juil. 2010

Les chemins de la connaissance



La fenêtre était ouverte et on entendait le froissement des feuilles des hauts arbres du fond du jardin battus par le vent. Nous étions ma soeur et moi agenouillés sur le double lit matrimonial et notre décision était prise, rien ne nous arrêterait, nous voulions en avoir le coeur net. Le soleil était de la partie, c’était je crois le printemps. Elle tenait le bébé des deux mains, elle le secoua une dernière fois pour s’assurer qu’il y avait bien quelque chose à l’intérieur, il fit le cliquetis habituel. Je me saisis alors de la paire de ciseaux que l’on avait discrètement prise dans le tiroir de la table de la cuisine. Nous devions avoir 5 ou 6 ans. J’ai enfoncé ses pointes dans le bas ventre de l’enfant qui ne bougeait pas. J’ai sectionné non sans peine sa poitrine de bas en haut, jusqu’à son menton, je dus m’y reprendre à plusieurs fois, on se taisait. Nous avons plongé alors chacun notre tour la main dans son ventre, une seule fois aurait suffi. J’ai essayé pourtant de le retrousser, comme un gant, Elisabeth aussi. Il fallait bel et bien s’y faire, il n’y avait rien à l’intérieur.
On a jeté le bébé mouilleur dans la poubelle de la cuisine, caché sous des restes de nourriture et des pots de youghourts vides avant de s’enfuir au fond du jardin. C’en était fait de nos naïvetés, il nous faudrait user d’autres armes pour savoir la vérité. Quant à nos recherches elles prirent des directions différentes.

Jean Prod’hom

21 (c)



L’emprise des lieux qu’on aime sur les choses qui les entourent est telle qu’elle les empêche de fuir.

Jean Prod’hom

LXXI



Ils se font face mais un abîme sépare l’homme qui hurle et la femme qui n’entend pas. Alors ils se tournent le dos, et chacun voit distinctement à l’horizon la distance qui les sépare et l’interminable voyage qu’ils devront entreprendre pour se parler peut-être à nouveau.

Jean Prod’hom

Fin des travaux



On réalisa par la suite
quelques aménagements
des pierres
amenées à l’aide de cordes
reliées par un trait au ciel

des escaliers
descendant d’une plate forme
mais n’y montant pas

le dessin sur le sable
d’un carnage
quatre corps
deux héros soumis
qui se dressent
deux enfant révoltés
qui s’effondrent

on adossa la chronologie
aux nuages
qu’on relia au sommet du toit

on fixa sur l’horizon
quelques amers
des bateaux en feu
des flammes et des souvenirs

plus haut
on peignit en bleu
le vol des hirondelles

Jean Prod’hom

Dimanche 25 juillet 2010



Les cloches entendues ce matin des quatre coins du Jorat, lointaines, ont creusé des poches dans lesquelles la campagne s’est glissée pour prolonger un bref instant ses rêves.

Les gitans lèvent le camp à Mauvernay, à la queue leu leu, lunettes de soleil sur le nez. Quelques femmes rameutent à l’arrière leur progéniture, cris colorés des enfants qui jouent dans le pré, ils ne veulent pas décamper.

Les grands sont partis, Arthur pour Gryon et Louise pour Orges. Pourtant dans la maison retentissent encore leurs cris, ils rient des jeux naïfs de Lili avec la voisine. Et puis je les vois dans le compartiment du train avec des inconnus qui sourient. Cette histoire est à eux, et les mots adressés derrière la vitre à ces nouveaux amis avant le départ du train les projettent dans l’avenir et laissent derrière eux un silence qui fait de nous de nouveaux orphelins.

Plutôt à la traîne qu’à l’avant-garde. Pas de raison de me plaindre.

Jean Prod’hom

Comme un vieux tricot



Aller, chercher, observer, s’obstiner, parier, défendre, penser, séduire, provoquer, évaluer, foncer, raisonner, comparer, ruser, s’égarer, revenir enfin et, le moment venu, rapatrier sa vie. Car tout peut encore arriver ou se prolonger, mais combien de temps ? Il convient d’écrire alors ce qu’on comprend de travers et qui dépasse nos facultés, pour lire enfin autre chose que ce que nous voulons entendre, cette chose sur laquelle chacun est invité à se pencher un jour d’une manière ou d’une autre : ce qui aurait pu être mais qui n’est pas, mais l’écrire d’une traite et sans regret, parce c’est ainsi qu’on s’approche au plus près de ce qui se trouve à notre portée : ce qui aurait pu être.

Jean Prod’hom

Les hommes et les dieux



Les aspirations des hommes
sont au diapason de celles des dieux


les dignitaires confièrent à des logiciens le soin
de déduire de ce principe l’ensemble des théorèmes
d'en calculer la puissance
d'en forclore les contradictions
d’en garantir la complétude

on confia à un groupe d'aventuriers
la tâche d’inventorier les aspirations des dieux
et d’habiles architectes conçurent le dispositif
qui devait permettre l’accès au ciel

malgré les tribulations des maîtres d’oeuvre
les travaux furent poursuivis
on y associa les populations voisines
plus ou moins volontairement
elles amenèrent les matériaux
se chargèrent du transport de la chaux
de la taille des pierres
on prit des sanctions contre les récalcitrants

on avait le sentiment que c'était la même chose
mais on espérait pourtant qu'il allait en être autrement
cette fois
on a beau dire mais les saisons reviennent

c'est ainsi que s'élevèrent trois rampes d'escaliers tressées
pierres de granite aux joints de sable mélangé à de la chaux
ces trois rampes devaient compter chacune un total de 269 marches
égal au nombre de jours de paix de l'année
moins les 9 jours maudits du bout de l'an
c'est-à-dire qu'ensemble la triple rampe avait 807 marches

l'oeuvre fut inaugurée au printemps de la troisième année
dura un printemps avant de s'effondrer

elle dure pourtant encore dans l'esprit des rêveurs
ils montent la nuit sur la plate-forme
d'où ils planifient la construction
d'une nouvelle triple rampe
qui devrait les conduire un jour
dans les étages intermédiaires du ciel
on peut se demander si tout cela a un sens

mais le peuple est fier et craint par-dessus tout le principe du déclin

Jean Prod’hom

20



Tout autour des peines et des plaintes. Alors la vieille s'éloigne pour écouter celles du vent. Elle se souvient du corps de la baleine et du ventre des cathédrales. Faudra-t-il renoncer aux successions pour entendre enfin quelque chose aux choses ? être ailleurs, résolument ailleurs, ou l'avoir été?

Jean Prod’hom

Sans famille



Sous ta douceur couve une rage mise en veille. Et ce qui t'a été dérobé, ceux à qui on t'a arraché, ce dont il a fallu te détacher laisse un manque que tu ne combleras pas. Et pour peu qu'aucun tiers n'ait pris soin de ménager à ton intention un lieu pour calibrer ce manque – urne, tombeau ou mémoire –, tu ne t'y feras pas. Et tu seras de partout et de nulle part, ange et démon.
Il n'y a pas de place pour toi, pas de place pour moi, il n'y a jamais eu de place pour personne, sinon dans les terrains vagues de ta mémoire d'orphelin et dans le récit incomplet des successions auquel je suis enchaîné. A toi les oasis, l'étendue de la paix, la rage sans fond. A moi la descente des rivières, l'île mystérieuse, les obligations de la liberté.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 juillet 2010



Martin, frappé par la lèpre dans les dernières années du septième siècle, ne put continuer à exercer son ministère d'évêque à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Il décida donc de se retirer à la campagne, chez un ami, dans une ferme foraine de Taulignan, dans un coin de pays qu'on appellera plus tard le quartier de Saint-Martin.
Avant d'entreprendre ce voyage, Martin étudia avec soin les cartes qu'il avait à sa disposition pour couper au plus court. Il prépara son sac : un morceau de pain, quelques habits de rechange et trois fois rien.
Il rejoignit le lendemain par la D 59 puis la D 71 Monségur-sur-Lauzun où il s'arrêta dans une grange pour la nuit. Le lendemain il reprit sa route, la D 71 b jusqu'à Charavan. C'est peu après le bois de chênes verts jouxtant cet ancien domaine qu'il se glissa dans le lit du Lez. Il lui suffit alors de mettre un pied devant l'autre, c'était l'été, les eaux étaient basses. Il laissa à sa droite Colonzelle, à sa gauche Chamaret. Il parvint aux environs du village provençal actuel à l'est de Grignan où il fit étape. La matinée du lendemain lui suffit pour rejoindre au fil du Lez la D 167 qui le conduisit au perron de chez son ami de Taulignan. Il passa des jours heureux, il guérit même de la lèpre mais n'en dit rien. Il préféra vivre là, loin de la surcharge de travail que lui aurait immanquablement amenée les habitants du diocèse de Saint-Paul.
C'est à sa mort seulement qu'on apprit qu'il avait découvert sous des ormeaux une source qui guérissait les maladies de la peau. On l'éleva derechef au rang de saint et on cultiva ses restes qu'on enchâssa dans un reliquaire d'or placé au fond d'une petite chapelle édifiée à côté de la source. On n'hésita pas à organiser des processions en temps de sécheresse ou de canicule. Et le Lez profita des miracles de saint Martin des Ormeaux. On s'y baignait jusqu'à Bollène.
Un temps seulement, car on s'arracha ses reliques qui voyagèrent de Taulignan à La-Roche-Saint-Secret, de La-Roche-Saint-Secret à Valreas. La volonté des habitants de Taulignan de récupérer leur bien amena tant de désordres que les Valréassiens renoncèrent à sortir les reliques de leur saint lors de la procession du 23 juin. En 1504, ils substituèrent au culte de saint Martin celui de saint Jean Baptiste fêté le 24 juin.
On peut voir aujourd'hui les reliques de saint Martin des Ormeaux croupir dans l'obscurité d'une chapelle au sud du chevet de l'église paroissiale de Valreas. Les fonds baptismaux sont secs, l'église aussi. Quant aux eaux du Lez, elles broient du noir chaque jour davantage.

Jean Prod’hom

Colères



Au bar du Casino de Valreas, avant qu'Espagnols et Bataves ne croisent le fer à Johannesburg, j'observe mon voisin, petit homme au visage avenant, adouci par un strabisme rieur, tonsure de modeste. Il semble tout aimer, son hamburger débordant de frites, la bière qui le fait rire, moi à qui il sourit. On parle.
C'est un enfant de la DDASS. Né à Marseille, abandonné par son père et sa mère, il connaîtra plusieurs familles d'accueil. La dernière dont il sera l'hôte reconnaissant, ici dans le Vaucluse, il y a trente ans, au coeur de cette enclave des papes qu'il ne quittera plus. Il fait bon y vivre, heureux de tout, du temps qu'il fait et du temps qu'il fera. L'homme a la quarantaine, il est bon, timide aussi, et poli, il a la beauté de ceux qui se satisfont de l'essentiel, il est l'image de celui qui a réussi sa vie et je me surprends à l'envier.
Il me confie qu'il vient voir le match au café pour ne pas être seul et rencontrer du monde. Bien sûr, la télévisison il en a une chez lui. Non, non il ne manque de rien. Il ajoute pourtant, un instant avant que le match ne commence, qu'il a une petite préférence, il s'en excuse presque, une petite préférence pour les Pays-Bas, il souhaiterait même que ceux-ci remportent la finale, il sourit. C'est la dernière fois que je le verrai sourire.
Derniers préparatifs de l'orphelin, rectification des positions, celle de la bière, celle du hamburger, celle de sa chaise dans l'axe de écran, il réajuste une dernière fois ses lunettes avant le coup d'envoi.
Et puis tout s'enchaîne, il ne faudra que quelques minutes pour que la bête qui sommeille en lui prenne les commandes. Au revoir la douceur, la beauté, la vie réussie. Les Espagnols sont des menteurs, des tricheurs, des vauriens. L'homme crie et se défend. Il faut que les Pays-Bas les écrasent, et ils le feront, je serai ainsi vengé. Une heure et demie ne suffira pas toutefois à exaucer ses voeux
Lorsque les Bataves encaissent le but qui va plonger dans le deuil tout un peuple, d'Eindhoven à Groningue, je le vois trépigner, écumer, vomir l'arbitre, l'équipe d'Espagne et le peuple espagnol dans son ensemble, il cherche désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Il hurle, hors de lui. Et je crains tout autant pour ma vie que pour la sienne. Il cherche l'Espagnol responsable de ce désastre, il me regarde l'oeil assassin. Je me lève et m'enfuis.

Si bien que le lendemain matin, lorsque j'écoute à 7 heures au bar de Grillon un petit homme raconter à deux clients son histoire, je suis averti. De père et de mère inconnus, l'homme est recueilli dans une famille de paysans sur les contreforts de la montagne de Lure. La vie est belle là-haut, un prêtre à qui il lui doit tout l'aide à obtenir son certificat d'études. C'est grâce à lui qu'il pourra faire carrière dans l'armée française, et vivre aujourd'hui retraité et satisfait, apaisé. Un bémol pourtant dans sa vie, sa belle-mère. Elle prétendait qu'il était un vaurien, un bon à rien. Une salope celle-là. C'était une .... Je le considère, stupéfait, je connais la suite.
C'était une Calabraise. Tous les Calabrais sont des vauriens, des menteurs, des tricheurs. La Calabre est un pays qui devrait ne pas exister. Je m'inquiète. Je sais qu'il sait que je l'écoute. Et vous, êtes-vous calabrais? C'est lui ou moi. Prudemment je m'éclipse.

Jean Prod’hom

Allons enfants de la patrie



Ils arrivent de nulle part, des Forts peut-être ou de l'Espace Roumanille. L'Echo du Roc de Pierrelatte vient en tête, suivie des vieux médaillés qu'on a sortis malgré la canicule, j'espère qu'on n'aura pas à le regretter, voûtés, habits du dimanche en berne, bannières d'Arlequin au vent.
Au second rang les notables, de la ville et de la région. Et puis, à mesure qu'on s'éloigne de la grosse caisse qui a pris les devants, les moins notables, les inconnus. Les derniers de classe enfin, mêlés aux moins que rien qui n'ont rien à faire ici, mais qui suivent de près le cortège pour profiter dans un instant du verre offert. Car aujourd'hui on fête la République.
Il doit être un peu plus de 18 heures à Nyons, la piscine est encore bondée et la Place de la République est encore déserte. Deux gerbes de fleurs sont cachées derrière le monument aux morts.
L'harmonie de Pierrelatte cède bientôt la place à un officier de police heureux d'accueillir Monsieur le sénateur, Monsieur le sous-préfet et Monsieur le maire. Et la cérémonie peut commencer.
Monsieur le sous-préfet raconte les premières heures de la République, le peuple courageux, les privilèges abolis, mais personne ne sourit. Monsieur le maire fait ensuite l'inventaire de ses oeuvres. Monsieur le Sénateur, c'est le plus gros, n'a rien à dire. D'ailleurs les deux gerbes de fleurs cachées derrière le monument ne sont pas pour lui. Ce sont les deux autres qui auront l'honneur de les placer au pied d'une République à l'habit kaki, bras nus, qui invite ces messieurs à aller de l'avant. Ils refusent et restent dans le rang où il y a déjà tant à faire pour y demeurer. Le sénateur a bien compris, il attend que ça passe.
Tous au garde à vous, bling bling, c'est le jour de gloire. L'Echo du Roc rameute ses troupes, ceux qui n'ont pas de lunettes à soleil lèvent les yeux au ciel. Le maigre public a redressé la tête, ça se fait. Sauf Lili, assise sur le rebord du trottoir, qui regarde émerveillée le chapeau de la dame aux lunettes sombres placée au premier rang entre le sous-préfet et le sénateur, une double bande de Moebius qui lui cache le visage. Mais à qui est-elle ? au sénateur ou au sous-préfet ? A l'un et à l'autre? Et je comprends d'un coup la vie difficile des notables de nos villes de province.
La cérémonie est terminée, ils remontent en rangs dispersés l'espace Roumanille où l'harmonie s'apprête à offrir un concert. Je salue au passage Monsieur le sénateur et Monsieur le sous-préfet, et tous ceux qui les suivent. Sauf un petit homme tout de blanc vêtu, béret vert, l'homme n'a pas d'âge. C'est un ancien de la légion étrangère, huit fois blessés, six fois médaillés. Je le salue, il me salue et me raconte ses exploits : le Tchad, le Liban, la Somalie, l'Afghanistan... Déçu, guère à l'aise dans le maquis de la Provence il boude les apéritifs. J'aurais voulu lui demander pourquoi ses médailles étaient si petites, je n'ai pas osé, je n'ai aucun exploit comparable à lui raconter. On se quitte, il boîte. Il habite en haut de la rue des Grands Forts.

Jean Prod’hom

Optique



Le soleil court à l'amble
sur une chaussée déserte
enveloppée par des volutes de fumées noires
il suit le tracé
qu'il a choisi à l'aube
arpente les étages du ciel
occupés par les dignitaires
d'une époque révolue
éblouis par sa face impériale
ils tiennent le calendrier des saisons

méprise d'en-bas
on ne voit que l'astre nu
badigeonnant d'or
les statues debout
les pierres couchées
le désordre

on attend pourtant d'autres lumières
pour donner à ce qui est ci bas
de la grandeur et du volume
assembler par deux
les instances suprêmes
les couronner

sur le pavé nouvellement jointoyé
on tient buvette au crépuscule
dans ce pays chauffé à blanc
avec l'appui des tenanciers des auberges de la ville
la foule s'échange des vêtements chatoyants
yeux dans les nuages
coiffes multicolores
quelques plumes précieuses s'élèvent au vent

l'élan combine avec l'horizontalité tranquille
la perspective sans fin d'un règne
bannière au poing

Jean Prod’hom

Une fois encore



C'est le dernier jour, on se quitte comme chaque année devant la maison, près du treillis, rue Pierre Cernize, à côté du sac d'ordures qu'on lui a laissé. Elle retient ses larmes, bien digne dans les bras de S. à laquelle elle confie ses craintes, celles des personnes âgées, imperceptibles secousses. Depuis cinq ans c’est la même chose. Elle lui dit tout encore une fois, mais elle lui fait comprendre qu'elle le fait peut-être pour la dernière fois.
Et lorsqu’on remonte la rue Joanny Desage, on l’aperçoit à travers les arbres du jardinet de son voisin. Elle est sur le perron, dites-lui au revoir les enfants, c'est peut-être la dernière fois. Elle rentre la tête dans les épaules, comme une enfant timide, ou un hérisson, elle sort la main droite de la poche de sa blouse bleue à pois blancs et l'agite lentement comme un enfant. Bon voyage. A la prochaine fois. Sa main gauche sert un mouchoir, elle va rejoindre l’ombre qui l'attend dans sa cuisine.
Lorsqu'on prend la route de Saint-Galmier pour rejoindre Saint-Etienne, je l’imagine alors debout, les pieds dans une cuvette d’eau fraîche. Il faudra monter en ville, faire quelques achats, ramener le journal qu’elle partage avec son voisin. Le temps passe si vite, l’an prochain est déjà bientôt là. La vie a repris, pleine d’oublis, elle ne dit rien, elle fait, elle va.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 juillet 2010



La piscine publique située au croisement de la D541 et de la D414 mériterait toute l’attention des inspecteurs de l’UNESCO. Il y a d'abord le vaisseau solaire de Grignan, il guigne au-dessus de la visière de ma casquette dans le ciel de la Drôme, pareil à un satellite géostationnaire – ou à un OVNI, ce qui revient au même. On ne s'en s'étonne plus autour du bassin communal, pensez donc, 35 degrés à l'ombre.
Il y a ensuite le long bâtiment à claire-voie, décati, nu, parpaings sans crépi, qui date à n'en point douter d'avant la construction du château. A l'une de ses extrémités quelques cellules qui devaient permettre autrefois au baigneur de se changer à l'abri des regards, des sanitaires ensuite, à l'abandon. Puis le local dans lequel le baigneur, aujourd'hui encore, laisse ses vêtements en dépôt à l'intérieur d'une boîte en plastique rouge qui fait penser à un télésiège alpin des années 1960. A côté, la loge du gardien principal, absent depuis le début de la saison. Plus loin un maigre local pour stocker du matériel de sauvetage qui invite à la plus grande prudence. Au-delà l'espace colonisé par les habitués, qui se prolonge jusqu'à la buvette de plomb importée des plages de Normandie. On y réchauffe des crêpes.
Mais il y a surtout le rassemblement des gens qui ne disposent d'aucune piscine privée, – de moins en moins chaque année –, ils observent à fleur de peau le spectacle vrai et effrayant des corps, ceux des célibataires et des gens de passage, des veuves, des enfants buissonniers et des amoureux. une galerie d'un autre temps au pied de la collégiale, des corps presque nus se disputant, les pieds dans l'eau, l'enfer et le paradis. Pour deux euros seulement au croisement de la route de Rochecourbière et de l'avenue de Grillon.

Jean Prod’hom

L'hôpital



Aux urgences, section observation, deuxième sous-sol, un infirmier m’accueille. Je l’ai déjà vu mais où ? Il m’avertit d’emblée que c’est son premier jour dans ce service en tant qu’infirmier de liaison. L’homme est bègue, il me demande de patienter tandis qu’il s’assied dans le box voisin au chevet d’une vieille dame qui lui raconte sa vie : son mari, sa nièce, son veuvage, la mort de sa cadette, son appartement, son indépendance. Lui se tait, l’écoute et prend des notes. Je lis sur sa blouse l’étiquette qui précise son identité : Patrick Modiano, infirmier de liaison.

Le patron du service en connaissait un bout sur la nature de l’homme. Il avait en effet déniché, Dieu sait où, une dame au museau de bouledogue et à la voix de corbeau qu’il avait installée dans le fauteuil de la réception. Cette dame – faut-il dire secrétaire ? – eut tôt fait de saisir les rudiments de l’aboiement. Elle apprit également à convaincre le client qu’il devait s’être trompé d’adresse, qu’il n’était, quoi qu’il en soit, pas chez lui et qu’il aurait pu choisir un autre thérapeute et surtout un autre moment. Elle effrayait si bien le patient que celui-ci se retrouvait somme tout très satisfait, heureux même, lorsque, échappé des mains de l’animal de garde et parvenu dans le cabinet du médecin, celui-ci lui annonçait que la situation était grave, désespérée même.

Jean Prod’hom

Moineaux



On entend ce matin 807 moineaux qui piaillent sans discontinuer, puis le cri lugubre d'un seul corbeau. Non ! C'est Jean-Rémy qui se racle la gorge.

Le chant rauque du coq, le cri lugubre du corbeau et huit cent sept moineaux qui nichent dans la tête vide de Jean-Rémy.

Jean Prod’hom
9 août | 22 août 2009

Désencombrement du jour



Je voudrais avoir payé mon dû avant même d’entrer dans le jour, pour entreprendre librement et sans vaine espérance cette traversée à laquelle je suis convié quotidiennement. Je voudrais inverser les habitudes : un mot bref en guise d’écot, – une prière ? – pour affamer d’emblée mes attentes et me livrer libre et bienveillant, mains nues et sans idées derrière la tête, à l’enchaînement de mes tâches quotidiennes. Je voudrais ne pas avoir à traiter avec l’espérance, telle qu’elle se donne lorsque la nuit tombe pour racheter autant que faire se peut l’immanquable déception à laquelle nos vies nous conduisent à la fin. Je voudrais avoir régler le sort de mes journées avant même de les avoir commencées pour en disposer comme de quelque chose qui n’a pas de nom et qui ne figurera dans aucun bilan, un espace sans enjeu au sein duquel je n’aurais qu’à prêter mon oreille, offrir ma main, répondre aux voeux. Je voudrais recommencer ainsi chaque matin de telle manière que mes jours ne comptent pour rien. Je voudrais au fond avoir chaque jour un jour d’avance, pour disposer d’un jour sur lequel je n’avais pas compté, au-delà du temps, un jour imprévu et que je traverserais sans arrière-pensée, en lisière du temps, comme l’envers d’un revenant.

Jean Prod’hom

Topiques



A une époque postérieure
mais de peu
un scribe donne
dans une narration volontairement imprécise
une idée grossière
de l’emploi du temps
des fonctionnaires impériaux
assujettis au code des parcellaires

tenir constamment à jour
sur papiers d’agave
la répartition des négligences

représenter sur le sable
les divisions des familles

dresser dans le ciel
le plan des coïncidences

manque la description de leurs travaux
sur une conception du raisonnement
qui ferait enfin l’économie de l’analogie
et conduirait aux conclusions
gravées sur le mur des offrandes

manquent aussi le compte-rendu
de leurs réflexions sur les fioritures enfantines
l’exposé de leur méthode
d’étayage définitif de l’éphémère

trois fragments précieux à l’évidence
que le souvenir d’un seul atteste
avec les difficiles espaces libres
irrésolus
qui se font face

Jean Prod’hom

Dimanche 4 juillet 2010



On ne demeure pas sur le seuil par complaisance, mais par devoir, celui de laisser la possibilité à ce qui se présente de contenir autre chose que ce qu’on a déjà vu, de laisser à cette autre chose les coudées franches, quitte à la maintenir hors de notre portée et à la laisser s’enfuir par la fenêtre grand ouverte comme elle ne manque jamais de le faire.

Je pensais aller jusqu’à l’étang, j’y suis allé et puis la chaleur m’a arrêté à tout bout de champ. Le silence aussi, inaudible en marchant.

Efforts démesurés de l’homme, inouïs et sans fin, pour se libérer du Sisyphe qui l’habite.

N’écrire que ce qu’on peut relire, c’est-à-dire ce qu’on ne comprend pas.

Si l’on s’écarte, si l’on éprouve le besoin d’être seul, c’est peut-être un peu par misanthropie, mais c’est d’abord pour régler son compte à celui qu’on est pour être en mesure d’être tout entier aux autres. C’est ce que j’explique à Louise, bientôt huit ans, en laçant mes chaussures. Elle me sourit malicieuse avant de m’accorder cette liberté en me tournant le dos. Le faisant elle fait un grand pas vers la sienne.

On ne sait pas exactement ce qu’on espère, quel visage, quelle main viendront combler l’attente dont on est habité. Mais une chose est sûre. On attend quelque chose ou quelqu’un, d’emblée...

Pierre Bergounioux, La Ligne

Bonne nouvelle, quelques élèves ont fait l’école buissonnière. Mais j’apprends qu’ils sont allés se faire couper les cheveux dans le salon de coiffure de la mère de l’un d’eux, consentante par surcroît. Déception.... à moins que... et je les imagine alors la tête sous le foehn méditant à d’invraisemblables exploits.

La grande cure : pas de café aujourd’hui! Et demain?

Jean Prod’hom



Et pis



– La décision d'interrompre le compte des brins d'herbe d'une pelouse après le 807e brin ne relève pas du hasard mais d'une secrète nécessité – de quelque nature que soit cette pelouse – cachée dans la série infinie des décimales de pi. Voici.
3,14159265358979323846264338327950288419716939937510582097494459
230781640628620899862803482534211706798214808651328230664709384
460955058223172535940812848111745028410270193852110555964462294
895493038196442881097566593344612847564823378678316527120190914
564856692346034861045432664821339360726024914127372458700660631
558817488152092096282925409171536436789259036001133053054882046
652138414695194151160943305727036575959195309218611738193261179
310511854... 807 !
– Mon Dieu !

Jean Prod’hom
16 novembre 2009

LXX



Hier en fin d’après-midi, très haut dans le ciel, muet, un gros porteur filait en direction de Genève, tandis que là-bas, à quelques pas du chêne, deux corneilles bataillaient.
J’apprends à l’instant par la radio locale qu’un Piper J-3 de couleur noire est parti en vrille sous la Dent de Brenleire : deux disparus. Je lève alors les yeux : c’est le crépuscule, un jeune milan disparaît souple et raide derrière la Montagne du Château, il plonge en direction de l’étang.

Jean Prod’hom