févr. 2010

Vent debout



J'ai fait ce soir la connaissance d'un poisson aux écailles bleues et aux reflets d'argent, arc-bouté dans un aquarium domestique, debout contre le courant engendré par un moteur à quatre-sous. Sa nageoire caudale, soyeuse, qui allait et venait sans discontinuer, le maintenait immobile au milieu de l’aquarium, il ne ménageait pas ses efforts pour demeurer dans cet équilibre précaire. Sans relâche. Mais qui donc a osé mettre en scène cet édifiant spectacle?
Courageux, je songe un bref instant à vider l'aquarium pour abréger une vie qui n'en a que le nom. Mais que dirait le propriétaire? Je m'approche alors de l'animal, me penche et, à voix basse, le supplie de bien vouloir fermer les yeux sur ce que je ne suis plus en mesure de supporter : sans succès!
Je quitte l'insensé, défait, remonte la Rue de la Farce jusque chez moi, sous la pluie et contre le vent, les yeux rivés aux pavés qui brillent comme des miroirs. J’entends devant la boulangerie le bruit d’un moteur, c’est celui d’un pétrin.

Jean Prod’hom

LX



La planète s'est réchauffée encore un peu pendant la nuit, les entreprises sont sous perfusion, les bourses prennent l'eau et une borne Airport a été installée au café. Les mauvaises nouvelles de ce matin ne m'empêchent pas d’en boire un à la table ronde, il est 9 heures. Un commercial qui a une chambre à l'auberge descend prendre son petit déjeuner. Il ne connaît visiblement pas les habitudes du lieu et s'assied à ma table, rapproche le cendrier et allume une cigarette. Rien, pas un mot, je doute subitement de mon existence. M'a-t-il vu?
Il sort son ordinateur, renifle deux ou trois fois, rit grassement à la lecture de ses messages, bâille, rit, rerit, renifle et rebâille, la table tremble, il frappe sur son clavier comme un sauvage, envoie des ronds de fumée! Je m'inquiète sérieusement. Quand va-t-il pisser au pied de ma chaise?

Jean Prod’hom

L’un dans l’autre



On dit du hasard qu’il est la rencontre de deux chaînes causales. Voici donc le hasard auquel nous sommes tous assujettis, voici le maillon à double appartenance, à double valeur, le chiffre, le nombre : 807. Vicaire il est d’ici et de là-bas : là-bas le huit cent septième brelan d’as du maître, ici ce même brelan rapporté, premier des trois brins d’une poignée qui tient à peine dans le creux d’une main pleine.


« Et quoique l'eau interceptée entre les poissons de l'étang ne soit point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore. » Cette proposition de la Monadologie placée en tête d’une invitation de la Société de philosophie a mis en colère les membres de l’Association romande des pêcheurs professionnels. Décidément de qui se moque-t-on ?


Lili trouve que c’est vraiment une grande chance qu’elle soit née le jour de son anniversaire.

Jean Prod’hom
11 février 2010

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?



On rêva enfin
d'un monde où
il n'y eût rien à ajouter
ni avant ni après

dès l’aube
on se penchait
sur les termitières
avec les yeux fixes
des rois et des reines
on cueillait
dans le ciel
les signes des hirondelles
et les bois sur la grève
on envoyait des colonnes
pour explorer
la mémoire de l'océan
on descendit
au fond des puits
là où sommeillent
le souvenir des armes
l'or et les légendes
dont on tira une pile
de fragments couleur d’os
ligaturés par le silence

valeureuse têtes
jamais revues

je l'ai dit

il eût mieux valu
rester dans le rang
ne rien écrire
ne rien chercher
ne rien comprendre
laisser ce ramassis
de mots rances
croupir dans une langue estropiée

nous livrer
sans délai
à l'inestimable
au mot rivage
au mot galet
à la miraculeuse aurore

Jean Prod’hom

Dimanche 21 février 2010




Bernard et ses trois frères sont debout depuis plusieurs heures, une canne à pêche sur l’épaule et un casse-croûte dans la musette. Ils ont marché depuis le haut du Valentin, emprunté l’escalier en colimaçons jusqu’au Tunnel avant de monter dans le tram. Une petite heure a suffi pour les conduire jusqu’à Bressonnaz.
C’était aux alentours du café de la Gare qu’à la belle saison, Bernard et ses trois frères passaient le dimanche avec leur père, sur les rives de la Corcelette, de la Carouge ou de la Broye, à taquiner la truite. Mais tout cela je l’ai su beaucoup plus tard, parce que chez nous, la pêche, le casse-croûte, la Broye, on n’en parlait pas le dimanche.

Le dimanche, on se préparait dès le réveil et en silence, on se préparait chacun de son côté, quelle que soit la saison. Mais si l’un d’entre nous le demandait on se donnait un coup de main, on se parlait vraiment gentiment le dimanche matin. C’est que tout à l’heure hé! hé! il y avait le culte. C’est à cause de lui qu’on allait, qu’on venait, des chambres à la salle de bains, de la salle de bains aux chambres, en pantoufles, inspirés, sans précipitation, par le long couloir sombre et étroit de l’appartement.
Il était huit heures et demie lorsqu’on se retrouvait tous les cinq autour de la table de la cuisine, recouverte d’un inusable formica bleu piqué de petites taches blanches, trop nombreuses pour que l’un d’entre nous ait entrepris un jour de les compter. Et on déjeunait ainsi tous ensemble, dans le grand ciel bleu, baignés dans le sacré, sans que personne ne le sache ni même ne le soupçonne. Mon père rasé de près sentait bon l’eau de Cologne. Non! C’était plutôt le monde entier qui sentait l’eau de Cologne, le monde entier qui était un dimanche, un beau dimanche avec au milieu une famille qui se réveillait unie dans le silence, la retenue, la bienveillance, la gentillesse. C’était rare qu’on mange tous ensemble le matin, même si dans nos esprits c’était tous les jours qu’on mangeait ensemble. Ça on nous l’avait transmis pendant la nuit et par la force des sentiments, c’était nos parents qui avaient placé cette idée sous nos oreillers, une idée qui venait du bout de leur lignée.
J’étais assis sur le banc, un banc qu’on avait trouvé sur un quai de gare désaffectée et qu’on avait repeint blanc crème un samedi matin. Mes deux soeurs portaient une jolie robe à carreaux, mon père une belle chemise blanche, une cravate rouge profond, avec un noeud qui dansait. Ceux qui le voyaient à l’usine pendant la semaine ne l’auraient pas reconnu, il semblait appartenir à un monde céleste. Et tandis que ma mère, en robe de chambre, debout bien avant nous s’affairait devant la cuisinière, mon père volait un petit moment au silence pour prier : Notre Dieu notre Père nous te bénissons pour cette nourriture que tu places devant nous. Donne-nous des coeurs reconnaissants. Amen.
Ce jour-là ni mon père ni ma mère n’avaient besoin de nous demander d’être sages, car on était sages, c’est sûr. On mangeait nos tartines avec la même conviction que nos amis catholiques d’Ancône qui suçotaient l’ostie. C’était ainsi, c’était beau, aucun grincement de dents. Mes soeurs et moi on savait tout ça bien avant notre venue au monde, c’était facile puisque nos parents l’avaient eux aussi appris bien avant la leur, personne s’était donné le mot, c’est dire qu’on était bien unis.
Le dimanche ça servait d’abord à ça, à être sage. Et quand il y avait une petite bagarre, parce que ça arrivait quand même une petite bagarre, on disait pouce, et ça comptait pour beurre. Mais attention on ne le disait pas, ça aurait tout faussé, le dimanche les faux pas ça n’existait pas, on ne devait même pas y penser, c’est pas qu’on croyait en quoi que ce soit, mais le dimanche quelque chose nous enveloppait et nous dépassait tous, une chose hors de laquelle il n’y avait rien.

Jean Prod’hom

Pour demeurer enfin quelque part


Pourquoi nous en aller alors que les nécessités qui talonnent ceux qui n’ont rien ne nous y obligent pas ?

Lorsqu’il arriva dans les parages de ce qui devait lui apparaître presque aussitôt avec les traits de l’accompli, il se mit à croire. Croire qu’il avait rejoint le pays rêvé dans lequel il allait désormais vivre, un pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages, quelques habitants, guère plus. La modestie des lieux, leur étrangeté convenue, leur retenue aussi, tout concourait à le retenir. C’était un dimanche, l’invitation semblait ferme. Sa décision fut irrévocable. Quand bien même aucune place ne lui était destinée et que personne ne l’attendait, il conçut le projet d’y demeurer, proche des lisières, à l’autre bout des préjugés, sans rien toucher. Il se fit un nid de fortune et vécut là sans que rien ne lui appartienne.

Il voulut maintenir le pays à bonne distance de son coeur pour en disposer toujours. Mais rien n’y fit, ni les égards ni les ruses. Il s’en éloignait à mesure qu’il y demeurait, incapable de résister aux habitudes qui se glissent dans nos vie – alors qu’on s’était promis de tout faire pour leur interdire l’accès. Il avait l’impression de disparaître à l’intérieur de ce qu’il voulait protéger, comme le fer des clôtures que les arbres avalent. Pris au piège au coeur de ce qu’il avait voulu laisser intact, il se mit à rôder pour retrouver plus loin dans les prés, plus profond dans les bois ce qu’il avait laissé filer, il emprunta le chemin des pâtures en grignotant des biscuits de sésame, s’enfonça dans les ronciers, cartographia les bois, épuisa les carrefours, leva des plans. Il s’y employa avec passion mais c’en était trop, il ne put rien contre les attaques de sérieux dont il lui fut de plus en plus difficile de se déprendre.

Le paradis escompté fondait et ce qui l’avait amené à jeter son dévolu sur ce pays le fuyait. Il ne renonça pourtant pas et s’enfonça plus loin encore dans les bois, il allait à petits pas, ne désespérant pas de rencontrer ailleurs ce qui lui avait filé entre les mains près de sa demeure. Mais c’est l’empire du familier qu’il cadastrait par cercles concentriques, il tirait derrière lui des ruines, comme le parachutiste son barda, il s’empâtait et la peau de chagrin qui grandissait sous ses pas allait l’étouffer.

Il faudra un imprévu sec, l'implacable, la maladie d’un enfant et le sentiment d’abandon qui suivit pour endiguer cette crue. Un matin avant l’aube il infléchit le destin en déposant l’inadmissible dans une mandorle, rendant vie à ce qu’il avait voulu taire ou tout au moins tenir en laisse. Ce jour-là il écrivit pour la première fois, des mots qui le font trembler encore aujourd’hui.

Cette mandorle est toujours là, c’est la porte par laquelle chaque jour ouvrable il quitte un bref instant sa demeure pour retrouver cette autre demeure d’où il considère intact ce qui n’a jamais disparu, le pays de la première heure dont on s’éloigne immanquablement lorsqu’on veut vivre – et on le doit – avec les siens. Il s'arrête d’aller, ramasse un tesson, une miette, celle qui est là ou une autre, pour retrouver dans la mesure de ses moyens, de mot en mot et de proche en proche, comme une prière, le lieu d’où il vient et où nous ne serons bientôt plus, improbable mosaïque, petits voyages successifs, collier de babioles.

Dans cette autre demeure – en est-il d’autres ? – , on n’est presque rien, un filet d’eau, une rumeur transparente, à peine une ombre qui passe, assez maigre pour ne plus faire écran à ce qui fait la joie d’être: pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages. Voici la montage de Lure, la Pierreuse, la dent de Brenleire, le ballon de Servance, voici l’Aigoual, le mont Amiata, j’y suis depuis le début, j’y reste jusqu’à la fin, pays non plus rêvé mais pays de la première heure, de nulle part et partout à demeure, j’y suis comme un plus qui ne compte pas. Ici chez vous ou là-bas chez moi, quelques instants de veille sur un monde qui va qui va. Nous sommes des surnuméraires et c’est bien comme ça.



Publié le 5 février 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Brigitte Célerier (Paumée)

Jean Prod’hom

Dimanche 14 février 2010



C'était quelqu'un qui, en fin d’après-midi, tandis que ses camarades pianotaient à l'étouffoir sur les clavecins de la salle d’informatique ou bouclaient leur sac à peines, demeurait assis en arrière du brouhaha, dans une poche de lumière, bien droit face à la table grise. Ce jour-là il ne restait que quelques mots sur le morceau de journal noirci de coups de feutre noir épais, il semblait surpris, inquiet même. Mais il a suffi de lui dire oui, de lui dire un oui qui dit oui, pour qu’il soit réconforté et aille jusqu'au bout de l’entreprise qu’il avait initiée, jusqu'au bout.

C’est la fraîcheur qui parle
d’une même voix
dans le pré
et sur mon visage

Il se faufilait discrètement parmi ses camarades agglutinés devant le bureau pour faire voir un bref instant son travail. Il s'en excusait presque. On n’avait qu'à confirmer la voie qu’il avait prise. Et comme chaque fois lorsqu'on relevait la tête, il avait disparu, craignant de prendre trop de place, de s'incruster. Un seul signe, un pauvre signe semblait le rassurer, il ne s’appesantissait sur rien.
Il imaginait des solutions inventives et élégantes, savait recycler tout ce qui se présente, faisait la preuve quotidienne que la rigueur ne relève pas d’un genre particulier, mais s’applique tout autant à la lecture, à l’écriture, à l’histoire, au calcul. Il démentait le grand partage qui faisait des deux cultures des adversaires irréconciliables. Peut-on accéder à la réalité sans disposer un peu de l’une, un peu de l’autre?
On se réjouissait d’apercevoir les textes au sommet de la pile: toujours la même rigueur, les mêmes exigences, aucun relâchement. Mais si au commencement on plaçait ses textes au sommet de la pile, c'était au-dessous qu'on les glissait à la fin. On les gardait pour le dessert.
Il se demandait parfois ce que les maîtres voulaient de lui. Eux, de leur côté, ils se demandaient ce qui lui manquait. Il n’y a pas de mot pour dire le manque qui nous manque. Cet inconfort faisait avancer le maître et l’élève.
C'était quelqu'un qui était sur le point de découvrir la liberté.

Jean Prod’hom

Abandon



Peut-on sincèrement se réjouir du talent de celui qui est parvenu, sans qu’on le lui demande, à ne pas faire usage de la lettre e dans un récit de près de 300 pages, sans simultanément porter aux nues celui qui réussit à l’instant à ne pas mentionner le nombre 807 dans un exercice qui l’exige ? Je vous le demande, sincèrement ?


Il est cruel de songer qu’à l’instant de notre naissance il n’y avait aucune place de prévue pour nous sur terre, qu’il a fallu nous battre pour obtenir ce qui en tient lieu, et de nous entendre dire avant que nous disparaissions à tout jamais qu’on laissera une place vide dans le cœur de ceux qui nous survivent, une place que rien ne saurait combler. À quoi donc bon dieu aura-t-on servi ?


Lili joue jusqu’à la nuit à cache-cache avec son ombre. Je l’entends pleurer au fond du jardin.
– Mais la partie est finie, reviens, reviens.

Jean Prod’hom
3 février 2010

L’invention de l’histoire



Il fallut inventer les lointains
laissés en arrière avant d’embarquer
– on ne s’en souvenait déjà plus qu'à peine –
les plonger nus dans les jungles épaisses

on architectura des temples
qu’on livra aux assauts des plantes
on façonna quelques paradoxes
pour retrousser le temps
et remonter haut le passé
lui offrir une digue
bientôt une pente

la construction de la retenue dura
aussi longtemps
que les temples n’eurent pas disparu
dans les ronciers
on patienta tant bien que mal
à l’abri des intempéries
on planta des porte-greffe
conçut des baumes
cadastra l’utile et l’inutile
neutralisa quelques aventuriers

on appela ce sursis
le temps du milieu
ou le temps des procédures

les prêtres se royaumaient
d’infatigables discoureurs
des amateurs de poésies
épaulaient leur désoeuvrement
les papiers et les paperasses
jamais très loin
voyez le descriptif des rituels
pris dans les mailles
de figurations inédites

pas de plan des lignées
pas de cartes des litiges
rien qui n’offrit appui au doute
on n’a jamais écrit l’objet
des contestations de cette époque
il y en eut pourtant
sauvages dedans
hésitantes dehors

à la fin de cette période intermédiaire
quand le barrage fut achevé
ceux de l’avant-garde
annoncèrent la nouvelle ère
ils tranchèrent le noeud de retenue
et par le pertuis
le temps se mit à couler
jusqu’à la niche des prêtres
attentifs désormais aux présages
jetant loin devant
les sorts
entourant de lianes
la jungle des contes
séparant les récits profanes des récit malheureux

on brûla les derniers doutes
on brûla ceux qui résistaient
ceux qui grimaçaient
ceux qui se disputaient les terres
on mêla si bien l’obscurité pleine
conservée dans les angles morts
au vide du dépit promis
que l’avenir qu’ils inventèrent
ce fut leur passé

t’en souviens-tu

on croyait en avoir fini
et tout recommençait
on croyait pouvoir enfin commencer
et on n'en avait fini avec rien

Jean Prod’hom

Nuit à Bray



L’aiguille des petites vanitées rejoint celle des heures, leurs pointes lancéolées indexent le ciel et lancent douze coups qui tétanisent les contreforts de l’église, derrière son chevet une ombre famélique se hâte. Mais le pathétique n’émeut pas la nuit qui attend son tour. Quelques cris mêlés au vin âcre montent des souterrains du fond de l’impasse et sonnent le glas des dernières espérances : blasphèmes de comptoir, silhouettes brisées, ivresse, échos trébuchants, malheureuses certitudes. Les feuilles mortes ont cessé de danser au pied du réverbère et le clown immobile derrière la devanture du joaillier sourit. C’est le moment que la nuit choisit pour se déplier, et ses plis libèrent une étrange odeur qui rappelle celle du fer et de l’eau, et avec le fer et l’eau les longs soupirs argentés des cathédrales en ruine. Et le fer et l’eau, et les soupirs poussent, poussent, montent de dessous le bitume, serpentent le long des caniveaux, chassent les brumes, balaient les repentirs, font saillir les seuils. Et la nuit confond le paysage en lui reprenant les choses confisquées, un instant seulement, le temps de les disjoindre, de les redresser une à une et de les remettre à leur place, à bonne distance les unes des autres. Plus rien désormais ne demeure en tiers, chaque chose retrouve les coudées franches et les bords que le jour leur avait dérobés, elles retournent à l’insubordonné, buissonnières et mortelles. Tout avance de concert, ensemble et séparément, les aiguilles de l’horloge ont desserré leur étreinte, les cloches leur décompte, chaque chose s’avance nue tête et sans défense. Et la rue bouclée autrefois par le jeu des dépendances s’entrouvre, les panneaux indicateurs qui commandaient le sérieux de nos heures deviennent les majordomes austères d’un songe aux perspectives infinies, les trains ne circulent plus, on marche dans le vif du sujet, dans l’étendue retrouvée.

Convenait-il de construire si haut lorsqu’on veut simplement aller au bout, voir de nos yeux l’effacement des ombres, vivre buissonniers et mortels ?



Publié le 1 janvier 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Pierre Ménard (Liminaire)

Jean Prod’hom

Pierre Ménard

Le bloc-note poétique



Une image, quelque chose comme lorsqu’on va d’un pas ferme, la tête haute, et qu’on se maintient un bref instant au sommet, en équilibre, avant de s’incliner et de basculer dans le vide sans y être prêt. Par bonheur on se rétablit en trouvant ce presque rien qui survient à chaque coup, qu’il suffit d’accueillir mais sur lequel on ne saurait s’appuyer. On passe là où n’existait aucun passage. Il ne sert à rien pourtant de se retourner, les traces sont effacées. Le monde se remet d’aplomb un court instant, on se redresse et on va de l’avant, marche précaire de celui qui ne revient pas sur ses pas, qui ne craint ni les nuages ni l’acier, qui avance libre et liquide comme une imprévisible méduse.

Jean Prod’hom
20 septembre 2009

LIX



Le jeune pasteur qui officie dans notre paroisse fait régulièrement une halte au café pour s'aviser de l'état des moeurs de ses paroissiens, il regrette que le vin y coule à flot. La situation n'a guère changé, il a du pain sur la planche.
Il croit en outre dur comme fer – et j'en souris moins – que les réformateurs de la première heure étaient des hommes purs et durs, les égaux au moins des saints dont ils avaient voulu abolir le culte. Je le taquine et, pour la paix des ménages de notre commune qui abrite aujourd'hui autant de catholiques que de protestants, je tente à chaque occasion de réhabiliter les papistes pour lesquels j'ai au fond une tendre admiration, notamment ceux de l'époque de Matthieu Schinner qui n'étaient pas que d'invétérés fêtard et qui avaient surtout de solides raisons d'en vouloir aux Luthériens et aux Zwingliens qui furent plus d'une fois les rois des coups fourrés.
Relisant la vie de Thomas Platter, je tombe sur un passage qui devrait sonner le glas de son révisionnisme, je le lui remets ce matin.

Un matin que Zwingli devait prêcher avant l'aube dans l'église de Fraumünster, je me trouvai sans bois; les cloches commencèrent à sonner. Tu n'as pas de bois, pensai-je, mais il y a tant d'idoles dans l'église!" Celle-ci était encore déserte; je courus à l'autel le plus proche, empoignai un Saint-Jean et le fourrai dans le poêle: "Allons, dis-je, tout Saint-Jean que tu es, il te faut entrer là-dedans!" La statue commença à brûler avec de grands pétillements. à cause des couleurs à l'huile dont elle était enduite. "Doucement, doucement murmurai-je, si tu bouges (ce dont tu te garderas bien) je fermerai le poêle et tu n'en sortiras pas, à moins que le diable ne t'emporte. A ce moment, la femme de Myconius passa devant la salle, se rendant à l'église, et me dit: "Dieu te donne une bonne journée, mon enfant! As-tu chauffé?" Je fermai la porte du poêle et répondis: " Oui mère, tout est en ordre." Je me serais bien gardé de faire la moindre confidence, car elle aurait peut-être jasé et l'aventure, une fois connue, pouvait me coûter la vie. Au milieu de la leçon le professeur me dit: "Custos, il paraît que le bois ne te manquait pas aujourd'hui?" Et je me dis: "Saint-Jean a fait de son mieux." Comme nous allions chanter la messe, deux prêtres se prirent de querelle; celui qui avait trouvé son autel dépouillé de la statue criait à son collègue: "Chien de Luthérien, tu m'as volé mon Saint-Jean!" La dispute dura un bon moment, Myconius n'y comprit rien et le Saint-Jean ne fut jamais retrouvé.

Le guide spirituel de notre village lève la tête et me regarde effrayé. Se fera-t-il catholique? Va-t-il entrer dans les ordres? Il commande finalement une bière et un sandwiche pour lui tout seul. Maigre consolation qui pourrait raviver les guerres de religion.

Jean Prod’hom

Rapport aux bêtes



Les archives en témoignent : le taupier de Pra Massin a pris 807 taupes au mois de mai 1919. Vendues deux sous, elles étaient destinées à habiller les dames de la ville qui manquaient de tout. On a fêté le taupier. Soit. Mais n’est-il pas excessif qu’on m’envoie aujourd’hui devant le juge pour avoir piégé la taupe qui a retourné ma pelouse l’été dernier, et avec la peau de laquelle j’ai confectionné un joli porte-monnaie pour Lili ?

C’est par respect des bêtes que Jean-Rémy se sent obligé de parler à ses deux chiens comme s’ils étaient la chair de sa chair. Et c’est, je crois, pour obéir au principe de réciprocité qu’il aboie contre mes enfants chaque fois qu’il les voit.

La femme du médecin regrettait parfois de ne pas avoir épousé un vétérinaire.

Jean Prod’hom
28 janvier 2010

Quartiers de l’île



On n'aurait pas pu atteindre
le bout de l’île
sans sauf-conduit
le noyau dur des occupants
s’y était établi dos aux marais
ils avaient foi en leur domination
buvaient au fond du jardin
des alcools forts
et crachaient un épais venin

aux confins
de l’autre côté
du côté du jour
ceux dont on avait fait couler le sang
et qu’on avait laissés sans sépulture
gisaient anémiques dans la boue

quant aux nouveaux arrivants
oubliés
démunis
qui avaient porté haut le noyau dur
ils manquaient de la promesse d’un lieu
pour y arrimer leurs rêves
et y planter leurs fragiles raisons

le nombre des cadavres
vint à s'accroître
si bien que les laissés pour compte
les entassèrent au pied du col
qui entaillait les montagnes
du centre de l’île
ils se rendirent alors
en direction de l’autre mer
sur les rives de laquelle
ils se prirent à rêver de saisons

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

Dimanche 7 février 2010



La porte s’ouvrait et se refermait sur des corps trapus qui vivaient depuis toujours à contre-jour, tous à la même enseigne au bout du monde, des corps de pierre qui répondaient au nom de Marc, Luc ou Jean. L’air froid et les soupirs avaient investi les lieux si bien que l’après-midi n’allait certainement pas se prolonger, le patron ramassait la vaisselle qui traînait, les clients qui avaient réservé la table près de la fenêtre n’étaient pas arrivés. Quelques anciens meuglaient par atavisme des formules de politesse avant de s’éclipser sur la pointe des pieds, d’autres riaient gras, un bref instant avant que le silence ne se mêle à l’air sec, aucune femme, tout était en morceaux.
Il fallut que je souffle sur les braises pour qu’on se souvienne comment tout cela s’était terminé il y a une quinzaine d’années à la lisière du bois, une ferme isolée à laquelle on pouvait discrètement accéder par derrière, en haut de la pente qui descendait jusqu’au moulin. le feu, les flammes hautes qui avaient rongé la charpente et qui s’étaient élancées glorieuses dans le ciel, jetant haut la cause morte que les adeptes de l’ordre défendaient, innocents et crédules, nous n’en étions pas. Et quelques heures plus tard, avec le cri des sirènes qui s’éloignaient en toile de fond et le rouge panique des causes sottes, plus rien. Aujourd’hui le café désert, les bois noirs avec l’empreinte effacée de la déraison, derrière le foyard couleur de rouille, là-haut, plus haut, le regard perdu des villageois qui ne se souviennent de rien. Mais de quoi? Il y a parfois des événements qui n’en finissent pas et qu’on emmène avec soi jusqu’à la fin, sans qu’on n’en sache rien, ici et ailleurs, partout. Et ça reste comme la peur, comme le lit de la Lembe qui coulait déjà cet automne-là.

Jean Prod’hom

Découverte | Brigitte Célerier




Trifouiller la serrure. La vaincre, et entrer. Poser dans un coin sa valise. Aller, d'un pas qui se veut ferme, ouvrir les volets, et puis toutes les portes. Chercher où poser son sac et son mobile, pour l'appel des déménageurs. Et puis regarder.
Avec un peu de timidité, une prière, sans vouloir, encore, chercher les défauts éventuels – avec interrogation, une supplique, sans servilité, pour être acceptée.
Chercher à sentir l'espace, l'étendue d'air autour du point où on se tient, et sa qualité. Dire un ou deux mots. Ecouter le son que l'on a, là. Se faire nez, délicatement, pour sentir les odeurs endormies, les promesses.
Aller s'appuyer au mur, à côté d'une fenêtre et face à la porte. Tâter la peau du mur. Le caresser de la main, et lui donner une petite claque. Glisser pour s'assoir sur le carrelage. Sourire à la pièce et à l'avenir. Attendre.
Attendre.
Allonger les jambes. Fermer les yeux. Poser les mains à plat sur les tomettes. Se sentir là, dans cette pièce. Aimer cela.
Attendre - jusqu'à ce que la sonnerie (cette absurde corne de brume que vous avez choisie) vous jette debout, vers la porte et dans l'effroi des murs de cartons qui vont investir l'espace, entre les meubles que les voix grommelantes dans l'escalier annoncent.

Brigitte Célerier




écrit par Brigitte Célerier qui m’accueille chez elle dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Aedificavit et Tentatives
Futiles et graves et Juliette Mezenc
à chat perché et Hervé Jeanney
Lieux et Arnaud Maïsetti
L’employée aux écritures et Hublots
Le blog à Luc et Enfantissages
Koukistories et Biffures chroniques
Soubresauts et Kafka transports
Pendant le week-end et Kill that marquise
Le Tiers livre et Fragments, chutes et conséquences
Scriptopolis et CultEnews
Liminaire et Litote en tête
Les lignes du monde et Abadôn
Pantareï et Éric Dubois
Lignes de vie et Epamin'
Les marges et Paumée

Jean Prod’hom

LVIII



Michel et Marjolaine reviennent de Toscane. Comme à leur habitude ils racontent aux habitués du café leur périple et montrent quelques photos. Leurs désaccords continuels nous font sourire, mais depuis le temps personne ne se formalise plus. Ça ne manque pas aujourd'hui encore.
– C'est dans la cathédrale de Pistoia et c'est la chaire de Giovanni Pisano, magnifique réalisation de la première Renaissance.
– Non chérie, c'est dans le baptistère de Pise, et il s'agit d'une réalisation de son père Nicola.
On se regarde, on sourit, eux aussi. Et Michel continue.
– Une belle soirée à Florence, sur une terrasse au bord de l'Arno.
– Mais Georges, tu te trompes, c'est à Arezzo.
– Lise, je t'en prie.
On ne se regarde plus, on ne sourit plus, c'en est trop, je me lève et m'éclipse.

Jean Prod’hom

Dimanche 31 janvier 2010



Encalminé d’avoir trop poussé la machine, il se retrouve les yeux grand ouverts, assis devant ce qui reste à faire, le corps dans un corset, las, des morceaux de paille au fond des yeux, du verre dans la bouche, avec pour seuls compagnons des machines domestiques qui ronronnent : le chat s’est tiré. Dehors le silence est cadenassé, des réverbères au milieu. Le jeune poète s’agite comme une poule dont la tête est au pied du billot, incapable de tirer le moindre plan, même foireux, il va et vient dans le lourd, il bégaie en espérant qu’un joli air viendra, que ses pieds battront le rappel. Rien, pas même la force de prier, aucun endroit dans la pièce pour cela. Rien n’y fait, pas le moindre vent pour le sortir de là, et le vent on le comprend – pourquoi viendrait-il jusque-là ?
Soudain ça remue, car la vie traînait par en-dessous, comme une maladie en rémission qui se réveillerait, comme une bousculade dans du solide, deux mots pendus sont tombés, tenus en réserve, usés, roulés, que le jeune homme ramasse. Deux mots qui brûlent, il les lâche, ils font un pas de deux, s’inclinent et versent dans la paralysie ce dont ils sont gros, tout remue; et la machine qu’il croyait morte l’emmène plus loin, l’oriente pour rejoindre par l’un des innombrables biais ce qui s’était refermé de l’intérieur, le vent l’a réveillé, il titube, un mot dans chaque main qu’il se passe comme au jeu du furet. Aveuglé par la lumière des réverbères, le jeune poète ferme les yeux, rameute toute la langue qui roule. Il y a tant à faire, elle lui brûle les doigts. Il aura suffi de jeter bien loin le couvercle qui lui avait permis de faire le décompte imaginaire de ce qu’il doit, pour courir sur ses pieds ailés. C’est bon comme sur une assiette dans le ciel, il repart pour un tour, il esquive, va allégé sur son erre jusqu’à la nuit.
Et plus tard, quand il dormira profondément, les dieux saleront l’océan et le chat reviendra.

Jean Prod’hom

L’empire céleste



Ils rejoignent
par vagues successives
les terres arables de l’île
assimilent
les curieux vestiges
des peuples sédentaires
leurs dialectes rustiques
les îlots marécageux de la lagune

c’est ainsi qu’ils s’élèvent
ils labourent
nourrissent les chats errants
et se lancent des oeillades
acceptent pour survivre l’incertain
le rien ils le partagent

plus tard la liberté
les idées fertiles
le récit de leur fondation
les lois de l’hospitalité
et celles du sol
plus tard la jalousie
plus tard
plus tard

Jean Prod’hom

Effet de serre



Ce que je ramène de ma résidence 2009 à Copenhague ? Un long poème de 807 vers, isolés par un vide sanitaire qui tiendra éternellement leur cœur au chaud.

C’est un homme engagé, et pour diminuer de moitié ses rejets de CO2 pendant la journée, Jean-Rémy respire une fois sur deux. En contrepartie il s’hyperventile tout au long de la nuit pour nourrir ses cactus et son gommier.

Surpris par la fonte des neiges le ruisseau coule la tête hors de l’eau.

Jean Prod’hom
23 janvier 2010