Colères

Elle est grande

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Elle est grande, brune, étanche, c’est une force de la nature. Elle a un faible pour les longs couloirs des administrations, tient depuis toujours, dans la main droite, un trousseau de clés auxquelles elle fait sonner périodiquement le tocsin. Elle aime s'entendre venir de loin, au pas, s'aligne avec elle-même, à gauche et à droite des portes vitrées, roule ses lourdes hanches. Elle a servi depuis le temps plusieurs institutions : police, école, institution religieuse, prison, colonie de vacances.

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Dedans, la méchanceté et la suffisance macèrent, ça ne se voit pas, la donzelle sait où mettre les pieds. Si le vent tourne, elle se replace, demi-tour ou culbute. Toujours prête à donner à celui qui peine le coup de main qui l'achèvera, ça ne coûte rien : un mot tordu, une savonnette, une encouble, une grimace, un peu d'acide. Elle écoute, collecte les rumeurs qu'elle jette dans son alambic, il en sort du vinaigre qu'elle verse sur les plaies.
Ne vous méprenez pas, la dame aux yeux gris-vert est sensible ; elle s'est décidée pour un second tatouage, un joli tatouage, un papillon peut-être, sur le mollet ou sur l'épaule, elle hésite encore.
Les plus lucides se taisent, craignent qu'elle se dégonfle et qu'ils l’aient sur les bras. Ils la laissent faire, alors elle continue.

Jean Prod’hom

C’est une impression

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C’est une impression, j’entends des voix, je n’y puis rien ; nos établissements de formation ressemblent toujours davantage à des associations de malfaiteurs chargés de faire tenir la baraque, qu’importe le prix et les sacrifices. Insaisissables comme les pieuvres, comme la bêtise, je le dis, c’est mon devoir, mes réserves. J’avertis de dedans, depuis 30 ans, colère, argumente, invente, propose, vitupère.

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Les chiens aboient, mordent, rabattent le sens dans le caniveau des eaux usées, tandis que nos enfants allument les langues de bois. Vous comprenez ? Nos gamins ne sont ni brebis ni porte-greffe.
Je ne peux m’empêcher de penser au jour où un inconnu déposera plainte, au prétexte que nos institutions de formation mettent en danger certains de ceux qu’elle prétend émanciper. J’irai en prison, vous m’apporterez des oranges.
Aucun refuge, inutile de pousser nos enfants vers le grec, la cuisine ou le latin, la théologie ou la photo argentique, aucun n’est plus à l’abri.
Ce soir, je pleure ; j’entends pourtant, dans la débâcle, la voix de nos gamins qui disent, se taisent, pensent, vont, jouent, crient, lisent. A tort et à travers. Ceci n’est que littérature.

Jean Prod’hom

Serres accrochées à tapis d'aigreur

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Serres accrochées à tapis d'aigreur
ces beauté-là
paupières fanées

Jean Prod’hom

CXXXVI | L'amie de Jean-Rémy

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On pense à une motte de margarine
mais ses allures de capo donnent le change
c’est en réalité une oie gavée des articles d’une vilaine doctrine

on croyait s’en être débarrassé
mais la donzelle revient par une porte dérobée
un cortège de tanks la suit

il n’est jamais trop tard pour avoir peur
apprenez que l’oie qui jacasse hante les couloirs nus
d’un comité de salubrité publique

Jean Prod’hom

Jourde et Meizoz

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Réouvrir les boîtes trop vite scellées
bijoux mal acquis et voeux pieux
accords infects et mariages forcés

Jean Prod’hom

Âmes noires

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Âmes noires
et fausse bile
porteurs de bières
bennes à dépouilles
signataires de saintes alliances
marchands d’horreurs

Négociez
annexez
mais du balai
laissez ce morceau de pré

Jean Prod’hom

Marie-Noël

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Elle traverse la cour en faisant basculer ses pesanteurs de gauche à droite et de droite à gauche, comme une oie, une oie gonflée à bloc mais sans canetons, suçotant continument le mot de respect qu’elle postillonne au visage des quidams comme un chien pisse au pied des buissons. Héritière des kapos aux lèvres fines et à la croupe de pouliche, elle tient serré dans la main droite un trousseau de clés, se dandine si lourde et si sotte qu’on la préférerait attelée. Marie-Noël est le prototype de la suffisance et de la bêtise universelle, enfant gâté de la tertiarisation, avatar couinant la satisfaction, elle est née du croisement de la prétention et de la frustration. Les institutions qui l’engagent ont tôt fait de le regretter, mais trop tard, la donzelle est une procédurière, difficile de s’en débarrasser.
Marie-Noël est la vice-présidente d’une association qui prône le couvre-feu, elle a épousé un concepteur de gendarmes couchés qui l’a quittée traumatisé quelques mois après son mariage, elle anime des ateliers foireux dans une haute école. Elle en impose en posant des lapins, brasse eaux claires et eaux usées, se saoule le vendredi et le samedi soir.
Marie-Noël est la meilleure amie de Jean-Rémy, une amie de la première heure. Ils aiment aujourd’hui l'art vrai et le piano quand il est bien joué, ils gonflent le premier août des ballons de toutes les couleurs, satisfaits de participer ainsi à la restauration des valeurs. Marie-Noël et Jean-Rémy constituent le plus sombre des continents.

Jean Prod’hom

Magasins du monde

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Passe en fin d’après-midi par le bazar d’une multinationale où j’ai pris l’habitude de me ravitailler en capsules de café. J’entends couler le Tibre et l’Arno devant les rayons colorés, rêve à Roma, Volluto, Ristretto et Arpeggio, Capriccio et Livanto, Cosi. La caissière a pourtant tôt fait de refroidir mes ardeurs, elle a l’humeur noire lorsqu’elle présente chacune des vingt boîtes de dix doses au lecteur qui saisit les informations du code-barres. Pas drôle son job ! J’imagine alors d’autres détresses à l’autre bout du monde, l’exploitation forcenée d’un paysan indien, colombien ou brésilien, assoupi un instant sous le cagnard, qui reçoit à l’instant le signal de débit envoyé par ma caissière et qui se met sur le champ au travail, flux tendus obligent.
Les gens attendent, à moi maintenant de me relier au terminal de paiement électronique, et par lui à ma banque pour transférer de mon compte au compte commerçant la somme qui s’affiche. Le dispositif ne précise pas comment introduire ma carte, aucun schéma, débrouillez-vous. J’essaie à tout hasard de la glisser comme elle vient, sans me poser de question. Le lecteur la refuse. La caissière me regarde alors d’un oeil noir, intenso, et aboie : Dans l’autre sens ! Je la retire donc et mime du poignet les deux possibilités qui se présentent à mon esprit, avec le sourire. Mais je ne parviens pas à amuser la donzelle qui répète sans bienveillance ce qu’elle a déjà dit : Dans l’autre sens !
Malheureusement la manœuvre précédente m’a fait oublier le sens dans lequel je l’avais introduite en premier lieu si bien que je me retrouve avec quatre possibilités. Me sens aussi creux qu’une coque vide, souhaite vraiment que la caissière cesse de me regarder comme un repris de justice, me réconforte et me donne enfin un coup de main. Rien, je l’exaspère. J’ai beau lui confier silencieusement mon désarroi, elle ne bronche pas, me voici un moins que rien.
Elle m’arrache soudain la carte que je tenais au bout des doigts et l’introduit dans le lecteur. Je rêve qu’elle se trompe elle aussi, qu’elle se ridiculise. Mais non ! me voilà défait, la journée qui s’était bien déroulée jusque-là branle sur ses fondations et je bascule de l’autre côté de l’humiliation. Je suis prêt à l’injurier, je bous, la colère monte, hésite à lui envoyer ces foutues capsules de café à la figure, les lui faire avaler, elle étoufferait, je serais emprisonné puis jugé. Je profiterais de la tribune qui me serait ainsi offerte pour dénoncer l’entente illicite des vendeurs de terminaux de paiement électronique, je mettrais en évidence les effets paralysants de la gestion des marchandises en flux tendus, je scierais les barreaux des codes-barre, clouerais au pilori la pratique mortifère de l’usure, les banques, le petit crédit, l’avidité crasse des multinationales et l’hypocrisie du grand capital.
Les cris des enfants dans le jardin de la garderie, les iris qui baignent leurs pieds dans l’étang, les deux bergeronnettes qui trempent les leurs dans une flaque ne parviennent pas à dissiper ma colère. Il me faut réorienter mon héroïsme, songer à un autre coup, à ma mesure, diminuer ma consommation de cafés, remonter la cafetière italienne qui traîne à la cave et acheter en d’autres lieux ce cadeau des dieux.

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Jean Prod’hom

Il pleut des cordes à la radio

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Il pleut des cordes à la radio, bouchon sur l’A1 et personnel en surnombre, les eaux montent dans la vallée. Les journalistes en sourient et pépient, coups de coude, coups de gueule et comédie, à l’abri, à la cafète comme au théâtre, avec un thé et des petits fours. C’est là qu’ils conçoivent en secret l’objet de nos indignations et la destination de la prochaine croisade. Ici on remue le thé avec le petit doigt et on rabote ses arguments avec des poncifs. On tire des plans gros-grains sur la comète, on improvise des catastrophes, détermine par triangulations ce qui doit être et ce qui aurait pu être, c’est la guerre culturelle. Rires de crécelles et tessons de bouteilles entre les dents, rouge sur les lèvres mais choix du dentifrice, c’est fun, les reporters de salon se gargarisent et rient. Oh ! la vilaine énergie, l’humeur bon enfant, insistante jusqu'à la nausée, sotte, intenable de pied en cap : les plaintes de circonstance et les regrets télécommandés s’attaquent aujourd’hui aux nuages.
On a beau tendre l'oreille, rien, pas même le bruit de la course du meurtrier, pas le moindre carré de colza, le bruit de l'avoine dans la bouche de l’âne ou le dégoût d'en être arrivé là. Silence. Poussière empoisonnée éteignez-moi ce poste à galène, la bonne humeur est effrayante. Restez avec moi petite ondée !

Jean Prod’hom