sept. 2013

Tout s’est déplacé d’un coup

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Ne pas fermer l’oeil, reprendre, saluer encore ce à quoi j’ai attaché mes jours. Faire tourner une fois encore la clé qui a assuré l’équilibre de ce que j’ai, lisant, vécu, avant qu’il ne disparaisse dans son propre axe. Refaire le trajet qui y a conduit, étape par étape. C’est cela peut-être que traduire, dans sa propre langue ou dans une autre.
Accepter alors, parce que je tiendrai ma promesse, que ce qui fut à l’avant de moi s’estompe et que ce que j’ai écrit s’éloigne, tandis que se dresse un nouveau chantier que je ne soupçonnais pas et qu’il me faudra mener à terme.

Tout s’est déplacé d’un coup.

Les accès de l’amont et leurs abords se sont resserrés, je ne sais rien de l’aval, rien de ce nouveau paysage que je survole dans un avion de papier, pétales d’un autre ciel. Mon embarcation est retenue depuis soixante jours, j’ai parcouru les trois quarts de mon périple, je vois la fin. Je perçois le souvenir qui pâlit, le détachement qui s’installe, comme une brume, et le dehors qui perce, comme la pointe d’une aiguille. Reprendre bientôt chacune des apories, les réorienter vers ce qu’elles contiennent. Charger en attendant une vingtaine de sacs dans la nacelle avant de couper les fils et l’envoyer au ciel. Ne rien garder si je veux demain aller encore les mains nues.

Jean Prod’hom

Ce qui aura lieu ne sera qu’un récit de nomade

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L’enfant exilé au fond de lui-même rassemble, avant qu’il ne se disperse dans la rumeur des réfectoires, ce qu’il a entrevu dans le prolongement de septembre.

Choses que l’on ne voit pas

Le temps qui passe
Une partie de soi-même
La vie
L'air, qui est pourtant très important
Le passé et le futur sont bien plus grands que le présent, pourtant on ne voit que le présent
Le vent tout puissant
Un bébé qui n'est pas né
Et pourtant pas un vieillard qui vient de mourir
Les problèmes
Celui qui veut être vu

Difficile de faire taire les mots à l’intérieur du langage ou de les en éloigner. Je voudrais avancer à lents coups de rames en ne gardant que quelques verbes aux allures primitives, ceux qui nous font respirer lorsque notre chemin nous déroute. Je suis un amateur d’éphémère et de paperoles.

Ce qui aura lieu ne sera qu’un récit de nomade.

Jean Prod’hom

Pour aller où je veux

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Le réveille-matin les fait fuir chaque matin. Inutile toutefois de prendre rendez-vous avec eux, ils sont là lorsque je me fonds le soir dans leur pâte noire. Ils portent d’autres noms, endossent d’autres formes, s’animent et se confondent avec leurs masques. J’ai été cette nuit premier de cordée, me suis attardé auprès d’un gardien de quartier, j’ai laissé des empreintes dans un espace où les connexions se chevauchent et les perspectives s’incurvent, où les relations mises à plat se métamorphosent en emboîtements de nuages mous. Impossible de distinguer l’araignée de la toile. Le marionnettiste serré de près par les fils de sa poupée se retourne mollement dans ses bras, l’un et l’autre ignorent qui des deux rêve.

J’accueille chaque nuit les insomnies d’un rêveur, mais à la première vague les traces de ses aventures s’effacent, à perte de vue. Impossible de retenir quoi que ce soit lorsque le jour me tire par la manche, je suis nu. Ses aventures liquides ont rejoint au pied de la lune celles des enfants, des chats et des chiens. Nous avons chacun assuré la partie d’un même rêve, à l’image de l’entretien sans fin que les hommes mènent sur la terre. On se partage la déception de ne pas comprendre.
Je sors la tête de l’eau, fais une balade, quelques courses, de quoi assurer ma subsistance. Jusqu’au jour où je ne me réveillerai pas, sans savoir alors si c’est l’insomniaque que j’ai accueilli qui s’est éclipsé, ou si j’ai été capable de me hisser sur les berges de l’autre rive.

Pour aller où je veux.

Jean Prod’hom

Fond qui restera blanc

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Si nous acquérons des savoir-faire, rédigeons des mémoires, lisons des modes d'emploi, si nous assurons les mises à jour et les révisions de nos parcs techniques, c’est pour être suffisamment outillés lorsque viendra le moment de faire demi-tour pour remonter par les galeries du langage aux abords du bing bang, jusqu’à la chape de silence dans laquelle les fers de nos édifices et de nos institutions trouvent leur ancrage. Condamnés toutefois à reprendre la pelle et la pioche quand nos outils sophistiqués s’avèreront inutiles pour saisir l’état d’âme qui nous animait lorsque nous avons décroché il y a un million d’années. Comprendre un peu de ce qui s’est passé, de ce qu’on a laissé au carrefour sans nous retourner, la frondaison à laquelle nos chevelures se mêlaient, le ciel et la terre dont nous sommes faits, les êtres chétifs que nous sommes restés et que les bêtes fuyaient déjà. On n’a pas avancé d’un pas.

Fond qui restera blanc.

Le présent est sans aspérité, sans le moindre bord auquel s'arrimer. Mais les appendices du passé et de l’avenir, l’un plein à ras bord, l’autre aussi maigre qu’une peau de chagrin, ont permis de réduire notablement l’étendue du présent, avec en bruit de fond le tintamarre des orgues de la raison orchestré par le dieu des Horaces.

Jean Prod’hom

Ecrire n'est qu'un toucher

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La grue de l’entreprise de travaux publics montre le sud sans y croire vraiment, les nuages plus décidés filent vers le nord, lâchent soudain à la verticale le grain de la côte atlantique. J’ai repris aujourd’hui un à un les tessons placés dans de vieilles casses d’imprimerie. Brouettées ramenées du pied des brise-lames de Bretagne. Les ai déplacés dans le meuble Bisley bleu rapatrié en août, jeté la paperasserie qu’il contenait. Laisser venir, sans aller contre.

Ces pierres domestiques ont même origine que les mots nés des fosses, brassées dans la même eau. Les reprendre une à une pour faire entendre leur respiration, la leur et celle des doigts qui les pincent. Double respiration, double opacité, même chantier. Faire entendre la mer, retrouver les mains qui les ont laissé glisser. Quelques mots nus, limpides et fuyants. Rien à endiguer, rien à ajouter.

Ecrire n'est qu'un toucher.

Jean Prod’hom


Sans qu'on s'en aperçoive

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Rien ne s'ouvre du dedans, un bouchon de cire assure la fermeture du dehors, recouvert par les restes du chant d'un vieux grillon. Il pleut. S’appuyer contre le rebord de la fenêtre et prolonger les heures qui s'empilent tout autour, avec l'odeur de la pluie mêlée à son claquement sec sur les feuilles des feuillus. Les enfants lisent à l’étage des bandes dessinées dans leur sac de couchage. Le tonnerre a fait éclater nos destinations.

Sans qu'on s'en aperçoive.

Ne rien troubler avant que la fatigue ne me jette de l’autre côté. Un café. C’est la fin de l'après-midi, rien à empaqueter, me coucher perpendiculairement à la pente pour ne pas être entraîné. Déferlement d'eau, pneus sur le bitume. Quelque chose de vivant pourtant fait la planche dans ce déluge.

Jean Prod’hom

Le grain moulu de trois mots

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Enseigner la ponctualité, la répartition des tâches, les lourdes charges, les conformations, les liens d’hospitalité. Ou les chemins de traverse, la désobéissance, la vie solitaire, la mauvaise herbe et l’impossible classification des champignons. Les deux.

C’est ainsi seulement que nos enfants nous tourneront le dos, sans tout comprendre, avec quelques images contradictoires, peu importe lesquelles, dont ils tireront des plans, un film ou une vie, et sur lesquelles ils reviendront un jour s’ils le veulent, pour infléchir le cours des choses et faire un peu de lumière sur ce que nous n’avions pas vu venir. Tenir haut la clé des champs.

Le grain moulu de trois mots.

Jean Prod’hom

Demain je n'aurai pas fini

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Lis aujourd’hui la cinquante-troisième lettre que tu as adressée à ta bien-aimée avant d’aller marcher dans les bois. J’aiguise l’arête qui donne à chacune d’elles l’équilibre de l’épi, suis les pentes jusqu’au bas de la page, remonte le dos blanc accompagné de ce que je ne comprends pas.
L’alléger encore, en replier les bords, la déposer plus loin, sur du papier ou sur un banc, et qu'un passant s'il le veut l’emporte pour redéployer d’hésitation en hésitation l'inachevé qui l’habite. Y retrouver tes pas, apercevoir les miens ou tracer une nouvelle voie.

Demain je n'aurai pas fini.

Seul au bord du lac un tesson dans la main. L'eau et le sable ont donné un visage à ces morceaux de la vaisselle du monde. Inutile désormais d’en appeler à l’archéologie ; oubliée la velléité de reconstituer le plat ou l’assiette dont ils proviennent. Je me satisfais de cet inachevé poli par l’eau et le vent, l’acte sans fin de la disparition. Je regarde ce soir quelques-uns de ces morceaux de paradis, apaisés.

Jean Prod’hom

Et loin dans la campagne


On arpente l’intérieur de volumes en creux,
on ne sait pas où est le bout de la nuit là-dedans.
(François Bon à Alain Veintstein, Du Jour au lendemain)

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Se réveiller à l’intérieur du sommeil, là où la nuit se retire et fait son lit. Y occuper tout l’espace, du choeur au berceau. Je m’affaire dans le ventre de cette cathédrale entourée d’une eau épaisse et noire dont je suis l’involontaire servant. J’entends alors deux ou trois mots en ronde-bosse oscillant sur un socle de pâte préverbale.

Un insomniaque orchestre mes rêves du dedans, tu y es peu présente. Je t’évite ainsi de me rappeler au réveil ce que j’y ai laissé. Je ne saurais te dire qui dort quand je dors, ni où tu es, nous ne logeons pas dans les mêmes quartiers. Mais lorsque je m’éveille dans le noir, j’entends ton coeur résonner tout à côté, derrière l’un des murs mitoyens des cellules de notre nuit.

Et loin dans la campagne, un hululement.

Jean Prod’hom

Pensée qui remonte à chaque pas

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Lever le couvercle. Découvrir sous la dalle de granite les innombrables galeries que la vermine a creusées et que l’air libre comble. L'homme s'active au-dessus, creuse les siennes à ciel ouvert, n’hésite guère, varie les vitesses, se décale, cherche à rejoindre celui qui le précède, prend de l’avance ou du retard, se perd, traîne boulets et projets. Certains relèvent une carte, d’autres font des listes. Panique chez les corneilles. Leur cri à la cime de l’hêtre est un cri de détresse.

Je leur tends une grappe de raisins sur une assiette. Elles retiennent leur souffle un instant, plongent et s’envolent la bouche pleine, il suffit que nous levions les yeux vers le ciel pour baisser les armes.

Pensée qui remonte à chaque pas.

Jean Prod’hom

Tu me fais comprendre

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Il vient du bout de l’allée, s’assoit en face de moi. Aucune indication sur son visage sinon les soucis de la veille et la fatigue du jour. Un visage sans prise, sans carte, un visage aussi nouveau que celui d’un nouveau-né.

Pourtant, quelques mots sur le temps suffisent, une voix, un grain. Une dérobade, un sourire, sa main et, d’un coup, tout se met en place, pour toujours. Ce que j’entendrai lorsque il ne sera plus là, ce dont il se souviendra lorsque j’aurai disparu. Ce que nous laisserons tous deux à ceux qui resteront, des simulacres, des petites perceptions qui flotteront autour d’eux comme l’ivraie dans le vent.

Tu me fais comprendre. Et je comprends.

Jean Prod’hom

Le reste n’est que l’histoire d’un petit village

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Songer à tous ceux qui ont aimé la terre donne le vertige. S’en est-elle une fois avisée ? Les hommes éconduits la mettent en pièce pour lever son secret.

Elle demeure entière.

Le reste n’est que l’histoire d’un petit village au bord d’une rivière.

Jean Prod’hom

Ta venue était la mienne

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Ta venue était la mienne.

On a gardé les pieds sur terre, construit notre vie comme une voie de chemin de fer, en déposant devant nous ce qu’on avait sur le dos. On a bâti des maisons, tracé des balades, fait des enfants. A l’estime, en bricolant des amarres passagères, avec le soin des démineurs et l’insolence des demi-dieux, l’oeil sur le doux et l’amer.
En honorant plus tard ce à quoi on tournait le dos, la jeunesse, les rêves, les plans foireux, les promesses en l’air, les contrées lointaines.

Le réel est hors d’atteinte. Inutile d’attendre.

Jean Prod’hom

Journée qui n’en finit pas

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Assez pris les devants, cherché des raccourcis, fait des miracles. Assez marché sur l’eau. La bouée est au garage, aucun billet sur le coeur, nulle parabole en mémoire cache.

Journée qui n’en finit pas.

J’avance sur les fers et le bitume, dessous la terre ne respire plus.

Jean Prod’hom

Tu entends : il n'y a qu'un oiseau.

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La vieille fait un mot fléché. Elle n'écoute pas, alors il ne dit rien, regarde la ligne d’horizon par dessus le verger, tend l’oreille sans cligner les yeux.

Ils n'ont pas d’enfants mais des amis viennent parfois leur rendre visite. Aujourd’hui ils sont seuls, deux infirmières fument une cigarette à l'angle de la terrasse de l'établissement. Le kiosque est fermé, le repas sera servi dans le réfectoire.

Tu entends : il n'y a qu'un oiseau.

Jean Prod’hom

Pourquoi si peu

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Un moment le matin lorsque la rosée et le vent jeune s'attardent sur le pré et la peau, et qu'on a la naïveté, le courage aussi de ne pas subordonner sur le champ notre vie à ce qu'elle devrait être. Entre midi et deux lorsqu’une venelle parallèle au boulevard nous conduit au feu qui couve ; deux ouvriers cassent la croûte sur le rebord d’une fontaine, à l’ombre, le visage sec.

Le soir dans le jardinet, une anisette et quelques olives tandis que le jour brûle ses dernières forces sur la grille du barbecue. 

Pourquoi si peu.

Jean Prod’hom

Tu es celle qui verse l’eau

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Les avalanches bousculent les prévisions, jamais l’inverse ; tu répétais en souriant que l’orage n’était que par accident un mot de cinq lettres, tu nous racontais aussi qu’enfant tu entrouvrais les portes, celle du logis verrouillée par la peur, celle de la nuit aveuglée par les livres.

Sortir la tête de dessous le lit, reprendre son souffle, par paliers, c’est-à-dire en empruntant les marches sans contre-marches de l’escalier qui monte de la cave. A contre-sens. Jusqu’au bout. Là où le regard embrasse la mer, la terre et le ciel tout entiers. Ne pas plonger. Ils sont tous là en bas sur le rivage. Les rejoindre par le sentier qui zigzague dans la lavande. Ne toucher à rien.

Tu es celle qui verse l’eau.

Jean Prod’hom

Qui respire

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Le vif est sans limite, mais sur le seuil la rhétorique veille. Ajouts, remplacements ou omissions volontaires, raccourcis, sous-entendus, ruses par lesquelles on laisse supposer que ce qui manque pourrait être comblé, par lesquelles on se retranche en retranchant, par lesquelles on allonge le cercle de ses amis. Or le manque surgit en même temps que le monde dont nous sommes absents. Ce manque que relaie la poésie nous prépare à débouler sous le ciel.

Qui respire.

Il est 4 heures, l’enfant a la bouche pleine, pain et chocolat, la tête ailleurs. Une phrase encore, il lève les yeux, le voici dehors avec la liberté aux pieds. Sans assistance.

Jean Prod’hom

Il y avait de l’encre

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Accepter l’invitation et entrer. Sans se retrouver captif du tableau des regrets sur lequel s’ouvrent si souvent les fenêtres du dedans. Sortir donc, en boutant le feu aux brindilles laissées dans un coin du jardin.
Y poser d’emblée le repentir sur sa pointe, l’élaguer jusqu'au détachement. Ne rien ajouter, ni ponts ni chaussées, le silence n’est pas une ellipse, il maintient debout les êtres qu’il unit et sépare.

Rien ne peut être dit autrement que dans l’obscurité d’un puits de lumière, il n’y pas de coïncidences, pas d’autres issues, écrire noir sur blanc en frappant deux silex.

Il y avait de l’encre.

Jean Prod’hom

Dès l'aube

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Soulevé dans le creux d’une vague, mené à ceux qui le veulent bien et qui passent sans avertir. Tout le monde sait tout mais comment le dire, comment prendre acte du regard millénaire de chacun et garder la piété primitive. Reprendre le dialogue interrompu avec l’invisible.

Dès l'aube.

La nuit qui tombe n’est pas une défaite. Ne pas se débarrasser de ce qu’on ne sait pas, ne pas perdre la trace de ce qui n’est plus. Nos vies sont constituées du vivant des morts et du verbe. Déchiffrer ce monde premier et danser sans compassion autour de ce qu’on remettait à plus tard, se retrouver sur un front toujours plus large. Ecrire et lire sont des cérémonies qui nous mettent du bon côté, on n’y rencontre ni avance ni retard.

Jean Prod’hom

De quoi faire un nid

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C’est jour de rentrée, quelques enfants remontent pieds nus la Valleyre. Dans la cour, les hommes du sérail se dissimulent derrière une pile de cahiers des charges en jouant solidaires à un deux trois soleil. On va au mur, chacun pour soi. Ils sourient, n’ont rien fait, nous moins encore.

Ouvrir la porte, laisser entrer dans la maison les mots et les silences qui poussent derrière chacune de tes lettres. Ceux du dehors, immense et solaire dont tu es resté l’hôte prévenant, ceux qui doublent la peau de nos vies refroidies, ceux qui chantent. Le lyrisme des désespérés.

De quoi faire un nid.

Jean Prod’hom

Il y a le reste

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Il y a l’être en tant qu’être, bien sûr, le paon qui fait la roue, le paon qui tue, il y a la chambre des enfants, les squales, les réserves, les dépenses, le négociable, les aires de dépose. les quincailleries, les petits calculs.

Il y a le reste.

Mais il y a aussi ce qui vient après le tout, et après le reste du reste, lorsqu’il n’y a plus qu’un rien qui nous attache solidement à la vie : une rampe d’escaliers, un rebord de fenêtre, tes lettres, ton journal, ton absence, l’ombre d’un ancien canal, la roue d’un moulin.

Jean Prod’hom

Si tu le veux

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Le sorbier n’atteindra pas le ciel, c’est sa manière à lui de consentir sans trembler. On a beau dire et faire, quelque chose barre la route que l’homme suit, et ce quelque chose il l’y a mis, et ce quelque chose est tout autant la fin que la route qui y conduit. Qu’il soit infini ou sans issue, le chemin divise, rien ne recollera les talus.

Être de nulle part et aller nulle part, remiser les échelles, demeurer inconnu dans son aire, l’arbre plutôt que la bête, la candeur plutôt que la peur. Un verger, un enfant y cueillera un jour des fruits.

Si tu le veux.

Jean Prod’hom

Ecriture qui ne peut pas se contenter d’écrire

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L’indigent, les coudes sur la table, bataille derrière les brouillards qu’écarte le soleil de l’arrière-été, il est assis contre un arbre avec un papier et un crayon. Il ressemble à un déménageur, chemise à carreaux lie de vin, petites mains boudinées, doigts-hochets. Les enfants sont à l’école, leur mère à l’autre bout de la ville. Le chien a commencé de gros travaux qu’il ne terminera pas, il s’endort.
Nous sommes tous absents, aussi absents que ce dont on s’absente, voici ce qu’il se dit au retour, ni le vide ni le plein ne débordent de leur place, personne ne répond à nos demandes, nos vies sont des draps qu’on déplie.

Difficile de dire ce que c’est que dormir, ou voler, ou marcher, tout autant écrire où s’échangent ce que je fais de mes mains et ce que tu prends. Je cherche ce matin un peu de réconfort auprès des arbres qui m’épaulent. M’inquiète de ne pas m’être assez méfié des concessions, des pièges de la prétérition, de ne pas avoir pris assez de distance avec les propositions finales et leurs conséquences. Je quitte la cuisine.

Ecriture qui ne peut pas se contenter d’écrire.

Jean Prod’hom

Pendant une heure ou toute une vie.

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Pluie et boue et seul face contre mur porte fermée.
De l’autre mère terre et soeur lune, le cantique de frère soleil, les étoiles et frère vent, l’air, les nuages et le ciel serein, soeur eau, frère feu, fruits et fleurs diaprées, herbes et pardon, une fenêtre ouverte.

La rédemption tient à un fil.

Pendant une heure ou toute une vie.

Jean Prod’hom

Et seulement du bout des doigts

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Ne pas retoucher aux morceaux, nouer le proche au lointain, par le milieu, le fil d’acier à l’horizon, comme les hirondelles le font chaque année en suivant le tracé de l’ancien canal.

Et si personne n’entend, en parler encore, plus bas. Eux. Sans toi.

Et seulement du bout des doigts.

Jean Prod’hom

Je sais que tu penses au petit, à sa mort

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Le tram arrive de la gare à la hauteur de l’hôtel du Nord, le néon clignote. L’inconnu dans l’allée a la tête dans le sac, va et vient sur un damier avec de la sciure dans la tête, s’assied sur un banc sans s’ébrouer. Il va somnoler comme hier et avant-hier jusqu’au soir dans cette embarcation de fortune, à l’ombre d’un platane qui le met à l’abri des restes de lui-même. Son nom est celui d’un étranger, il ne répond pas, ses mains ne lui appartiennent plus, elles demeurent à l’intérieur des manches de son veston rapiécé.
Tenir debout, personne n’y croit plus, car l’homme n’a pas la tête à calculer les forces en présence, il respire sans fil à plomb, se voile la face lorsqu’on allume les réverbères.

Cet homme est un saint, me disais-tu, il séjourne sur un monticule de vertus, les yeux secs, étranger au jeu des questions et des réponses. Il se rend d’une seule traite jusqu’à la tombée de la nuit, se couche sur le paillasson de l’école Cadichon. Le dernier tram revient à l’angle de la place du Centenaire, les réverbères s’éteignent.

Je sais que tu penses au petit, à sa mort.

Jean Prod’hom

Là : un oiseau pourrait se poser

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Les ouvriers ont tourné le dos aux pelles et aux pioches, cherchent l’ombre, les cloches de l'église lâchent alors leurs douze coups. Deux sonneries prennent le relais, les enfants se pressent hors du collège et quittent la cour, à la hâte, comme les aigrettes d’un pissenlit. T’as beau chercher, il n’y a bientôt plus personne, des ruines. On entend dans le lointain le bruit d'une fourchette contre une gamelle et on devine le vent dans le gréement des ombellifères. Partout une respiration, creuse et profonde, un souffle au large bord qui pousse le silence bien au-delà de ce qu'on peut entendre.
J'avais 10 ans et habitais Riant-Mont, j’étais seul comme seul un gamin peut l'être, la chaine des raisons avait lâché, mes héros s’étaient éclipsés, plus de oui mais, plus d’histoires, seul aux prises avec un dimanche vide, sur une place immense que je crois reconnaître aujourd’hui. Il est midi, ma tête finit de se vider. Le silence se met à grésiller comme un vieux 33 tours, le lointain s’élargit au-delà des limites du chantier. J’ignore bien comment la routine reprendra la main sur cette fondrière.

Là : un oiseau pourrait se poser, sans crainte.  

A 13 heures un innocent jette la première pierre, puis un deuxième et un troisième, d’autres terminent les travaux, la paix se rétracte, les camions ouvrent alors leur gueule.

Jean Prod’hom


Par ceux qui désignent la lune

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La table de formica est appuyée contre le vieux pétrin, recouverte par de la paperasse, des commandements de payer et un verre vide. Les sourires des visages qui trônent sur la commode ont fait des locataires de ce deux pièces des exilés dont j’aperçois dans le quartier la chevelure et l’inaltérable beauté. Aimés par ceux qui les croisent, les comètes, les oubliés, par ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qu’un rayon de soleil fait vivre une fois pour tout, par les amateurs de rédemption, les anges.

Par ceux qui désignent la lune.

Ils tiennent le coup.

Jean Prod’hom

En faire un monde

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J’entends une sirène qui me rappelle l’urgence d’aimer les vivants, de repousser la mort sans me soumettre à sa menace. Mais elle me rappelle aussi ce à quoi elle m’oblige : inventer, chaque jour et de toutes pièces, c’est l’autre urgence.

La mort est le signifiant d’un manque. Quant au reste il n’a pas de nom ; de moindre puissance il vit les fenêtres ouvertes, se faufile et a la couleur de l’imprévu, chante comme un oiseau. Je l’habille avant de le remettre à l’eau et il file. J’ai fait mon travail.

En faire un monde.

Jean Prod’hom