janv. 2013

Belle et noble contrée

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J’écluse à petites gorgées un verre de Païen de chez Claude Clavien de Miège dans le salon du rez-de-chaussée de l’Hôtel du Parc, les fauteuils sont vides. Tandis que le jour s’enfonce dans la nuit en arrière du val Ferret, un pianiste enchaîne des standards dos au mur, je fais les comptes.

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L’hôtel a certainement changé, les parquets flottants couinent à peine, les baies vitrées ont remplacé les portes-fenêtres, le béton le bois. Mais quelque chose, je le sais sans savoir exactement quoi, n'a pas quitté la butte de Montana, quelques mélèzes s’en souviennent : Louis Antille, c’est sûr, Placide et Alcide, Géo et Algé, Otto et Jacinthe, les mulets chargés. Depuis 1892 les Alpes n’ont pas bougé, le Rhône qu'on devine en bas à peine, mais ce qui s’est perdu dans l’aventure, ça je le sais aussi, c'est la déshérence, l’éclat des lacs et l’herbe des pâturages. Personne n'a rien vu venir ici, le père de Gaby a vendu un peu de terrain, acheté des appartements, des gars véreux ont promis le paradis sans donner d’adresse, les Russes viendront demain pour remettre des millions dans l’alambic et sauver ce qui ne ne l’est plus, personne n’a jamais arrêté ce qui ne s’arrête pas. Tout a passé de main en main sans que rien ne soit à personne. Et mon copain Jeff, le gros loup de Chermignon ne voit guère comment il eût pu en être autrement.
La nuit tombe sur la belle et noble contrée, de l’autre côté le vent souffle sur les braises d’Hérémence, quelques arbres me cachent le reste.

Jean Prod’hom


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Architecture sanatoriale

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La conception des bâtiments locatifs des grandes cités européennes de la seconde moitié du XXème siècle vient tout droit de l'architecture sanatoriale alpine de la fin du XIXème siècle et de la première moitié de celui qui suit. Longs vaisseaux symétriques, orientation sud-ouest-nord-est, parallélépipèdes sans poupe ni proue aux larges flancs et à angles droits, façades malvoyantes au nord mais ouvertes au sud sur de larges baies, balcons supportés par des colonnes qui rappellent, en plus rustique et armé, l'art de construire des renaissants florentins.

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Ces bâtiments néoclassiques de Montana commandités par les cantons de Lucerne, Genève, Berne et du Valais témoignent d'un vieux rêve que les hommes ont raisonnablement fait naître, rêve de ceux qui ont sué en contribuant, souffrant, à l’augmentation des richesses de ceux qui soignent leurs dépenses, ces industriels qui ont transformé comme en écho, au même lieu, des raccards et des mayens en les recouvrant de lauzes doublées d’hermine, chalets ou palaces. Ce rêve, ils n’ont eu le temps que de le faire passer plus loin, trop de travail, des heures supplémentaires jamais payées, leur vie en gage ou en nantissement. Comment dire ça ?
Parce que la vie des tuberculeux de la fin du XIXème siècle, chaque fois que cette vie est restée à bonne distance de la mort, s’est approchée d’un rêve, vie douce loin de l’éternité, la seule qu'on peut espérer. Les malades de ce temps, patients comme nous tous, nous rappellent aujourd’hui encore notre condition de mortel, un jour encore si Dieu le veut, l’éphémère se prolonge : une nourriture satisfaisante, le repos, allongés dans les transats de l’un de ces vaisseaux pris dans la glèbe, à la cape, soleil, grand air, Dent Blanche, Mont Blanc, Tête Blanche, une pensée pour ces proches qu'on a dû quitter.
La vie au sanatorium apparaît aujourd’hui comme un rêve réalisé, celui que les Lumières avaient fait naître un peu plus d'un siècle avant la naissance de l’Hôtel du Parc de Montana, paix perpétuelle, acceptation de nos finitudes, le temps de vivre. Mais on se penchera encore sur le miracle du temps qui passe juste à nos pieds, le sud au sud, et du balcon droit devant la montagne magique.

Jean Prod’hom

CXIII

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Il aura suffi de deux jours à Crans-Montana pour que je me mette à parler de dollars et d’euros, de yorkshires et de zones à bâtir, de faillites, des fils Hariri, de David Halliday ou de Roger Moore. Et voilà que cet après-midi déjà je me retourne sur les ronflements des limousines devant la boutique de chez Carmelo, je veux en avoir le coeur net, mais pas de prix sur les pare-brise.
Au Senso, le soleil ne s’est pas levé. Des hommes d’affaire ont rejoint des retraités aisés, ils boivent dans de grands verres évasés des vins sucrés, assis dans d’épais fauteuils de cuir noir à l'abri des intempéries et de l'esprit, sous les jupes d'un luxe épuisé. Ce soir je lirai Gala.

Jean Prod’hom

Rien d’autre que le noir et blanc

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Ciel boueux, temps sale, une poignée de moutons lèvent la tête au large de Bex, maigres dans l’herbe rase. Du rimmel dégouline de Morcles, ça ne rigole pas, impossible d'essorer  à mesure. Des fuites de gasoil ravinent les allées des jardins ouvriers, arbres décharnés, écorce de bouleau, Rhône gris, pylônes, fantômes et squelettes dans la détrempe, cendre noire au pied des allées de peupliers. L’autoroute plonge sous des ruines, le vent tiède s'engouffre dans les tunnels des maraîchers ouverts sur des perspectives vides, ils abritent des balles de foin éventrées et des fils de fer orphelins. On a enroulé sitôt les récoltes terminées les filets noirs des vergers, les sarments grincent des dents, deux corneilles grimacent sur le rebord d’un tonneau de vidange, à côté de lourds containers dans un cimetière agricole. Rien d’autre ce matin que le noir et blanc, un peu de mauve, un cortège de véhicules processionnaires et de la tristesse.

Jean Prod’hom


Pas de trace

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Je suis parfaitement conscient du sort que le terme clé de « réel » a subi depuis Wittgenstein, écrit Erving Goffman dans ses Cadres de l’expérience. Moi aussi, mais ce sort est en définitive celui de n’importe quel concept, clé ou secondaire, passé par les aménagements de l’esprit, que ce soit celui de Wittgenstein ou celui du premier venu. L’inouï c’est que ces termes passés au feu, à l’enclume, recyclés, laminés, affinés n’ont laissé à la fin aucune trace de leurs vicissitudes. Et la mer, la neige et les nuages reviennent dans le ciel comme aux premiers jours.

Jean Prod’hom

La Roche-La Berra

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On est une vingtaine sur le flanc oriental du bassin de la Serbache, une fin d’après-midi qui est déjà la nuit, on monte raquettes aux pieds dans le bois de La Joux en direction du Gîte d’Allières.
C’est la pleine lune ou presque, les épicéas font écran, mais ses feux pâles parviennent à se glisser jusqu’aux deux rives du ruisseau de Stoutz dont ils éclairent le tracé capricieux. On se suit à la queue leu leu sur un chemin bougrement intelligent qui se joue des ravines et des combes, un chemin qui s’éloigne parfois de la meilleure pente qu’a choisie le ruisseau, c’est une nécessité, il fait alors de longs méandres avant de se lancer dans la pente raide et rejoindre les rives de son compère, ils ne se perdent jamais de vue très longtemps, font parfois un bout ensemble, il sont comme deux attributs de la même substance, deux traductions d’une même réalité, deux caprices. Je me plais à les imaginer tous les deux dans la nuit déserte, libérés du soin de conduire et de nourrir les passants, le ruisseau qui chante et le chemin qui danse.

On fait une petite fête au Gîte d’Allières assis sur des bancs : vin rouge, thé chaud dans un long couloir que parcourt un vent froid, pain et fromage, vin blanc, un air d’accordéon à l’étage.

Il est 23 heures, brève halte sur la tête d’Allières avant de redescendre dans la plaine. On devine à nos pieds le Javro, la Valsainte et la route qui mène au Lac Noir. En face les Dents Vertes et la vallée de la Jogne, plus au sud Brenleire et Folliéran. On choisit d’emprunter les larges avenues des pistes, plus de chemin, les frontales des skieurs ont disparu dans la nuit, on est les derniers. Je prends quelques photos avec l’appareil que Sandra m’a apporté vendredi, m’attarde, suis le dernier des derniers, la lune fait le reste. J’aurais voulu au fond qu’on m’oublie, mon dos ne me fait plus mal, demeurer un instant encore dans ce pays d’une autre substance, tourner les pages de cet album de cartes postales colorisées, le froid tenu à bonne distance, à peine des couleurs.

Jean Prod’hom


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Il y a les courts métrages

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Il y a les courts métrages
le creux des vagues
le creux des barques
les longs silences sur Twitter
la migration du gibier
il y a la rumeur des foires lointaines
les conditions initiales
il y a le travail honnête de la caméra
le travail moins honnête du cinéaste

Jean Prod’hom

-oir

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Déclinoir : plan social

Roupissoir
: local sans porte ni fenêtre ouvert l’hiver aux sans-abris

Désiroir
: benne dans laquelle sont jetés les jouets en fin de vie

Douloir : recueil de complaintes

Editoir : pièce à température constante dans laquelle s’affairent des robots

Bouchoir : mouchoir de qualité supérieure

Cernoir : quartier malfamé des enfers

Décrochoir : école obligatoire

Pleuroir : A côté du boudoir

Plaignoir : morceau de lin qu'on plaçait sur le visage pour cacher sa tristesse

Rimoir : gueuloir de salon

Cheminoir : chemin de croix

Déridoir : rouleau pour aplanir les allées des grandes propriétés

Concessoir : chemin du pire

Hérissoir : atelier du ramoneur

Démentoir : conférence de presse

Jean Prod’hom

Demandes de grâce

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Extraits du livre de prières placé sur un lutrin dans une absidiole de l’église de S.

Seigneur, protège A. malgré son acte irréparable, donne-lui la force de se pardonner un jour.

Mon dieux faite que mais veux soit realiser demin pour mais examins. Améne

Mon Dieu, aide-moi à garder la ligne quoi qu’il m’en coûte. J.-C.

Hier, il n’y avait plus d’allumettes pour allumer des bougies, c’était urgent. Je suis revenue aujourd’hui avec une boîte, mais il n’y a plus de bougies. Renonce, trouverai une autre solution.

Jean Prod’hom

Un matelas de crin dans la main

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Du côté de mon père ça a été une autre paire de manches, parce que mon père a été lié simultanément au monde du travail et au tabac brun, comme toute cette génération de gardes-frontière helvètes mobilisés pendant la Seconde Guerre qui les a initiés, alors qu’ils avaient à peine vingt ans, non seulement au désoeuvrement mais à l’utilisation sans frein de l’herbe à Nicot.
Il fumait son paquet de Virginie sans filtre chaque jour, à l’usine, à neuf heures au café de la Couronne d’Or, à l’apéro et sur le trajet qu’il empruntait pour se rendre Rue des Deux-Marchés derrière le Tunnel. Jamais à la maison pour autant que je m’en souvienne. Il m’envoyait parfois au tabac du bas du Valentin lui acheter un paquet. Les jours de fermeture je faisais glisser dans l’automate une pièce d’un franc dont ressortait un paquet niché dans un tiroir, avec glissée sous le timbre qui en assurait la fermeture une pièce de quatre sous. Je remontais à Riant-Mont en palpant comme un aveugle cet objet plein du monde qui m’attendait, et emballé comme un cadeau.
Le plaisir d’avoir sur le chemin de retour tenu ce petit paquet à la dimension de ma main m’en annonçait d’autres, sa molleté ferme me procurait une sensation comparable à celle que le corps éprouve au contact d’un tapis de bottes de foin ou d’un matelas de crin, mais avec le curieux sentiment de le tenir dans la main, d’en faire le tour comme lorsqu’on tient une rampe d’escalier polie par les ans.

Jean Prod’hom

Une cigarette du bout des lèvres

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Une ou deux fois par année j’ai vu ma mère fumer une Kent. Elle prenait alors les traits de cette jeune femme émancipée aux cheveux noirs et courts qui apparaissait sur les paquets de MaryLong : rouge à lèvre, double rangée de perles au poignet, foulard bleu au vent, je l’imaginais sous le soleil et sans nous au volant d’une décapotable.
La plupart du temps on roulait en famille, dans une 4 L d’abord, dans une Simca 1100 break ensuite. Plus tard ma mère a revendiqué le droit de ne pas avoir de permis de conduire, c’était une manière à elle d’y renoncer la tête haute.

Jean Prod’hom

Diligences

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A l’endroit où le Trient déboule dans la plaine les églises ressemblent à des centrales hydrauliques, les postes électriques à des cimetières. Les langues sont en très grand nombre le dimanche dans les cafés de Vernayaz, chacun se tait. Et le Rhône bleu de sable pousse ses laves dans un lit creusé jusqu’à Marseille.

Jean Prod’hom

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A trop prêter l'oreille à ce sur quoi l’autre s’étend, on devient muets d’abord sourds bientôt ensemble. Cette règle ne souffre d'aucune exception.

Jean Prod’hom

Après 1968

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La cohorte des maoïstes, des staliniens, des trotskistes ont trouvé refuge dans le journalisme, l'instruction publique, les officines de médiation, à deux pas des champs de bataille qui font rage sans y mettre les pieds. Mais dites-moi, qu’aurait-on fait et que serait devenu le monde sans eux ? Que ferons-nous quand ils se seront tus, lorsque ces rêveurs auront rejoint le rivage des vieux combattants ?

S'il faut craindre chaque jour davantage que des enfants ne viennent armés dans les établissements scolaires et ne lâchent de dépit une rafale sur leurs camarades et leurs enseignants, ne faut-il pas s’attendre à ce que ceux-ci ne les singent pas un jour ?
Il ne faut pas s’en inquiéter pour l’instant, me dit Samuel, ce sont tous d'anciens gauchistes qui font du tir à l'arc.
Mais quand ceux-ci ne seront plus ?

Et hop! se dit-il fatigué d'avoir le cul entre deux chaises. Et il vécut debout.

Jean Prod’hom

Il y a l'intraitable pauvreté

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Il y a l'intraitable pauvreté
le rock'n'roll
les reins des péniches contre les talus
les coups de pouce
il y a les bribes de conversation
les forfaits fiscaux
il y a le soleil
les tomates
et les aubergines

Jean Prod’hom

Une dernière clope

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Deux hommes d’âge mûr conversent à la table voisine, le visage marqué, passent en revue les épisodes de leur chemin de croix, s’étonnent  : « Tiens, on vit le même calvaire ! » Les deux lascars ont en effet cessé de fumer un nombre incalculable de fois, ont recommencé autant, ils rient heureux d’être semblables, ils avaient juré pourtant par tous les dieux qu’on ne les reprendrait pas, que c’était la dernière fois et la dernière clope qu’ils le disaient et sur laquelle ils tiraient. Le vice les tient fermement dans sa pince, ils oscillent entre les plaisirs qu’on se doit de ne pas refuser, on va tous crever, la vie est courte et les séductions d’une vie marquée par la vertu, le courage et les sacrifices. Ils racontent à tour de rôle leur inépuisable aventure, même rengaine, raisons, explications, justifications.

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L’un d’eux l’affirme bien haut : coupables son père et sa mère, indécrottables fumeurs et cause première de son vice, qui fumaient à tout-va, jour et nuit, dedans comme dehors. L’autre raconte la pression qu’ont exercée sur lui les groupes d'adolescents au tournant de sa seizième année, le sésame que représentait une cigarette au bout de ses doigts pour être des leurs. J’hésite à m’inviter à leur table et verser ma contribution à ce procès. Je tiens moi aussi pour responsables de mon addiction mes copains d’alors, Michel, mon père et ma mère, mes parents et les lobbys de potaches. Mais je m’abstiens. (A suivre)

Jean Prod’hom

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Il a neigé, tout est blanc, blanc comme l’hermine installée dans les sous-sols du pré à Max, elle hésite à se lancer incognito hors du terrier n’était le plumet noir à l’extrémité de sa queue.

Jean Prod’hom

Echec eschac skak

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Une collègue me fait part cet après-midi de son étonnement. C’est incroyable, me dit-elle, les élèves ne supportent pas l’échec. Je me retiens de lui répondre parce que je ne sais ni quoi lui dire ni par où commencer. Et puis je connais la suite : la vie est ainsi faite, les enfants dont nous avons la charge doivent s’y faire, la vie est dure, il faut apprendre à rebondir, on ne réussit pas toujours, l’échec constitue une excellente préparation à la vie professionnelle,… Je décide de me taire et me dépêche de rentrer au Riau pour lire le Dictionnaire Historique de la langue française d’Alain Rey.

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Deux histoires sont en concurrence sur l’origine du mot échec. Ce mot pourrait être une altération du latin médiéval eschac qui désignerait à l’origine l’interjection d’un des deux joueurs d’une partie d’échec, avertissant que le roi de l’adversaire est menacé. Ce mot serait emprunté au persan sah mat «  échec et mat » qu’il faut traduire par « le roi est mort ». Une seconde origine proposée par Alain Rey et ses collaborateurs fait l’économie d’un détour non attesté par le persan. Il faudrait faire remonter l’origine du mot échec à l’étymon francique skak « butin, prise », si bien que l’ancien français eschac « prise de guerre » et eschac « pièce du jeu d’échec » seraient le même mot. Echec au roi signifierait « butin, prise de guerre », échec et mat signifierait « pris et détruit, mort », qu’on joue ou qu’on fasse couler le sang.
L’école est-elle pour nos gamins un divertissement au même titre que le jeu d’échec, ou une partie qui se joue au péril de leur vie ? une propédeutique où les coups se font pour semblant ou une première aventure à la vie à la mort ? Notre société hésite mais ne tranche pas.
Dans les mondes scolaires et professionnels, le mot échec est rapproché la plupart du temps du mot échouer qui semblent appartenir à la même famille, ce n’est en réalité pas le cas. Si l’origine du verbe échouer est incertaine – on a rattaché ce mot à échoir (excidere « tomber »), à escoudre « secouer » et à exsuccare « faire sécher » – tout devient plus clair du côté de son emploi. Echouer se dit en effet des embarcations qui filent le mauvais coton, celles qui « touchent le fond » et « ne peuvent plus naviguer ». On rencontre aussi un usage transitif de ce verbe, voici les vents, ils « poussent la frégate vers la côte » où ils l’échouent. C’est depuis 1660 seulement que ce verbe a pris le sens de « ne pas réussir » avant de donner à l’homme usé par la vie, deux cents ans plus tard, l’occasion de « s’arrêter en un lieu par lassitude ».
J’ai aperçu au tableau noir d’une classe où je me trouvais ce matin le mot de résilience, on l’enseigne aux enfants dès leur plus jeune âge, ça peut servir. J’en rigolais hier, je me demande très sérieusement aujourd’hui pourquoi les parents et les avocats dont ils s’entourent depuis quelques décennies ne se sont pas mis à l’ouvrage et n’ont pas déposé une plainte devant la Cour pénale internationale de La Haye contre l'école qui met trop souvent leurs enfants en danger en les faisant échouer.
Il est heureux que les élèves ne supportent pas l’échec, mais qui bon dieu va nous faire sortir du Moyen Âge ?

Jean Prod’hom


Mon second film

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Rome, Villa Adriana, 1973

Depuis Remparts, le film que nous avions tourné Jacqueline S, Michel S et moi en 1974, je n'ai plus touché une caméra. C'était un film d’adolescents attardés, une adaptation d'une nouvelle de Gilles Anex parue dans Ecriture 9, l’histoire d'une jeune fille qui se souvient de je ne sais plus très bien quoi. De cette aventure me restent en mémoire, à côté de l’amitié, une journée dans l'enceinte des ruines du théâtre romain d’Avenches et de quelques journées de tournage dans une maison de maître sur les rives du Léman près de Nyon, le château de Promenthoux je crois. De Michel en équilibre sur le dos de la Dauphine filmant l’héroïne sur le point de franchir un fossé, du bras droite de la comédienne, qui allait en tous sens mais dont on ne s’était aperçu qu’au montage,…
Michel venait de passer son permis de conduire, et on roulait avec la Dauphine que lui avait refilé son grand-père. On avait notre matériel dans le coffre, pas grand chose, une caméra, un trépied et deux heures de pellicule super 8 que nous avait fournie un cousin de Michel, Ernest Ansorge, cinéaste d'animation.
Ce film dont plus personne heureusement ne possède de copie avait eu les honneurs de la télévision suisse romande, un samedi en fin d'après midi. Marie-Madeleine Brumagne, la femme de Freddy Buache recevait de jeunes cinéastes. Ce samedi-là Michel Rodde, qui a fait une belle carrière depuis, a été interrogé d’abord, on a parlé ensuite, on a répondu tant bien que mal, je préfère ne pas trop savoir quoi.
Depuis plus rien, silence ou presque, quelques images en 1975 et 1976 dans le cadre du cours assez déjanté de René Berger à l’Université de Lausanne, intitulé Esthétique et mass-média : Les Voyages de Bougainville avec Christophe C, La Prise de Phnom Penh par les Khmers rouges avec Denis A, Une journée bien ordinaire avec Yves T et Françoise V.
René Berger est mort, la Revue Ecriture n’existe plus, plus personne ne cherche des pellicules, le montage ne se fait plus au scotch. 
J'ai pourtant réalisé hier
un nouveau film. Film c'est peut-être beaucoup dire, Arthur dit que c'est plutôt un diaporama. Il a raison je crois, mais c’est un début. Il est constitué de deux photos réalisées le matin même avec mon iPhone lors d'une promenade avec Oscar : une partie de la façade orientale du château des Jaunins, volets clos, avec à sa droite le rural, la maison des fermiers et le nouvel hangar ; la façade occidentale ensuite et l'entrée au bout de l'allée près de la fontaine. J’ai enregistré l’après-midi des bruits, sur mon iPhone encore : des pas sur un chemin enneigé dans le bois entre les hauts de Montpreveyres et la Goille, l’eau de la Broye lorsqu’elle coule au creux de Châtillens, les cris et les rires dans l’enceinte de la petite patinoire que les autorités locales ont installée cet hiver près de la gare, des conversations au café de l’Union, trois des quatre coups des cloches du collège secondaire d’Oron.
J'ai terminé le montage à minuit après avoir résolu tant bien que mal les problèmes techniques. Ce film dure un peu moins d’une minute et demie, je ne pouvais guère faire mieux, ni plus. J’aurais voulu le dédier à Fernand Deligny, à Robert Flaherty ou à Jacques Tati, mais j'ai préféré me taire pour ne pas me couvrir de ridicule. Je trouve pourtant que l’enchaînement des deux images, entre la 25ème et la 35ème seconde, avec les cloches et les bruit de pas, est assez bien réussi, mais j’avoue que la fin laisse à désirer, tout cela tient à si peu.

Jean Prod’hom

La moindre des choses 1.1.

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Jean Prod’hom


Il y a le prix d'une chèvre de qualité

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Il y a le prix d'une chèvre de qualité
l'autre côté de la rivière
les phrases qui reviennent en refrain
il y a la ligne de flottaison
l'habitude de vivre ensemble
le zèbre qui sort de nulle part
il y a le lilas
la menthe
l’ancolie de l'Annonciation

Jean Prod’hom

Je fais les lits mais je passe l'aspirateur

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C’est par ces mots que notre mère nous accueillait, Françoise, Elisabeth et moi le mardi dès le saut du lit, c’est par leur analyse que j’aborde ce matin le fonctionnement du connecteur mais avec les élèves de la classe 9. Ils hochent du bonnet, songeurs. Je m’avise alors que l’expression faire son lit n’a plus vraiment cours. Fini le temps du drap blanc de dessous qu’il fallait tendre au quatre coins du lourd matelas, de celui de dessus sous lequel on se glissait et qui était recouvert d’une robuste couverture, brune, qu’un pli du drap de dessus tenait éloignée de notre visage. Fini aussi le couvre-lit coloré – je m’en souviens d’un, orange – fini le maigre duvet à la housse blanc cassé parsemée d’innombrables petits ronds bleus, roses et jaunes que je glissais le matin au forceps dans ce qu’on appelait chez nous un pelochon – orange lui aussi.

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Ces deux énoncés connectés par un mais à la mystérieuse évidence, je fais les lits mais je passe l'aspirateur, enveloppaient deux conclusions contradictoires. Notre mère nous informait en effet qu'elle ferait ce jour-là notre lit et qu’elle nous libérait de cette tâche quotidienne, mais elle nous interdisait de conclure que nous étions libres de tout. Le mais qui suivait nous en avertissait et préparait l’énoncé qui allait renverser d’un coup la conclusion attendue. En nous annonçant qu’elle passerait l'aspirateur, elle nous signifiait sans le dire explicitement que nous allions devoir, avant de partir à l’école, débarrasser du plancher tout objet qui traînait et qui pourrait l’empêcher de travailler efficacement. A nous de conclure et de nous acquitter de l’implicite injonction en retirant des quatre coins de notre domaine et du dessous de notre lit ce que nous y avions glissé le reste de la semaine pour le répartir à la sauvage en altitude, là où il ne dérangerait pas.
Lorsque j’y songe, ce que nous n’entendions pas dans ce qu'elle nous disait et qu'elle gardait soigneusement pour elle, c'est que si de notre côté nous ne perdions rien au change, elle doublait de son côté sa tâche, nous n’en avons jamais rien su, elle le voulait ainsi, nous ne lui sommes redevables de rien, je lui en suis reconnaissant.

Jean Prod’hom

Le moindre geste

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Au beau milieu de l'année scolaire, je suis resté dans le petit bistrot au bord du terminus du tram. Impossible d'aller me rentrer dans ce lycée surnommé Faidherbe que je fréquentais, si on peut dire, depuis douze ou treize ans. Je suis resté dehors. D'être là, dehors, alors que ça n'était ni un jeudi, ni un dimanche, ni un jour de vacances, c'était la fête.

Fernand Deligny, cité dans l’Express Méditerranée, 2007

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Voir la terre d’avant que l’homme assourdi par les formules du récit y établisse ses quartiers, la faire voir en écoutant les yeux fermés les refrains des hommes et le chant insensé des bêtes, en décalant les images de ce qu’on en dit, en dégageant nos gestes de nos intentions, en les suivant comme sur un écran, bref en rendant les images à elles-mêmes et des ailes aux mots, en leur laissant la bride sur le cou au risque de perdre le fil ou la raison, ou qu’il n’en reste qu’une, celle d’être là sans avoir à en répondre. On verrait alors que la terre tient ses promesses et qu’il n’y a aucune raison de s’en plaindre.

Jean Prod’hom

Balle de brouille

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Une journée dans le ciel avec ceux d'en face qui regardent de notre côté, haut perchés comme nous à la Mussily ou aux Chênes, sur les flancs du Moléson, du Niremont et des Alpettes, sous le porche de la chapelle de Vucherens, sur le chemin de ronde de la Tour de Gourze ou à la buvette du Mont-Cheseaux, penchés au-dessus de l'immense édredon qui recouvre ce matin les vallées de la Broye, de la Bressonne et de leurs affluents au chevet desquels ceux d’en-haut veillent, on n’observe aucun mouvement dans la balle de brouillard, aucune fuite et on s’inquiète un peu.
On devine qu’en-bas personne n’a rien vu venir, tout s’est établi avant que le jour ne se lève. On les imagine fantômes, gris, la tête dans les talons – à quoi bon jeter un oeil au ciel puisqu'il n'y a pas de ciel –, ils respirent à peine et des pensées lourdes et humides pèsent sur leurs cabas remplis jusqu’à la gueule, ils sont comme à l’arrière d’une guerre oubliée, ils ont allumé les réverbères.
Nous, on aurait voulu qu’ils se réveillent et s’ébrouent, montent, désobéissent. Ils auraient pris la route d’Hermenches, une lueur serait apparue au-dessus de Rossenges, orangée, puis une autre bleutée qui aurait fini par prendre le dessus et les aurait enfin tirés du lit. On aurait vu d’abord leur tête dépasser, puis leur sourire, et le soleil aurait éclaté et ils auraient senti sur leur peau la chaleur de la laine rôtie.
C’est à cela qu’on pensait.
Mais aucune tête ne dépassa de la balle de brouille hormis le clocher de Mézières, égaré, déplumé, inutile pour ceux d’en-bas qui en auraient tant eu besoin. Et nous, nous étions à ses côtés, aveuglés sur la route qui monte des fonds de la Carrouge jusqu'au cimetière de Ferlens, une route à la verticale qui, du temps de leur vivant, les gens de Ferlens appelaient la route du Paradis.

Jean Prod’hom

Avocat ou oignon

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Lorsqu’elle eut détaché de son petit gars, feuille à feuille, tout ce qui l’empêchait d’être l’enfant qu’elle souhaitait, l’élève qu’elle rêvait, lorsqu’elle eut décapé chacun de ses défauts, mis de côté ce dont elle voulait qu’il se débarrasse, sa dyslexie, son manque d’organisation, son attention vagabonde, le divorce de ses parents, ses pannes de conscience, ses rêveries, l’étroitesse de son bureau, ses petites nuits, lorsqu’elle eut annulé d’un geste les handicaps d’une hérédité dont elle n’avait naturellement pas à répondre, lorsque elle eut écarté les quartiers de l’ange qui n’étaient pas de noblesse, je la vis soudain perdre pied. Encore un pas et il allait falloir que la mère choisisse, faire de son fils un noyau dur, avocat sans défaut, être sans coeur qui répudierait à coup sûr l’imparfaite qu’elle était ? Ou pleurer les mains vides devant celui qui n’était déjà plus qu’un souvenir, petit rien qui avait filé entre ses doigts comme ce petit air qui s’échappe du coeur de l’oignon effeuillé ?
Elle revint en arrière pour remettre son gamin en l’état, comme elle l’avait trouvé au début de cette histoire.

Jean Prod’hom

Il ne faudra pas s'étonner, disait Deligny

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Quand la mer sera morte
la mer océane
et le silence tant embruité
qu'Image aura disparu
à tout jamais
restera l'homme arrivé à ses fins

Fernand Deligny, A propos d’un film à faire (1989)

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Le langage étant ce qu’il est, il faut bien qu’il parle de quelque chose, disait Fernand Deligny à Renaud Victor en 1989. Pensez donc, s’il ne parlait que de lui… il le fait d’ailleurs largement. Mais que le langage soit tout, ça paraît quand même beaucoup.
Tout n’est pas langage, tout c’est trop. C’est de notre devoir, un devoir éthique, disait-il, de donner de la tête contre les bornes du langage, sachant qu’il retient dans ses nébuleuses un secret qui le porte mais qu’il ne percera pas. Lorsque celui-ci frôle de la plume l’eau sur laquelle le radeau de l’enfant autiste s’éloigne, le langage doit renoncer à ses ambitions de tout vouloir dire et céder la main à l’image au sens où celle-ci ne dit rien, et le faire de telle façon que personne ne lui fasse dire n’importe quoi, image précaire, précaire au point d’être inconcevable, la faire tout de même comme un castor ferait sa digue, là où elle est, là où il est, quelque part, et donner à voir ensemble les coïncidences qui constituent hors le langage ce qui nous reste.

Jean Prod’hom

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Le langage, un gouffre sans parois.

Jean Prod’hom

Remède de sorcière et remède de fée

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J’apprends aujourd’hui qu’en Mayenne on conseillait aux tuberculeux d’avaler des limaces vivantes, le matin à jeun (Jean-Loup Trassard, L’Espace antérieur) ; il y a décidément des ordonnances qu’aucun médecin n’a écrites mais qui franchissent les frontières ; d’autres de mes sources indiquent en effet que les limaces ont de mystérieuses vertus sur les maladies pectorales. Je ne doutais pas pour ma part de ce que me racontait ma mère autrefois pour forcer mon maigre courage à saisir la cuillère d’huile de ricin qu’elle me tendait, son père se levait à l’aube, à l’automne en guise de prévention ou au printemps pour se requinquer, en ramassait deux dans la rosée matinale, belles et dodues, qu’il laissait glisser dans sa gorge puis dans son oesophage.

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Si je concevais volontiers de tels gestes de sa part, c’est parce que mon grand-père avait d’autres idées qui lui appartenaient en propre et qu’on n’était en conséquence nullement obligés de partager. Je n’aurais en effet jamais osé le suivre sur cette pente, incapable d’imaginer non plus une limace dans mon gosier. J’ignore aujourd’hui si cette histoire n’a pas été colportée à leur insu par l’un ou l’autre de ses proches avec pour seule fin d’entourer d’un halo légendaire la figure de celui dont on n’est toujours à la fin que le triste et quelconque rejeton, mais cette histoire, légendaire peut-être, que racontait ma mère a eu des effets sur un interdit culinaire qui a pesé sur les premières années de ma vie, un dégoût devant la langue de boeuf dont on trouve pourtant la préparation, contrairement à l’utilisation médicinale des limaces, dans une kyrielle de livres. Qu’elle soit accompagnée d’une sauce blanche ou d’une vinaigrette, d’une sauce aux câpres éric, verte ou blanche, sauce madère, rien n’y a fait.
Rien n’y a fait jusqu’à ce que je découvre que la source profonde de ce dégoût pouvait être à l’origine d’un plaisir céleste. Les choses ont en effet changé à l’adolescence lorsque j’ai goûté aux langues suaves et goulues, tortillantes, chaudes, logées dans l’ombre des palais des fées de la salle paroissiale de Pully que m’avait fait découvrir Georges. Nous nous y sommes rendus à quelques reprises et avons pris la mesure de l’étendue et de la variété des plaisirs de la bouche.
La crainte que ma langue puisse finir en petits cubes dans la bouche d’une fée s’était rapidement dissipée et avait laissé la place à l’assurance que cette affaire relevait du donnant donnant. J’ai embrassé à tout-va, pendant plusieurs semaines à toutes les sauces et mes goûts culinaires ont suivi. Je mange depuis avec un plaisir rare la langue de boeuf sauce vinaigrette ou sauce blanche, et si je ne suis pas prêt encore à avaler une limace, d’un coup et toute crue, je m’en approche comme de l’inaccessible sagesse.

Jean Prod’hom

Sésame

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A François

Faire attention, faire bien attention à ce qu’elle ne tombe pas au fond des vingt centimètres de neige fraîche tombée la veille sur le plateau du Niremont que nous traversons aujourd’hui, les raquettes aux pieds. Cette clé que je lui tends, au panneton de fer inoxydable et à l’anneau à trois ellipses de caoutchouc noir, acquiert soudain un pouvoir que je ne lui soupçonnais pas.
On n’avait rencontré personne depuis le sommet, et on allait tête baissée, l’esprit occupé, creusant un chemin qui devait nous conduire si tout se passait bien jusqu’à la gare de Vaulruz, de Vuadens ou de Bulle, ou si les choses se précipitaient – la bise, le brouillard, le froid –, nous obliger à revenir tristement sur nos pas.
L’homme a enlevé l’un de ses gants de laine, il pince la clé que je lui tends et la glisse dans la poche de sa veste doublée de molleton. Nous ne les connaissons pas, les avons aperçus de loin, presque par hasard, un homme, une femme et leur chien. François a pris les devants, on s’est arrêtés pour faire le point, considérations sur le temps, brèves de clocher, où allez-vous et d’où on vient.
Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais tout m’a semblé soudain si évident que j’ai proposé à cet homme un marché, une transaction pure d’avant l’usure, le degré zéro des affaires. L’inconnu a une quarantaine d’années, il a dit oui sans broncher. La rencontre aura duré quelques minutes, le temps de se mettre d’accord sur l’essentiel : ma voiture est au-dessous des Pueys, au pied du Niremont sur la rive gauche du Rathevi, l’inconnu qui connaît l’endroit la conduira. Ils rejoindront Vaulruz au pied des Alpettes, la parquera devant le garage Agip sur la route de Semsales où il a déposé ce matin la sienne, il glissera la clé sous le pare-soleil, ça suffit.
On s’est séparés grandis, grandis d’avoir transgressé la sacro-sainte loi de méfiance, heureux d’avoir trouvé en si peu de temps ce quelque chose qui aurait pu caractériser le fonctionnement de notre espèce et alléger nos vies. L’homme, sa femme et son chien se sont éloignés dans la tourmente en direction du Niremont, le chien gambadait, ils suivaient les traces que nous avions creusées dans l’épaisse couche de neige, on a suivi de notre côté les leurs.
On a marché deux heures dans leurs pas, à travers le bois du Châble des Puits, au bord du Creux des Enfers, à travers le plateau blanc des Alpettes. Le brouillard était dense, on ne voyait rien sinon à nos pieds les empreintes d’inconnus qui ne l’étaient plus tout à fait, dont à la fois on allait à la rencontre et dont on s’éloignait. On a piqué à l’ouest lorsque nous sommes parvenus à l’extrémité de la Queue des Alpettes, j’avais l’impression de les connaître un peu mieux, en creux ou à l’envers, de lire dans leurs pas quelque chose d’essentiel, les détours qu’on est amené à faire, les raccourcis qu’on emprunte, les hésitations qui ne manquent pas, les objectifs qui changent, le chien qui tire sur sa laisse, qu’on ramène à soi ou auquel on donne un peu de liberté. A mesure que je m’en éloignais je croyais lire un morceau de leur vie, sachant qu’au même moment je leur offrais à l’autre bout un peu de la mienne. Au-dessus du Cergny, leurs pas ont fait mine de continuer sur la route, mais ils ont fait volte-face et se sont engagés résolument à même la pente, loin des chemins battus, sur ce sentier passe-partout qu’ils ont ouvert jusqu’à nous. Tandis que le temps se bouclait sur lui-même et que notre arrivée était sur le point de se confondre avec leur départ, une chevrette suivie de son chevrillard ont coupé notre route comme un éclair. Nous sommes arrivés dans le parking de l’autre côté de la Sionge, plus de neige plus de trace, la voiture était là, la clé sous le pare-soleil, pas un mot, exactement comme cela devait être.
On ne s’est pas revus, on ne se reverra pas, les vies parfois se croisent et leurs pas s’emboîtent comme les dents d’une fermeture-éclair, ils font tenir ensemble quelque chose avant quoi et après quoi il n’y a qu’un tapis blanc.

Jean Prod’hom


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Enfoncer des portes ouvertes ou inventer la poudre.

Jean Prod’hom

Double bind

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L’école propose à ses élèves des ouvrages indigestes, aussi indigestes que les gros bréviaires d’autrefois, mais elle n’hésite pas à égayer leurs pages austères d’illustrations réalisées par nos plus fins humoristes, déroutant ainsi ceux qu’elle a mission de mettre au pas.

Jean Prod’hom