nov. 2013

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Drogues, hépatite, délires, prostitution : je lis depuis quelques jours le récit d’une adolescente qui raconte son inexorable et lente descente aux enfers. Commence la mienne en m’avisant que je n’en ai lu que la moitié.

Il se débarrassait de ses vertiges en leur ménageant une petite place dans des poignée de mots dont se saisissaient ceux qui en manquaient.

Vivre avec son temps, j'en suis ; le bref, c’est fait.

Jean Prod’hom

Lettre à l'éditeur

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Reçois ce jeudi 28 la lettre d’un éditeur, la seconde en peu de temps. Une gentille lettre dans laquelle il me dit qu’il découvre aujourd’hui sur la toile ce que j’écris. Un peu par hasard, précise-t-il ; il me confie ensuite que ça l’épate et lui plaît. Une phrase tout particulièrement me ravit, ce que j’écris le rend joyeux, voilà des mots qui font du bien, on en voudrait plus souvent des comme ça, ils nous invitent à donner davantage, à lui et aux autres. Cet homme que je ne connais pas me dit aussi son amour pour Henri Calet, on devrait faire un groupe, décidément Henri Calet nous manque. Il me dit aussi ses affinités avec les pierres.
Je suis allé voir sa maison, une petite maison en apparence, qui réalise de petits livres pas si petits que ça, une maison qui dure et fait peu de bruit. Un travail soigneux et un catalogue qui fait rêver. Il me demande si je ne désire pas publier un livre, qu’il serait heureux de me rencontrer. Moi aussi. Mais je crains de le décevoir et je prends peur. Car ce que j’ai, je le porte, je n’ai rien d’autre, ne cache pas sous une pile de documents un manuscrit qui attend. Ce site est tout ce que j’ai et je dois bien m’en satisfaire, c’est le fragile de mes jours, en contrepoint de la vie que je mène, à la mine au Mont et au Riau. Avec des élèves, Sandra, mes enfants, deux chats et un chien. Je ne peux pas plus.
Un livre oui, mais un autre livre. Et comment ?

Jean Prod’hom

108 (c)

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Tandis que le milan fait un pas de deux avec son ombre, l’homme écrase la sienne à chaque pas.

C’est la saison où les merles faisaient autant de bruit que les hommes, mais seuls les premiers s’envolaient.

Me prends parfois à penser comme une mule qui aurait perdu ses oeillères.

Jean Prod’hom

107 (c)

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Quoi qu’on en dise, chacun est bien obligé d’avoir réponse à tout.

Faire entendre, à qui veut l’entendre, ce qu’on ignore.

Dépaysé chez soi.

Jean Prod’hom

106

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- Est-ce vrai ? Oui ? On s'était pourtant bien habitués.

Je peine à en appeler à l’arbitraire.

Plus on commence tôt plus ça dure, évidemment.

Jean Prod’hom

(P. F. 9) Marie Métrailler

Capture d’écran 2013-09-28 à 20.44.12 Marie

- Que l’éternité s’offre à nous, toute nue, à nous qui sommes limités dans le temps, de part en part, c’est un cadeau n’est-ce pas ?

Elle n’a pas dit les choses ainsi, mais peu importe, ses copines ne l’ont pas écoutée, une fois encore, et l’ont renvoyée à sa solitude. Alors la petite raisonneuse s’est tournée vers la pile de livres dans lesquels elle cherche une idée de Dieu, simple, universelle et aimable qui la libérerait d’une crainte qui ne la quitte pas.
Elle tombe sur un recueil de récits, de ceux qu’on racontait à la veillée dans les Alpes au siècle dernier, au printemps et en automne, tandis que sous le lumignon les femmes filaient la laine blanche et les hommes taillaient des figurines de bois, longs récits mélancoliques interrompus par la visite des morts endimanchés, procession d’hommes et de femmes en blouse et capuche blanches, réclamant qu’on prie pour eux pour les délivrer et écourter leurs peines.
La gamine interrompt sa lecture, croise ses mains qu’elle dépose à l’angle de la table. Inutile que nos morts défendent notre cause, notre pays est assez solide, il suffit de s’ouvrir aux forces cachées, à ce que personne ne veut voir, il suffit de labourer nos croyances, fluidifier nos idées fixes. Elle regarde le soleil se coucher sur les montagnes de la vallée, une vallée en déshérence. Laisser entrer le sel, le fer et le riz, et laisser filer notre eau. Donnant donnant. Ne pas gaspiller nos forces pour rien, ce qu’on fait a de la valeur.
Elle a un bouclier devant les yeux, derrière lequel bout sa résistance et que ne parvient plus à franchir la haine de ceux qui veulent la faire taire en la soumettant à leurs arriérés. Un masque de résistance fermé à toute propagande, jamais un rire, ni un sourire. Résister et y parvenir pour passer outre et aller au-delà.

Jean Prod’hom

Un nouveau monde

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Le mousse se plaint des règles que l’on applique dans la maison : pas d’écran avant la fin du petit déjeuner, plus d’écran après 18 heures 30, tandis que des jurisprudences savamment négociées ponctuent l’entre deux. Mais cette fois c’en est trop, Arthur fomente une révolte. Pensez donc, c’est l’heure de lever le pied et il est en train de réorganiser son village. Son village ? Un village sur Clash of clans, un jeu de stratégie. Le but est de construire autour d’un tilleul une église, une épicerie, un cimetière, des latrines. C’est aussi attaquer les ressources des autres villages, créer un clan et beaucoup, beaucoup d’autres choses. Arthur me montre un dessin, c’est le plan de son niveau hameau, le temps presse, son truc est super, il est est à deux doigts de la catastrophe. Je le crois.
- Je n’ai pas assez de remparts et de fortifications pour le protéger efficacement. On ne pourrait pas faire une exception ?
Il est 18 heures 30, l’exode rural n’est décidément plus qu’un souvenir.

Je suis né à la Source, le matin ou le soir, plus personne ne le sait, ceux qui le savent sont morts. C’était au mois d’août, le 6 de l’année 1955, je n’en sais pas plus, c’est amplement suffisant.
Nous recevons ce soir un faire-part qui nous réjouit, une petite cousine est née. Le père et la mère précisent l’heure et la minute, 8 heures 07, je fronce, comme s’ils savaient ce que naître veut dire. C’est tout un monde qui disparaît soudain, le travail de l’horloger, l’imprécision les roues dentées. Et je ne dispose d’aucun moyen pour me consoler et m’opposer à ce pathétique.
Je n’aime pas ça, la naissance confine à un punctum.

Je regrette chaque jour davantage la disparition des baptêmes, des confirmations, des communions, des doubles naissances, des fondations et des refondations.

Jean Prod’hom

Néocolors

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Sonnerie encombrée, puis silence qui se prolonge dans les tempes, bruits de pas lointains. La maman de Michel ouvre la porte et me souhaite la bienvenue, voix douce, elle semble parler une autre langue et habiter un monde à l’autre bout du couloir qu’elle ira rejoindre lorsqu’elle m’aura accompagné jusqu’au salon. De la musique sort d’un bahut encastré dans une grande bibliothèque, du piano peut-être, le battant est ouvert et on aperçoit le disque noir qui lance quelques éclairs ; discipliné, le bras se soulève, il fait sombre.
Michel me regarde à peine, il dessine. Partout sur la table des néocolors qui roulent et butent contre des obstacles indifférents, petits morceaux en désordre.
Michel m’a invité à dessiner, son père est là, la pipe à la bouche. Il regarde ravi l’engagement de son fils qui remplit de grandes feuilles, à grands traits, à raz-bord. Il piaffe, bouche avide, lèvres épaisses, je le regarde de biais. Je ne comprends rien, le père a disparu dans l’ombre. Michel emporte tout sur son passage, sans s’arrêter, sans lever les yeux. Ce devait être un samedi, nos deux mondes se cotoyaient mais ne se touchaient pas.

Jean Prod’hom

Je me souviens d’avoir dormi dans les soutes

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Je me souviens d’avoir dormi cette nuit-là dans les soutes d’un sommeil poisseux et m’être dit au réveil que je ne ressemblais pas à celui que j’avais laissé dans le ventre de la nuit. Je me souviens m’être levé avec passablement d’entrain, d’avoir suivi les traces que j’avais laissées la veille et avoir mis de l’ordre dans la cuisine. Je me souviens que c’était samedi, que Lili avait organisé au cours de la matinée un parcours de trial pour sa sœur et qu’Arthur s’était rabattu sur la trottinette. Je me souviens du jardin dans lequel pour la première fois de l’année nous avions pris le petit-déjeuner, je me souviens que nous avions, Sandra et moi, remis quelques points sur les i, avec toujours la même double intention, celle d’éviter à nos enfants de nous avoir toujours sur le dos et de nous assurer qu’ils voleront bel et bien un jour de leurs propres ailes. Je me souviens qu’Arthur est allé vendre des billets de tombola au village et que les deux filles ont imaginé les pas de danse que Louise exécuterait à l’occasion du prochain spectacle scolaire. Je me souviens d’un film sur la bataille d'Italie, du débarquement des alliés à Salerne en septembre 43 et de leur entrée dans Naples, de la foule en liesse.



J’ai quitté le Riau, suis descendu à pied jusqu’aux Censières par l'étang. Le fœhn avait faibli et l’air était doux, le tapis d’épines chauffées depuis la mi-journée donnait un avant-goût de l'été. Je me souviens des anémones, des myosotis près du nouveau réservoir, des merisiers en fleurs. Je m’étais dit qu’il ne fallait jamais oublier que le Riau est à près de 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, que le printemps avance comme la marée et que notre regard est toujours dépassé par les nouveautés. Je me souviens des quelques gouttes de pluies qui m’avaient fait cesser de ratiociner et hâter le pas. Je me souviens que le passage subit d’un chevreuil ne m’avait pas surpris, mais le fait qu’il soit seul en ces lieux et à cette heure m’avait paru étrange. Les gouttes de pluie avaient redoublé, lourdes et gaies, sans qu’elle parviennent à transpercer mes habits. Je me souviens avoir modifié mon programme et demandé à Sandra, au téléphone, qu'elle me prenne lorsqu'elle descendrait au Petit Théâtre avec les enfants. Je me souviens m’être arrêté plus tard devant le portail peint de la cathédrale, j’y ai paressé assis sur une marche de molasse, séduit par l’élégance des apôtres et les scènes de la Dormition. Je me souviens de la chapelle réservée aux pèlerins de Saint-Jacques, ils étaient deux ce jour-là, l’un se reposait le front appuyé contre un banc, l'autre avait remis de l'ordre dans son sac à dos avant de réajuster ses bâtons.
Il y avait du soleil sur l'esplanade, la Savoie était toute proche, je me souviens du verbe « ratiociner » auquel j’avais songé peu auparavant, d’une tache d’argent sur le lac, à l’avant de Saint-Sulpice. Je me souviens m’être dit que la ville était un peu morte et que les vies ici étaient comme suspendues à quelque chose qui ne passe pas ou passe à peine. Je me souviens des cloches qui s’étaient mises à sonner à 18 heures et qui m’ont ramené de très loin une autre manière de considérer le temps, celle qui fut mienne alors que je n’en savais rien et qui me file entre les doigts lorsque je la crois captive.

Jean Prod’hom

(P. F. 8) Jenny Humbert-Droz

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Elle avait espéré qu’elle n’éprouverait plus jamais cette impression de fin du monde, de tristesse et de déception, mais de dignité aussi qui planait en fin de journée lorsque les Italiens rejoignaient le dortoir que leur employeur mettait à leur disposition. Ils étaient des milliers dans la construction et l'hôtellerie, dans l'agriculture, pendant neuf mois loin de leur épouse et de leurs enfants.
Il y avait un gros chantier à côté de chez elle, on y travaillait à la construction de la route nationale. Elle se souvient de ces petits groupes d’hommes silencieux qu’elle croisait lorsqu’elle rentrait en fin d’après-midi de chez sa grand-mère, avec leur vieux sac de sport en bandoulière et un peu de boue sèche sur le visage. L’adolescente n’imaginait pas la suite, la fatigue, la promiscuité dans les cabanons, l’amitié aussi.
Elle se souvient surtout de l'un d'eux qui lui racontait alors que le soir tombait, dans un sabir rocailleux, à deux pas des baraquements qui jouxtaient la cure, un peu des choses de son pays : le soleil d'où il venait, l'ombre, les trois enfants qu'il avait laissés à Castel del Piano, les châtaigniers, les champignons, les serpents, le lac de Trasimène qu’on apercevait du sommet du Monte Amiata.  
La petite avait une douzaine d'années, il ne lui disait rien de son exil, mais tout en lui en parlait pourtant, Se mêlait en effet à l’immense douceur de ses récits un désarroi qu'elle comprenait mal et sur lequel personne ne s’interrogeait, pas même son père, pasteur, lorsqu’elle lui parlait de Gino. Pourquoi n'était-il pas là-bas en Italie avec les siens, ou eux avec lui ? Pourquoi ces baraquement et cette solitude. Pourquoi ce silence et cette gentillesse ?
Elle s’était mise à comprendre, sans disposer des mots, l'iniquité de la situation, à deviner l'indignité de leurs hôtes, le silence sur lequel reposait cette conspiration et la prospérité des employeurs. Quelque chose se défaisait du côté des siens, elle percevait cette fausse note qui obligeait chacun à boucher ses oreilles, mais elle engrangeait aussi la bonté généreuse de ces hommes et le soleil qui soutiendrait demain ses luttes.
Et cette grâce des gens qui taisent leur souffrance et sourient au passant lui revient à fleur de peau lorsqu'elle croise dans la campagne l'un ou l'autre des employés agricoles du village qu’elle habite aujourd’hui, venus de Macédoine ou du Montenegro, plus solitaires encore aujourd’hui que jadis, enfermés dans leur langue et leurs souvenirs, 12 mois durant, sans même disposer de ces 3 mois qui obligeaient autrefois ceux qu’on appelait les hirondelles à retrouver un peu du soleil qu’ils avaient laissé derrière eux.

Jean Prod’hom

Profils

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Lili s’inquiète des dangers que son frère court en tournant dans l’huile bouillante les donuts dont il est aujourd’hui devenu le spécialiste.
- On devrait en inventer qui n’ont qu’un seul côté.

Arthur, un portable dans une main et un DVD dans l’autre, se saisit tant bien que mal d’un yoghourt à la framboise. En repoussant du genou la porte du frigidaire, il heurte du coude le plan de travail. Il gémit en se jetant dans le fauteuil près du poêle.
- On se fait trop mal dans la vraie vie.

Louise est ravie de la jolité du monde, mais déplore la salité de ma voiture.

Jean Prod’hom

Funérailles de Joffre

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Gustave Roud s’est trompé, la transmission intégrale des spectacles, visuelle aussi bien que sonore, n’a pas rendu la description parlée superflue. Léon Zitrone et Stéphane Bern n’ont pas cessé de nous le rappeler. Mais Gustave Roud a vu juste en écrivant le petit texte qui suit et qui montre que rien ne vaut l’écriture pour dire l’événement qu’a constitué pour nos régions reculées l’arrivée de la radio, qui a mis Paris à portée de nos pas. Qu’ici aussi, dans le Jorat, on s’est tu lorsque le cercueil du maréchal Joffre a passé sur sa prolonge et que le cortège, chose impensable, a traversé nos chambres basses. (JP)


« Un seul déclic et la chambre basse tout à coup résonne de la rumeur d’une foule immense, mais de cette rumeur très particulière de l’attente, faite du contrepoint de mille phrases interrompues et reprises indéfiniment sans qu’un silence total ou des tumultes subits en rompent la monotonie. Puis une voix toute proche se dessine sur la confusion de l’universel murmure ; elle décrit, détaille, commente le spectacle dont seul l’écho aveugle nous parvient et qui est celui des funérailles de Joffre.
Cette formule de « reportage » (comme l’on dit) par T.S.F., où la voix d’un commentateur se conjugue au déroulement sonore d’un événement pour lui assurer un rendu instantané aussi parfait que possible, n’est pas nouvelle, et l’on peut prévoir le temps où une transmission intégrale du spectacle, visuelle aussi bien que sonore, rendra superflue toute description parlée. Telle qu’elle se présente maintenant, avec sa superposition du direct et de l’indirect, semblable retransmission, il faut bien le dire, est déjà quelque chose d’hallucinant. Cette brutale mise en communication, cet espace qui se substitue d’un seul coup à votre espace, cette petite chambre campagnarde qui contient Paris, ce temps qui annule votre temps – car là-bas c’est midi et ici treize heures, et les deux chiffres contradictoires s’énumèrent ensemble – tout aiguise l’imagination et la rêverie. On oublie sans peine tout le mécanisme qui sert de support et de guide à cette chose en train de se produire, là-bas vivante, vivante ici. D’ici, dit la voix, je commence à distinguer le cortège du côté du pont Alexandre III. Le ciel s’éclaire (on le voit s’éclairer). Voici le lord-maire de Londres, ou du moins il me semble le reconnaître tel que je l’ai vu récemment lors de mon séjour dans la grande capitale avec son manteau rouge. M. Chiappe, préfet de police ; il se mouche. Les tribunes se garnissent. Voici le prince de Brabant. Je commence à entendre les fanfares (et presque tout de suite, en effet, de la houle sonore émergent quelques cris de clairons). O cortège ami, que tu es lent à te rapprocher ! Etc., etc… Le rôle du coryphée (dont nous nous amusons à transcrire ici quelques phrases, parce qu’elles indiquent bien sa tâche, qui est, par une suite de détails familiers qui se juxtaposent, de suggérer un tout sans cesse modifié) va diminuant d’importance à mesure que se rapproche le cortège funèbre, et le vent glacé qui se lève (nous dit-il, – on sent aussitôt sa morsure sur son propre visage) paralyse peu à peu sa parole. Et le fantôme de cortège traverse lentement la chambre, le pas des chevaux sur la chaussée couverte de sable, les cuivres qui éclatent et s’éteignent, les tambours anglais comme un gong intermittent, l’infanterie en marche, cette espèce de halètement rythmique des pas scandés, l’artillerie, et le cercueil enfin sur sa prolonge tirée par six chevaux noirs. Une atmosphère est recréée dans sa totalité ; faite de tristesse, de grandeur et de gloire, – avec mille diversions familières, comme cet assaut de photographes trop audacieux auxquels une lointain voix irritée crie : Non, non non, non ! Et déjà, d’une voix liquide, Barthou commence : Monsieur le Président de la République
Il nous plaît de souligner l’instant où une invention devient assez parfaite pour faire oublier les moyens dont elle se sert et ne nous laisser songer qu’à ses réussites. Ce « reportage » de toute évidence en est une. »

Gustave Roud, « Funérailles de Joffre »
in Ecrits à Carrouge, Fata Morgana, 2011
Publié dans Aujourd’hui le 15 janvier 1931
(Les obsèques du maréchal Joseph Joffre ont eu lieu le 7 janvier 1931)


Je me souviens d’avoir marché sur l'asphalte

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Je me souviens d’avoir marché sur l'asphalte plus de deux heures, entre le village et le Riau, et d’avoir souffert des lombaires le lendemain matin, tandis que je terminais le Dictionnaire amoureux de Schifano sur Naples et que je lisais les premières pages du beau livre que Fernandez lui a consacré. Je me souviens du sentiment qui m’a saisi lorsque j’ai pris conscience qu’ils parlaient au fond de la même ville, d’une ville restée au bord de l'histoire, un sentiment qui ne m’a pas quitté et que je suis allé vérifier à deux reprises sur place.



Je me souviens du fœhn qui a soufflé tout au long de cette journée de fin avril et de la tempête qui a conduit les responsables à interrompre la grande patrouille des glaciers, je me souviens de m’être endormi au milieu de l’après-midi à deux pas d'un cauchemar qui ne payait pas de mine, d’avoir pu m’en extraire mais d’être demeuré une bonne heure dans la glu. Je me souviens d’avoir préparé une mayonnaise pour le soir, puisque c’était l'anniversaire de Sandra et que les petits avaient demandé de pouvoir manger une fondue chinoise. Je me souviens qu’on a joué en famille à un jeu de stratégie et que les filles se sont couchées après 23 heures, je me souviens de ce vendredi-jà. Je me souviens que Louise avait réintégré son ancienne chambre après qu’on eut attrapé la souris qu’Edelweiss avait ramenée et qui avait provoqué un sacré remue-ménage. Je me souviens que Lili avait décidé de dormir porte fermée parce qu’elle avait la certitude qu’il n’y avait plu aucune souris à l’intérieur mais que Louise trouvait qu'il était plus important de dormir porte ouverte, avec le risque qu’une souris passe la nuit dans sa chambre, sous son lit ou ailleurs, peu importe puisqu’une souris n’a jamais fait de mal. Je me souviens qu’Arthur avait considéré cette discussion avec un certain recul. Je me souviens d’une phraseQuand il pleut, ce bruit de clavier sur les vitres me pousse devant l’écran, là où je ruisselle, incapable – que j’ai recopiée ce jour-là et des hortensias que j’ai pris en photo devant le hangar alors que la nuit tombait.

Jean Prod’hom

(P. F. 7) Philippe Jaccottet

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C’est une petite chambre sans allure, murs nus et fenêtres grandes ouvertes, remplie des odeurs âcres d’un feu de sarments, de vieux ceps, de brindilles et de feuilles mortes. L’enfant qui a levé la tête de la revue qu’il parcourait avec avidité observe avec une lenteur qui étonne la campagne que des fumées bleues enveloppent. Les tenons de la chaise grincent et tordent les pailles du placet. Il est debout, rien ne lui appartient vraiment dans cette chambre, il en sort, il s’assied sur les escaliers qui descendent jusqu’au chemin qui conduit au plantage. Le vieux qui brûle les restes de taille lui fait un signe auquel il répond de la main. Ils n’aiment pas parler ; ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est ne rien avoir à ajouter à ce qui est. Une impression traverse soudain l’enfant, comme une flèche, une sensation de pureté qui dure, croît, avant de s’éloigner, de prendre ses quartiers plus loin dans la campagne et se mêler aux chants des cigales et des grillons.
Il descend les ruelles du village en ne touchant à rien, traverse les herbes sèches de l’ancien camping jusqu’à la rivière. Marc et Jeannot refont le gué, les pluies d’avril ont tout emporté. C’est sur le dos de la rivière que Marc et Jeannot traversent l’été ; lui fait la petite main, amène des pierres, obéit, demeure en-deçà, à l’abri. Les travaux n’ont guère avancé quand la nuit tombe mais il faut rentrer.
Lorsqu’il parvient au clos de la Bastide, tout est comme neuf, le vieux n’est plus là, il ne reste qu’un tas de cendres. L’enfant marche entre les oliviers, sans assurance mais sans inquiétude non plus, ses paupières battent lentement, il ne songe à rien. Rien n’arrête son regard qui s’attarde, c’est l’heure. Les yeux plus pâles que bleus, il se réjouit demain du gué et du rayonnement de la rivière. On ne dispose que de peu de temps pour saisir ce qui file entre les doigts.
Il se couche la fenêtre ouverte, pas besoin d’enfermer le monde dans une prison, il suffit de le garder à sa portée, de laisser aller et venir les odeurs. Demeurer reste le seul chemin qu’on peut faire soi-même. Le prix à payer est faible en comparaison.
La chaise et son placet, la table qui leur fait face veillent lorsqu’il s’endort, acceptent sans contrepartie qu’il se taise. Ils seront une aide précieuse lorsque l’enfants saura écrire et que le moment sera venu d’en témoigner avec l’oeil de l’aigle et la légèreté du papillon.

Jean Prod’hom

(P. F. 6) Jacob Sumi

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On ne le voit pas tout de suite au milieu de la bande, il n’est pourtant pas comme les autres. Quand on lui demande de s’expliquer, il dit avec des mots qu’il mâchouille qu’il n’y peut rien, qu’il y a une centaine de petits bonshommes qui rigolent dans sa tête. S’il ne connaît pas précisément leur nombre, ce n’est pas qu’il n’a pas essayé de les compter, c’est parce qu’ils s’agitent sans discontinuer dans les bulles de savon et les tas de billes qui occupent le volume arrière de son crâne. Alors il est bien forcé lui aussi de rire, et ses rires le secouent de la tête au pied. Il porte une casquette à visière orange avec le nom d’un moulin industriel sur le devant.
Au réfectoire, il est assis au bout de la table et, tandis que ses camarades mangent l’assiette fantaisie, il mange des pâtes froides dans un vieux tupperware. Il regarde la carafe d’eau et son verre, tous les deux à moitié pleins, pas toujours mais presque. Il les regarde avec un sérieux qui inquiète, alors les petits bonshommes cessent de rigoler dans sa tête.
Il se frotte l’oeil avec son avant-bras, des pâtes glissent et s’accrochent à un T-shirt en bien mauvais état. Il n’a jamais froid, n’est jamais malade, rien n’est long dans sa vie dont la voie est toute tracée : les bois et les rivières dans l’entreprise d’un oncle éloigné, c’est sûr, il sera aide-bûcheron.
Il y a eu des malheurs dans sa famille, son grand frère s’est pendu, il y a l’alcool et il y a cette douleur à l’oeil qui ne le quitte pas. Si désagréable que parfois, s’il le pouvait, il l’ôterait avec une petite cuillère. Il n’a jamais tué une bête, n’a jamais eu l’idée de voler si bien qu’on pourrait ses demander pourquoi c’est toujours lui qu’on montre du doigt quand il y a une embrouille dans le quartier. Le matin avant d’aller à l’école, il boit un verre de lait.
Ce qu’il aime c’est l’été, quand on entend dans la cour qu’entourent de hauts immeubles la musique et les nouvelles que diffusent par les fenêtre ouvertes de petits postes de radio. Et quand les gamins du quartier descendent au centre-ville, il reste près de la caisse à sable sous l’érable, même s’il pleut, seul, reposé. Sur le qui-vive pourtant lorsque quelqu’un s’approche : il pourrait réveiller les petits bonhommes qui font la sieste dans sa tête.

Jean Prod’hom

Lorsque la mine ne laisse rien voir du jour

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Lorsque la mine ne laisse rien voir du jour, lorsque le ciel menace de se refermer sur elle, lorsqu’elle se sent alourdie par les petites misères qui s’accumulent et gonflent comme l’avoine dans la panse de ceux qui ruminent, défaite par ses manques et les incompétences des gens qui l’entourent, atterrée par l’état de tant d’enfants en déroute pour lesquels elle ne peut que peu et qui ne veulent rien, lorsqu’elle a courbé l’échine devant les mirages que brandissent les maîtres chanteurs, il lui suffit de sortir, de monter dans sa voiture, de rouler en écoutant la litanie des autres misères sur le chemin de la Bérallaz qui plonge dans la nuit, le bouchon qui ne se résorbe pas entre Morges et la Maladière, l’accident près d’Yverdon, les promesses des fieffés menteurs de Genève, la suffisance des journalistes, il lui suffit, dit-elle, de s’éloigner de ce tohu-bohu pour que la malédiction se détourne et qu’il ne lui reste rien d’autre qu’un immense et bel abandon. La vie redevient une douce énigme, elle se remet à sourire près de Montheron, vivante, sans ramasser le bois noir qui nourrit les enfers. Elle désespère sans personne à ses côtés, légère, la neige tombe, elle roule. Personne n’en saura rien. A part toi qu’elle me dit, et elle revit.

Jean Prod’hom

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- Pourquoi, demande Lili, quand je lève la main droite devant la glace c’est la gauche qui se lève dedans ? Pourquoi, lorsque je tourne le dos au miroir, je tourne aussi le dos à moi-même ?

Les représentations du monde le font naître en nous en séparant et nous invitent à le rejoindre dans et par la représentation.

C’est ensemble que l’âme et les nuages naissent dans une flaque d’eau, que les cieux se détachent de la conscience universelle pour rejoindre le ciel et que l’existence se trouve réduite à une peau de chagrin.

Jean Prod’hom

Lorsque le vent de novembre

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Il y a, lorsque le vent de novembre a pris ses quartiers et a chassé les dernières averses de l’automne, lorsque la neige s’est établie sur l’échine du Moléson et que les champs sont labourés, il y a quand le soleil du milieu de l’après-midi a embrasé les mélèzes du village des Italiens et que le froid a fait cailler deux larmes au coin des yeux, il y a dans le Haut-Jorat une nudité plus nue que la nudité. Corps déplié qui scintille à l’intérieur de soi et entre les choses.
Et on voudrait que cette nudité aux larges bras se prolonge, comme un point d’orgue qui ferait oublier un instant la malle aux windjacks et le campement des mauvais jours.

Jean Prod’hom

Wikipedia avertit

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Je lis dans Wikipédia que l’auteur de l’article sur le « temps » ne cite pas suffisamment ses sources. Certaines sections sont à «vérifier », d’autres à « recycler ». Eternel refrain.
L’auteur de l’article sur le « futur » est lui aussi épinglé. Il est trop évasif sur les siennes. C’est moins étonnant !
Quant à l’article sur le « passé », il est étrangement bref. Idem pour « instant présent », mais ça s’est plutôt normal !
Quasiment rien sur l’ « origine du monde ». Plus tard vraisemblablement, quand on en saura plus.

Jean Prod’hom

Jean-Claude Hesselbarth | La Rivière II

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Des papiers, il y en avait de toutes les qualités. Louis de Jaucourt en dénombre plus de 50 espèces dans l’Encyclopédie dont il énumère le petit nom : Grand-Soleil, Grand-atlas ou Petit-atlas, Grand-Jésus, Petit-Jésus, Petit-royal, Royal et Grand-royal, A la cloche ou A l’écu, Grand-cornet… Plus de cinquante de ces papiers pouvaient être obtenus en cinq qualités différentes : fin, moyen, bulle, fanant, ou gros bon. Les papeteries étaient situées près d’une rivière, à la chute d’un torrent, précise Jaucourt dans l’Encyclopédie.

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Les pattiers amenaient au moulin les chiffes et les nippes, les guenilles et les chiffons qu’ils avaient collectés. Triés pour ne garder que le chanvre et le lin, ils étaient entreposés un certain temps dans un pourrissoir, lacérés ensuite, battus, broyés par des maillets armés de tranchans, brassés avant qu’on ne plonge un châssis dans une cuve pour que le papier s’y fige. Qu’on dessine sur des hardes récupérées ou des vêtements de seconde main ne me déplaît pas, on n’enfile pas un complet-veston à l’atelier.
C’est d’abord le papier, ostie ou page meringuée du Félix Gaffiot, boîte à oeufs qui me remue lorsque je considère l’encre de Chine de Jean-Claude Hesselbarth que j’ai chaque matin sous les yeux. Avant que la petite plume d’acier et le bambou taillé baignés d’encre ne me fassent parvenir le couinement qui a accompagné les outils dans la creuse du lit de ce jeu d’ombres et de lumières intitulé Rivière II (1982).
Un peu moins de 34 centimètres de large sur un peu plus de 50 de haut, comment calculer précisément la largeur d’un rêve ou d’une rivière ? Un peu moins si l’on soustrait les rives qu’envahit l’eau noir de tunnel.
Rivière à la bannière frémissant au vent, lumières, ombres et frondaisons, personne ne sait très bien où commencent et finissent les choses. Blason coupé avec les dents, décousu, on appelle drapeaux les chiffons d’où l’on tire le papier à la cuve. Recommencer, par dessus et par dessous, ronciers, pointes acérées du robinier, bambous, et puis ce flottement du sens et de l’orientation. Il est 10 heures, personne dans les rues, c’est jour de rentrée, jour d’école buissonnière, René est à la rivière.
Ah ! j’oubliais, Jean-Claude Hesselbarth fêtera ses 90 ans l’an prochain.

Jean Prod’hom

Il y a les sursis concordataires

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Il y a les sursis concordataires
la rase campagne
les arrière-boutiques
Il y a la chirurgie esthétique
les frigidaires
la peinture à l’huile
il y a les salles d’attentes
la rigidité des cadavres
les portes closes

Jean Prod’hom

La dernière pierre (Pays perdu)

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L’ouvrier agricole s’était dit qu’il la reprendrait lorsqu’il aurait fini de traire, la remiserait dans l’armoire de l'écurie, celle qui ferme mal. Et puis, parce que le ciel était chargé, que l’orage menaçait et que la pluie risquait bien de revenir, il avait changé d’avis et l’avait accrochée à la chevillette de la porte de la mécanique. De fil en aiguille, la capuche était restée là, personne ne s’en était formalisé, on l’avait oubliée.

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Lucien est mort et la capuche de ciré jaune lui a survécu. La patronne, veuve alors, a remis le domaine il y a quelques années, la ferme n’abrite plus aucune bête, plus aucune âme n’emprunte le chemin de terre qui conduit aux anciennes mines de la Beune d’où l’on tirait la molasse des temples et des encadrements des portes et des fenêtres de la région.
La capuche a rejoint le gros de l'insignifiance, solitaire et lointaine, comme guettant dans l’ombre le soleil, d’or à l’aube, vert-de-gris le soir. Prisonnière de la soie, elle retient derrière une barrière de ronces et d’orties un peu de la vie qui l’a désertée. J’imagine Lucien, la chemise à carreaux boutonnée jusqu'au coup, les allées et venues de la veuve, les myosotis de son tablier qui s’effacent, la cour déserte.
Trois hivers passeront, trois automnes et ses pluies. Plus de vaches aujourd’hui dans l'étable, oubliées les fragrances de la bouse et du foin, la tèche de foyards est sur le point de s’effondrer. La capuche de toile cirée est pourtant sur le point de parler, désigne ce qui insiste en dépit des ruines.
Avant que tout ne disparaisse, ce quarteron de mélancolie, rude et brutale, s’accroche à la chevillette de la mécanique, avec les odeurs d’un feu d’automne, le silence tapi au fond de l’étable vide, la vie qui repiquerait, sale mais austère. L’esprit du lieu s’ébroue et réveille cette nature morte, secouée par les sonnailles du voisinage, ravie par le murmure assoiffé de l’eau sur le miroir de la fontaine dans lequel les nuages passent.
Et, jusqu’à ce que le godet des engins de démolition ne l’emporte et la jette parmi les gravats, les bris de molasse et de verre, cette promesse, la capuche la tiendra, la promesse de ce qui se maintient sans personne, voisine des jours clairs, des riens qui font lever la tête, des justes misères, de la beauté festonnée des décharges, de Lucien et de la veuve dont le souvenir sécrète un bonheur sans limite, éloigné du pire, donnant à voir sans qu'on le sache vraiment, aveugles que nous sommes, ce dans quoi nous sommes plongés, l’incompréhensible qui nous unit à eux.

Jean Prod’hom

Âmes noires

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Âmes noires
et fausse bile
porteurs de bières
bennes à dépouilles
signataires de saintes alliances
marchands d’horreurs

Négociez
annexez
mais du balai
laissez ce morceau de pré

Jean Prod’hom

Il y a les initiatives populaires

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Il y a les initiatives populaires
les crayons gris
le détroit de Malacca
la piraterie
il y a en France le sénat qui ne sert à rien
le roquefort bien plus utile
il y a ta petite mine
ma petite amie
la petite arvine

Jean Prod’hom

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Fenêtre qui s’ouvre sur le dedans et sur le dehors, fenêtre insolite sans toit ni murs.

Difficile lorsque tu campes sur le tranchant du couteau ou que tu franchis le col de maintenir ensemble et par le milieu la fin et le commencement. Comme s’il fallait trancher.

Formule ramassée ou court propos sans bride, c’est la même chose.

Jean Prod’hom

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La peinture figurative joue de son incapacité à orienter ses objets dans le temps, condamnée depuis toujours à les placer dans une embrasure, ou sur un rebord de fenêtre. En deçà ou au-delà. Même les natures mortes. La peinture non-figurative et la photographie ont suivi le mouvement.

Jean Prod’hom

Nicole Gaillard | Lucian Freud | Hotel Bedroom

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Lucian Freud (1922-2011)
Hotel Bedroom, 1954, Beaverbrook Art Gallery (Canada)

« Que l’on décrive cette expérience visuelle comme l’impression d’entrer dans la fiction, ou celle, inverse, de voir un personnage en sortir et prendre passagèrement une densité quasi réelle, le rôle imposé au regardeur est toujours celui d’un témoin par principe indésirable, conduit à s’éprouver tel puisqu’il a sous les yeux l’évidence d’une relation à deux qui, en son essence même, tant à la clôture et à l’exclusion de toute tierce présence. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 282

Nicole Gaillard | David Hockney | Mr and Mrs Clark and Percy

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David Hockney (né en 1937)
Mr and Mrs Clark and Percy, 1970-1971, Tate Galllery (London)

« Le vase de lys agit ainsi comme le marqueur le plus patent d’un scénario présent en filigrane, celui d’un moment où s’échappent des paroles importantes – seul élément caractéristique de l’épisode religieux susceptible d’être transféré à la scène peinte par Hockney, me semble-t-il. Somme toute, le choix de réactiver chez le spectateur les habitudes réceptives liées à l’Annonciation contribue à perturber en le complexifiant, le processus de réception d’une peinture qui se présente au premier abord comme un simple portrait. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 271

Nicole Gaillard | Edward Hopper | Room in New York

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Edward Hopper (1882-1967)
Room in New York, 1932, Sheldon Museum of Art (Lincoln)

« Yves Bonnefoy le dit mieux que personne : « Exemplaire de ce qu’il [i.e Hopper] épie aux confins de l’âme et du silence du monde, cette femme de A Room in New York, 1932, qui, près de son mari qui lit intensément son journal, a posé, ou va poser, un doigt, rien qu’un doigt, sur le clavier du piano, pour écouter les vibrations de la note, belle métaphore d’un grand possible, celui qui manque à la vie. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 246

Nicole Gaillard | Otto Dix | Mélancolie

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Otto Dix (1891-1969)
Mélancolie, 1930, Kunstmuseum (Stuttgart)

« Emprisonné, réduit à l’état de pantin, acculé au seul désir de se dissoudre dans la nuit orageuse teintée de feu, l’homme endosse ici le rôle de la victime dépossédée de sa dignité originelle par une partenaire sans scrupule, à qui il suffit de se dénuder pour prendre au piège sa proie. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 231

Nicole Gaillard | Max Beckmann | Man and woman

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Max Beckmann (1880-1938)
Man and woman, 1932, Collection particulière (Lackner)

« Voilà donc le divorce accompli que j'évoquais plus haut. Les partenaires se sont tourné le dos, se sont réparti les deux dimensions de l'espace reçu, comme se négocie le partage des biens communs lors d'une procédure de divorce: "Je reste ici, tu vas là-bas", et, corrolairement: " Je vais là-bas, tu restes ici. » Aucune surprise dans ce partage où la femme s’attache au proche et au connu, tandis que l’homme ira découvrir le lointain, pas plus que dans l’attribution des positions contrastées, elle couchée, lui debout. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 192

Nicole Gaillard | Ernst Ludwig Kirchner | Das Paar vor den Menschen

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Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)
Das Paar vor den Menschen, 1924, Kunsthalle (Hamburg)

« … d’autre part, le besoin, même pour un artiste qui s’est défini dans la rupture avec l’art du passé, de se confronter aux grands thèmes véhiculés par la tradition iconographique. Les enfants terribles sont aussi des héritiers. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 186

Nicole Gaillard | Oskar Kokoschka | La fiancée du vent

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Oskar Kokoschka (1886-1980)
La fiancée du vent, 1914, Kunstmuseum (Bâle)

« Le mouvement lyrique de la composition en arabesques, la symphonie des bleus, l’allure irréelle et merveilleuse de la scène abritent en leur sein un corps étranger, cet homme qui semble ne pas pouvoir se laisser aller au repos ou à l’apaisement. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 163

Nicole Gaillard | Félix Vallotton | La Chambre rouge

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Félix Vallotton (1865-1925)
La Chambre rouge, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts (Lausanne)

« Il convient sans doute de mentionner ici les ambitions littéraires de notre peintre, dont la production écrite, peu connue, comporte cependant quelque pièces de théâtre et trois romans ; on peut voir dans cet intérêt actif pour l’écrit un facteur qui contribue à expliquer le caractère fortement narratif et dramaturgie des Intérieurs. »

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 135


On reste à distance, mais on reste : ce qui nous perturbe dans l’oeuvre est aussi ce qui nous retient, force notre attention.
Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 139

Nicole Gaillard | Henri Matisse | Conversation

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Henri Matisse (1869-1954)
Conversation, 1908-1912, Musée de l’Ermitage (Saint Petersbourg)

Bien que nous soyons beaucoup plus près des personnages …, il y a comme une vitre entre eux et nous qui donne à cette conversation une dimension à tout jamais énigmatique : on a là un effet assez analogue à la focalisation externe des narratologues, soit ce procédé qui consiste à maintenir le lecteur à distance des personnages, à filtrer l’information, à ne rien livrer de plus que ce qu’un observateur extérieur et neutre pourrait constater… Matisse fait mine de nous introduire mais nous maintien sur seuil.


Matisse fait mine de nous introduire mais nous maintient sur le seuil : le spectateur en quête de narration est tout à la fois retenu et déçu.

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 127

Nicole Gaillard | Edward Munch | Homme et femme

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Edward Munch (1863-1944)
Homme et femme, 1898, Bergen Art Museum (Bergen)

Aucune concession à l’anecdote ici.

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 95

Nicole Gaillard | Gustave Caillebotte | Intérieur, femme à la fenêtre

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Chemins, taches rousses des sédums, lianes des clématites sauvages, chaleur du soleil couchant.
(Noté d'abord cela, pour ne pas oublier l'intensité singulière de ces instants.)

Aussitôt après :
Ces taches rousses sur les rochers - comme on parle de la lune rousse –, comme des morceaux de toison, de la toison du soleil couchant ; et puis ce lien entre chemins et chaleur, une chaleur émanée du sol…
Capture d’écran 2013-05-07 à 12.45.00Capture d’écran 2013-05-07 à 12.45.00Philippe Jaccottet, Couleur de terre, Fata Morgana, 2009

En dépit de ma bonne volonté, je ne parviens pas à donner le moindre crédit à ce mot placé là, émanée, dont la voyelle finale, lourde et émoussée, me détourne de ce chemin d’où monte, comme une invisible vapeur, une chaleur couleur de terre. Tout s'y refuse.
Surgit pourtant dans le même temps, comme pour remplacer ce mot qui m’est refusé, une image venue de très loin, un pâturage au fond d'un vallon traversé par le Triège, atteignable par un chemin caillouteux à double ornière depuis le Trétien, ou par un sentier depuis le col de Fenestral au-dessus de Finhaut, mais qu'on rejoignait en famille de la Creuse en suivant un sentier au pied du Luisin. Vallon profond qui s’étend dans une herbe maigre, épais tapis de tourbe avec des linaigrettes et des carex, moquette mitée par le ruissellement d’innombrables petits cours d’eau qui se rejoignent et se séparent comme des coraux. Ravivée l'été passé par quelques balades, l’image de cet alpage s’impose, écarte le vilain mot, malvenu, couvert d’une épaisse couche d’étain, avant que je ne reprenne, à la sortie de ce vallon dont j’aurai parcouru les beautés, en aval, intacte, la lecture des pages de Philippe Jaccottet.

et le chemin, une sente plutôt qu'un chemin, "la sente étroite du Bout du Monde" mais justement pas du Bout du Monde : d'ici, de tout près, sous les pas. (Non dans un livre.) Tendre trace silencieuse laissée par tous ceux qui ont marché là, depuis très longtemps, traces de vies et des pensées qui sont passées là, nombreuses, diverses, traces de bergers et de chasseurs d'abord – et il n'y a pas si longtemps encore –, puis de simples promeneurs, d'enfants, de rêveurs, de botanistes, d'amoureux peut-être...

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On se rendait à pied au fond de ce vallon dès l'aube pour être de retour à midi, avec le beurre et la crème que nous achetions au berger, avec les petits fruits aussi que nous cueillions en chemin, myrtilles surtout pour lesquelles notre mère vouait une véritable passion. Le sentier qui longe le Triège s’en éloignait lorsqu’on reprenait en début d’après-midi celui qui nous conduisait à la Creuse, laissant derrière nous le pâturage d’Emaney qui avait illuminé cette journée sans que personne ne le sache encore, le vallon d’Emaney vers lequel on lèverait la tête, plus tard, comme en direction d’une énigme. On croisait d'autres habitués, silencieux, qui marchaient comme nous avec mille précautions, parce qu’on se croisait à peine sur ce sentier qui se faufilait entre mélèzes et arolles, aulnes et bouleaux nains, genièvre, sariette et rhododendrons, et de lourds blocs de granit brûlant qui l’obligeaient à se contorsionner.
Si l’image de cet alpage, de ce vallon et de tout ce qui les entoure s’impose à moi aujourd’hui, c'est en raison d’un nom que je n’ai pas cessé de répéter à la place du mot que j’ai répudié, Emaney, avec à la fin, tout au fond du vallon, cette voyelle qui ouvre ses bras et son assiette, inscrivant au coeur d’un texte les lignes souples d'un autre temps, à la fois morceau du monde, ici, tout près, dans un pli de la mémoire, trace d'enfant qui n'a rien perdu de son intensité, quelque chose du dehors qui s'installe sans crier gare dedans, une poche sans fond mais aussi, comme le dit Philippe Jaccottet dans Couleur de terre, la stupeur d'avoir été simplement là, sans savoir ni comment ni pourquoi, à Emaney, avec non pas la chaleur qui montait des chemins, une chaleur émanée du sol, mais la force invisible d’un vallon, l’imperceptible émané d’un nom.

Jean Prod’hom


Nicole Gaillard | Pierre Bonnard | L'homme et la femme

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Pierre Bonnard (1867-1947)
L’homme et la femme, 1900, Musée d’Orsay (Paris)

L’hypothèse d’une scène inscrite dans un miroir est d’ailleurs évoquée pat Timothy Hyman, qui relève la présence d’une sorte de cadre le long du bord gauche, finissant en arrondi dans le coin inférieur gauche… Si miroir il y a...

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 56

Nicole Gaillard | Edouard Vuillard | Le prétendant

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Edouard Vuillard (1868-1940)
Le prétendant (Intérieur à la table à ouvrage), 1893, College Museum of Art (Northampton)

La jeune femme de droite est la soeur de Vuillard, Marie, et le jeune homme, Kerr-Xavier Roussel; le couple va se marier peu après, en juillet 1893, soit la même année que celle figurant au bas du tableau, et Vuillard semble avoir activement travaillé à cette union...

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 36

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Ici, nous sommes au contraire témoins d’un instant précis, fixé au passage, dont nous reconstituons intuitivement l’avant (l’absence de l’homme), et l’après (son mouvement pour s’avancer dans la pièce, refermer la porte derrière lui, s’adresser à sa fiancée). Mais au fond, d’où tenons-nous la certitude de ce déroulement ? Ne peut-on aussi bien imaginer que le jeune homme soit en train de sortir de la pièce, jetant un dernier regard d’adieu à la jeune femme ?

Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 40

Nicole Gaillard | Edouard Manet | Dans la serre

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Edouard Manet (1832-1883)
Dans la serre, 1879, Alte Nationalgalerie (Berlin)

Que nous apprend en effet la peinture spécialisée. Qu’il s’agit du « portrait d’un couple, M. et Mme Jules Guillemet, propriétaires d’un magasin de mode réputé, au 19 rue du Faubourg Saint-Honoré, et amis du peintre ». Cette indication transforme radicalement, à première vue, la compréhension de l’oeuvre : nous avons à faire avec un couple officiel, les alliances ne dissimulent aucun mystère, ni tentation d’adultère, ni mariage de convenances entre un homme mûr et une femme aux sentiments réticents.
Nicole Gaillard, Couples peints, Antipodes, 2013, page 20

Gustave Roud | Philippe Jaccottet

Qui n’a pas entendu (mais vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas ?) ce petit oiseau sur le bord de l’aube annoncer, ô dérision, le rêve d’un monde aussi pur que son chant ne peut guère imaginer notre univers capable d’être ou de redevenir ce monde-là.

Gustave Roud
Si ce qu’on appelle « un prix littéraire »…
in Gustave Roud, Lectures, Editions de l’Aire, 1988

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Philippe Jaccottet évoque, dans le Plan-fixe que lui a consacré la TSR en 1978, sa rencontre avec Gustave Roud et le rôle que celui-ci a joué dans sa vie. Il se souvient, parmi d’autres choses, de cette soirée du 27 juin 1941 à l’occasion de laquelle les étudiants de Zofingue ont décerné leur prix au poète de Carrouge.

Jean Prod’hom

L’Ignorant | Philippe Jaccottet

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Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre),
et j'attends qu'un à un les mensonges s'écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l'empêche si bien de mourir ?  Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l'ignare et l'inquiet ?
Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
« Comme le feu, l'amour n'établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres... »

Philippe Jaccottet, L’Ignorant, Gallimard, 1957





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Ai trouvé sur le WEB, chemin faisant, les premiers vers de L’Ignorant, lus par l’auteur, voix d’ailleurs et d’un autre temps. Le poète est décidément un revenant, son poème se referme sur un silence auquel je joins ma voix, silence rapatrié comme d’outre-tombe. Commémoration ou transsubstantiation.

Jean Prod’hom

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N’ai rien contre les hors-d’œuvre, ni contre les chefs-d’oeuvre ou les maîtres d’oeuvre. Encore moins pour les bonnes œuvres. Mais termine à l’instant la lecture d’un long texte semi-savant dans lequel le mot apparaît, tout nu, aussi souvent que la copule, plus obscène si cela se peut que le cul de la poule que dessinent les lèvres de ceux qui le prononcent d’un air emprunté derrière les barreaux de leur prison.

Jean Prod’hom

Le style comme expérience | Pierre Bergounioux

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Pierre Bergounioux
Le style comme expérience
Editions de l’Olivier
penser / rêver
2013

Cet opuscule est comme un supplément au Bréviaire de littérature à l’usage des vivants. Un peu moins de soixante-dix pages pour courir l’histoire de l’homme et de la littérature. Saluons l’exploit. Et disons-le tout net, il y a des raccourcis qui font du bien.
Entreprise si brève, si insaisissable qu’elle invite le lecteur à la parcourir une seconde fois pour s’assurer que les choses pourraient effectivement s’être déroulées ainsi et relever quelques-unes des traces que la lecture de ce petit livre laisse immanquablement derrière elle.
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1. C’est aux capacités cérébrales insuffisantes de l’homme que l’on doit la naissance de l’écriture, incapable de contrôler par sa seule mémoire ce dont il est s’est accaparé en asservissant ceux qui travaillent la terre.

2. L’homme a fait de l’écriture l’instrument de sa domination sur l’homme avant qu’elle ne devienne son expression et le véhicule de sa liberté.

3. Ecrivant, l’esprit voit ce sur quoi il agit sans le savoir lorsqu’il ne fait que parler.

4. L’écriture traversée deux fois par l’arbitraire représente le monde sous deux aspects, l’étendue (le nom) et le temps (le verbe). Le récit s’en suit sans jamais renier ses origines, celles de l’inégalité et de l’exploitation. Le style aussi, dans un monde dissocié entre ceux qui sont dépouillés du produit de leur travail et du sens de leur être, et ceux qui en disposent en en fournissant la légende.

5. La bourgeoisie urbaine remplace l’aristocratie terrienne de la fin du XVIIIème siècle, mais rien ne change. Ni la première ni la seconde ne sont impliquées dans l’action, ses batailles et ses travaux ; elles ne peuvent en rendre compte, précisément parce qu’elles s’en sont retirées pour chroniquer les exploits de héros dont elles ne savent rien, dans une réalité qu’elles rationalisent mais qui leur fait défaut. Jamais le narrateur ne se demande s’il n’est pas à l’origine de cette réalité seconde détachée des travaux des champs.

6. Ce sera au Stendhal du troisième chapitre de la Chartreuse de Parme de rapatrier la perspective des acteurs dans le récit, de redonner vie à ceux qui sont plongés dans le tumulte de Waterloo, faire entendre l’incompréhension de Fabrice del Dongo, ce jeune soldat qu’il fut lui-même, petit sous-lieutenant derrière Bonaparte.

7. De ce côté-ci du Pacifique, le roman se repliera sur lui-même et s’égarera dans de « petites mythologies privées » incapables de rivaliser avec la puissance descriptive des sciences sociales. Le roman est mort, il ne peut qu’affirmer sa propre impossibilité. Joyce « n’a rien à dire qu’on ne sache déjà »; Kafka « s’interdit de conclure » ; Proust raconte le temps qu’il a perdu à trouver ce qu’il aurait à raconter, et cette quête sans succès sera ce livre.

8. Il reviendra à un homme jeune, né dans une succursale européenne (qui a brûlé les étapes du processus de civilisation et dans laquelle la ségrégation sociale ne joue pas à plein) libérée du projet révolutionnaire, de recoller le divorce fondateur en faisant entendre le bruit et la fureur qui accompagnent ceux qui font l’histoire, en prenant conscience « de la distorsion imprimée par l’histoire à la narration ». Renversement formel par lequel Faulkner accueille ceux qui agissent. Premier acte en direction de la mise à disposition de chacun des ressources économiques et symboliques.

9. « Le plaisir stylistique demeurera, s’il est bien l’augmentation personnellement éprouvée du monde emporté par le mouvement historique, et il sera purifié du poison que l’inégalité y a répandu depuis l’origine des sociétés. »

(Reste la question du style à laquelle ce petit ouvrage à ma connaissance ne répond pas, sinon en creux.)

Jean Prod’hom

Le réel est hors d’atteinte | Virginie Gautier


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Le réel est hors d’atteinte, n’aura jamais la précision d’une miniature.
Petite image d’enfance. Garder le vague, fermer la main. Déployer des sortes d’antennes.
Voir à peine.

Une vague fantôme déferle. J’aperçois au travers la lumière du soleil et quantité de bulles. Elles me remontent dans le corps. Elles me remontent dans la bouche. Je vais parler par l’eau qui monte, moi que le réel submerge. Sur les Amers, les Brisants, parler par l’eau. Dans l’ourlet de la vague, en flots. Dans l’écume.
(si je flottais dans ses rouleaux les cheveux comme une algue le corps noyé alors je serais le réel hors d’atteinte)

Tout est allongement.
Je recule d’un pas, de deux puis trois. J’attends entre les grunes à marée descendue que la mer me revienne plus douce. Je pêche mes mots près d’une barque. Près d’une barque je pêche le réel hors d’atteinte, je ne remonte rien, reviens seulement avec l’odeur de l’eau.
(vaguement vaseuse)

L’hypnotique ressassement du réel hors d’atteinte. Je reste dehors avec ma miniature. Petite image d’enfance faite de couleurs fines dissoutes dans le songe. Une vague fantôme déferle. Je parle avec la mer. Je la tiens à distance.

Virginie Gautier


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« Qu’on y oeuvre par le milieu », c’est à Virginie Gautier que je le dois. Où qu’on soit. Insoumissions, intérieurs, extérieurs ou miniatures, côté cour ou côté jardin. Ouvrez son Carnet des Départs.
Je la remercie ici de m’accueillir
là-bas, dans le cadre du projet des vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Et d’autres vases communicants ce mois-ci, inventoriés . Un grand merci à Brigitte Célérier.