déc. 2011

Reliefs 2011



































Jean Prod’hom


Reliefs 2011


































Bailly, Emaz, Follain, Thomas



Après avoir lu à goulées lentes l'un des chapitres du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly, je picore quelques miettes de la Cuisine d'Antoine Emaz qui évoque à plusieurs reprises Jean Follain. Je ne résiste pas à faire une petite place ce matin au poète d'Exister. Ce n'est pas un hasard, il y a un peu de Jean-Christophe Bailly chez Jean Follain par l'écriture duquel l'abstraction, dit justement Henri Thomas, s'éveille étrangement à même le réel.



Mais ce que le premier aboute sur le fil de sa pelote (qu'il dévide dans le quatrième chapitre d'Arles à Srasbourg – avec en guise de fermoir une fève, celle qui l'a fait roi la veille et qu'il caresse au fond de sa poche), c'est ce qu'il collecte de proche en proche le long de ses voyages en France, le disparate faufilé que le second rassemble au pied de la barrière, dans l'instant, à même cette étrange terre où l'on est seul :

Parler seul

Il arrive que pour soi
l'on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l'on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d'argile
tandis que chaises, table, armoire
s'embrasent d'un soleil de gloire.

Quand à la France que le premier traverse et dont il s'est donné pour tâche de saisir le sens, le monde, la ville étrangère, l'histoire, les deux hémisphères, l'hiver occidental, le vieux continent, les innombrables pays que bâtit le second pour abriter l'éclosion de ce qui est, ils sont bien plus une absence qu'une présence, l'expression d'une énigme et l'aveu des faibles pouvoirs dont nous disposons pour offrir un toit à ce presque rien qui pousse depuis l'arrière, ce à quoi on n'a pas assez pris garde et qui nous constitue par en-dessous bien plus que ce qu'on rabâche jusqu'aux poncifs. Pour instituer l'introuvable identité frémissant d'être effleurée, portée par la vertu d'un égarement méthodique – d'un bégaiement – qui pousse à l'avant de lui les traces de ce qui existait en dormance depuis longtemps déjà, les rassemble en prenant garde de les tenir à l'écart de toute comparaison, en accueillant le vent qui n'a pas cessé de souffler et le flottement qui sied à leur improbable apparition.

Jean Prod’hom


43 (c)



Si la phrase te file entre les doigts, c'est peut-être parce que que tu as ferré du gros. Mais ne te réjouis pas trop vite, il est peut-être trop gros pour toi.

Jean Prod’hom

Il y a les cahiers de planification



Il y a les cahiers de planification
les doutes qui subsistent
les rôdeurs
il y a la tête des clous
les mariages au printemps
il y a la salade à tondre
l'autre versant de ceux qu'on aime
la toque des cuisiniers
le bruit du râteau dans la plate-bande

Jean Prod’hom

Dimanche 25 décembre 2011



Ecrire l'ombre des choses portée sur ce qu'on ne retient pas.


Jean Prod’hom

A.16



L'homme d'autrefois – j'entends celui du paléolithique – ne disposait d'aucune des voies du réseau actuel de communication qui, concédons-le, lui auraient facilité la tâche lors de ses pérégrinations le long des saisons. Condamné à aller de l'avant, il entamait chaque jour la plante de ses pieds sur le silex mélangé à la terre, se déchirait les mains pour saisir les mûres dont le sang se mélangeait au sien. Aucun talus pour s'asseoir, goûter aux baies et reprendre son souffle, aucune saignée à travers bois pour intercepter le gibier. Je l'imagine un bref instant, exténué, rêver à ce peu de temps qui indubitablement lui manquait pour rêver un peu de sédentarité.



Voici qu'aujourd'hui l'homme dispose d'un réseau illimité de routes et de chemins, sur mer, sur terre et dans le ciel, qu'il utilise pour prolonger sa vie chez soi avec les siens, près du feu, domestication et clos, réserves et provisions qui lui assurent sa subsistance. Il rêve pourtant aujourd'hui encore au temps qui lui fait défaut pour quitter vraiment sa demeure et vivre ce que ses ancêtres sans attache devaient à la fin avoir en horreur. Lorsqu'il part, c'est aller-retour.
Les choses sont ainsi faites que l'homme du néolithique – c'est-à-dire l'homme d'aujourd'hui – emprunte pour quitter sa demeure les chemins qui le ramènent irrémédiablement chez lui, il n'en sort pas. Il lui faut désormais, autant pour demeurer dans sa demeure que s'en aller, faire d'autres rêves qui ne relèvent ni de l'aménagement du temps ni de celui de l'espace. Ces rêves n'ont qu'à peine commencé, mais on peut cependant déjà prendre acte du fait que la terre que l'on habite en la parcourant en tous sens et le temps qui nous est octroyé nous laissent la bride sur le cou : notre demeure est peut-être celle qu'on rejoint en la quittant, celle qui ne nous retient pas et dont on se rapproche un peu en la ressaisissant depuis l'ouverture de là-bas.

Jean Prod’hom

Eclairer le ventre de la nuit



Elle me dit alors qu'une seule ambition l'habitait encore, celle d'allumer les modestes feux qui éclaireront demain, peut-être un peu, le ventre de la nuit, celle d'y avancer sans avoir été l'obligée de personne, comme nous le faisions autrefois, Michel, François et moi sur le gué que nous établissions par-dessus l'été, celle de fournir une ancre aux récits dont nous sommes les passants hébétés. La nuit se refermait à chaque pas derrière elle et l'océan demeurait inentamé à l'avant de sa coque. Elle naviguait avec l'assurance qu'elle buterait un jour contre un de ces hauts-fonds cachés dans la nuit – qui sont autant d'appels – et sur lesquels l'un de ses proches, elle l'espérait, aurait à préparer le feu qu'un autre allumerait pour éclairer ceux qui viendront après nous.

Jean Prod’hom

Il y a la paresse des rivières et celle des diamants



Il y a la paresse des rivières et celle des diamants
les pelotes de laine
la brutalité des circonstances
le chant du rossignol
il y a la terre que se partagent l'abandon et la résistance
l'annulaire
l'exportation des savoirs-faire
la journée des fonctionnaires consciencieux
l'inavouable

Jean Prod’hom

Dimanche 18 décembre 2011



Le froid et l'obscurité à même la rue, les lèvres bleues, tombeau usé ceint d'un vilain tablier, c'est une mauvaise journée pour ceux qui n'ont plus rien, bien froide et bien misérable, la faim creuse leur mine. Pauvre petite ! La neige aux belles boucles virevolte autour de son cou depuis la veille, elle est assise dans un coin, immobile et affaissée sur elle-même, le froid l'a saisie et accompagne ses mauvais rêves. Elle ne bouge pas sous l'avant-toit, au travers duquel souffle le vent, paille et chiffons inutiles, elle regarde les gouttières. A côté un grand poêle de fer blanc abandonné, orné de boules de fer et surmonté d’un couvercle, une boîte d'allumettes vide. Mais qu’y a-t-il donc ! Une lueur s'effondre, l’oie de glace saute de son plat et roule sur le plancher, des images montent, montent le long des vitres épaisses, ce ne sont que des étoiles qui tombent en gesticulant.
Plus loin, entre deux maisons aux façades aveugles se faufile une nouvelle et froide matinée. On a retiré les échelles du ciel, le froid et l'obscurité s'avancent sourire aux lèvres… Sur le muret un tas, morte, morte de froid à l'aube. Petit cadavre en paquet posé sur le muret.



La Petite Fille aux allumettes, Hans Christian Andersen
Théâtre du Jorat
Mise en scène : Gérard Demierre

Jean Prod’hom

Tempête à Treyvaux



Dieu, ce beau mirage, écrit Michel Bavaud dans un ouvrage que je n'ai pas lu, récemment paru aux Editions de l'Aire. Le vieil homme précise sur les ondes qu'il l'a aimé et qu'il a servi son église de tout son coeur. Il proclame aussi dans les quotidiens locaux que Dieu n'existe pas. Ça me dit naturellement quelque chose, mais quoi exactement ?
Son intelligence préoccupée n'en pouvait plus de faire le grand écart avec Rome et ses sacrements, trop c'est trop, Michel Bavaud a décidé de rapatrier sa foi attachée à une figure de papier. La confiance qu'il avait placée crédule en Dieu, il la place désormais en l'homme seul. Difficile pourtant de faire sans la figure à laquelle l'homme est resté fidèle tant d'années, alors il s'indigne, se met en colère, exprime une rage qu'il a tôt fait de regretter, oh la solitude. D'avoir brisé la sainte alliance sans être un militant du grand soir n'est pas sans dangers : Michel Bavaud est rejeté tout autant par les athées – pourquoi tant de temps ? – que par ses compagnons de route qui le condamnent aux enfers.
Dieu, ce beau mirage est la confession d'un laïque engagé au service de Rome, l'histoire de la conversion d'un déçu de Vatican II, modérateur du synode diocésain chargé de mettre en oeuvre les décisions du Concile : rien, aucune avancée, un recul plutôt. Cessons donc de prier, agissons et mettons notre foi en l'homme : liberté, égalité, fraternité en lieu et place des trois vertus théologales. La raison a définitivement gagné la partie. La Bible ne tient pas debout. Vive la République !



Si les conversions (comme les dépressions) sont de petites tempêtes individuelles qui inquiètent toujours un peu les proches – comment nos amis se remetteront-ils de la négation et nieront-ils cette négation ? – ce sont elles également qui conduisent les hommes à reconsidérer les vertus de l'agnosticisme – seul mot qui supporte les affixes de la folie –, à suspendre leurs certitudes, à mettre entre parenthèse les dichotomies pour guetter ce qui s'établit loin des principes, dans la traîne qui glisse sur les choses comme la neige de la mariée, là où persiste l'hérésie, mystère auquel il est inutile de demander grâce. Ne pas choisir, ou choisir à peine, en guettant ce qui est sans le saisir autrement qu'avec les noms qui passent et qui vous emmènent parfois à la verticale du paysage.

Jean Prod’hom

Il neige même dedans



Les chutes abondantes de la nuit ont rejointoyé les pentes du ravin, le barbelé des clôtures a disparu, les pièges se dérobent, on oublie même les morts. Un bruit d'étoffe fait taire toute velléité de sortir dans cette copie flamboyante du sommeil, il neige dedans. Les récits se sont tus, l'avant et l'après recouverts par une épaisse couche de neige. Il faudrait peut-être faire un pas dehors, mais que feras-tu dans cette immense salle d'attente ? Pas bouger, maintenir le pouls au ralenti jusqu'à la nuit que tu aperçois, trou noir autour du filet d'eau et le merle près de la haie. Tu rêves alors, pour durer encore un peu, à la rose de novembre et aux fruits du sorbier.

Jean Prod’hom

A égale distance les uns des autres



En marchant sans but, on côtoie parfois à deux pas l'intérieur des choses dont on a l'impression soudain de partager le sort, sans y voir très clair, mais avec la certitude d'en être, grand visage tourné vers le ciel, visage immense, immense comme l'oeil de la bête croisée l'autre jour à la patte d'oie. Mais là ce sont des arbres.
Ils sont à leur place, ensemble sans être contemporains, à bonne distance les uns des autres, vicaires dans un espace désencombré des trajectoires qui superposent les temps, hors du labyrinthe qui nous tient en laisse, en un carrefour où il n'y a plus rien à décider, carrefour sans route, sans croix – plus donc de regret – et où se manifeste le dedans dans le dehors qui se dérobe. Les arbres ne font rien pour durer, ils en sont revenus, rien sur les lèvres, les yeux ouverts seulement jour et nuit. Et la promesse qu'ils demeureront lorsqu'on s'éloignera, c'est tout ce qu'on sait, comme des figurants qui n'ont rien demandé. Les vertus ont leur temps propre, la scène émeut, quelque chose monte depuis le dedans, comme la sève, c'est un peu de vertu. Ils ne s'en attristent ni ne s'en réjouissent, pas de quoi s'apitoyer, c'est ainsi depuis toujours.
L'autre monde est sans doute dedans le nôtre, hésitation sans fin pour deux fois rien au regard des anciennes croyances, appelé à disparaître à midi lorsque les enfants rentrent de l'école. En attendant la partie d'échecs est suspendue et, tandis que les arbres enfoncent leurs épaules dans la terre, le sursis se prolonge en une éternité sans couvercle, le ciel.


Jean Prod’hom

Les poissons dans l'épuisette



... même paradoxe d'un parallélisme convergent, même volonté d'emprise, même jeu de cache-cache, même espoir de saisie.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Seuil, 2011


Les poissons dans l'épuisette, le paysage sous cadre, le visible dans la boîte, tes mots dans le récepteur, le démon aux chicanes, le gavage des oies, les papillons dans le filet… Et tandis que tu déclines l'universel, immobile derrière une clôture aux larges mailles, les choses vont et viennent sans laisse, vivantes, mourantes. L'eau de la fontaine file entre tes doigts et tu entends l'appeau qui appelle la grive, l'appeau qui appelle le chevreuil, et la grive dans le ciel et le lièvre dans le pré sans personne pour les arraisonner, la mer, l'écume de mer et la silhouette du vagabond qui fend l'air poussé par le vent.


Jean Prod’hom

il y a la fève qui voyage au fond d'une poche



Il y a la fève qui voyage au fond d'une poche
les limites de la raison
les châtaigneraies
il y a les divagations
les demis-vérités
le jeudi saint
les subordonnées relatives
les zones franches
il y a les bonnes nouvelles

Jean Prod’hom



Dimanche 11 décembre 2011


Musée romain de Lausanne Vidy

Dernier coup de balai sur le linoléum de la chapelle mortuaire, c'est l'heure, on ferme. Le tombeau est vide, où donc est passé le rédempteur ? Seule la pierre veille, calcaire liquide, pierre au gros grain, fontaine de patience où se désaltère, assis sur une chaise vide, celui qui ne sait plus.


Jean Prod’hom

Dans les parages



Dans les parages de celui qui avance en pays familier et que semblent accompagner l'assurance, la belle allure et les mots attendus, se tient en équilibre l'ombre d'un laissé pour compte, égaré dans un pays qu'il n'a jamais quitté, cherchant les mots qui le rapatrieraient. Il ne trouve que le syllabaire de son premier livre de lecture, sonore et incomplet. Il marche au-delà de la ville qu'il a rêvée, c'est un soir d'hiver dans les ruelles sans éclat d'une banlieue qu'il ne connaît pas, fait halte dans un hôtel. Il regarde longuement les trophées alignés sous la corniche de stuc de la salle à manger déserte, des trophées de chasse. Et il aperçoit sur une des tables un livre plongé dans l'ombre, qui témoigne des gouffres qui nous menacent.

Jean Prod’hom

Les communautés de l'arbitraire





Éric Chevillard aura été l'un des premiers héros des pelouses à succomber à son charme, Roger Federer rejoindra la communauté peu après. Mais ne nous méprenons pas, d'autres avant eux y avaient succombé, d'autres après eux y succomberont. Autour du nombre sacré s'étaient en effet donné rendez-vous le corps et l'esprit, les poètes et les jongleurs, les pelouses et le bitume, le tout et le rien, les riches et les pauvres, Dubaï, Rome, Jérusalem et Toulouse, ce qui avait commencé depuis toujours et ce qui viendrait plus tard. C'est ainsi qu'est née, succombant à son charme, la première des communautés de l'arbitraire qui ont été appelées à fleurir dans les siècles à venir.

Jean Prod’hom

Attelages



J'ai toujours été frappé par le phénomène de dédoublement qui s'opérait en moi au cours de mon travail : je suis mon propre lecteur par lequel l'auteur en moi est sans cesse tenu en bride. C'est un phénomène qui doit être commun à beaucoup de gens qui écrivent : chacun de nous est en même temps les deux membres du couple. Tout écrivain, et même tout lecteur, chez qui le souci de l'art s'unit à une grande méfiance des moyens de l'art, passe par ce double mouvement : mouvement inspiré, mouvement critique. En ce sens je dirai qu'écrire est l'acte de quelqu'un en moi qui parle en vue de quelqu'un en moi qui l'écoute.

Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata morgana, 1985


Si deux voix habitent le même corps – celui de l'auteur – dans l'espace du langage, il n'est pas aisé d'imaginer que la première, inspirée, puisse surprendre la seconde qui la tient en bride, dans un univers et des logiques qui précisément les apparentent. Il m'est plus aisé de penser qu'elles tiennent ensemble les brides d'une monture aveugle qui les mène en des lieux dont elles ignorent presque tout. L'une, critique, soufflant à l'autre, inspirée, qu'elle devrait aller plus loin, plus loin encore, en bridant et débridant ce qu'elles ne conçoivent qu'imparfaitement et qu'elles tentent pourtant de mener ensemble au seuil de celui qui lira.
Il en irait de même pour le lecteur qui, dans un mouvement analogue, s'engagerait par l'autre versant, irait d'un pas inspiré et critique dans les parages de la même aventure dont il n'aurait de cesse de repousser le terme, plus loin encore, plus haut, et ainsi n'en viendrait pas à bout.
Ce faisant, chacun d'eux porterait devant lui ce que l'autre vise avec les plus hautes exigences, présentant ainsi à quatre mains sur les fonds baptismaux ce qui n'est pas encore dit, à la manière des contreforts sans lesquels la lumière qui traverse les grandes rosaces de nos cathédrales ne nous serait pas connue.
On se partage la part inédite des choses, ce qu'on n'a pas encore vu et qu'on ne dira pas, ce qu'on devine, ce dont on croit distinguer le murmure et qu'on porte à l'existence par l'écriture et la lecture silencieuses, à petits pas inspirés et critiques.

Jean Prod’hom

Dimanche 4 décembre 2011



Nos vies sont semblables aux frontispices des vieux livres, nos journées sont des peaux tendues par-dessus le jour dont on aperçoit les feux au crépuscule, bien haut, par-dessus l'ouverture qui bâille entre les épaules de l'horizon, des milliers d'étoiles et la lune à l'air libre qui font entendre le silence et ses soupirs pincés sur les cordes de la nuit.



Je ramène de la Fondation Verdan une plume d'ange – ou était-ce le samare d'un érable de bronze ? – et des babioles : quelques cheveux de la Baigneuse de Valpinçon, les petits récits de Cristina Zilioli, les minuties de notre passage sur terre qui s'inscriront tout à l'heure dans la neige : pont, crochet, îlot ou lac, delta, bifurcation, intersection, terminaison ou tourbillon.
Avant de remonter la vallée du Flon dont on suture les lèvres, je respire au compte-gouttes, les yeux vers le dehors, la tête hors d'elle dans le ciel avec dessous la peau tendue de la ville qui se pelotonne une bouillotte aux pieds, poussé par le flux des crêtes dans le parking désert.






Jean Prod’hom




Il y a ceux devant lesquels on ne pèse pas lourd



Il y a ceux devant lesquels on ne pèse pas lourd
les bons payeurs
l'eau des gouttières
la solidarité des marins
il y a les années décisives s'il y en eût
la loi du moindre effort
la naïveté des oracles
il y a la désobéissance lorsqu'elle est taillée à la hache
les filets de perche

Jean Prod’hom

Tu marches sous la pluie



Tu marches sous la pluie avec pour seuls repères les feux tremblants des réverbères qui bordent la route cantonale et les lacets qu'empruntent quelques voitures pressées, qui se croisent et s'entrecroisent dans la nuit. Tu vois juste assez pour distinguer, loin devant, ton domicile, quelque chose de sombre qui ne bouge pas, quelque chose qui est en lien avec le sol sur lequel tu poses les pieds et que tu n'entames pas. Tu as beau faire aller tes jambes, tu n'avances pas, ton buste demeure immobile, la bête est silencieuse.
Tu ne feras pas long feu sur le dos de cette immense baleine qui tourne lentement sur elle-même avant de replonger dans la nuit d'huile sans provoquer le moindre remous. Tu sens bien que le temps ne se mesure pas à l'espace parcouru, mais est l'effet d'un battement obstiné, celui de tes jambes qui vont et viennent autour de tes hanches dans un vide sidéral. Oui, tu es vivant et tu pédales bien droit sur le dos de Moby Dick.

Jean Prod’hom

De l'alibi



S'en remettre aux justifications et aux tours de passe-passe qui les épaulent pour méconnaître ce qui fut, c'est renoncer aux maigres pouvoirs mis à notre disposition pour avancer dans la lumière de ce qui fait de nous des passagers nus, et en découdre. Je vous le demande, comment ne pas se détourner de ces gens qui condamnent ainsi la liberté et le courage en idolâtrant la silhouette de ce qui aurait été si les circonstances avaient soigneusement suivi leurs exigences ?
Quelle peine pour ces usagers du juste monde, ces justiciers oublieux des vertus, prudence et tempérance, courage et justice ? Il y a du parjure chez ces gens-là, et violation des plus vieux serments. Ils tentent de faire main basse sur le réel en punaisant son reflet sur l'envers d'un décor dans une pièce de circonstance aux accents du cinéma-vérité.
J'envie pourtant parfois ces habiles prestidigitateurs qui vont d'un pied assuré, affranchis bercés par les raisons et les chants paresseux, héros qui échangent délires contre dédires. Je voudrais qu'à leur aveuglement puisse répondre mon pardon.

Jean Prod’hom

Refrain



Au bout des jours
encore des jours
il pleut enfin
mais pourquoi est-ce si long ?

solitude légère
à l'aube blanche
qui nous tient ?
qui nous guette et s'accroche ?

rien au bout
une image
le grain d'une consolation
et la poussière d'une voix


La Ligne droite | Georges Moustaki / Barbara

Jean Prod’hom