentiel sans lequel ce qui en découle est incompréhensible ? Un petit livre indique la direction, il s'appelle Aimer la grammaire.
J'envoie l'extrait du Plateau de Mazagran à Philippe Didion.

Jean Prod’hom


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Une pastèque éventrée

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Une pastèque éventrée à la lisière du bois, des champignons écrasés et très loin le chant d'un coq. Ne sais pas très bien comment interpréter ces signes. M'étends un bref instant au soleil sur l'un des bancs la Moille au Blanc. Renonce finalement à consulter les entrailles de l'une des tourterelles qui s'envolent du champ de maïs couleur moutarde.

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Téléphone au retour à un cabinet dentaire de Moudon pour prendre rendez-vous avec l'hygiéniste. La secrétaire me fixe un rendez-vous, mais celle qui s'occupait de moi n'est plus dans la maison. Elle me demande d'attendre un instant, consulte ses fichiers, hésite, me propose enfin Carole si, bien sûr, le samedi me convient. Tout ça sonne bizarre, le cabinet aurait-il changé d'affectation ?
Prépare un travail sur la Mine des Roches jusqu'à l'arrivée des filles. On mange dans la véranda, il y fait meilleur que dedans où le feu mal nourri puis oublié toussote. M'attaque ensuite au travail sur les Temps modernes avec une efficacité qui m'étonne moi-même, sans parvenir toutefois à le mener jusqu'au bout.
Il me faut accompagner Lili et sa camarade à Curtilles, il est 16 heures, le ciel est légèrement cintré et le bleu suit sa courbe. Elles vont faire une balade à cru sur les hauts du village. Je profite de cette heure pour passer de l'autre côté de la Broye : Cremin, Forel-sur-Lucens, Villars-le-Comte, puis rentre par Neyruz et Oulens. Trouve un banc à l'entrée de l'écurie avec le soleil dans le dos. Lili consulte avant de partir le tableau des locataires du manège et choisit le poney qu'elle souhaite monter la semaine prochaine, elle écrit avec une craie Tipex sur le tableau noir, un poney qu'elle n'a jamais monté.
Sandra et Arthur partent faire un tour après le repas. Louise est fatiguée mais souhaite embrasser sa mère avant de s'endormir, Lili se plaint de son fessier mais persiste et lit pour la seconde fois Mon poney et moi. Lorsque Sandra et Arthur rentrent à 20 heures, seule une mince lueur parvient à se glisser sous la nuit, puis une ombre, et bientôt plus rien.

Jean Prod’hom


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Porteur de portables

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Pas sûr que le couverture nuageuse, lourde et nonchalante, encourage vraiment le jour à faire son entrée ce matin, ni moi non plus d'ailleurs. L'ombre du soir a pris du retard et traîne à l'ouest, aucun signe encore à l'est, je décide donc de faire la course solitaire et en tête. Fais du feu avant 6 heures et pars pour la mine avant 7. Mais le brouillard ralentit considérablement la circulation dans laquelle je ne trouve ma place qu'avec difficulté, si bien que l'avance prise ce matin se réduit vite sur le plateau de Sainte-Catherine. Je bâille à 7 heures 30 et reprends le rang dès 8 heures, avec l'unique souci de recalibrer mes ambitions et de rester collé au peloton jusqu'au soir.

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Les élèves, comme souvent le lundi matin, sont des statues de cire, froide. Ardu de les réchauffer et de mettre en mouvement les bielles de leur mâchoire, c'est vrai qu'il fait froid dans les classes, le chauffage est en panne, une panne due, dit-on, aux mastodontes de chantier qui ont écrasé les conduites d'eau chaude passant dans la cour et alimentant les radiateurs du collège.
Ils tracent sur leur cahier quelques mots que j'ai notés au tableau – oxymore, antiphrase, hyperbole, litote, énumération -, le visage impassible. Le jour a fini par faire son entrée, quelques rayons se font remarquer, quelques visages se réveillent, déridés par les obliquités de Voltaire dans Jeannot et Colin, l'examen des valeurs du subjonctif fait le reste.
Je lis quelques pages du Plateau de Mazagran pendant mon heure de permanence et reprends les hostilités en fin de matinée.
L'école vaudoise ne cesse de faire parler d'elle dans les salles des maîtres, comme si elle ne leur appartenait plus. Les enseignants doutent des réformes, notamment des dernières, celles qui m'ont plongé dans le désespoir le plus vrai, le plus profond, sans même ce petit élément qui fait si souvent espérer chacun d'entre nous dans les pires situations. Je ne crois plus ni à la providence ni au hasard, pas plus qu'en mon intelligence, bref un désespoir heureux, détaché et libre. Il ne sert à rien de s'agiter, il est juste temps de faire ce qu'on peut. J'ajuste donc mes forces et tente de faire comprendre aux grands élèves de la 9 que les problèmes des accents aigu et grave qu'ils doivent maîtriser sont des problèmes de peu d'importance, au fond, mais qu'ils ont provoqué un beau et gros remue-ménage en 1996. On a tranché. Exception ? On gardera le é dans médecin, un peu de respect, please, à l'égard de nos élites. Tout ça est drôle et mérite d'être connu. Ce sont même ces connaissances de second niveau qu'il nous faut enseigner à nos élèves, parce qu'elles enveloppent sans trop de sérieux celles du premier niveau, que les élèves maîtriseront à leur insu, sérieuses, normatives et passagères.
Je prends à nouveau de l'avance en fin d'après-midi et termine avant l'heure. Vais faire un tour, monte au Châtaignier par le Petit-Mont, le soleil guigne entre le Jura et le Plateau, je cherche Montricher. Le chemin qui serpente dans les bois est plus prononcé qu'autrefois lorsque nous l'avions, les élèves et moi, élevé au rang d'annexe scolaire. On l'appelait la boucle et les élèves l'empruntaient parfois pour travailler en marchant, comme les Aristotéliciens dans le quartier du Lycée d'Athènes. C'était une boucle d'un peu plus d'un kilomètre et d'un peu moins de 50 centimètres de large qui plongeait en son milieu dans l'ombre de la Valleyre.
Au terrain de football j'aperçois des visages connus, trois ou quatre élèves de la classe 11 qui s'entraînent assidûment. Un autre plus loin, mais plus ancien, il pilote un petit avion de sagex, il a fait un apprentissage de luthier mais peine à se mettre à son compte. M'arrête en redescendant par le chemin des Neuf Fontaines au Central où des habitués se taisent devant une bière.
À 19 heures 30 je rencontre les parents de la classe 9 auxquels je ne raconte pas l'histoire de cet élève à qui on demande, un lundi matin, quelle méthode il utiliserait pour déterminer la température de l'eau d'une fontaine qui murmure dans la cour et qui répond qu'il suffit de réfléchir. À la proposition de se rendre sur place et d'y tremper la main ou d'user d'un thermomètre, il rétorque qu'il est quand même moins pénible de réfléchir que de se lever et descendre jusqu'à la fontaine. Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Je leur raconte en remplacement d'autres histoires anodines, avec dedans des silences, c'est ce qui leur parle le mieux.
Je passe à la salle d'informatique avant de rentrer, je tombe sur un coffre-fort, le nouveau chariot pour les ordinateurs portables. Oui oui ! un porteur de portables.

Au Riau, Sandra et Suzanne préparent leur voyage à Berlin. Les enfants dorment.

Jean Prod’hom


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Tant qu'à faire 807 mètres

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On pourrait compter les gouttes tomber sur le velux, le temps s'est rafraîchi, je descends faire du feu dans le poêle pour la troisième fois de l'année. Les enfants se lèvent tard, font leurs devoirs. On finit par les rejoindre pour déjeuner.

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Localise sur Google Earth une dizaine des cimetières visités ces dernières semaines d'où j'ai ramené, parmi d'autres, une photographie d'arrosoir. J'hésite sur l'altitude, décide de deux saisies, une à 145 mètres et l'autre, tant qu'à faire, à 807 mètres. Restent la question de l'identification, des balises, de la publication que je remets à plus tard .
Arthur et Louise restent à la maison avec James Bond, Louise sort avec Sandra et moi sous la pluie, on trouve quelques chanterelles. Oscar fait comme il le peut dans les ronciers, et ce que je craignais se produit, il faut le porter. Je repars sitôt rentré avec Louise, en voiture, au-dessus du Moulin de Peney, là où les chanterelles poussaient en pagaille il y a quelques années, mais les travaux forestiers ont tant modifié les lieux que je ne m'y retrouve pas, même chose dans le bois de Ban à Hermenches. On rentre les mains presque vides. Je profite au retour de lui présenter l'étrange domaine de Joie, l'homme des bois, sous la Solitude, qu'il a abandonné pour l'hiver. Muette d'abord, elle finit par avouer qu'elle préfère habiter chez elle.
Je boucle tout à 20 heures.

Jean Prod’hom


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Le Plateau de Mazagran

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Depuis que j'ai croisé il y a quinze jours Bertrand auquel j'ai demandé mon chemin dans le quartier du Faubourg de Montricher, j'ai eu l'envie de relire André Dhôtel. Le môme d'une dizaine d'années m'avait répondu ce jour-là Berolle et Mollens comme Maxime avait dit à Gabriel Rigny ou Clamart. Depuis aussi que je m'intéresse à cette Maison de l'Ecriture qui sort de terre à Bois Désert, une monstruosité inoffensive et sans nom, certainement, aux yeux des gamins de ce bourg du pied du Jura. Depuis enfin que Montricher me fait penser à un village grec, de cela je m'en expliquerai peut-être un jour.
Je lis au réveil les premières pages du Plateau de Mazagran.

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Je m'en vais dans la Broye en début d'après-midi, par Hermenches et Rossenges. Haltes sur la rive droite, successivement à Henniez, Villarzel, Sédeilles, Cerniaz, Villars-Bramard, Dompierre, Prévonloup, Lovatens, Sarzens, Chesalles-sur-Moudon, Chavanne-sur-Moudon et Ursy. Il est près de 5 heures lorsque je rentre.
Il a plu tout le temps de mon périple, et le brouillard était si bas qu'il m'a été parfois difficile de repérer les petits clos situés à l'écart des villages, abrités sous des feuillus ou des cyprès, parfois des saules. J'ai toujours cru que les cimetières étaient parmi les plus anciens vestiges de l'occupation des hommes, protégés par les soins que les vivants ont depuis toujours à l'égard de leurs morts, quelles que fussent leurs vies, entourés d'un mur au vieux crépi, des lieux rarement remaniés, ce n'est pas sûr évidemment, quoi qu'il en soit, puisse le sommeil des défunts ne pas être dérangé. Les parallélépipèdes qu'ils dessinent dans le paysage circonscrivent des sites remarquables d'où le paradis auquel la mort donne peut-être accès se laisse éprouver déjà sur la terre, tout autant lorsqu'on les aperçoit de loin que lorsqu'on se trouve dans la place et qu'on regarde alentour. L'archaïsme de ces lieux ne se laisse pas photographier, j'y ai renoncé, je ne ramène désormais que des photographies d'arrosoirs.
On descend ce soir au Théâtre de Vidy sur la pelouse duquel se dresse un chapiteau. S'y joue un spectacle, Le Bal des intouchables, beau spectacle. J'y ai vu deux choses extraordinaires, huit personnes venues de nulle part, à l'allure, le visage, l'âge, le corps si différents que leur rencontre était déjà improbable, sinon lors d'un bal, ballet dans l'air ballet sur terre. J'ai vu parmi eux l'un d'eux, homme comme vous et moi, qui grimpait à une perche verticale comme un singe. Mais sans user de ses mains, comme un homme, c'était Balthasar.

Jean Prod’hom


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Amiraux-chefs d'îles mystérieuses

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Oscar trotte dans le noir. Sur la côte de la Mussily j'entends ses pas devant puis derrière, il me frôle ciel et bois confondus, j'avance avec une foi modeste, celle que les choses vont se précipiter tout à l'heure. Le jour se lève en effet lorsque je redescends de la Moille au Blanc, de longues traînées de suie s'accrochent aux sommets de Brenleire et de Folliéran, en charpie du côté du lac. Plus au nord une lueur blanche pousse du bout de ses doigts roses les bords de la nuit, se glissent sous les restes de suie et les teinte d'orange cireux, brûlent avant de fondre, le jour ramasse tout, rien ne l'arrête, le ciel devient transparent comme le verre, on se demande où a bien pu passer la nuit.

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Je quitte le Riau en longeant les plans du jour et du ciel, passe à coté, pas moyen de faire autrement, à moins d'aller droit à l'est, là où sommeille le gibier, où règnent les cols et les passes, l'herbe maigre, les pierres, les sentes sur lesquelles on revient parfois, quelques cairns.
Mon travail fait depuis quelques jours une boule compacte dont il m'est difficile de retrouver les deux bouts. Il m'arrive de couper dans la pelote pour m'y retrouver et retrouver quelque chose sur lequel je peux tirer. Mais ce cette pelote, ce temps pelote je m'en défie, il accroît par moment son volume et ne me laisse que des miettes. Je confie le soin à ces notes et à ces images d'enrayer sa croissance et de mettre à ma disposition un lieu où respirer.
Fais une pause à la sortie de l'école sur la terrasse du Central, le soleil s'apprête à passer derrière les lampadaires, les lignes téléphoniques, les hautes cimes des conifères que remplaceront bientôt des haies de thuyas derrière lesquelles s'efforceront de vivre les derniers hommes, amiraux-chefs d'îles mystérieuses silencieuses comme des cimetières.
J'apprends dans le journal local que le blogue kayture de Miss Suisse 2011 accueille plus d'un million de visiteurs par mois. Elle écrit :
La régularité et l'authenticité sont des gages de qualité, c'est quelque chose que mes lecteurs apprécient. Mon journal est comme un journal de bord, j'adopte un ton plus personnel, avec des anecdotes.
Je souscris à ces propos, et comme elle ma ligne est claire : Je n'écris que sur les choses que j'aime. Pourquoi donc le domaine des marges.net et de ses dépendances n'accueillent pas plus de 15000 visiteurs mensuels (commerciaux ukrainiens et moteurs de recherche russes compris) ? Je me le demande. C'est peut-être que la belle caresse un rêve, celui de fonder un jour sa petite entreprise. Toujours est-il que personne ne m'a fait parvenir des vêtements ou des chaussures. Mais a-t-elle, comme moi, reçu un jour un pot de confiture et un petit ouvrage sur Tchernobyl ?
Françoise et Edouard sont venus manger ce soir à la maison.

Jean Prod’hom

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Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune

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Assure la mise sur orbite de nos trois satellites, qui peinent au réveil, se retournent, se détournent, s'enroulent dans leur couette avant de mettre soudain le turbo et de me reprocher, tandis qu'ils regardent flotter dans un bol de lait leurs corn flakes, de les avoir martyrisés en leur offrant, je le croyais, ce qui se fait de mieux en ces circonstances, les chansons de la jeunesse de Georges Brassens chantées par lui-même : Avoir un bon copain, On n'a pas besoin de la lune, Le Bateau de pêche, Le Petit Chemin,... On m'y reprendra.

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Présente aux élèves de la 6 une activité autour des Temps modernes (1453-1776), une activité dont je cherchais depuis quelque temps la clef, laquelle m'est apparue hier alors que je roulais entre Cugy et Morrens, Bretigny, Montheron et Froideville. La solution s'est imposée d'un coup : extraction en forme d'arborescence de la structure - appelons-la sémantique - de l'introduction aux Temps modernes du manuel d'histoire des années passées rédigée par Raymond Darioly ; importation dans cette arborescence pour l'éclairer, l'étayer, exemplifier l'un ou l'autre de ses aspects, de cinq éléments textuels extraits des 88 pages du manuel Nathan mis à la disposition des élèves cette année, consacrées aux XVIIe et XVIIIe siècles ; recherche sur le net et importation de cinq documents iconographiques complétant l'éclairage; rédaction pour chacun de ces documents d'une légende, c'est-à-dire de consignes de lecture – que faut-il regarder sur cette image ? –, susceptibles de fonder l'une ou l'autre des assertions, illustrer leurs significations, mais aussi susceptibles d'étendre l'intelligibilité du parcours.
Il me faudra plus de trente minutes pour préciser l'affaire aux élèves, ses enjeux, mais aussi sa simplicité : apprendre à lire, croiser ses sources et goûter aux joies de l'exploration libre.
Pendant que les élèves de la 9 planchent cet après-midi sur la course aux colonies à la fin du XIXe siècle, je lis Genette la canaille, il y a de la fouine chez le bonhomme, du furet ou de la belette.

Mon propre conseil de lecture serait donc : surtout, ne «picorez» pas (un livre n'est pas une basse-cour), lisez dans l'ordre, ligne à ligne, sans rien sauter (parfois glisser, peut-être), sous peine de manquer les effets volontaires, ou plus souvent offerts par ce hasard qui souvent fait si bien les choses, de proximité (de «bricollage»), de contraste (de coq à l'âne) ou de transition ; retenez éventuellement les entrées qui vous semblent obscures ou elliptiques, puis relisez une deuxième fois d'un œil plus curieux, voire indiscret, propre à percevoir quelques fils conducteurs, et quelques images dans le tapis : contrairement à moi, vous avez toute la vie devant vous. Mais j'ai dit «serait», sans illusion ni sanction : l'auteur propose, dans le meilleur des cas, le lecteur dispose, et de toute manière il est déjà un peu tard pour un tel divertissement.

Bien sûr, il y a bricolage et bricollage, mais on ne saura pas avant l'après trilogie de Codicille, Bardadrac et Apostille, c'est-à-dire dans l'ouvrage suivant – s'il y en a un (dont le titre devrait commencer très logiquement par la lettre Z en vertu de la loi de l'Eternel retour du même) –, sur quoi portaient les guillemets.
Termine en rentrant La Grande Beune, un récit plus court, plus ramassé encore que le souvenir gardé, à peine un récit. Le lire et le relire autant de fois qu'il le faudra pour réduire son empan et saisir sa phrase, la courte phrase qui le fait frémir tout entier, percevoir le souffle unique qui le traverse. Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune.
Réunion des parents d'élèves à Moudon, la Broye coule noire.

Jean Prod’hom


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Gérard Genette

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Louise sourit lorsque je lui souhaite un joyeux anniversaire, et ce sourire qui n'a pas toujours été si large au réveil me réconcilie avec les démons de l'histoire qui m'enjoignent de quitter la maison pour gagner mon pain. Yves vient ce soir, Arthur et Lili sont dans le secret, Louise l'ignore.

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Travaille ce matin successivement avec chacune des trois classes qui m'ont été attribuées au début de l'année, sans répit, avec le souci de leur faire entendre – trop souvent peut-être –, ce qu'on est en mesure de saisir de nos pouvoirs derrière les apparences. Non pas tant le comportement irrégulier de certains verbes en -dre ou la présence à l'écrit d'une lettre i inaudible, mais la faculté de surmonter ces difficultés en élaborant des outils ad hoc. Les connaissances positives engrangées à la fin de nos parcours scolaires occupent un si faible volume, souvenons-nous, qu'on se doit, chaque fois que cela est possible, et ça l'est toujours, de minimiser leur valeur et de réévaluer ce qu'on met en jeu pour surmonter les obstacles. Ce faisant, les derniers arrivés sont amenés à maîtriser non pas seulement tel usage particulier, telle idiotie héritée de leurs pères mais à entrevoir et saisir parfois ce qui appartient en propre à l'espèce.
Tire quelques photocopies des épreuves que je vais soumettre aux élèves ces prochains jours. Nous avons en effet mis en évidence des problèmes, nous les avons interrogés, pesé leur importance, nous avons élaboré des réponses ; une feuille blanche sur laquelle ils auraient eu à tout écrire aurait dû suffire, attestant par là que tout ce qui ne leur appartenait pas jusque-là  – les questions comme les réponses – leur appartient désormais.
On ne sait rien à moitié, on sait les choses toutes, mais avec la certitude que ça ne tient qu'à un fil, un fil qui nous permet de rentrer à la maison chaque soir après le travail. Ce que je fais à un peu plus de 13 heures.
Sandra à oublié le gâteau d'anniversaire à Lausanne, je descends le récupérer, passe dans une librairie. J'ai la curieuse impression que les livres de la rentrée dont on fait grand bruit datent de saisons passées. J'ai le sentiment de les avoir tous lus, sauf un, l'Apostille de Gérard Genette qui me tend les bras. Rien de tel pour rester éveillé que la lecture des textes de ce jeune homme de plus de 80 ans, un peu canaille, qui a entrepris après Bardadrac et Codicille un troisième tour du monde.
M'arrête à l'Hermitage à 16 heures 30, on y expose une cinquantaine de peintures, dessins, affiches d'Asger Jorn, tout semble avoir été fait, même quand c'est pour la première fois, dit et redit mais de dos, essaie de rattraper quelque chose qui me dépasse. À Sauvabelin il pleut, les canards et les oies ont déserté le lac et pataugent dans la pelouse, bois un café et goûte, avant de reprendre la route, une dernière apostille qui croque sous la dent.

Jean Prod’hom


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Trophées

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C'est en lisant L'Ardent Royaume, il y a une quinzaine de jours, que l'envie m'est venue de relire, sans savoir exactement pourquoi, La Grande Beune de Pierre Michon. J'avais extrait alors du récit de Jacques Chessex les lignes dans lesquelles le narrateur décrit la tête de chevreuil à l'oeil luisant qui veille au-dessus de Raymond Mange et de Monna à l'Auberge des Champs de Donneloye, tout prêt de s'arracher du mur, avec autour des hôtes d'un autre monde, ahuris, monde primitif, égarés sur les hauts de la Mentue, son mufle noir, la graisse de jambon qui luit, une lumière de soufre, la poussière sur l'étagère du comptoir, pas ou peu de lumière.
Je relis donc cet après-midi les premières pages de La Grande Beune dont j'extrais ceci.

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Il n'y pas de gare à Castelnau ; c'est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. J'y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d'un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension chez Hélène qui est l'unique hôtel. sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage de Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l'auberge un trou. On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de badigeon sang de boeuf qu'on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. la nuit, l'oeil de la bête, les murs rouges, le parler ruse de ces gens, leurs propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s'ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves...

J'essaie en vain de reprendre mon souffle, mais les temps changent. Je sors en coup de vent et suit celui qui n'est plus à lui jusqu'à ce qu'apparaisse dans la grange, emplissant tout l'espace de ses incompréhensibles rouages, une moissonneuse-batteuse verte de la marque John Deere...
Lili arrive au pas de course, il est 15 heures 30 à la grande pendule, elle se change et file au carrefour, c'est jour d'équitation à Curtilles. Louise la suit de près, elle entre souveraine dans le salon et prend sa guitare, je descends à Corcelles, le bus TL arrive dans mon dos, puis à Ropraz, Louise entame un blues, Arthur fait des exercices de math.
Me rends au restaurant des Terreaux de Moudon, par Vucherens, Vulliens et Syens. On fait le point respectif sur nos vies qui se reconnaissent et s'écartent. Ni l'un ni l'autre n'avons le temps de faire des politesses. Frédérique me remet l'album que des enfants en résidence à Montricher ont réalisé. C'était la mi-mai 1986 à Bois Désert.

Jean Prod’hom


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Passion pour le Gulf-Stream

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Pluie à verse dehors, et nuages en pétard, vent du sud-ouest en rafales. Dedans la radio crache en boucle les résultats des votations cantonales et fédérales du week-end, des occasions données à tous de parler ou de se taire, de gagner ou de perdre, si souvent tempêtes dans des bénitiers. Mais sur le coup, les Neuchâtelois ont perdu une belle occasion de se rabibocher en rapprochant les montagnes du lac.

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Sur le chantier des Danseuses du Mont, quelques ouvriers s'affairent dans la nuit, se préparent à de gros travaux, ils n'auront cependant pas assez de leur patience et de leurs machines pour venir à bout des palplanches sur lesquelles la terre s'est refermée. A suivre. Termine au cours de la matinée Retour et en extrais ceci.

Or, revenu dans mes frontières, il se passa un événement non racontable et que je raconte quand même. Une virée à bicyclette selon la méthode expliquée plus haut, c'est-à-dire limitée à une dizaine de kilomètres, avec des ralentissements à cinq à l'heure et des arrêts n'importe où. Cette fois-là je fis un arrêt en un lieu le plus dépourvu d'intérêt qui fût jamais, au milieu des cultures plates assez loin du ruisseau et du passage à niveau pour qu'ils n'entrent pas dans le décor.
Alors que ne demeurait guère que l'espace pur et simple, j'eus l'idée soudaine qu'existait dans ces environs indéterminés un poète prodigieux, hors de tout exemple. Pas un amateur d'écriture ou de pensée, pas un artiste ni même un aventurier, mais quelqu'un qui était un événement vivant et impossible : Arthur Rimbaud dont je ne savais absolument rien, je le répète. Je ne songeais pas tellement à la proximité du hameau de Roche. C'était plutôt comme le passage d'un enfant perdu dans la campagne et dont la présence était aussi évidente qu'irrégulière et insolente.
Quoi comprendre à cette révélation d'une gratuité totale ? Cela ressemblait à ce désarroi d'un écolier qui en classe de math, aperçoit soudain accrochée au mur une carte de géographie et se prend de passion pour le Gulf-Stream.
Décidément il me fallait lire Rimbaud et savoir quelle était cette histoire originaire du positif terroir ardennais

Je dévie, mais c'est la grande affaire des paroles villageoises. On ne sait où on va. et puis soudain : "Il y a ceci". En tout cas j'ai été pris d'une admiration sans fin pour des personnes que l'opinion de hautes sphères littéraires et autres, considèrent comme médiocres, ou humbles ou encore propres à faire l'objet d'une étude de moeurs. Leur patience, leur attention vive, leurs inspirations inattendues, ces destins qui semblent en-deça de la vie et s'accordent secrètement avec un au-delà inimaginable...
André Dhôtel, Retour, 1979


Monte après midi sous la pluie à la Dubarde, avec une quinzaine d'élèves. Raymond les emmène au fond de la Mine par groupes de trois pendant que les autres, d'abri en abri, inventorient les fontaines et les chèvres, du Serjet aux Meules. Raymond m'offre un verre, sa femme des pommes mais il me faut être à l'arrêt de bus de Corcelles à 16 heures 30, Je l'aperçois qui monte à pied, on parvient au Riau avec le soleil dans le dos. Je sors une petite heure avec Oscar, les nuages filent par convois, le ciel se multiplie dans les flaques, ça donne le vertige, des torrents d'or en fusion forcent les lisières et coulent sur la terre noire des bois.
Sandra et les filles sont rentrées d'Oron, Lili aura cette semaine, après les noires, à se familiariser avec les touches blanches du piano, elle s'étonne qu'on lui refile deux clefs, celle de fa et celle de sol. Louise va devoir jongler avec deux guitares, pour la semaine prochaine : The Eyes of the Tiger et un blues en la majeur. Quant à Arthur, il nous lit son beau rapport de physique qui traite des méthodes de récolter le sel. Il se demande ensuite, après avoir lu les premières pages du Dernier Jour d'un condamné qu'il a choisi de présenter à l'école ce que celui-ci peut bien faire et penser avant son exécution. Avec l'école buissonnière qu'on ne fait qu'imaginer, sauter du coq à l'âne, c'est bien peut-être le meilleur de l'école.

Jean Prod’hom


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Une VGS couplée à un ampli Jim Marshall de 15 watts

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On entend les premières notes de la VGS électrique de Louise, une VGS couplée à un ampli Jim Marshall MG15CFX de 15 watts, que j'ai accordée hier soir mais qui sonne un peu faux ce matin. On avait été avertis qu'il en allait ainsi avec les cordes neuves, je l'accorde. On déjeune à la véranda, puis les enfants terminent leurs devoirs pour la semaine prochaine. Sandra traite de longitudes et de méridiens, de latitudes et de parallèles avec Arthur.

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Nous allons, Sandra et moi, nous promener par le refuge de Ropraz. On rencontre sur la traverse deux vieilles dames accompagnées de deux roquets, elles ont chaussé des mocassins et s'inquiètent de ce qui les attend, la boue est généreuse. On s'assied plus loin, sous des foyards et sur la mousse humide avant de rejoindre la Moille au Blanc où pique-niquent une quinzaine de cow-boys. Le soleil nous oblige à retirer notre veste puis notre pull.
Les poulettes on laissé cinq oeufs dans le nichoir et passent au statut de poules. Mais combien de coqs font-ils partie ne notre troupeau de gallinacés ? On va devoir enquêter, méthodiquement.
Tire deux heures durant sur un fil, des Cullayes à Carrouge, en passant par Servion, Essertes, Châtillens, Oron, Chesalles, Chapelle, Promasens et Rue, en faisant un arrêt prolongé sur les bords du terrain de foot d'Oron où l'équipe de la Haute-Broye affronte Saint-Sulpice. Des équipes de troisième ligue qui jouent leur vie chaque dimanche, hurlent et frôlent à tout moment le pépin. Tout autour le public sourit, il fait beau et la cantine est ouverte.
Plus loin, sur la rive gauche de la Broye avant qu'elle ne vire au nord, des panneaux avertissent les passants que se déroule une manifestation à Rue, les ruelles basses de cette bourgade de la Glâne sont en effet envahies par des véhicules parqués à la va-vite. Personne pourtant autour de l'église ni du château, ce n'est donc ni un mariage ni une fête religieuse, ni une journée du patrimoine. Je m'informe auprès d'une vieille dame qui avance cahin-caha, c'est un loto. Il a lieu tous les quinze jours de janvier à décembre, si bien que les Vaudois qui ne connaissent ces joies qu'au moment des fêtes de fin d'année montent de Mézières ou d'Oron dans cette petite ville du canton de Fribourg. Cela fait des mois que la petite vieille n'a rien gagné, elle vient de Moudon, mais elle continuera à venir, jusqu'à la fin, c'est ma vie, dit-elle en riant.
Je rentre, il est 17 heures, Sandra termine de ranger les étagères du salon et envoie les enfants au bain. Un dimanche de fin d'été, un dimanche de transition.

Jean Prod’hom

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M'égare dans les hauts de Morges

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M'égare sur les hauts de Morges, un labyrinthe dont sont responsables la modeste Morgette et l'essor démographique. Traverse Tolochenaz et Lully, reviens sur mes pas, fais une brève halte à Vufflens-le-Château, plus longue à Monnaz.

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Tourne autour de la maison qu'occupaient C., son ami, ses enfants, son mari, puis ses amants. Dedans un vivant désordre, dehors des cadavres de bouteilles. On construit autour mais le jardin n'a pas changé, nous y avions mangé un soir d'automne, nombreux, je me souviens, se savait-elle condamnée? Ou guérie ? Ou les deux ? Toujours est-il qu'elle est morte peu après. Aucun signe dans le cimetière de Monnaz, je le regrette, j'aurais voulu lui dire deux mots, une pierre, on abandonne trop vite ceux qui nous lâchent, et eux d'attendre nous oublient. Je continue par Vaux, Reverolle, Apples et Pampigny.
Il pleut lorsque je mange à midi aux Deux Sapins, j'écoute mes voisins, partagés entre les plaisirs du terroir - on mange bien aux Deux Sapins -, et le plaisir de se déchirer. Le second est plus vrai, plus intime, sonne plus juste et il durera certainement au-delà de la disparition de l'un des deux convives.
Le soleil revient, j'extrais quelques lignes du Retour qu'André Dhôtel confia au Temps qu'il fait. Les brouillards s'agrippent aux pentes du Mont-Tendre, montent jusqu'aux nuages que le vent d'ouest chasse et qui passent à la verticale de Montricher.

C'est l'innombrable, et curieusement tout pareil... On s'occupait surtout à emmagasiner de faux ou de vrais trésors... Il n'y avait pas à distinguer quoi que ce soit... Tout revenait presque au même... Une discordance pour ainsi dire originelle qui ne fit que s'accentuer dans la suite. Ma ville natale dans le voisinage se trouvait réduite à l'état de Pompei cependant que les fleurs des jardins éclataient au cœur des misérables ruines. La désharmonie était donc partout évidente et faisait rayonner des éclairages et des rosiers insoupçonnés... Une réalité divisée, bouleversée, toujours ressuscitée. Comment ne pas s'y attacher passionnément en oubliant tout le reste ? Pourtant ce n'est pas encore le fin mot. Il n'y a pas de fin mot.

La pensée est organisée comme un paysage, pensées d'altitude, pensées des tréfonds, vagues ou plaine, il convient de renouer avec notre ignorance, ou prendre de la hauteur et cartographier ce qui nous tient éloignés. Nous n'avons pas d'autre alternative.
Entre par effraction douce sur le chantier de la Maison de l'Ecriture. L'ambiance est au chantier, pourvu que ça dure. Je redescends au centre du village et continue sur Mollens, Berolle. Bière, Ballens, retrouve l'étui de mon appareil de photos à Reverolle. Poursuis juasqu'à Severy, Cottens, Grancy et Senarclens. M'arrête à Froideville, il est 18 heures 30.

Enseigner soit, mais quoi et comment. Je risque une réponse aujourd'hui : les traverses, la vanité, et ce qui les déborde, sans qu'on puisse faire autre chose que tirer de tout cela un peu de hauteur et guigner du côté de ce qu'on ignore.  

Jean Prod’hom


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De la fumée se perd dans la nuit

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De la fumée se perd, on ne sait pas comment dire, dans le jour ou la nuit, le chien ou le loup,. Elle sort de la cheminée lorsque je rentre de balade. C'est un message que Sandra me destine, elle a décidé qu'il était temps de recommencer à faire du feu dans le poêle.

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Non ! ce sont les vapeurs de la chaudière qui fait bouillir l'eau du boiler, ce n'est qu'un avertissement. Je lui en dis deux mots, elle opine, l'automne est là, le soleil ne parvient plus à réchauffer l'intérieur de nos os, les murs incapables de stocker le chaud tournent casaque et stockent le froid, il va falloir commander du gros et de la menuise. 
Derrière la Moille Baudin, les indiens de l'Escargotière n'ont pas attendu et des guirlandes bleues serpentent au-dessus des toits avant de se perdre dans le ciel bleu. Il faut dire que le soleil espace singulièrement ses visites dans ce coin, c'est l'ombre qui règne, toute l'année, elle se lève avec le jour et disparaît lorsque la nuit tombe. 
Il ferait bon rester dehors aujourd'hui, à Davos ou à Château-d'Oex, allongé dans une chaise longue au tissu rêche, avec dessus une couverture militaire, tousser un peu et, c'est mieux, aller sur la voie de la guérison. Les traitements antibiotiques ont tué quelques-uns de nos rêves. Nous restent la Montagne magique, la poésie, l'isoniazide, le rifampicine, le pyrazinamide et l'éthambutol.
Je passe donc la journée ici, dedans la mine avec par moments la tête hors de l'eau, la satisfaction d'avoir réussi à faire travailler les élèves sans avoir mis ni le doigt dans l'engrenage ni les bâtons dans leurs roues. C'est ce qu'on devrait enseigner dans les écoles de pédagogie, comment mettre en place des dispositifs où la présence de l'enseignant s'avère inutile. Avec le risque naturel de parvenir à la situation paradoxale que l'Etat soit amené à payer des fonctionnaires qui ne feraient rien, vraiment rien, réussissant ainsi auprès des élèves dont ils auraient la charge, sans être là, ce que manquent les meilleures équipes de professionnels. Je rentre à 17 heures, avec sous le bras ce curieux paradoxe que je glisse dans un tiroir où se trouve déjà un film, Les Enfants de Marguerite Duras.

Jean Prod’hom


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Romps mon engagement

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Tiens ! les fauteuils rouges ont changé de place, ne m'y assieds pas comme à l'accoutumée, mais rejoins le coin qu'ils occupaient jusqu'à hier. A la place des petites tables carrées et des chaises, je m'installe sur l'une d'elle avec l'impression assez agréable de rouler dans un compartiment de chemins de fer côté fenêtre. Je lis le chapitre que consacre Yann Houry au Jeannot et Colin de Voltaire, dans un manuel numérique entièrement libre et gratuit pour Ipad. Enchaîne avec les élèves de la classe 6 et présente la belle et captivante histoire de la mine des Roches.

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Romps mon engagement à midi en parlant d'école et de pédagogie en salle des maîtres. Sandra qui mange en face de moi me tape sur les doigts, je ne recommencerai plus. Mais cet affairement, cet enthousiasme pour les nouveaux bâtiments scolaires m'exaspère un peu.
Je remonte au Riau un peu avant 16 heures. Vais chercher Arthur à l'arrêt de bus tandis que Sandra redescend au collège pour une nouvelle séance de concertation. Sur ce coup, je préfère être à ma place.
Traverse le bois derrière le Chauderonnet avec la tête qui bourdonne, me demande si c'est pour cela que je ne trouve pas de champignons ou si, plutôt, il n'y en a pas : ne le saurai évidemment pas. Je sors du bois précipitamment et descends au bord du ruisseau, trouve une souche sur laquelle je m'assieds, seul remède au bourdon qui s'agite dans ma boîte crânienne. Il se dissipe enfin et s'en va reposer sur les fonds comme le sable après la tempête. J'entends alors les murmures de la rivière qui roule ignorée en des vaux étranges, ni corbeaux ni anges, mais le vent salubre. Je suis réparé.
Louise, Lili et Mylène qui sont parties dans les bois avec une scie et une pince dans un seau, sont de retour et aménagent la cabane de la mare, creusent des marches de terre sans toucher autour à ce qu'elles appellent la forêt vierge. Je descends Arthur à Ropraz, il a un quart d'heure de retard et ça me fâche, il trouve une excuse de bien faible envergure. Je photographie avant de rentrer les arrosoirs de Ferlens et ceux de Mézières. L'Oldenhorn et les Diablerets sont blancs, les maïs couleur moutarde.

Jean Prod’hom


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Il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet

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Il a plu des perles toute la nuit sur les velux, je me réveille avec un peu d'anxiété, c'est que nous allons ce matin, Raymond et moi, faire visiter au élèves de la classe 11 et de la classe 6 la mine des Roches et le quartier qu'elle alimente depuis 1842. C'est la dernière grosse source privée du coin, une source bien vivante, une source qui débite plus de 100 litres-minute. Les propriétaires ont changé il y a peu toutes les conduites, de la plaque Menu – du nom de celui qui l'a fondue en 1905 – jusqu'aux Roches, les Meules, la Croix-Blanche, la Dubarde, en Lussy. J'apprends que les propriétaires du Serget ont renoncé à leur part.
Descends une fois encore dans la chambre de partage, une fois encore m'enthousiasme devant cette galerie de plus de 190 mètres creusée entre 1868 et 1872 qui s'enfonce dans la molasse, admire la ténacité de ces hommes, leur inventivité, la bienveillance des autorités communales.

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Le beau temps revient au milieu de la matinée et il fait soudain si bon au soleil. Je mange à midi avec Raymond, sa femme, son fils et son petit-fils à la Dubarde après avoir jaugé le débit de sa fontaine. Il faudrait que je réalise enfin ce petit ouvrage sur l'histoire de cette mine de 1842 à aujourd'hui, j'ai les informations, mais où trouver le temps ?
Sandra est descendue au CHUV avec Louise, tout va bien, les résultats des examens sont bons. Elle part en début d'après-midi à la HEP présenter le programme de l'option spécifique Mathématiques-physique de l'enseignement obligatoire, je reste avec les enfants.
Les filles, je ne les verrai plus de l'après-midi, il n'en va pas de même d'Arthur qui me demande à 15 heures de l'aider. Il doit répondre à des questions portant sur La Main de Guy de Maupassant. On en termine à 18 heures, trois heures pour répondre tant bien que mal à 24 questions. L'intention de l'enseignant était louable et j'en ai profité pour rendre attentif le mousse sur quelques points que j'étais en mesure d'éclairer. Mais si le travail a été si long et si difficile, c'est qu'Arthur et moi, nous avons eu de grosses difficultés à comprendre toutes les questions. On ne s'est toutefois pas plaints, on a engagé notre coeur et toute notre bonne volonté, on a fait des conjectures, on a remis l'ouvrage sur le métier, rien n'y a fait, certaines questions ont résisté. Mais on a fait au mieux, oui on a fait au mieux, si bien qu'à la fin on a eu quand même l'impression de ne pas être complètement idiots. J'espère qu'Arthur saura écouter et sera en mesure de comprendre les explications de son maître quand il aura à corriger ce travail en classe.
Je pense ce soir aux camarades d'Arthur, qu'ont-ils fait cet après-midi, étaient-ils seuls devant ces difficiles questions. Notre école est, je le crains, une école qui ne connaît guère la bienveillance, ni le pardon ; n'y nagent que ceux qui ont appris à nager ailleurs. Je ne crois pas que notre société ait raison de continuer ainsi.
J'ai proposé autrefois, un peu pour rire, un peu pour provoquer, un peu pour de vrai, déposer une plainte à la Cour pénale internationale de La Haye contre l'école qui met trop souvent nos enfants en danger, personne ne m'a suivi. Entre temps, on a inventé un concept qui a bon dos, le concept de résilience.
Décidément, il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet et mille Combat.

Jean Prod’hom


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Fuir ou prendre les devants

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Il est 7 heures 45 lorsque j'ai terminé mon premier tour, c'est-à-dire conduit aux arrêts de bus Arthur à qui j'ai préparé deux sandwiches, Louise, Lili et Mylène, tous dans la 807 que Sandra me laisse cette année le mardi et le jeudi.

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J'entame alors un second tour, à pied cette fois, par le refuge de Ropraz, le chemin aux copeaux, la Moille au Blanc, avec le désagréable sentiment pourtant que mes soucis me précèdent, et que ce sont eux qui commandent. Je n'aime pas ça, d'autant plus que je sais d'expérience qu'il suffirait que je les précède de quelques pas pour que j'en fasse mon affaire, à la manière du dernier des Horaces survivants, Publius Horatius qui, après s'être enfui, tua les trois Curiaces l'un après l'autre. Je m'avise en passant qu'il y a bien moins de différence que je ne le pensais entre fuir et prendre les devants.
Malgré cette grogne qui ne me lâchera pas totalement, je parviens à rassembler dans une arborescence quelques triolets : Inuit, Mentawai et Korubo ; Arctique, Indonésie et Amazonie ; découvertes, colonisation et mondialisation ; exploitation, domination et tourisme. Pour fêter cela, je regarde la première partie de Nanouk l'Esquimau de Flaherti (1922).
Je prépare à manger et une tarte aux pruneaux. Sitôt rentrée Lili se dépêche de monter dans sa chambre où l'attendent ses playmobil, Louise joue de la guitare comme ce matin avant de partir à l'école. Je les redescends à l'arrêt de bus pour 14 heures 20.
Deux heures sont à ma disposition, je regarde la fin de Nanouk l'Esquimau, une merveille, les premières minutes des Derniers Rois de Thulé (1969) de Jean Malaurie que j'ai visionnés il y a quelques jours. Mets de côté les Premiers contacts avec les Korubo (2000) de Richard Charles Wawman mis à la disposition du public sur Daylimotion, et Rendez-vous en terre inconnue (2006) chez les Mentawaï de Natacha Quester-Semeon. Télécharge pour faire bon poids le Kuessipen de Naomi Fontaine. Me voilà paré.
Louise et Lili reviennent comme des boomerangs à 15 heures 45. La grande prend sa guitare, la cadette enfile ses bottes, ses pantalons, sa bombe et ses gants. C'est une voisine qui l'emmène à 16 heures avec sa fille au manège de Curtilles.
Ramasse Arthur à l'arrêt de bus de Corcelles à 16 heures 28, file au Mont pour y être à 16 heures 45. Y suis à 16 heures 50, c'est une réunion obligatoire autour des examens, elle se termine à 17 heures 15. Me demande à la fin à quoi elle a bien servi. A chacune de ces rencontres il me semble qu'apparaît une nouvelle fuite dans la coque de notre vénérable institution. On a beau écoper, la ligne de flottaison se rapproche du bastingage, le bâtiment pris dans la mélasse s'alourdit, on s'agite sur le pont pour faire bon poids, chacun veut l'alléger et il s'enfonce. Est-il bien prudent de continuer ainsi ?
Pour calmer mon humeur maussade, nous allons, Sandra et moi, faire un tour sous la pluie. Jean-Jacques a dégagé le lit du ru qui se jette dans le Riau. On parle de la reprise scolaire de nos enfants. Descends à Ropraz à 20 heures récupérer Arthur que Sandra a déposé en rentrant du Mont. Il est 21 heures 30 lorsque je ferme les écoutilles. Arthur passe encore à la bibliothèque, il souhaiterait un troisième sandwiche pour son pique-nique, je lui propose une pomme, pas sûr que cela lui suffise.

Jean Prod’hom


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La littérature est lyrique tout entière

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Réveil tardif et déjeuner au soleil, on fête discrètement mais tout au long de la journée l'anniversaire d'Arthur qui a eu lieu officiellement hier. Louise enfourche son vélo et on descend à pied jusqu'à Ropraz, par la Moille au Blanc et la Moille Cherry. Oscar se fait électrocuter en s'approchant trop près d'une clôture. Il restera à mes pieds, servile tout au long de la balade.

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Traverse l'exposition que l'Estrée consacre au peintre et sculpteur Jean Marie Borgeaud. Ne trouve pas le lointain d'où proviendrait ce miracle dont parle Christophe Gallaz dans la plaquette de présentation. Pas tellement en raison de ce qui est montré, mais de mon incapacité à demeurer très longtemps libre les yeux ouverts dans les lieux fermés.
Louise est restée avec Oscar sur la place de jeux, Sandra vient nous chercher devant chez les Moinat. Repas d'anniversaire en fin d'après-midi, au cours duquel Arthur nous avertit soudain qu'il doit proposer pour demain un texte à son prof de français, qu'il devra par la suite présenter. Condition ? Que ce texte soit écrit en français et fasse partie du trésor de la littérature. Le mousse se sent pris à la gorge, 13 ans aujourd'hui, nous aussi. Comment aider notre petit ? Dhôtel, Alain-Fournier, Victor Hugo, Tournier,... ? On discute avant d'arrêter la chose suivante : Arthur proposera à son maître Le dernier jour d'un condamné et nous lirons ensemble Les Misérables. Je me demande bien comment ont fait les camarades d'Arthur et leurs parents.
J'essaie, avant de boucler cette journée, de fixer les raisons pour lesquelles il conviendrait d'affirmer que la littérature est lyrique tout entière, et toute écriture un chant. Hymne au courage qui, d'un coup d'aile, ferait passer l'esprit sur l'autre rive, à côté, afin qu'il s'établisse résolument dans le langage, lequel sans lui se retournerait comme un ongle incarné. Je m'arrête là.

Jean Prod’hom


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Oberaargau

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On part du Riau dans la nuit, les filles se blotissent dans la 807 sous la couette qu'elles ont emportée. Je somnole tandis que Sandra conduit, ouvre les yeux trois fois : j'aperçois près d'Avenches des coulées de sang, rouge, rose, orange, violet, mêlées à un peu de gouache qui a coagulé, elles recouvrent au nord-est une large bande de ciel qui déborde sur l'horizon. Entre Berne et Soleure, une lumière blafarde a jeté son sort bleuté sur la plaine de l'Aar qui fume, des brumes rampantes et inodores dont on ignore la provenance se mêlent à l'haleine de la rivière, et toute la campagne devient un champ phlégréen, froid et humide. A Rothrist enfin, lorsque les travaux présidant à l'installation du jour sont terminés, le soleil fait son entrée avec une telle violence qu'il m'oblige à baisser les paupières sur mes yeux à peine ouverts.
Sitôt arrivé à Vordemwald, je file à Langenthal acheter des pâtisseries pour faire taire nos appétits. Arthur reconnaît les zones avec Jean-Daniel. Sandra et les filles se promènent avec Oscar dans les bois un plus loin.
Il y a longtemps qu'il n'avait pas fait beau à Vordemwald, il y a du monde dans les travées, c'est la dernière course de la saison. Les filles naviguent entre le chien et la course d'Arthur. Sandra accompagne celui-ci de zone en zone, je vais de mon côté voir ce qu'il en est des arrosoirs dans les Friedhof de l'Oberaargau. M'arrête à Strengelbach, au Bergli de Zofingue, à Rothrist enfin.
Arthur est un peu déçu au terme de sa course, il termine troisième, des erreurs impardonnables, dit-il. Il remporte pourtant la Coupe suisse avec un bouquet de fleurs, une enveloppe qui lui permettra de faire quelques achats dans un magasin de sports et un guidon pour son vélo, en carbone. Solide au toucher, mais si léger qu'il provoque un inévitable malaise. On ne défie pas impunément la loi des genres, le bec d'acier de l'aigle ne saurait être aussi léger et doux que le duvet de l'aiglon.
Nous sommes naturellement un peu fiers, mais nous aimerions surtout que le mousse ne se mette pas dans l'état qui est le sien lorsque tout ne va pas comme il le désire. C'est ainsi que l'on progresse, dit-on, je l'espère.
Les mœurs des trialistes mériteraient d'être étudiés, il y a naturellement le passage de catégorie en catégorie, réglé par l'âge et les performances, mais il y a aussi le tout venant des rituels qui stabilisent la vie sociale des groupes et la vie affective des individus. Ainsi, dans le monde du trial, c'est lorsque on quitte la catégorie des cadets et qu'on accède à celles des juniors, des masters ou des élites que les vainqueurs attirent à eux la demoiselle chargée de leur remettre une coupe ou un bouquet de fleurs et l'embrassent. Plus tard, lorsque l'amie du pilote est considérée comme une fille sérieuse – par ses parents ? – et leur relation comme une relation prometteuse, le champion est amené à donner à sa demoiselle la permission de porter dans un petit sac à dos sa pompe à vélo, la trousse des réparations urgentes et une bouteille d'eau qu'elle lui tend après l'effort. C'est elle encore qui est autorisée à redresser le vélo que le pilote a laissé à terre pour aller chercher au plus vite la carte de contrôle qu'un commissaire vient de mettre à jour. Alors les parents qui avaient accompagné leur fils jusque-là se demandent soudain s'ils ne sont pas un peu de trop, laissent filer entre leurs doigts leur champion, sourient, mal à l'aise, sans perdre de vue pourtant la donzelle. Peut-être qu'il reviendra.
L'autoroute qu'on aperçoit sous le pont est saturée, on décide d'emprunter la route cantonale jusqu'à la première pizzeria. On en trouve une peu après Olten dont on sort à 21 heures, c'est la pizzeria Fulmine tenue par des gens vraisemblablement endettés, voici : on leur demande s'ils peuvent préparer pour nos filles une pizza réduite et une petite assiette de spaghetti. Chose promise chose due. Pourtant, au moment de régler l'addition, je constate que les prix n'ont pas été rabotés. Je demande une explication au patron qui s'éloigne pour réfléchir. Le sommeiller qu'il dépêche m'explique peu après que, s'ils peuvent aisément réduire le contenu des assiettes, il leur est tout simplement impossible de réduire leurs prix. Je ne comprends pas bien, lui non plus, mais il nous remercie, nous aussi.
Lili et Louise dorment dans leur couette jusqu'au Riau, je souffre pour elles avant d'y être, lorsqu'elles devront rejoindre leur chambre.

Jean Prod’hom

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A Bottens, ils ont tout fait à double

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Une femme est penchée sur la tombe de sa mère dans le cimetière catholique de Bottens. Je la salue, elle ne semble pas pressée, on parle de la réforme dans la région, de l'intelligence des habitants mais aussi de leurs divisions. A Bottens, ils ont tout fait à double, deux églises et deux cimetières, deux écoles jusqu'en 1969, longtemps deux cafés, deux épiceries et deux laiteries. L'orpheline parle doucement, non pas tellement par crainte que son père ne l'entende, mais pour ne pas le déranger. Sa mère a été la première femme à voter dans le canton de Vaud, c'était en 1959 à l'occasion d'une élection partielle. La télévision et les journalistes qui l'ont interrogée ont immortalisé la scène. On parle encore, avant de se quitter, du vieux curé de Poliez-Pittet, un prêtre dont on ne retrouve pas le nom et que j'ai rencontré à plusieurs reprises il y a une quinzaine d'années. Un veuf passe en coup de vent, un chien en laisse, arroser les fleurs de la tombe de sa femme.
Dans le cimetière protestant, au bout du village avant de redescendre à Malapalud, une veuve protestante entretient la tombe de son mari, j'hésite, pour plaisanter, à faire un signe de croix en la croisant. Renonce, tout n'est pas oublié malgré les dénégations de chacun.
Mange sur la terrasse du Lion d'Or à Montricher, une bande d'artistes y débarque, engagée pour un mariage qui aura lieu dans l'après-midi sur la route du Mont-Tendre. Ils finissent par parler, comme tout le monde ici, de la Maison de l'Ecriture. L'un d'eux se propose d'envoyer son CV, on ne sait jamais, les autres viendront le voir aux frais de la princesse.
Montricher est constitué de trois parties, le Grand faubourg et le Petit faubourg qui encadrent le Bourg que dominent l'église et les ruines du château. De larges terrasses orientées sud-sud ouest s'ouvrent sur une vague qui ondule jusqu'au lac. Je penserai tout au long de l'après-midi à Dhôtel et à la Grèce.
Il avait 26 ans, il marchait au milieu de la route au centre-ville de Genève, il s'est fait embarquer par la police dans un hôpital psychiatrique du côté du Salève, il n'en est jamais vraiment sorti, troubles bipolaires, dit-il, ça dure depuis vingt ans. Cet homme gavé de médicaments et qui visiblement souffre m'embarque dans un délire dont je ne perçois pas tous les carrefours, t'es un vert toi, vert ça passe, orange tu rouges, je lui offre une eau minérale sur la terrasse de l'Hôtel des 2 Sapins. Je le recroiserai à mon retour du Mont-Tendre, près de la salle des fêtes où se déroule le mariage. Il est l'un des innombrables invités, il rayonne dans le parking coiffé d'un chapeau de cow-boy.
Vais et viens dans le village, monte jusqu'à la Maison de l'Ecriture, il y a encore un travail considérable, son ouverture est prévue pour juin 2013, je tiens cette information d'un employé de l'hôtel des 2 Sapins qui accueille à midi les employés qui y travaillent. Je passe au cimetière, entre dans l'église, photographie des fontaines, descends à la gare du BAM.
Rentre enfin, il est près de 18 heures, par Cossonay, Villars-Lussery où je discute avec un employé agricole de Montricher, qui me reparle évidemment de la Maison de l'Ecriture, du passage des semi-remoques chargés des nobles matériaux, de l'argent dépensé. Mais au fond il s'en fout, c'est pas son truc, il préfère regarder les chevreuils avec ses jumelles. M'arrête encore avant de rentrer à Daillens et à Saint-Barthélémy pour une belle moisson d'arrosoirs in situ.

Jean Prod’hom


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A l'est des brumes filassent

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A l'est des brumes filassent, elles se sont donné le mot et s'attardent tout autour d'anciennes dépressions alpines dans lesquelles le temps patauge. On dirait les restes d'une catastrophe dans un monde ouvertement désert.
À l'ouest le soleil coule sur les tuiles des toits du pied du Jura, la vie prend son sillage avec, sur les côtés, des vieilles qui se rendent à la hâte jusqu'à la laiterie, sur des routes sans trottoir, rasant les murs, leur crainte tenant à bonne distance de rares véhicules qui ne s'arrêteront pas. Il y a aussi des vieux qui traversent le bourg et que saluent du haut de leur tracteur de jeunes paysans. Ils se retrouveront tous, comme chaque jour, à 9 heures au café.
Je n'aurai droit ni à l'est ni à l'ouest, m'enfile dans le lard de la terre, sans frontale, pour n'en ressortir qu'à 16 heures.
Passe en rentrant par Villars-Tiercelin. J'escomptais que le cimetière serait près de l'église sur la route de Montaubion-Chardonney. Trouve bien l'église mais pas le clos des morts qui se situe, je me suis informé depuis, sur la gauche de la route qui mène à Poliez-Pittet. M'arrêterai finalement au cimetière de Peney, lui aussi loin de l'église, petite récolte : deux arrosoirs près d'un bassin de fort mauvais goût. Je rentre par le Moulin de Peney désert à cette heure. Plus loin, la porte du garage de la maison dans laquelle j'ai vécu de longues années est ouverte, je ne vois personne, les propriétaires ont soigneusement enlaidi les lieux.
Au Riau les filles jouent, Sandra est descendue avec Arthur à Ropraz, elle remonte boire un thé avec la maman d'un membre du club. Je descends à pied avec Oscar par le Torel, coupe à travers les champs de chaume qui penchent vers la Bressonne.
Lili a perdu une dent, celles de Brenleire et de Folliéran, elles, sont recouvertes d'une fine couche de neige, les sommets à l'arrière du Lac Noir aussi ; les Dents du Midi sont blanches pour la première fois cette année. Plus à l'ouest de gros nuages brassent de l'air et confondent les alpes de Savoie. On entrevoit pourtant un bout de ciel bleu du côté de Genève, tendre, un lac renversé que le soleil et la bise étendent jusqu'à la mer. Les contreforts du Niremont sur le collet desquels les brumes s'attardaient ce matin se sont ébroués, et le temps qui pataugeait jusque-là s'est mis à remuer ciel et terre pour disposer avant que la nuit ne tombe d'un instant pour recevoir l'or qui coule du creuset des vallons.

Jean Prod’hom

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Un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire

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Je pars du Riau alors qu'un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire, pour terminer au collège ce que je n'ai fait qu'entamer la veille. Des grenouilles et des feuilles, mortes bientôt, miroitent sur le bitume détrempé, j'évite les premières, pas les secondes qui recouvrent en tourbillonnant cette sotte espérance d'une interminable belle saison. Quelque chose s'est retiré ce matin.
Je m'avise, une fois encore, que les soirées des adolescents sont longues et que certains attendent avec un certain bonheur l'école du lendemain pour se reposer enfin et se remettre de ce qui les a tenus éveillés jusqu'à tard dans la nuit. Et quand je m'étonne de la brièveté de leur sommeil, ils hochent la tête pour demander un peu de compassion. Les plus crânes sourient en me prenant à parti : mais enfin, vous avez connu tout cela, n'est-ce pas ? Vous comprenez ? Je comprends un peu.
Je tente à 10 heures de soulever la paupière de ceux qui sont encore endormis en leur parlant de l'idée de substance, de ce qu'on dit et de ce qui se dit à travers nous, de la fragilité de nos identités, espérant par ces interrogations naïves faire tache d'huile et les relancer sur une voie qui pourrait être la leur. Mais est-ce le bon moment de leur parler ? Trop tôt ? trop tard ? Mais alors quand ? Celui qui le veut ne fera-t-il pas sien, quoi qu'il advienne, ce qui lui revient de la tradition ?
Je termine la matinée avec l'impression que bien peu d'adolescents profitent de l'école telle qu'elle est aujourd'hui. Oui, ils sont au chaud quand il fait froid, à l'abri quand il pleut, en compagnie lorsqu'ils ont un chagrin. Mais cela suffit-il ? Je remonte au Riau.
Passe une bonne partie de l'après-midi à bidouiller des fichiers Adobe Digital Editions. J'obtiens partiellement ce que je souhaitais, des fichiers ePub sans DRM, lisibles sur iBooks, de Jeannot et Colin, Derborence et L'Ardent Royaume. Je dois m'avouer vaincu lorsqu'il s'agit d'écrire un script qui me permette de virer le DRM à partir de Terminal, comme je l'ai lu dans un forum.
Elsa a passé l'après-midi avec Louise, nous avons réservé, Sandra et moi, un vol Genève-Naples et un appartement sur la via Toledo, j'ai entendu quelques accords d'accordéon, on n'a pas su piéger la souris qui est dans la chambre de Lili qui dormira dans la chambre d'Arthur.
Les pommiers se sont alourdis, ce sont leurs branches qui les soutiennent du bout des doigts. Les températures ont chuté, la neige est annoncée à 1700 mètres demain, les verts ont terni. Je vois arriver avec circonspection ce temps où la neige recouvrira le rouge, le jaune et le praliné des ronces, des feuilles des tilleuls et des foyards, il me faudra alors à nouveau charger le poêle tôt le matin. J'ai beau chercher ailleurs, il n'y a rien, personne sur les places de jeu, les tracteurs ne pénètrent plus dans les champs détrempés, les arrosoirs traînent dans les coins des hangar, rien, pas même un poème de Verlaine. Rien, sauf la respiration silencieuse des enfants qui dorment, le rouge des sorbiers et le mouvement de la mer en avril au pied de Santa-Lucia.

Jean Prod’hom

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Veillait une tête de chevreuil à l'oeil luisant

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J'aperçois de loin, près du refuge de Ropraz, un cueilleur de champignons habillé tout de blanc. M'étonne d'un tel accoutrement. Il me lance de loin qu'il a déniché quelques bolets. Je comprends un peu plus loin en lisant les inscriptions sur un petit bus parqué derrière le refuge, l'homme est à la tête d'une petit entreprise de peinture et de papier peint sise près de Bussigny. Je m'assieds contre un foyard, le même que hier, et termine la lecture de L'Ardent Royaume. Impossible de copier dans Adobe Digital Editions, j'use donc de mes deux doigts.

Ils avaient déjeuné à l'Hôtel de la Gare, l'après-midi avait passé très vite et maintenant, sur le chemin du retour, ils s'étaient arrêtés à l'auberge des Champs, à Donneloye, au sommet de la vallée de la Menthue scintillante de neige.
Ils s'étaient assis près de la porte, ils buvaient du vin blanc. ils mangeait du jambon qui craquait sous la dent avec la croûte du gros pain. les lampes n'étaient pas allumées. A la paroi, juste au-dessus d'eux, veillait une tête de chevreuil à l'oeil luisant dans lequel couraient les couleurs orangées du crépuscule. Le mufle noir avait l'air encore humide de salive, la narine frémissait, la mâchoire tremblait, l'animal allait s'arracher du mur où il avait passé la tête un bref instant par curiosité drolatique, voilà, il allait rejoindre la campagne magique sous la neige où criait déjà la chouette, où s'égarait le vent d'hiver dans la dernière lumière du jour.
La tête demeurait immobile, le feu du couchant dans ses yeux de verre. ils étaient seuls. le patron était allé soupé à la cuisine. les rares autos du carrefour ne s'arrêtaient pas. Une lumière de soufre engluait toute chose dans sa phosphorescence. A cette heure tout était possible... des gouttes d'argent liquide brillaient sur les carafes, au comptoir. Les bois du chevreuil dardaient leurs couteaux d'os au plafond.
Ils avaient fini leur jambon dont la graisse luisait au bord de l'assiette fendillée. le vin était frais. Au-dessous des sapins s'allumaient les petites étoiles blanches dans le ciel saumon. Un ahuri à la blouse couverte de neige était entré en traînant les pieds, quand il avait commandé son vin sa grosse lèvre avait claqué sur ses gencives. Un benêt cueilleur de champignons, l'automne, à la pleine lune ? Un vieux de l'hospice ? Un Gaspard Hauser archaïque portant dans sa musette les lichens et les limaces de ses philtres ?


Ils étaient revenus à Donneloye au-dessus de la vallée. le soir faisait flamber les crêtes. des milliers de petites bulles montaient dans leur verre de bière. Comme toujours, les yeux de verre d'un chevreuil à la paroi luisaient entre la fenêtre et la lampe, et le bouquet de fleurs en papier du Nouvel An s'empoussiérait sur l'étagère du comptoir derrière les boîtes de cigares.
Une tranquillité bleue et rousse rafraîchissait les corps et les coeurs. La beauté des choses dans cette lumière crépusculaire était un trésor multiplié sur les tables, aux murs, aux carreaux des fenêtres dont les rideaux tout à fait immobiles tombaient, neigeux, comme des stalactites phosphorescentes, cependant que le regard du chevreuil, les verres, les miroirs brûlaient de feux courts chaque fois que l'un des bonzes à la bouche fendue par un rire silencieux ou le patron rouge au comptoir craquait une allumette et l'approchait en tremblotant d'un cigare imbibé de salive septuagénaire.
Affalés à la table du fond, trois initiés rigolards hochaient leur tête plissée et chauve à la certitude des séries de petits alcools blancs à absorber cette soirée encore comme tous les soirs que Dieu fait.
Soudain M
e Mange avait compris que la vie ne pourrait jamais être meilleure que ces jours et qu'à cette minute. Non, jamais la paix ne serait plus étale, la joie plus fine, la pensée plus claire, le pays le plus ample et plus plein, les nourritures mieux liées au monde. Jamais la tendresse de Monna ne serait plus vraie pour lui. Jamais leur plaisir ne brûlerait plus profond. Ils se connaissaient depuis cinq mois. En cinq mois, Me Mange avait reconnu le mystère de Monna, avait appris à sonder, à parcourir ses terres dans l'angoisse et dans la douceur. Mais voici que s'ouvrait un temps égal qu'aucun autre nouveau règne ne vaudrait jamais. Il fallait le savoir et s'en montrer digne. Un commandement impérieux l'exigeait : la terre promise commençait ici, entre ce village silhouetté dans la douceur mauve et la rivière où sautaient les truites dans leurs nappes de cuivre fondu. A cette heure les premiers fantômes se mettaient en marche entre les sources et les chênes. Oui, ici s'ouvrait la terre promise : bois des pentes, châtaigniers de collines, vergers, pâtures, fermes aux longs toits pour couvrir l'ampleur des habitations, étables chaudes, écuries où craquait le foin plein de fleurs sèches dans la mâchoire des juments.

Je sors de la bibliothèque La Grande Beune.
Des souris sont en train d'établir leurs quartiers dans la maison. Il va falloir après avoir fait le taupier faire le dératiseur, une activité que je fais avec moins d'entrain. Pose un piège dans la chambre d'Arthur, un autre dans celle de Lili. Il y a des copeaux de je ne sais trop bien quoi dans un angle de l'entrée percé de plusieurs trous de souris. Je crains qu'elles n'aient colonisé la cavité sous les escaliers. Place à la fin deux pièges dans la chambre de Lili en raison de la présence attestée d'une souris que j'abandonne à ses instincts derrière la porte fermée.
Cherche au galop quelques images sur le net pour introduire demain la notion de discours rapporté avant d'emmener sitôt rentrées de l'école Lili et I. à Curtilles.
J'ai une heure à disposition pour baguenauder dans Lucens que je traverse en direction de Pra la Mort, loin du centre sur la route de Villeneuve. Bel ensemble d'arrosoirs.
L'orage gronde lorsque je rentre sans que la pluie ne fasse à la fin autre chose que noircir le sol et les pneus des voitures le bruit que fait le quart de boeuf lorsqu'on le jette dans l'huile bouillante pour le saisir. Je m'arrête sur la belle terrasse du café du Poids avant de reprendre les filles fiérotes d'avoir fait du galop dans le manège. Au Riau la chasse aux souris continue, on manque celle que Lili héberge contre son gré.
Comptais lire en fin d'après-midi Jeannot et Colin. J'écris en lieu et place ces notes avant de descendre à Ropraz récupérer Arthur. Je m'arrête et laisse la fin de journée à son erre.

Jean Prod’hom


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N'aurai pas vu grand chose

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N'aurai pas vu grand chose tout au long de la journée, l'alignement des élèves dans les classes excepté qu'il m'est toujours plus difficile d'accepter. Et pourtant dehors le ciel est bleu et la chaleur ardente. Les architectes, bien sûr, répondent à l'air du temps, mais qui donc leur demande de réaliser des bunkers pour culs-de-plomb ? Le lobby des vendeurs de matériel scolaire ? Il faut savoir en effet que les tables – qui semblent lestées de plomb – coûtent plus de 700 francs la pièce. Tout cela semble normal, c'est dans le budget, mais je m'étonne qu'on ne trouve pas un sou pour mettre une tablette ou une liseuse à la disposition de chaque élève, libre alors d'aller de son côté.
A ce propos, j'ai voulu commander aujourd'hui 27 exemplaires du Derborence de C.F. Ramuz. Payot Lausanne m'indique sur son site que l'ouvrage est indisponible dans les éditions Poche Grasset & Fasquelle (13 francs 90). Je vais voir ailleurs. Amazon n'en a que 6 exemplaires en stock (9 francs 20). Pas suffisant, il m'en faut 27 ! Une solution, se tourner vers l'édition numérique. Le Derborence de C.F. Ramuz est en effet disponible chez Grasset digital au format epub, à un prix qui varie de moins de 7 francs à plus de 10 francs.
Mais peut-on décemment demander aux parents des élèves de faire cet achat si leur bambin ne dispose pas d'une liseuse ou d'une tablette ?
J'ai commandé en désespoir de cause 27 exemplaires de Où es-tu de Marc Levy qu'Amazon a en stock. Il nous faut repenser au plus vite la page A4, le livre, la table, la chaise, la classe, les bâtiments scolaires, et bien sûr l'école. Mais quand et avec qui ?
Je n'aurai pas atteint des sommets aujourd'hui, je m'en rends compte ce soir en jetant ces notes. Petite journée donc rythmée par des ratés, d'avoir oublié au Riau le pique-nique que je m'étais préparé pour midi et dans une classe l'appareil de photos qui ne me quitte pas. Je mange donc orphelin sur la terrasse de la Châtaigne et me contente de mon iPhone.
Je ne tarde pas à 15 heures 30, fais quelques photocopies pour mercredi et rentre. Arthur et Sandra travaillent en bas en silence, je sors avec Oscar.
En direction du bois situé au nord du pré de la Moillette, un bois où autrefois les chanterelles d'automne pullulaient. Trop sec aujourd'hui. M'assieds dans l'herbe et lis la seconde partie de L'Ardent Royaume, m'étonne que Grasset qui met en vente cet opus au format epub ne s'offre pas un correcteur pour ajouter un espace entre des mots soudés pour des raisons que j'ignore. Ces accouplements contre nature se comptent pas dizaines et dérangent passablement la lecture.
Longe la lisière d'un champ de maïs, rien de dépasse, à l'image de ma journée.
Françoise est à la véranda, les cheveux flambant neuf, le sourire dans tous les sens, la retraite semble ne pas l'effrayer. Les filles rentrent d'Oron avec Suzanne, le maître a donné à Louise une masse de travail qui la réjouit. Lili est plus discrète sur sa leçon de piano. On mange dans une agitation propre au premier jour de la semaine, une agitation à laquelle le sommeil donnera la seule réponse sensée

Jean Prod’hom


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Rêve à l'aube

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Mauvais rêve à l'aube, je passe un examen en même temps que certains de mes élèves et sur le même sujet. A l'inverse d'eux j'ai tout oublié, autant les livres sur lesquels on va m'interroger que ce que je croyais savoir. J'essaie sans succès d'éviter cette épreuve vers laquelle je suis inexorablement conduit. J'entre les mains vides dans un local qui a l'allure d'une salle de tortures, l'examinateur m'attend très loin au fond de la salle, il a l'allure d'un prêtre, c'est Daniel Christoff, ce prof de philo qui avait tenu à me remettre le prix Nessler au terme de mes études universitaires avec les mots suivants : pour l'indépendance de sa réflexion philosophique. Savait-il que l'indépendance qu'il croyait déceler dans mes travaux était d'abord liée à mon incompréhension, voire mon incompétence. Voilà donc où cette affaire m'a mené, à en savoir aujourd'hui moins que hier. Lorsque j'aperçois des philosophes je passe au large, bien au large, évitant de m'expliquer sur tout cela. Je me réveille avant que l'étrange individu ne m'interroge. Libre enfin, les mains dans les poches mais les poches vides, condamné à recommencer.
Fais un grand tour sous le soleil, puis très vite à l'ombre. Trouve un foyard pour remplacer les épicéas dont la résine a laissé des traces sur une grande partie de ma garde-robe devenue irrécupérable. Lis la suite de L'Ardent Royaume, attentif à cette topique des voix – des perspectives et des tonalités – qu'articule une voix muette, la voix narrative qui les conduit en un tiers lieu, en une simultanéité jamais atteinte, imaginée, qui n'appartient peut-être qu'à la musique et au réel.
Je constate qu'Oscar a trouvé son bonheur ailleurs, une voisine lui donne des biscuits par poignée. Faudra trouver une solution pour éviter qu'Oscar fasse une crise d'identité ou un conflit de loyauté devant la double orientation de son éducation.
Etude cet après-midi, les enfants font leurs devoirs de la semaine prochaine accoudés à la même table, ils vaquent à leurs occupations ensuite, je fais une tarte, Arthur réveille son blogue qui dormait depuis deux mois, lui trouve un nouvel identifiant et lui joint un beau slogan Le petit campagnard | Coupons du bois et passons l'hiver. Louise, elle, baigne Oscar. On décide de préparer un apéro pour le retour de Sandra prise dans les bouchons de la vallée du Rhône. En attendant son retour on va faire un grand tour en forêt, on tente une éducation collective d'Oscar, il y a à faire encore, pas sûr qu'il comprenne l'essentiel. Sandra rentre enchantée de Saint-Luc, à neuf heures les enfants sont au lit.

Jean Prod’hom


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L'Auberge du Lion d'Or

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Sandra s'en va tout à l'heure avec des amies à Saint-Luc. L'été est revenu, j'ai réfléchi à l'invitation que m'a faite Romain hier, en dis quelques mots à Sandra lorsqu'on descend de la Moille au Blanc, elle m'encourage à mettre le pied dans l'affaire. Pourquoi pas si on accepte que je la rejoigne avec les moyens qui sont les miens et une idée qu'il me siérait de filer quoi qu'il arrive. J'ouvre donc un dossier que j'intitule Journal d'une résidence.
Quelques hirondelles viennent me saluer devant la bibliothèque, ne sais pas trop quoi en penser, elles volent bas et semblent agitées, décide finalement de m'en réjouir. Arthur travaille dans sa chambre, il s'y était engagé hier devant le zoo de Servion ; mais dans son lit, ça ce n'était pas prévu.
A l'instigation de Louise qui a sorti de la sous-pente les caisses de lego, les grandes manoeuvres ont commencé au fond du couloir, j'ai mis au four une tarte aux pruneaux, me voici libre jusqu'à midi. Prends plus de temps que prévu pour télécharger L'Ardent Royaume que Jacques Chessex a écrit à l'Auberge du Lion d'Or de Montricher, c'était en 1974, ou 1975, Chessex y séjourna 6 mois. Arthur m'aide à importer ce récit sur l'IPad, en usant de Bluefire Reader qu'il faut d'abord télécharger. Et ça marche. Il me regarde de haut, j'en suis ravi.
Je lis lis les premières pages, l'action se déroule dans un café de la vieille ville de Lausanne, la Pomme de Pin. J'y ai poussé à plusieurs reprises la nuit jusqu'à ses derniers retranchements, on le croyait, alors que que l'université s'apprêtait à quitter le centre ville pour le ghetto du bord du lac et que nous avions vingt ans. Jacques Chessex écrit donc à l'Auberge du Lion d'Or de Montricher L'Ardent Royaume, un récit qui a pour cadre le restaurant de la Pomme de Pin dans lequel Raymond Mange rencontre Monna... Hâte de lire la suite.
David est champion du monde en Autriche. On se réjouit, je pense au travail qui a précédé cette victoire, aux sacrifices des uns et des autres, à l'engagement de ses proches, à son entraîneur. La presse n'en parlera pas ou trop tard. Dommage.
On mange à la véranda, 26 degrés dehors. Arthur et Louise vont promener Oscar pendant que je range la cuisine et prépare les affaires de bain. Une heure de route avec les fenêtres ouvertes, la Dent Favre, le Petit et le Grand Muveran derrière un rideau de soie, les enfants sont agréables. Du monde aux Bains de Lavey, des familles, des amoureux, des abonnés, et une petite fille handicapée qui intrigue les enfants mais dont on ne parlera finalement pas. Louise et Lili ont compris qu'il est souvent préférable de ne rien dire d'autant plus que tout est dit.
On s'arrête au retour aux Tramways d'Epalinges, du monde en pagaille, il faut attendre, on fait l'état des lieux : plus de cent trente clients, trois serveurs, trois cuisiniers et un pizzaiolo, deux personnes au buffet, une autre à la plonge, le patron est absent.
Je sors Oscar, il est comme un morceau de charbon dans la nuit, des jeunes gens ont fait un feu à la Moille au Blanc et ont dressé une table. Je crois bien qu'ils ne nous ont pas vu passer.
Louise va se coucher, Arthur regarde Demain ne meurt jamais sous les combles, Lili Joue-la comme Beckham à la bibliothèque. J'écris ces notes puis reviens à Montricher, à l'Auberge du Lion d'Or, à Mange, à Chessex, à la Pomme de Pin et à Monna.

Jean Prod’hom

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Ma tête est un rucher

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C'est un pré où les sorcières se réunissaient autrefois, le doute les a fait fuir. Il reste ce matin une immense mer de brouillard, avec des fantômes évidés à la lisière du bois qui retiennent par la main leurs souvenirs faméliques.
Les survivants ont déserté l'endroit, ont pénétré plus avant dans la nuit d'où ils ne sortent que les soirs de lune noire. Les moins courageux ont établi leur campement dans les quartiers calmes et oubliés de la raison et les zones muettes du langage. Ils mêlent jusqu'à l'épuisement leur venin à nos certitudes.
Rendus aveugles par nos triomphes provisoires, nous les croyons à notre merci. Ne nous méprenons pas, il nous faudra tout recommencer, repartir, repartir de rien, réveiller derrière chaque arbre le fantôme qui en est l'âme.
Je sors épuisé de cette semaine au cours de laquelle j'ai placé quelques pièces de la partie que je vais jouer cette année. Ma tête est un rucher, je m'endors contre un épicéa et rêve, je n'ai rien sur le coeur, rien dedans, des fantômes sommeillent à mes côtés. Je suis un cerf-volant dans le ciel, à peine une rêverie, le dedans déplié, double contact avec le vent.
Je reviens de loin mais j'ignore d'où, ne veux pas le savoir, ne saurais le dire. Rien à dire non plus d'ici, on ne pourrait en effet en parler que d'ailleurs et j'en viens. L'écriture est cet ailleurs qui nous conduit où nous ne sommes pas, là où nous attend le revenir, le revenir écrire ce qui s'accomplit hors de soi.
Sandra nous quitte pour passer la soirée avec des amies. Nous sommes, les enfant et moi, invités à Servion, chez Guillaume qui fête la nouvelle enseigne de sa petite entreprise de menuisierie- ébénisterie. Beaucoup de monde. Je finis par retrouver les filles qui jouent dans la nuit, on rentre. Pendant qu'Arthur et moi sortons Oscar, les filles se mettent au lit, elles dorment lorsque je vais les embrasser.

Jean Prod’hom


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Je lui avais apporté une bouteille de blanc

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Je lui avais apporté il y a trois ans une bouteille de blanc, il l'avait mise au frais dans la fontaine, on s'était promis de nous revoir le lendemain pour la boire, ou le surlendemain. Trois ans ont passé, la bouteille n'est plus dans la fontaine.
Il est midi et demi, Raymond fait la sieste, son petit-fils l'a averti que je passerai. Il a comme toujours le sourire aux lèvres, immédiatement d'accord de nous faire visiter la chambre de partage de la mine des Roches. On sort nos agendas, dans quinze jours. C'est promis, j'amènerai une autre bouteille. Je photographie deux tableaux de sa maison avant qu'on ne se quitte, je reprends les cours à 13 heures 10.
Je fais quelques modifications sur le site de l'école, dans la précipitation, je dois être à 16 heures 45 à l'arrêt de bus sous le Torel, mais un convoi exceptionnel ralentit ma course, et puis des ouvriers remplissent de bitume les nids de poule que le gel et le dégel creusent chaque hiver entre Corcelles et la route de Berne. J'arrive un peu en retard, les filles ne m'en veulent pas.
Je m'inquiète en feuilletant le journal local de la multiplication des coachs de tout acabit, sous-produits de l'orientation psychologisante de la société. Leur jargon me sidère :

Force mentale apporte l'énergie d'activation nécessaire au transfert des forces mentales conscientes et inconscientes des deux parties de l'être : L'acquis et l'inné. Force Mentale agit donc telle la clé de voûte qui, réunissant les deux parties de l'arche, permet de supporter des poids considérables en étant entièrement autonome et sans artifices.

Les coachs sont partout et s'occupent de tout, prennent en charge aussi bien des gens qui viennent de nulle part que leurs voisins de palier, s'autorisant ce qu'autrefois des études longues et difficiles interdisaient. Les psychanalystes avaient appris à faire du silence une vertu par la grâce de laquelle l'analysant était susceptible de remettre la main sur sa vie. Les coachs, les consultants et les conseillers mettent la main sur la vôtre, ils néologisent avec la certitude qu'ils suffit d'être capables de rien pour être capables de tout. Voilà des gens qui sont coupés de l'histoire d'une discipline qui n'existe pas, des gens qui se présentent dans des mandorles entourés d'un sfumato qu'on trouvait au milieu du siècle passé sur les cartes postales envoyées des Balkans.
Les coachs font peur, comme les secrétaires sur lesquelles se reposent les patrons, comme les boulangères qui mettent des gants pour vous servir. Ils sont les héritiers laïques et modernes des tireurs de tarots, des voyants, des magiciens de foire, des usuriers, des chiromanciens et des cartomanciennes, des diseurs de bonne aventure, des nécromanciens et des sorciers. Mais à la différence de ceux-ci qui promettent le bonheur ou la guigne, le feu ou le paradis, les coachs ne sentent pas le souffre et parlent doctissimo. Ils vous convainquent qu'il est malgré tout préférable d'avoir bonne mine et des habits propres, ils vous invitent à faire toutes sortes de deuils : il n'y a effectivement pas d'appartement de 3 pièces sur le marché, mais il est finalement tout à fait possible de se satisfaire avec le sourire d'un 2 pièces, n'est-ce pas ?

Reprends en fin d'après-midi la cinquième rêverie de Rousseau et extrais ceci :

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

Les pétales des fleurs battent des ailes, je cueille les quelques pruneaux qui n'ont pas été entamés par les moineaux, une nuée d'étourneaux s'envolent à mon passage, il est 19 heures 40, Louise se plaint d'un genou au retour de la longue balade qu'elle a faite avec Sandra et Oscar à la brune. Puis la nuit tombe, je dois allumer les phares lorsque je remonte avec Arthur de Ropraz.

Jean Prod’hom


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Jean-Jacques Rousseau lecteur de Pierre Ménard

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Le dedans de la maison s'est refroidi, mais il fait près de 15 degrés lorsque je monte dans la Yaris ce matin pour aller au Mont. Le calculateur de consommation a perdu la tête, comme toujours les saisons aussi, je fais le plein au Chalet-à-Gobet.
J'enchaîne cinq périodes. J'aborde tout d'abord la question de la situation du monde avant 1914, en un petit quart d'heure, un peu vite j'en conviens, mais il suffit finalement de prendre acte de la volonté de puissance des états aujourd'hui pour comprendre les tensions d'avant-guerre. Ou l'inverse, il suffit de considérer les tensions d'avant-guerre pour comprendre qu'on n'en a pas fini aujourd'hui avec la question des hégémonies.
Une équipe de la classe 6 présente aux petits de la classe 11 le site qu'il vont nourrir tout au long des trois ans qui viennent, avec les modifications que les anciens ont souhaitées, et notamment la création de deux nouvelles rubriques : Découvertes et Débats. Je prépare ensuite la maquette avec le groupe de liaison. L'affaire part sur de bons rails, d'autant plus que les élèves ne souhaitent plus que j'évalue leurs contributions à la fin de l'année. Ça fait une dizaine d'années que j'en rêvais.
Raul m'aide après midi à loguer le site à un service Web qui propose gratuitement de nous décharger de la gestion des commentaires.
Retour au Riau, Elsa et Louise font du vélo, Arthur et Lili sont à Servion. Je termine la seconde des Rêveries d'où j'extrais ceci :

Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est lepicris hieracioïdes de la famille des composées, et l’autre lebuplevrum falcatum de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m’amusa très longtemps et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir lecerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que j’avais sur moi et placé dans mon herbier.
Enfin après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l’aspect et l’énumération qui m’était familière me donnaient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver.


On se retrouve tous, ceux de Servion et les nôtres dans le jardin. Après quoi j'imaginai le récit suivant.

Je remontai après le goûter le chemin à double ornière jusqu'à la Mussily pour gagner par les bois l'ancien réservoir et de là, empruntant l'allée sauvage de feuillus, je me dirigeai vers la Moille-au-Blanc. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils. Je m’amusai à identifier les villages avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les changements de perpectives auxquels nous obligent les promenades. Je crus repérer deux villages lointains, si lointains qu'on ne les voyait habituellement pas de la lisère du bois Vuacoz, mais que j'avais traversés autrefois et qui apparaissaient comme par miracle dans l'éclaircie d'une clairière. Cette apparition me réjouit et m’amusa très longtemps si bien que, après avoir parcouru en détail l'horizon qui se découvrait devant moi, je quittai les lieux, sans en avoir tout à fait conscience, et tentai tout en marchant de reconstituer de mémoire le paysage que j'avais eu sous les yeux, je listai les noms de chacun des villages que j'avais aperçus, puis les noms des essences que j'apercevais dans l'ombre, les dernières fleurs de l'été.
Lorque je me retrouvai à deux pas de l'ancien réservoir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils.


Rentre alors pour écrire ce qui précède, lis le Pierre Ménard, auteur de Quichotte, puis la troisième, la quatrième et la cinquième des Rêveries d'un promeneur solitaire.

Jean Prod’hom



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Pezzolato PTH 1400/900

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Prépare des sandwiches pour Arthur avant de le déposer à l'arrêt de bus de Corcelles sur la route de Berne, et puis dans la foulée les filles au Torel. Madame A. est en pleurs, les bois de pins et d'eucalyptus entourant la maison de ses parents et de ses frères ont brûlé hier à Lordosa au Portugal, les savoir sains et saufs la console, mais il faudra, comme il y a 22 ans, tout recommencer.
De l'intérieur de la maison c'est un grondement sourd de fond de cale ; du refuge de Ropraz un tohu-bohu de chantier naval ; tout près plus difficile à dire, trop de bruit. Mais j'ai vu la bête, rouge, fumante, une broyeuse déchiqueteuse fabriquée à Envie au sud de Turin et montée sur un camion, un modèle fabriqué par la société Pezzolato pour la Coopérative suisse Sodefor qui exigeait, dit la publicité, une productivité très élevée, sans renoncer à la qualité des plaquettes. Le chargeur hydraulique, équipé d'une commande mobile, introduit des brassées de troncs jusqu'à 80 centimètres de diamètre qu'avalent trois rouleaux dentés. Le système d'expulsion ressemble à celui des becs cueilleurs de maïs. Un seul homme est aux commandes de la PTH 1400 mm (diamètre) / 900 mm (largeur), capable de réduire en plaquettes plus de 300 mètres cubes à l'heure. Oscar reste à bonne distance.
Plus loin le corps se déplie, le dedans et le dehors se cherchent, croisent leur trame avant de s'équilibrer l'un dans l'autre. Pas de quoi appeler du nom d'âme ce qui vient de l'intérieur, rien ne s'élance, mais quelque chose de poreux s'extrait des geôles du corps, laisse la porte ouverte. Entre veille et sommeil sur les chemins du bois Vuacoz, sans affection, un ténu sentiment d'exister, loin de la raison bruyante et des arguments sans pitié qui cadenassent à l'intérieur de nos frêles embarcations les corps légers des sensations. La pensée se défait, ce qui dure au fondement de ce qui ne dure pas monte à la surface, pas de raison que ça s'arrête, qui veut s'y adonner le peut, quelque chose ondule, ce que nous croyions enfouis dedans se noue dans les bords du dehors, le coeur bat à peine, feuilles mortes et rameaux, coule au delta des circonstances.
M'arrache pour me rendre à Montpreveyres acheter de quoi faire des hot-dogs, accueille à midi les filles qui sourient. On mange. Et puis c'est à nouveau l'école.
Lis après le repas la première des Rêveries du promeneur solitaire dont j'extrais ceci :
Sentant enfin tous mes efforts inutiles et me tourmentant à pure perte j’ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité. J’ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu’elle me procure et qui ne pouvait s’allier avec le travail continuel d’une résistance aussi pénible qu’infructueuse.
Et puis ceci :
Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain.
Entame la seconde lorsque j'entends la voix des filles, on grignote des biscuits. Je reste auprès d'elles pendant qu'elles font leurs devoirs. Vais cueillir le mousse à la sortie du bus. C'est le carrousel qui a repris depuis une semaine, Sandra conduit Arthur au trial, on mange à la véranda, Louise fait de la guitare, je descends à Ropraz, et ainsi de suite jusqu'à la nuit.

Jean Prod’hom


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La bruyère a fait ses provisions pour l'hiver

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A l'autre bout du monde, un artiste oublieux des lieux communs fait l'original, il voudrait que je lui livre de quoi alimenter l'appétit des fauves aveugles en disséquant mon coeur, il porte au cou un chapelet d'anciennes formules, se gargarise de bons vieux mots pieux gonflés de suffisance qui roulent, roulent, roulent comme des petits pois.

Les panneaux de coffrage du premier mur porteur ont été retirés. Les deux murs perpendiculaires seront coulés demain ou après-demain. Les rouleaux compresseurs dament tout près l'étroit passage qui sépare l'ancien du nouveau bâtiment. Je dresse avec les élèves de la classe 9 d'autres panneaux, ceux qui présentent l'histoire de la Mine des Roches de 1842 à aujourd'hui.

Ce n'est pas difficile d'écrire, mais c'est difficile d'écrire un livre, écrit Régis Jauffret sur Twitter. Oui ! mais à quoi bon s'il n'est pas nécessaire.

Promenade avec Arthur et Oscar. On a bien cru qu'il avait neigé près du vieux réservoir, c'est Daniel qui a déroulé des mètres-carrés de bidime sur lesquels seront entreposés des mètres-cubes de bois broyés.

La bruyère a fait ses provisions pour l'hiver, la chair des pruneaux, le vent du nord, le soleil gorgé de miel ont creusé dans le jardin un immense berceau. La mort peut attendre.

Jean Prod’hom


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Pour le soleil notre grand frère

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L'épisode de fin d'automne commencé hier s'interrompt cet après-midi et le soleil revient. Croque un pruneau. Les enfants reprennent les habitude d'avant les vacances, réveil tardif, préparation du déjeuner, une heure de travail et désoeuvrement. J'aide Louise à préparer une dictée, Sandra aide Lili à identifier les déterminants, Arthur rédige seul son premier rapport de physique. Je regarde ensuite les images que Jean Malaurie a rapportées de l'Arctique en 1969, des images d'hommes, de femmes et d'enfants bataillant avec les forces de la nature pour préserver collectivement ce qui fait tenir debout le monde. On entend le battement du coeur de la terre, le coeur des Inuit  – dont l'espérance de vie ne dépassait pas 22 ans pour les femmes et 25 pour les hommes –, le coeur des renards et des ours, le coeur des morses.
John Franklin (1786-1847) à la recherche d'une mer polaire ouverte, Adolf Erik Nordenskjöld (1832-1901) qui initie la route maritime du nord sibérien, Roald Amundsen (1872-1928) qui ouvre finalement le passage du nord-ouest canadien en 1905, Robert Edwin Peary (1856-1920) qui apporte les preuves de l'insularité du Groenland, Frederick Albert Cook (1865-1940) bataillant pour atteindre le premier le pôle nord géographique, Knud Rasmussen (1879-1933), de sang inuit, l'Ecossais John Ross (1777-1856) et tant d'autres explorateurs qui ont précédé de peu les compagnies pétrolières ont ouvert la voie à l'exploitation. L'engagement de Jean Malaurie, ses avertissements n'ont pas suffi, reste l'instruction, il cite Condorcert :
Deux classes ont presque partout exercé sur le peuple un empire dont l'instruction seule peut le préserver, ce sont les gens de loi et les prêtres ; les uns s'emparent de sa conscience, les autres de ses affaires. Mais y croit-il vraiment ?
Et le sens caché de cette saga millénaire, inouïe, effrayante même, en Sibérie, au Canada, au Groenland, en Alaska disparaît sous les déchets qu'engendre la course aveugle au progrès.
Nous nous éloignons toujours plus de la terre. En 1951 déjà, l'armée américaine implante au Groenland, à Thulé, en pleine guerre froide, une gigantesque base militaire. Ils déplacent ses habitants, brûlent leurs igloos. En 1968, un bombardier de U.S. Air Force s'écrase tout près de là avec 4 bombes H, l'une se trouve encore au fond de l'océan.
Jean Malaurie se plaît aujourd'hui à joindre sa voix à celle du poverello et son Cantique des créatures, pour le Soleil notre grand frère, pour notre sœur la Lune et pour les Etoiles, pour notre frère le Vent, et pour l'air et pour les nuages, pour le ciel paisible et pour tous les temps, pour notre sœur l'Eau, pour notre frère le Feu, pour notre mère la Terre, les fruits et les herbes, et les fleurs de toutes les couleurs, pour notre sœur la Mort que personne ne peut éviter. Mais cette prière suffira-t-elle à ne pas faire de nous des zombies ?
Pendant ce temps Sandra a nettoyé le poulailler et promené Oscar, elle a fait quelques lessives. On équeute ensemble des haricots dans le jardin.
C'est dans la nuit qu'on fera notre dernière escapade, la lune s'est levée sur la chaîne des Vanils.

Jean Prod’hom


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Nos jours parfois bissextils

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Sandra, Louise et Arthur sont descendus en ville ce matin, chez Hug musique et Boullard à Morges, pour une Ibanez, une Gipson, une Godin ou une Gretsch électrique. Lili et moi partons avec deux parapluies. Le rêve nous attend à l'orée du bois. Ils sont deux à la Moille au Blanc, un jeune homme avec une fleur à la boutonnière, et la rose qu'il épouse.
Valérie, François et leurs enfants viennent manger à la maison. On discute de tout, de nos déchets et de littérature. J'en sors avec le sentiment d'appartenir définitivement à la congrégation des idiots et l'impression que le développement durable c'est bien, mais que c'est quand même long.
La journée aura été courte, j'en avais besoin. Il en va de nos jours comme de nos ans, parfois bissextils. Pour le reste rien, ou la nuit.

Jean Prod’hom


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Les becs cueilleurs de maïs

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Il fait encore nuit lorsque je tire Oscar de son panier, il retrouve son enthousiasme au-dessus de la Mussily, court comme un dératé. Les becs cueilleurs de maïs ont fait leurs premiers passages sous la Moille-au-Blanc, il pleuvigne. Près du ruisseau les silhouettes des chevaux de Mylène et des veaux de Jean-Paul inquiètent.
Au Mont, les tractopelles comblent le fossé qui sépare les fondations du second ouvrage des palplanches, qui seront retirées au cours de la semaine prochaine. Des ouvriers ont fixé les panneaux de coffrage de quelques-uns des murs porteurs du rez-de-chaussée, ils y coulent du béton.
Je fixe de mon côté quelques principes avec les nouveaux élèves de la classe 11 qui ont démarré leur journal quotidien. Ils devraient y retrouver, lorsqu'on se quittera en 2015, 1665 des innombrables événements, choses, petites choses, grandes choses, avec lesquelles ils auront eu à faire. Ils ont aujourd'hui pour consigne d'aller en chercher trois dans leur mémoire, de la veille, les trois qu'ils souhaitent, mais en n'utilisant pour les fixer aucun des pronoms de conjugaison.
Je poursuis avec les élèves de la classe 6 la présentation des institutions fédérales suisses et la place de l'initiative populaire dans la vie politique de notre pays, son acceptation tant par la majorité du peuple que par la majorité des cantons. Ils comprennent, je crois, l'importance du système bicaméral dans un état comme le nôtre, fortement décentralisé, constitué lui-même d'états, petits et grands, aux pouvoirs étendus. Il s'agit de comprendre aussi que chacune des dispositions constitutionnelles se veut un compromis équilibré entre la nécessité de disposer d'exigences minimales au niveau fédéral et le respect des compétences et de l'indépendance cantonales. C'est ici seulement que le bicamérisme trouve son sens. A quoi bon deux chambres dans un état aussi centralisé que la France ?
C'est en lisant Fred Vargas – Un peu plus loin sur la route – avec les élèves de la 9 que je prends conscience que ma vie oscille entre deux conceptions : une partie de go que je serais en train de jouer en posant sur le damier des pions dont je ne connaîtrais pas les effets à long terme, une partie de go terminée depuis longtemps déjà dont j'essaierais de comprendre la genèse. Je lis la vie que j'écris, j'écris la vie que je lis.
Remonte au Riau, photographie les tessons trouvés hier entre Pully et Lausanne. Plus de café, pas de pain et gros mal de tête, je descends à la Migros d'Epalinges. En profite pour faire un saut au cimetière et photographier les arrosoirs. Cherche la tombe de ma grand-maman maternelle, Hortense Rossier née Troillet, morte en 1966. Elle n'existe plus, la concession n'a pas été renouvelée. Je retrouve par contre celle de son mari mort en 1975. Les voici donc séparés une seconde fois, jusqu'au non-renouvellement de la concession de Louis Rossier, ils se retrouveront alors nulle part, s'il y a de la place, ou au ciel s'il le concède. Je vérifie encore que les tombes de papa et de maman sont bien là et je crois reconnaître sur les stèles de granite, dans l'écriture industrielle de leur prénom et de leur nom, de leurs dates de naissance et de mort, leur propre écriture. J'ai l'impression alors que leur vie demeure tout entière dans ces épitaphes. Et les tombes des inconnus qui les séparent l'un de l'autre donnent la dimension secrète à la fois de leur vie individuelle et de leur amour.
Michel et Lucette mangent ce soir à la maison, on se couche tard.

Jean Prod’hom


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Pierre nous a lâchés

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Il n'y a de place dans nos discours que pour les absents. Les orateurs de cet après-midi le savent d'autant plus que Pierre est mort. Quand ? Nul ne le sait, car personne n'est là lorsqu'il le faut, le réel prend tôt ou tard l'allure d'une parabole, Pierre est mort seul.
Les deux premiers orateurs ont donc parlé de l'absent, mais à côté comme d'habitude On écoute Pink Floyd et ça rappelle de bons souvenirs. Le troisième, c'est le pasteur, pas un mot sur Pierre, il ne l'a pas connu, alors il saisit l'occasion pour faire un peu de théologie, une théologie agressive, personne ne s'y attendait. Il lit des extraits de l'évangile de Marc où il est question de Pierre, c'était cousu de fil blanc.
Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux; ses vêtements devinrent resplendissants, et d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi. Élie et Moïse leur apparurent, s'entretenant avec Jésus. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Car il ne savait que dire, l'effroi les ayant saisis. Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le! Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux. (Marc 9, 2-8)
Par un tour de passe-passe dont je ne repère pas toutes les finesses, l'homme de couleur habillé de blanc transfigure notre Pierre en son Pierre. Personne n'y croit vraiment mais il s'obstine, avant de lâcher un peu de lest en citant un agnostique catholique, Umberto Eco. Trop tard.
On est invité à passer entre le cercueil et la famille. Difficile de rendre les honneurs aux vivants et de dire adieu au mort en même temps. Je jette un coup d'oeil à la photo de Pierre jouant de la guitare, hilare, posée sur le cercueil. Je ne parviens pas à imaginer la chose qui est dans la boîte noire, je regarde alors la photographie du gaillard qui n'en finit pas de rire depuis le début de la cérémonie et je ris moi aussi.
L'employé des pompes funèbres arrête la circulation sur l'avenue C. F. Ramuz et le corbillard s'en va, phares allumés, au crématoire de Montoie. On reste sur le pas de la porte de l'église de Chamblandes comme des cons, avec le sentiment que Pierre nous a un peu lâchés et qu'il a pris d'un coup une sérieuse avance. Pour certains d'entre nous la route est peut-être encore longue, on se retrouve donc, pour patienter et prendre un peu de force, au Restaurant du Port de Pully.
Le lac est proche mais les tessons sont rares. J'en trouve quelques-uns en mauvais état.
Dans le parc de la propriété Verte Rive où Guisan est mort en 1960, Vincent Desmeules expose une dizaine de sculptures, fers fins hagards, herbes de rouilles rongées, feux éteints figés, ruines ravalées, petits enfers perdus dans la verdure. A chaque fois la même question, comment faire tourner autour d'un objet un espace sans bord ? N'est-ce pas aussi inconcevable qu'écouter la radio au milieu de l'océan ?
M'arrête en remontant devant la forge de Ropraz où Vincent Desmeules réalise ses travaux, fais quelques photos avant de descendre au Mélèze. Arthur monte dans la voiture, la nuit tombe, les filles sont au lit.

Jean Prod’hom



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Pierre est mort

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Des nuages mélangés à de la colle de poisson s'échappent des doigts du ciel et se mêlent aux abats d'une bête sans nom. Et si le soleil ne revenait pas ? Je pars avant tout le monde, il pleuvigne.
Tandis que les hirondelles volent bas, se regroupent, s'agitent, des brouillards sournois finissent leur course, pour la première fois cette année, à Sainte-Catherine, dans les prés de Bressonne et à Mauvernay. On annonce des chutes de neige à moins de 2000 mètres en fin de semaine.
Durant les jours ouvrables, la route qui me conduit à la mine me nourrit, je me goinfre avant de m'activer pour autrui, sans lever la tête sur autre chose que ce qu'on ne cesse de placer sur ma route depuis que je suis né.
Sitôt arrivé au Riau, je me rends compte que j'ai oublié mon portable et ramassé par inadvertance les clés de Murielle. Ne me reste qu'à faire un aller et un retour que je prolonge jusqu'à Lucens pour déposer le vélo d'Arthur dont les freins à disque ne répondent pas comme il le voudrait. Je pense à Pierre, à Blaise, à tous ceux que je ne vois plus et avec lesquels j'ai fait les 400 coups.
Pierre est mort, l'avis qui tient lieu de faire-part a été publié dans le journal local par sa mère et son père, auxquels s'est joint le psychiatre qui l'a accompagné une bonne partie de sa vie. Pierre est mort à son domicile, il avait 58 ans. On se retrouvera demain à Pully.
Je lis au bas de l'avis de décès ceci, en italique : On ne combat jamais le Mal de manière directe ou indirecte, mais on fait des progrès dans le bien. Je crois comprendre le sens de ces mots. Mais qui parle ? Et à qui ? Pierre est-il mort pour moi ?

Jean Prod’hom


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Une douzaine d'hirondelles sont alignées

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Le petit matin a découpé les chaînes des Vanils et des Muverans au cutter, sans accroc, en suivant un modèle bien connu au Riau.
J'accompagne les enfants à mon tour, il est 7 heures 30 lorsqu'Arthur monte dans le TL pour Moudon, 7 heures 40 quand les petites prennent le bus scolaire vers chez les Burdet. Je remonte au Riau et emmène Oscar pour une grande boucle, par le refuge de Ropraz, le chemin aux copeaux, la Moille au Blanc où je rencontre au volant d'un tracteur un jeune homme. C'est B. qui est de retour après deux années d'apprentissage dans la campagne fribourgeoise puis bernoise, longues années loin d'ici, dit-il, content de retrouver ses amis. Ça fait désormais deux bras supplémentaires sur le domaine, qu'il dit lorsqu'on se quitte. L'esprit des lieux attendait son retour, ça se voit, pour se poser, sitôt rentré, sur ses épaules, dans ses yeux et le long de son sourire.
Une douzaine d'hirondelles alignées sur un fil font leur toilette, remuées par des mouvements dont elles sont avec leurs voisines à la fois les causes et les conséquences, ode à l'équilibre précaire. S'envolent toutes soudain avant de revenir à plus de vingt, elles reprennent leur pas de deux, étrange ballet sur la corde raide, bientôt quarante avant de disparaître comme un nuage d'étourneaux. Le voyage pour l'Afrique est pourtant encore loin.
J'entends les filles un peu avant midi, elles ont faim. La pause est courte puisqu'elles redescendent à pied jusqu'à l'arrêt de bus, c'est la première fois.
Autre rencontre cette après-midi, celle de François Bon et Jean-Christophe Bailly, ils évoquent avec la voix qui est la leur la persistance de ce qui n'aura jamais été tout à fait, qui non seulement ne disparaît pas de nos paysages mais nourrit encore par après, sans jamais finir, l'énigme qui fait tenir ensemble le tout avec le tout, et nous avec, où qu'on soit. C'est ainsi que se fabrique l'histoire, je crois, l'autre histoire.
L'éphémère laissé pour mort engendre sans compter des rejetons qu'il convient tout à la fois de ramasser et de déposer à l'avant du chemin pour attester d'une voie auprès de ceux qui viennent en second, comme des premiers de cordée, mais aussi pour leur signifier qu'il est encore temps de donner ses lettres à ce qui serait sans cela demeuré dans l'insignifiance.
Des étourneaux font un conciliabule sur l'épicéa de chez Maurice avant de disparaître eux aussi comme un nuage d'hirondelles. Lis avec peine le Plan d'études romand, mes yeux se ferment, je n'y puis rien, trop c'est trop. Rien de bien nouveau dans le fond, mais l'ambition démesurée de vouloir tout dire.
Les filles rentrent et mangent une glace avant de faire leurs devoirs. Elles descendent ensuite au bas du hameau rejoindre une amie. Vais chercher Arthur à l'arrêt TL, content de sa journée, mais avec un chagrin que Sandra devinera lorsqu'elle rentrera, il mange quelques biscuits, écrit un texte pour son blogue qu'il a laissé de côté tout l'été. Les entraînements de trial reprennent à 18 heures, il y va peu décidé mais y va. Je reste seul avec les filles qui ont renoncé à chercher un terrain d'entente et se chamaillent. On mange quand même, vais chercher Arthur à Ropraz, Sandra rentre de Vufflens où elle a participé ce soir au deuxième des quatre cours obligatoires de dressage à Vufflens.
C'était mon deuxième jour au fond de la mine, pas besoin d'imaginer la suite, je la connais, le soleil va se faire rare, il ne faudra pas rater ses rendez-vous.

Jean Prod’hom


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N'aurai aujourd'hui eu à me mettre sous la dent

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N'aurai aujourd'hui eu à me mettre sous la dent qu'un peu de fierté, celle de m'être levé à 4 heures du mat', comme à 16 ans, sans que mes paupières ne me le reprochent à 10 heures ou que mon humeur ne me le fasse payer à midi.
Retiendrai au détour des Croisettes que les bâtiments scolaires ne sont pas les seuls exemplaires de l'architecture bunker. Me souviendrai en outre des trois vieilles jouant aux cartes sur la terrasse de l'Université à Dorigny, sous un parasol. Pour le reste aurai passé par-dessus cette journée comme sur un dos d'âne, sans jamais avoir eu la présence d'esprit de poser un pied sur la lune, ni mon regard sur rien. Tout cela fait bien peu, je le concède.
J'aurai aperçu pourtant quelques embruns, de loin : des sourires auxquels je ne m'attendais pas, des visages reposés, de l'énergie à revendre.
Et j'ai appris que le Ienisseï est un fleuve de Sibérie – que Khadija a traduit avec bonheur par l'expression  : Je ne sais pas.
Arthur, Louise et Lili sont revenus enchantés de l'école, c'était jour de rentrée, on sait nager une fois pour tout, n'est-ce pas ? Mais c'est une journée qui aura passé comme une parabole, sans moi.

Jean Prod’hom


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Dans un transat au soleil

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Dans un transat au soleil, lecture ce matin des dernières nouvelles du Harem en péril de Rafik Ben Salah, qui dit dans un entretien avec je ne sais plus qui, que sa rencontre avec les textes de Ramuz avait été importante, en ce sens que celui-ci lui avait donné le courage nécessaire pour inventer une langue, sa propre langue. Cette présence de Ramuz, on la perçoit dans ce recueil publié à L'Âge d'homme, dans l'avant-dernière nouvelle par exemple, intitulée Le taxi ou l'agneau :
Quant aux filles, elles disaient : ouah ! Tu verras, esquissant le geste par quoi on dit l'opulence, et qui consiste à brasser l'air du bras, allant du bas du corps vers le sommet de la tête, poussant le geste latéralement, aussi loin que possible, la main ouverte, les doigts écartés ; tu verras, ma soeur, tu verras !
Lis la quatrième de couverture de L'Invasion des criquets de terre avant de retourner auprès des miens. On part dans les bois, les enfants sur leur vélo par le refuge de Ropraz jusqu'au village. On entend de loin les vrombissements des motos de la course de côte. Lorsque nous arrivons la manifestation s'achève.
Lili, Oscar et Sandra remontent immédiatement par la Moille Cucuz, je reste avec Arthur et Louise pour assister à la parade finale. Je n'y trouve guère d'intérêt, les enfants non plus. On remonte donc, je ne me presse pas, le mousse et Louise ont pris les devants.
Les températures ont chuté, les pluies ont nettoyé les poussières laissées par l'incendie des jours passés, le soleil a fait son retour, quelques gros nuages jouent à saute-mouton avec les licornes qu'ils dessinent dans le ciel. La conjugaison de ces phénomènes conduit à un abaissement sérieux du niveau du ciel sans qu'on craigne toutefois qu'il nous tombe sur la tête et, tandis qu'il s'évase, on se demande bien pourquoi il nous faut retourner à la mine demain matin.

Jean Prod’hom


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Ramasse les sardines

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Ramasse les sardines que les enfants ont laissé traîner autour des deux tentes qui se dressent dans le jardin depuis quelques jours et qu'il est temps de remettre dans les soutes. Humides, je les étends au soleil qui revient.
Sandra et les enfants sont descendus au marché. Pars une grosse heure dans les bois avec dans la poche des nouvelles écrites par Rafik Ben Salah. Lis assis sur une souche Présomption, la sixième de ce recueil intitulé Le Harem en péril – j'en ai lu cinq hier. Des histoires dont la substance semble tirée d'une rubrique de faits divers d'un journal local d'Afrique du Nord, mais que le narrateur déplie, faisant voir les paralysies qui en sont l'origine et les traditions avec lesquelles le désir doit traiter pour rester un instant en vie, avant d'être précipité dans l'une ou l'autre des grandes tragédies.
C'est la langue de ces nouvelles qui emballe, à la fois la substance ténue et le lecteur. Une langue polymorphe, qui fait entendre des langues de toutes provenances qu'un flux incessant de trouvailles lient les unes aux autres, une langue en déséquilibre qui s'invente à chaque pas, euphorique ici, déceptive là, une langue qui se moque des genres et des styles – qui fait feu de tout bois et qui se reconnaît en cela –, une langue dans laquelle le réel n'a pas le dernier mot, une langue légère saturée d'échos, de couleurs, d'accents. Les accents de la Montage aux deux Cornes, ceux des banlieues, des mégapoles, la langue des baroudeurs, une syntaxe par moments vieille France, des petits bonheurs lexicaux, une rhétorique joyeuse, des cascades à la Cendrars, des leurres.
C'est de la littérature comme on dit, celle qui traduit dans la langue écrite les grands récits que les analphabètes racontent pour donner à entendre ce qu'on n'entendrait pas, les vies minuscules qui veulent elles aussi leur part de tragédie, la vie des pauvres qui préfèrent mourir plutôt que d'être humiliés.
Plie au retour les deux tentes, – un peu de l'été se glisse dans les plis –, je les réduis au garage, les hirondelles rôdent bas. Sandra va faire un tour avec Oscar et Louise sur son vélo, je réunis les listes des élèves que j'accueillerai lundi pour la première fois et ceux que j'ai quittés en juillet. Décide des premières activités de l'année sans y croire encore vraiment.
C'est curieux comme à la fin d'août le soir tombe bien avant la nuit, il faudra attendre encore un peu pour qu'elle nous enveloppe. Je regarde le film que Basile Sallustio à consacré en 1981 aux Mentawai sur lequel j'ai mis la main hier. Un film VHS SECAM, un format qui a mal vieilli. Qu'une bibliothèque universitaire n'ait pas obtenu une version numérique ou le droit de numériser ce type de film avant sa mise hors d'état étonne. Un film extraordinaire pourtant. On descend tous les cinq au village écouter Repris de justesse sous la cantine de Corcelles. A moi demain les dernières nouvelles du Harem en péril de Rafik Ben Salah !

Jean Prod’hom


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C'est cher payé

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Les principes sur lesquels reposent notre système scolaire engendrent aujourd'hui plus de problèmes qu'ils n'en résolvent, des complications idiotes qui l'affaiblissent chaque jour davantage. On s'en défend en invoquant la nécessité interne, les obligations externes. la tradition. Or il ne s'agit que d'une impuissance conjuguée à un manque de courage, j'en suis.
Les forces déployées sans compter par les enseignants trouvent leur foyer dans une fidélité aveugle au principe d'égalité sous toutes ses formes et dans une obéissance forcenée en l'impératif de justice. Plutôt que de prendre la chose par l'autre bout, on plâtre et replâtre une affaire qui se lézarde, les mailles du grillage se multiplient, on diminue le diamètre des fils qui lâchent à la moindre pression sans qu'on ne rêve jamais plus à l'école buissonnière, mais au contraire à la circonscription de nouveaux quartiers surveillés d'une prison équipotente à l'espace lui-même, dans lesquels on aurait le choix de se soumettre tout entier ou n'être rien.
J'ai vécu ce matin la première conférence des maîtres de l'année scolaire. J'aime ce moment où sont annoncées les formules qu'on entendra désormais, ainsi l'expression temps de répondance qui remplacera bientôt le mot de délais. Il y a toujours aussi quelques acronymes tout frais qui dissimulent dans le sourire qu'ils provoquent la visée des nouvelles institutions qu'ils désignent, celle de parasiter et d'étouffer, comptabiliser et contrôler l'aide dispensée autrefois librement.
Une révolution est annoncée ce matin, les élèves n'auront plus l'obligation de chausser des pantoufles dans l'établissement. Il était temps. Mais il eût fallu aller plus loin encore et leur imposer le port des bottes pour qu'ils n'hésitent pas à brasser la boue dans laquelle traînent les pépites de la connaissance.
Remonte à midi au Riau promener Oscar, mais ne trouve pas la clé que Louise et Lili auraient dû laisser sur une poutre lorsque Michel est venu les chercher après notre départ. Je crochète donc la porte de la véranda, avec succès, fier d'ajouter à ma carte de visite le titre de monte-en-l'air. Oscar lui n'en mène pas large, il vomit au détour du refuge de Ropraz les champignons auxquels il a imprudemment goûté. Il avance au pas avant de se remettre à trotter sans trop s'éloigner. L'automne n'est pas loin non plus, des feuilles isolées jaunissent, celles des trembles, rouges même quelques feuilles de merisier, les plantins et les orties colonisent les bords de chemin. Mais les pluies de ces deux derniers jours ont donné de la vigueur aux prairies dans lesquelles les vaches font un festin sonore.
Redescends au Mont pour une demi-heure, une rencontre était prévue avec quelques collègues qui enseignent le français, on prend la décision de se voir bientôt, c'est déjà quelque chose. Fanny m'aide à contacter Dorigny, c'en est une autre, le film sur les Mentawai est à ma disposition à la BCU.
Il me faudra une grosse heure pour arriver à la Cure où je fais une halte comme je me l'étais promis, fais quelques photos. Le douanier à qui je m'adresse regarde passer les véhicules, il a l'oeil triste, vous savez, c'était un village qui possédait trois bars, plusieurs hôtels, tout ça n'est qu'un souvenir, nous étions à l'ouvrage, les grosses prises ici c'est terminé, à tel point que l'hôtel à côté du poste-frontière est devenu un centre de détention pour les demandeurs d'asile, des Tamouls partout, après plus rien.
Arthur est très content de sa semaine, des moniteurs et des camarades. Ils se sont échangé leurs adresses et comptent bien se revoir l'année prochaine. Ils sont allés grimper au Pont, à la Dôle, à Saint-Cergue, Arthur est monté en tête, a appris mille et une choses auxquelles je ne comprends pas grand chose.
On s'arrête à Dorigny au retour, j'embarque la cassette VHS contenant le documentaire sur les hommes-fleurs d'Indonésie, les Mentawai. Je ne pourrai en disposer que quatre jours, huit si je fais une prolongation. Quoi qu'il en soit, je vais devoir le ramener sur place, c'est cher payé. A quand une mise à disposition de ces documents sur le Web ?
Jeremy apporte en fin d'après-midi l'ancien piano électrique dont il se servait avec Repris de justesse, on le place dans la chambre de Lili.
La nuit est tombée. Sandra prépare ses cours de physique, Arthur regarde un James Bond, les filles se sont endormies.

Jean Prod’hom


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Presque toujours à la fin de son dîner

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Le DVD ramené hier du Mont est désespérément vide, alors je descends au collège et glisse la galette dans tout ce que l'école compte de lecteurs, sans succès. Remonte au Riau, essaie à nouveaux frais sans vraiment y croire, à deux doigts même de prier. Cherche sur Internet si je ne trouve pas une version en ligne de ce documentaire. Envoie un mail à l'ancienne élève qui en avait fait une copie, il y a deux ans, pour sa soeur qui réalisait un travail sur les Mentawai. Téléphone à ses parents qui ne répondent pas, atteins enfin sa soeur qui dispose d'un natel. Elle en gardé une copie.
Je redescends donc au Mont, près de la Valeyres. Ils sont tous là, l'ancienne élève, sa soeur et ses parents qui m'offrent gentiment un café. S'ils ne m'ont pas répondu c'est parce qu'ils ont une panne d'électricité dans la maison. Ils reviennent de la Floride qui les a enchantés, mon anti-américanisme hoche à contre-coeur du bonnet. On essaye par précaution le DVD de sauvegarde, rien, le père et la fille fouillent dans leur disque dur, rien non plus, me voilà Gros-Jean comme devant. Entre temps l'électricien a réglé le problème du triphasé, ils sont soulagés, moi pas. Je rentre, résigné à mettre en route un plan B : L'Enfant sauvage de Truffaut. Me risque pourtant à envoyer un mail à la bibliothécaire de l'Institut d'ethnologie et Musée d'ethnographie de Neuchâtel. On ne sait jamais.
En attendant, c'est avec Lili que je revois L'Enfant sauvage, elle rit aux désobéissances de Victor, le sauvage de l'Aveyron, j'ai la gorge serrée en écoutant Truffaut lire les notes du Docteur Itard sur l'andante du Concerto pour Flautino en do majeur d'Antonio Vivaldi. Grand film, journal encore, journal des ombres à l'époque des Lumières, de la nuit que la raison n'éclaire pas toute, accompagné par l'amère conscience chez Itard comme chez Tuffaut, que le mieux est l'ami d'un mal que traîne l'homme depuis qu'il est homme, la vie est impossible.
Comment t'appelles-tu ? Aurélien, Hector, Oscar ? Victor se tait et pleure, c'est ce qu'il nous reste à force de nous éloigner des commencements. Et puis à nouveau l'éclaircie, la voix de Truffaut et le Flautino de Vivaldi, sans éclat, sans pathos, andante.

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Presque toujours à la fin de son dîner, alors même qu'il n'est plus pressé par la soif, on le voit avec l'air d'un gourmet qui apprête son verre pour une liqueur exquise, remplir le sien d'eau pure, la prendre par gorgée et l'avaler goutte à goutte. Mais ce qui ajoute beaucoup d'intérêt à cette scène, c'est le lieu où elle se passe. C'est près de la fenêtre, debout, les yeux tournés vers la campagne, que vient se placer notre buveur comme si dans ce moment de délectation cet enfant de la nature cherchait à réunir les deux uniques biens qui aient survécu à la perte de sa liberté, la boisson d'une eau limpide et la vue du soleil et de la campagne.
Image 7Image 7Mémoire et Rapport sur Victor de l’Aveyron, Jean Itard (1774-1838)

C'est à voir avec des enfants, un beau film sur le cinéma des années 70, une belle réflexion sur les Lumières, une méditation continue sur le malheur qui donne la main à l'histoire.
Je reçois un mail de Neuchâtel m'avertissant que la bibliothèque de Dorigny détient le film sur les Mentawai que je cherche depuis avant-hier, ma journée est sauvée. Regarde autour de moi si je ne trouve pas, pour faire bon poids, une image, une image avec des bouts de bleu, du vert qui attendrait, ou du blanc et du noir, l'orage qui menace.
Arthur grimpe à la Dôle, Sandra et les filles sont montées au meeting d'Athletissima à la Pontaise, il y a Usain Bolt. Je resterai à la maison seul, irai promener Oscar, penserai un peu, mais pas trop, à Victor, aux malheurs de l'histoire et aux ruses de la raison qui, je le crains, ne convainquent plus guère personne.

Jean Prod’hom


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L'orage de cette nuit a fait sauter le couvercle

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L'orage de cette nuit a fait sauter le couvercle, soufflé les vapeurs et les cendres de l'immense incendie de ces derniers jours, on a passé à côté d'une catastrophe météorologique. Les rayons du soleil se glissent à nouveau dans les sous-bois, discrètement, par-dessous, entourent les arbres de lumières et d'ombres. Les verts des mousses et des épicéas se distinguent à nouveau des gris, des ocres et des roux des écorces, le ciel étend les bras plus haut, on peut respirer. Personne ne rêve pourtant, un nouvel épisode se prépare et je crains que les orages des jours prochains n'auront pas les mêmes égards pour nos petites affaires que celui de cette nuit.
Je bâille à la vue de ma répartition horaire de l'année qui vient, je mets donc de l'ordre dans mes affaires et de côté ce qui pourrait m'être utile, liste les activités-cadre que je vais proposer aux élèves, voilà qui m'apaise un peu.
Cherche le film sur les Mentawai par lequel je voudrais commencer avec les nouveaux de la 11. Il doit être en classe.
Je descends à l'école pour mettre la main dessus pendant que Sandra se rend à Payerne avec les filles. Belle surprise, la première des trois nouvelles constructions scolaires est sous toit, les peintres, les vitriers, les électriciens butinent à l'intérieur, tout sera vraisemblablement prêt cet automne. On distingue sur les façades le profil des Trois Danseuses de Degas, c'est techniquement assez réussi, mais le bunker ne s'est pas de ce fait mis à danser sur les pointes. Quant au deuxième bâtiment dont j'ai suivi les travaux depuis la salle 6 ces derniers mois, les sous-sols sont terminés, la chape du premier étage est coulée. ll fait une chaleur terrible dans l'arène et les ouvriers travaillent au ralenti.
J'apprivoise les nouvelles serrures et les nouvelles clés, il n'y a presque personne dans le bâtiment. Le film sur les Mentawai est bien là où je le pensais, le glisse dans un sac avec tout ce dont j'ai besoin pour parer au plus pressé avant d'aller discuter le coup avec Fanny et Murielle à la bibliothèque, on jette ensemble un dernier coup d'oeil dans le rétroviseur sur nos vacances.
Balade du soir avec Sandra et Oscar, la haute pression a gagné la partie, on passera à côté de l'orage ce soir, mais on ne perd rien pour attendre.

Jean Prod’hom


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Pas de taupe dans les pièges posés hier

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Pas de taupe dans les pièges posés hier, l'un d'eux pourtant s'est refermé, mais sur le vide. Je les retire après avoir vérifié les alentours, pas de nouvelles taupinières. Une heure dans les bois ensuite, Sandra, Oscar et moi, à la fraîche et d'un bon pas.

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Du monde sur l'autoroute, avec deux pistes à largeur réduite entre Montreux et Villeneuve à cause des travaux, je roule à quatre-vingt-dix en maintenant les distances avec les véhicules qui me précèdent, un oeil sur la consommation. Moins de cinq litres au cent, comme hier entre La Cure et Corcelles, je n'en suis pas mécontent.
Je laisse Sandra et Louise à l'entrée du Parc Aventure d'Aigle et continue avec Lili jusqu'à Bex, puis Lavey. La piscine est presque déserte. Je cherche, mais en vain, les chamois qui ont l'habitude, dit-on, de descendre dans la paroi sous Morcles. Regarde de l'autre côté, du côté du Luisin et des années de la Creusaz. Pour le reste je fais le poisson et plonge dix fois, vingt fois au fond de la piscine avec Lili sur le dos. Une vieille dame porte sur le sien le portrait tatoué de Che Guevara qui grimace à chacun de ses pas. Qui faut-il plaindre ?
On s'arrête au retour à Bex, on y trouve une boulangerie, des pains au sucre, des croissants aux amandes, un taillé aux greubons. Je cherche sans succès l'hôtel de Crochet dans lequel Nietzsche est descendu avec Paul Rée en 1876. Ils y ont séjourné pendant une quinzaine de jours, lune de miel de notre amitié, écrit Paul Rée, avant de se rendre à Gênes où les attend un bateau pour Naples. On fait un saut dans une pharmacie dans laquelle on achète des sparadraps, les nouvelles sandales ont salement entamé le gros orteil de Lili.
Il n'y a plus de couleurs au milieu de l'après-midi, le soleil les a passées au chalumeau, seuls les arrosoirs, les bossettes et les ruches résistent.
On reprend Sandra et Louise à la sortie du Parc Aventure. Je file à Servion ramasser Elsa et May qui viennent manger et passer la nuit au Riau, sous la seconde tente que Sandra a dressée en fin d'après-midi.
Silence dans les bois, un ou deux grillons alors que la nuit tombe, Oscar a la truffe en l'air mais il perd vite la boule, trop d'odeurs. On étouffe et on ne voit pas d'autres issue que l'orage. Sandra me montre en rentrant sur le ruban noir du bitume une boule encore plus noire, c'est l'un des deux petits hérissons qui vivent avec leur mère dans les hortensias.

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Une courte recherche sur Internet m'apprend qu'Amiel a séjourné à l'hôtel de Crochet en 1872, un hôtel à l'écart du centre de Bex, un hôtel qui n'existe plus. Les filles sont dans le jardin et n'en finissent pas de se raconter des histoires dans la nuit, des histoires pour dormir, dormir debout.
Le tonnerre avertit depuis très loin, il est 11 heures 30. Elles rentrent leur paillasse et leur couverture sur la pointe des pieds, avant les premières gouttes, elles s'organisent dans le salon, éteignent les lumières. C'est seulement alors que les éclairs font des Z dans la nuit et que le ciel se lâche, elles écoutent silencieuses le ramdam, heureuses d'avoir été aussi prudentes.

Jean Prod’hom


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Dépaysement à la Cure

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Comment ne pas songer au Dépaysement de Jean-Christophe Bailly en traversant La Cure, un petit village au-dessus de Saint-Cergue, un peu après le col de la Givrine en direction de Morez. Ce village-frontière a fait autrefois la fortune des passeurs et des hôteliers, mais il perd chaque jour davantage la vitalité que les douanes fixes lui avaient assurée. Depuis 2005, la majorité des Suisses (54,6 %) ont donné leur accord à l'adhésion de la Confédération helvétique à l’espace Schengen, devenue effective en 2008. La Cure ne s'en est pas remis, le village a commencé à se défaire, les volets se sont fermés, les hôteliers n'ont pas trouvé repreneurs, les rares habitants se cachent, les giratoires perdent la tête.

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J'y suis passé ce matin en conduisant Arthur au refuge Albert Bouveret, ancien chalet d'alpage appelé autrefois de la Pile-dessus. Arthur participe à un camp de grimpe dans la région de la Dôle. Il va passer une semaine dans ce gîte géré par la section du Club Alpin Français de Chalon-sur-Saône, une section fondée en 1875. Il retrouve deux participants de l'année passée auxquels il avait donné rendez-vous, et le courage qui lui manquait ce matin quand il a fallu partir. J'aurai toutes les peines du monde à lui dire au revoir. Chaleur de forge lorsque je redescends sur Nyon, du bleu a été ajouté à l'eau du Léman, qui déborde bien au-delà de ses rives, du pied au sommet des alpes de Savoie, jusqu'au ciel confondu.
Je décide au retour de poser deux pièges à l'extrémité de deux galeries qui aboutissent à une taupinière suspecte quand bien même elle n'est plus de la première fraîcheur.
Yves nous rejoint à 6 heures, on passe en revue, dehors, les changements qui ont eu lieu dans nos vies, l'état de nos forces, les années qui viennent, On raconte notre été : il a passé une partie du sien sur les glaciers – au-dessus de Meiringen, à Trient,... Une autre à Sainte-Maxime et Verbier. On s'inquiète de la manière dont nos enfants conjuguent l'insouciance des lendemains et l'attention au passé. On finit un peu tard et un peu ivres.

Jean Prod’hom


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L'homme est un omnivore bon à tout faire

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On m'aurait dit que je participerais un jour à l'organisation d'une course de motos, que je couperais cent cinquante ou deux cents tranches de pain qu'une autre, semblable à moi, tartinerait d'une pâte à sandwiche, qu'elle y ajouterait une tranche de jambon, que je reprendrais le tout pour le rouler dans une serviette en papier, je ne l'aurais cru alors qu'à moitié, je me croyais bon à tout autre chose.

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Et bien je le concède aujourd'hui, je suis non seulement capable de faire des sandwiches en série, en parlotant, mais j'y trouve du plaisir, un plaisir comparable peut-être à celui qu'éprouvaient jadis les paysannes de nos contrées écossant des petits pois ou cassant des noix à la veillée. L'homme est un omnivore bon à tout faire.
Je suis donc allé ce matin à Vulliens donner un coup de main au Trial des Vestiges. À midi les cloches se sont mises à sonner, je suis rentré. Pour ajouter un plaisir au plaisir, j'aurais aimé m'asseoir sur un banc d'église et me fondre avec tous ceux qui s'y refugient pour être au frais. Par ces temps de canicule, les églises redeviennent des édifices sacrés. Dites aux prêtres de laisser ouvertes les portes de leurs églises, été comme hiver, jour et nuit, et les fidèles reviendront !
C'est le branle-bas de combat au Riau. Je m'étais attaqué la semaine passée à la sous-pente qui abritait des livres que je n'ouvrais plus, Sandra s'est attaquée de front ce matin à deux autres sous-pentes dans lesquelles les enfants avaient déposé des peluches, les jouets de leurs premières années et Sandra plusieurs dizaines de classeurs contenant des cours d'uni et des cahiers d'école. Arthur enfile son habit de chevalier bleu et se bat contre Lili déguisée en sorcière. Ça ils ne peuvent pas s'en défaire, pour le reste en route pour la déchèterie !
Je reviens au cours de l'après-midi sur notre balade autour du Mont Gond, supprime des photos, en recadre d'autres, fais à manger. Sandra continue ses rangements.
J'aperçois en me rendant au compost les signes d'une activité souterraine près de la mare. Me demande si une taupe n'est pas en train de rétablir ses quartiers, les signes sont discrets. Est-ce une nouvelle taupe ? celle que j'ai estourbie l'autre jour et qui a retrouvé des forces ? Je serais taupe, il est évident que je squatterais les galeries creusées par l'une de mes consoeurs, il me faudra veiller au grain.
Les prunes mûrissent. On ira chercher Oscar demain matin, je crois bien qu'il nous manque un peu.

Jean Prod’hom

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L'oeil de la yourte

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Hier soir je me suis endormi dans le ciel, à la traîne des étoiles qui s'allumaient une à une dans l'oeil de la yourte. Ce matin le jour dessine à la même place un mandala, deux cercles concentriques, découpés en quartiers par deux croix couleur de plomb, une croix de Saint-André et une croix grecque, quartiers de gris puis quartiers de blancs, blanc de crème comme l'aile de la piéride. Des anges dorment, ils respirent à peine, voix basse pour ne pas réveiller leurs rêves. Dans les dortoirs d'en face, il en aura été tout autrement, le diable a été de la partie, ronflements, insomnies et fugues dans la nuit.

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Le soleil claire le terre-plein à un peu plus de 9 heures, on déjeune. Les gardiens du refuge, Alexandre et sa maman Félicie, sont déjà à la tâche depuis l'aube. Ils viennent de Lorraine. En hiver, Alexandre fait la saison sur les pistes de ski de Savoie, Félicie retrouve les rives de la Moselle.
En face, taillé dans le calcaire du Haut de Cry entre 1901 et 1905, le bisse d'Eindzon, surnommé le Bisse sec parce qu'il n'a jamais servi. Au-dessus du Chalet d'Eindzon les névés sont rares, on plie les couvertures.
On remonte par une longue cheminée sur les Fontanelles qui font communiquer, à près de 2200 mètres, le Sex Riond et le Mont Gond, avant de redescendre sur la Chaux d'Aïre et les pâturages de Flore. Deux gypaètes surgissent dans notre dos et filent en direction du sud, planent, s'élèvent haut dans le ciel avant de disparaître..
On est vingt-sept, dix adultes et dix-sept enfants. On en lâche quatre en route, j'emmène Elsa, May, Louise et Lili dans la 807. On se retrouve à vingt-trois sur la plage de Rivaz, il fait 34 degrés, on goge jusqu'au coucher du soleil.
J'aperçois D. sur la plage, coiffé d'un chapeau de paille, en costume de bain, quelque chose cloche. Je le connais de l'université, il se jette à l'eau, il nage comme une vilaine grenouille, va et vient selon un tracé qu'il semble répéter depuis toujours, il y a quelque chose de trop sérieux dans tout cela, prisonnier des sirènes, captif de son image, il pose, la peau blette, penché sur lui-même, satisfait. Ah ! Montaigne, jamais ridicule même avec un canotier ou une casquette.
Jeremy et Suzanne nous accueillent tous pour des grillades. On est en bras de chemise jusqu'à tard. C'est si rare ici qu'on prolonge jusqu'à minuit. On abuse un peu des fruits de la vigne, ça ne fait pas de mal. Sauf lorsque le diable revient, dissimulé dans les plis d'un mot : le ressenti.
C'en est trop, il est grand temps de s'en aller.

Jean Prod’hom

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Des fumées gris de cendre

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Des fumées gris de cendre patientent à l'arrière de la voûte du ciel, porte ouest, restes d'un feu qui a pris à l'arrière et qui attendent leur heure pour s'installer insidieusement de notre côté.
Je me suis réveillé à 6 heures 30, mais levé une heure plus tard. C'est en considérant le mince filet d'eau sortant de la pomme de la douche, à 8 heures 05, que je m'en rappelle, la commune a annoncé une coupure d'eau entre 8 heures et midi.

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Dehors les fumées ont disparu, la fin du monde différée, Jeremy passe me prendre à un peu plus de 9 heures. On dit bonjour à Jean-Jacques et Pierrot qui attendent l'appareilleur, ils sont au bord d'une fouille devant l'Ancien Collège, une conduite fuit, 30 ou 40 litres minute.
Pause un peu avant Martigny, je trouve la feuille Saint-Léonard qui me manquait et qui couvre la balade projetée. Saint-Séverin, Sensine, Erde, Daillon et les Mayens de Conthey mitent les flancs du Sex Riond. On laisse la voiture à 1600 mètres, un peu au-dessus d'Incron, il est bientôt midi. Les épicéas et les mélèzes nous offrent un peu d'ombre jusqu'à un peu plus de 1800 mètres. Je fais signe à une jeep qui monte à l'alpage de Flore, c'est un paysan de Palézieux qui loue l'alpage depuis vingt ans. Il nous laisse devant le chalet. On poursuit sur un sentier qui se faufile dans les pâturages jusqu'à l'Etang des Trente Pas.
Un troupeau de vaches d'Hérens paissent à la Chaux du Larzey, peu de mouvements, les reines de demain, parfois, font fuir les reines d'hier et les jeunettes qui pourraient leur faire de l'ombre. La retenue de l'étang, pierres sèches, ne sert pas, l'étang est à sec. Aurai croisé en montant un parterre d'orchis vanillés et dans la tourbe de l'étang un tapis de linaigrettes et de prêles.
On monte à travers les pâturages jusqu'à la croix de l'Achia qui met en communication le flanc droit de la vallée de la Morge et le bassin supérieur de la Lizerne. Nous sommes à plus de 2300 mètres, entre le Mont Gond et la Fava, avec en face de nous le glacier de Tsanfleuron et les roches nues et lisses sous Prarochet, barre infranchissable sur laquelle se dressent la proue du massif des Diablerets, la Quille du Diable, l'Oldenhorn et le Mont Brun. On devine au bout de la ligne le col du Sanetsch. Dessous la Lizerne qui cherche la meilleure pente et Derborence. Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide ; comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.
Dans notre dos, de l'autre côté de la vallée du Rhône, la Dent Blanche, le Weisshorn, le Cervin, le Grand Combin. Plus loin le Mont Blanc qui s'impose chaque fois que la pente raidit. On marche, après le col, sur une pâte de débris d'ardoises à la couleur indécise, gris de fusion, presque noire, ou presque blanche, difficile à dire. Le Mont Gond, qu'on appelait autrefois Pointe de Flore, se livre en rose lorsqu'on l'a contourné, on retrouve bientôt le vert des prés, le gîte de Lodze, sa yourte et nos familles. Il est six heures mois un quart. Nous avions rendez-vous à six heures.

Jean Prod’hom


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Elle était annoncée

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Elle était annoncée, Arthur et Lil qui ont passé la nuit sous la tente en ont senti les effets, leur matelas est détrempé, ce qui ne les a pas empêchés de dormir jusqu'à tard ce matin. Nous n'avions plus eu de pluie depuis la nuit du 2 au 3 août à la Lécherette. Je conduis Oscar à Bussigny qui va passer 3 nuits au chenil du Lorelei, le ciel traîne derrière lui des lambeaux de brouille. La radio annonce le retour du beau temps dans l'après-midi.

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Sandra et les enfants ont rendez-vous à Mézières avec les mamans et les enfants que nous rejoindrons demain sous Derborence, au refuge de Lodze.
M'occupe des tessons ramassés hier entre Perroy et Morges avant de lire Petite Poucette, court texte de Michel Serres dans lequel il analyse les difficultés des institutions, notamment l'école, à prendre acte de la mutation et à passer à autre chose en instituant de nouveaux modes de fonctionner.

... voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même..., cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Ce format-page nous domine tant, et tant à notre insu, que les nouvelles technologies n'en sont pas encore sorties. L'écran de l'ordinateur – qui lui même s'ouvre comme un livre – le mime, et Petite Poucette écrit encore sur lui, de ses dix doigts ou, sur le portable, des deux pouces. Le travail achevé, elle s'empresse d'imprimer. Les innovateurs de toute farine cherchent le nouveau livre électronique, alors que l'électronique ne s'est pas encore délivrée du livre, bien qu'elle implique tout autre chose que le livre, tout autre chose que le format transhistorique de la page. Cette chose reste à découvrir.

Prépare la balade que nous ferons demain avant de rejoindre en fin d'après-midi nos femmes et enfants au refuge de Lodze. Je ne retrouve pas la carte couvrant la région de Saint-Léonard, fais donc des copies-écran des cartes topographiques suisses que l'administration fédérale met à disposition. J'emporterai mon IPad.
Jeremy vient me chercher à 7 heures et on descend manger à Cully. Sur la terrasse du Bistrot. On y rencontre un drôle de bonhomme, une trentaine d'années, il revient d'Ecosse à vélo, il rentre chez lui sans un sou, il aimerait un peu d'argent. Plus de 8000 kilomètres déjà depuis son départ, il lui en reste deux mille. C'était son rêve depuis tout petit, quitter la Roumanie et faire le tour de l'Europe occidentale. Il parle un français impeccable, connaît l'italien, mais c'est en anglais, dit-il, qu'il s'exprime le mieux. Il était hier au Mont-d'Orzeires au-dessus de Vallorbe, il sera demain à Martigny ou Sion, après il ne sait pas, le Simplon peut-être. Il a bien une tente sur la remorque qu'il traîne derrière son vélo, mais plus de sardines, on les lui a volées sur l'une des îles britanniques. Il dormira donc au plus simple, dans un sac de couchage au bord du lac. Je lui aurais volontiers offert une couronne de lauriers si cela avait un sens, alors voilà dix francs.
C'est l'heure de rentrer, Jeremy me laisse au Riau, la maison est vide.

Jean Prod’hom


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Reverdie

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En mai au douz tenz nouvel
Que raverdissent prael,
Oï soz un arbroisel
Chanter le rosignolet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Si com g'estoie pensis,
Lez le buissonet m'assis,
Un petit m'i endormi
Au douz chant de l'oiselet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Au resveillier que je fis,
A l'oisel criai merci,
Qu'il me doint joie de li :
S'en serai plus jolivet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Et quant je fui sus levez,
Ci commenz a citoler
Et fis l'oiselet chanter
Devant moi el praelet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Li rosignolez disoit
Par un pou qu'il n'enrajoit
Du grant duel que il avoit
Que vilains l'avoit oï.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet
Anonyme, Poèmes d'amour des XIIe et XIIIe siècles, 10|18, 1983

Me sens c'matin vilain et rustaud, ben oui le cul dans les épines, que ce que j'fous là, mais p'tain qu'ça fait du bien d'rien foutre dans l'bois. Un geai se tire, pas d'place pour lui, moi j'lis Montaigne pardis, m'étonne plus trace du geai, m'vautre et baîlle, que ce que j'fous là, mais p'tain qu'ça fait du bien d'rien foutre dans l'bois. Trop dur d's'arracher, mais t'laisse le bois l'geai, moi m'vais lire Montaigne dans mon pré.

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Louise aimerait comprendre les règles de la circulation routière, et notamment les panneaux d'indication de direction. Je lui explique : dessous le panneau indiquant la sortie immédiate, dessus le panneau indiquant la sortie prochaine : Morges - Aubonne, Aubonne - Rolle, Rolle on sort, direction plage du camping où nous avons rendez-vous avec le parrain de Lili, sa femme et leur fille de 9 mois.
Premier rond-point, j'aperçois par la fenêtre ouverte une main tenant un cigare, un cigare qui ressemble à ceux que Godard fume au cinéma. On engage la poursuite, l'inconnu fait une large boucle, traverse sans se presser une zone pavillonnaire. Il prend une avenue à sens unique, sort de sa voiture, je sors de la mienne un peu plus loin, marche dans sa direction, il photographie des fleurs qui buissonnent à l'entrée d'une villa datant de la fin du siècle passé, il ressemble à un faucon crécerelle, il est cinq heures. Une femme sort, coquette, elle attend qu'il en ait terminé, ils montent dans le véhicule, une Hyundai Getz de couleur noire.

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- Une photo ?
- Si vous le voulez.
- J'aimerais vous voir.
- C'est fait.
- Vous revoir.
- C'est entendu.

- Bonne fin de journée.
- A vous aussi, à bientôt.

C'est non seulement à Socrate mais à Godard que Montaigne songeait lorsqu'il rédigea ces lignes :
Le jugement humain retire de la fréquentation du monde une lumière extraordinaire. Nous sommes tous resserrés et repliés sur nous et nous avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à à Socrate d'où il était. Il ne répondit pas : "Athènes", mais "du monde". Lui qui avait l'esprit plus plein et plus étendu faisait de l'univers sa ville, adressait ses connaissances, sa société et ses sentiments à tout le genre humain, ne faisant pas comme nous qui ne regardons que sur nous.
Mais lorsqu'on demande aujourd'hui au cinéaste d'où il est, il ne répond pas : "Du monde", mais "de Rolle". Fallait bien que quelqu'un rétablisse un peu de vérité.

Jean Prod’hom



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Les enfants sont sortis de la tente

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Les enfants sont sortis de la tente, ils rient et crient, fiers certainement, Oscar participe à la fête. Je les retrouve dans la maison lorsque je descends : Louise joue de la guitare, Lili met de l'ordre dans sa collection de gommes en jetant un coup d'oeil envieux à celle de sa maman constituée autrefois, Arthur joue avec son yoyo.

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Ce matin, un peu d'ordre dans la bibliothèque, migrations et regroupements familiaux : Follain va rejoindre Thomas, mais en pile pour gagner de la place, serre entre deux lions de bois les auteurs romands, mets de côté les Chrétien de Troyes et les Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et Françoise Ferrand, fais une seule pile des Cendrars, une autre des Bergounioux, celle des Louis-René des Forêts est discrète, et de ce point de vue aussi il est un modèle à suivre.
Je regroupe les tessons qui traînaient sur mon bureau, dans des boîtes, sur les rayonnages, liquide sans faire de détail un tas de petits billets, papiers divers, notes illisibles – toujours plus illisibles – qui ont passé tout l'été sans que j'y touche. Je glisse dans un sac les CD qui contiennent la sauvegarde numérique des 35 numéros du Journal de l'école dont j'ai été l'animateur pendant une dizaine d'années, la cablerie des appareils de photos et des disques durs hors d'usage, de vieux lecteurs. J'amènerai tout ça à la déchèterie cette après-midi.
Je reçois un mail de Raymonde, une fidèle lectrice des marges.net qui me signale quelques coquilles que je m'empresse de corriger. Me demande bien ce qu'elle trouve dans la lecture de ces billets, mais ça fait du bien de savoir qu'elle s'y arrête, comme Brigitte, Francis, François, Murielle, Justine, Danielle, Estelle et les autres.
Petit tour au jardin, toujours aucune nouvelle des taupes, je commence à penser que j'ai un avenir dans le domaine, il est temps que je relise la Conversation avec un taupier de Jean-Loup Trassard, tombe sur L'ancolie que je place à côté des Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles.
Tandis que Sandra se rend à la piscine de Payerne avec les enfants et les Moinat, je visionne le film que Frédéric Rossif a consacré à l'histoire mondiale de 1935 à 1946, une chronique centrée sur la guerre qui commence et se termine à Nuremberg. Impression curieuse une fois encore, grâce au cinéma, que l'histoire n'est qu'un récit organisé après coup, qui donne un sens à des images faites un peu par hasard. Impression que l'histoire n'est qu'une bande-son, un récit qui fournit des légendes à des images qu'on regarde à peine, le fil déroulé dans un labyrinthe d'images stockées pêle-mêle, sans queue ni tête, donnant une orientation à quelque chose qui va dans tous les sens, une mise au pas de la folie des hommes. C'est pour ces raisons que le révisionnisme est un non-sens, parce qu'il s'oppose à ce qui n'est pas, feint de pouvoir y revenir et le modifier, parce qu'il confond le réel et les légendes.
C'est à mon tour de passer à la benne, remettre au papier quelques centaines de bouquins que je n'ai pas rouverts depuis plusieurs années. J'ose à peine le dire, mais Michel Serres, René Girard et Claude Levi-Strauss sont du voyage. Je ne garde, orphelins, que la Pensée sauvage, Petite Poucette – les Hermès ne trouvent pas grâce. Je sauve in extremis Tristes Tropiques.
Lis pendant deux bonnes heures le nouveau Plan d'études romand, qui finira à la benne lui aussi, et plus tôt que prévu. C'est illisible, les rédacteurs donnent l'impression de vivre dans le désert de Gobi. Dire qu'une poignée de main aurait suffi.
On mange pour la seconde fois des lentilles depuis la réconciiiation des filles avec ce cadeau des dieux, mais avec elles cette fois. Ça tient, juste... Mais oui ! Lili, la prochaine fois il y aura deux fois plus de lardons !

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Voyage autour du jardin avec Louise, à la pétanque : les pruneaux mûrissent, rien n'est plat, c'est triché, Fleur et Edelweiss sont aux mulots, les nuages font les cabotins, flambent en tous sens. Mais lorsque le soleil aura fait un pas de plus de l'autre côté de l'horizon, ils vont cesser de faire les malins.
Les enfants hésitent à passer une seconde nuit dehors. Palabres, le groupe se disloque, Louise ira dormir dans son lit, Arthur et Lili sous tente.
Les rideaux sont tirés, les nuages gris et penauds. Plus un bruit. Je n'aurais jamais dû mettre à la benne Rome, le livre des fondations. Trop tard !

Jean Prod’hom


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Il faudra bientôt remettre en route le chauffage

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Il faudra bientôt remettre en route le chauffage, me dit Sandra au réveil. Nous sommes déjà à la mi-août, c'est vrai, mais pour le coup elle exagère, on a encore de beaux jours.

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Toujours aucune trace des taupes, c'est dire qu'une de mes hypothèses se confirme : il n'y en a eu qu'une seule, elle s'est blessée dans l'un des pièges posés près du hangar et s'est vidée de son sang dans l'une ou l'autre des nombreuses galeries qu'elle a creusées pendant l'été, un réseau de galeries qui doit s'étendre sur plusieurs dizaines de mètres carrés.
On part faire une balade en tee-shirt, un peu par bravade, une petite laine n'aurait pas été de trop - on vit ici à près de 800 mètres, n'est-ce pas ? On marche une bonne heure en suivant l'itinéraire que j'ai emprunté ces trois derniers jours, jusqu'à l'endroit où il fait bon respirer. Je le présente à Sandra, on s'y assied, on évoque la rentrée en nous promettant de parler le moins possible d'école tout au long de l'année. Mais il faut au préalable régler la question des horaires, des repas, organiser les échanges de services, le convoyage des enfants jusqu'au bus. On fait le point.
Tandis que Sandra descend en ville avec les enfants, je comble une partie de mon retard dans la mise au net de ces notes avant de m'attaquer à une révision du poêle, elle s'impose. Les joints de la porte du foyer avaient été remplacés il y a une année par le directeur en personne d'une entreprise familiale de la Côte, celui-là même qui m'avait vendu le poêle. Les joints n'ont pas fait long feu si bien que je lui ai envoyé un mail pour lui expliquer le problème, il m'a répondu qu'il ne saisissait pas, j'ai donc reformulé l'affaire de telle façon qu'il comprenne, je n'ai plus reçu de réponse. Plutôt que de me mettre en colère contre les PME qui ne sont plus ce qu'elles étaient, je démonte le cadre et le verre de la fenêtre du foyer, arrache les ancien joints, ponce et dégraisse avant d'en coller de nouveaux. Arthur me donne un coup de main à son retour pour remettre en place le tout. Nous sommes parés pour septembre.
Cette après-midi Sandra fait de la couture, elle initie Louise. Arthur, qui regarde en différé la cérémonie de clôture des jeux olympiques, m'apprend que la gagnante du concours du lancer du poids était dopée, Lili descend à pied chez une copine avec son costume de bain.
Nous sommes partis tous les cinq marcher alors que le jour tombait. Il m'a semblé, chemin faisant, que la cellule familiale n'avait pas été pour tous une institution si mauvaise que cela, qu'on allait même un jour la regretter et que sa disparition ferait apparaître, à côté de ses étroites lourdeurs, des vertus que l'on n'imaginait même pas. La chouette de Minerve ne prend son envol qu'au crépuscule.
Les enfants décident d'aller dormir dans la tente malgré les événements de la veille et leur engagement sacré de ne jamais plus recommencer une telle folie. Cette fois on ne les reverra plus jusqu'au matin.

Jean Prod’hom


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Réouverture prochaine des bâtiments de l'instruction

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La perspective de la réouverture prochaine des bâtiments de l'instruction publique et la certitude qu'il faudra bientôt me remettre au travail changent la donne. Je laisse filer les heures tout le matin, suis du regard le soleil et m'en remets à la brise qui a un peu fraîchi.

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Les enfants ont dressé une tente dans le jardin, ils ont rangé avec l'aide de Sandra leurs deux cabanes, les vacances ne sont donc pas terminées.
Je vérifie l'état des pièges à taupes placés hier matin près de la mare et à l'est du hangar. Lorsque j'ai vérifié ce matin, il m'avait semblé que l'une d'elles avait laissé des plumes. Toujours est-il qu'aucune queue ne pend ce soir à mon tableau de chasse et je n'ai constaté aucune nouvelle taupinière.
Je ne vois que deux explications : il n'y avait qu'une taupe dans les sous-sols du jardin, celle qui a laissé un bout d'oreille ou de museau la nuit passée, et elle n'a pas survécu à sa blessure. Ou ces bestioles sont bien plus rusées que je ne le crois et rient sous cape des observations délirantes d'un taupier de fortune avant de se remettre à l'ouvrage. On verra demain.
Nous croyions nous être débarrassés de nos enfants pour la nuit, mais Louise rentre en pleurs avant minuit, suivie de Lili. Vivre entre frère et soeurs dans la promiscuité d'une tente de camping n'est pas chose facile. Et y vivre seul fait peur à Arthur si bien qu'il abandonne lui aussi la partie. Ils se promettent tous les trois de ne jamais recommencer. Prenons garde si on ne veut pas les avoir sur le dos à 30 ans.

Jean Prod’hom


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Ne trouve rien sinon une idée saugrenue

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Je quitte ce matin le Riau avec l'intention de refaire le même chemin que la veille, les mêmes gestes, en espérant rencontrer le même bonheur au même endroit. M'assieds au pied du même arbre, avec le ciel bleu que j'aperçois en-haut piqué par les cimes des épicéas, même sensation que hier, mais bien décidé aujourd'hui à trouver de l'intérieur une explication, au risque de me brûler les ailes et d'être chassé de ce fragile paradis.

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Ne trouve rien sinon l'idée saugrenue qu'à force de nous éloigner des choses auxquelles on est mêlé pour y voir enfin un peu clair, fixer quelques-uns de leurs caractères, objectiver ce à quoi il nous a fallu aveuglément obéir, on devrait, reculant ou avançant, nous retrouver tôt ou tard dans le lieu précis qu'on a quitté, avec la lucidité qui nous manquait dans l'immédiate perception, nous retrouver dedans en connaissance de cause, c'est-à-dire à la fois dedans et dehors. Me voici venu de nulle part dedans un monde mobile, j'y consens, j'y retourne, m'y arrête librement, en soi et pour soi, pas mieux.
Abandonne l'idée de trouver une meilleure explication, me couche sur un tapis de mousse et lis trois poèmes de Jean Follain qui me font penser à des origamis sous les plis desquels seraient écrits les chiffres naïfs et denses de l'universel. Fais quatre photos d'Oscar, des espèces de portraits, les premières et peut-être les dernières, il a neuf mois et il ne changera pas.
Termine au retour la tonte du jardin et fais deux voyages à la déchèterie, c'est le moment de nous débarrasser de ce dont on s'était servi jusque-là pour garder derrière des barreaux les animaux semi-domestiques qui ont aidé à faire sortir nos enfants du premier âge. Reste Cacao qui vit désormais seul dans sa cage et auquel les enfants ne s'intéressent plus. Et Oscar à qui nous devons apprendre à vivre sans laisse, c'est le second âge auquel, on l'espère, nos enfants parviendront eux aussi.
Je croise Jean-Paul en remontant, il a reçu le permis de construire, près de deux ans auront été nécessaires.
Je prépare un pique-nique avant de descendre à la rivière. Je comptais retrouver sous la déchèterie d'Hermenches le chemin qui menait autrefois à travers les côtes du Moulin aux rives de la Bressonne. Je n'y suis pas retourné depuis une dizaine d'années et on n'en trouve plus trace si bien qu'on décide de couper au plus court à même le bois. On avance à l'estime avec pour seule précaution celle ne pas se retrouver en haut des falaises de molasse qui plongent à pic dans le lit de la rivière, Arthur a le nez, Oscar le suit, je fais le lien avec Sandra et les filles qui restent à l'arrière. Notre présence ne passe pas inaperçue, un chevreuil à la peau de daim, une biche peut-être, quitte la rivière et remonte la pente à tire-d'aile, extraordinaire apparition, extraordinaire disparition, Sandra et Lili étaient aux premières loges.
L'eau est fraîche, les rayons du soleil caressent le fond de la saignée, tremblent, les chairs de la molasse mollissent. Les enfants se baignent dans un go, ils frissonnent. Un sandwiche et un sirop à la framboise en guise de festin, c'est un paradis sans être un rêve.
L'eau est froide, la saignée se referme, le soleil s'en va, l'eau est noire. Il faut ressortir de ce qui pourrait devenir un enfer, on saute de pierre en pierre comme sur une marelle géante, une petite heure et des orties, des ronces et de la boue, des pleurs même. J'espérais retrouver en aval le pont de Syens, mais une cascade dont je n'avais pas le souvenir nous barre l'accès. Hors la ville le monde retourne à la friche. On remonte à quatre pattes jusqu'à Lamarin, la voiture est toute proche.
Les filles font un bouquet de prêles qu'elles mettent en pot dans le jardin. Le soleil est revenu.

Jean Prod’hom


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L'accès à l'étang est devenu impossible

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L'accès à l'étang est devenu impossible, les herbes et les ronces barrent le passage, je remonte par le chemin des copeaux avant de m'asseoir une demi-heure au pied d'un épicéa. Oscar fouine dans tous les coins, je ne fais rien et m'en satisfais. Cela fait quelques mois que je parviens – quelquefois – à ne rien désirer de plus que de rester là où je suis, sans lire, sans regarder vraiment, sans penser même, mais dans une espèce de stupéfaction molle. Ces endroits sont quelconques, ni bords ni centre susceptibles de les identifier clairement, des lieux sans nom où personne ne s'agite et dont le rien est le seul hôte fidèle. C'est ici ou ailleurs, et chaque fois un petit regret me pince de devoir me lever et rentrer.

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Je continue l'éducation d'Oscar sur le chemin du retour, lui demande de rester assis tandis que je m'éloigne, de ne me rattraper que lorsque je lui en intime l'ordre et d'accepter sa récompense. Ça marche.
Sandra fait du ménage, passe l'aspirateur dans toute la maison, Arthur ramasse les dépouilles de la haie que j'ai taillée hier. J'en fais un grand feu dans lequel je jette les branches sèches des chênes qui se dressent devant le poulailler, charge dans la Yaris des morceaux d'érable que j'entrepose dans l'aire de pique-nique de la Moille-au-Blanc, ça pourrait servir. Tonds le haut du jardin, vide l'aile droite du hangar et brûle le bois qui y traînait. Je termine ces travaux au milieu de l'après-midi avec mon coude qui grince, Arthur fait du yoyo devant la véranda – un yoyo de nouvelle génération – et Sandra rédige à son bureau l'article qu'on lui a demandé sur les Jeux internationaux de Poitiers.
On part pour Curtilles en fin d'après-midi, Louise et Lili sont satisfaites de leur camp, heureuses de nous voir, elles se sont ennuyées chaque jour, un peu. Elles ont monté leur poney préféré dans le lit de la Broye, ont fait de la voltige.
En ouvrant le sac de Lili, Sandra découvre les trois livres qu'elle y a glissés avant de partir : Clara et les poneys, Le Fils de l'étalon noir et Lili a la passion du cheval. Voilà une fille qui a de la suite dans les idées. Elle nous dira aussi plus tard qu'elle n'a presque rien lu, il y avait tant de choses à faire. Voilà une fille qui a des priorités.
Un hérisson qui vit dans les hortensias à côté de l'entrée montre ce soir le bout de son nez.

Jean Prod’hom


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Plus d'excuses

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Plus d'excuses, c'est le moment ou jamais, Arthur termine contre rémunération le désherbage de la grande plate-bande, Sandra s'attaque à la petite, pleine de roses autrefois, mais dont le gel et la maladie ont entamé la vivacité. Pour assister à leur possible sortie du tombeau confortablement installés dans les fauteuils de la véranda, elle redouble de courage et astique la verrière.

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J'enfile la coudière que j'ai achetée hier et vais remiser à la déchèterie le chenit qui traînait derrière le garage, taille ensuite à l'autre bout du jardin ce qui reste de la haie qui entourait la propriété lorsque nous sommes arrivés il y a plus de dix ans, tronçonne quelques charpentières du saule que j'ai planté sans vraiment le vouloir près du chemin de servitude. Il a pris des proportions auxquelles je ne m'attendais pas. Ces travaux usent mes forces bien plus aujourd'hui qu'autrefois, ils ne contribuent pas à la guérison de mon épicondylite. Sans compter que, à la fin, je vois ce qui me reste à faire.
Il est 14 heures, on rejoint comme promis la Pudze (1266 mètres) au pied de Teysachaux (1909 mètres). Mon courage fond lorsque je prends conscience de l'affaire et que je constate que je suis incapable de suivre le rythme qu'impriment Arthur, Sandra et Oscar, d'autant plus qu'ils décident de couper au plus court à travers les pâturages. Je fais une longue boucle par Incrotta en désespérant de les retrouver avant Belle-Chaux. Je les vois pourtant bientôt en contrebas, ils peinent eux aussi et vont croiser sous peu le chemin que j'emprunte. Je reprends mon souffle en les attendant et retrouve un peu du courage qui m'avait lâché.
On continue ensemble jusqu'à Belle-Chaux (1510 mètres), un chalet d'alpage sur le flanc nord de Teysachaux, on se rend compte alors qu'on a raté le chemin de crête. Sandra et Arthur se couchent sur une pierre plate et me laissent continuer. J'aimerais rejoindre hors sentier l'épaule où l'on devrait retrouver le sentier qui mène au sommet de Teysachaux. Ils ne sont bientôt que deux petits points bleu et rouge en bas la pente. Continue à quatre pattes parmi les oeillets et les digitales, escalade le calcaire blanc, multiplie les arrêts. M'y voici.
J'aperçois alors dans la pente Arthur, Sandra le suit avec Oscar à ses basques. Ils parviennent enfin au sentier qui conduit au sommet. On s'y retrouve tous une demi-heure plus tard.
Le lac occupe tout le fond, le Jura qui prend appui sur ses rives s'élève jusqu'au ciel qu'il longe, à la fin on ne fait que le deviner parce qu'on n'y voit presque rien, à peine une ligne qui brille au-dessus du lac de Neuchâtel.
En continuant ce chemin de crête on parviendrait au Moléson dont on aperçoit en contrebas les reins, le garrot, la tête ensuite, on pourrait alors descendre sur les Sciernes d'Albeuve et la vallée de la Sarine.
En nous tournant vers l'est, c'est comme si on retournait à la Lécherette, tout y est, la chaîne des Vanils sur Château-d'Oex, le cirque de la Pierreuse au-dessus de l'Etivaz, plus au sud la Cape aux Moines, la Tornette, le Tarent, Châtillon et le Pic Chaussy qui se suivent comme une quinte floche. Tout y est mais les relations entre les choses ont changé.
On reprend le sentier dans l'autre sens jusqu'au Vuipay, une grosse demi-heure qui nous coupe les jambes. Les derniers rayons du soleil nous accompagnent jusque sur la terrasse. On y mange tandis que le soleil s'enfonce derrière le Jura et nous dans une couverture que les tenanciers de cette auberge de montagne ont bien voulu nous prêter.
Longue marche au crépuscule puis dans dans l'obscurité, Arthur parle tant et plus, il n'aime pas trop la nuit, s'interroge sur les prédateurs de l'homme, on a beau lui parler des vrais dangers, rien n'y fait, les meilleures raisons du monde ne servent à rien.

Jean Prod’hom


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La bise s'est levée pendant la nuit

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La bise s'est levée pendant la nuit, a défait les nuages de la veille et laisse ce matin le ciel aux avions qui gribouillent des promesses qu'ils ne tiendront pas. Nous descendons, Sandra et moi, récupérer la voiture laissée hier au village.

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Au retour d'Arthur de Froideville, nous descendons à Lausanne. Je vais pour mon compte, discute le coup avec deux employés de chez Cablex, une entreprise qui réalise des réseaux câblés et qui se partage avec deux ou trois autres entreprises le marché lausannois. Ils épissent les câbles à fibre optique du quartier de la Madeleine, trois fibres pour chacun des 120 clients susceptibles de s'y intéresser. Les deux électriciens sont français, l'un vient de Saint-Julien. Tous deux vantent leur savoir-faire et ne manquent pas de me signaler que les Suisses ont pris du retard dans ce domaine alors que le réseau espagnol est en place et que le français est bien avancé. En ce qui concerne le Riau, nous devons déchanter, la fibre optique n'y parviendra jamais.
Fais un tour chez Payot, parcours les nouveautés et les lectures que les enseignants du gymnase proposeront en début d'année scolaire prochaine. Puis commets un ou deux de ces larcins dont je ne me lasse pas, les fauteuils des bonnes librairies y invitent : le Journal particulier 1933 de Léautaud, le numéro que la NRF a consacré en juin aux relations de la littérature et de la chanson, lis notamment les réponses que Louis Aragon a donné à Francis Crémieux qui l'interrogeait en 1963 sur la mise en chanson de ses poèmes. Puis un texte du premier numéro 2012 de la Revue de Belles-lettres dans lequel François Debluë s'emploie à préciser ses rapport au roman.
Je sors de la librairie les mains vides après avoir abandonné, à leur place, les livres que j'ai siphonnés. File acheter une coudière à la pharmacie de la Palud avant de rejoindre Arthur et Sandra assis sur un banc à Pépinet.
Sandra m'offre aujourd'hui un bouquet de dahlias.

Jean Prod’hom


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Me voilà seul sur le pont

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Les filles montent à Curtilles, Sandra et Arthur grimpent dans les arbres à Aigle, me voilà seul sur le pont au Riau. Mets à jour les notes du début de la semaine passée à la Lécherette, trie des photos avant de descendre en voiture au village avec Oscar. Passe par le chemin de l'Ancienne Laiterie. Plus haut la ferme du Pré du Grelot tombe en ruines, les mousses colonisent les tuiles du toit de la mécanique, l'eau de la fontaine coule pourtant en abondance.
M'assieds dans l'herbe, devant la haie qui surplombe les deux virages ombragés de la route des Chênes au-dessus de Chez-les-Porchet. C'est l'évidence, le monde a été occupé bien avant d'être achevé et l'homme l'a colonisé sans que personne ne lui octroie le permis d'habiter si bien que le chantier s'est étendu à l'ensemble du réel. Certaines régions ont été depuis un peu oubliées, mais aucune grande friche n'apparaît plus sinon celle du ciel, je suis dans un immense atelier, j'entends derrière moi des mélodies internationales qui sourdent d'un poste de radio.
Il faut resserrer drastiquement le cadre de son regard pour apercevoir des choses abouties, la courbe d'un chemin, l'ombre qui rapproche le pré du champ de chaume, une allée de peupliers, une lisière, un vallon. Le chant du coq me rappelle une énigme.
J'emprunte le chemin des Tailles assombri par les faînes et les coques des foyards qui macèrent, il traverse un creux dans l'été, après les foins et les moissons, avant le maïs et les betteraves.
Je poursuis l'éducation d'Oscar en lui lançant des pives. Deux propriétaires de petits chiens de race, croisés peu avant l'ancien réservoir de la Mussilly, me donnent quelques précieux conseils et me confirment la justesse de certaines de nos orientations. Mais que la route est longue et difficile ! Je me réchauffe au retour des restes d'un plat de lentilles.
Arthur et Sandra rentrent d'Aigle satisfaits de leurs parcours dans les arbres. Le mousse part en vélo pour Froideville où il passera la nuit. On va de notre côté au bord du lac, à Lutry.
Le verrou de Saint-Maurice a été forcé au cours de la journée et l'air du sud circule à nouveau. On mange sur une terrasse, avec le plaisir de mettre les pieds sous la table sans se salir les mains. Sandra reçoit au dessert une ampoule avec laquelle elle peut, dit la sommeillière, injecter une dose de rhum supplémentaire à son carpaccio d'ananas. Il est temps de quitter ces lieux de perdition pour longer la grève, les rochers des Mémises montrent leurs dents d'or, la Savoie est comme une île. Les pontons fendent l'eau, le lac et le ciel jouent chacun de leur côté la ligne d'une partition que l'on ne comprendra qu'à la fin.
Sur le chemin du retour, un chevreuil s'immobilise dans un cône de lumière, juste après la Moille Baudin. Pas une étoile, le ciel s'est couvert. Je coupe le moteur, il se retourne, ne bouge pas, nous regarde par-dessus l'épaule. Il se croit invisible à l'abri derrière sa croupe, on éteint les phares, la nuit tombe, la bête dedans.
Je photographie encore le tesson que Sandra a trouvé à Lutry.

Jean Prod’hom


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Les chats ont dormi dans les combles

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Les chats ont dormi dans les combles, on ne les avait guère vus si près de nous depuis l'adoption d'Oscar. Il a plu une bonne partie de la nuit, Lili et Louise partent ce matin pour leur camp de poney.

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Il cesse de pleuvoir dans la matinée mais le soleil peine à s'imposer.
Je lis le règlement communal sur la gestion des déchets de Château-d'Oex adopté lors de sa séance du 03 février 2011, c'est passionnant. En bref : une taxe forfaitaire par logement couvre les frais de la gestion des infrastructures et des déchets recyclables. Une seconde taxe est instaurée pour financer l'élimination des déchets ménagers, elle est basée sur le principe de la taxe au sac. On peut acheter ces sacs de contenance variée – 17, 35, 60 et 110 litres – dans les bureaux de l'administration communale et les commerces locaux. Mais pour éviter que des personnes étrangères à la commune de Château-d'Oex ne déposent leurs ordures ménagères, chaque résident dispose d'une carte magnétique lui permettant d'ouvrir le hublot par lequel il glissera ses sacs dans la benne. Il est essentiel de noter qu'aucun mot de passe ou code d'accès n'est nécessaire et que ces cartes ne comportent aucune donnée personnelle, elles sont simplement offertes aux résidents contre dépôt. Conséquences ? L'économie d'abord du passage d'un camion sur tout le territoire de la commune. L'incitation ensuite à un tri sévère, il serait en effet inconséquent de la part des résidents de Château-d'Oex de remplir des sacs taxés de déchets lourds qui trouvent, sans bourse délier, leur place dans les centres de ramassage. Le système mis en place dans le Pays-d'en-haut a provoqué une baisse notable des quantités d'ordures ménagères, mais a conduit à une légère augmentation du tourisme des déchets. Les peines sont salées, les gens en effet qui déposent un sac de déchets ménagers non taxé dans la benne, ou un sac taxé hors la benne se voient condamnés à 1 jour de peine privative de liberté s'ils ne paient pas l'amende de 100 francs.
On avait décidé d'aller à pied jusqu'à Froideville, mais la pluie qui a repris de plus belle nous oblige à renoncer. Pas longtemps, une accalmie s'installe et nous partons, Sandra, Arthur, Oscar et moi. L'absence des filles depuis ce matin donne un sourire tout particulier à Arthur, lui l'aîné, redevenu fils unique une semaine durant. Et la laideur de la veille se métamorphose.
On boit un thé sous le couvert de Froideville, personne sur les chemins, la pluie revient, on rentre.
Bonheur ce soir d'un plat de lentilles, avec un ciel qui bout par endroit, on monte jusqu'à la Moille-au-Blanc, une pensée pour nos filles seules à Curtilles, ou plutôt sans nous et avec d'autres, difficile de s'y faire, c'est leur chance, c'est la nôtre.
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Jean Prod’hom



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Grande boucle au réveil

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Grande boucle au réveil, sous la pluie. Sandra dans une veste bleue, moi avec un parapluie, le chien mouillé. Le vert des épicéas est assourdissant, les sorbiers saignent orange. Aucun oiseau dedans ce monde, à l'image de mon humeur, sans échappée, pris dans la boue et le froid, des idées lourdes et sombres.

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Les filles partent demain matin à Curtilles pour leur camp d'équitation, elles n'ont pour l'heure qu'une idée en tête, suivre à la télévision les épreuves de dressage et de saut de cheval qui se déroulent à Londres dans le cadre des Jeux olympiques. Reviens de mon côté tant bien que mal sur les notes rédigées à Casteljau, plutôt mal. Plie du linge, donne un coup de main à Sandra qui remet la maison d'aplomb, elle ne semble pas touchée par la déroute du climat, un peu plus par la mienne. On élague dedans et dehors, le pommier en espalier et ce qui tient lieu de salon, un vieux canapé, un coffre... Me réjouis d'arriver au bout de cette journée dont je n'aurais rien fait sinon extraire ces mots des essais de Montaigne lus pendant une accalmie :
... de même que ceux qui éteignent la lumière du jour par une lumière artificielle, nous avons éteint nos propres moyens par des moyens empruntés. Et il est aisé de voir que c'est la coutume qui rend impossible pour nous ce qui ne l'est pas...

Et puis, en guise de consolation, j'ai retrouvé dans un vieil album de papa quatre photographies du fond de l'Etivaz, datées de janvier 1946.

Jean Prod’hom


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Dans les forêts de Sibérie

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Je referme aujourd'hui le journal que Sylvain Tesson a rédigé pendant son bref séjour en Sibérie, dans des conditions difficiles mais en connaissance de cause. On sait donc dès les premières pages qu'il en reviendra vivant et les mains pleines, avec un livre, mais un livre qui annonce à chaque pas que le printemps est un leurre. Longue litanie sur l'hiver qui piétine, aux variations infimes que traque l'expression heureuse. Ici et là quelques pépites, des bris, des aphorismes, des souvenirs qui font apparaître nos vanités. Que reste-t-il à la fin ? Des bouteilles de vodka vides, l'amie chère qui s'en va, deux chiens qu'on abandonne. Mais aussi, toujours ou presque, cette volonté de continuer, indéfectible et fragile qui nous attend au saut du lit, des ombres et des taches de lumière, le sentiment tenace que tout est joué bien avant qu'on ne s'en rende compte, l'assurance que certains journaux de bord sont écrits avant même que le jour ne se lève. Comment se relève-t-on d'un telle expérience née d'un engagement qui aura été une prison ? Je voudrais lire le journal du retour.

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Le retour, c'est ce à quoi nous sommes invités aujourd'hui après les nettoyages et le chargement des voitures. Arrêt aux Mosses devant chez Madame Bellorini, j'y apprends par la nouvelle propriétaire que ses parents ont acheté le chalet en 1961 et qu'il est à son nom depuis 2006. Elle et son mari, qui habitent Saint-Légier, rentrent du bois pour l'hiver.
Un peu plus loin nos pieds froissent les herbes hautes et font trembler la tourbe, Louise prend dans ses mains une grenouille, moi un têtard, tout près d'un étang caché par des épilobes en rangs serrés, des reines des prés et des seigles noirs. Rhône ou Rhin, les eaux hésitent dans la roselière avant de se partager. On entend une kyrielle d'oiseaux, on en aperçoit certains derrière les persiennes, une mésange sautille – ou vole – de branche en branche.
On se sépare au col des Mosses, lieu ingrat s'il en est, quelques chalets qui vieillissent mal, une route surdimensionnée, des places de parc vides. Françoise, Lucie et Edouard s'en vont de leur côté, glissent dans la vallée de l'Eau froide puis dans celle du Rhône. Nous du nôtre, dans la vallée de la Torneresse puis dans celle de la Sarine.
Et pendant que Sandra et les enfants font des achats à la laiterie de l'Etivaz, je remonte la vallée jusqu'au fond, fais quelques photos du grand chalet des Henchoz, en me promettant d'en retrouver, photos du temps de papa, d'un temps que je ne peux m'empêcher de penser plus heureux. Au Pissot, la roche est rouge, je ne serai pas allé du côté des Voëttes, du Sernanty et de la Murée. Une autre fois peut-être.

Jean Prod’hom


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Il a plu

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Il a plu une bonne partie de la nuit, la route du col que j'aperçois de la fenêtre est détrempée, il est 6 heures, des nuages s'attardent sur le Pic Chaussy. J'hésite à réveiller Arthur, Lili et Lucie qui s'étaient annnoncés partants pour m'accompagner à la Pierreuse. Mais c'était hier soir. On ira voir les bouquetins et les chamois un autre jour. Je me rendors.

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On déjeune dehors, mais sans parasol. Diaspora ensuite : via ferrata du Rübli pour les uns, balade aux Chevreuils pour d'autres, piscine de Gstaad pour Lili, Louise et moi, on emprunte la route terminée en 2010 qui passe sous le cimetière de Saanen, plus de repos pour les morts.
Deux bonnes heures à goger dans l'eau tiède, les filles plongent du bord, des plots et de la planche ; elles se risquent même aux sauts périlleux, j'aime leur courage.
Le soleil s'est installé, Gstaad déroule sa grande rue à de vieilles rombières et de petits chiens qui nous snobent, on imagine les visages dévastés de Roger Moore ou de Johnny Halliday, on mange un carac sur un banc, le soleil est revenu, un soda, une glace et on repart récupérer les amateurs de grimpe à l'arrivée du téléphérique de la Videmanette.
Oscar a passé une partie de la journée seul au chalet, tout s'est bien passé et c'est de bonne augure pour les 15 ans qui viennent.
Je conduis Sandra, Oscar et Louise aux Mosses d'où elles souhaitent rentrer à pied, j'en profite pour boire un café. Federer affronte Del Potro à Londres, une vieille institutrice, visiblement amoureuse du tennisman helvétique se met dans un sale état devant la télévision, les yeux hagards, les cheveux en pétard. Je l'avertis des dangers qu'elle court. On reste fidèle, dit-elle, même quand ça va mal. Je m'en vais avant que ça ne se termine mal, je suis non seulement un peu lâche, mais l'idée de devoir pratiquer un massage cardiaque sur une telle personne m'indispose. D'autant plus que j'en suis incapable.

Jean Prod’hom


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Les orages de cette nuit

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Les orages de cette nuit ont malmené les moteurs du téléphérique de Pra Perron, cette panne nous oblige à monter en voiture. Télésiège ensuite jusqu'à la Braye où Edouard et Françoise nous quittent avec le projet de descendre à pied sur l'Etivaz. Tyrolienne pour Sandra et Arthur, Lili n'est pas mécontente de ne pas faire le poids, ce n'est pas le cas de Louise qui rage de ne pas avoir le coeur qui se soulève en se jetant dans le vide. Trente kilos sur les chevilles sont nécessaires pour ne pas se retrouver suspendu dans le vide au milieu du ciel.

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Joie ensuite, mitigée, le long d'un de ces sentiers didactiques qui ne font sourire que ceux qui les conçoivent, c'est le sentier des fourmis, un sentier pour occuper les familles, mais on n'en croise aucune. Les panneaux sont délavés, on devine pourtant des illustrations sorties tout droit de manuels scolaires des années 1960.
On accueille Lucie à la gare de Château-d'Oex, ses parents, Sandra, les enfants et moi, avant une de ces petites diasporas qui font tant de bien : les uns se baladent tandis que Francoise et Edouard font des courses, je cherche une terrasse agréable pour écrire ces notes. M'arrête finalement devant un bâtiment mis sous vide, ce n'est pas l'installation d'un épigone de Christo, mais l'hôtel Beau-Séjour, vide depuis des années. Il est démonté morceau par morceau : parmi les composants du crépi extérieur et de la colle des catelles qui revêtent les salles d'eau et les cuisines, on a trouvé de l'amiante.
Madame Paltenghi prépare le vernissage de demain, Piero Mosti, un peintre de Massa di Carrara expose ses huiles. Les tableaux sont en place : des cabanons abandonnés, des saignées de colzas, l'éclosion de coquelicots, des friches entre terre et mer, des lignes qui s'arrêtent, des sillons oubliés dans lesquels quelque chose pourtant se maintient. Germination. Que penser de cela ? Je ne pense pas, je passe, comme la collectionneuse et le peintre, vies minuscules, galeries vides, bonne volonté, et puis c'est tout. Mais pourquoi diable s'est-on rencontrés ?
Petite dépression sur le chemin du café de la Lécherette, la modeste chapelle du village affiche le numéro 7 sur la façade qui s'ouvre sur Jérusalem. J'espérais, naïf, qu'il restait des refuges de par le monde.

Jean Prod’hom


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On est tous les dix sur la placette

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On est tous les dix sur la placette du village de Rougemont, Elisabeth et Didier nous ont rejoints pour la journée, on attend.
Je crois utile de me renseigner auprès d'un vieil homme qui semble connaître le coin, il attend lui aussi. C'est un ancien journaliste de Paris Match, responsable des chroniques touristiques, il a fondé une petite entreprise, un journal dont j'ai oublié le nom et dont il s'est occupé jusqu'au moment de sa retraite. Il s'est créé un réseau dont il peut aujourd'hui profiter. Mais c'est à Rougemont qu'il revient toujours et où il passe chaque année quelques semaines. Il aime cet endroit à l'abri de l'agitation, dans un pays qui va son bonhomme de chemin, avec habileté. Il m'avertit pourtant qu'en rachetant massivement des euros pour maintenir son franc compétitif, la Suisse pourrait se mordre les doigts, la facture devenir toujours plus salée, il s'enflamme. Je ne sais pas trop bien ce que je peux faire dans l'immédiat pour régler les affaires du monde et le réconforter. Pour l'heure il me conseille de laisser tomber ces affaires et d'emprunter le chemin du bas, celui qui longe la Sarine, à l'ombre des érables, des foyards, des épicéas qui la bordent. Quoi qu'il en soit, conclut le Parisien avant qu'on ne se quitte, ce sont les femmes qui décident, je garde le sourire.
Je suis avec des gens qui aiment le grand air, on décide de prendre par le haut. La route qui traverse le village, un village cossu qui s'étend au nord-est, devient un chemin puis un sentier qui, après le goulet du Vanel et le lieu-dit des Allamans, s'élève trois cents mètres au-dessus de la Sarine, jusqu'au sommet du Mangelsquet. Inutile de se demander quelle langue on y parle, il n'y a personne. Pique-nique et parlote avant de plonger sur Saanen. On fait les morts dans la pelouse qui entoure l'église. J'en profite pour faire un petit saut dans le cimetière et faire mes emplettes, des arrosoirs dans tous les coins, j'en reviens les mains pleines.
Didier nous quittent à la fin de la soirée.

Jean Prod’hom



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La maison en dur

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La maison en dur que m'avait indiquée l'autre jour le menuisier au fond de l'Etivaz appartient bel et bien aux Henchoz, mais n'est pas celle qu'a occupée tante Denise lorsqu'elle était enfant. Michel, rencontré ce matin au bistrot, me décrit une autre bâtisse, un grand chalet situé un peu plus haut et constitué de deux parties. C'est celle de droite qu'occupaient autrefois Denise et sa famille. Michel me raconte au passage les démêlés des deux familles, nés d'une décision – de qui ? je ne me souviens plus, mais qui s'en souvient ? – de ne plus faner un bout de terre mais d'y faire pâturer du bétail. On ne partage pas les mêmes misères.
On parle de choses et d'autres, Michel a bien connu Nunus, médecin l'hiver aux Mosses, que je croisais souvent lorsque j'habitais célibataire la rue de l'Ale. Il ne l'a pas revu depuis quelques temps, un sacré fêtard, je l'ai croisé il y a peu, sombre et voûté, il pleuvait.
On achète du pain et on remonte au chalet, déjeuner sur la terrasse. Je prépare le pique-nique pour notre expédition au Lac Lioson, plus de 400 mètres de dénivellation, deux bonnes heures depuis le col des Mosses, les enfants grimpent avec le sourire, taillent leur bâton de noisetier lorsqu'on fait une pause, y gravent leur prénom, pas de plainte, l'envie même de recommencer demain.
On en redemande aussi, juillet est encore là, des fleurs en pagaille, l'altitude, l'eau du lac dans lequel Arthur se baigne, des raiponces, un lys martagon, quelques gentianes, les derniers rhododendrons, aconits et linaigrettes. Édouard nous rejoint à Praz Cornet.
Grand soir, nos deux filles ont réhabilité les lentilles dont elles ne voulaient plus entendre parler, il faudra battre le fer.
La fin de la journée suit scrupuleusement le programme de la fête nationale annoncé : le feu dans la nuit, une animation de province, Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils, Stéphania et Mélissa, 4 flambeaux, un thé. A notre table un rasta parle de liberté à un musulman qui fait le ramadan, les autochtones se plaignent du peu d'enthousiasme des estivants, on en est. Et pour qu'ils ne soient pas déçus de leur jugement à l'emporte-pièce, on remonte se coucher sans avoir goûté au tartipiat.

Jean Prod’hom


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Édouard nous quitte tôt ce matin

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Édouard nous quitte tôt ce matin, le ciel est dégagé, il descend à Vevey remettre les clés de l'appartement dans lequel il a établi son cabinet. Il envoie un mail à Françoise dans la matinée, tout est en ordre, la gérance est satisfaite de l'état des lieux, la retraite peut commencer. Les enfants dorment encore lorsqu'on se rend à l'épicerie, une espèce de capharnaüm où l'on trouve de tout, mais à un seul exemplaire. C'est une chance que j'y trouve une brosse à dents. On ramène du pain.
Lecture du quotidien et de la documentation touristique sur la terrasse du café de la Lécherette. La Fête nationale, prévue le 31 au soir, dès 19 heures, sera animée par l'orchestre folklorique de Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils seront au cor de chasse, Stéphania et Mélissa au cor des Alpes, un feu, des feux d'artifice. Aucun discours n'est annoncé, dommage ! Une spécialité de la Lécherette sera servie, le tartipiat. Je demande au serveur qui souffre d'un grave emphysème s'il n'y a pas du piat de Michel de la Sia dans le tartipiat.
- Ah ! vous connaissez Michel ?
- C'est un cousin.
- Il est triste le Michel ce matin, il y a le C. qui est mort pendant la nuit, il habitait là, juste derrière, il ne voyait presque plus rien, 72 ans, mécano de la région, ses yeux bouffés par la soudure, il était à l'hôpital, ses poumons en triste état. La fête sera un peu triste demain.

Sandra, Françoise, Arthur et Louise partent pour Château-d'Oex, ils renoncent à l'itinéraire qui les aurait obligés à longer la Torneresse et ses bois sombres, passeront donc par les hauts avant de plonger sur les Moulins.
Je reste au chalet avec Lili, très concentrée, qui termine un bricolage. C'est un caméléon qu'elle réalise en laçant des fils de laine multicolores dessous et dessus une carte perforée. Elle joue ensuite aux échecs, sans prendre parti, c'est une guerre au cours de laquelle on ne meurt pas, on y fait des prisonniers. Elle réutilise certains principes du jeu, ainsi celui de la reine qui dispose de libertés que le roi n'a pas, c'est elle qui embrasse ceux des siens qui réussissent de bonnes prises. Les blancs semblent prendre le dessus.
- Pour le moment, précise Lili, mais ce n'est pas sûr que les choses durent.
Les reines soudain se font face, l'une est de trop, elles parlementent. Lili n'est pas décidée à appauvrir le monde, si bien qu'après une demi-heure, les prisonniers des blancs occupent le camp des noirs, et ceux des noirs occupent celui des blancs. Coup de théâtre, le roi blanc qu'on n'avait pas vu jusque-là délivre la reine et tous les siens. C'est le moment de leur offrir un vrai château, Lili retourne le plan du jeu, la boîte est à eux, ils sont au chaud. Les noirs restent dehors dans le froid, le temps passe. La reine et le roi des noirs décident un jour de frapper à la porte du château
- Laissez-nous entrer, on a froid, il pleut, on n'a rien, on va mourir. On a sommeil.
- Oui,
répond le roi des blancs. Mais demain vous débarrassez le plancher, dormez bien !
- Merci !

Lili ferme la boîte. C'est la nuit. Le jeu semble terminé. Mais au matin, cocorico, Lili ouvre la boîte.
- Vous devez partir !
- Ah oui ! on s'en va.
Les aventures se poursuivent, dedans puis dehors, dehors puis dedans, Lili est insatiable. Jusqu'à ce que que les enfants des noirs et des blancs, qui s'aiment d'un amour vrai malgré les interdictions des deux rois et des deux reines, montent dans la casquette d'Arthur pour un long voyage à travers la pièce. Tout se terminera par une grande fête organisée par les adultes réconciliés, dans la boîte à damiers que Lili plonge dans la nuit d'un coup sec.
Lili s'habille et on part rejoindre ceux qui nous ont quittés il y a deux heures. Le beau temps ouvre ses bras. Malgré les injonctions de Lili, je fais un détour par le fond de l'Etivaz et repère la maison natale de tante Denise. On retrouve Sandra et les autres au bord de la Sarine à la sortie des Moulins, Louise monte dans la voiture, Lili continue à pied. On file jusqu'à Château-d'Oex où Louise choisit dans un magasin de souvenirs le couteau de ses dix ans, c'est la paire de ciseaux incorporée au victorinox numéro 14 qui la décide.
La Galerie Paltenghi est fermée, j'aperçois par la fenêtre des lithographies d'Appel. Un homme me demande si je veux entrer, c'est Monsieur Paltenghi, un Tessinois qui a fait l'architecte dans la région, plusieurs décennies durant. Il peint, sa femme gère la galerie, présente ses collections, les peintures de son mari, organise des expositions. Belles lithographie de Bram van Velde et deux gravures de Sarto, sombres coups d'oeil au centre de la terre. La galerie accueillera dès samedi des huiles de Piero Mosti.
Vais lire avant le repas quelques pages du récit de Sylvain Tesson sur la terrasse du restaurant de la Lécherette, un vieil homme commande un second café glacé, il porte un teeshirt sur lequel je reconnais le visage d'un footballeur suisse connu qui tient un vieil homme par l'épaule. Dessous la fonction : guérisseur, et un numéro de téléphone. Je ne saurais donner de nom au footballeur, ni au guérisseur d'ailleurs, mais le guérisseur, c'est le vieil homme qui termine son second café glacé. J'hésite à lui demander de soigner mon épicondylite et mes autres petits bobos.
Beau tableau de fin de journée, gris argent du côté de la Gummfluh, vert et or du côté du Pic Chaussy. On décide de monter demain au Lac Lioson.
Lu chez Tesson: L'imprévu de l'ermite sont ses pensées. Elles seules rompent le cours des heures identiques. D'où vient mon amour des aphorismes, des saillies et des formules ? Et d'où vient ma préférence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes ? De mon nom ? Tesson, le fragment de quelque chose qui fut. Il conserve dans sa forme le souvenir de la bouteille. Le Tesson serait un être nostalgique de l'unité perdue, cherchant à renouer avec le Tout. ce que je fais ici, en me saoulant dans les bois.
Le silence me revient, l'immense silence qui n'est pas l'absence de bruit mais la disparition de tout interlocuteur.
Ces notes pour y regarder à deux fois.

Jean Prod’hom

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Le parapluie

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Le parapluie dont je m'étais saisi au Riau, hier avant de partir, que j'hésite à prendre ce matin, nous sauve Sandra et moi lorsque le ciel laisse filer plusieurs averses sur la route de Solomont. On rentre le long des prés fauchés, à la recherche d'abris, les pirouettes et les autochargeuses sont restées dehors.
Les averses s'essoufflent après le déjeuner, on décide de sortir, avec le soleil qui va et qui vient, et Oscar. Lili grimpe comme une chèvre dans la pente, là où l'herbe est plus verte, les fraises plus rouges et plus grosses. Louise s'est confectionnée une trompette avec un roseau dans laquelle elle souffle à tue-tête, Arthur saute comme un cabri, les adultes marchent avec dignité. On emprunte un chemin tendu sur le flanc de la chaîne qui va du Mont-d'Or à Dorchaux par le Gros Van. On se retrouve une heure après au Col des Mosses où a été organisé un vide-grenier : des fonds de tiroir pour une clientèle rare.
C'est en faisant du stop pour récupérer la 807 que je fais la connaissance de Michel, un paysan des Monts-Chevreuils, propriétaire du domaine de la Sia et fabricant du piat. On se rend assez rapidement compte que nous sommes parents par ma tante Denise née au fond de l'Etivaz, soeur de P. qui a épousé une de ses tantes à lui, il y a encore une soeur dont il ne se souvient pas du nom.
- Faut dire que j'ai une de ces torchées, dit Michel, demande à mon père, il est en ce moment au café de la Lécherette, il a encore toute sa tête, et viens un de ces jours, on parlera de tout ça.
Au retour, je relève Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson ceci : Les cris ne servent à rien. Dans une perspective naturaliste, l'homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c'est l'acceptation. Celle des stoïciens , des bêtes, mieux ! Des cailloux. La taïga n'a que deux choses à offrir : ses ressources, que nous ne nous privons pas d'arraisonner, et son indifférence. "Moins on parle et plus on vivra vieux", dit Youri. Je ne sais pourquoi mais je pense soudain à Jean-François Copé. Lui dire qu'il est en danger...
En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.
Édouard et Françoise préparent à manger, les filles et Sandra bricolent, Arthur se plonge, avec Oscar sur les genoux, dans le premier des trois volumes d'Eragon, dont il s'étonne que je n'entreprenne pas la lecture, je ne lui réponds pas, il n'attendait d'ailleurs aucune réponse.
Un temps plus clément a régné au cours de la journée, mais une nappe de brouillard bleu descend au crépuscule pour mettre la main sur ce qu'on croyait nous appartenir.

Jean Prod’hom

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Passe à midi en coup de vent

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Passe à midi en coup de vent chez les G. qui ont terminé leur repas, je leur amène quelques produits du sud pour les remercier de s'être occupés de Cacao, d'Edelweiss, de Fleur et des poules. Ils m'avouent que Fleur, qui n'apprécie guère Oscar, ne s'est guère montrée, malgré son absence.
Je manque du courage nécessaire pour reprendre les notes de la semaine passée en Ardèche, bois quelques cafés, fais un peu d'ordre dans la bibliothèque, libère un rayon pour les Journaux auxquels je m'intéresse depuis quelque temps, écoute la radio, finis par rejoindre Arthur et Louise dans les combles qui ont attrapé le virus des Jeux olympiques en regardant hier soir jusqu'à tard le spectacle d'ouverture à Londres ; pas grave, on part demain, l'air des cimes les soignera, moi aussi, je n'ai rien fait de cette journée.
Sandra trie les affaires d'école des trois petits et prépare les sacs pour la Lécherette. Un saut à la déchèterie sous la pluie, il ne fait pas plus de 18 degrés. Je retrouve les cartes au 25'000 qui couvrent les régions des Mosses, Montreux, Château-d'Oex, Zweisimmen et charge la voiture.
On quitte le Riau à cinq heures sous la pluie, le Léman et Lavaux sont gris, un peu de bleu sur Yvoire. La Dent de Jaman respire avec peine, toute la chaîne plonge à sa suite dans les limbes, jusqu'aux Muverans. Chavallon fait une tache blanche au-dessus du Rhône, le Catogne a disparu, plus rien ne boucle la vallée. Que deviendraient les choses si on ignorait leur nom et leur position dans ce grand théâtre ? Quelques chevaux anonymes paissent dans les prés lourds du bout du lac.
On sort de l'autoroute à Aigle, comme autrefois lorsque nous montions en famille au chalet de Madame Bellorini qu'elle mettait à notre disposition aux relâches ou à Pâques, la pluie tombe tant et plus, on laisse la Grande Eau à ses méandres pour s'élever par des lacets serrés sur la rive droite de la rivière qu'on devine tout au fond tandis que sur la rive gauche la ligne de chemins de fer des Diablerets fait une saignée dans la forêt. On distingue à peine la Forclaz et Vers-l'Eglise, ou on y songe. On prend un peu au-dessus du Sepey la route des Mosses. L'indication des Voëttes - et du Sernanty - peu avant le col, me ramène à la Murée, à maman, ses soeurs, Louis son père et Hortense sa mère qui tenaient une drôle de maison au bord de la route des Diablerets. Il y cultivaient des fruits et des légumes et gardaient deux ou trois vaches grises, hébergeaient quelques pensionnaires.
On montre notre bout de nez à la Lécherette à 17 heures 43, taches bleues dans le ciel, on ignore tout de l'emplacement du chalet, on téléphone, Françoise fait des signes, Edouard nous indique où parquer.
Nous reste la soirée pour détailler le profil de la longue chaîne du Pic Chaussy et, de l'autre côté le cirque blanc de la Gummfluh.

Jean Prod’hom

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Recaler sa vie

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Il s'agit pour chacun d'entre nous de recaler sa vie, pour une journée seulement puisqu'on monte demain à la Lécherette. La température s'est considérablement refroidie et cette chute va se poursuivre la semaine prochaine. Sandra et Louise sont descendues au CHUV ce matin, elles traînent en ville, c'est signe que tout va bien, les analyses doivent être bonnes. Arthur a repris sa trottinette et Lili prépare des cadeaux.

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Au jardin les prunes sont nombreuses, c'est la première fois. Mais très peu de raisinets, très peu de cassis. Quant au pommier en espalier, il ploie sous le poids des fruits, le bricolage de ces dernières années ne suffit plus.
Les feuilles du cognassier sont malades, mais quelques coings, petits encore, semblent intacts. Pour le reste le jardin peut continuer sans moi, l'herbe est courte. Reste la fontaine que j'ai eu la bonne idée de placer sous le tilleul, elle déborde, l'écoulement est bouché.
Je passe le reste de la journée devant l'ordinateur à trier les photos que j'ai réalisées dans la Drôme et dans l'Ardèche, transfère mes notes de l'IPad et en mets à jour la moitié. Je prépare à manger avant de reprendre la mise au net des billets rédigés à la va-vite la semaine passée. Est-il bien judicieux de prendre autant de temps pour cette entreprise ? Ne faudrait-il pas la recalibrer ?

Jean Prod’hom


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Souvent au réveil

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Souvent au réveil, la raison instille un doute sur la valeur de nos rêves, tourne au ridicule les aventures de nos nuits, sans qu'elle ne succombe jamais, elle-même, à cet autre rêve, le jour qui se lève, la rumeur, l'amitié. L'homme risque ainsi, chemin faisant, de passer à côté de la nuit, à côté du jour.

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Lorsque j'ouvre l'œil dans la chambre blanche, j'aperçois sur le bois du cadre de la fenêtre ouverte un grand oiseau silencieux, la plume gominée, immobile. Je fais un geste pour avertir Sandra de ce petit miracle qui s'envole.
Dernière balade ardéchoise, café à l'ombre de deux mûriers. Retour laisse tendue, me prends pour un dresseur de chien, fais un pas dans l'acceptation de cette bête qui confirme à chacun des siens la justesse des observations de Pavlov auquel il convient parfois de se rallier.
Un paysan sur son tracteur, les oreilles sous des pamirs, effeuille ses vignes. Un ouvrier comble une tranchée dans une cour, il nous parle des frasques de son Jack Russel. Des campeurs gras et gros moulinent leurs jambes épaisses, suent, on est loin du charme discret de la bourgeoisie.
On repart pour une série de 24 sandwiches, dernier pique-nique sur les rives du Chassezac. Un dernier bain, sans le bateau qui a fondu pendant la nuit, 37 degrés.
On rentre par la D579, une départementale sans caractère comme la plupart des routes départementales, Ruoms, Balazuc, Saint-Maurice d'Ardèche, puis Voguë sur l'Auzon et la D103, Saint-Germain, puis la N 102, une semi-autoroute qui longe l'Auzon presque à sec, puis s'enfonce dans un espace sacrifié, on laisse sur notre droite le lit creusé par l'Escoulay, on devine Alba-la-Romaine, j'aperçois dessus la route les necks basaltiques de Sautré, et puis Montélimar, Valence et Genève.
Il est vingt et une heures trente lorsqu'on arrive au Riau, les enfants donnent un coup de main avec le sourire pour vider la voiture, c'est nouveau. Un thé et au lit.

Jean Prod’hom

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Laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens

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Promenade matinale à Tournayres. On est en mesure d'annoncer à nos hôtes une journée de toutes les chaleurs. Les garçons n'écoutent pas, ils rêvent sur le balcon, des haut-parleurs perchés sur une camionnette annoncent urbi et orbi la présence prochaine des monsters truck, les enfants n'ont saisi ni le jour ni le nom du village qui accueillera ces brigands, tant mieux, la question est donc réglée. Les filles défilent avec leur nouvelle robe ou leur nouveau pantalon achetés hier aux Vans, Jeremy est au pain.

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Oscar est dans son panier, il a croisé ce matin sa première voiture sans être tenu par une laisse, il va nous falloir le préparer encore à d'autres épreuves. Et si tout se passe bien, j'envisagerai sérieusement de laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens.
Suzanne a réservé pour ce soir une table à Balazuc. Pour le reste mon épicondylite prend racine et je me réveille avec des courbatures, ah ! les beaux jours.
Lis en début d'après-midi les premières pages du Journal de Gide où je retrouve Pierre Louÿs, mais le poids du volume de la Pléiade est tel qu'il m'oblige à laisser tomber, je m'endors. On s'attelle, Jeremy et moi, à la confection des 24 sandwiches réglementaires qu'on emmène sur les bords du Chassezac, on y reste jusqu'au soir, Sandra et Suzanne s'essaient à la pêche sans grand succès.
On part pour Balazuc plus tard que prévu si bien qu'on mange, sous des micocouliers, à neuf heures passées. Le patron de la paillote est William Claveyrolat, frère de Thierry, suicidé quelques années après l'arrêt de sa carrière sportive. Un grand coureur, précisent les coupures de journaux intercalées dans le menu : maillot à pois rouges dans plusieurs Tours de France, surnommé l'aigle de Vizille, rival de Greg Lemond et de Sean Kelly, trahi par Laurent Fignon, disent les mauvaises langues, lors du championnat du monde 1989 à Chambéry.
On fait une balade dans le village éteint de partout. Personne. Si, un crapaud qui cherche un peu de fraîcheur près d'une bouche d'égout, mais aucune de nos filles ne veut l'embrasser. On entend bientôt une voix grave, celle d'une dame ou d'un monsieur qui nous parvient de l'église romane, on s'approche, c'est celle de Barbara Deschamps, on l'écoute sur le seuil, il fait chaud, la porte est ouverte. C'est la fin de son tour, elle passe aux aveux, elle chante depuis trois ans, a toujours voulu réaliser ce rêve, c'est fait, une dernière chanson, un dernier couplet : Fais ce que tu veux pour autant que tu ne déranges personne, mais fais-le, tu pourrais sinon le regretter. On applaudit, les spectateurs sortent, j'entre jeter un coup d'oeil.
Il est près de minuit, on boit un dernier thé, c'est que demain on s'en va.

Jean Prod’hom



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Les rameaux du grenadier tremblent à peine

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La cour est fraîche, mais les rameaux du grenadier tremblent à peine. On quitte le mas sur la pointe des pieds, comme hier, par le même chemin, entre vignes et arbres à pain. Oscar fait connaissance avec les vélocyclistes, les joggers et les joggeuses, les automobiles, les poules, les papillons et leurs ombres, les ronces. Et notre propension à paresser sur les terrasses va l'obliger à composer s'il veut être des nôtres.

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Je discute le coup avec la gérante du camping, peintre en bâtiments autrefois. Ils sont trois à s'occuper de l'affaire : près de 70 places – tente ou caravane –, la réception, le dépôt de pain, le restaurant, le nettoyage de la piscine. Un travail de fous avec des clients exigeants, malotrus souvent. Un mois encore et c'est fini, dit-elle, elle reprendra peut-être un jour un bar, mais sans camping, elle est détentrice de la patente 4, une patente qui lui permet de vendre de l'alcool, une patente qui s'achète aujourd'hui comme autrefois un quartier de noblesse.
En revenant on entend au loin une voix qui sort de haut-parleurs, le cirque Nock peut-être, ou la discothèque du Titanic qui aurait engagé d'autres moyens que l'affiche aperçue tout à l'heure, placardée contre un mur de pierres sèches pour annoncer la soirée mousse de demain. La voix se fait plus distincte.
- Bonjour, c'est la voix qui vous parle. Le soleil brille à Rouveyrolle. N'oubliez pas que la journée d'aujourd'hui est sous le signe du baby-foot. Passez à la réception pour vous inscrire par équipe de deux. N'hésitez pas, participez à cette grande fête. Vive la convivialité.
La même voix reprend lorsqu'on passe a proximité de cet autre camping.
- Chers campeurs, c'est à nouveau la voix qui vous parle. Il fait un temps splendide. Nous tenons à vous avertir qu'il reste encore quelques places pour le repas moules-frites de ce soir. Elles sont belles, elles sont bonnes, ne le regrettez pas demain. Passez à la réception avant qu'il ne soit trop tard.
On déjeune au retour dans la fraîcheur du couradou, puisque c'est ainsi qu'il faut le nommer, avant que chacun ne reprenne ses occupations. Je me suis attaché hier à la série des Ardèche Loisirs trouvés dans la bibliothèque. J'y apprends que les Parisiens, Jean Désert et Pierre Monneret, ont réalisé la première descente des gorges de l'Ardèche en 1902, près de 40 kilomètres sur un bateau en acajou ; plus de 200 000 embarcations ont franchi l'arche de Vallon en 2002 ; Privas est en 1790 le chef-lieu du département des Source de la Loire ; les premières traces des châtaigniers remontent à plus de 8 millions d'années ; le marronnier est originaire des Balkans, le châtaignier - castanea sativa - lui est indigène, on en cultive plusieurs variétés : comballe, bouche-rouge, aguyane, précoce des Vans, merle, rialouse, esclafarde, pourette du Tanargue, garinche, bouche de clos, sardonne... L'Ardèche est le premier producteur castanéicole, 40'000 tonnes en 1860, 5'000 tonnes aujourd'hui (40% de la production française, 50% du revenu de près de 1000 exploitations) ; le marron glacé figurait sur les tables de Versailles ; le châtaignier fournit deux à trois fois plus de calories à l'hectare que le blé. Les châtaignes sont entreposées dans des clèdes ; le ministère de l'Environnement a attribué le label "Paysage de reconquête" (oh !) à la châtaigneraie de Saint-Pierreville (mais aussi aux sucs - basaltiques - volcaniques de Mézenc, aux terrasses viticoles de Ribes et aux pêcheraies de la vallée d'Eyrieux).
Je termine en fin de matinée la lecture du journal 1887-1888 de Pierre Louÿs qui répète à l'envi qu'il est jeune, qu'il a dix-sept ans, qu'il est vierge et que ça ne peut pas durer comme ça. Ce n'est pas à soixante-dix ans que je retrouverai mes ardeurs d'aujourd'hui. En sacrifiant à de vains préjugés, je perds un temps  que je ne retrouverai plus et les plus beaux jours de la plus belle jeunesse. J'ai résisté au printemps de mes seize ans. Je ne résisterai pas à celui de mes dix-sept ans, et je jure Dieu que le mois de mai ne se passera pas sans que...
... Oh ! la première nuit et la première femme !

Eh ! bien, comme Pierre Louÿs le précise en note, le mois de mai s'est tout de même passé sans que...
Baignade ensuite dans le Chassezac. Les enfants emmènent un bateau gonflable, on ne les revoit plus avant la fin de l'après-midi.
Il est neuf heures lorsqu'on part pour les Vans, aucune page des Ardèche Loisirs ne présente l'histoire de cette ville. Un marché d'artisans s'y tient ce soir, guère plus intéressant que celui de Grignan. Mais on perçoit dans la nuit quelque chose de très ancien, sur les façades des maisons, dans le tracé des routes, la largeur des fenêtres, la découpe des volets, les murets. On perçoit dans l'ombre une nuit très ancienne.

Jean Prod’hom

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Ardèche loisirs

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On part, Sandra, Oscar et moi sur le chemin à ornières qui prolonge la route après le parking d'où l'on a rejoint le Chassezac hier en fin d'après-midi. Personne encore à la rivière. On longe une châtaigneraie dont un réseau de tuyauterie assure l'arrosage. Un treillis nous empêche de poursuivre, on se rabat vers l'intérieur à travers les vignes jusqu'au hameau de Tournayres. La buvette d'un camping est ouverte, on y boit un café. Les serres dénudés de l'autre côté de la rivière, les arbustes nains, les petites vignes, le mélange du labeur et des loisirs, des estivants et d'une paysannerie restée prise dans une mécanisation primitive, la caillasse, le silence, l'heure matinale et la chaleur qui se lève me font penser à d'autres lieux, il ne manque que les ânes pour nous transporter plus au sud, les Baléares, la Sicile, la Crête, ou Patmos.

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On passe la fin de la matinée à l'ombre, lecture des Ardèche loisirs 1999, 2000, 2003, 2005, 2006. J'y apprends que la grotte Chauvet a été découverte en 1994 par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brune-Deschamps et Chtristian Hillaire. Petite pensée pour les deux derniers qui n'entreront pas dans la postérité. J'apprends que les datations des peintures murales ont été effectuées à Gif-sur-Yvette : 30'000 à 32'000 ans, plus vieilles que celles de Lascaux.
J'apprends en outre qu'au début du XXème siècle, l'Ardèche comptait 1347 alambics, il n'en restait qu'une vingtaine lorsqu'une ordonnance, celle du 30 août 1960, annule la transmission du privilège de distillation de père en fils.
Ce n'est pas tout, les femmes ardéchoises couvaient les oeufs des vers à soie placés dans un morceau de tissu qu'elles mettaient entre leurs seins ou sous leurs jupes, c'est l'éclosion au nouet ; on appelle les magnaneries les chambrées de vers, moulinier celui qui transforme un faisceau de brins en fil par torsion et assemblage, soie grège la soie en cocon; la pébrine décime les élevages de vers à soie au milieu du XIXème siècle, plus de 30 000 Ardéchois quittent le pays ; si on compte en 1874 45'200 sériciculteurs, on n'en compte plus que 19'000 en 1913, 5'000 en 1938, 1'000 en 1957; on produit au XIXème siècle jusqu'à 3'000 tonnes de kilos de cocons en Ardèche, 16 tonnes en 1961, 3 tonnes en 1967. En 1968, l'Etat supprime l'aide à la production ; on appelle béalière le canal amenant l'eau à la roue du moulinage, faïsses ou acciols les terrasses cultivées ; on appelle couradou ou fialage le balcon couvert ouvrant sur l'extérieur par de larges arcades, c'est précisément dans un couradou ou un filage que je rédige ces notes.
Après-midi sur la rive droite du Chassezac, au-dessous de hautes falaises desquelles les enfant plongent. On les surveille, l'eau jusqu'à la taille, sans jamais perdre pied, comme ces Italiens du sud qui ne savent pas nager. On lit tant bien que mal, avec la chaleur qui fait fondre nos vertus, les pierres qui roulent sous notre dos, on souffre en silence comme des fakirs.
Je lis la première partie du Journal de Pierre Louÿs, l'exposition de ses motifs en date du 24 juin 1887 est de bonne augure, le gaillard a 16 ans et ne manque pas d'ironie. Il admire Hugo et ne comprend pas la direction qu'a prise l'éducation, la séparation des sexes, la voie du dressage précoce. La suite est souvent moins gaie, il liste les livres lus, les concerts entendus, les pièces de théâtre auxquelles il a assisté. Vif portrait de Michel Bréal, une petite chouette avec des sourcils de hibou, un nez de faucon, une bouche de carpe, qui lui fait passer un examen en novembre, belle évocation de sa cousine T avec laquelle il polke et valse tout un été à Tréport, de Jules Ferry qui a donné aux Français à la fois la Tunisie et la gratuité de l'enseignement.

Jean Prod’hom


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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation

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Je me réveille dans un drôle d'état, pas mécontent d'avoir pris la tangente, de ne pas être resté dans ce parking. Je viens de glisser le corps d'un inconnu dans le vide-poche, je trie accroupi des habits, dernière place côté de l'Ecole hôtelière, sous la station Agip, tente de regrouper l'essentiel. Surtout ne pas oublier le billet, de train ou d'avion, je ne me souviens pas, surtout ne pas laisser ce billet dans l'un des habits que je n'emporterai pas, je suis seul, conscient d'avoir commis l'irréparable, je ne connais pas l'identité de la victime, il y a des choses aussi importantes que son identité, mais quoi ? et pour aller où ? J'essaie de me rendormir pour en avoir le cœur net, sans succès. Me retrouve dans une humeur double, heureux de ne pas avoir commis l'irréparable, mais déçu de ne pas savoir ce qui me serait advenu, au risque de me réveiller du mauvais côté.

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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation. Comme d'ailleurs dans tout usage servile de ce que la rhétorique a inventorié. Il s'agit d'explorer aujourd'hui d'autres relations, à l'intérieur du mot, du groupe de mots, de la phrase, du paragraphe, du texte, ailleurs encore. En suis-je capable ? Evidemment non, mais j'en pressens la nécessité.
Les mauvaises herbes s'attaquent avec le même succès aux bords des routes, aux prés abandonnés, aux parents oubliés. La folle avoine entoure aussi bien les coquelicots que les fleurs artificielles dans les cimetières, les premiers chantent les fragiles renaissances, les secondes rappellent l'impossible résurrection. Le cimetière de Colonzelle mérite le détour, la mauvaise herbe y monte à l'assaut de la mémoire des vivants.
On quitte la Drôme pour l'Ardèche à 15 heures, aidés par le GPS qui nous propose Pierrelatte par Montségur-sur-Lauzon : le village est de cire, on le sait vivant, mais on en doute. On traverse un paysage de fin du monde, avec les toits bas comme à Dax, le désert autour et le réel qui ne réagit pas.
De Bourg-Saint-Andéol, on prend la direction de Vallon-Pont-d'Arc où l'on se mêle un instant à la foule. Suzanne est partie avec les enfants se baigner dans le Chassezac. Jeremy nous attend à Rouveyrolle, un hameau vide à cette heure. On décharge la 807 dans la cour intérieure de cette ancienne unité agricole, avec une lumière et une ombre qui l'isolent du monde. Une galerie met en relation l'ancienne magnanerie avec le corps de l'habitation recouverte de larges et lourdes dalles de basalte. Elle est comme le pont d'un navire, assez large pour qu'on y mange, assez en pente pour qu'elle produise un vertige. Un autre monde double le premier en prenant appui sur le puits d'ombre qui réorganise le dedans avec le dehors si bien qu'ils sont l'un dans l'autre et que l'étrange sensation d'être dedans et dehors ne nous lâche pas.
On rejoint les autres sur les bord du Chassezac. Après-midi au soleil, les pieds dans l'eau. Soirée à parloter tandis que les enfants organisent leur campement. On se couche à minuit. Lis les dernières pages d'Apprendre à finir, un sombre récit de Mauvignier. J'espérais que quelque chose viendrait illuminer le désastre qui en est l'origine. Rien en définitive, mais passage sur l'autre face d'une bande de moebius qui se referme sur quelque chose qui dure. Qui se referme et reprend, à peine décalé, ce qui ne finit pas.

Jean Prod’hom


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Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand

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De la route qui fait tenir ensemble Colonzelle à Grillon, le Mont Ventoux n'a rien d'un géant. Ce matin le mistral souffle en rafale sur la place de la Bourgade dont l'accès en voiture est barré. Cinq ou six femmes et un homme ont dressé des planches devant leur 4L ou leur Diane, réparti des cagettes de fruits et légumes. L'une d'elles attend, bras croisés devant un tas de melons, elle a l'air d'une de ces personnes qui ne doutent pas de la valeur de leurs produits, qu'elles les vendent ou qu'ils leur restent sur les bras. Pas grand monde toutefois pour acheter ses melons, il est peut-être un peu tôt, elle me rappelle cette femme qui attendait dès l'aube un client devant son vieux bus Citroën sur la route d'Alès.

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Dernière saison pour les roses trémières dans les jardins oubliés, entourées toujours de plus près par la folle avoine. Sur le chemin de la coopérative, j'aperçois des gens intéressés par l'un des terrains viabilisés à vendre au bord de la route de Valréas, des gens comme vous et moi. Ils discutent à l'angle de la parcelle avec celui qui est vraisemblablement l'un des promoteurs du projet. La femme me regarde plein de soupçons, je l'ai croisée, elle et son mari, dans le village alors que je faisais des photos de la cour d'une maison fermée hiver comme été. Ils m'ont demandé si je photographiais la maison. Que non ! le banc de pierre. Ils n'ont pas paru satisfaits de cette réponse. Je n'ai pourtant pas la tête d'un brigand.
Balade au bord du Lez en famille, je me laisse décramponner pour observer le ballet des libellules, fais quelques photos. Ils reviennent une demi-heure après, Oscar court sans laisse et répond aux ordres de Sandra. Ce qui ne nous empêche pas, bien au contraire, de le laisser à la maison, seul, pendant qu'on fait un saut à la piscine de Valréas. Peu de baigneurs aujourd'hui, les aventuriers d'il y a deux jours sont absents. Le ramadam aurait-il à faire avec l'agitation de jeudi passé et expliquerait-il leur absence aujourd'hui ? C'est ce que semble sous-entendre l'un des médiateurs.
Arthur, Louise et Lili ont la piscine pour eux, sautent et plongent. Un encadrement maximum, les deux maîtres-nageurs, les deux médiateurs et, près de l'entrée deux policiers qui campent. Le mistral a raison de notre bonne volonté, malgré les conditions exceptionnelles des mesures de sécurité, on rentre.
Dernière sortie dans les dunes, longue boucle (91) avec Sandra, Louise et Oscar, tandis qu' Arthur et Lili regardent un film. On part demain pour Joyeuse. Le soleil se couche sur les collines derrière lesquelles on devine la vallée du Rhône, les éoliennes ont la dimension des fèves cachées dans les gâteaux des rois, la terre ocre flambe, les graminées poudrent d'argent la lavande, on croit qu'il neige à la cime des saules et au pied des chênes verts.
Un dernier passage dans la salle de bains avant de me coucher. Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand.

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Jean Prod’hom

Un Matin de grand silence

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A la sortie de Colonzelle, dans l'angle du chantier d'où devrait un jour jaillir un lotissement, deux ouvriers suent ; l'un est perché sur une camionnette, il soulève une masse qu'il laisse retomber, sans rythme, l'autre guide le piquet sur lequel est fixé un panneau, on peut lire : A vendre, terrains viabilisés, 600 ou 800 m2. Le lotissement tarde à se mettre en place, on peu comprendre, de la terre remuée et un réseau discontinu de routes et de chemins, on dirait un petit aéroport oublié après de sévères bombardements.
Plus loin, dans le pré où pâturait ces années dernières un cheval blanc, plus de cheval blanc. Plus loin encore une jeune femme penchée sur des rames de haricots, elle travaille comme une mule.
Il y a foule sur la place de la Bourgade, devant Sainte-Agathe, près de la fontaine et au bar. On attend en papotant le corps de Ginette, une vieille dame de 82 ans. Ses obsèques auront lieu à dix heures, on s'inquiète, elle n'a pas d'avance. La famille est là, le prêtre est sur le perron, avec le missel des défunts qu'il serre sur sa poitrine, ils attendent, on fume une dernière cigarette, les cloches sonnent, toujours personne.
Le minibus Opel gris funèbre arrive enfin avec le corps de Ginette. Les proches se rapprochent, les curieux restent à l'ombre. Le chauffeur fait une marche arrière pour faciliter les manœuvres, l'un des quatre employés de l'entreprise des pompes funèbres valréassienne ouvre le coffre du bus, un volume appréciable qui permet de placer le cercueil dans une section indépendante, un coffre dans le coffre. Ce système a été imaginé à l'origine pour simplifier la vie des amateurs de sports d'hiver qui pouvaient ainsi glisser leurs skis dans un tel compartiment, presque invisible, placé dans l'axe du véhicule. Il n'en va pas de même pour l'aménagement de l'Opel, le compartiment est bien visible, il ressemble plutôt à la niche d'Oscar, ou à un coffre-fort. Il est recouvert d'une moquette sombre sur laquelle sont placés les bouquets de fleurs, les plaques de marbre gravées, les croix, bref tout le bric-à-brac sans lequel la mort ne ressemblerait pas à la mort. Ce dispositif permet en outre de glisser entre le box du mort et les parois du véhicule la petite table pliable et le napperon de velours qui la recouvre.
La table est mise, on y a déposé le livre dans lequel celui qui le veut peut témoigner de sa sympathie. Le prêtre s'approche du véhicule et ouvre son missel, dit quelques mots avant de faire le signe de croix. C'est le signal que les quatre croquemorts attendaient pour se saisir du cercueil et le transporter dans l'église, la foule suit. J'aurais bien voulu entendre ce qui s'est dit ce matin dans Sainte-Agathe, mais les enfants attendaient les ficelles et les baguettes.
On déjeune sur la terrasse. Sandra, les enfant et Oscar vont ensuite à la rivière, je vais à pied à la coopérative acheter quelques fruits. On monte à Grignan, je fais un saut à Terres d'Ecritures, discute le coup avec Christine Macé, lis le texte de Jean-Pierre Charcosset qui accompagne les lithographies de Kitty Sabatier.
Piscine ensuite, après celles de Nyons et de Valréas, celle de Grignan au pied du château. Une piscine d'une simplicite extrême qui n'offre rien d'autre que de l'eau fraîche, une piscine janséniste.
Lis avec Arthur avant et après le souper Un Matin de grand silence. Ce court récit écrit par Éric Pessan et publié aux éditions Chemin de fer m'emballe, c'est l'histoire d'un enfant qui s'avise qu'il ne vit pas sur la planète qu'il croyait, que tout y est différent de ce qui se dit, sans que quiconque n'ait voulu pourtant le tromper. Aucune place ne lui a été réservée, c'est sa chance, il suffit de se pencher pour ramasser la liberté. Il s'aperçoit un matin que, sous les bruits et les mots qui donnent sens à la communauté des vivants, un silence bouleversant pousse et déverrouille non seulement les choses, mais aussi le temps et l'espace qui les accueillent. Il prend conscience avec stupeur que rien n'est plus extraordinaire que le verso de nos vies. À la fin Arthur aurait voulu que ça se termine, qu'on en finisse une bonne fois et que les parents du héros rentrent enfin. Mais avec qui aurait-on parlé de tout cela, de ce rêve qui n'en est pas un et qui n'a pas de fin ?
On remonte à Grignan dans la soirée pour le marché nocturne, une centaine d'exposants déguisés en courtisans, vendeurs sans âme d'une camelote qu'on préfère voir chez son voisin que chez soi. Le système économique capitaliste produit aujourd'hui toujours plus de riches et toujours plus de pauvres, il semble de plus en plus difficile de vivre à l'écart de tout ce folklore sans être condamné à faire n'importe quoi.

Jean Prod’hom


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La piscine de Valréas

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Me retrouve à un peu plus de 8 heures sur la terrasse de Grillon, pour une grosse heure, sans mon IPad que j'ai oublié si bien que je n'écrirai pas ces notes comme je l'ai fait ces derniers matins... plus tard. Ce qui ne m'empêche pas de goûter à l'air qui circule tout autour, une circulation provoquée par d'innombrables ouvertures, celle du Restaurant de la Truffe devant lequel le patron balaie, celle de l'église – sans que personne n'y entre ou n'en sorte. Il y a aussi les pages du Provençal ou du Dauphiné que les clients tournent en hochant la tête, il y a les fenêtres de Cash ou Bingo que des femmes grattent en rêvant au million, il y a des morceaux de ciel bleu qui frissonnent avec les feuilles du platane, et l'eau qui goutte au goulot de la fontaine. Deux vieux s'arrêtent sur le seuil de l'église et consultent l'avis mortuaire qui invite les amis de Ginette à venir demain rejoindre ses proches parents, et sainte Agathe, pour lui rendre un dernier hommage. Le jour est sur ses rails.

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Termine après le déjeuner de désherber la terrasse ; les rosiers et le figuier ont pris résolument leur place, la sauge et la sarriette adossées au mur en manquent. Les deux arbres fruitiers, des abricotiers (?) sont tout jeunes, ça prendra encore quelques années mais ils ont le temps. Les lavandes sur lesquelles butinent des abeilles et le romarin auquel le liseron se mêle sont chez eux. J'espère ne pas avoir arraché de nouveaux-nés. Quant au mirobolan - je lis son nom sur une étiquette qui lui pend au cou -, il suit les indications du manuel déniché dans la bibliothèque, qui décrit ce prunier comme peu vigoureux et appréciant les sols très humides. C'est réussi, le tronc est sec de chez sec.
Si la piscine de Nyons accueille les gens du cru, les familles, les retraités, les estivants, des colonies d'enfants et d'amoureux, il n'en va pas de même avec celle de Valréas, on y était en fin d'après-midi. Elle est occupée essentiellement par des adolescents qui n'ont pas l'occasion de partir en vacances et que les parents n'ont pas le temps d'emmener sur les toboggans de Nyons. Ils font ensemble une petite équipe de joyeux drilles qui plongent, rient, sautent, crient tout autour des trois bassins. Ce sont des habitués qui ont la particularité de ne pas être les enfants les plus faciles de cette petite ville du Vaucluse touchée par le chômage. Pour les distraire, on a élevé des plongeoirs d'un, trois et cinq mètres. Pour le reste peu d'ombre, un petit coin d'herbe et du béton. Comme les esprits sont toujours prêts à s'échauffer, la commune a délégué des médiateurs pour garder un œil sur ces gamins. Ils fonctionnent en binômes, on m'a expliqué qu'ils jouaient le rôle de grands frères, ils sont six dans la commune et travaillent à plein temps. Pendant l'été ils secondent les maîtres-nageurs qui ne manquent pas de travail, c'est en effet à la piscine que ces gamins se retrouvent tous, ils ont 8, 10, 12 ou 16 ans.
Cet après-midi, ça a failli mal tourner, les gamins ont occupé le plongeoir interdit d'accès à cause de l'affluence. Les injonctions du maître-nageur n'ont pas suffi, deux policiers s'en sont mêlés, mais fort heureusement de loin, ils sont repartis rapidement alors que le maître-nageur insistait pour se faire entendre. La vingtaine de gamins ont flairé l'aubaine, le maître-nageur a voulu montrer qui commandait en bouchonnant l'un des enfants désobéissants. Ses copains ont plongé alors dans le grand bassin et entouré leur héros. J'ai craint le pire, Sandra a trouvé que c'était le moment de rentrer, je suis resté jusqu'à l'arrivée des deux responsables de l'association des jeunes de la ville, des gens respectés, les gamins se sont mis au garde-à-vous, ils sont tous partis.
Cette après-midi n'a pas été perdue, Arthur, Louise et Lili ont eu droit à leur première leçon de sociologie appliquée, ils n'en ont pas perdu une miette. J'aime bien la piscine de Valréas.
Je lis ce soir les trois dernières parties de la biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, une lecture expresse pour le passage d'une étoile filante.

Jean Prod’hom



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Café de la Bourgade

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- ... de 2 à 3 tonnes, 45 hectares, 80 francs le litre, un camion et une pompe venaient charger la lavande, le courtier c'était Pèlerin de la Roche. Une année, elle est montée à 100 francs le litre, dans la région ils avaient tous acheté des tracteurs neufs. Moi je ne désherbais pas, les ailes passaient dessous, il fallait aller très peu par-dessous. Il y avait bien sûr les frais, les coupeurs, la distillerie. Moi je montais avec deux remorques sur la route de Taulignan, un crochet exprès pour les mettre ensemble, il y avait de sacrées ridelles, on arrangeait un peu les gerbes, et hop ! la vapeur. On n'était pas malheureux, mais il fallait travailler, batailler contre les mouches et les chenilles, on sulfatait, mais c'était pas dangereux. On travaillait parfois avec deux tracteurs, mon cousin prêtait le sien. À la mort de mon père, j'ai tout laissé, trop difficile, trop cher, avant avec mon père on partageait les frais.
- Je fais 150 mètres et je dois m'arrêter, je n'y vois rien de l'oeil gauche, l'autre à moitié, c'est pas beau. Si je regarde en-dessus c'est malheureux, mais si je regarde en-dessous... Faut se le dire, il y a plus malheureux ! Hé hé, je ne fume plus. Mais qu'est-ce que j'ai pu fumer, cigarettes, cigares, pipes, deux cafetières... J'en ai fini d'un coup avec la fumée, j'ai eu une piqûre au milieu du front, chez un homéopathe, c'était à l'Isle-sur-la-Sorgue, dégoûté à tout jamais. C'est en faisant le service militaire que j'ai appris à fumer. On était incorporés à Avignon. Avant à Grenoble, quand le machin d'Algérie, je me rappelle, de Gaulle avait dit aux Algériens qu'il les avait compris, le jour après il les massacre. Les journaux disent tout ce qui ne va pas, moi je me tais quand ça ne va pas et ça va mieux. Mais je ne joue plus aux cartes, je ne vois plus que les couleurs. J'ai de ferraille qu'il me faut jeter, faut que je trie d'abord. Je ne veux pas garder grand chose, je verrai, on verra.
- Mon neveu de Taulignan ramasse la ferraille, même les vieilles batteries. Il viendra, je lui dirai.

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Les enfants se plaignent de mon arrivée tardive, on déjeune, le mistral a laissé la place à une maigre brise si bien que la température s'est considérablement élevée. La 807 indique 36 degrés entre Valréas et Nyons où nous allons nous baigner.
M'arrête au retour sur la place, près d'un café qui propose habituellement un réseau wifi ouvert. Bientôt une semaine que je vis sans, et ne sens aucun manque ni frustration, mais je sais que ces notes n'ont de sens que si je m'en défais. Le café est fermé. C'est finalement dans un tea-room que j'accède au réseau des réseaux, m'y attarde un peu avant de retrouver ma tribu sous le monument aux morts de Nyons, avec tout en-haut la République en marche sur laquelle on a repassé une couche de rouge-blanc-bleu.
On fait le plein de fruits chez un agriculteur de Ventadour dont le domaine est attenant à la route. Le jeune qui nous sert est silencieux, dans l'abri qui le jouxte, un employé remplit le réservoir d'un antique tracteur. J'aperçois lorsqu'on s'en va, avec notre cagette sous le bras, les faysses d'une grande propriété, de lourds arbres fruitiers et une jeune femme, le jeune homme la salue familièrement, un enfant qui marche à peine la précède. Me demande alors comment on peut naître là, en dehors de tout, peine à l'imaginer avant que je ne m'avise qu'il en a été ainsi pour chacun d'entre nous, naître loin de tout avec l'idée que tout aurait pu en aller autrement, mystérieusement.
Lis au retour les deux premières parties du Nicolas de Staël de Greilsamer. Je crois bien que je n'avais jamais lu une biographie de ce genre, que j'aurais autrefois évitée comme la peste, à mi-chemin de tout. J'éprouve une sensation analogue à celle qui m'a habité il y a quelques semaines à Pompei. Cela ne m'empêche pas de me coucher à point d'heure.

Jean Prod’hom



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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion

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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion, loin de son aire, à Grillon où je me livre à mes premières et peut-être dernières observations d'une stèle levée en souvenir de la Grande Guerre, complétée par des inscriptions, provenant également de la seconde. Trente morts à l'occasion du premier grand charnier, trois à l'occasion du second. Je ne sais rien de l'histoire de ces édifices, ni de leur conception, mais j'imagine bien la tête de celui qui a trouvé le filon, un gars du format de ce loustic de Vieil, un pote de guerre à Blaise Cendrars qui s'était montré indispensable à l'arrière en mettant en ordre la collection d'un toubib à cinq galons, fourbissant des fusils, des casques, des écussons, des boutons d'uniforme, des plaques de ceinturon, munissant chaque objet d'une étiquette circonstanciée...

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Le monument aux morts de Grillon est constitué d'un obélisque dans les cartouches duquel sont gravés les noms des morts de la Première Guerre, sur trois faces. Se dresse dans la quatrième cartouche une représentation de la République, ailée, armée et casquée. Cet obélisque est fixé sur un socle à 4 faces, la première porte une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1914-1918, la seconde une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1939-1945, la troisième une dédicace aux Français d'Outre-Mer morts pour la patrie. La quatrième demeure obstinément vide, on réparera cette faute de goùt un de ces jours prochains, on a laissé d'ailleurs tout autour des fusées d'obus, des casques, des décorations, un canon, au cas où...
Ceci encore : le RF de la République française ressemble étrangement au RF de Roger Federer, mais je note qu'aucun dignitaire de la Ve République, à ma connaissance, ne s'en est plaint. Ni l'entourage du tennisman d'ailleurs.
N'arrive pas à me débarrasser ce matin de Philippe Didion que je retrouve en-haut de la Montée du Châteauvieux. Fais une photographie d'un salon de coiffure dont l'enseigne semble commémorer l'alliance pakistano-américaine.
Lu dans le Provençal ce matin : Les habitants d'Alba-la-Romaine peuvent être rassurés. Les nouvelles découvertes, révélées par des fouilles préventives, confortent la prestigieuse histoire de leur commune. Celle d'avoir été le chef-lieu du peuple des Helviens au début du millénaire, entre le Ier et le IVe siècle avant J.-C. Je ne peux m'empêcher de penser avec émotion à tous ces collégiens et lycéens, à tous ces enfants en vacances condamnés à écouter sagement les explications des bénévoles de l'association Mosaïques Archéologie et invités tout bientôt à visiter le nouveau musée d'archéologie qui verra le jour en 2013.
Deux jeunes hommes parlent sur la terrasse du Bar de la Bourgade de leurs belles heures, à deux pas. Un maigre et un gros, sans être en mesure de déterminer s'ils sont d'anciens prisonniers qui ont payé leur peine, des malfrats en cavale ou des gardiens de prison. Ils sont quoi qu'ils en soit admirables, ils se passent un pétard, s'échangent leurs souvenirs à voix basse. L'un boit une bière, l'autre un café. Quelques indications m'assurent qu'ils ont été un certain temps derrière les barreaux. L'un d'eux se lève enfin et va payer au bar, je penche alors pour d'anciens prisonniers qui ont purgé leur peine. Mais faut-il se fier aux apparences ? Je vérifie mon sac, rien n'a disparu.
On monte tous ensemble à Grignan, c'est jour de marché. Fais une visite à Terres d'Ecritures : une correspondance à l'étage, des sous-bois au rez. J'y passe une heure avant de rejoindre Sandra et les enfants, les petites mangent une glace, Arthur a commandé un citron pressé qu'il a rendu imbuvable en ajoutant le contenu d'une fiole d'eau sucrée. Achète à la librairie d'en-haut une biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé et Une matin de grand silence d'Eric Pessan que j'offre à Arthur et que je me réjouis de lire avec lui.
Retour à pied par le Chemin de la Rochecourbière, le mistral baisse pavillon, le soleil prend possession de la terre rouge, des lavandes. Les maïs plantés en bordure du Lez ont pourtant du retard, seuls trois ou quatre soleils lèvent la tête dans un champ immense.
Après-midi à la rivière, barrages, gués, pêche, lecture et premier bain d'Oscar. On y reste jusqu'à plus de cinq heures. Je fais à manger. On se rend ensuite Arthur et moi à Valréas pour une séance de cinéma, Spiderman, un scénario que je n'aurais pas signé, même sous un pseudonyme, mais un air vieillot qui rafraîchit.

Jean Prod’hom


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Le ciel est d'acier ce matin

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Ma 16.12. 1980
...
Ce cahier parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J'aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d'avant - d'avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l'urgence, de la certitude de mourir. Mais c'est parce qu'elles m'étaient épargnées que je n'ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1980-1990

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Ecrire ces notes, c'est aussi aménager un accès au temps qui fuit et renouer par-delà la conscience de soi et du monde avec l'immédiateté dont il a fallu s'extraire pour agir un tant soit peu. C'est aussi ne pas se livrer corps et âme aux mirages de la raison, se contenter d'attraper une ou deux des innombrables feuilles d'automne, les écorner. Fixer comme dans un herbier quelques-uns des instants de nos vies avant qu'ils ne disparaissent dans la nuit, leur donner une place sans pour autant vouloir faire la lumière sur quoi que ce soit, ni prétendre à la vérité. Taches de lumière plutôt, pâles, le combat est inégal, qui attestent que l'homme est bien celui qui vient sur le tard signer l'armistice, mais aussi celui qui tient dans sa main quelques miettes de cet incomparable festin.
Le ciel est d'acier ce matin, et le mistral pousse des coups de gueule. Trois équipes se sont formées dans la maisonnée : Louise et Sandra battent la campagne avec Oscar. Arthur et Lili, insouciants, font les marmottes. Je m'occupe de l'intendance, pain à Grillon, beurre, faisselles à la coopérative de Colonzelle. Je m'arrête dans la cour où le blé dur coule à flots, pesé puis moulu. Les agriculteurs de la région ont terminé l'orge, plus tard le maïs et le sorgo.
Je désherbe la courette devant la maison, on déjeune à l'intérieur, le mistral est trop fort, Sandra et les enfants partent chez Leclerc, Oscar dort, je bois un café en mettant ces notes à jour. J'extrais des heures passées à Gourchaud ce qu'il en reste, une ou deux choses autour desquelles puisse tourner ce qui n'est plus, bouées flottantes ancrées au fond de la mer, corps morts qui se soulèvent au gré des vagues et auxquelles on amarre les bateaux pour qu'ils ne se fracassent pas contre les digues. Lis le premier paragraphe de L'expulsé que Samuel Beckett fit paraître à la fin de la guerre, il faut penser aux choses qui nous tiennent à cœur, écrit-il, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C'est-à-dire qu'il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu'à ce que la boue les recouvre, d'une couche infranchissable.  
Sandra rentre des courses de chez Leclerc, le mistral n'a pas faibli si bien qu'on pique-nique à l'intérieur. Sieste ensuite pendant laquelle on ne veut ni voir nos enfants ni les entendre. On ne les verra pas mais on les entendra. Après quoi on décide d'aller marcher dans les dunes.
Je transmets aux enfants les règles de la scopa que le voyage à Naples m'a remis en mémoire. On joue mais la nuit tombe vite, en raison de la latitude mais aussi parce qu'on a, hélas, passé le solstice d'été. Je range la cuisine tandis que Sandra et les enfants descendent à la rivière, bois un café sur la terrasse, les hirondelles font des petites taches d'encre dans le ciel qu'on considérerait d'un assez mauvais oeil si ce n'était lui : pas un nuage, un dégradé sans accroc, du bleu violet au rose orangé, un effet qu'approche la peinture industrielle et qu'on retrouve dans les représentations qui décorent l'enfer quotidien des ménages catholiques revenus de Lourdes ou de Notre Dame de Lorette, avec sous le bras des chromos de rédemption.
J'entends des voix lointaines, les premières depuis le départ de mon petit monde, des cris et des rires. Ce sont eux qui passent le pont sur le Lez, ils écrivent une chanson dont ils me livrent en primeur un extrait.

Jean Prod’hom


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Le visage des maisons s'éclaire



Mardi 13 mars 2012

A six heures, le thermomètre indique un peu moins de 5°. Le feu a pris sur la chaîne des Vanils, le brouillard se tient à ses pieds, mais aussi de l'autre côté, à la lisière du bois, comme arrêté par le jour. Lili sort son lapin en répétant sa poésie sur l'escargot, ce matin c'est moi qui accompagne les petits à l'arrêt de bus, Marilyne s'est fait mal à l'épaule. Il en sera ainsi ces prochaines semaines Vais faire le plein sur la route de Berne, le prix de l'essence ne cesse de monter. (lire la suite)


Mercredi 14 mars 2012

C'est un un bruit de crécelle, précédé d'un sifflement, qui me réveille, un rouge-queue, le rouge-queue qui niche au-dessus de la porte d'entrée, peut-être. Je me suis réveillé à 5 heures, somnole jusqu'à 6, le jour se lève. Il faisait rose hier soir, il fait rose ce matin. Louise nous régale d'une valse de Bartolomé Calatuyud.
Panique avant de partir à la mine, je ne trouve ni mes clés ni mon sac, le sol s'entrouvre sur le vide : Arthur va rater le bus, je vais devoir le conduire jusqu'à Mézières,... Retrouve bientôt le tout et mes esprits.
Le soleil apparaît au-dessus des Préalpes, comme hier, comme tous les jours, mais aujourd'hui les maisons se tournent vers lui, leur visage s'éclaire, celui des hommes aussi. J'écoute la radio, une femme raconte : Il y a plus de choses que je ne savais pas que de choses que je savais, alors j'ai décidé d'apprendre. (lire la suite)

Jean Prod’hom

Ciel rose et lisse sur la chaîne des Vanils



Ciel rose et lisse sur la chaîne des Vanils, pour la première fois cette saison des vaches viennent paître dans le pré sous le Chauderonnet. Je conduis Louise au bus avec un pique-nique, elle se rend à Lausanne avec sa classe s'initier à l'art des fossiles. Accompagne Lili un peu plus tôt chez Mylène pour passer à la poste avant huit heures et récupérer ainsi deux ouvrages sur Naples, l'un est de la main de Dominique Fernandez, l'autre de Schifano encore.
Rends les travaux aux élèves de la classe 9, des travaux faibles en général, un tiers semble avoir pris les choses en main, un deuxième tiers y songe, le troisième n'a véritablement aucune idée de ce qu'il fait là.
Je me rends compte qu'il manque un cahier au livre broché de Schifano. Envoie un mail à la maison d'édition qui me répond immédiatement qu'elle m'en fait parvenir un neuf dans 10 ou 20 jours.
La température s'est sérieusement élevée, il faut donc ouvrir les fenêtres, mais les bruits du chantier nous obligent à les fermer. Il en ira ainsi jusqu'à l'été.
Rencontre informelle avec des collègues autour du voyage à Naples, à midi, donne mon assentiment à chacune des propositions, vais pas m'emmêler, je crois, ou le moins possible. Quoi qu'on fasse, j'y retournerai au printemps prochain en famille.
Je demande aux élèves de la 6 d'extraire et de placer sur une carte de l'Europe quelques-unes des villes traversées par Thomas Platter entre 1515 et 1520, d'évaluer la distance parcourue par les bacchants et leurs béjaunes, parfois pieds nus : Berne, Zurich, Nuremberg, Munich, Passau, Ulm, Halle, Dresde. Lorsque je m'avise de l'état de leur travail, de la précision des localisations, de la qualité des traits, du coloriage, je décide de leur soumettre mon propre travail. Cette expérience porte ses fruits, une quinzaine d'élèves décident de recommencer.
L'herbe verdit, la dent-de-lion pousse, l'air tiédit. Nos enfants et ceux de Ropraz jouent dans le jardin, on croque une tranche de pizza avant de partir pour une initiation de grimpe dans une grange de Sottens. Je laisse ce joli monde à leurs exercices et m'en retourne par le Moulin de Sottens. Il y a plus de quinze ans que je n'étais par revenu dans le coin. Je longe la Menthue à sa source, puis l'un de ses affluents qui plonge dans le creux de Villars-Mendrars avant de la rejoindre au-dessus de Moudon. Le ruisselet serpente dans les prés, il est 20 heures. Il me reste une heure au moins pour rentrer jusqu'à Corcelles. Je m'arrête à Ropraz avec la nuit, je retrouve Sandra et les enfants, nous remontons tous les cinq au Riau.


Jean





Il y a ce matin de l'orange



Il y a ce matin de l'orange qui se mélange au vert du pré et du vieux verger, de l'orange qui se mélange au rose des murs de la ferme de la lisière. Le vent a décidé de pousser en une seule fois les nuages, si bien qu'à 6 heures le ciel est nettoyé. Rédige après le déjeuner une brève note sur l'un des mots les plus laids de la langue française, un mot qui fleure les égouts : le ressenti.
Pour le reste, grosse journée de travail qui ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour regarder par la fenêtre et faire l'école buissonnière. La journée passe au galop, je suis très mauvais dans le commentaire de Thomas Platter, réussis mieux lors de la présentation du film sur les vies parallèles d'Hitler et Staline. J'évoque la disparition de l'URSS, et ce que je voudrais appeler la captation de l'altérité. L'homme peut-il en effet penser autre chose que le même dans un monde qui s'est affranchi de tout clivage idéologique réel ?
Je pars en quatrième vitesse à Vulliens récupérer les filles et leur camarade de Montpreveyres. Ils sont déjà dehors, au soleil, et sautent sur le trampoline avec les petits de Servion. La landrover qui vient les chercher est impressionnante.
Retour à la maison, Arthur qui avait trop de devoirs n'est pas allé à l'entraînement. On mange plus tôt que d'habitude, si bien que je peux encore transcrire en vitesse les résultats des ECR des élèves de la 9. En bas, Arthur a mis la mort au lit et l'a bordée.
Un coup d'oeil encore dehors, c'est comme si l'herbe avait poussé depuis ce matin, les pissenlits rivalisent sérieusement désormais avec les fleurs de colza.

Jean



Soleil rouge, orange sang



Soleil rouge, orange sang, des hauts de Charmey à la Cape aux Moines. Je fais le point par écrit sur l'état de la préparation du voyage à Naples. Arthur allume un feu dans le poêle que personne ne nourrira puisque Sandra descend à la HEP suivre un cours.
Belle matinée avec les grands de la 11 : une élève présente en effet l'histoire du ghetto de Varsovie, elle fait entendre en une petite demi-heure ce qui l'y a conduite. Elle fait entendre également que quelque chose d'impensable demeure à Varsovie qui mobilisera son esprit dans les années qui viennent, elle n'oubliera pas. Une autre élève présente la naissance de l'aviation et son évolution rapide à l'occasion des conflits du 20ème siècle.
Après la récréation, les élèves se mettent au travail dans un état d'esprit qui me réjouit. Si j'ai souvent perdu mes illusions, j'ai à coup sûr aidé certains adolescents en leur proposant des conditions de travail qui leur permettent de mener leurs affaires avec l'indépendance d'esprit qui convient pour devenir celui qu'on sera.
Je remonte en quatrième vitesse au Riau, le ciel s'est couvert, les enfants m'attendent. Je réchauffe à la hâte les restes des jours passés, on ne dispose que d'une demi-heure pour apaiser nos appétits, il nous faut en effet partir à 13 heures pour Lucens et Curtilles. Louise aimerait monter Spirit, Lili Haribo.
Leurs voeux sont exaucés, j'aide Lili à brosser son poney, Louise se débrouille avec Spirit. Je les accompagne jusque dans le manège. Elles apprennent à resserrer la sangle de leur monture assises sur leur dos.
Mets à jour ces notes au café du Poids de Lucens. Trois vieux causent, ils ont visiblement renoncé à faire tourner les tables et à voir dans l'avenir. Ils font la liste de ce qui a disparu ou ce dont ils ne se souviennent pas. L'un, ventru, a les cheveux blancs, il porte un gilet bleu ; le second, gros fumeur, un paletot défraîchi et une canne à ses côtés ; le troisième enfin, lunettes cerclées d'or, a l'allure d'un ancien instituteur. A l'autre bout du café, une femme lit le quotidien local.
Sitôt rentré je fais un feu, puis un double saut à Ropraz avant de plier la journée et de regarder dans les yeux les dernières braises du jour et du poêle.

Jean

Si les hommes politiques



Si les hommes politiques sont si cavalièrement interrompus dans leurs interventions à la radio, si l'idée même du débat s'est dénaturée, si celui-ci ressemble toujours plus à la coexistence de discours parallèles sans portes ni fenêtres, c'est parce que journalistes et politiques ont des pratiques de solitaires, jamais l'autre n'habite leur propre discours. On peut interrompre à n'importe quel moment le concert des marteaux.
Il a plu une grande partie de la nuit et le soleil peinera à nous visiter aujourd'hui. Il ne semble pas que l'anniversaire de Sandra lui fasse changer d'avis. Un feu pour accompagner nos premiers pas, prépare ensuite le pique-nique de Louise pour le dernier épisode de piscine de l'année. La radio annonce une douzaine de degrés, des rafales de vent, mais aussi quelques éclaircies. Le thermomètre indique 5 degrés et des fumées montent des vallées du pays de la Haute-Veveyse. Ce sont nos champs Phlégréens et c'est là-bas que se situe l'entrée de nos enfers.
Des travaux m'attendent, que je corrige sans arrière-pensée, ça aide. Avant de visionner la première partie de La Marseillaise de Jean Renoir, un film extraordinaire – de propagande ? – qui raconte la montée à Paris de Marseillais en 1792, c'est une commande du Front populaire, mais qui n'est sorti qu'en 1938.
Je ne coupe pas au carrousel du mardi après-midi, mais je tourne avec un certain plaisir. Je prépare en même temps la petite réception pour les 40 ans de Sandra. Suzanne passe en coup de vent à 6 heures, on boit du champagne et on mange des canapés maison.
La soirée se termine par une crise. Arthur souhaiterait ouvrir un compte Facebook, on pose des conditions, c'est stupide, on en reparlera. Sandra fait répéter ses livrets à Louise, Lili écoute et, à son insu, s'y familiarise.
Temps bouché à la fin du jour. On n'y peut rien, mais on voudrait tant que le mauvais temps n'influence pas nos humeurs.

Jean





Il pleut



Il pleut, il pleut, je fais du feu,... jusqu'à mercredi encore, les beaux jours ensuite, c'est la météo qui le dit.
Deux choses d'abord : j'ai manqué d'emboutir ce matin une belle limousine en coupant le virage sous la boulangerie de Coppoz et on ne constate que peu d'évolution sur le chantier des Danseuses
Pour le reste je n'ai pas le choix, il faut entrer dans la mine. Je présente le film qu'Arte a consacré à Hitler et Staline, La Diagonale de la Haine. Le 22 juin 1941, Hitler brise le pacte de non agression, en octobre les Allemands sont à quelques encablures de Moscou. Le film revient sur 1938 et l'Anschluss, 1939 et la capitulation française, 40 et l'occupation de la Pologne, son partage ensuite.
Je crains les premières journées de travail après les vacances, peut-être parce que trop souvent j'ai l'impression de nager à contre-courant des idées qui circulent, avec l'impression parfois que l'on met la charrue avant les bœufs, que l'on ne va pas à l'essentiel. Les années passent et je m'assieds toujours plus aux extrémités des tables, j'écoute avec toujours plus de distance les choses qui se disent et m'étonne de la crédulité de mes contemporains. Je lorgne du côté des portes de sortie.
Il est un peu moins de 17 heures lorsque je rentre. Tout s'est en définitive bien passé. J'ai cru même à certains moments pouvoir encore apporter quelque chose aux élèves dont j'ai la charge, pas tant dans tel ou tel domaine disciplinaire, mais dans la manière d'aborder les choses, quelles qu'elles soient, en honorant leur complexité, en n'hésitant pas à soulever les pages lisses des manuels sous lesquelles grouillent des vers.
Au Riau, Lil fait ses devoirs seule à la cuisine, elle a hâte de retrouver sa chambre où elle a établi son campement, son ranch et où paissent ses poneys, on va entendre sous peu des hennissements. Arthur est dans sa chambre porte fermée, il l'ouvre pour m'annoncer de bons résultats et retourne à son travail.
Je descends à Mézières avec Lili pour sa leçon de musique. J'avertis son enseignante qu'elle renonce à la flûte et qu'elle se rendra après l'été à Oron pour faire du piano. Je rentre et prépare à manger, puis Sandra revient avec Louise, Sandra avec un mal de tête, Louise souriante, la guitare sur le dos.

Jean

La pluie a chantonné contre les tuiles



La pluie a chantonné contre les tuiles ce matin, sans réussir à dissiper les rêvasseries dans lesquelles je suis emmêlé. Louise nous rejoint en réitérant fermement son opinion sur les mariages auxquels elle a assisté. Celui-ci a bel et bien été le meilleur. Me lève et fais du feu.
La vie scolaire va reprendre ses droits demain, elle prend ses marques aujourd'hui. Arthur prépare une page sur John Williams, le musicien attitré de Spielberg. L'enseignant a demandé aux élèves de ne pas utiliser les fonctions copier-coller mais d'utiliser leurs propres mots, sans aucune consigne supplémentaire, ni éclaircissement. J'essaie de me substituer à son maître, avec un succès mitigé, je ne suis en définitive que son père. Il décide de prendre l'affaire par l'autre bout. Je ne comprends pas ce qu'il veut dire, mais je le laisse faire et il le fait.
Louise s'attaque à ses devoirs après s'être mise dans une rage noire pour un crochet qu'elle ne retrouve pas et qu'elle doit rendre mardi. Un peu de guitare et le calme revient. De mon côté, je prépare le repas du soir. Et pendant qu'il mijote, je perce avec une barre à mine le fond des bacs de fer blanc que Sandra a achetés l'autre jour et qu'elle a garnis de fleurs. Lis ensuite le chapitre que Schifano à consacré à la Camorra dans son dictionnaire de Naples. Je regarde ensuite C'est arrivé à Naples, un film tourné par Vittorio de Sica, avec Clark Gable et Sophia Loren sur l'île de Capri.
Sandra et Lili vont en fin d'après-midi à Moudon écouter les airs de John Reutter qu'Edouard répétait à Colonzelle. Les ailes grises de plomb d'une corneille passe sous la fenêtre, la nuit tombe. Les scores de l'extrême droite montent tandis que les résultats tombent. Quoi qu'il advienne, le turbin reprend demain.

Jean



Le vent d'ouest chasse les nuages



Le vent d'ouest chasse les nuages, mais d'autres reviennent et le thermomètre continue à indiquer moins de dix degrés. Sandra et Arthur sont partis pour Ropraz s'entraîner, le second pour se tenir en équilibre, la seconde pour évaluer les performances des coureurs. Louise et Lili baptisent dans leur chambre les chevaux de leur écurie. Des poneys, rectifie Louise, il y en a vingt : Pomme, Chocolat, Framboise, Nuage, Fleur, Paillette, Horizon, Neige, Flèche, Volcan, Flamme, Indiana, Tino, Graphite, Diamant, Dragibus, Confetti, Feuille, Game-over, Barquette, Chupa-tchup, Haribo, Carambar, Bonbon, Tagada. Cinq sont encore de simples poneys, des poneys sans nom.
L'église est pleine, les alentours également. Les mariés sont aimés. Dans le choeur de l'édifice, des chanteurs de gospel, visages de grès gris de trois-quarts. L'officiant, vif, ne manque pas de nous rappeler que Dieu tombe toujours de haut, qu'il a un coeur gros. Dieu a des projets, Dieu compte sur nous, c'est Dieu qui nous équipe, Dieu joue aussi au volley, il est en bonne santé, il mange même parfois des bêtises de Cambray. Le pasteur conclut : Là-haut il n'y a pas de pénurie, pas de chômage. Au fond, le ciel c'est comme ici, mais en mieux.
Le repas de noces est servi dans des caves violettes. Les enfants mangent à l'étage, un hamburger géant, dans un immense salon dont ils occupent l'angle près de la cheminée qui crépite, sous les portraits de la famille, des huiles, ils ont froid. Dehors la roselière est fouettée par le vent et la pluie, on devine dans la nuit le lac, au bout de la pelouse qui y glisse en pente douce.
On se couche à plus de deux heures du matin.

Jean







Je téléphone à 8 heures



Je téléphone à 8 heures à l'entreprise auprès de laquelle j'ai signé un contrat de maintenance. Un réparateur passera dans la journée.
Il me faut continuer à composer avec mes incompétences, mais je parviens pourtant à télécharger un fichier de sous-titres compressé .rar que je réussis à décompresser. Je dispose désormais de Vaghe della stella de Visconti dans la version originale, sous-titrée.
En bas, Sandra tourne un film avec les enfants en utilisant le principe du cluedo. Les Kunz s'en vont en fin de matinée, le film est terminé. C'est Arthur qui le montera. De mon côté je poursuis mon voyage à Naples, dans la banlieue nord, en visionnant le film Gomorra tiré du livre de Saviano.
Françoise, Valentine et Lucie nous rejoignent pour donner un coup de main à Sandra qui a été chargée par Guillaume et Aurélie de faire les cornets de bonbons dont les invités arroseront les alentours à la sortie de l'église.
Stupeur quand Françoise est sur le point de s'en aller, je suis dans l'incapacité non seulement de retrouver mon portemonnaie avec la carte d'identité dont elle s'était proposée de me faire des photocopies en prévision de la sucession de l'oncle Denys, mais encore d'accéder à une image assez nette de l'endroit où j'aurais pu l'avoir vu pour la dernière fois.
Je me mets à monter et descendre les trois étages de la maison, plusieurs fois, à fouiller le vide-poche de la 807, plusieurs fois, le sac poubelle que je vide. Je me vois perdu : cartes bancaires, euros, carte d'assurance, carte d'identité, permis de conduire,... A quoi sert-il de vivre ?
Je le retrouve grâce à Sandra qui me suggère d'aller voir du côté du fauteuil sur lequel j'ai regardé mercredi soir le match de football entre Bayern de Munich et Real Madrid. Il est bien là, et avec lui la promesse du paradis. Il vaut la peine de vivre même si le ciel est gris et bas. Une ombre pourtant au bonheur retrouvé, un merle vient s'écraser contre la porte-fenêtre du salon, il reprend ses esprits dans l'herbe, sera-t-il en état de s'envoler ? Je crains que les chats ne le ratent pas. Il a laissé sur la vitre les vers de terre qu'il destinait à ses petits. Lorsque je repasse un peu plus tard, il n'est plus là. Je me retourne, les chats n'ont pas quitté le canapé de la cuisine, la vie continue.

Jean



Grisaille et froid ce matin



Grisaille et froid ce matin – pas plus de 5 degrés. La chaudière fait un bruit qui annonce le pire. Pourvu qu'elle nous laisse en paix quelques jours.
Je passe ma journée devant l'ordinateur, regarde des images sur Naples – Sansevero, Santa Maria delle Anime del Purgatorio, Pio monte della misericordia – Herculanum, Pompéi – pendant que Nathan et Arthur tournent un film policier dans la maison. Sandra et les quatre filles font un cluedo.
Le vent d'ouest nettoie l'atmosphère et de gros nuages blancs et joufflus montent les uns sur les autres, gris puis noirs lorsque la nuit amène sa contribution. Je n'aurai pas vu grand chose de ce qui s'est passé de tout le jour.
Un événement me met dans tous mes états, la tache qui traînait sur l'optique de mon appareil de photos, que le marchand a renvoyé à l'usine il y a peu, est réapparue. Il me reste mon IPhone.
Erre sur la côte amalfitaine, cherche un itinéraire qui pourrait convenir à une quarantaine d'adolescents sur le Sentier des dieux, entre Praiano et Positano, sans vraiment trouver d'indications fiables.
Les malheurs vont par deux, à dix heures je pose ma main sur le radiateur de la bibliothèque, il est froid. Ce que je craignais et que j'ai tenté de conjurer ce matin est arrivé plus tôt que prévu. Je peste contre le monde, contre les vendeurs de mazout et les réparateurs de chaudières qui sont déjà venus deux fois cette année pour changer les gicleurs. Voilà résultat !

Jean



Peine à m'endormir



Peine à m'endormir, il y a longtemps que cela ne m'était pas arrivé, sans compter que j'ouvre les yeux deux fois pendant la nuit. Je termine au réveil Le Goût de l'éternel qu'Henri Thomas publie en 1989.
Je me lève pour aller acheter du pain, lorsque je passe devant la chambre des enfants, Arthur se redresse, il veut des ficelles. Mais je n'en trouve ni au centre du village ni au pied du vieux bourg. Bois successivement trois cafés sur la place de la Bourgade, deux de trop. Huit degrés seulement ce matin, mais j'aime ces moments sur la terrasse. Quatre femmes jouent au loto la cigarette aux lèvres, elles lèvent les yeux après avoir consciencieusement gratté leur carte, font le point. Aujourd'hui elles passent en revue leurs allergies, évoque le surpoids qui les menace et le sommeil qui lâche deux d'entre elles. J'achète le Provencal, le Canard et Libération pour les 6 heures de route qui nous attendent. Si je prolonge ce moment, c'est avec la sensation qu'il m'est difficile de m'arracher à la rumeur de cette place, au bruit de l'eau qui goutte sur le fond de la fontaine vidangée. On est loin de l'été, Grillon somnole, bien des choses se réveillent mais au pas, il est loin encore le temps où la région sera submergée par la vague des estivants.
Les quatre commères parlent de l'école. Je ne veux rien entendre, car de l'école je ne parle plus, je n'écoute pas. Les érables-planes de la place ont commencé à déplier leurs feuilles, c'est maintenant que se prépare l'ombre dont on aura tant besoin bientôt.
Sandra prend en main les nettoyages, je fais la vaisselle et charge la voiture. On part à un peu plus de 10 heures 30. On cherche un container pour nous débarrasser de la poubelle qui aurait dû attendre lundi prochain le passage du service des ordures, on en trouve un sur une aire de repos un peu après Valaurie.
Deux marcassins font le caniveau un peu avant l'entrée de l'autoroute de Montelimar. Ils répondent à la question que je me posais hier entre vignes et lavande. Je n'ai vu aucun mammifère en liberté, je les imaginais tapis dans les bartasses qui bordent le Lez ou fouissant sous les chênes verts. Je n'ai vu en définitive qu'un blaireau, celui qu'une 805 a failli faucher au débouché de la petite route qui conduit à la coopérative de Colonzelle.
Nous voici au Riau, la neige est descendue bas, il fait 11 degrés. Je relance le chauffage que j'avais imprudemment déconnecté avant de partir à Colonzelle. Sandra descend Arthur à Ropraz pour un entraînement et va récupérer Cacao et Mickey chez les Moinat. Suzanne raconte que la couveuse est tombée en panne, la première poignée d'oeufs n'a vraisemblablement pas survécu si bien qu'elle est allée chez Jean-Daniel en chercher une dizaine et chez un cousin une couveuse de remplacement. Je descends à Ropraz récupérer Arthur, le comité a trouvé preneur, le cabanon est vendu à un tenancier de camping, Dany le livre à l'instant avec l'aide de quelques membres du club.

Jean




Réveil aux accents de John Reutter



Réveil aux accents de John Reutter, le ciel est dégagé mais le thermomètre de la 807 indique 8 degrés lorsqu'on monte tous les cinq au marché de Grignan. Françoise, Édouard et Valentine sont rentrés ce matin à Vevey.
Peu de monde sur la place, des fraises, du miel, des pélardons. Et un militant du Front de gauche qui se tient sous la fontaine à baldaquin. L'homme est timide, c'est un professeur de philosophie suppléant à Taulignan. Il fera tout pour que la gauche soit en tête dimanche prochain et prépare les législatives des 10 et 17 juin, le philosophe s'y présente.
Au bas de leur tract, quelques tags qui annoncent une mise à jour de la 5ème République et l'installation d'une version 6. Quelques autres mots, résistances, projet, alternatives, émancipation, revenu maximum, difficile de trouver l'intrus.
Au verso, les intentions des candidats du Front de gauche : combattre le système et le réinventer du Vercors aux Baronnies, le refondre loin du libéralisme, des privilèges, des privautés et de la marchandisation du vivant. Ils déclarent pour terminer ouvertement leur opposition à l'exploitation des gaz de schiste.  Il y a dans le front de gauche et chez Mélenchon un petit air de printemps continu. Mais l'invention quotidienne des institutions est une tâche épuisante, on a besoin de nuits et d'un hiver pour rêver et se remettre à inventer. Je bois un sirop d'orgeat au Grenier à sel, il est 11 heures et les couverts sont en place.
Avant de rentrer je m'arrête à la Collégiale, rien de bien intéressant sinon les signes d'un tour de passe-passe pas si lointain que cela, d'une fable qu'on a tenté d'éloigner sans vraiment s'en défaire, qu'on s'est efforcé de désactualiser sans parvenir à se donner de l'air, car finalement la question des fins n'est pas réglée par la laïcisation de l'espace public et les jours du néo-positivisme dans lequel nous a plongés le néolibéralisme économique sont comptés. En rejetant à l'extérieur de l'espace public, ou à l'intérieur de l'espace privé la question des fins, on n'a fait que différer son traitement. Comment agir désormais pour faire bon accueil à cette question alors qu'on a par trop raidi la frontière qui fait desde ces espaces des espaces étanches.
Rebelote, mais je suis un rebelle, Sandra veut m'emmener avec les enfants à Valréas. Cette fois ce n'est pas pour le Marsupilami mais pour Blanche-neige, je résiste, ce sera sans moi. Je lis un petit texte de Jaccottet écrit en 2009, Couleur de terre, qu'il me semble avoir lu ou écrit ce matin en-dessous de Bedarès, la choeur du chemin, le murmure de la rivière, même énigme. Mais est-ce bien une énigme ?

Jean




La montagne de la Lance



La montagne de la Lance prise dans la ouate n'a pas bougé, mais le versant sud des collines au-dessus de Nyons se prépare à accueillir le soleil. Plus au sud, du côté d'Aix, le soleil a déjà pris la mesure de l'armée de nuages qui descendaient du nord.
Traverse le village de Grillon et ses logements sociaux, des enfants en sortent sac au dos et suivent comme des somnanbules le père ou la mère, les vacances pascales sont terminées.
Nous sommes 7 clients muets au café de la place avec la radio qui distille de la publicité. C'est la première fois cette année que je me trouve là. Des clients, au bar ou accoudés à une table lisent le journal du jour sans consommer. On entre, on sort, chaque matin c'est la même chose, les nouveaux arrivants saluent, ça va ? ça va ! puis lentement, très lentement quelque chose comme une conversation s'engage, sans queue ni tête, les maux de dos, les candidats à la présidentielle, le jardin, le voisin, les haricots, la pêche, le prix du pain.
Édouard répète dans la matinée des airs de John Rutter. Sandra, Valentine et les enfants font des courses à Valréas, Françoise est allée à la coopérative, je lis en-haut les nouvelles du Provençal.
Ce sera la première fois, mais cet après-midi je visite avec les filles le château de Grignan que je rejoins par mes propres moyens en franchissant le Lez au pied du pont de l'ancien chemin de fer. Le mistral noir souffle si violemment que je l'entends à peine.
On entre donc, Françoise, Valentine, les filles et moi dans la résidence de madame de Grignan, pillée à la Révolution, à l'abandon durant de longues années. Madame Marie Fontaine a commencé les travaux de restauration, le Département et la République ont poursuivi. Elle est aujourd'hui un majestueux garde-robe, tout y est vrai, mais rien n'est d'origine. La plus belle chose demeure la façade qu'a conçu Adhemar et la vue sur la plaine qui penche vers la mer.
On passe en coup de vent ramasser Arthur et Sandra pour une séance de cinéma à Valréas. Un film qui aura eu pour principal mérite de nous faire passer une heure et demie ensemble.
Ce soir, une fois encore on mange comme des rois.  

Jean





La pluie encore



La pluie encore, on n'en voit pas la fin. Qu'à cela ne tienne, il y a du feu dans la cheminée et ce n'est pas moi qui l'ai fait. Un cluedo après le déjeuner, j'y ai joué autrefois dans les Cevennes. Le soleil fait quelques apparitions tout au long de la matinée et réitère ses essais l'après-midi.
Parlote à table, je me tais sans m'enfermer dans le mutisme pour honorer ma décision de la veille et ne déranger personne. Curieuse impression d'entendre dans la bouche des autres ce que j'aurais pu dire ou ce que je n'aurais jamais dit.
Descends à la rivière avec les filles, entends au passage sur la nouvelle place du complexe scolaire le langage brutal des copains qu'Arthur s'est faits, et n'apprècie guère leur air de chien battu. Mais il faut bien qu'Arthur se déniaise.
Tout a pris la couleur des saules, le vert tendre et le jaune presque gris des fresques de Giotto : les bosquets, les aulnes, les peupliers et la terre du chemin côtier, sous un ciel à multiples couches de gris qui filent chacune à sa vitesse vers le sud, sans influencer la trajectoire et les teintes de l'autre. Les roseaux, pâles comme l'orge quand il est mûr s'apparient avec l'eau du Lez qui lance des gouttes d'or en forme de dragée. Je suis le miroitement de l'eau et le vent qui rabat soudain les couleurs les unes sur les autres. On doute soudain du haut et du bas, on est prêt à admettre que la terre tourne et qu'elle nous a déposé sur sur cette rive. Les filles ont ménagé un gué qu'elles franchissent pieds nus avec leur trottinette sous le bras. C'est sur la rive droite que nous rejoindrons le village. Les arbres fruitiers plantés au printemps passé ont été vendus sur les places de marché de la région.
Corrige exactement 10 travaux pendant que Sandra et les filles se rendent à Poët Laval avec Françoise et Édouard.
Valentine qui a passé quelques jours à Paris vient se reposer deux jours avec nous avant de repartir à Londres. Les copains qu'Arthur s'est faits viennent le chercher. Le jour tombe derrière la tour de Chamaret, avec un peu de pluie, il est dix heures, une faible lueur de braise résiste au-dessus d'épaisses cendres, le gris de fer chauffé à blanc se confond avec la nuit qui monte. Arthur a trouvé une martingale au jeu du solitaire.

Jean





Les enfants se réveillent



Les enfants se réveillent les uns après les autres et les conversations prennent du volume minute après minute, Édouard est assis sur un fauteuil à côté de la cheminée et lit, Françoise dort encore. Le ciel est bleu, mais très vite des nuages recouvrent la plaine du Rhône. J'entends Sandra raconter en bas la destruction de ses quatre colonies d'abeilles, expliquer le fonctionnement des ruches, la fonction des reines, le rôle des ouvrières. Je les rejoins, puis descends à la coopérative avec les enfants sur leur trottinette : pas d'asperge, mais il y en aura dans l'après-midi. Les iris sont en fleurs sur la butte qui longe le chantier du futur lottissement, dans une zone inondable, prétendent les mauvaises langues, dix centimètres de terre végétale sur le rocher, pas plus.
Dans le village un vacancier repeint le portail de son garage, il a choisi la couleur des glycines. Je considère avec circonspection l'extension du complexe scolaire et le bétonnage des alentours : on viendra de loin pour apprendre ici à prêcher dans le désert.
Je monte à pied à Grignan avec Françoise et Arthur. Le mousse taille un roseau, François me raconte de quoi sont faites ses journées, je lui raconte les miennes, on imagine l'allure qu'elles pourraient avoir si on s'y prenait autrement. Les jeunes pousses des lavandes ont écarté les anciennes aux teintes bleues. Midi, Grignan somnole, des voix la réveillent par à-coups.
Terres d'écriture rassemblent jusqu'à fin mai les travaux autour du noir et du blanc. Je retiens celui de Fanny Viollet qui met en pelote quotidiennement les déchets de ses travaux de couture, qu'elle accompagne d'une petite étiquette sur laquelle sont inscrits les coordonnées temporelles de leur confection.
Nous prenons un café au pied l'immortelle Madame de Sévigné, avec Sandra et les filles qui nous ont rejoints en voiture.
Je profite de l'occasion qui m'est donnée de prolonger ma vie en plein air, je redescends à Colonzelle à pied, sectionne avec mon opinel un vieux fil à sept brins de cuivre qui pend à un poteau électrique, un peu après le petit autel consacré à la vierge, je croise ces sept brins jusqu'au vieux pont, ramasse un vilain tesson sur la rive droite du Lez que je franchis par le le gué.
On reste autour de la table jusqu'à 22 heures.

Jean




On ouvre les yeux un peu avant huit heures



On ouvre les yeux un peu avant huit heures, Louise et Sandra descendent au CHUV pour des ultra-sons. Je termine les valises que je place dans la 807. Il pleuvigne et il fait moins de 10 degrés. J'ajoute au chargement les trotinettes et les casques, les sacs se couchage pour les enfants.
Je pensais apercevoir avant de partir les deux bergeronnettes qui squattent depuis quelques jours notre ancien potager. Remplis les abreuvoirs des poules et leur mangeoire. Les œufs de têtards font de belles grappes dans l'étang mais je ne vois aucune trace de la salamandre que les enfants ont ramenée le week-end passé.
File au village déposer à la poste les papiers que Raymond me demande pour la succession de l'oncle Denys. On quitte le Riau à 11 heures, s'arrête au Chalet-à-Gobet pour faire le plein et ajouter un litre d'huile. Le ciel se couvre à l'ouest, il lâche des vapeurs blanches par poignées sur les crêtes du Jura.
Sandra qui souffre à chaque fois que je conduis me laisse à mes occupations. Je ne peux m'empêcher de lui demander de garder les distances avec les véhicules qui la précèdent, elle n'aime pas, il y a pourtant du monde sur l'autoroute et ça roule vite, trop vite. On n'entend plus les enfants qui jouent à l'arrière.
Dans les forêts qui entourent Chambéry et le lac d'Aiguebelette, les fleurs des merisiers s'imposent les premières, au milieu des frênes et des bouleaux qui commencent à faire leurs feuilles, et des chênes. Les noyers au tronc nu et glâbre, eux, ne semblent pas décidés à se tourner vers le printemps. On sort aux Abrets.
Comme il y a une année, je ne parviens pas à faire une photo satisfaisante de la belle peupleraie au vert tendre, vert à l'état naissant, qui occcupe un monticule peu avant Valence où on fait une halte. Il fait 18 degrés, mais le mistral nous oblige à laisser notre veste.
À Montélimar, les feuilles des vignes se déplient sur la crête des ceps dont les bras, entremêlés à des fils de fer, semblent n'en faire qu'un. Les genets et les champs de colza préparent leurs feux. Les oliviers et les chênes verts demeurent fidèles. On franchit le Lez à 15 heures 30.
Après-midi de parlotes, il fait cru lorsque le soleil se cache derrière les nuages, avant que tout ne s'entrouvre à l'ouest, et c'est une boule de feu qui plonge derrière le Château de Chamaret, en nous laissant après sa lente disparition la compagnie de la nuit.

Jean

Fouille jusqu'au milieu de l'après-midi



Fouille jusqu'au milieu de l'après-midi dans les archives de la TSR et visionne quelques émissions sur Naples, de belles et tristes choses. Souhaite emporter à Colonzelle le Dictionnaire amoureux de Naples de Jean-Noël Schifano. Impossible de descendre en ville, sans compter que les librairies ne l'ont pas à coup sûr en stock. Passe chez Amazon.fr qui me dirige vers Amazon.com. Il m'est demandé de faire un compte kindle, ce que je fais en moins de deux. Deux cliques et voilà le Dictionnaire amoureux de Naples sur mon Ipad. C'est pas beau ça  ?
Les enfants sont rentrés de Servion, on mange dans la véranda. Les filles lavent les cages de Cacao et de Mickey. je donne un coup de main à Lili. Remplis ensuite les trous d'où j'ai tiré il y a quelques jours les groseillers pour les repiquer en bordure de l'ancien potager. La neige est tombée jusqu'au bas du Niremont, il fait cru. Rod, l'apiculteur nous a a soufflé à l'oreille ce matin qu'il ne faut pas rêver, on ne voit un bel avril qu'une fois dans sa vie. Sandra charge Cacao, Mickey, les oeufs et la couveuse qu'elle dépose chez les Moinat. Elle se rend ensuite avec les enfants jusqu'à Froideville où elle lavera les cheveux de sa mère.
De mon côté je passe au Mont consulter la collection des Geo que j'ai récupérés il y a quelques années. Ne trouve pas grand chose, passe à la banque acheter des euros, bois un thé au Chalet-des-enfants, le regard dans le vide. Un vieux fait de même en face de moi.
Remonte au Riau, Sandra et les enfants rentrent un peu plus tard, Louise se plaint d'une épaule. Les enfants se baignent les uns après les autres. On part demain pour Colonzelle.

Jean



Le bleu pâlit



Le bleu pâlit tout au long de la matinée, il fait gris à midi. Sandra rentre des courses, elle a déposé les enfants à Mézières. Ils vont visiter la chocolaterie de Broc avec Valérie qui les garde pour la nuit.
Je termine le visionnemnt de L'Or de Naples de Vittorio de Sica et apprends les vertus du pernacchio dans un dernier sketch de la même fraîcheur que les premiers. Naples a la naïveté mystérieuse.
Après avoir survolé 3 des 42 copies qu'il me faut corriger d'ici la fin des vacances, nous descendons en ville, Sandra et moi. Me glisse chez Payot et lit bien câlé dans un fauteuil L'Urgence et la patience de Toussaint. M'arrête à la page 38, sur la fascination qu'a exercée sur lui l'immixtion limite, ponctuelle, du futur dans le présent. Je ne trouve aucun livre satisfaisant sur Naples, pas plus chez Payot qu'à la Fnac où on se rend ensuite. On s'attable sur une une terrasse couverte de la Rue de l'Ale et on regarde passer les Lausannois. On a l'impression d'être des indiens dans une ville squattées par des tard venus, sans élégance, pressés, affairés. La pluie redouble lorsqu'on se lève, on marche un peu avant de revenir par la Rue de la Tour où les salons de coiffure se succèdent. Projection à 18 heures dans le cinéma du Maupas Des Nouveaux Chiens de garde, une analyse du fonctionnement des médias, des liens étroits qu'ils tissent avec les pouvoirs politiques et économique. Le marxisme n'est pas mort, et tant mieux, on étouffait. Et voilà qu'ici et ailleurs des voix se font entendre et indiquent qu'en dehors des systèmes verrouillés du pouvoir il y a de la place pour autre chose.
On mange à Montheron.

Jean


Les filles



Les filles passent la fin de la matinée à ranger leur chambre, moi à mettre la main sur une émission d'Arte autour de Naples, Naples, ville ouverte, qui raconte comment la Camorra a repris pied dans la ville après la capitulation. Sans succès. Que de temps perdu avec ces machines, et d'espoirs déçus.
Descends au village par la Molleyre, tourmenté par rien, tourmenté peut-être de ne l'être pas. Le marbre blanc qui trône dans l'allée qui traverse le jardin du Château ne me raccomode pas avec l'art, des primevères fanent. Remonte derrière la laiterie, le colza fait ses premières fleurs, dans le ciel planent des buses et passe un piper. Je traîne depuis le matin une mauvaise humeur, un rien me fâche. Je ne suis pas le seul, deux jeunes adultes grognent sur la route des Chênes contre leur mère – ou belle-mère – qui peine, les deux mains accrochée à son déambulateur, leurs deux chiens aboient et montrent les dents.
Deux taches rouge avancent dans le pâturage en contrebas du chemin des Tailles, à la hauteur de l'arbre où un jeune paysan, il y a peu, s'est ôté la vie, ce ne sont pas des morilles – j'y songe un instant  – mais de la dent-de-lion qu'ils ramassent.
Rien n'y fait, impossible de me débarrasser de mon humeur, je sais pourtant, et l'attends, qu'il suffira d'une ouverture dans le fouillis des mots sans queue ni tête qui gravitent aurour de ce qui me reste de raison pour que tout s'éclaire, au moins un instant, un instant qui suffira à me remettre d'aplomb.
Je rencontre Mirko à la Moille-au-Blanc. Plus de 40 ans qu'on ne s'était pas revus, une femme et deux enfants, il habite à la Mellette depuis près de 10 ans. Yves nous rejoint à 17 heures. Il nous parle de Tonwnbly et de ce qui le préoccupe, de la mémoire. On va faire le petit tour.

Jean



Vous ne changerez rien



Vous ne changerez rien, absolument rien si vous attendez que le changement vienne d'en-haut. D'accord Monsieur Mélenchon, il viendra donc d'en-bas.
Suzanne et Jeremy reviennent de leur week-end et mangent avec nous. Ils repartent avec leurs enfants au milieu de l'après-midi pour aller fêter Pâques. On part, Arthur, Louise et moi faire un tour a vélo. Il neigeote. Louise rebrousse chemin après le tilleul. On continue jusqu'aux Censières avec Arthur, avant de redescendre sur la Moille Saugeon. On rejoint le chemin qui mène à Froideville qu'on emprunte jusqu'à la Moille-aux-Frênes. On se sépare à l'ancien réservoir, Arthur va tout droit par la Mussilly, je fais un détour par la Moille-au-Blanc. Ainsi un jour le père et le fils.
Je regarde les deux premiers sketchs de L'Or de Naples de Vittorio de Sica, le premier autour d'une vendeuse de pizza frivole interprétée par Sophia Loren. Naples grouille comme dans un film néo-réaliste italien.
Lorsque je redescends, Sandra et Louise lisent en silence près du poêle, Arthur au salon, avec la couveuse – et ses cinq oeufs – qui clignote, Lili dessine. Je fais à manger. On regarde après le repas Trafic de Tati. Il est 9 heures 30 lorsqu'on disparaît chacun de notre côté, avec sa nuit.

Jean




On cesse de douter



On cesse de douter de la parenté du feu et de l'eau lorsque celle-ci crépite sur le vélux. Elle arrosera les alentours toute la matinée si bien que les 6 enfants dont on a la garde aujourd'hui resteront dedans. Je fais du feu, on déjeune. Sandra part faire des courses à Mézières pendant que les petits construisent un château, ou une ville, ou quelque chose d'approchant au salon, avec des box pour Edelweiss, Mickey et Cacao. Je surveille depuis la bibliothèque qu'ils ne ramènent pas les poules.
Sandra les emmène en début d'après-midi au Musée d'art et d'histoire pour un conte. En profite pour mettre à jour ces notes jusqu'à fin février. J'apprends aussi que la Cinémathèque suisse consacre les mois d'avril et de mai au cinéma napolitain. Me demande comment je pourrais tirer parti de cette manifestation pour préparer notre voyage à Naples. Je ne trouve finalement aucune solution. Trouve par contre comment disposer de L'Or de Naples, le film de Vittorio de Sica.
On est en panne de petit bois. Vais à la Branche en chercher deux sacs, par la Goille et Savigny. Je n'y suis jamais allé, demande mon chemin à une dame qui se prépare à un footing. Cette fondation se trouve bien après le terrain de foot, à l'entrée de Moille-Margot. Trouve enfin, à l'extrémité d'un chemin, près d'un vaste bûcher, le local devant lequel sont empilés des sacs de bois. En profite pour acheter quelques avocats, inscris dans le classeur la liste de ces achats.
Ce petit village est aux mains des anthroposophes qui accueillent depuis 1961 plus de cent personnes souffrant d'handicap, externes ou résidents dans des logements indépendants. Il est samedi, j'aperçois derrière une baie vitrée un groupe d'adultes en séance. Voudrais bien savoir ce qui se dit. La cafétéria plus loin est fermée. Une dame, chargée de deux gros sacs pleins de nourriture, remonte de l'arrêt de bus. Elle pourrait être une de ces employées de la fondation, logée dans l'une ou l'aure des petites maisons qui parsèment dans le village.
Passe par les Cullayes pour rentrer. Il a cessé de pleuvoir mais il fait trop humide pour proposer aux enfants de faire un tour à vélo. Je jette un coup d'oeil sur le site de l'association de la Branche, ils cherchent un adjoint de direction, deux éducatrices, une logopédiste.

Jean

Cher Pierre

On se réveille à point d'heure



On se réveille à point d'heure, en dépit de notre volonté clairement exprimée la veille de ne pas brûler les heures qui nous restent lorsqu'on a accompli le nécessaire. Nous sommes en vacances pour 15 jours, et la première matinée sera embrumée autant dedans que dehors. Jeremy nous amène ses trois enfants qui resteront avec nous jusqu'à dimanche matin. On se retrouve à près de midi pour un déjeuner qui devrait les faire tenir tranquilles jusqu'au soir.
Balade à vélo jusqu'aux Censières avec Louise et les trois petits de Ropraz. Des familles y terminent un repas de fête, elles n'ont pas tout à fait quitté les Balkans, on boit au goulot de la fontaine. On continue dans la boue, à côté de nos vélos, des têtards essaient de trouver une issue dans les flaques qui se sont formées sur les chemins. On aperçoit Arthur et Dylan qui nous rejoignent et prennent les devants de la colonne. Dans l'un des affluents de la Corcelette, en-dessous du Chauderonnet, j'aperçois des oeufs de grenouille.
Ni une ni deux, je m'attaque au nettoyage de l'étang, je retire deux brouettes d'algues, de boue et de feuilles mortes. Odeur de pourriture. On dérive l'eau de la fontaine pour remplir cette gouille qui tient le coup depuis une dizaine d'années. J'indique aux enfants l'endroit où j'ai aperçu des oeufs de grenouille. Je ne les revois plus pendant deux heures, ils reviennent avec une salamandre.
Tandis que Sandra et les 6 enfants regardent les Intouchables sur le beamer, je vais faire le petit tour. L'herbe a soudain verdi et trois chevreuils se hasardent dans le pré de Jean-Paul, je redescends par la Mussilly. Les foyards, à l'avant des sapins et avec derrière le rougeoiement du soleil, prennent une teinte violette.
Je complète la déclaration d'impôts 2012, rapidement à ma grande surprise. Pas de déductions spéciales, pas de travaux dans la maison. La déduction forfaitaire n'aura bien sûr pas de bons effets sur la facture finale mais aura raccourci fortement l'opération que je termine avant 11 heures.
Visionne Le Mani sulla città que Francesco Rosi a réalisé à Naples en 1963, pour dénoncer la collusion des politiques et des promoteurs immobiliers. Belle démonstration traitée à la manière d'un polar américain, des plans extraordinaires : l'effondrement de l'immeuble du vicolo Sant'Andrea, les carrières de tuf, les quartiers nord de la ville vus d'avion, et le charme du noir et blanc de ces années-là.

Jean


Il fait un peu plus de 5 degrés



Il fait un peu plus de 5 degrés lorsque je descends faire du feu. On se retrouve un bref instant en famille avant la diaspora des jours ouvrables. Arthur se prépare un pique-nique, il descend à midi en ville avec deux amies, c'est la première fois, il s'éloigne chaque jour un peu plus, dans la tête et dans la ville, il s'est mis à avancer pour son compte, sans avertir, avec devant lui ce qui ne m'appartient pas.
Au bout de la route du Riau m'attend un brouillard, épais, qui met au secret ce qui vient après. Cette ignorance est toutefois sans commune mesure avec une autre née dans la clarté, l'horizon grand ouvert.
Lorsqu'il pleut, le chantier va au ralenti, à 11 heures un ouvrier consulte un plan dans la cabine de son petit engin de creuse, un second ajuste les bords de la couche de béton maigre. Avec les vacances, la marche de ce chantier va m'échapper.
Je demande dans l'après-midi aux élèves de réécrire un texte qu'ils ont écrit il y a quelques jours, tous ne comprennent pas l'opération qui les oblige à prendre de la hauteur et à viser l'essentiel.
Retrouve Raul dans la salle d'info, la question se pose : laisser Rapidweaver et passer à Joomla ? Je remonte au Riau et fais à manger. Il n'est pas 21 heures mais il me tarde de dormir.

Jean


Un rideau de pluie



Un rideau de pluie a été tiré pendant la nuit. Je n'y coupe pas, l'humidité et le froid m'obligent à faire du feu dans le poêle. Conduis ensuite Arthur à la croisée, la route est mouillée, les gens roulent prudemment. Entre le golfe et la Marjolatte, des ouvriers ont dégrappé les bordures de la route et installé des guide-âne. Ça roule vite et on croise à peine. Me demande bien quand la commune de Lausanne renoncera aux travaux d'entretien, qui durent depuis des années, pour une mise à neuf de ce tronçon essentiel aux Vaudois, qui fait communiquer la haute vallée du Flon à celle de la Louve.
Discute avec le mécanicien aux commandes de la grosse pelle du chantier, il vient de Bulle et travaille dans une entreprise sur le déclin, plus de 800 ouvriers en 1990, ils sont moins de 400 aujourd'hui. Certains ont été licenciés puis réengagés à la baisse. Ils sont ici pour la creuse, la pose du bidime, celle du gravier et du plastique, pour le coulage du béton maigre. C'est eux encore qui réaliseront le caisson étanche – au sous-sol du sous-sol – nécessaire au fonctionnement de l'ascenseur. Ils laisseront alors le chantier à une autre entreprise.
Lui, il ira dans le nord-vaudois ou à Genève. Il n'aime pas Genève, c'est trop loin de Bulle et l'autoroute est vite saturée. Il faut partir bien avant l'aube pour arriver à 7 heures sur le chantier. Et le soir, avec les bouchons on n'est jamais rentrés.
Je remonte au Riau à 14 heures, on ne voit pas l'horizon. La fumée sort de la cheminée, on croirait l'automne. Silence dans la maison, Arthur est chez Dylan, Lili chez Ines, Sandra et Louise sont en bas près du poêle, la première travaille tandis que la seconde dessine.
Par la fenêtre de la bibliothèque, de gros nuages filent en fin d'après-midi vers le nord-est, ils ne sont pas assez nombreux pour empêcher le soleil de se glisser par des trous tout bleus et remettre les saisons d'aplomb. En bas Louise fait une pizza, j'y descends pour laver des radis, éplucher des concombres et couper des pommes en quartiers.
Avant d'aller se coucher, Lili regarde par-dessus mon épaule la première moitié d'Une Partie de campagne que Jean Renoir a réalisé avant de partir en Amérique : les congés payés, les vacances, les bords de Seine, mais aussi et surtout une certaine manière de filmer les dimanches, l'aube et le crépuscule, la lumière, une lumière qu'on ne voit plus : le soleil suit comme le cinéma les méandres de la Seine, mais aussi ceux de l'histoire.

Jean

Une nègre-soie a disparu



Une nègre-soie a disparu, des plumes jonchent le sol à l'entrée du poulailler. J'annonce la mauvaise nouvelle à Louise qui est réconfortée lorsque je lui annonce que c'est Flèche qui s'est fait emmener par le renard. Pâquerette, très ébranlée, semble s'être défendue. Il est probable que le renard ait fait son premier passage peu avant le mien et que je l'ai empêché de terminer ses oeuvres. A quoi un destin et le soulagement d'une enfant tiennent-ils donc ?
Je descends Arthur et Dylan au bus, le ciel est couvert, c'est la première fois depuis la neige du 8 mars et la petite averse du 18. Mais pas de pluie au réveil. Le soleil nettoiera le tout au milieu de la matinée.
Sandra emmène Louise, à moi de terminer le carrousel quotidien, mais le retard pris je ne sais où ni pourquoi m'oblige à conduire Lili et Mylène directement jusqu'à Montpreveyres, ce sera la même chose l'après-midi après le repas que nous prenons tous les trois à la véranda. J'aurai travaillé toute la matinée sans ordinateur en raison du remplacement des poteaux électriques dans le coin. L'incident m'aura apporté la preuve qui me manquait que je peux le faire sans difficultés si on m'y force, comme me passer de cafés pendant plus de trois heures : plus difficile pourtant.
Je relis l'épreuve de français qu'une collègue veut soumettre en juin aux élèves de 9e, m'avise que c'est une recopie du certificat proposé dans un établissement en 2009, non pas dans son contenu, mais dans sa forme, ses approximations et ses imprécisions. La tradition est parfois une vraie catastrophe.
Je reçois un mail de Sandra qui m'annonce que les élèves de l'option mathématiques-physique de 9ème année a gagné le concours organisé par Mathématiques sans frontières. Ils touchent le gros lot. Sandra songe à un petit voyage au Technorama de Winterthur et me propose de l'accompagner.
Il pleuvigne en début de soirée. Visionne Nuit et Brouillard de Resnais, vais chercher Louise et Lili, puis Arthur, visionne le soir une émission sur les destins parallèles d'Hitler et de Staline diffusé il y a quelques années sur Arte. Arthur travaille avec sa mère sur Dark jusqu'à plus de 10 heures.

Jean

Pas de feu malgré le froid



Pas de feu malgré le froid, même si on frôle le zéro ce matin. Arthur marche comme un vieux mais il ne se plaint pas. Je saisis à la volée un morceau de fromage, une tranche de pain, une pomme et un yoghourt. C'est la dernière semaine d'école, mais il faut songer aux cinq semaines qui suivront, au voyage à Tenero, au certificat, puis au voyage à Naples.
Retrouve les fauteuils rouges et m'y assieds une demi-heure. On annonce beau temps jusqu'à demain. Les pies vont par paires dans ce qui reste de la pelouse, les moineaux sont très agités, ils se déplacent par petits tas dans le roncier qui a pris possession de la partie ouest du préau. Tout va très vite, les pruneliers et les forsythias sont en fleur.
Travail coopératif des élèves de la classe 6 cette après-midi, sur le modèle de l'offre et de la demande. C'est l'utilisation de la virgule qui a le plus gros succès, les accents ensuite. Tout se passe dans une ambiance qui ne manque pas de sérieux.
Sandra descend au CHUV avec Louise, tout va bien, guitare ensuite mais pas de solfège, Louise a mal à la tête. Le pouce de Lili est inutilisable, la leçon de flûte est annulée. Arthur est sur skype avec son copain de Montpreveyres, ils mettent au point un travail sur le château fort : guère utile du point de vue du traitement de l'information, mais efficace du point de vue de l'utilisation des nouvelles technologies. Et ils s'amusent ; ces deux-là sauraient-ils le faire sans leurs Itouch ? Pas sûr, ils ne se verraient même pas. C'est dire que ces machines ont la vertu de rapprocher les gens qui habitent un pays de loups, et le Riau en est un.
Je donne un coup de main à Arthur qui s'est attelé au plan de sa présentation de Dark. On finit plus tard que prévu et cela n'aura pas été simple, des frictions même, car le mousse n'a pas toujours conscience des conditions à remplir pour satisfaire les exigences de l'école qui, comme on le sait, ne dit pas tout.

Jean

Ni vu ni fait grand chose de la matinée



Ni vu ni fait grand chose de la matinée. Termine après le déjeuner la lecture de Dark, le polar qu'Arthur a choisi et qu'il présentera bientôt à ses camarades. Je parcours ensuite avec le même, assis sur le banc rose placé devant le hangar, les notes sur le climat qu'il doit mémoriser pour la semaine prochaine. Doute toujours de la valeur de ce qu'on demande de faire à nos enfants, mais ne doute pas une seconde de la chance qui leur est donnée de se pencher sur tout et sur n'importe quoi.
Sandra donne un coup de main aux filles qui repeignent leur trottinette. Je vais faire ensuite un tour à vélo avec Louise, le même que la veille.
Dans la plate-bande devant la véranda, des tulipes, quelques narcisses ; les pivoines ont fait leurs feuilles, nous sommes à une semaine de Colonzelle, je m'en réjouis. Arthur a rédigé un billet plein d'esprit sur sa visite à l'Hôpital de l'Enfance, il va mieux, sans compter qu'il est invité par Swiss Cycling à faire un stage avec l'équipe de la relève suisse à Macolin. Dedans la maison il fait encore cru, mais tout le monde sait que nous glissons désormais sur le versant de la belle saison.
Fais le petit tour après le souper. Le bouvier bernois des C. tourne dans le pré au-dessus de la Moille-au-Blanc, la nuit tombe, rien ne bouge, un paysage sans raison. Trois chevreuils s'enfuient sous la Mussilly, Daniel y a fait poser un nouveau banc. Dans le ciel la lune se tient droite comme tenue par une barre rigide que je tiendrais dans la main, elle avance sans me quitter des yeux.

Jean

Sandra descend à Ropraz



Sandra descend à Ropraz faire quelques exercices pour juger juste les concours de trial de la saison. Arthur lui se soigne, repos pendant 3 semaines. Je pars avec Louise aux Censières, elle sur son nouveau vélo et moi sur celui d'Arthur, le ciel est bleu écarlate.
A notre retour Lili va chez Mylène pour son anniversaire. Je poursuis mon équipée à vélo jusqu'à à Ropraz, la tête à la fête et la fête aux lilas. Fais une pause sur la terrasse de l'Estrée, une autre sur celle des Corthésy que Valérie balaie, elle prépare l'été.
Sandra et les enfants nous rejoignent, on passe la fin de l'après-midi ensemble, arrosée, la fête se prolonge. Passage par la laiterie de Corcelles, on y achète du fromage et des pommes de terre ; passage par la cave du Riau, on en revient avec du vin. Au total il est plus de 22 heures lorsqu'on rentre, le ciel est noir et je retrouve ces mots couchés sur un bout de papier :

Je suis poète,
j'aime les oiseaux
et les quarante tonnes
qui traversent le village à 80
ton visage me fait penser à Ostende
tu vas voir
je ne suis pas ronchon

Jean

En revenant de l'arrêt de bus



En revenant de l'arrêt de bus où j'ai déposé Lili, je croise une pie qui transporte du matériel pour le gros œuvre de son nid, elle remonte en direction de la Moille-au-Blanc je descends au Mont.
Une idée passe, y pense tout en conduisant, suis une ou deux de ses avenues, tente de l'organiser pour m'en souvenir. Elle m'échappe, j'hésite alors à m'arrêter sur le bord de la route pour la noter, trop tard, tente de m'accrocher aux dernière traces de son organisation qui s'effacent elles aussi. L'idée s'évapore avec tout ce que je lui avais prêté, me voici les mains vides avec le sentiment d'une perte irrémédiable et la sensation d'avoir perdu pied.
Le collège est presque vide le vendredi après-midi, il fait meilleur travailler dans ces conditions, il y a un air de vacances.
Remonte à 16 heures. Sandra et Louise partent à Lucens chercher le nouveau vélo. Sandra emmène ensuite Arthur à l'hopital de l'Enfance, sa hanche ne va pas mieux. Lili joue dehors jusqu'à la nuit, Louise roule, je prépare le repas. Mais Sandra et Arthur ne sont toujours pas rentrés à 20 heures, il y a du monde, et des cas plus graves que celui du mousse.

Jean

Ceci encore



Ceci encore : nous avons fait un feu, hier soir, avec les couenneaux qui bordaient l'ancien potager, ce n'est plus qu'un souvenir, on grille des cervelas.
Revois au réveil les fondamentaux du dauphin, avec Lili qui s'inquiète. Elle a raison, compliqué le système d'écholocation, quant à la variété des poissons qu'il mange – maquereaux, anchois, crevettes et calamars – elle doit être en mesure de la lister aujourd'hui. Par ordre alphabétique, Monsieur ?
Écoute une chaconne en descendant au Mont, un air d'ailleurs, de l'autre côté de chez moi et qui en rapporte l'écho, quelque chose que je suis incapable d'imaginer, quelque chose qui me laisse dehors, quelque chose qui passe, qui passe très loin de moi, la réalité d'un rêve.
Les marronniers près de l'église font leurs feuilles, le chantier avance, la creuse se poursuit avec quelques précautions, il faut en effet que le tractopelle ne soit pas prisonnier de la fouille qu'il est sur le point de terminer. Le mille-feuille – bidime, gravier, plastique, béton maigre – dont la fabrication précède les opération d'étanchéité sera prêt la semaine prochaine.
Passe un moment à la salle des maîtres, sur l'un des fauteuils rouges si souvent inoccupés. Des voix me parviennent, elles me rappellent la fragilité des institutions aujourd'hui, l'obsession que chacun a de ne faire que ce qu'il doit et ce qu'il est en droit de faire.
J'enchaîne 8 périodes. S'il me faut en garder une en mémoire, c'est celle pendant laquelle je visionne avec les élèves de la 11 le Continents sans visa consacré à juin 68, séduit par les intervention de Michel Bosquet (alias André Gorz) d'une rhétorique glaciale ; les étudiants jouent aux apprentis sorciers ; des ouvriers de chez Renault, usés, avouent sans rhétorique aucune préférer à la révoltion permanente quelques heures de travail en moins chaque semaine et une retraite à 60 ans, ils sont loin du débat sur les institutions et font apparaître les étudiants d'alors comme les dignes successeurs des enfants de choeur. Je souhaiterais pourtant que les élèves dont nous avons la charge leur ressemblent parfois un peu plus.
Je récupère les filles à la poterie avant de récupérer Arthur. Il est tombé et boîte bas, très bas.

Jean

Me prépare



Me prépare pour les 5 périodes du mercredi matin, peu d'entrain, mais je ne les vois finalement pas passer. Me sens incapable de déterminer en quoi j'ai pu être utile aux élèves. Peut-être lorsque nous avons parlé M. et moi de Maupassant, de la fabrication, par la littérature, du monde dans lequel nous vivons.
Passe une heure à relire avec une collègue les futures épreuves du certificat avant de rentrer au Riau. Personne. Sandra a conduit le mousse et Lili à la séance de la Lanterne magique, elle s'est rendue ensuite à Vevey rendre les skis, la saison est terminée. S'est arrêtée un instant chez Françoise avant de conduire Louise chez l'orthodontiste. Je file à Oron récupérer Arthur et Lil. On se retrouve tous les cinq vers 17 heures.
Lis dans le jardin, avec une bergeronnette qui tourne autour du potager abandonné, les moineaux vont et viennent du pommier des moissons à la haie vive près de l'étang. Louise fait de la trottinette, Sandra rempote. Les enfants Moinat montent de Ropraz passer avec nous la fin de l'après-midi. Le jardin est devenu une immense oiselière, Cacao s'est joint et la bande et les filles serrent dans leur bras les nègre-soie. On mange avec Suzanne, Jeremy et leurs enfants, la soirée se proplonge un peu. C'est la belle saison.
Françoise m'apprend que Denys, le frère de papa est mort ce soir.

Jean

L'anticyclone nous assure de beaux jours



L'anticyclone nous assure de beaux jours et le mardi me procure de belles heures lorsque les taches administratives et scolaires ne l'encombrent pas. Visionne le film réalisé par Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta dans le cadre de l'émisssion Continents sans visa consacré aux événements de mai 68 à Paris, une merveille tournée en juin 68, floraison de naïvetés mêlées à d'âpres morceaux de doctrine.
Relis dans le jardin le Haut-Jorat de Gustave Roud (1949).
Ecoute la radio en faisant à manger, pas longtemps, le ton des journaliste m'exaspère. Plutôt que de démonter les discours, ils tentent par tous les moyens de démonter les hommes qu'ils ont invités, lesquels n'ont eu d'autres solutions que de se former à l'art du contrôle de soi pour que ces entretiens ne se terminent pas en échauffourées, comme dans les cours d'école.
On mange, Arthur, Lili et moi à la véranda, Louise est à la piscine. Un bout d'après-midi à ma disposition, je rédige et publie sur lesmarges.net le billet du jour. Sandra nettoie les ruches vides depuis cet hiver.
Mézières est fermée aux voitures qui viennent de Peney et vont à Oron, il faut passer par Carrouge pour entrer dans le village. C'est ce que je fais et vais lire les 50 premières pages de Dark, le roman policier de Claude Merle qu'Arthur se propose de présenter à ses camarades.
On se retrouve tous à table après l'entraînement du mousse, j'ai hâte de me coucher. On a certes repoussé la nuit d'une heure, mais la mienne vient toujours un peu plus tôt et me donne l'impression que les jours n'ont pas été taillés à ma mesure.

Jean

Retour de la nuit au réveil



Retour de la nuit au réveil, avec les lampadaires publics et l'éclairage domestique dedans et tout autour, c'est le prix de l'horaire d'été, ce non-sens. Les filles dorment encore lorsque j'emmène Arthur au bus. Je continue jusqu'au Mont en essayant de chasser les réticences qui m'assiègent depuis quelque temps lorsque je me rends à l'école, fatigué des dysfonctionnements et des aveuglements qui minent cette institution. Elle me fait penser à un gigantesque vaisseau, plein à craquer, qui glisserait sans pilote sur une mer illimitée, sans obstacle pour l'arrêter. M'assieds dans la pénombre de la classe pour anticiper les questions qui vont se présenter ce matin. Je leur donne un nom, et ce qui me pesait s'allège. Le jour se lève.
Tente de régler une embrouille qui aurait pu infecter dans l'immédiat des relations entre adultes en proposant mes services pour accompagner des élèves au Tessin, assuré que ce coup de main se retournera plus tard jour contre moi. Quatre périodes ensuite, au cours desquelles j'essaie de ferrer le désir et la curiosité des élèves, c'est en définitive le gros et l'essentiel du travail de l'enseignant. Je ferme les yeux à midi, les rouvre à 13 heures, des élèves ont besoin de mon aide pour publier sur cocktail le billet de la semaine. Aimerait les refermer ensuite.
Je taille le pommier en espalier avant d'accompagner Lili à Mézières où j'annonce à sa maîtresse qu'elle ne fera plus de flûte à la rentrée scolaire, mais du piano à Oron. S'il n'y avait eu ces mots, cette journée n'aurait, je crois, pas existé. Mais ces mots ne la chargent d'aucune valeur, ils m'auront permis simplement de fixer les contours de ce qui fut et de ne plus rien en attendre, sinon le jour qui va suivre.

Jean

Pas de pause dans la succession des beaux jours



Pas de pause dans la succession des beaux jours, on déjeune à la véranda, les nouvelles pousses du cognassier et celle du prunier montent tout droit. Les filles se préparent, bombe, bottes et casaque, pour le concours de Curtilles que Laurence a préparé.
On roule entre Moudon et Lucens sur la route cantonale, avec la voie de chemin de fer à ses côtés, puis la Broye, le talus, le chemin côtier, la succession des bouleaux, tout droit jusqu'à ce qu'un peu avant Lucens la longue courbe de la Broye endiguée entraîne avec elle vers l'ouest le reste du paysage.
Les enfant brossent leur poney, l'harnachent et attendent leur tour en face du château. C'est le tour de Lili et de Louise, elles se régalent, se jouent des obstacles, réussissent même à monter sur le dos de leur bête sans se servir des étriers.
On revient avant midi, il fait plus de 20 degrés, les enfants commencent leurs devoirs, à contre-cœur. Pour faire passer la pilule, je me rends à Mézières acheter trois caraques, un millefeuille et un vermicelle. Me décide à tailler le cognassier, dans la foulée je transplante les groseillers au sud de l'ancien potager, sous le soleil ; ils crachotaient jusque-là, dans l'ombre du tilleul, de maigres baies. C'est peut-être un peu tard, on verra.
On repart à Curtilles en fin d'après-midi pour la proclamation des résultats, les filles sont contentes de recevoir une plaque et un flo. On rentre à 18 heures, les filles se baignent, Arthur rédige le second billet de la semaine.
Je mets du temps à m'extraire de la mine le vendredi, du temps pour y rentrer le dimanche soir, ceci exlique cela : je sors du week-end fatigué. On a passé cette nuit à l'horaire d'été, Lili peine à s'endormir.

Jean

Ravi dès le réveil par le ciel bleu



Ravi dès le réveil par le ciel bleu. J'ouvre aux poules, convaincu que le renard sait que nous sommes sur nos gardes. François nous rejoint à un peu plus de 9 heures. On boit un café dans le jardin et, tandis que Sandra part pour Ropraz avec Arthur pour son premier stage pratique de juge, on file à l'ouest avec la voiture de François qu'on laisse à l'entrée d'Echallens, près du tennis. Des cadavres de grenouilles jonchent le parking. On remonte le canal de dérivation sur la rive droite du Talent, d'autres grenouilles, bien vivantes y copulent. On continue jusqu'à la route de Malapalud. On parle de choses et d'autres, de la retraite à laquelle François a droit depuis une année, du travail qui continue pour moi. Il fait un temps à aller au bout du monde.
Les abeilles se sont mises au travail, les papillons se réveillent, un pique-épeiche, des pies s'agitent. On fait une halte dans la chapelle de Bottens. Quelqu'un a souligné au crayon les six doigts de pied du Christ de Rivier. Une fissure traverse son torse et une tache d'humidité est apparue sur le bustier de Marie. 
Dehors de belles cavalières vont et viennent sur leurs chevaux. On mange sur la terrasse de l'auberge de Bottens avant de repartir pour Froideville où la famille de l'un de nos anciens élèves nous offre une glace : un ou deux mots, le soleil, pas beaucoup plus. On continue par le refuge de Corcelles.
On boit un thé au jardin où Sandra et les enfants nous rejoignent. Le pommier fait ses premières fleurs. Les étourneaux et les corneilles s'activent dans le ciel en fin d'après-midi. 
Ce soir, nous regardons, Arthur et moi, une émission de la TSR sur la sélection des hôtesses pour animer les stands Maserati, Mazda, Peugeot au salon de l'automobile à Genève. Sans importance mais un peu inquiétant tout de même.

Jean

Un feu avant la diane



Un feu avant la diane, m'occupe ensuite des filles à qui j'annonce qu'elle rentreront à pied cette après-midi de l'arrêt de bus. Il fait beau, Lili s'en réjouit, il n'en va pas de même pour Louise. Dans la haie vive qui borde l'étang au fond du jardin, les crocus sont en fleur. 
De la cour que je traverse, j'aperçois derrière les vitres des classes des visages d'enfants désœuvrés, quelques-uns à la tâche. Me dis qu'il y a du gâchis. Ils vivent dans leur tête comme dans une garderie. Un verre d'eau pour fixer les choses, dans l'un des fauteuils rouges de la salle des maîtres, avec le bruit du chantier qui rappelle que les choses se font très bien sans nous. C'est réconfortant. Une collègue commande sur internet sa garde-robe de printemps, une autre débarrasse la machine à laver la vaisselle. Sonnerie, rejoins la classe 9, corrige des travaux pendant qu'ils en font d'autres. 
Dure journée avec quelques élèves, je durcis le ton. Serait-ce la seule solution ? leur faire entendre qu'un orage, une tempête gronde ? Suis désormais un vieux fondamentaliste, bien plus intéressé par la question de la connaissance que par celle de l'encyclopédie, m'en suis rendu compte lors d'une séance avec le chef de file de géographie. Remonte à 5 heures, croise les filles. Elles vont dormir chez les Moinat.
Ai oublié le Tupperware du repas de midi, m'en veux, passerai ce week-end. Envoie un mail à François pour lui donner le programme de samedi : d'Echallens à Malapalud par les bords du Talent, Bottens. Halte à l'auberge. Puis Froideville, François semble ravi. Michel passe reprendre son appareil auditif qu'il a oublié à midi. Lucette rentrera à la maison vraisemblablement lundi. 
Ce soir nous allons, Sandra et moi, au cinéma d'Echallens où l'on projette Cheval de guerre de S. Spielberg. Aurai surtout apprécié la glace à l'entracte et les réminiscences d'autres films. Arthur est resté à la maison pour voir Sherlock Holmes 2. On revient par Poliez-le-Grand et Bottens, l'église catholique est éclairée, l'autre pas. Arthur dort, avec la lumière. J'éteins.

Jean

Le feu dans le poêle ne durera pas



Le feu dans le poêle ne durera pas, le soleil occupe déjà la véranda. Descends au bus Arthur et Dylan qui s'est fracturé l'annulaire. Sandra suit avec Louise, je termine avec Lili. La maison sera déserte jusqu'à midi. Michel viendra faire à manger aux enfants, seul, puisque les médecins, qui lui ont posé un plâtre, gardent Lucette à l'hôpital pour la semaine. La bande de neige à l'orée du bois a presque disparu.
J'écoute la radio en descendant au Mont, la voix des journalistes, leur suffisance, leur arrogance, leur bonne humeur m'exaspèrent. Ne regarde rien de la route, m'en veux.
Des camions versent du gros gravier sur les toiles de bidime étendues à l'ouest, à même la terre. Des barrières de sécurité ont été placées tout autour des palplanches pour sécuriser le chantier.
Corrige les travaux que j'ai préparés et que je donnerai à faire ces prochains jours aux élèves. Les mets en page pendant une heure de surveillance dans la petite salle de sciences, au pied du premier bâtiment dont la construction a bien avancé. En levant la tête, on aperçoit les armatures des grandes ouvertures vitrées fixées contre la coque de béton. Les standards ont bien changé, les économies d'énergie y sont pour quelque chose.
Le soleil annonce le printemps depuis plusieurs semaines. On n'y croit pas encore vraiment, et quand il sera là, on sera déjà en été, quelques beaux jours, une paire de mois, trop court. Un temps où l'esprit succombe pourtant à l'école buissonnière, qu'on le veuille ou non. On croit moins aux choses de l'intérieur, aux bibliothèques, on se détache de la raison.
Est-ce une libellule ? un oiseau inconnu ? un hélicoptère ? Non, c'est un drone dont j'aperçois le pilote caché derrière une butte. Les brebis et leurs petits sont dehors en face de la Marjolate. Dans le jardin au Riau, le nid des corneilles fait une tache noire, un noeud sombre dans les branches du foyard. On ne le verra bientôt plus mais on entendra les cris de leurs propriétaires, étouffés derrière leur lourde frondaison.

Jean

Grandes traînées de tulle ce matin



Grandes traînées de tulle ce matin, qui se plissent du nord au sud et qui bordent le ciel à l'est et à l'ouest comme des rideaux. Le bleu au centre ne parvient pas à les écarter, les rideaux retombent et tout est à recommencer. Deux degrés au dessus de zéro, je fais du feu.
La maison somnole lorsque je m'en vais, les filles sont au lit. N'entends pas l'oiseau de la veille. Arthur a congé il descendra plus tard à Ouchy faire de le trottinette pendant que Sandra fera des courses. A Sainte-Catherine, une bergeronnette bat la queue sur les glissières de sécurité. Le soleil réapparaît. Me demande où sont les chardonnerets qui donnaient à nos campagnes, il y a quelques années encore, un air si exotique.
Les travaux au collège n'ont pas beaucoup avancé depuis lundi. Je demande au contre-maître la raison du béton maigre sur le chemin de ronde. Ça ne sert à rien, me dit-il, mais on doit le faire. La grande grue devrait arriver dans la troisième semaine d'avril, l'excavation est loin d'être terminée. Il faudra encore recouvrir le fond de la creuse, de bidime, de gros gravier et de 10 centimètres de béton maigre avant d'entamer les opérations d'étanchéité.
Mets à la disposition des élèves certains de mes fichiers pour leurs travaux de fin d'année. Réitère mes avertissements pour qu'aucun d'eux ne tombe dans le piège de Wikipédia. Posent les bouées qui devraient les obliger à se mettre à l'eau sans trop de crainte. Me surprends chaque fois de leur faculté de passer à côté des problèmes et des difficultés. J'étais la même chose.
Les Préalpes sont à nouveau, là-bas, recouvertes de neige jusqu'à leur collet. Ici les buses prennent du bon temps, les haies un peu de couleur. Les muscaris sont en fleur.
Sandra et les filles mangent dans le jardin, sous le parasol sorti pour l'occasion, c'est la première fois. Je jette un coup d'oeil aux rosiers avant de me mettre à table, il semble qu'aucun d'eux n'ait été définitivement victime du gel.  
À Curtilles, une dizaine de cavaliers s'éloignent pour une balade, je lis sur un banc.

Jean

Premier jour de printemps



Premier jour de printemps, ou presque, et tout est à nouveau blanc. Arthur a fait un feu ce matin, qu'il a oublié de nourrir. Me retrouve de service, doublement puisque c'est mon jour de congé et parce que les filles restent ce matin à la maison, leurs enseignantes ont une journée de formation. Lili dort jusqu'à 8 heures 30. Elles font leurs devoirs après le petit déjeuner, la liberté ensuite.
J'ai du travail mais m'y mets tard. Des évaluations à préparer, des travaux à corriger. Ça fait ensemble un tas dans lequel il me faut mettre un peu d'ordre, je m'en réfère aux Horaces et aux Curiaces, mets le tout en colonne, coche mes premières victimes. Dehors le brouillard est descendu à ras-de-terre, n'a laissé aucune ouverture, mais il rampe si bas qu'on voit en levant les yeux le soleil se préparer dans les couches supérieures. Il fait son entrée en fin de la matinée. Louise prend alors son vélo et nous allons faire le petit tour sous le soleil. Elle a les mains nues, se plaint du froid. Un milan tournoie dans les airs lorsqu'on redescend sur la Moille Cherry, je le lui montre. Un bref coup d'oeil et ce commentaire lapidaire :
- Ça ne sert à rien de tourner en rond, mais il ne le sait pas. Il ne parviendra jamais en Italie.
Arrivé près de la ferme du château, je veux en avoir le coeur net, je lui demande si elle sait où se trouve Milan. Sa réponse négative ne me fait pas avancer. Ma question était idiote, je laisse tomber.
De retour à la maison, Lili nous signale, fière, qu'elle a terminé ses devoirs. Un léger voile nous coupe du ciel. Bientôt midi, Louise revoit ses vocabulaires à la véranda. Je prépare à manger.
Les filles partent pour l'école, l'après-midi est pour moi, je prépare une tarte aux pruneaux. Presse l'heure dont je dispose comme un citron pour terminer le travail que je m'étais promis de faire. Accompagne ensuite Arthur au trial. Sandra et Louise reviennent du CHUV, les examens sont bons, tout va bien. La maman de Sandra aussi, son opération s'est bien déroulée. Je ferme aux poules avant de descendre à Ropraz.

Jean


Le brouillard manoeuvre



Le brouillard manoeuvre dicrètement ce matin, se glisse dans certains vallons, en épargne d'autres, il étend son règne sans esprit de système. On entend depuis la véranda le chant d'un oiseau, les haies vives au nord du jardin sont nues, la terre noire à leur pied. Il fait deux degrés au dessus de zéro lorsque j'entre dans la voiture et que je descends Arthur à l'arrêt de bus.
Une pompe aspire l'eau des futurs sous-sols du nouveau bâtiment scolaire, la conduit dans une benne qui la déverse dans un regard. Les poseurs de palplanches auront terminé cette semaine. Le chemin de ronde mesure à peine un mètre de large et deux ouvriers font des mesures. Au fond de l'excavation, un engin déplace avec un gros godet la terre alourdie par la pluie. Toujours peu de monde sur le chantier, bientôt de la boue et plus personne.
Présente le Sonderbund aux élèves de la 6, et 1848. Parle trop. Mais me demande bien comment faire autrement pour rendre intelligibles des histoires qui ne sont pas toujours très traisonnables.
Retour au Riau à 16 heures, le brouillard a pris de la hauteur, la pluie est noire. Lili fait un peu de flûte avant son cours. Sandra a emmené Louise à la guitare et au solfège. Arthur qui a vendu quelques billets de tombola au village est resté chez Dylan, permission de 17 heures. Les jeux vidéo sont décidément une vraie terreur.

Jean

Voici un dimanche



Voici un dimanche différent des autres, parce que Sandra quitte la maison avant qu'on ne se lève. Elle s'est engagée à suivre les cours de juge pour les courses de trial. Elle m'étonne chaque jour, capable d'alterner des activités si différentes avec le même entrain, la même bienveillance, le même sourire. On déjeune orphelins.
Arthur, qui a oublié ses affaires en classe, prépare la semaine prochaine avec l'à-peu-près qui sied aux pré-adolescents. On n'y peut rien sinon lui laisser assez de place pour qu'il puisse faire ses expériences sans qu'il lui en coûte trop demain. Je supervise les devoirs de Louise qui les commence avec le sourire. Mais la répétition fastidieuse de la tâche la fait douter sur leur bien-fondé, elle ralentit puis câle. Elle terminera avec toutes les peines du monde.
Le froid est revenu, tout est blanc à trois heures lorsque je raccompagne Suzanne et ses enfants à Ropraz. On les a accueillis pour un thé, surpris qu'ils ont été par la pluie et la neige. Ils laissent leur vélo au garage. Ils les reprendront la semaine prochaine.  
Je prépare une ou deux choses à dire demain à propos de la Réforme aux élèves de la clase 6. Arthur, Louise et Lili regardent une vidéo avant qu'on ne se décide à descendre au P'tit Théâtre. Il est 16 heures 15, c'est jour blanc, on descend alors que le brouillard a étendu son empire et se tient sans bouger à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. J'ai l'impression de regarder le monde de l'intérieur à travers l'ouverture d'une boîte à lettres. Petite pièce de Jean-Claude Grumberg pour grands enfants. Ne me fais pas embarquer, Arthur non plus. Pour Lili, il manquait quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Louise est enchantée.
Il fait encore jour lorsqu'on sort, on passe derrière le chevet de la cathédrale, les cloches sonnent, le pavé est mouillé. Rentre et ferme les poules.
Sandra est là, on mange les restes de la veille que je réchauffe. Les enfants après s'être succèdé dans la baignoire, même eau, vont se coucher, même nuit.

Jean

Mars a tiré un rideau blanc



Mars a tiré un rideau blanc, le temps est chaud mais de petite humeur. Deux jonquilles sont en fleur dans la plate-bande, à côté des rosiers, trois d'entre eux semblent avoir gelé. C'est l'ancienne propriétaire qui les avait mis en terre ici. J'aperçois pourtant quelque chose comme une repousse sous le bois sec. A suivre.
Il fait assez chaud pour que je ne fasse pas de feu et que l'on déjeune à la véranda. Sandra et Arthur descendent à l'EPFL pour l'une des demi-finales du 24e Championnat international des jeux mathématiques et logiques. Je reste avec les filles dont je me serais volontiers débarrassé après une dizaine de minutes, une affaire de livres qui les conduit à s'invectiver, à hurler, menaces et rétorsions. Je n'en peux plus, sors de mes gonds, leur intime l'ordre d'aller dans leur chambre, portes fermées. Je vais prendre un bain.
Aurai réussi ensuite, après plusieurs manipulations à configurer sur l'Itouch qu'Arthur a vendu à Louise une nouvelle adresse mail. Quartiers libres jusqu'à trois heures, les filles vont jouer dehors, amènagent le toit du hangar. On descend ensuite sous le soleil au Musée de l'Elysée qui consacre son exposition à l'histoire du photomaton. Elles font le tour rapidement et vont jouer dans le parc. Lorsque je sors une heure après, Lucie est avec elles. On achète du pain et du chocolat dans une épicerie qu'on croque dans la foule d'Ouchy avant de remonter au Riau.
Lucie et les filles dessinent, je termine le repas que Sandra a préparé et qui rentre à 19 heures. Bel après-midi à l'EPFL.
Je vais chercher Arthur à la Ferme des Troncs à 22 heures. Françoise et Edouard passent en coup de vent reprendre Lucie.

Jean

La lune incise le ciel bombé



La lune incise le ciel bombé comme un vase, bleu plomb, puis bleu beurre, beau fixe enfin. Les enfants sourient au réveil. Température douce d'or tout le jour. Fais un feu pourtant. Tout ça me réjouit, sans compter que Louise égrène quelques notes du Printemps. Elle me demande de la conseiller pour son audition, ce que je fais, la descends au bus, elle a, contrairement à la veille, de l'énergie à revendre.
Lili coiffe ses longs cheveux qu'elle noue en queue de cheval, je lui laisse le volant de la voiture jusqu'au carrefour. Sur la route du collège, les pare-neige sont en tas, l'ombre des piquets dressés comme des gnomons s'est raccourcie. Photocopie les 5 premières scènes du Malade imaginaire.
Un élève présente les 6 artistes que la Banque nationale a choisis pour faire bonne figure sur les billets de banque : Charles Ferdinand Ramuz, Alberto Giacometti, Arthur Honegger, Sophie Taeuber-Arp, Le Corbusier. Et Jacob Burckhardt. Belle alliance contre nature de l'équivalent général et du sans prix.
Ne sais pas trop bien ce qu'on peut faire avec les élèves de la 9, aux limites de l'infans, grands pourtant, solides. Je prie un élève de descendre aux travaux manuels pour bricoler sa ceinture et le libérer de l'inquiétude continue qu'il semble avoir de perdre ses pantalons ou sa raison. Il y consent. Suis fatigué, le leur dit, leur remonte les bretelles, le camp polysportif branle au manche, ça fait un certain effet. Me voilà tranquille jusqu'à la fin de la matinée.
M'arrête au Chalet des Enfants, bois une camomille sur la terrasse, avec d'un côté l'eau de la fontaine qui coule en abondance malgré la sécheresse, de l'autre celui de huit retraités qui poursuivent les conversations commencées sur les banc d'école, en plus disciplinés. Les groupes lorsqu'ils ne visent pas l'efficacité sont des plaies, ils sont des monstres lorsqu'ils la visent.
Le vent d'ouest fait du bien. Un tracteur herse la prairie qui descend jusqu'au bois. Je ferme aux poules avant de me rendre à Moudon pour l'Assemblée générale du Trial. Sandra et les enfant vont à Ropraz manger chez les Moinat.

Jean

C'est un un bruit de crécelle



Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent.
Malgré le froid, cinq degrés au-dessous de zéro, on vit à l'intérieur de soi un temps de primevères, c'est à cause du ciel et de l'étrangeté des lieux, perceptible tout autant derrière le vitrage du café de l'Arena que sur l'esplanade du Palais fédéral. Mais aucune fleur ne se fait voir, on les attend, ce sont des mouchoirs en papier froissés qui traînent dans les jardinets qui s'étendent au pied du mur de soutènement de l'esplanade. Je cherche encore, pas de jonquilles, elles auraient déjà dû apparaître si les choses suivaient le cours de nos désirs.
H. a oublié le cadeau qu'elle a acheté pour Christian van Singer, je retourne au bâtiment de la Zivilschutzanlage pour le récupérer. Je surprends ce lieu qui ne s'attendait pas à mon retour, je ne devrais pas être là, profite sans modération du plaisir qui m'est donné de voir ce que je n'aurais pas dû voir, voir les choses telles qu'elles sont quand je n'y suis pas, c'est-à-dire un peu comme la première fois, ou à revers. On peut, je crois, être dedans et dehors, à certaines conditions que je commence à apprivoiser.
Dans le tram 9 qui me ramène au Palais, une vieille dame me sourit, elle cherche à lire ce qui est écrit sur mon badge. Je lui souris mais hésite pourtant à lui faire voir distinctement ce qui l'intrigue, inquiet de ne pouvoir lui répondre si elle m'adresse la parole. Elle a la peau sur le visage, fine et presque bleue, un ours doré à la feuille épinglé sur le col de son manteau de laine, vert militaire. On voit les os de son crâne, ses mâchoires animales, les orbites de ses yeux. J'aperçois l'objet vers lequelle elle tend. La mort qui rôde n'empêche pas qu'on se sourie.
J'entre dans le Palais avec mon appareil de photos, interdit dans le saint des saints politiques, pour faire quelques photos de la salle de commissions, des élèves avec Christian van Singer.
On se donne rendez-vous à la Zivilschutzanlage, je m'écarte alors du chemin qu'empruntent les élèves en me laissant dériver à l'arrière, fais une photo du Kornplatz aperçu ce matin, dans le soleil et sous les arcades, juste après le pont qu'emprunte le tram numéro 9 pour franchir l'Aar.
Toute l'après-midi et le soir à aider les élèves à rédiger les interventions de demain, j'en sors défait. Puise toutefois encore, dans le peu qui me reste, ce qui me manque pour écrire ces notes.

Jean



Le ciel est dégagé



Le ciel est dégagé, prés et lisières d'or, longues ombres qui s'échappent par manque d'attention, on détourne les yeux et tout redevient comme la veille. On fait faux, il faudrait persévérer dans les hésitations et les nuances de ce qui commence à peine, ce dans quoi on est immergé lorsqu'on sort de la nuit, ne pas renoncer et ne pas fermer les yeux, ne pas entrer dans ces filières qui ne mènent nulle part sinon au regret. Impossible pourtant de reprendre et commencer juste, notre condition l'interdit, y penser nous réconforte parfois.
Préparer le feu pour commencer, la table ensuite que Sandra garnit, c'est l'anniversaire de la grand-maman des enfants qui viendra à midi, avec Michel, comme tous les jeudis – et les vendredis – , leur faire à manger. Lili a perdu une nouvelle dent hier et se demande s'il est bien nécessaire de laver celles qui restent.
Une dernière plaque de neige, longue langue qui longe le bois derrière le Chauderonnet. Des colonnes de fumées s'élancent, tordues, au-dessus des haies et des palissades de l'Escargotière. Là-bas, du feu, ils en font presque toute l'année.
La creuse se poursuit au Mont, on entend les craquements de la souche du marronnier tronçonné il y a quelques semains et qui faisait des grappes de fleurs blanches et roses. Les camions se succèdent avant de disparaître avec leur chargement je ne sais où.
Pour le reste, j'enchaîne 8 périodes, avec une maigre pose à midi. Essaie de faire voir aux élèves de la classe 11 que la grammaire ne conduit pas exclusivement à accorder correctement le verbe avec le sujet, mais aussi à mieux comprendre la puissance générative de la langue, à nous en proposer une représentation dont il est nécessaire de disposer pour qu'elle ne nous abuse pas et qu'on la considère non plus seulement comme un véhicule, mais encore comme cette singularité relevant du monde des choses dont elle est issue, et située à la source du miracle dont elle fournit une image. J'essaie de leur montrer également la nature particulière du verbe être, des verbes paraître, rester ou devenir, si essentiels à leur vie d'adolescents, des verbes avec lesquels il faut faire pour devenir celui qu'on est et approcher la ribambelle de fantômes qui nous habitent, dans une société qui ne nous attendait pas. Ça fait beaucoup.
Je leur raconte ensuite le rêve qui a mobilisé près de la moitié de la population européenne de 1917 à 1991, la succession des dérives qui ont conduit Gorbatchev a entrouvrir, dès 1985, les portes de la fin. Le 25 décembre 1991, le monde se réveille, la bouche pleine, pluralisme et économie de marché, c'est la fin d'un rêve. Gorbatchev regrette aujourd'hui, il aurait fallu des réformes, plus de réformes et plus vite. Les oligarques feront le reste.
Arthur m'attend à la maison, je le dépose à Ropraz avant de partir pour Vulliens. C'est partout le printemps d'avant le printemps, vieilles herbes jaune filasse, vert tendre, sans brillance. M'arrête pour la premiere fois cette année sur le banc de l'épicerie de Carrouge, au soleil, mange un pain de poire et bois une eau minérale.
Reviens de la poterie avec les filles par Montpreveyres. Louise est fatiguée, mal à l'épaule, aux chevilles, au cuisses, partout. Les nouveaux poteaux téléphoniques entre le village et le Riau sont dressés.  

Jean

A six heures



A six heures, le thermomètre indique un peu moins de 5°. Le feu a pris sur la chaîne des Vanils, le brouillard se tient à ses pieds, mais aussi de l'autre côté, à la lisière du bois, comme arrêté par le jour. Lili sort son lapin en répétant sa poésie sur l'escargot, ce matin c'est moi qui accompagne les petits à l'arrêt de bus, Marilyne s'est fait mal à l'épaule. Il en sera ainsi ces prochaines semaines Vais faire le plein sur la route de Berne, le prix de l'essence ne cesse de monter.
Je fais le ménage à la bibliothèque, mets à la poubelle des CDs qui n'ont servi à rien, aimerais bien ne pas avoir à travailler et sortir, suivre les traces du soleil dans le brouillard. Ai la sensation parfois d'avancer dans une impasse, dedans, peine à réévaluer ce qui est en jeu, dégager l'essentiel, retrouver le calme. Des tâches administratives m'attendent, elles ne pèsent rien mais encombrent mes heures.
Ébauche les consignes de l'examen de français avant de descendre à la cuisine sortir la tarte que j'ai mis au four à 8 heures. Remonte sauvegarder les travaux des jours passés en écoutant Gélinet évoquer avec son invité 1991, la disparition de l'URSS. Ecoute ensuite Gorbatchev qui raconte ses tentatives de sauver l'entreprise soviétique, le rôle ambigu d'Eltsine. Descends préparer le repas, Lili claque la porte, puis c'est au tour d'Arthur. Je mets la table.
J'enchaîne tout l'après-midi des petits travaux sans jamais avoir l'impression salvatrice de pouvoir en venir à bout. Récupère au bus Lili et Louise, avant d'avoir fait quoi que se soit, puis Arthur à 16 heures 30 que je descends à Ropraz. Passe une heure sous le portrait du général Guisan à l'auberge communale de Mézières. Deux tables derrière moi, des retraités passent en revue les problèmes du jour, prostate, veuvage, lessive, brandons, enterrement, croisières, ivresse, voisinage, étrangers. Il fait 16 degrés lorsque je vais récupérer le mousse, une lumière pâle rampe dans les prés, la ligne sombre du Jorat luit au dessus.

Jean

Le brouillard est dense



Le brouillard est dense mais la bise a faibli. Fends les trois morceaux de sapin qui suffiront à faire partir le feu, qu'on abandonnera à ses cendres lorsque le soleil sera haut dans le ciel. Ce sera le régime de mars et d'avril, deux feux par jour, certains jours, l'un avant de partir, l'autre à mon retour.
Vais réveiller Arthur qui reporte avec bonne volonté quelques mots dans son carnet, comme il en avait été convenu la veille. La brouille épaisse s'écarte à l'entrée de Sainte-Catherine, le soleil s'y glisse et repousse sur les hauteurs les fantômes qui partent en fumée, un conducteur d'un gros 4x4 jette son mégot par la fenêtre.
Dans la cour du collège, deux camions attendent leur tour, une pelle est sur le point d'entamer la creuse au pied de la façade nord du futur bâtiment, personne encore au vibrofonceur. Les enseignants travailleraient-ils davantage que les travailleurs du bâtiment ? Ce n'est pas le reflet du soleil qui brille sur le plateau, ici et là, c'est l'éclairage public, il fait pourtant grand jour et le Conseil fédéral a décidé, il y a quelques mois, de faire sortir la Suisse du nucléaire d'ici 2034.
Je note la curieuse remarque d'un élève qui raconte l'histoire du Cristo redentor de Rio de Janeiro, il renonce en effet à montrer à ses camarades la position de Rio de Janeiro sur une carte murale, parce que, dit-il, un gros carton cache le Brésil. Le carton est vide, je lui propose de le déplacer. Il le déplace et l'Amérique du sud apparaît comme par enchantement.
Visionne avec les élèves de la 11 un temps présent de 96 qui raconte la saga d'une famille vivant à Pripiat : des morts, de la tristesse, un passé qui ne passe pas. Un voile descend jusqu'au Jura avant de se lever.
Lance cet après-midi les élèves sur un échanges de connaissances. Sandra m'envoie un mail que je ne comprends pas immédiatement : Renard-Prod'hom 4-3. Je finis par saisir : lorsque j'ai passé hier soir au fond du jardin, trois poules étaient à l'intérieur, mais quatre sont demeurées à l'extérieur. Le renard ne s'en est pas privé. C'est vraisemblablement la bise qui a refermé la porte du poulailler, Louise est particulièrement triste, il y en avait une qu'elle chérissait tout particulièrement, la cochin : elle se console avec un air de guitare. Lili et Arthur accusent le coup comme des enfants de la campagne. Ne nous restent plus que deux nègre-soie et une poule de gouttière.

Jean

Il fait beau



Il fait beau, mais un film transparent traversé de nervures blanchâtres et grasses colle au ciel. D'innombrables mouches jonchent le sol des combles. Relis au réveil les dernières pages de Colomba, texte sur lequel un élève prépare son travail de certificat. J'en aurai bientôt fini avec ces lectures : Une vie, Le Parfum, Si c'est un homme, Le Voyage au centre de la terre, L'Ecume des jours. On déjeune à la véranda et on goûte à la mousse de framboise que j'ai préparée la veille avec Louise. On se régale et on se promet d'en refaire une un de ces jours prochains avec les fruits qui restent dans le congélateur.
Louise nettoie la cage de Mickey, Lili celle de Cacao. J'envoie un mot à François pour fixer la date à laquelle nous irons faire une balade, ce sera fin mars. Le printemps est encore loin, on tire depuis ce matin à la quatrième citerne de mazout.
Je pars pour une promenade, mais m'assieds bien vite sur une souche qui borde le sentier qui mène à l'étang. Les restes de l'automne ont été comme passés à l'eau de javel, la bise qui forcit dans les épicéas souffle le chaud et le froid.
Ne sais pas pourquoi mais y pense, à Sebald qui écrit quelque part qu'il y a désormais sur terre assez de vivants pour qu'on n'ait plus à garder nos morts qui, bientôt, ne nous visiteront plus. Ils disparaissent ainsi deux fois. Mais c'est aussi du passé qu'on se coupe, et des lieux, du passé des inconnus de Biasca, de Vienne ou de Berne.
A l'étang, les bouleaux muent et sous leur pellicule blanche, plus fine que de l'ostie, apparaît leur nouvelle peau, rose ou orange avec des reflets bleus. L'herbe sèche ne se relèvera pas. Je cherche sans succès le couple de canards qui vivaient le printemps passé dans les parages.
La bise donne le vertige, elle gronde par moment, comme l'océan. Plus loin, les lignes à haute tension au pied desquelles trottinent des pies la fait siffler. Sur le rebord de fenêtre d'un atelier, des corps en terre cuite n'ont pas résisté à l'hiver, l'eau les a rongés et ils se désagrègent comme du pain sec détrempé.
Arthur a préparé avec Dylan une mixture pour savonner une rampe sur laquelle il comptent faire glisser leur trottinette, Louise les rejoint au tilleul. Bizarre, la porte du poulailler est fermée lorsque je veux la fermer.
Cette après-midi, Lili a perdu une incisive.

Jean

Réveil tardif



Réveil tardif, taquiné par les courbatures qui me donnent rendez-vous le matin, elles s'installent chaque année davantage, toujours plus décidées, en voilà qui ne me quitteront plus. On finit par s'y faire, c'est ainsi qu'on repousse la conscience du vieillissement.
Ciel bleu sur l'écran des combles. Arthur descend à vélo à Ropraz pour 10 heures, Lili et Louise jouent après avoir épuisé le temps mis à leur disposition hebdomadairement pour jouer avec leur machine numérique. Lili invoque sa méconnaissance des heures pour expliquer son dépassement. Elles jouent ensuite les mains vides avec presque rien. Je vais de mon côté arracher les couenneaux qui délimitent le jardin potager, trop grand désormais : on ne gardera que la serre et le châssis de bois à couvertures de verre que nous a fournies Michel il y a quelques années. Ça c'est dehors, dedans un peu de tristesse traîne, née d'une ou deux choses qui n'ont pas été dites, ou qui ont été oubliées.
Dans l'après-midi, Sandra va faire des courses à Epalinges tandis que je vais me trouver un fauteuil qui devrait remplacer avantageusement celui qui traînait dans les caves du collège et que m'avaient remis les concierges. Il y a du soleil jusqu'Aubonne, les filets sont encore enroulés au-dessus des rangées des arbres fruitiers. Ils remplacent les corbeaux que les maraîchers clouaient autrefois sur des montants de bois.
Traverse Interio sans m'arrêter, personne pour me faire l'article, me convaincre dans un domaine où je me sais incapable de choisir. Passe de l'autre côté, chez Pfister, pique sur une dame bien mise qui me conduit devant le fauteuil qu'il me faut lorsque je lui dis mon mal de dos. Je suis un client facile, j'achète, elle m'offre un café et un verre d'eau, que je vide assis sur la bécane que je ne vais que peu quitter dans les années qui viennent, je fais le derviche, tire les manettes. Deviens par cet achat également l'heureux possesseur de la carte de fidélité, 3% de remise, à la condition que je lui communique mon lieu d'origine, mon âge, mon revenu. Lui demande s'il s'agit de mon revenu brut, net, ou après déduction. C'est égal, c'est comme je le désire. Quel monde étrange ! La donzelle m'entraîne à la caisse, me serre la main en me félicitant de l'achat dont ma colonne vertébrale peut se réjouir : la carte épinglée sur sa poitrine m'apprend que j'ai eu la chance de traiter avec Madame Lombaire. Passe à l'arrière du bâtiment charger mon fauteuil.
M'arrête au retour chez un fleuriste établi dans un vieux garage abandonné, petite âme au milieu des grandes surfaces qui occupent la zone comprise entre Morges et Aubonne. Emporte une azalée rouge passion pour me faire pardonner mes oublis, mes lenteurs, ma paresse,... M'arrête sur la terrasse du restaurant de la Plage de Préverenges où je note ces quelque mots avant de lire les premières pages du Goût de l'éternel d'Henri Thomas.
Au retour, m'assieds sur la bête, pas longtemps, il me faut passer à la déchèterie et déposer mes bulletins de vote dans la boîte aux lettres de l'administration communale.
Fais à manger pendant que Sandra se repose. A 19 heures Arthur part à Vulliens pour une boum. je vais le rechercher à 23 heures. A la lisière des bois, les fermes foraines sont éclairées comme des châteaux.

Jean

Nous approcher de quelque chose qui s'éloigne



On ne sait pas dire nos vies dans leur première partie, parce que celle-ci est ouverte au vent, à l'appel qui transgresse toute limite et auquel ne répond nul écho  : l'horizon s'éloigne sans fin. Alors on ne dit rien, car il n'y a rien à dire. On ne l'identifie comme première que bien plus tard, lorsqu'on n'y est plus, lorsqu'on la sait objectivement derrière nous, c'est-à-dire objectivement devant. On est alors dans la seconde, la finitude à laquelle on ne croyait pas n'est plus un mot et on se met à avancer à reculons, les yeux rivés sur l'horizon, pas celui qu'on a été amené à laisser derrière nous, mais celui d'où l'on vient.

Lorsqu'on a le pied dans la seconde, on pourrait dire quelque chose de la première, mais à quoi bon revenir sur l'ignorance dont elle fut le siège. Alors on ne dit rien, mais d'une autre manière. On ne saurait rien ajouter au demi-rêve qui s'est achevé.

On marche à reculons pour entrer dans la nuit promise, plus besoin de s'en cacher, de la craindre, on peut faire autre chose, fixer les yeux sur la nuit oubliée, celle d'où l'on provient.

L’ignorance dans laquelle nous sommes plongés dans la première partie de nos existences se prolonge aussi longtemps qu'on y demeure. On sait enfin qu'on y fut lorsqu'on se sait engagé dans la seconde, lorsqu'on prend conscience qu'on avance à reculons. Les progrès de la lumière ont desserré les bords de la nuit, on imagine le monde sans nous et hors de nous. Et les deux parties qu'on a jouées simultanément se referment l'une contre l'autre, comme une huître sur le mystère qu'elle a conçu, tenant tout autour d'elle l'océan qu'elle n'a jamais quitté.

Nos vies se déroulent simultanément dans les deux sens, depuis le début et depuis la fin. On n'en sait pas plus ni de l'un ni de l'autre. C'est ce double mouvement qui nous apporte un peu de conscience. Mais il faut attendre pour se donner la chance d'y comprendre quelque chose.

Parfois, lorsque un paysage apparaît dans une échancrure, un bout d'horizon dans un resserrement du champ de la vision, et qu'on s'en approche, l'étrange sentiment de nous approcher de quelque chose qui s'éloigne saisit nos sens, délice et vertige, et les deux parties de nos vies que nous avons été condamnés à mener successivement se recollent un bref instant.

Jean Prod’hom

Passe la fin de la nuit



Passe la fin de la nuit dans les alpes grisonnes, en songe. De rendez-vous manqués en rendez-vous manqués, il est une heure l'aprės midi lorsque je me rends compte qu'il est trop tard, impossible désormais de rejoindre la cabane prévue. Avec qui ? je ne sais pas exactement. Qui sont donc ces gens qui me sont si familiers ?
Fine pellicule de neige ce matin, à nouveau, il est 6 heures et le thermomètre indique moins de 5 degrés sous zéro. Quand l'aurore aux doigts de roses paraît un peu plus tard, c'est un monde bleu qui se lève, bleu dragée, de la couleur des bracelets qu'on met aux poignets des garçons dans les maternités. Sur le plat de Sainte-Catherine, la lumière prend une teinte violette.
Ça grogne au Mont, les vibrations dérangent certains enseignants dans leur travail, leur parler de Fuskushima n'apaise pas leur colère. J'enchaine six périodes d'enseignement dont je ressors curieusement en bon état, les élèves de la 9 ont lu leurs textes libres du mois. Suis surpris par la vivacitė de certains d'entre eux.
Les ouvriers quittent le chantier en même temps que les enseignants, il est un peu plus de 16 heures, mais les deux groupes ne se mélangent pas. Je reste à la salle des maîtres, discute le coup avec D. des manuels scolaires, de notre présent d'où découle l'histoire. Je reste encore un instant sur l'un des fauteuils rouges, l'oeil fixé sur la butte couverte d'herbe rase, semblable à celle que laissent les moutons de l'Asclier. Les voitures sur la route de la Blécherette mêlent leurs bruits à ceux des souffleries des ordinateurs, j'entends quelques pas précipités dans les couloirs. Soleil partout. La salle des maîtres est laissée à elle-même, un peu lasse, les murs presque nus.
Il est 17 heures 30 lorsque je me décide à rentrer, prépare une tarte aux pommes, sors les poules qui sont très agitées, remplis leur abreuvoir. Récupère 12 oeufs, on en mangera 6 ce soir. Louise est fatiguée, Sandra s'occupe du rallye de mathémathique transalpin, Arthur fait de la trottinette. On relit le texte qu'il a rédigé pour son blog. On se rend ensuite tous les deux au cinéma de Carrouge, on y projette un Sherlock Holmes auquel je ne comprends pas grand chose. Je suis fatigué.

Jean

L'hiver s'est réinstallé



L'hiver s'est réinstallé durant la nuit, ce matin une fine couche de neige recouvre les prés. Fais un feu et prépare le pique-nique d'Arthur ; c'est que cet après-midi il descend pour la première fois en ville avec des copains, il emporte trois petits sacs à dos : son pique-nique, ses affaires de gymnastique, celles de l'école, et sa trottinette, il a fier allure le mousse, un Tati des temps modernes. Ramasse son copain D qui s'est coupé les cheveux et les emmène tous les deux à l'arrêt de bus.
Plus de neige à la Marjolatte, trouve une place de parc derrière l'église, les travaux ont interdit pour plusieurs mois l'accès au parking. La même équipe de trois ouvriers s'affairent sur le chantier, ancrent une nouvelle série de palplanches. Le contremaître va et vient sans qu'on sache exactement à quelle tâche il se livre.
On ne me trouve aucune occupation, aucun collègue absent, si bien que je passe cette seconde période du jeudi matin assis dans l'un des fauteuils rouges du fond de la salle des maitres à écouter une version audio du K de Buzati. Je retrouve un peu de goût à être là, avant de retrouver les élèves de la 9 auxquels je parle du casque blanc du contremaître, des idées reçues, de l'idée de trait distinctif.
Aux ouvriers aperçus la veille s'ajoutent deux nouveaux venus, coiffés chacun d'un bonnet de fourrure, ils occupent le jardin qui jouxte le chantier, l'un d'eux, gros pic au plumage orange, est monté sur le poteau de fortune qu'ils viennent de dresser et et y fixe un épais fil noir. J'apprendrai plus tard qu'ils répondent aux dégâts collatéraux de la creuse : des lignes téléphoniques ont été sectionnées. Ils ne l'ont su qu'aujourd'hui, n'ayant pas reçu, comme il se doit, le coup de téléphone qui aurait pu les avertir. La classe 9 est aux premières loges, un élève veut en savoir plus, je l'autorise à aller s'informer, mais il revient vite, bredouille. Les préposés aux télécommunications parlent une langue qu'il ne comprend pas.
Repas éclair avant de retourner à la salle d'informatique où une éleve cherche une solution élégante à la question des discours rapportés directs, lorsque trois interlocuteurs, un père et ses deux filles, veulent se faire entendre. On discute de l'ambiguïté et de ses ressorts, du monde nouveau qu'elle fait entrevoir. Me rejoignent ensuite trois rêveurs qui croient qu'il est possible de d'improviser, vite fait bien fait, quelque chose qui tiendra en haleine le premier venu.
Je discute à 6 heures avec l'un des responsables du vibrofonceur : c'est 19 tonnes de fonte qui fournissent une poussée de 40 tonnes sur les palplanches. Sais pas trop comment entendre tout cela d'autant plus que d'autres personnes m'ont expliqué l'affaire différemment la veille.
Pose Arthur à Ropraz, tout s'est bien passé lors de son après-midi à Ouchy. M'arrête au café de Vucherens en allant chercher les filles à la poterie. Cinq hommes sont autour d'une bouteille de blanc, ils s'entretiennent : de la femme, de la guerre, de leur commune, de motos, de la vie nocturne dans le quartier du Flon à Lausannne, de l'Armée du Salut, de tout ce qu'il faudrait raser, de tout ce qui est pourri. A Vulliens, Louise a façonné une belle poule de terre.
Passe à la maison avant de retourner à Ropraz où je passe une vingtaine de minutes en compagnie des parents de coureurs dans l'ambiance tiède du grand mobilhomme que le comité du club a fait placer au fond du hangar. Fait froid dehors.
Ce soir la lune n'est pas dans le ciel à l'endroit où on l'attendait et les nuages s'enfuient comme des voleurs.

Jean

On frôle le zéro à six heures



On frôle le zéro à six heures, il faut gratter un coin de ciel sur le pare-brise, le soleil fait le reste.
Je fais voir aux élèves de la 11, en début de la matinée, le reportage d'une douzaine de minutes que la TSR a consacré aux voyages organisés en Ukraine, près du réacteur de Tchernobyl numéro 4 et dans la ville abandonnée de Pripiat. Quelques amateurs prennent un singulier plaisir à s'approcher du centre invisible de diffusion du danger, s'y font photographier, avec le sourire, et rêvent d'un voyage à Fukushima dans 25 ans. En dehors de la sottise immédiate, ce reportage fait voir l'image saisissante du monde tel qu'il sera lorsque l'espèce humaine aura disparu.
Je prends goût depuis quelque temps à la surveillance de la récréation, le chantier est installé, les camions attendent sagement leur tour, une douzaine de godets suffisent pour les charger d'une terre grasse. A l'autre bout du chantier, une grue décharge des dizaines de palplanches en acier. Peu de monde, des gestes comptés, pas de brusquerie, comme nos réveils.
Termine la matinée en écoutant chacun des élèves présenter quelques-unes des pistes qu'ils ont dégagées de la lecture des romans qu'ils ont choisis pour le certificat. Une élève a ouvert un beau chantier, celui de la fabrication des parfums, à cause de Süskind, elle est allée faire un stage chez un parfumeur de la place, a consulté le site des parfumeurs de Grasse, a lu,... J'espère que ses camarades vont profiter de la saignée qu'elle a réalisée. Même chose avec Vian, un garçon lève la piste Sartre, celle du jazz, des années de l'après-guerre. Il évoque la petite torsion que l'écrivain fait subir à la réalité.
M'assieds à midi sur les nouveaux fauteuils rouges de la salle des maîtres, nichés derrière des plantes vertes qui ressuscitent dans ma mémoire le gommier de Riant-Mont. Deux enseignants parlent en mangeant un yoghourt, de choses et d'autres, sans plainte, avec le sourire. Ce n'est pas toujours ainsi. Le collège est presque vide, les derniers enseignants sortent au compte-gouttes, et puis c'est le tour des concierges qui s'assurent que tout est en ordre.
Dehors il y a un tremblement de terre, la pose des palplanches fait un bruit de fin du monde. Il est 15 heures, m'accroche au grillage qui circonscrit et isole le chantier comme une scène de théâtre, toujours peu de monde. Les ouvriers ont dégrappé la surface de la cour qui accueillera le nouveau bâtiment, creusé une tranchée dans laquelle le vibrofonceur pousse les premières palplanches. La terre est belle, ça entre dans l'argile comme dans du beurre, faut dire qu'il y a un morceau de fonte de plusieurs tonnes qui pèsent sur leur dos. Quelles sont leur fonction ? Retenir la terre et les bâtiments alentours ? étanchéifier la zone ? Trois hommes suffisent pour mener l'opération, l'un d'eux aux manettes du bras de la machine et du groupe électrogène, un second qui place à la perpendiculaire chacune des palplanches, le troisième vérifie les niveaux. La pose des deux premières pièces est déterminante, puisque les suivantes ne feront que s'encastrer dans le profil de leur voisine. Plus loin, une pelle termine le creusement de la tranchée en déposant délicatement la terre sur le pont des camions qui se suivent. Un homme se distingue des autres, il porte un casque blanc. Je lui demande les raisons lorsqu'il s'approche, c'est le chef du chantier J'assiste à la pose complète de trois planches de fonte puis m'éclipse.
Personne à la maison, les filles sont sur leur poney à Curtilles, Arthur les a accompagnées pour ne pas rester seul. J'irai rechercher la petite bande à 17 heures à Oron, après la séance de cinéma. Un trajet jusqu'à Ropaz pour l'entraînement du mousse : le nouveau vélo d'Arthur est commandé, c'est fait, la correction de quelques travaux à l'auberge en l'attendant. On rentre juste assez tôt pour embrasser les filles.

Jean

L'eau a gelé chez les poules



L'eau a gelé chez les poules et elles n'ont plus de grain. Fais deux sandwiches pour le pique-nique de Louise que Sandra accompagne au bus avant de passer sa journée au Mont d'où elle m'envoie deux mails : on passera peut-être 6 ou 7 jours cet été à Château-d'Oex. Elle m'informe en outre qu'Arthur fera partie cette année de la Nationalkader Nachwuchs.
Je rédige l'un des sujets du certificat de juin et m'occupe de Tchernobyl le reste de la matinée. Il aura fallu plus de 20 ans pour que je m'avise de cette catastrophe et d'une folie qui n'a pas ménagé ses effets. A deux encablures, une longue langue de neige borde la route, ce sont les restes du passage de l'hiver et du chasse-neige, ils rappellent qu'on n'est pas tout à fait dehors la mauvaise saison. Pourtant on dresse aux alentours les échelles, on taille, on brûle.
La bise a forci, la porte claque, c'est Lili qui rentre de l'école, j'aime ce bruit, Arthur nous rejoint. Une pomme pour chacun, une carotte et un hot-dog feront l'affaire. Louise n'est pas là, elle est à la piscine. Arthur évoque brièvement les Epreuves cantonales de référence de français qui lui ont été soumises ce matin et dont il ne dira à peu près rien. La nouvelle de la swisstrial lui fait davantage d'effet.
Avant de repartir à l'école, Lili m'offre un petit livre illustré confectionné dans ses ateliers, couverture vert fluo et brochage bleu ciel. Il s'intitule Poney et raconte en quatre pages, format boîte d'alumettes, l'essentiel de la vie de l'animal. Descends Lili et ses camarades à l'arrêt de bus dont je n'attends pas le passage. C'est ainsi que les petits grandissent.
Prends l'heure et demie mise à ma disposition, mais n'en tire, comme toujours, bien moins que je ne l'espérais. C'est ainsi que je vais jusqu'au soir, de service en service, avec au milieu des minutes volées.
Pendant qu'Arthur s'entraîne, je corrige un sixième des textes argumentatifs rédigés par les élèves de la 11 avant notre voyage à Berne. Deux autres semaines me seront nécessaires pour en finir. L'auberge de Mézières a fermé son entrée côté-cour, il faut y pénétrer côté-jardin, j'en sortirai côté-nuit.

Jean

La sonnerie du réveil



La sonnerie du réveil me rappelle aux dures lois des jours ouvrables. Difficile de désobéir aujourd'hui, trop avancé dans l'existence, en rendrais certains malheureux.
Il fait encore nuit. Je commence par faire du feu, trois morceaux de petite taille de chez les anthroposophes, trois moyens de chez François, un gros de chez Francis, une page du quotidien de la veille, une allumette et le tour est joué. Lorsque le pain est dégelé, il est 6 heures 30 et il fait moins de 5 degrés.
Arthur sitôt arrivé en bas se couche sur le canapé et s'enroule dans une couverture. La partie n'est visiblement pas gagnée. Sandra qui nous a rejoints se tient debout, dos au poêle. Je remets un morceau de bois.
Je n'aurai pas vu les filles lorsque je conduis Arthur à l'arrêt de bus. Le jour cette fois pointe son nez, je découvre le pare-brise recouvert de neige. Ce retour de l'hiver a des effets sur la route de Berne, on avance au pas. Les nuages sont chargés à l'ouest, ils ont la consistance de la crème fouettée.
Bien décidé à montrer aux élèves de la 11 les 20 minutes que Raphaël Van Singer a consacré à Tchernobyl lors d'un voyage qu'il a effectué en Ukraine avec quelques parlementaires – parmi lesquels son père – à l'occasion du 25ème anniversaire de la catastrophe. C'est de là que je me propose d'aborder la guerre froide ces prochaines semaines. Les élèves regardent silencieusement ces images qui semblent dater de 1986 mais qui ont été tournées en 2011. A moins que rien – ou peu – n'ait changé là-bas depuis 1986.
Passe le reste de la journée à reprendre avec les autres classes le travail fait en mon absence.
Le soleil a fait une nouvelle apparition dans la classe 6. On ouvre les fenêtres, on en profite pour faire l'état des lieux, les travaux de démolition des portacabines sont terminés. (Un élève m'annoncera fièrement que c'est à son papa que la Commune a demandé d'exécuter ces travaux.) Les pelles mécaniques se sont mises à creuser. On aura ce bruit et bien d'autres pendant les mois qui viennent, il faudra s'y faire. Il faudrait, c'est une autre affaire, de courage encore, tout abandonner et suivre avec les élèves le détail de ces travaux.
Retrouve le Riau, Sandra et Louise sont de retour du CHUV, la petite fait de l'humour noir, mais tout va bien, Arthur est content de son contrôle de vocabulaire d'allemand, quant à Lili, je ne la vois pas mais l'entends s'entretenir à l'étage avec ses compagnons imaginaires et fidèles. Je l'emmène à 5 heures et demie pour sa demi-heure de flûte. La ronde des transports reprend, elle me donne un peu le vertige. Bois un renversé au Central. Sandra est à Oron, elle fait des courses pendant que Louise a son cours de guitare, contente qu'il ne soit pas suivi aujourd'hui de celui de solfège. Je feuillète le journal, une jeune célibataire a mis au monde des jumeaux, elle a 66 ans et vit en Ukraine près de Tchernobyl. Voilà une mère qui ne pourra pas déduire les frais de garde de ses bambins. Et si les enfants tardent à quitter le giron, l'âge de la mère leur promet la maison pour eux tout seuls.
Louise nous raconte à table, avec quelques sous-entendus, que son maître de guitare lui a confié que si elle continuait à progresser de la sorte, elle pourrait, plus grande, avoir comme lui un diplôme. Et jouer avec d'autres. Ça la réjouit.

Jean


Me suis rendormi à 4 heures 30



Me suis rendormi à 4 heures 30, jusqu'à l'aube, et puis un peu au-delà. Termine ensuite le Parfum de Süskind que quelques élèves souhaitent présenter aux examens de juin, puis somnole avec la rumeur des enfants qui jouent en bas, sans élever la voix, en traînant derrière moi des lambeaux de pensée que je suis incapable de mettre bout à bout mais dont je ne parviens pas non plus à me défaire.
Je descends finalement dans le jardin, il y a une odeur que je connais bien et qui me ramène à d'autres printemps. Je l'identifie mieux qu'autrefois, presque à même de lui donner un nom, mais elle m'échappe soudain, sans avertir, je la sais encore là qui veille. Cherche un sécateur que je finirai par trouver au garage. M'attaque sous le soleil aux rosiers de la plate-bande, l'un semble avoir gelé. A voir. J'ouvre aux poules qui vont explorer les alentours, jusqu'à la pelouse des voisins d'où je les chasse avant leur coup de téléphone. On déjeune dans la véranda, malgré un léger voile tendu sous le ciel, on ne fera du feu qu'en fin d'après-midi.
Sandra enregistre les résultats du concours de mathématiques dont elle est la cheville ouvrière, elle engage les trois petits lorsque les deux filles ont terminé leurs devoirs et qu'Arthur a réécrit les engagements qu'il a pris pour les mois qui viennent. Ils ont peu changé.
De mon côté je taille dans ce que je projetais de faire au collège jusqu'à l'été, et ce recalibrage de mes intentions lié aux circonstances dont j'avais fait jusque-là l'économie rend moins inquiétante la reprise des cours demain.
Je sors et monte jusqu'à l'étang encore partiellement gelé, la bruyėre a jauni. Passe près des ruches abandonnées dont je fais une photo. Il n'y a guėre d'autres couleurs à cette saison. L'horizon est bouché à la Moille au Blanc, mais la fontaine ne déborde plus. Le petit chien qu'hébergent les nouveaux propriétaires de la ferme aux bouleaux se fait menaçant à mon passage, le propriétaire laisse faire. Plus bas les taupes ont laissé d'étranges messages dans les prés.
Je fais à manger pendant que les petites regardent les Indestructibles et Arthur une série américaine. Avant d'aller se coucher, les enfants reçoivent leur salaire dont Sandra retire ce qu'ils nous ont emprunté, dur apprentissage, surtout pour le mousse qui accepte mal le prix des bonbons de Charmey. On regarde cependant tous les deux les nouvelles sur une chaîne française. Un peu d'inquiétude, l'école reprend demain, pour tous les cinq.

Jean

Lève un oeil à 8 heures



Lève un oeil à 8 heures, un second à 8 heures 30, puis plus rien jusqu'à 10. J'en connais qui auraient vivement brandi un carton jaune, convaincus que ces heures perdues le matin sont des pertes sèches. Les poules, elles, sont déjà dehors, la porte du nichoir n'a pas été fermée, ce sont les petites qui ont joué hier et qui n'ont pas pensé au goupil. On se réjouit qu'il n'en ait pas été informé, on répète aux enfants les conséquences de tels oublis, sans y croire vraiment, persuadés que la meilleure leçon est donnée par les crocs du renard. Les crocus bleu pâle sont ouverts ; une fine pellicule transparente, veinée, colle au ciel. Cacao passera la journée dans son parc.
On charge la voiture et on file en direction de la Veveyse. Dans les champs, en bas, la terre humide des labours d'automne brille, il fait une dizaine de degrés. Plus haut, les herbes jaunies et sèches des pâturages poussent les restes de neige qui font comme des chapeaux.
De la neige il y en a un peu plus à Rathvel. Les raquettes aux pieds, j'aperçois Sandra en bleu, Lili et Arthur aussi, en rouge Louise, disparaître dans la petite foule qui attend au bas des installations, puis réapparaître sur le téléski. M'en vais derrière l'épaule du Niremont jusqu'à ce qu'on devine dans la brume le Léman, grimpe ensuite jusqu'au sommet, m'adosse au chalet en haut de l'arbalète, rejoint par des randonneurs puis par les miens. On pique-nique. En face, les coulées de neige ont sali les pentes de Teysachaux et de la Dent de Lys, mais les randonneurs s'y aventurent quand même.
On se sépare encore une fois et je plonge sur Semsales dans la neige lourde et grasse, saoulé par le soleil. Y suis comme convenu entre 15 heures 30 et 16 heures. Bois un thé dans un café qui accueille cet après-midi une poignée de vieux et de vieilles, babillards à l'excès et mauvaise langue. N'y reste pas. Je devine que la chaleur a incité les petits et Sandra à prolonger l'après-midi sur les pistes. Je lis en les attendant le Journal de Paul Klee sur le muret qui borde la place de l'église. Il se rend en 1890 de Berne à Soleure de nuit, pour gravir à l'aube le Weissenstein avant de se retrouver à 15 heures 30 dans une brasserie de Soleure, harassé par 13 heures de marche. Il repart pour Berne en train. Il a 21 ans.
On se retrouve à un peu plus de 17 heures devant l'église de Semsales, les portes grandes ouvertes, heureux d'avoir prolongé cet après-midi, les derniers sur les pistes. Retour au Riau avec des chants, ceux de Louise et Lili, et des plaintes, celles d'Arthur qui a mal à la tête.
Ce soir, parce qu'on veut faire de nos enfant des enfants de notre temps, on projette sur le beamer les Intouchables, un film qui ne fait pas de mal, qui nous rappelle à l'envi que les handicaps sont bien plus supportables lorsqu'on ne manque de rien, lorsqu'on dispose d'une maison, d'argent et d'assistance.

Jean



Les crapahutées de ces derniers jours



Les crapahutées de ces derniers jours dans le Val d'Entremont, alors que je n'en ai plus l'habitude, m'ont laissé une grosse fatigue. Sommeil ce matin. Quant aux enfants, ils ont retrouvé leurs jeux en-bas et s'occupent silencieusement. On ne fait pas de feu aujourd'hui, pour la première fois cette année et on déjeune sous le soleil à la véranda. C'est un crocus bleu qui a poussé près des rosiers, et une primevère dans l'angle de la maison. Sandra part en ville faire des courses avec les enfants.
Il fait 17 degrés lorsque je vais à Moudon me faire soigner une dent. Peine à identifier le moment du jour, je reprends le décompte depuis mon réveil, cherche un repère, puis un autre et, de fil en aiguille me voici parmi les vivants. A Moudon, les cloches sonnent, c'est Blanche qu'on enterre. Je jette un coup d'oeil dans la nef occupée par de vieilles personnes, une cinquantaine, la mort rampe, l'église semble petite et triste.
Je passe près d'une heure sur le fauteuil du docteur N, tendu comme une corde, devant d'exécrables gravures présentant des poncifs de Venise. Je comprends vite, à sa voix basse et à celle de son assistante, qu'il me faudra revenir. Dans une dizaine de jours.
Comme chaque fois lorsque je parviens sur le seuil de l'immeuble qui abrite le cabinet, j'ai l'impression délicieuse qu'une grâce m'a été délivrée en haut lieu. Et je me retrouve comme un sou neuf à l'air libre. Il fait 18 degrés lorsque je sors de la pharamacie, passe acheter du café à Vers-chez-les-Blanc avant de rentrer. On se retrouve tous dans le jardin, Lili nettoie l'abri près de l'étang, Louise a sorti le pousse-pouse dans lequel elle a installé une poule qui ne s'y plaît guère, puis Edelweiss qui y prend goût. Je brûle les branchettes qui sont tombées du tilleul pendant l'hiver. Sandra taille les arbustes et la lavande des plates-bandes, rempote des primevères.

Jean



Cher Pierre



Sandra me demande au réveil ce qu'il en était de la situation des Provinces-Unies, de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France entre 1650 et 1750, c'est qu'elle lit un livre sur Newton. Je bégaie les Jacques et les Charles, Cromwell, les querelles religieuses, le catholicisme d'un des Jacques, mais lequel ? le second vraisemblablement, Marie et Guillaume d'Orange...
Qu'ai-je donc fait à l'école ? Regrette un instant de ne pas avoir assez étudié, assez souvent quitté le monde des vivants pour l'hiver du papier. S'enfermer dans un réduit, est-ce donc la seule manière de faire un peu de lumière avant que l'obscurité ne recouvre tout ?
Tandis que Sandra quitte la maison avec Arthur qu'elle va déposer au bus avant de filer au Mont, Louise égrène les notes du Printemps qui s'ajoutent à celles de la valse de Daniel Fortea. C'est bon. Il fait moins de 5 degrés sous zéro lorsque je la conduis au bus, je remonte, vérifie le vocabulaire que Lili vient d'écrire avec une application réjouissante. Elle enfile alors sa combinaison, brasse la neige jusqu'à ce qu'il soit temps de retrouver M. et descendre à l'école.
L'histoire me tiendra toute la journée. Je visionne en effet la seconde partie de La Prise de pouvoir par Louis XIV, une merveille réalisée par Roberto Rossellini en 1966. Je crois même que les élèves de la classe 9 n'y sont pas insensibles.
Je passe à la salle des maîtres où une espèce d'incompréhension règne, toujours la même ritournelle. Nous souhaitons faire le bien des récalcitrants, on leur donne des lecons de morale. Ou on les punit. Alors qu'en toute bonne logique il faudrait alléger leur tâche, les libérer de tout ce qui pourrait faire obstacle à une manière différente d'entrevoir les choses. Pour qu'ils disposent, légers, d'un peu plus de lumière. De cela nous ne voulons pas, Alors on rabâche. Ces discussions ne servent à rien, pas assez de hauteur, de détachement. M'en vais avec la certitude qu'il convient de désencombrer la chemin de celui qui a renoncé, d'en retirer les objets contre lesquels il va buter et dont il va se servir pour édifier une barricade toujours plus haute.
S'il y avait de l'huître dans le paysage d'hier, il y a de la cassata aujourd'hui, du froid mêlé à de la douceur, air vanillé et soleil confit, il y a eu du ménage dans le ciel, les flaques recueillent le solde et l'herbe fait son trou. Rien à manger à midi, un morceau de pain et un verre d'eau.
Drôle d'épisode pour terminer la semaine, un élève d'une quinzaine d'années est penché sur un livre emprunté à la bibliothèque, un bel ouvrage illustré, papier glacé. C'est vendredi après-midi, l'adolescent est fatigué, il interrompt sa lecture et rabat le coin supérieur de la page de droite, le lisse soigneusement et ferme son livre. Je le regarde stupéfait. Il m'explique le plus sérieusement du monde que c'est une technique pour retrouver plus facilement la page. Ne trouve pas de réponse. Me voyant bouche bée, il m'explique que ça ne le dérangerait pas qu'on fasse comme lui, mais il comprend aussi que cela puisse déranger. Je le conduis à la bibliothèque pour qu'il en discute avec l'une de nos deux professionnelles.
En fin d'après-midi, on va faire le petit tour sous le soleil, Louise, Sandra et moi. Lili reste seule à la maison. 
J'apprend ce soir que François Bon s'est fait remettre à l'ordre à cause de sa traduction du Vieil homme et la mer. Gallimard aurait encore des droits sur ce texte et ses traductions. On voit bien les motifs commerciaux, on voit mal les raisons littéraires de cette grande maison. Retenir les choses dans son giron ? Interdire qu'on aille de l'avant sans elle ?

Jean


Je quitte ce matin la Tzavannes



Je quitte ce matin la Tzavannes tandis que Sandra, Valérie et les autres terminent les rangements. Me sens à nouveau un peu coupable. Chausse mes raquettes pour retrouver les traces de mon expédition de dimanche passé, passe le torrent de l'A disparu dans la neige. Puis tire au sud, peu avant le Roc de Cornet, sur un chemin qui rejoint par les bois le Tomeley, au bout de l'arête, l'entrée de la Combe, avec à l'ouest la Tour de Bavon. J'aurai gagné près de 400 mètres d'altitude et une belle fatigue. Le coup d'oeil vaut la peine et nous inviterait à poursuivre. Le danger est trop important, des coulées de neige ont fini leur course dans le lit du torrent. Ne m'y attarde pas. Longe le bisse de la Tour, invisible à cette époque de l'année, je croise deux vieilles personnes fluorescentes qui se rendent au Tomeley. J'avance péniblement, les raquettes dans cette neige ramollie suffisent à peine, je décide de rejoindre le télésiège qui me conduit au Bar des neiges. Il y a du monde, on y sent l'excitation des foules exigeantes, chacun se croit plus important que son voisin. On mange tous ensemble une dernière fois avant de se séparer.
Peu de trafic sur les routes, j'essaie de remettre à leur place les montagnes qu'on laisse derrière nous. Esquisse dans la tête la carte vivante de mes balades.
Coup d'oeil en arrivant, les crocus jaunes sont au rendez-vous devant la véranda. J'en compte quatre, les photographie. L'eau coule à la fontaine, il y a un air de printemps. Sandra part pour Moudon avec Louise pour faire de la physio. Lili reste à la maison pendant que je vais récupérer Arthur à Ropraz. Son camp s'est bien passé, ils sont allés voir la mer à Marseille. Le mousse a pris quelques centimètres supplémentaires. Il boîte, mais l'orteil qu'une marche d'escalier a maltraité, ne l'a pas empêché de faire du vélo.

Jean



Même dispositif que la veille



Même dispositif que la veille, tout le monde sur l'Alpe. Quant à moi, je descends avec mes raquettes sur Dranse, par le Roc de Cornet. Fais une halte Chez Petit. Il y a foule devant le chalet-d’en-bas, une foule qui se disperse, les uns vont à Liddes, d'autres à Bourg-Saint-Pierre ou Martigny. Je parle un peu avec J.-L. qui reste seul, il est à l'AI. Il me raconte que lui et ses frères et soeurs ont laissé aller le domaine depuis 2007, lorsque ses parents sont décédés. Aujourd'hui il ne fait rien, il marche parfois jusqu'au contour, c'est sa promenade. A midi et le soir il va manger chez sa soeur à Liddes. L'idiot est désarmant de tranquillité, si attachant que je ne sais comment demeurer un instant encore avec lui. Je lui demande s'il sait apprivoiser les chevreuils ou les chamois. Tu vois, qu'il me dit, le jour ils ne sont pas là, ils sont craintifs, ils se cachent dans la forêt. Et la nuit on ne les voit pas. Je ne sais pas pourquoi j'aime tant les idiots, ces assistés qui ne seraient rien sans nous. Mais que serions-nous sans eux, sans cette tranquillité, cette paix qu'ils mettent dans tout et qui ne les touche pas ?
Je rejoins le lit de la Dranse après le terrain de foot et la déchèterie, Marche deux bonnes heures sur un sentier qui la longe. Ne rencontrerai qu'une dame de Bourg-Saint-Pierre et une fille qui ne lui ressemble pas. Elle y a vécu toute sa vie, mais il y a quelques mois, elle et son mari ont décidé de partir, en deux étapes. C'est pas simple de quitter son pays. Ils ont vendu leur maison d'en-haut et ont emménagé à Liddes. Avant de trouver un appartement dans la plaine à Martigny. Elle a le visage triste des gens qui sont nés dans le regret, qui ont vécu dans une immense solitude, avec à fleur de peau une gentillesse que les autres n'ont pas.
Un rapace quitte le nid d'aigle situé sur une falaise du côté d'Azenin, il plane en piquant droit sur la Combe de l'A. C'est un aigle.
Bois un café à Bourg-Saint-Pierre, m'informe d'un bus, rien avant une heure. Je rejoins la route que descend du col et demande à un inconnu qui sort d'un bistrot de me ramener à Liddes. La cinquantaine, satisfait de ce qu'il est, de Bex où il vit. Mais il ne comprend pas pourquoi certains vont à pied, dans la neige, montent au sommet des montagnes pour finalement en redescendre. Renonce à lui répondre.
Sandra vient me chercher à Liddes, on boit un verre de vin blanc avant de remonter à Vichères. Tout le monde est là. La vie communautaire reprend.

Jean



Le ciel est tout entier dégagé



Le ciel est tout entier dégagé. Descends à Liddes chercher le pain commandé hier à l’épicerie d’en-haut, je bois un café à l'Hôtel de la Channe. Le patron aux allures d’Hells Angels et son employée qui vient des Antilles remettent de l'ordre dans le café laissé dans un sale état hier soir, on y sent la fumée froide. Le patron aimerait tendre un tissu à motifs sur l'un des murs de la grande salle, quelque chose de bien, quelque chose de beau, un tissu avec des têtes de cerfs, de chamois et de chevreuils. Ou quelque chose qui rappellerait le Brésil, la plage, le soleil, les femmes. Je reviendrai voir l'année prochaine, en attendant je regarde de l’autre côté la route qui monte à Bourg-Saint-Pierre, des enfants jouent dans la cour. Les petits Valaisans n'ont pas de vacances.
On part tous en fin de matinée pour les Bains de Saillon. Je goge deux heures devant le Grand Muveran, la Dent Favre et les Dents de Morcles. Avec au premier plan la passerelle qu'aurait emprunté Farinet, le généreux faux-monnayeur, pour aller se cacher dans les plis des gorges qui descendent du sommet de la montagne.
On partage pain et chocolat sur une place de jeux, sous le soleil, Il fait une douzaine de degrés. Je guette, toujours pas de fleurs, mais les rosiers sont partout taillés. Quelques vignerons s’affairent au pied des ceps de leur vigne. On monte sur la colline de Saillon d’où l'on aperçoit quelques restes des fortifications médiévales, et la plaine du Rhône qui n’est, lorsqu'on la traverse, qu’un chantier en désordre, à l’abandon, friches industrielles ou serres abandonnées, mais qui se révèle, vue d'en haut, vaste pays de cocagne couvert de vergers, abricotiers, poiriers, pommiers, pruniers,...
On fait une halte à Martigny. Sandra y achète des verres de protection, le soleil est vif et la neige fait le reste. Après le repas, vautrés sur des matelas, on regarde Vacances romaines, le film de William Wyler.
J'ai bien regardé aujourd'hui, pas de crocus, – on est pourtant à deux pas des Folaterres et de son climat d’après Valence –, ni primevères ni jonquilles.

Jean



Le soleil se glisse par la petite fenêtre



Le soleil se glisse par la petite fenêtre serrée à l’angle de la charpente. Un oeil et une oreille pour constater que les enfants ne nous ont pas attendus pour démarrer leurs grands travaux. Il fait 4 degrés en-dessus de zéro lorsque Sandra et les autres montent skier au pied de Bavon. Il est près de 11 heures 30 lorsque je me saisis de ma seconde paire de chaussures et de mes raquettes.
Départ devant le chalet, à 1400 mètres, arrivée à Plan Monnay à 2100 mètres, en contournant la croupe qui retombe sur Orsières, dans les sapins et les mélèzes. Mais il reste beaucoup de place encore pour les chevreuils et les chamois dont on voit les traces se croiser en tous sens. on marche dans une succession d’ouvertures. Les Alpes ont un petit air de Jura à cette altitude. Les branches des épicéas chargées de lourdes grappes de pives touchent du bout des doigts la neige abondante encore. Ailleurs des mélèzes soufflés par le vent s’appuient les uns contre les autres et tiennent en équilibre comme un mikado géant. On entend les mésanges, puis on les aperçoit avec du soleil sur les ailes.
Le chemin débouche face au Catogne. On devine le Rhône, son coude sous Morcles, le début du val de Bagnes, les Dents du Midi à l’ouest. Au nord-est l’extrêmité du domaine skiable de Verbier avec un voile de couleur douteuse. Je n'entends par moments que le frottement des raquettes sur la neige dure, c’est comme le bruit d’un papier de verre 80 sur du bois tendre. Je longe par l’est les rochers du Grand Paray d’où les yeux plongent sur le Val Ferret, Praz de Fort et Issert. On devine la Fouly au bout de la route rectiligne qui se perd dans les bois que traverse l’autre Dranse que surplombe de l’autre côté le Mont Dolent, les Planereuses, la Petite Pointe, la Grande, le Clocher. Derrière le dédale des petits cols, la cabane de Saleina, son glacier, sa fenêtre par laquelle on rejoint le Plateau de Trient où je n’irai plus. De l’autre côté le fond de la coquille du Grand Combin. Le vent du nord a brodé d’est en ouest, à même le ciel, une longue bande de laine blanche dont les mailles filent. Ma journée est faite.
Descends en une petite demi-heure sur le domaine skiable, y retrouve les filles au bas du téléski. M’installe sur un transat pendant que les uns et les autres, en petit nombre, montent et descendent.
Il me faudra moins d’une heure pour rejoindre Vichères, en partie sur le postérieur, dans une semoule printannière, lourde et froide.
Puis la vie collective reprend ses droits.

Jean



Le bruit des petirs



Le bruit des petits, tantôt ici tantôt là, colonise les dortoirs avant de nous parvenir étouffé d'en bas. Une tête apparaît de temps en temps entre deux des poutres de la lourde charpente pour s’assurer que nous sommes bien là. Sandra a reçu un message d’Arthur, peu de mots, ils s’amusent, ils sont 4 dans la chambre, ceux avec lesquels il souhaitait passer cette semaine.
Le bleu s’est établi au-dessus de nos têtes et ne va plus nous quitter de la journée. Il est 11 heures lorsque Sandra, les filles et tous les autres quittent la Tzavannes pour les pistes. Je mets à jour ces notes et vais de mon côté.
A l’aveugle en direction du Petit Vichères, dans un peu de neige, dure, sans les raquettes dont j’ai fait l’acquisition hier. A quoi bon, je fais le pari idiot que le chemin que j'avais emprunté cet automne est un chemin également très utilisé en hiver. Prends conscience rapidement que je me suis trompé. M’enfonce toujours plus, mais avec la certitude qu’en rejoignant le chemin qui vient de l'entrée de la Combe de l’A, tout va s’arranger. Et bien non, j’enfonce un peu plus encore, jusqu’au genou lorsque j’arrive au Roc de Cornet. M’inquiète mais prends conscience rapidement que Dieu a bien fait les choses, deux jambes pour avancer et un entrejambe pour ne pas disparaître au centre de la terre.
Le hameau de Chez Petit paraît bien lointain, je prends alors le parti de me glisser sur le postérieur jusqu’à la route. J’y parviens après une demi-heure de reptation pénible, mouillé jusqu’à l’os, soulagé de mettre le pied sur le bitume noire sans avoir perdu quoi que ce soit. Me promène dans le village de Dranse avant de remonter jusqu’à Liddes. La patronne de l’épicerie du bas a fermé son magasin, il y a peu de passage. Vais voir les morts qui sortent la tête de la neige, au-dessus du cimetière le clocher de pierre entre comme un pic à glace dans le ciel bleu.
En redescendant à Dranse, croise trois vieux qui se promènent, un peu las, ils finissent leur vie dans un des chalets silencieux qui serrent les coudes sur la rive gauche de la Dranse, dans l’ombre. Leurs enfants vivent à Genève ou Martigny, eux sans voiture, une demi-heure à pied pour aller faire des courses, mais sans rancune, sans arrière-pensée, sans plainte.
Je remonte dans l’ombre de la Tour de Bavon, avant de retrouver une coulée de soleil couchant dans le virage qui précède Vichères. Songe aux vignes au-dessous de Ravoire, on les retrouve là, dans l’allure des vieux mélèzes moussus et barbus, vert de pierre, gris lichen. Mais on aperçoit au-dessus des vieilles branches du bas les nouvelles pousses fines, jeunes, presque transparentes, innombrables bourgeons prêts à faire éclater leurs épines vert d'or.
Sitôt arrivé je jette mes chaussures de marche, vieilles et détrempées, irrécupérables. Je me promets de prendre désormais mes raquettes.
Après le repas, notre amie pédiatre parle des héritages familiaux, on discute, on dresse la carte des blessures. Avant de m'endormir, je me souviens d'un ouvrage de Serge Tisseron qui se déplace depuis plusieurs années d’un rayon à l’autre de la bibliothèque et qui me fait signe.

Jean



Ce matin



Ce matin, Sandra a accompagné Arthur à Ropraz et l'a remis aux mains de René et Jean-Daniel, ceux qui nous relaient chaque semaine pour faire grandir le mousse loin de nous. Ils emmènent ce matin les trialistes de Passepartout dans un petit bus pour un camp d’entraînement d’une semaine près de Marseille. Je ne l’aurai pas vu lorsqu'il part, affairé au fond du lit à éponger la fatigue accumulée la semaine passée à Berne.
Lorsque je descends, Sandra prépare la bolognese, pour ce soir à Vichères, et les sacs. Me sens coupable de ne pas en faire assez dans la maison. On déjeune debout.
Les poules sont agressives, leur enclos est étroit. Elles voudraient sortir, élargir leur espace vital. Il faudra qu’elles attendent la semaine prochaine. Je remplis leur mangeoire et l’abreuvoir, ramasse un oeuf, rince l’arrosoir au goulot généreux de la fontaine. Je charge dans la 807 les skis et les souliers, les bâtons, les sacs de couchage.
Lucette et Michel passent en coup de vent. Lucette a besoin d’une signature de Sandra pour des travaux touchant l’immeuble dans lequel elle et son mari ont fait la boulangère et le boulanger. On passe avant de partir à la déchetterie.
Ai décidé de ne pas skier cette année, en sont responsables mon dos et une envie réduite de m'adonner à cette activité qui me laisse toujours plus sur ma faim. Louise dort dans la voiture. On s’arrête à Martigny où je me procure des raquettes, c’est la fin de la saison, elles sont à moitié prix. Il est 14 heures, on s’arrête dans un tea-room pour croquer dans des canapés et les filles salivent devant des tartelettes aux framboises. Et bien n'hésitons pas.
Les vignes en-dessous de Ravoire ont la couleur de la pierre. On imagine difficilement que quelque chose puisse sortir de là, tant l'alignement des plans, la scansion des échalas et le gris des murets des parcelles semblent étrangers à toute idée de fertilité. La proposition d’aller jeter un coup d’oeil à l’exposition de Bieler ne trouve aucun preneur, c'est l’avant-dernier jour. On passe sur les hauts d’Orsières et, du dessus des toits de lauze d’où sort la tête du clocher de l'église, il me semble impossible de vivre. Je sais pourtant qu'il suffirait que je me glisse dans les ruelles pour penser exactement le contraire.
On achète quelques salades dans l’épicerie de Liddes avant de rejoindre Vichères de l’autre côté de la Dranse. Nous sommes parmi les premiers à la Tzavannes. Quelques mots avec le propriétaire qui nous avertit que le temps n’est pas propice pour remonter la Combe de l’A, les avalanches pourraient descendre de la Tour de Bavon, mais surtout de la Crêta de Vella. Le temps s’est couvert. Nous sommes bientôt tous réunis autour d'un plat de pâtes.

Jean



Dernière journée à Berne



Dernière journée à Berne. Les élèves sont aux mains de la liberté, ils la méritent. Je leur ai fait les recommandations d'usage et vais me promener dans la direction opposée. Prends le bus 12 à la Zytglogge jusqu’au terminus, mais le Centre Paul Klee n'ouvre ses portes qu'à 10 heures. Je me promène autour des collines d'acier et de verre, avec le soleil, puis traverse le cimetière. Il règne un sain désordre dans le quartier des enfants, plastiques tapageurs, peluches et babioles, pierres et bouts de bois. Immobiles, vieillis. On devine les plaintes des parents qui en appellent au bon sens, mettez un peu d'ordre dans vos affaires ! ils finissent par élever la voix, les enfants ne les entendent pas, bien loin déjà, dehors avec ceux qui ne sont plus là.
Traverse le parc de sculptures, fers et bronzes raides dans la verdure, elles sont presque de trop entre la saignée de l'autoroute et la barrière des Alpes qui ferment l'accès au sud.
Je bâille à trois reprises, de plaisir d'abord, sur un banc au centre de la salle Müller, avec des images devant, la tête dans les mains. M'endors. Quelques minutes peut-être. Vais faire un tour, passe à la boutique où je fais l'acquisition du Journal de Paul Klee que Klossowski a traduit. En lis quelques pages sur le banc abandonné il y a un instant, un peu de déception, liée peut-être à la fatigue qui m'oblige à fermer les yeux pour la seconde fois, avec des peintures tout autour que je devine et visite comme si elles n'étaient pas là. Je rêve ou me souviens de ce qui s'est peut-être passé avant qu'il y ait quelque chose, et la décision de le montrer, de le faire advenir pour s'assurer qu'il ne pouvait en aller autrement.
M'arrête au retour à la Bärenplatz. Berne, c'est Fribourg en un peu plus grand, l'Aar et la Sarine se copient. J'hésite puis renonce à descendre prospecter sur la grève intérieure de la courbe du bout de la ville, un endroit propice à la récolte des restes de la vaisselle du monde.
Le carnaval se prépare, les hommes sont parés, fardés, déguisés. Mais quelque chose cloche. Je m'en rends compte plus haut dans la ville : les gens ne sont pas ivres.
Dans la cathédrale on entre désormais par la boutique obligeant le visiteur à capitaliser les souvenirs des mystères avant de s'en approcher. Demain, il nous faudra payer pour prier.
Près du choeur, les départs des voûtes d’arête sont appuyés sur des culots ornés de sculptures colorées, où je retrouve les Bernois de carnaval, mais grimaçants, souriants, ivres. Une Déposition dans le bas-côté gauche de 1870, oeuvre d'un admirateur du Bernin, fait voir sur ses flancs la double blessure : celle du corps, celle du marbre.
On se retrouve devant l'Arena mais les modifications du réseau des transports publics imposées par le carnaval du week-end ne nous facilitent pas la tâche. On manque de rater le train, la chance en a voulu autrement, tant mieux. Les visages sont fatigués, je somnole entre Fribourg et Chexbres, m'étonne comme toujours lorsque la vue embrasse le lac. On se sépare dans le grand-hall. Je récupère la voiture de Sandra derrière le cimetière qu’a ramenée Michel, hier ou avant-hier, après les réparations.

Jean



Gaël



Gaël, dont je n'ai pas vu le travail hier soir, se réveille plus tôt ce matin. Il me soumet son intervention rédigée la veille, un peu gauche mais excellente. Nadia, notre accompagnatrice nous rejoint sur son vélo, emmitouflée, le nez rouge, grosse couverture nuageuse et froid. On part pour le centre-ville, le tram numéro 9 d'abord, le bus 11 ensuite jusqu'au quartier des ambassades, au sud-est de la boucle de l'Aar. Petit bonheur loin des abris, le jour, l'air libre.
Le quartier des représentations ne paie pas de mine, sans caractère, villas cossues et modestes immeubles résidentiels. Devant l'ambassade de Turquie une famille attend, patiente derrière un grillage édredon et sacs de voyage à la main. A côté des militaires armés, devant le portail central une voiture de police. La petite porte voisine s'ouvre à notre demande et le premier conseiller de l'ambassade nous accueille, nous introduit dans le hall, le dispositif de sécurité doit être en panne. Il improvise un discours, évoque à voix basse sa fonction et celle de ses collègues, sous le portrait de Mustafa Kemal Atatürk qui surveille les entrées et les sorties. Notre guide parle à voix basse, comme s'il n'avait pas remarqué que nous étions là, comme s'il se parlait à lui-même ou à la postérité, il remercie naturellement la Suisse et ses bons offices, nous rappelle que Lausanne a accueilli une conférence en 1923 au cours de laquelle les signataires abandonneront le traité de Sèvres qui avait décidé du sort de l'Empire ottoman à la fin de la Grande Guerre et reconnaîtront les frontières encore actuelles de la Turquie. Il vante les charmes de Montreux où, en 1936, la Turquie rétablit sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles, commente les accords de Zurich qui réévaluent, à la baisse, le rôle des Britanniques dans le dossier de Chypre. C'était en 1959.
Il nous conduit ensuite le long des couloirs de la section consulaire, on y passe en coup de vent. Les employés y arrivent au compte-gouttes, les mains vides, dans cette bâtisse un peu poussiéreuse que l'on quitte bientôt pour la résidence de l'ambassadeur, de l'autre côté d'une pelouse amaigrie par l'hiver.
Mobilier en chêne, grande table chargée de victuailles. Le conseiller, en bout de table, interroge les élèves sur la vison qu'ils ont de la Turquie, ils n'en ont pas véritablement une. C'est beaucoup trop le demander. En ai-je une ? Mais je devine l'entreprise du bonhomme, il a envie de nous dire que la Turquie n'est pas celle que l'on croit, souhaite redresser nos images d'Epinal. Je le lui accorde bien et le regrette, mais je n'y puis rien : le Turc est fort comme un turc, c'est ainsi, l'école n'a pas été inventée pour se défaire de nos fantômes mais pour les faire renaître. Alors je lui raconte, un peu par provocation, que les élèves helvétiques ne croisent que très peu l'histoire de la Turquie et de l'Empire ottoman. Il y a bien sûr Troie, mais Troie c'est l'Asie mineure, et l'Asie mineure c'est le miracle grec. Il y a les croisades, la prise de Constantinople en 1453, les Ottomans à la porte de Vienne en 1683. Bref une histoire qui ne leur fait pas la part belle. Le temps passe en parlotes tandis que les gosses goûtent sans perdre une miette aux plats que le cuisinier de l'ambassade a préparés.
Passe l'ambassadeur, un bref instant, pour nous faire voir qu'un conseiller d'ambassade peut être obséquieux. C'est au tour du fils en vacances en Suisse, il fait ce qu'il faut faire pour déguerpir au plus vite mais avec les manières. La femme enfin, en poste diplomatique à Ankara, qui profite de notre attention pour vanter les merveilles de la Turquie, le soleil et la plage. Venez ! venez l'été prochain ! vous êtes tous les bienvenus sur les plages de l'Anatolie.
Pour l'instant il nous faut filer sur la place fédérale ou Samuel Schmidt, les responsables du nouveau sponsor, La Mobilière, ceux de l'association Ecoles à Berne nous attendent pour des interviews et des photos. Une journaliste des radios romandes interrogent quelques élèves. 
Au moment où il nous faut entrer dans le Palais fédéral, H. et M. sont absentes, on les recupère grace à nos portables. Plusieurs parents sont arrivés, le directeur et S. sont également là. Beau débat, parfois convenu mais belle tenue de chacun, fierté des parents.
Sur le mur contre lequel est adossé le bureau du Conseil, la fresque de Charles Giron : le lac des Quatre-Cantons, les pâturages, l'allégorie de la paix confondue dans les nuages qui surplombent Schwytz, le chemin jusqu'à Brunnen, emprunté lors de ma balade juqu'à Sils Maria. Cachée derrière les Mythen l'abbaye d'Einsiedeln et le chant des Bénédictins qui m'avait tant boulversé.
Je suis assis devant le pupitre 188 du Conseil national, fermé à clef, j'entends pourtant les mandibules d'un animal qui ronge le bois. M'inquiète. On m'apprend qu'il s'agit du bruit d'un appareil électronique oublié par le Conseiller national dont j'occupe la place.
Retour avec le tram 9. Repas de cantine, discours de clôture. Épuisé. Enfin au lit.

Jean



Il y a des voix qui sonnent juste



Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent.
Malgré le froid, cinq degrés au-dessous de zéro, on vit à l'intérieur de soi un temps de primevères, c'est à cause du ciel et de l'étrangeté des lieux, perceptible tout autant derrière le vitrage du café de l'Arena que sur l'esplanade du Palais fédéral. Mais aucune fleur ne se fait voir, on les attend, ce sont des mouchoirs en papier froissés qui traînent dans les jardinets qui s'étendent au pied du mur de soutènement de l'esplanade. Je cherche encore, pas de jonquilles, elles auraient déjà dû apparaître si les choses suivaient le cours de nos désirs.
H. a oublié le cadeau qu'elle a acheté pour Christian van Singer, je retourne au bâtiment de la Zivilschutzanlage pour le récupérer. Je surprends ce lieu qui ne s'attendait pas à mon retour, je ne devrais pas être là, profite sans modération du plaisir qui m'est donné de voir ce que je n'aurais pas dû voir, voir les choses telles qu'elles sont quand je n'y suis pas, c'est-à-dire un peu comme la première fois, ou à revers. On peut, je crois, être dedans et dehors, à certaines conditions que je commence à apprivoiser.
Dans le tram 9 qui me ramène au Palais, une vieille dame me sourit, elle cherche à lire ce qui est écrit sur mon badge. Je lui souris mais hésite pourtant à lui faire voir distinctement ce qui l'intrigue, inquiet de ne pouvoir lui répondre si elle m'adresse la parole. Elle a la peau sur le visage, fine et presque bleue, un ours doré à la feuille épinglé sur le col de son manteau de laine, vert militaire. On voit les os de son crâne, ses mâchoires animales, les orbites de ses yeux. J'aperçois l'objet vers lequelle elle tend. La mort qui rôde n'empêche pas qu'on se sourie.
J'entre dans le Palais avec mon appareil de photos, interdit dans le saint des saints politiques, pour faire quelques photos de la salle de commissions, des élèves avec Christian van Singer.
On se donne rendez-vous à la Zivilschutzanlage, je m'écarte alors du chemin qu'empruntent les élèves en me laissant dériver à l'arrière, fais une photo du Kornplatz aperçu ce matin, dans le soleil et sous les arcades, juste après le pont qu'emprunte le tram numéro 9 pour franchir l'Aar.
Toute l'après-midi et le soir à aider les élèves à rédiger les interventions de demain, j'en sors défait. Puise toutefois encore, dans le peu qui me reste, ce qui me manque pour écrire ces notes.

Jean



Dans le bus



Dans le bus qui me conduit du Mont - où j'ai laissé la Yaris - à la gare, un homme revenu de tout, des vagues immobiles sur son front plissé, un visage fait de plaques se chevauchant ici, se repoussant là, me renvoie à la tristesse des zoos, la solitude des pachydermes. Il descend du bus avec une grosse serviette noire, lourde de papiers qui le tiennent en équilibre, ils font corps tous les deux, c'est un homme honnête bâti par le travail.
Quelques degrés sous zéro, le ciel indécis. Je croise quelques anciens élèves dans le bus, ils vont au gymnase, ça va au pas, les gestes mesurés, l'enthousiasme en berne.
Des clients fument adossés à la grande baie vitrée du Buffet de la gare, c'est la loi. Assis dedans j'apprends dans le 20 Minutes que le Traquet moteux fait plus de 30'000 mille kilomètres chaque année. Ne sais pas bien pourquoi, mais cette nouvelle me réconcilie avec la ville. Les fumeurs rentrent refroidis, avoir cessé de fumer est peut-être la seule chose que j'aie faite en connaissance de cause et que je conduirai peut-être jusqu'au bout, un acte libre.
A l'angle formé par l'avenue Ruchonnet et l'avenue William-Fraisse, le soleil éclaire soudain la proue d'un vaisseau immense qui fend l'extrémité de la Place de la Gare. On est tous là, les élèves silencieux mais les formalités m'auront volé le voyage en train.
Coup de solel sur la Guisanplatz à Berne, les travaux de notre session parlementaire peuvent commencer. Mais je sens que la fatigue me gagne déjà. Pas le temps de prendre un peu de temps dans la vieille ville. On passe l'après-midi dans une caserne pour l'élection de la présidente et de la vice-présidente du Conseil, la fraction du Mont rate de peu la présidence, mais emporte de haute lutte la vice-présidence.
Sandra m'a laissé un message, la 807 est en panne, je l'appelle, elle a pu récupérer la Yaris au Mont. Pour le reste tout va bien. Des travaux ce soir encore avec les présidents des fractions et les présidents des commissions. L'impression pourtant de n'avoir rien pu entrependre librement me pèse avant de me coucher, sous terre, dans l'un des innombrables dormitoirs du réduit national.

Jean


Arthur est réveillé



Arthur est réveillé lorsque je me lève à 6 heures et demie, le ciel est dégagé, on part à 8. Petite halte à la COOP de Charmey où le mousse ajoute à son casse-croûte un paquet de bonbons qui n'était pas prévu. Lui retiens la somme sur le salaire que lui vaudra le ravitaillement en bois du mois prochain. Son forfait ne me fait pourtant pas hésiter, je le confie aux amis du club de trial. Il fait grand soleil.
Sors de Charmey par le chemin de la Petite Fin, passe sous le parc à biches, les clôtures ont été déposées. D'en haut on voit le gâchis de la police des constructions. Aucun propriétaire ne s'en cache, chacun en fait à sa tête, veut s'émanciper des idées que la pratique du lego lui a imposées, il y a choisi une construction aux normes minergie, aux formes originales, à l'orientation originale, si originale que toutes ces bâtisses se ressemblent ou ne ressemblent à rien, un chantier où tout semble en sursis. Tout indique que rien ne durera, resteront des ruines trop jeunes pour être crédibles.
La neige fond, fait la place à l'odeur de la terre, quelque chose de la pourriture sur les bas-côtés, la sève aussi, le souvenir du trèfle alpin, l'odeur de résine surchauffée, quelque chose qui rôtit. Plus loin un bassin à l'eau généreuse où je fais le plein, des pains de glace tout autour.
Entame alors 400 mètres de montée dans la neige de printemps, sans rien à me mettre sous les pieds, j'enfonce, brasse la neige, il en est tombé là bien plus qu'au Riau. Me faut-il accélérer l'allure et transpirer, m'alléger ainsi en espérant que le manteau neigeux tiendra ? Des sportifs correctement chaussés, raquettes ou peaux de phoque me dépassent allégrement. Songe à acquérir dès demain une paire de raquettes.
Il me faudra deux bonnes heures avant de parvenir à Vounetz, sur les boulevards offerts à ceux qui n'ont pas d'ailes. Sandra et les filles ont rejoint les skieurs. Je leur envoie un message depuis le téléphone que j'emporte pour la première fois. Ça marche, on se retrouve tous pour le repas de midi, il est une heure.
Décide de redescendre par le même chemin, R. et son frère m'accompagnent. Le premier a des raquettes, je l'observe, ma décision est prise.
A Montminard, entre Vounetz et Charmey, on retrouve la fontaine, le soleil a fait fondre les pains de glace. Victor attend sur un billot d'épicéa la Saint-Joseph. On discute, il a travaillé une grosse partie de sa vie à la scierie, il n'aime pas l'hiver, c'est pour cela qu'il est là, il attend le 19 mars. Il aime les longues marches, partir de nuit, thermos et viande séchée. Je lui demande si je peux faire une photo, oui mais ça coûte de faire le mannequin. Je lui propose un verre à Charmey, ah ! moi les bistrots, faire le mannequin, à 73 ans, tant qu'on peut en rire, le soleil ne coûte rien.
J'ai transporté dans mon petit sac à dos ton Carnet de notes 2001-2010, un petit kilo. Je pensais en lire quelques pages chez Dudu ou à la Vounetz. Pas eu le temps, juste le temps d'avancer, marcher, et ça m'a fait du bien.
Arthur va skier encore un peu, c'est la maman de L. qui le ramènera. La COOP de Charmey où on devait se retrouver pour faire quelques courses est fermée, Sandra et les filles rentrent pour leur compte. A Broc on prépare le carnaval. Je les rejoins au Riau peu après.
Ceci encore : deux mésanges charbonnières. L'une à l'aller, l'autre au retour, toutes les deux le soleil sur le ventre, leur chant dans le ciel.

Jean





Me demande sitôt réveillé



Me demande sitôt réveillé comment je ferai la semaine prochaine à Berne pour tenir ma petite entreprise. Décide de différer jusqu'au soir cette inquiétude pour ne pas assombrir une journée qui ne le demande pas.
Par le velux, un convoi de nuages venant de l'ouest, des lambeaux plutôt, mêlés à de la cendre, étagés, sans qu'on sache vraiment s'il fuient ou vont de l'avant, eux ne se posent pas la question, commandés par l'unique désir d'être la où ils sont avec les autres, c'est en cela qu'ils sont mystérieux. On aperçoit parfois au milieu de cette agitation, derrière le rideau qui s'entrouvre, des morceaux de ciel bleu. Je remue les doigts, puis les bras, mon dos fort pris à parti hier entre Charmey et Vounetz répond à contretemps.
Quelques degrés se sont ajoutés à ceux d'hier dans la maison. On hésite à répéter aux filles, une dernière fois, de mettre une jaquette et des chaussettes au saut du lit. Quelques mouches se réveillent. Je me rendors avec le pressentiment que je ne verrai rien de cette matinée. Les filles nous appellent pour le déjeuner qu'elles ont préparé.
Les enfants travaillent une partie de l'après-midi pour l'école, Sandra avec les filles en-bas, Arthur seul dans sa chambre. Je crois bien qu'ils ne savent pas toujours ce qu'ils font et pourquoi ils le font. On aimerait bien parfois que ceux qui sont à l'origine de ces travaux réfléchissent avec eux.
Grande boucle dans la neige, par le sentier d'en-haut et le refuge de Corcelles. Dans le verger du Chauderonnet, un vieux pommier a versé. Je croise au retour Ch. qui me raconte : c'est la bise et la neige, le vieil arbre n'a pas supporté. Mais les vaches sont un peu responsables aussi, elles viennent pâturer à la belle saison et y frottent leurs flancs, ce sont des pommiers que le grand-père a plantés, ou l'arrière-grand-père. Le plus faible, recouvert de mousse et de lichen, a laissé ses racines dans la terre. Ils vont en planter un nouveau, mais il devront interdire aux vaches de pâturer. Ch. m'apprend qu'il va commencer une école en Valais dans laquelle on apprend les métiers de la terre.
Le temps s'est refermé sur le monde, temps d'huître encore, et pour confirmer cette image, le soleil apparaît pâle comme une perle derrière les nuages.
Je ramasse 4 oeufs au poulailler. A l'ouest, tout à l'ouest, les restes d'un immense incendie, braises lentement noircies par des fumées âcres. Il est temps de préparer ma semaine à Berne.

Jean



Moins de 15 degrés sous zéro



Moins de 15 degrés sous zéro avant le lever du jour, mais la bise ne siffle plus, les tuiles ont cessé de trembler, la charpente se repose désormais. Je fais du feu dans le poêle en écoutant les nouvelles, ici les politiques ne lâcheront plus la langue de bois jusqu'à mars. Il fait encore nuit lorsque je pars au Mont, dans le ciel la lune décroît, elle regarde ailleurs, se détourne de nos affaires – son autre vie – s'impose à d'autres, comme le soleil d'été à l'aurore, lorsque la montagne ne parvient pas à le contenir derrière l'horizon.
Les préparatifs pour Berne vont bon train et quelques élèves de la classe 11 font voir un enthousiasme solide, ils ont compris, ceux-là, que ce qui donne de l'assise à ce qu'ils disent, c'est aussi ce qui les élève. Ainsi H. qui disait sa crainte abyssale de parler en public ne lâche plus désormais la parole lorsqu'on la lui donne, s'en saisit même, convaincue que son propos fera avancer les choses. Et les choses avancent. Pour le reste, bien des aspects de cette semaine que nous allons passer à Berne m'inquiètent un peu. Seront-ils à la hauteur ? Et moi assez détaché pour ne pas les encombrer de ma présence ?
De la classe 9 on n'aperçoit qu'à peine les crêtes du Jura dont d'épaisses poussières ont fait disparaître les contreforts. Le gris du ciel s'est glissé derrière, un timide pinceau d'aquarelle a passé un peu de bleu pour indiquer l'horizon, trait timide mais large qui ondule, plein d'eau et de rondeurs. Rien ne bouge. Certains élèves attendent, ils font ce qui leur est demandé puisqu'il le faut bien, à moins qu'ils parviennent à l'éviter, ils ne se risquent pas à sortir la tête loin de leurs épaules, ils veillent, intègres.
Lance les élèves de la 6 sur l'écriture en creux de cinq événements, – correspondant chacun à l'un des jours qu'ils ont passés à Crans-Montana –, qu'ils auront à taire, ou à représenter comme une empreinte fait voir ce qui n'est plus. Ils disposeront à cet effet d'une subordonnée, d'un groupe prépositionnel et d'un groupe nominal. Pas plus pas moins étant admis qu'ils pourront désobéir.
Le soleil est entré dans la Yaris lorsque je quitte le collège et je le remonte jusqu'au Riau. Ça fait une éternité qu'on ne l'avait pas vu. Les enfant ont le sourire, Arthur part avec Sandra sur Moudon pour s'informer de la voie qu'il pourrait emprunter dès la fin de l'été prochain. Il me semble que les choses sont déjà bien avancées et qu'il se dirige dans la direction qui fut celle de sa mère. Je n'en suis pas mécontent.
Lili me confie, tandis que je l'accompagne à Mézières pour sa leçon de flûte, qu'elle se réjouit de jeudi, à cause de la poterie et de M. qu'elle se réjouit de revoir ; de mercredi et des poneys aussi quand bien même elle n'est pas sûre que le sol du manège soit assez tendre. Pour le reste elle dessine des coeurs, épelle les noms de ses prétendants, demain c'est la Saint-Valentin. Je trouve un peu de temps pour lire quelques pages de ton Carnet, au Central devant un thé. La demi-heure passe sans que je puisse la ralentir.
On se rend à Oron récupérer Louise. On passe d'abord à la boulangerie et on grignote deux pièces sèches percées d'un coeur sur les escaliers du bâtiment dans lequel Louise prend ses cours de guitare et de solfège, on y croise G. et sa fille qui attendent comme nous, Louise sort enfin, enchantée. Elle croque sa pièce sèche. Sitôt rentrée elle joue en boucle une valse de Daniel Fortea qu'elle travaille depuis la semaine passée. Je passe la soirée à la bibliothèque, me couche à plus de minuit. Je crois bien que toutes nos vies se ressemblent, qu'on ne le sait pas toujours, ou seulement tard dans la nuit.

Jean



Un air glacé



Un air glacé m'accueille au bas des escaliers, la porte d'entrée est en effet restée entrouverte toute la nuit. La mauvaise humeur me gagne, incapable de la raisonner : le dernier qui est allé se coucher n'a pas pris la peine de tirer le loquet de la vieille porte qui s'ouvre au moindre coup de vent, je le sais, tout le monde le sait. Qui est donc monté se coucher en dernier ? Pas moi. A quoi bon tous ces efforts pour tenir le froid hors de la maison,... J'ai bien conscience que je file le mauvais coton mais la connaissance de cette vilaine habitude ne suffit pas à m'attendrir, le feu tousse, je m'agite, inquiet que le bus parte sans les garçons, précipitation, je m'en veux. Mes premiers pas dans la journée sont bien aigres.
Petite rédemption au retour. Louise joue en boucle une valse de Daniel Fortea. M'assieds près d'elle, submergé par la douceur de cet air simple, les égards que Louise lui porte, le soin qu'elle y met. Lili s'exerce aux majuscules. L'avenir est à nouveau possible. Tout est beau d'un coup, la route blanche jusqu'au château, noire de pluie au Torel. Je passe à la Goille régler la livraison des deux stères que F. nous a livrées il y a quelques semaines. La valse et le grand air assurent ma guérison.
Prépare avec les élèves le travail de la semaine prochaine, les persuade qu'il y a une vie en mon absence, qu'ils ont toutes les qualités pour ne pas chasser les questions qui tardent à trouver une réponse. La panne de courant au milieu de la matinée réjouit un bref instant les collaborateurs du collège, tout le monde stoppe ses activités, tous, comme si ces petites catastrophes redonnaient un peu de jeu à ce qui n'en a plus guère. Et ce qu'on a perdu de vue revient, on salue cette sensation de vacances qui nous rapproche, à la dérobée, de quelque chose qui fait partie de notre secret. On regarde avec le sourire ceux qui sourient. On rêve que cette panne dure, sème son joli poison plus loin.
Par la fenêtre on aperçoit le Jura desserrer l'étau mou des nuages, le soleil en profite pour s'engouffrer dans la Vallée de Joux, puis c'est au tour des fumées du quartier de briller bleues au-dessus des cheminées. Quelques minutes dans la classe vide, le temps passe, personne, ce n'est pas désagréable de ne pas être là, avec la trotteuse qui court dans le vide et hausse les battements de son coeur. Me lance dans l'air tiède de cette fin d'après-midi, satisfait d'en avoir fini, pressé de retrouver le Riau. On a gagné plus de vingt degrés en deux jours, la pluie a déglacé les alentours, le froid retrouve un nom, la neige colle, le noir se mélange au gris, on se réveille soudain dans le coeur d'une huître.

Jean



Ici la colonne de mercure



Ici la colonne de mercure remonte vers le zéro, mais la fine couche de neige tombée la veille s'est maintenue, la pluie va se mêler à l'affaire et répandre la grisaille dans les mailles du suaire. Pas trop envie d'aller travailler, c'est ma gorge qui le dit, elle se resserre et tient mon appétit à distance. Le Conseiller d'Etat Pierre-Yves Maillard n'en manque pas. Invité au milieu du déjeuner, il démontre en peu de mots et avec le ton qui convient que l'engagement politique, lorsqu'on a les épaules larges et une modestie bien trempée, n'est pas mort.
Je dépose Arthur et D. au bus et file au Mont pour apporter ma contribution à l'état inquiétant des affaires du monde, goûter peut-être à ces moments de grâce qui voient l'intelligence se lever avec le sourire. Ils ont appris, ceux-là, tant qu'à faire et qu'ils sont là, à se prêter au jeu qu'on a cru bon leur proposer, découvrir en y séjournant ce que d'autres ont été, un peu d'autrefois, un peu d'ailleurs.
Remonte au Riau, ramasse Arthur que je dépose à 13 heures dans un café de Moudon pendant que je passe sur le fauteuil de l'hygiéniste dentaire. Elle est depuis peu la mère d'un petit Alexandre né il y a 4 mois. Tout va bien, la routine déjà, un 40%, les parents pas loin lorsqu'on en a besoin. Il faudra que je repasse dans 15 jours. Arthur a fait ses devoirs devant un chocolat chaud.
On poursuit jusqu'à Lucens pour qu'il remette en ordre son vélo sous l'oeil avisé de D. A moi d'attendre. En profite pour aller jeter un coup d'oeil aux berges de la Broye qu'on avait dit gelée. La révision du vélo ne suffira pas, on est condamné à en acheter un nouveau, D. nous propose un vélo japonais, dont l'importateur est implanté à Zurich. Cette proposition ravit Arthur, elle me rendra aussi la tâche plus facile, incapable que je suis de toute réparation.
Le mousse est venu me rechercher au café du Poids, occupé à lire quelques pages de ton Carnet devant un thé. Difficile. Neuf dames dans la soixantaine assises autour d'une table ronde font tourner les potins de la semaine. S'arrêtent longuement sur le fait que la plupart de leurs petits enfants ne veulent pas faire leur confirmation. Elles font comparaître ensuite chacune des personnes rencontrées dans la région, palabrent avant de décider ce qu'il faudra en dire. Il est 18 heures lorsqu'on rentre. Deux allers et retours encore jusqu'à Ropraz, pour l'entraînement, sur une route à nouveau enneigée, blanc béton.
Eprouve des difficultés avec ma tablette. Elles me rendent de sale humeur et aveugle. Malheureusement je suis obstiné, je n'aurai embrassé avant la nuit ni Sandra ni les enfants. M'en veux.

Jean



C'est un un bruit de crécelle



C'est un un bruit de crécelle, précédé d'un sifflement, qui me réveille, un rouge-queue, le rouge-queue qui niche au-dessus de la porte d'entrée, peut-être. Je me suis réveillé à 5 heures, somnole jusqu'à 6, le jour se lève. Il faisait rose hier soir, il fait rose ce matin. Louise nous régale d'une valse de Bartolomé Calatuyud.
Panique avant de partir à la mine, je ne trouve ni mes clés ni mon sac, le sol s'entrouvre sur le vide : Arthur va rater le bus, je vais devoir le conduire jusqu'à Mézières,... Retrouve bientôt le tout et mes esprits.
Le soleil apparaît au-dessus des Préalpes, comme hier, comme tous les jours, mais aujourd'hui les maisons se tournent vers lui, leur visage s'éclaire, celui des hommes aussi. J'écoute la radio, une femme raconte : Il y a plus de choses que je ne savais pas que de choses que je savais, alors j'ai décidé d'apprendre.
Constate que plus de la moitié des palplanches sont placées au Mottier. M'assieds dans l'un des 6 fauteuils rouges de la salle des maîtres, silence et voix basses, puis la sonnerie annonce la débâcle, la salle se vide, reste la stupeur d'un espace rendu à lui-même. C'est seulement alors que je rejoins les élèves. Leur soumets l'énoncé suivant : la phrase est à la langue ce que le mètre est au système métrique. On se penche ensuite sur le verbe être, son isolement dans le système, son comportement grammatical, sa puissance.
Je pars à 10 heures pour Moudon, avec une sensation de liberté, comme chaque fois que je vais ailleurs, là où je ne devrais pas être. Personne sur la route, ni à Syens, personne non plus dans les autres villages. Le centre de Moudon est désert, la circulation est interdite au pied du chevet de Saint-Etienne : deux ouvriers retirent d'une fouille une vieille ligne téléphonique.
Au cabinet dentaire il y a au contraire du trafic. Mais j'y entre avec la sensation d'être en vacances, une sensation qui s'étend et qui me conduit à penser que tout le monde l'est. Et cette pensée a pour effet d'alléger la vie de chacun, la mienne, la leur, le vide se conjugue avec la brise et les sourires, et j'avance sans rien déranger sur les pavés. Sors pourtant de chez le dentiste avec l'assurance d'y avoir laissé quelque chose : une dent. En échange, l'acceptation du temps qui passe. Le soleil est haut dans le ciel, il est midi.
Sandra et les enfant sont à la véranda, je mange un yoghourt. Elle a trouvé des billets d'avion pour Berlin, puis a déniché un hôtel. On sort la petite table verte et les chaises qui avaient passé l'été dans la serre. Quelque chose a changé dans le jardin, ce sont les couenneaux qui entouraient la demi-douzaine de carreaux dont on peinait à s'occuper. Je les ai retirés dimanche, j'espère secrètement que les cosmos et la rhubarbe reviendront.
Dans les prés, l'herbe nouvelle chasse la vieille filasse sèche. Je lâche Arthur en haut de Ropraz pour qu'il puisse chauffer les freins de son nouveau vélo. Il sonne six coups à l'église de Mézières, bois une camomille à l'auberge en corrigeant les derniers travaux rédigés par les élèves avant la semaine à Berne. Globalement du bon, du très bon travail. Ils sont loin encore pourtant de l'idée qu'une bonne charpente est celle qu'on ne voit pas. Ils ont tendance encore à travailler de proche en proche, ils ajoutent à leur construction qui ne tient pas des contreforts, étendent une nouvelle couche de dispersion par-dessus le salpêtre.
Le tilleul que le voisin a taillé il y a quelques jours donne l'impression d'avoir perdu la tête.

Jean

On a gagné une dizaine de degrés



On a gagné une dizaine de degrés ce matin mais il n'y paraît pas. Edelweiss boit à la fontaine, il fait encore nuit. Lorsque j'accompagne Lili à la patte d'oie, les corneilles se font entendre avec un bel entrain, pour la première fois cette année et une demi-douzaine de moineaux s'ébroue près de l'étang. La couverture nuageuse s'est déchirée à l'est sur la chaîne des Vanils qu'on peine à deviner derrière la bande de stratus. C'est que nous, ici au Riau, on est comme entre ciel et terre. Au retour je vois cette brèche s'élargir et faire sauter le verrou au-dessus de la Mussilly. La neige a pris des teintes bleues, le fût des hêtres aussi.
Tente de régler les problèmes de la chaudière. Monsieur K, l'installateur, soupçonne que les tiges en caoutchouc qui plongent dans les citernes sont poreuses, l'air et la saleté remuée lors du remplissage des cuves remonteraient jusqu'au brûleur. Le fournisseur de mazout ne sait pas trop quoi me dire, je prends conscience que son travail consiste à vendre, rien de plus. Monsieur K passera l'un de ces prochains jours pour voir ce qu'il peut faire. Je prépare une tarte aux pommes pour midi.
Il fait trop froid encore pour s'installer dans la véranda, malgré le soleil qui a dégivré les vitres, Cacao le lapin n'en profite pas non plus, il se terre dans les copeaux. Fleur a pris les devants, va et vient entre les repousses dégarnies du gros tilleul qui se dressent dans le ciel. Enfoncé dans le canapé, sous des couvertures, je poursuis une bonne heure la lecture de ton Carnet – 2007, les heures sombres.
Ce midi, Louise pique-nique à la piscine, Lili mange comme un moineau, tout entière à la Saint-Valentin, Arthur me parle de Charlemagne sur lequel son interrogation d'histoire a porté. Il faut faire vite, on vit ici dans l'urgence, à mi-chemin de l'horaire continu et de la pause dodue dont on disposait il y a quelques décennies entre midi et deux. Une situation qui affecte les affaires des habitants des maisons foraines trop éloignées des centres, on nous a oubliés. Il faut que tu saches que les horaires de nos trois petits sont tous différents si bien que nous faisons chaque jour 12 allers et retours jusqu'au village. En nous organisant avec les parents des enfants du coin, on a divisé cette folie par trois.
Personne ne peut lever les yeux continuellement vers le ciel, il n'y a pas d'autres explications à mon étonnement lorsque je m'aperçois en début d'après-midi que le ciel a blanchi à l'ouest et qu'une fine gaze s'est déposée sur les pavés de la cour. C'est pourtant ce à quoi il faudrait s'astreindre pour comprendre à la fin pourquoi il y a plusieurs jours dans le même jour.
Me décide à faire le petit tour, je m'avise bien vite que la tête ne suit pas le corps, elle traîne en arrière. Je tente sans succès de la remettre à sa place. Vais ainsi jusqu'à la Moille au Blanc en essayant de ruser avec le bruit qui l'agite. C'est seulement lorsque je m'appuierai au dossier du banc détrempé, à côté de la fontaine recouverte de glace, qu'elle me rejoint en se calant tout naturellement sur mes épaules, comme un chien dans sa niche. Il ne faudra rien leur demander jusqu'au retour, ni à l'un ni à l'autre.
Sandra remonte du Mont lorsque je pars récupérer Louise qui crochète un bracelet de coton en m'attendant, assise au fond de l'abri, le bus orange dépose Lili un peu plus tard, un trajet encore pour remonter le mousse et nous voilà tous les cinq autour du poêle comme des grenouilles autour de la mare. Pas longtemps. La nuit tombe et, pendant qu'Arthur s'entraîne à Ropraz, je lis au café de la Croix-d'Or quelques pages de ton Carnet, au pas de course. Aux couples qui font leur entrée, le patron offre une flûte de champagne, c'est la Saint-Valentin.

Jean