Hors jeu

Qu'on vous laisse entendre

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Qu'on vous laisse entendre, un jour, que vous n'êtes pas indispensable dans l'exercice de vos fonctions - que vous ne l'avez même certainement jamais été, malgré votre engagement de tous les instants, - ne manquera pas de raidir votre bonne volonté et de mettre à mal votre orgueil.

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A l'inverse, que vous vous en avisiez un jour, sans l'aide de personne, et que vous concédiez en toute bonne foi qu'un autre aurait pu s'acquitter de votre tâche avec les mêmes résultats et un égal bonheur, a la vertu de vous libérer sur le champ d'une imagerie pesante et de vous rendre à nouveau le monde dans toute sa largeur. Vous voici prêt à déposer les armes et à lever les yeux au ciel.

Jean Prod’hom

Si j’écris quotidiennement

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Si j’écris quotidiennement, c’est, je crois, pour répondre à l’appel de Frantz, donner de mes nouvelles aux copains du quartier, à Dominique ; leur dire que je n’ai rien oublié de nos aventures et que je suis resté fidèle, comme eux, aux promesses que nous nous sommes faites.
Leur rappeler que s’il a fallu que nous nous séparions un jour, ce n’est pas suite à des manquements ou à des trahisons, mais en raison d’un sortilège auquel les enfants n’échappent pas ; qui les oblige, chacun, à reprendre à leur compte tout ce qui leur a été remis dans l’heureux aveuglement de l’enfance, à lui donner une forme qui ne trouve pas sa cadence sur des chemins où l’on marche de front, mais que ceux d’autrefois devraient reconnaître au phrasé pareil à la vague qui nous portait alors, pendant les vacances, du matin au soir.

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Jean Prod’hom

Donner corps à cette voix qui nous précède

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Donner corps à cette voix qui nous précède, que nous hébergeons quelque part dans la tête et que nous sommes seuls à entendre ; une voix qui pousse et appelle, cherche un passage à ce qu'elle ne saurait dire sans notre aide ; une voix à laquelle nous nous devons de rester fidèle, en lui prêtant une langue qui n’est pas la nôtre et qui sonne creux, qu’il s’agit de tendre et de tordre aussi longtemps que la voix, prisonnière, ne la fasse revivre en l’irriguant. L’une et et l’autre trouvent alors leur compte, sans contreforts : « J’ai fait mon job, je peux aller marcher. »

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Jean Prod’hom




Les longues chaînes de raisons

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Les longues chaînes de raisons invoquées par certains penseurs pourraient identiquement, moyennant un minuscule déplacement d’angle, une légère inclinaison, un incident, un lapsus, les conduire sans qu’ils s’en avisent à une conclusion imprévue, celle qu’ils souhaitaient exclure. Si bien que, à chacune de leurs apparitions, on espère, sans le dire à personne, qu’un coup de théâtre les conduira, à la fin, à renoncer à l’une comme à l’autre, et à revenir en-deçà du carrefour où ils se sont engagés et à demi fourvoyés. Les obligeant ainsi, la fois suivante, à demeurer en amont de tout parti pris, de toute décision.

Jean Prod’hom

Pasted Graphic

Après avoir attelé les mots aux choses

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Après avoir attelé les mots aux choses – et y être parvenu dans une certaine mesure –, l'homme s'étonne du silence des secondes qui lui témoignent, lorsqu’elles daignent le faire, méfiance plutôt que sympathie. Il décide alors de se charger lui-même de l’ensemble des questions qui demeurent sans réponse en faisant bande à part : il légifère, conçoit, calcule, aménage, transforme, construit.

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Certains d’entre les hommes, sages peut-être – en ce sens qu’ils se sont mal départis d’un doute sur la nature de l'attelage –, déposent parfois les livres qui les ont conduits là, écartent les rideaux, ouvrent la fenêtre, repoussent les volets qu'ils ont clos autrefois pour que leur esprit ne s’égare pas au-delà de la chandelle qui vacille sur leurs travaux. Ils découvrent alors que les alentours qui semblaient se taire parlent d’autres langues sans repousser la leur, et qu’il existe d’autres attelages. Ils tendent l'oreille, les yeux, la main, et tout ce qu'ils ont appris se mêle soudain à ce qui déborde autour d’eux, dans un instant à pente nulle. Sages pourtant, ils ne perdent pas de vue qu’il ne s’agit là que d’une brève accalmie avant qu’ils ouvrent de nouveaux chantiers, avec le concours d’inévitables ruses, d’habiles leviers et de tout ce qui est susceptible d’offrir un sursis à une aventure qui boîte et qui nous invite à parler au moins deux langues dans notre propre langue.

Jean Prod’hom


Saint-Bonnet-le-Courroux

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Saint-Bonnet-le-Courroux, haute maison aux murs épais, volets clos, soleil d’août ; des verres tintent sous le tilleul. J’emprunte certains des innombrables chemins qui m’ont conduit là, besogneux, à l’intérieur d’une couronne indécise qui circonscrit l’instant où ils se perdent, creusant au passage un espace dans lequel quelque chose se détache, bombe le torse, cherche sa syntaxe, ses différents plans, sa vitesse.

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C’était à Saint-Bonnet-le-Courroux, qui est une île à côté des îles, avec tout autour des collines sans personne, des bouts de chemins qui écument. L’itinéraire que j’ai suivi et qui aurait pu m’éclairer s’est évanoui. Je suis dedans, forclos ; impossible d’en sortir, de faire marche arrière ; le vent a soufflé, les chemins de poussière ont effacé les traces. On devine pourtant que les choses gardent quelque chose du matériau dont elles sont faites et on imagine, rêveur, sur le vieux plan de la place du marché, les annotations qu’ont déposées les passants d’autrefois. Il est plus facile d’entrer dans la ville que d’en sortir, je le sais d’expérience.

Jean Prod’hom


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Le vent ondule

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Le vent ondule, la rive résiste, l’homme s’affaire, le fruit murit. Chacun témoigne dans sa langue, là où il est, du point de tangence des innombrables mondes qui l’entourent et qu’il frôle. D’où le chant du coq au milieu du jour – le silence parfois –, le grain du granit et du grès, le doux et l’amer de nos vies, le parfum des haies vives, l’entrelacs de l’ombre et de la lumière.

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Jean Prod’hom

Quelque chose n’a pas cru bon se mettre en branle

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Les bois, leurs lisières, les chemins et les rivières, mais aussi les fontaines et les clairières ne cessent de me convaincre, chaque fois que je m’y abandonne, couché, assis contre une souche ou un talus, sur la terre ou les mauvaises herbes, que quelque chose du monde n’a pas cru bon se mettre en branle, demeure en l’état, en un lieu d’où une partie de moi se serait pourtant échappée un jour pour aller de l’avant – Dieu seul sait où ? – et permettre à celle qui est restée en arrière de continuer à être, aux aguets, immobile, en retrait de ce qui advient ; en un lieu qu’une rumeur et une brise incessantes font frémir, en un seuil où cicatrise la blessure par laquelle un peu de moi s’est échappé naguère, avec dans la main un fil qui s’est fait histoire, dont l’examen m’a permis, en rêvant consciencieusement, de goûter à nouveau, plus tard, sans le trahir, au paradis qu’il m’a fallu quitter un jour.

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Jean Prod’hom

Les lieux de notre enfance

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Les lieux de notre enfance se confondent avec elle, à la fois toute et ce qu’il en reste. Ils ont échangé leurs couleurs et leurs ombres, déposées là où nous avons passé depuis, pour n’en former qu’un seul, dont l’étendue se prolonge jusqu’à aujourd’hui et qui, à la faveur d’un demi-tour et d’un long détour, nous invite à passer d’un coup du lointain au proche, du familier à l’étrange, comme sur une bande de Möbius.

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Jean Prod’hom

Déception de n'avoir rien retenu de vraiment solide

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Déception de n'avoir rien retenu de vraiment solide.
Soulagement aussi,
qu'en aurais-je fait ?

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Jean Prod’hom

Sa tête était pleine de vide

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Sa tête était pleine de vide ;
ses pensées y déambulaient souvent les mains dans les poches,
avec quelques îles où s'étendre et d'où regarder le ciel.

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Jean Prod’hom


Tourner le dos au carrousel

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Tourner le dos au carrousel
d’où nous ne voulions, autrefois,
descendre sous aucun prétexte.

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Jean Prod’hom

Donner un peu de corps à l’avenir

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Donner un peu de corps à l’avenir,
en nous tournant, le soir,
du côté de la nuit qui tombe.

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Jean Prod’hom

Demeurer encore

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Demeurer encore,
parce qu’il en ira ainsi
jusqu’à la nuit.

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Jean Prod’hom

L'enfant ouvre les yeux sans disposer du langage

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L'enfant ouvre les yeux sans disposer du langage,
le vieux les ferme en préférant se taire.  
On n'en saura pas plus.

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Jean Prod’hom

Ne pas user de l'épée

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Ne pas user de l'épée, ni dedans ni dehors.
Démêler la pelote, se garder d’être pris dans ses mailles.
Suivre le filon, à tâtons, sans être avalé par la nuit.
Jusqu’au seuil et l’aube.

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Jean Prod’hom

Corps

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Corps, langage,
l’un et l’autre s’ouvrent et se ferment,
comme des huîtres.

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Jean Prod’hom

Longtemps je me suis endormi à point d'heure

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Longtemps je me suis endormi à point d'heure, comme cet amateur de puzzle géant qui se cachait à lui-même que la dernière pièce lui manquerait. Sans s'aviser que celle qui lui aurait amené un peu de paix, c'est celle qu'il aurait conservée dans une poche, reste d'un puzzle imaginaire qu'il aurait défait morceau par morceau et qui l’aurait amené à considérer sans trop de crainte l'énigme sur laquelle il repose.

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Jean Prod’hom

Vucherens

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Ni aigre
ni dupe,
un peu moineau.

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Non pas que je sois sorti de la partie, bien au contraire, ou que je m'en sois détourné ou éloigné. Non, les figurants qui occupaient la salle l'ont quittée ; je me retrouve seul, sans histoire et sans décor, coulisses et avant-scène confondues, carrousel immobile délesté du fil des heures, de l’ordre des années et des mondes. Les rideaux restent ouverts sur ce qui ne se représentera pas mais qui se prolonge comme un point d'orgue qui ne faiblirait pas, avec des couleurs et des frémissements qui durent aussi longtemps que la faim et la soif ne me rappellent à ma première nature et à mes obligations.

Jean Prod’hom


Nous avançons

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Nous avançons sans bien savoir
faisons de la lumière avec de la nuit
dans la nuit

Jean Prod’hom

N'y touche pas

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Si je m’écoutais
il ne resterait rien
qui vaille la peine d'être ajouté

Jean Prod’hom

Plus de choses dans le livre que dans la vie

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En se figurant qu'il y a plus de choses dans le livre que dans la vie
le lecteur se coupe du vertige et de l’ivresse
que lui offrent l’un et l’autre lorsqu’ils sont l’un dans l’autre

Jean Prod’hom

Les eaux de la mer Rouge

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Les eaux de la mer Rouge s’écartaient s’écartaient
lorsque je m’avisai que je m’étais endormi au fond d’un chemin creux
qui montait montait se perdre dans le ciel

Jean Prod’hom

Les coeurs

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Les coeurs demeurent à découvert
à côté du lieu où ils battent
dans la paille

Jean Prod’hom

Ce qui en tout lieu n'a pas de fin

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Le milan là-haut n’était pas dans notre temps. Il savait ménager son vol pour mesurer la beauté de l’air. La libellule, qui n’avait pas sa force vive, se risquait à suspendre son élan et quand la buse criait, elle criait deux fois, une fois pour sa vie une fois pour autre chose que sa vie. (André Dhôtel, Le Mont Damion)

Toujours davantage, toujours plus clairement et distinctement l’appréhension qu’il va me falloir une fois encore, pour rejoindre l’espace que je partage avec mes semblables, – aligner mes pas et faire tourner la noria –, descendre du ciel aux larges anses. Sans que je n’y puisse rien. Et lorsque j’entends les pas résonner dans les couloirs, le bruit des souliers et des bottes monter du fond de la cage d'escaliers, je songe une fois encore à l’apaisement auquel le désoeuvrement m’a conduit pendant les quelques jours fériés du bout de l’an, et que cette vague humaine est sur le point de recouvrir.
Il est bien trop tard pour m'éclipser. Me reste un court instant pour consentir à payer mon dû et quitter avec le moins de regret ce que je laisse, en le dissimulant dans un pli de la mémoire, et reconnaître en guise de consolation que les principes, les artifices et les obligations sécrétés par le collectif ont permis à l’espèce de survivre en glissant de main à main ce qui non seulement assure la prolongation ou la reconduction de nos espérances mais encore, quoiqu’on en dise ou comment on le pense, ce qu'on appelle le progrès.
Et cette tension entre ce qui est au-delà de ce que je sais et de ce que je vois, qui me divise, que je l’envisage comme l’irréconciliable, que je tente de la réduire ou que je tienne la clé du passage secret qui conduit de l'un à l'autre, m’oblige aujourd'hui encore à ouvrir la porte et à accueillir ceux qui viennent après moi, non seulement pour leur remettre l’indispensable, lire, écrire, compter, mais encore pour leur rendre plus familier ce qui en tout lieu n'a pas de fin.
Qu'ils puissent un jour, sans effroi, ne pas se détourner du chant liquide du rossignol entendu tout à l’heure près du cimetière, il faisait nuit. Je me suis souvenu alors de cet autre matin, de la gare de Pully près de laquelle j’avais cru pouvoir me réfugier à l’aube, au-delà de tout. Personne ne m'avait rien dit de cet autre monde dans lequel je me trouvais soudain enfermé, avec pour seuls compagnons le chant d'un rossignol et les herbes du talus, sans savoir comment revenir au lieu qui m’avait vu naître. C’était pourtant le printemps, j’étais allé trop loin, forclos et naufragé, il m'a fallu des années pour retrouver près de chez moi les innombrables traces de l’existence de cet autre monde dont je suis enfin revenu. Un monde qu’on n’habite pas mais qui nous entoure.

Jean Prod’hom

Rien ne fait mieux voir le temps qui passe

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Rien ne fait mieux voir le temps qui passe que la rivière pleine à raz bord glissant sur une pente quasi nulle. Qu'on s'y baigne ou pas, c’est toujours la même eau (ou une autre) qui s’éloigne sans demander son reste, sans égard pour les berges ou le morceau de bois flotté qu’on lui jette pour la détourner de son cours. La rivière s'enfuit toute.
La rivière qui roule ses hautes eaux n'est pas un accident du temps, elle est une image du temps qui passe loin du temps qui tourne, comme le torrent capricieux l’est, aux abords des sources, du temps qui résiste, hésite. De l’irrésolu.

Jean Prod’hom

On n’en sort pas

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On n’en sort pas, le réel est hors d’atteinte, inutile de vouloir trop s’en approcher. Ni espérer pouvoir s’en extraire. Être bien accompagné et accompagner, c’est ce qu’on peut faire de mieux. 

Lorsqu’il fait soleil et que la neige demeure sur les flancs de Brenleire et Folliéran, je fais halte dans la véranda où trois chaises entourent une table ronde, y suis à cette occasion pas loin de moi-même. Ce compagnonnage dure une petite heure et c’est bon. On se réconcilie, on parle un peu, en ne bougeant les lèvres qu’à peine, tandis qu’une guêpe ou un bourdon s’acharne contre la vitre. Celui qui est en moi lâche un peu de sa surveillance, je veille de mon côté à ne pas m’enflammer à son insu, on se modère. Il me tance une dernière fois, pour rire, avant de laisser la bride sur mon cou. On s’abandonne les mains croisées, le dedans et le dehors se serrent la main.

Aucune ombre, les écharpes d’inquiétude qui s’accrochaient à mes talons traînent sur le carrelage de la cuisine et l’hiver qui s’est levé cette nuit fait son oeuvre sur les sommets enneigés. Me voici coupé du dedans et à l’abri du dehors, désorienté, sans rien à faire d’autre que tendre l’oreille et fermer les yeux, comme les paysans d’hier qui prenaient un peu de bon temps sous le couvert de la mécanique à l’arrivée des mauvais jours : les champs étaient labourés, les pommes de terre rentrées, la bise pas encore levée. 

Les lauriers sont à l’abri, des feuilles multicolores jonchent la plate-bande, l’orange des roses jauni d’or. Le soleil entre à l'horizontale, pas de travail en vue, il y a bien assez à faire tous les deux réunis. Faire se rapprocher nos deux voix de soi-même jusqu’à ce qu’elles ne s’étonnent plus l’une de l’autre, se confondent. Silence. Il n’y a en réalité pas grand chose, un phrasé ponctué de simples, je devine une danse immobile et transparente. Pas surpris de ma présence. Si nous ne nous perdons pas de temps en temps l’un dans l’autre, nous sommes perdus.

Derrière les vitres piquées par le mauvais temps, les événements qui se succédaient au pas de charge s’enlisent. On reste tous les deux en arrière avec un panier de pommes cueillies tout à l’heure, une tèche de bois, une jardinière. Il y a vraiment de belles prisons. Le silence descend l’échelle et nous soulève, le peu que je suis encore se défait et devient toujours moins, jusqu’à disparaître, vide et sans horloge. Ne pas bouger, le moindre geste détruirait tout.

Peut-on dire autre chose que ce qu'on sait obscurément. Écrire dépasse de beaucoup ce qu'on est, sans qu'on soit capable jamais de mettre la main dessus. Mais il nous tire, rend meilleur, purifie ce qui reste en retrait, nous aide à trouver l’invisible axe de notre être au monde. 

De là où tu es, vois-tu ce dont je te parle, de ce détour à l'occasion duquel on se perd au plus lointain de ce qui est, de cet asile que je caresse parfois du bout des doigts, à deux pas d’une mélancolie qu’il me faut bien concéder au moment de quitter les lieux. Mais rejoindre le train du monde ne constitue plus une défaite.

Nous vivons dans une boîte transparente où rien n’entre ni ne sort, mais où chaque chose fleurit, lentement, chacune pour soi au midi des autres. On n’en sort pas et j’y retournerai.

Jean Prod’hom



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Publié le 1 novembre 2013 dans le cadre du projet de vases communicants chez Virginie Gautier (Carnet des Départs)

Credo

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Je crois, je crois aux vertus de l’agnosticisme qui maintient au coeur de l’homme d’aujourd’hui la foi étonnée et naïve des idiots, qui projette en tout temps la possibilité même d'un au-delà à la laïcité – dernier avatar du monothéisme. Qui ne tranche pas mais suspend, maintenant sous ses feux hésitants un avenir dont il ignore tout. Qui ne succombe pas aux tentations de l’oubli et considère avec bienveillance les idoles de nos cultes familiaux. Je crois aux vertus de l’agnosticisme, ce coeur spirituel du courage, le courage des hommes, des plantes et des bêtes qui regardent sans bien comprendre se lever et tomber, goutte à goutte, le jour et la rosée.

Jean Prod’hom

Si loin parfois

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Si loin parfois, si loin parfois du lieu dans lequel on souhaiterait être, non pas pour y rester mais pour s’en éloigner, pas à pas, et renaître au monde-choses dans lequel on fut sur le point d’être, à la première heure, pour la première et dernière fois.
Rien n’y fait, ni piaffer ni céder le pas, ni décrocher ni ruser en essayant de s’y rendre par l’autre côté.
Attendre donc, si loin parfois, dire et redire cette brève litanie, sésame qui ouvre le monde-choses. Où qu’on soit l’air revient avec le vent, l’éventail se déplie à la dimension de l’horizon et une immense rumeur noue de dégaine en dégaine le lointain avec le proche couchés dans leur plus grande largeur.



Jean Prod’hom

Mise en rose

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Les cercles de fer cliquètent, les douves mises en rose par le tonnelier ne sont plus étanches, les pétales des coquelicots tombent comme les pièces d’un mikado. Saint Vincent s’est absenté avec tous les dieux, c’est désormais à nous de resserrer jour après jour les feuillards de saule pour faire vieillir le vin. On a beau dire, mais les dieux nous ont laissé laudes et vêpres, matines et complies ; à n’importe quelle heure du jour nous pouvons aller chercher un peu d’eau et donner à boire au bouquet des champs, faire tenir ensemble les douves de notre embarcation et montrer aux dieux, au cas où ils reviendraient, que nous avons pu faire sans eux. Ravis, ils s’assoiraient à nouveau parmi nous. Mais à leur juste place.

Jean Prod’hom

Ça sert à ça la langue

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Mots de fin de saison, usés, collés au palais, racines coupées, à peine des mots, impossible de s’en défaire, trop désarticulés pour les saisir entre les dents. Les détacher pourtant, par la force, les détacher de la nuit du dedans, par la bouche, et les écrire avec la langue, ça sert à ça la langue, se débarrasser des coques vides. On les croyait quelconques alors qu’ils repiquent sitôt jetés, lancent un premier éclat avec dedans un surcroît d’expérience, c’est une bande de coquelicots qui squattent un champ de pois sous les Terreaux. Un contexte strict qui ne les empêche pas de secouer leur tête rouge, une image de défaillant prise au hasard, inégale à elle-même, en plan, oisive et persistante.

Jean Prod’hom

L’étreinte lorsqu’elle se desserre

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Assailli de toutes parts, condamné pour desserrer l’étreinte à un détour par le maigre, on le voit parfois dans le ciel, les yeux fermés, tourner par larges cercles concentriques, toujours plus larges, jusqu’à disparaître et laisser place à l’incompréhensible.
C’est l’étreinte lorsqu’elle se desserre qu’écrit cet homme-là, avec dans la main quelques mots transparents et la plume légère d’une oie sauvage qui le ramène parmi nous en faisant tourbillonner un poème au-dessus du lieu qui l’avait vu se raidir.

Jean Prod’hom

Seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne

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De retour ce matin dans les bois, avec dans la tête quelques éléments d’un texte que François Bon devrait accueillir la semaine prochaine dans le cadre des vases communicants. Me rends compte que la difficulté éprouvée à me lancer dans cette aventure – les morts, leurs places – est liée tout autant à l’expression qu’elle suscite qu’à l’apaisement auquel je voudrais être conduit. Et je balance, incapable de donner à la fois une voix à ce tourment et le faire taire. Comme s’il fallait choisir l'une où l'autre
On ne mène pas cette double opération simultanément. Pourtant, c'est lorsque l'expression s’ouvre à ce qui l’entrave, sans vouloir maîtriser les allées et venues de cette chicane, sans vouloir même la nommer autrement que dans le blanc d’une invisible fosse, que l'apaisement survient un bref instant. Impossible cependant de réouvrir l'huître, il faut recommencer ailleurs, en partant parfois de très loin et renoncer à tirer par un bout le fil d’une pelote qui n’existe pas hors de nos rêves.
Je devine l’issue, un ensemble de fragments charriant le même tourment muet que n'apaisera à la fin que l’inachèvement de son expression.
Décider l’ordre des fragments en obéissant à la chronologie de leur rédaction ou a une supposée logique du contenu, laisser la nuit les ensevelir ou forcer le secret d’une cohésion appelée de mes voeux, creuser des blancs, c’est ce que j’aurai à décider.
C’est au bois Vuacoz que je pense à tout cela, dans un lit d’épines humides. Repousse le moment de rentrer, je crains que tout cela n'intéresse au fond personne, j’ai si souvent l’impression qu’on m’a laissé seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne de nos vies et de nos morts, ou tout au moins de ce qu’il faut en penser.
Le soleil est là, me débarrasse des épines, me souviens alors d'avoir avoué à une paire de philosophes qui débattaient de l’être en tant qu’être comme d’une affaire entendue que j’étais bien loin de saisir le sens de cet énoncé et l’importance qu’on lui prêtait. Les deux sages m’avaient souri en me disant à demi-mots qu'il était parfois plus honorable de se taire et de ne pas revenir sur ce qui était entendu. Je me souviens, c’était l’été 1981, en face de la Nouvelle-Académie, un soir des Fêtes à Lausanne. L’un est mort, dit-on, en croquant de la ciguë, l’autre, spinoziste, a disparu.

Jean Prod’hom

Une barbarie de seconde main

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On peut l’espérer, nous aurons sous peu, presque complets sous nos yeux, le monde et ses parties. Restera à conclure cette immense entreprise ouverte par la raison, ne me souviens plus quand, ne me souviens plus où, dans un campement du Croissant fertile je crois. Régler les derniers détails, lisser le rugueux, poser une couche de syntilor. Domestiquer ce qui pourrait l'être encore, soigner nos dernières blessures, apaiser ceux qui s'agitent, liquider nos dettes, enterrer les médiateurs, faire taire les dernières colères : plus de cartes à jouer, plus d'air à respirer.
Je  crains aujourd'hui que nous soyons revenus de médiation en médiation à l'immédiateté des bêtes et des fossiles dans un monde dédoublé et décalé. La corde sur laquelle on a tiré aveuglément nous étrangle et nous ramène pas à pas vers ce qu'on avait quitté, la barbarie, une barbarie nouvelle, lisse, une barbarie de seconde main.

Jean Prod’hom

Un autre arrière-pays

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La caractéristique d’un chef-d’œuvre est qu’il s’arrête à sa propre affirmation ; comme on dit communément, il est une impasse. Rembrandt, Racine ou Wagner tuent à l’avance quiconque les prend pour modèles ; il n’y a qu’une manière de les continuer, c’est de les oublier, au moins en apparence, d’être Watteau, Marivaux, ou Debussy.
Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Léon BRUNSCHVICG, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 1953

C’est lorsque la route s’interrompt mais qu’il n’a aucune raison de s’en remettre à la panique parce que la situation n’engage pas sa vie, c’est lorsque les ronciers lui interdisent d’aller plus loin, lorsqu’un mur ou un ravin l'oblige à rebrousser chemin qu’une terre inespérée surgit à deux pas, au-delà de cet obstacle qu'il ne peut franchir, et s’étend immense, image de la terre, muette, à laquelle les circonstances ont choisi de lui barrer l’accès en la lui offrant tout entière, non pas tant une terre à laquelle il aurait pu, s'il en avait décidé autrement, accéder au terme d’un long détour, par ruse ou par calcul, de cela il ne saurait en être question, mais une terre à laquelle il n’accédera jamais et qui demeurera intacte, sans lui, une terre dont on ne peut ni ajouter ni retrancher quoi que ce soit, qui s’arrête à sa propre affirmation, une terre oubliée, une terre à l'écart, peuplée de gens silencieux qui vont et viennent en obéissant à des impératifs qui échappent au calcul, paisibles et secrets, donnant l’avant-gout d’une vie à laquelle il n’a pas ou plus droit.
Il regarde cette terre et ses habitants comme un tableau, sans faire de bruit. Mais combien sont-ils ? Peu à l'évidence, ils n’ont jamais forcé aucun passage, séparent le grain de l’ivraie et l'ivraie du grain, un autre règne, une autre manière d’habiter, un passé plus ample que le sien les précède et les porte, ils vont à l’allure de la mule et de l’âne qu’ils conduisaient autrefois.
N’ayant d’autre chose à faire que de rebrousser chemin, je songe à ces terres d’après le désastre, à ces lieux oubliés, délaissés dans lesquels les gens du voyage attendent la nuit, sans hâte, assis devant leurs roulottes.
Il est temps de m’éloigner de ces terres interdites, avec la certitude que je les retrouverai après de longs détours, que je les considérerai de l'autre côté du ravin, de ce lieu que j’aurai fait mien sans le savoir, avec derrière la haie vive le lieu miraculeux où je suis aujourd'hui.

Jean Prod’hom

(FP) Au tard venu les os

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Ne pas comprendre avec sincérité, ou méthodiquement, ignorer ou ne pas accepter les commodités de raison sur lesquelles les groupes s'accordent, douter de la solidité des idées partagées et de leur enchaînement, des assurances de convenance, différer les alliances malgré leurs séductions, ne pas craindre l'isolement légitime auquel condamne le courage muet. Rester en arrière pour le meilleur et pour le pire, se réjouir même de ce retard et du vent qui souffle sur le pont de nos embarcations devenu désert, du ciel qui jette des seaux d'eau sur les feux de l’ambition. Et chaque fois que cela se peut, malgré la fatigue, fermer les yeux et retrouver lorsque le jour vient, hors la mêlée, ce qu’on aurait pu manquer. 
L’idiot a les coudées franches dans les ruines que les hommes ont laissées derrière eux et la terre grandit à mesure que les générations se succèdent. A l’arrière les places sont légion, ouvrent les bras à ceux qui s’attardent. N’y règne aucune faute de goût, tout y est à nouveau permis, délicatement permis. (P)

Jean Prod’hom

De retour mais où ?

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Combien de fois aurai-je poursuivi ma lecture sans rien lire, sans rien saisir, égaré, poussière ou pensée parasite sur un chemin de traverse, entraîné à mille lieues. Dérouté deux fois, loin des vicissitudes du monde, loin des vicissitudes de ses récits. Mais où donc l’homme a-t-il établi son campement ?

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Henri Matisse, La Liseuse à l’ombrelle, 1921 (Tate Gallery)

Il avait suffi de presque rien, l’ombre du chat, un rideau qui remue, les rires des enfants pour que ma conscience rapatrie la bibliothèque qu’elle avait quittée et tombe à pieds joints sur le livre dont mes yeux n’avaient pourtant pas quitté les brèves lignes continues dont ils avaient suivi sans retenue le sillon, comme on gribouille sur un calepin. Il m’avait fallu pourtant quelques secondes encore avant que ma conscience ne vienne se caler en arrière des orbites de mes yeux.
Je lis alors que Thérèse avait cru distinguer la voix d’Antoine mais qu’elle n’avait rien voulu savoir, qu’elle s’était enfuie sous l’orage, seule, sans rien entendre, sans rien voir des éclairs, toute ailleurs, égarée Dieu seul sait où. Elle ne se rend pas même compte que le feu brille dans la cheminée de la cuisine et que Philomène est là. Elle ne se souvient pas d’avoir monté l’escalier et d’avoir couru.
Peut-être hésite-t-elle à revenir en arrière, à refaire tout le chemin depuis qu’elle a cru entendre la voix d’Antoine pour se rassurer et en avoir le coeur net. Je ne peux pas l’aider dans l’immédiat, j’étais ailleurs moi aussi, tout ailleurs.
Revenir en arrière elle y songe peut-être, reprendre depuis le début. Je l’aurais accompagnée si elle l’avait fait, je serais revenu en arrière avec elle pour savoir ce qui s’est vraiment passé. Elle ne bouge pas, elle s’est laissée tomber sur le banc, l’orage continue, la fenêtre s’éclaire puis disparaît, Thérèse est prostrée.
Je lui dis alors de rester là où elle est, je vais aller m’informer, je lui demande de m’attendre, je lui dirai. Je tourne quelques pages et me retrouve là où ma conscience a fait l’école buissonnière et où l’écriture est devenue simple labour. Je refais soigneusement le chemin, écoute, regarde, frissonne, remonte pas à pas l’escalier qui mène chez Philomène. Thérèse est toujours là, j’aimerais lui dire que je n’en sais guère plus qu’elle, reprendre n’aura servi à rien, mais elle n’est pas en état d’entendre quoi que ce soit, elle garde ses mains l’une contre l’autre entre ses genoux rapprochés.
J’aurai fait ce que je peux, je lève les yeux de la page, Thérèse et Philomène ont disparu. Me voilà planté là où j’étais quand j’ai commencé à lire, en un lieu d’où il est impossible de revenir en arrière, un lieu dont on ne sait rien, qui n’est rien et qu’on ne cesse de quitter. Nous vivons toujours loin de là où nous vivons et nous sommes condamnés à faire comme si de rien n’était. Plus haut encore le ciel.

Jean Prod’hom


Dans l'air de ses lacunes le dehors absolu

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Enveloppé d’un manteau de laine l’homme avance contre le vent avec un éclair dans la main, il allume sur son chemin des brassées d'herbes sèches, la nuit, la pluie, les bois. L’homme, qui a un jeu de quilles dans la tête, marche en cadence, il bat le grain de ses pensées molles, les scande, cueille enfin les deux mots qui restent dans son tamis, il entend alors derrière le terrain vague qui jouxte la route détrempée un ou deux trois fois rien, c’est un poème qui s’éloigne, l'esquisse d'un chant aimable et funèbre.

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Il est assis près de la baie vitrée d’un bistrot enfumé, dehors la pluie redouble, il se met a l'ouvrage, soupèse les mots qu’il a retirés du caniveau et qu’il ressasse, en note d’autres qui viennent du bar, du patron et des rares clients, quelque chose se forme, peut-être une image, un fragment qui a l'ondoiement du cou du cygne. L’inconnu retire encore quelques aspérités sous la lumière crue de l’ampoule, prend garde que la menuise ne vienne pas obstruer les vides dans lesquels le chant se réveille, comme une résurgence lointaine d'un très ancien cours d'eau. L’homme taille encore sans se soucier de la beauté, comme s’il s’agissait d’un souvenir ou un poème qui ferait entendre par l'ouverture qu'il ménage et dans l'air de ses lacunes le dehors absolu.

Jean Prod’hom


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Il ressemble à Samuel Beckett

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L’homme à la veste grise qui emprunte le passage pour piétons en titubant marche sur des œufs, il se détourne des rumeurs qu’il croise, avant de s’immobiliser comme Socrate sur la place publique, les mains dans les poches. Ses os sont comme du verre, sa peau comme du cuir, on le dirait sur des échasses. Il s’assied sur un banc au bout de l’allée, tout près d’une de ces parties du jour qui s’attardent à l’arrière. La tête dans le creux de ses mains, il entend tout au fond de sa poitrine les bruits en miettes de la terre sur lesquels la langue n’a pas fait main basse.

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L’homme est allongé comme sur le pont d’un paquebot, la route est libre, la mer immense. Il se tient aux minimas, avec une petite pompe à la place du coeur, surtout ne rien froisser, pas même les feuilles mortes. Il ne bronche pas lorsqu’un chat miaule ou que le vent faiblit. Aucune trace sur son visage, ni souvenir ni promesse. L’homme a les pieds sur terre comme sur une bande de Moebius, le visage nu tout près des pierres. La brise est son île, il n’est pas de ceux qui brûlent leur vie par les deux bouts. L’homme se tient dans une poche retroussée qui tient l’endroit des choses dans sa main, le haut et le bas et leurs méandres, il veille simplement à ne pas heurter les coques fragiles qui l’entourent. Cet homme – il ressemble à Samuel Beckett – a échoué sur ce rivage qu’aucune cartographie ne mentionne, un rivage qui serpente dans l’axe de nos vies et dans le sable duquel celui qui le veut bien est invité à se vautrer un instant pour prendre la mesure de ce qui pourrait bien être une bonne approximation de l’éternité.

Jean Prod’hom


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Georges Didi-Huberman à Rumine

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Jeudi 15 novembre 2012 à 20h, Aula du Palais de Rumine
Georges Didi-Huberman, «Le partage des émotions»
Précédé d’une visite de l’exposition par Esther Shalev-Gerz à 18h30

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Maman est morte le vendredi 18 juillet 2003.

J’ai retrouvé une vieille photographie datée de l’été 1925 sur laquelle maman m’attend. Cette image qui m’inquiétait tant autrefois en raison du landau dans lequel on l’avait installée – enfermée ? – me fait douter de l’anisotropie du temps : je ne sais plus ce soir exactement si maman est venue au monde avant ou après moi.

Un être humain sans ombilic, c’est évidemment inconcevable ! Mais j’avoue qu’il m’est plus difficile encore d’imaginer que ma mère ait pu en posséder un avant ma naissance. Pensez donc. À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi.
Il suffirait de modifier la fin de cette vilaine boutade : À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi qui lui aurait donné naissance, pour qu’elle prenne une allure plus conforme à ce qui est, c’est-à-dire touche aux noces mystérieuses de la naissance et de la connaissance.

Pas de deuil, pas de chagrin, mais la beauté d’un manque qui étend son empire bien au-delà d’elle et de moi, qui nous met hors jeu en emmenant dans son sillage la terre et ses quartiers qu’il me reste à habiter, seul, avec elle et les autres.

Jean Prod’hom

Rêve de bruyère

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Brouillard à couper au couteau ce matin quand Oscar en haut de la Mussily est sur le point de toucher au ciel à deux pas du soleil qui s’étire. Et puis plus rien, ou l’invisible, tout se referme, je continue tête baissée, à tâtons, dans un blanc neigeux dedans comme dehors. Même blancheur sans épaisseur aux deux bouts du jour, une balade pour fermer la parenthèse et goûter un instant à ce temps qui ne compte pas, que personne ne veut, temps de rizières, chine-lise et bon à rien.
Le long des chemins défoncés, noirs et sans issue rêve la bruyère. Des gouttelettes au profil d’argent reposent au creux des fils de soie tendus par l’araignée dans la lande. Jour peuplé de fantômes, Jorat de chiens et de loups, vent nul, la nuit tombe soudain, d’un coup.

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Jean Prod’hom

(FP) Si on écrit pour être lu

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Si on écrit pour être lu – et que par chance on l'est parfois un peu –, c'est d'abord pour s'assurer que nous sommes bien les passagers d'une même aventure et que celle des autres n'est pas aussi lointaine que ce que l'on voudrait croire, ou l'est au contraire infiniment plus. L'inverse est vrai, on lit pour être écrit, c'est-à-dire pour devenir sous la plume des autres ceux qui ne sont pas mais qui auraient pu être, devenant ainsi aussi éloignés de nous-mêmes que de ceux qui sont ou ne sont pas. Et par là, écrivant et lisant, un peu soi, seul et avec les autres.

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Réunion de parents ce soir à Vucherens et, tandis que les enfants jouent aux jardiniers confirmés ou amateurs, dansent le bal du potager et chantent les salades qui craquent et qu'on croque, la nuit tombe derrière la moustiquaire de la fenêtre grande ouverte du fond de la classe, lentement, plus lentement encore sur les dents de Brenleire et de Folliéran qu'un nuage retardataire effleure, les sonnailles des veaux retiennent le jour juste au pied du collège, on n'en veut pas plus et ça pourrait durer.
Commencent alors les civilités autour d'une soupe au caillou, les enfants jouent à cache-cache. Assis sur un muret j'admire ces hommes et ces femmes qui font vivre le préau, sans pouvoir ni vouloir joindre mes mots aux leurs. Il ne convient pas de tenter le diable. (P)

Jean Prod’hom



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Indépendant de soi-même

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Etre assez indépendant de soi-même pour ne pas se retirer avec l'assurance que nous savons où mène ce qu'on laisse en partage, ne pas économiser non plus ses forces, batailler, reprendre. Mais renoncer à la fin, bien avant d'y parvenir, et laisser l'énigme aller de l'avant. Laisser donc à d'autres le soin de faire la lumière ou l'obscurité sur ce qu'on n'a que partiellement éclairé ou qu'on a jeté plus avant dans la nuit. Et recommencer.

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Colman Tiger King | L'Homme d'Aran | Robert Flaherty

Ceux qui se sont réveillés à 2 heures du matin ne sauraient certainement pas dire d'où provenait toute l'eau qui tombait sur les tuiles des maisons du Riau avec la régularité de la pluie. Je me suis rendormi avec le souci des gouttières qui débordent et qu'il faudrait nettoyer. J'ai proposé hier au mousse de me donner un coup de main, échelle, corde et baudrier. Il fait encore nuit lorsque je boute le feu aux petits bois du fond du poêle.
Un chauffard me brûle la priorité au débouché de la route de la Goille sur la route de Lausanne. Je klaxonne et lève les bras au ciel, c'est que j'ai 4 enfants avec moi, des enfants qui ne m'avaient jusque-là jamais vu en colère contre un inconnu. La promenade que j'entame avant huit heures avorte avant la Mussily, il pleut assez fort pour que je rebrousse chemin.
Visionne L'Homme d'Aran que Robert Flaherty, d'origine irlandaise, réalise entre 1931 et 1934 après avoir lu l'ouvrage de Synge sur les îles d'Aran. Les premières et les dernières images de cette ode à la vie primitive sont étonnantes et nous interrogent sur les progrès du truquage au cinéma. Flaherty filme en effet une tempête au cours de laquelle des hommes et une femme manquent de mourir à chaque instant. S'il y a bien montage, on ne voit pourtant pas comment Flaherty s'y est pris pour ne pas mettre en danger ses acteurs. Je relis les pages que Nicolas Bouvier consacre à ce film dans le Journal d'Aran pour en avoir le coeur net.

Quand il eut enfin réuni son plateau : le père, la mère, le fils et les équipages des «curragh», Flaherty leur fit prendre des risques qui paraissent aujourd'hui invraisemblables. et que ses «acteurs» par défi et bravade acceptaient en grommelant. Plus le temps était fort, plus il voulait tourner. Dans une séquence terrifiante de tempête où l'on voit la mère, cheveux défaits, se jeter dans les vagues énormes pour sauver son mari dont le bateau vient de chavirer sur lui, elle – une comédienne sauvage et superbe – frôla la noyade d'un cheveu. Il est impossible de voir aujourd'hui ces images sans penser qu'elles ont été truquées : elles ne l'étaient pas ; ce naufrage n'était pas prévu.
- Je m'en souviens bien, dit le père, j'étais là, j'avais un petit rôle de figurant à mi-hauteur de la falaise. Nous avons tous dévalé sur la plage, voyant ce qui se passait. Cela non plus n'était pas prévu. C'est miracle que ce film se soit terminé sans mort d'homme. Cette femme, Maggie – la mère – vit toujours. Elle ne quitte son lit que deux heures chaque matin et ne veut plus voir personne. Elle pense que la terre entière l'a vue dans cette minute d'agonie et qu'elle a été grugée. En tout cas elle ne veut plus entendre parler de cette histoire.

Nicolas Bouvier nous en apprend, d'autres bien bonnes sur ce film, mais il m'aura aussi fait voir ce qu'il ne décrit pas ou peu, pour autant que je m'en souvienne : les colères de l'océan qui fascinent Flaherty et qui font couler dans les pentes tourmentées des falaises, lorsque la vague se retire, des torrents de diamants sur la pierre nue.
Prépare à manger pour les filles qui vont arriver. Le soleil a écarté les gros nuages gris du matin mais ne parvient pas à s'imposer, il reste à l'affût derrière le second rideau blanc poussé vers le nord-est, je remets une bûche dans le poêle. Fais une partie de Catane avec Louise avant de la mener avec Mylène et Lili, dans la précipitation, à l'arrêt de bus, le jeu ne me convient pas. Reprends la lecture du Plateau de Mazagran jusqu'au retour des filles. Je conduis à 4 heures Lili à Curtilles, les nuages n'en finissent pas de filer, mais en rangs moins serrés si bien que le bleu et le soleil se mêlent au cortège. M'installe sur la terrasse du Café fédéral de Curtilles et poursuis ma lecture du Plateau que je termine aussitôt rentré. La Broye charrie de lourdes eaux. On mange, les enfants se couchent, on ferme les rideaux.

Jean Prod’hom

S'exproprier du cercle des heures

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Se maintenir dans le grand cercle du jour sans que pèsent trop les fines chaînes qui nous y attachent, ni nous en plaindre. S'affairer comme il se doit, au risque de tout oublier, en gardant un oeil sur quelques-unes des faiblesses du grand théâtre dont nous sommes les figurants, en aucun cas se faire les alliés des alliances mesquines, des connivences défensives, des engagements de circonstance, des arrière-boutiques, du compte des actifs et des passifs. Et s'il se peut, sortir chaque jour avant que la nuit n'emporte tout, s'exproprier du cercle des heures qui se ressemblent et réunir dans un creuset pour les faire fondre la succession des représentations auxquelles on croit dur comme fer lorsqu'on est dedans, tirer les rideaux et ouvrir la porte sur l'étendue qui suppose tout le reste, ramasser comme autrefois des morceaux de terre cuite en rêvant de pouvoir reconstituer le service du Jeudi saint ou noyer ses songeries dans le filet d'eau d'une fontaine. Non, plus large, le pourpre et l'échappée belle, dérouler son pas en sortant la tête. Mais où ?

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Il pleut la majeure partie de la journée. Fais le grand tour avec Oscar après avoir travaillé une bonne heure avec Arthur sur des exercices de français. Deux heures seront nécessaires encore après le repas. On l'encourage à changer ses méthodes et à anticiper un peu plus. Il n'est à l'évidence pas le seul responsable, mais celui-ci, on renonce à le chasser. Tant qu'à faire et s'il se peut, tirons bénéfice des mauvaises comme des bonnes situations.


Jean Prod’hom

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C'est un temps d'oie

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C'est un temps d'oie propice à la sortie des champignons. La pluie fait des ronds de socières autour des foyards, les gouttières débordent. L'eau attend que les champignoneurs soient trempés jusqu'aux os, et rentrés, pour cesser, tout redevient silencieux.

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Il y a des jours qui se donnent tout entiers dès le réveil, ouverts sur tout et sur rien, avec pour seule promesse de ne pas nous fausser compagnie. Chacun d'eux est comme un grand cercle dans lequel il nous est offert d'aller en tous sens sans qu'on n'ait rien à achever puisque tout l'est, au pas, d'où les heures sont absentes et où tombe la pluie. On s'invente pour passer le temps des loisirs étriqués, des occupations qui n'engagent à rien, et lorsqu'on n'a plus rien à faire, lorsqu'on a emprunté toutes les allées et contre-allées, la nuit tombe. On s'avise qu'on a réussi à passer dedans désoeuvré ce qu'en d'autres circonstances et si souvent on passe naïf et à côté ou sourd et par-dessus. Le cercle s'écoule alors par le trop-plein, nous abandonne soulagé au seuil de quelque chose après quoi nous nous pressons et au-delà de quoi s'ouvre la nuit. C'est le second grand cercle auquel nous invite le sommeil, grand laminoir d'où sortent les barres profilées de nos rêves. Nous sommes les habitants d'une ellipse, sous la juridiction successive de deux foyers, celui du jour et celui de la nuit, chacun d'eux étire ce que l'autre rassemble, l'un est occupé par la terre, l'autre par rien.

Jean Prod’hom

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Respirer en eau libre



Me souviens de ce nageur de pointe qui disait sa terreur de la nage en eau libre, il en va de même de tous les vivants. Quelques-uns rêvent pourtant de vivre ainsi, la tête hors de l'eau, malgré dessous l'abîme qui les porte. Ni pause ni soupir, ni demi ni quart, sans biaise ni bémol, avec au fond la nappe de silence, sur laquelle le bruit et les beaux airs ont fait main basse, pour le meilleur et pour le pire. Ne tirons pas trop sur l'eau du puits.

Jean Prod’hom

L'écriture d'après le livre



Je conçois assez volontiers que la littérature et la peinture s'ajoutent au monde, j'imagine même assez précisément leur point de tangence – près du châssis du peintre ou dans la forme du livre.
Il n'en va pas de même avec la musique qui se déploie tout entière de l'autre côté, sans jamais venir jusqu'à moi autrement qu'en secret, et c'est cela qui me touche jusqu'aux larmes. Je n'ai pas été invité, j'écoute derrière la porte, tends l'oreille vers ce qui se déploie à deux pas hors de toute portée, et que je surprends par mégarde, qui ne finit pas et s'éloigne. Elle est, comme le livre, une chose de plus ajoutée au monde, mais entre elle et lui, l'impensable : nul point de tangence.
Peut-être que l'écriture d'après le livre se déploiera tout entière de l'autre côté, chaconne ou passacaille.

Jean Prod’hom

Au temps où nous n'étions pas là



L'impuissance de l'homme à faire tenir les choses ensemble le pousse à prêter l'hostilité des lieux qui le mettent en porte-à-faux à un plan que l'architecte aurait oublié d'appliquer, si bien que l'homme avide de beauté les fuirait, les abandonnerait à leur sort, celui plus mystérieux encore de n'en avoir aucun. Gustave Roud écrit : "Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d'orchestre avant le chef à son pupitre."
Leur disqualification est ce qu'il nous reste. Ce sont à eux qu'il nous est donné de nous mesurer, morceau par morceau, jusqu'à ce que l'averse de nos poussières mélange ses doigts à ceux de ces lieux en perdition. Tout devient alors plus clair, aussi clair que la lumière au temps où nous n'étions pas là. Et nous devenons l'hôte d'un instant avant d'en être expulsé comme il se doit.
Les musiciens et le chef ont déserté la partie, le monde n'est plus à l'image de l'Orphée ou du Phocion de Poussin. Sans prix, hors de prix.

Jean Prod’hom

C'est de l'être presque pur



Les traits épars de la beauté sur terre en sont les principaux obstacles. En ce sens le printemps, avec la raison qui emmagasine les merveilles, est un leurre et la poésie une comptine.
C'est épuisé, vidé que des signes nous viennent du paradis et qu'une bouffée - c'est de l'être presque pur - nous avertit d'une présence. Les feuilles du décompte sont à terre, les mots se mêlent aux nuages, nos mains sont nues. L'invisible remue traversé par une transparence sans écho.
On est de la même subsance, pré ouvert à tous vents ou égaré dans le Haut-Jorat, dispersé avec tout le reste, sans opulence ni débordement, lâché sur terre, complice du rien qui s'étale, à peine une brise et l'ombre d'un abeille qui butine, pas un rêve mais le réel mis à niveau.

Jean Prod’hom

Il sonne deux coups à l’église de Liddes



Deux chaises récupérées à la déchèterie, bancales, marron et vis apparentes encadrent une table de fer au pied forgé, rongée par la rouille, couches successives d’antirouille et de vernis turquoise. Je m’assieds sur celle de droite, lui manquent deux traverses, dépose ma veste par-dessus un cendrier rempli de mégots détrempés. Derrière, la vitrine d’une épicerie fermée depuis midi. Tout autour le soleil qui fait fondre l’hiver dans un décor de village oublié. La terre apparaît par endroit, une odeur de renouveau sans jonquille ni primevère. Des confettis macèrent dans le bassin. L’eau de la fonte est partout, mousse sous les roues des véhicules en contrebas, glougloute dans les descentes de chenaux, cuivre percé, tôles acides, glisse sur les lauzes, conduits obstrués par les épines des mélèzes, on entend le travail en-dessous des regards de fonte, l'eau coule épaisse au goulot des fontaines.
Me trouve dans une boucle, personne, dedans un lac, l’eau fait le reste, verse vers l’aval dans le lit de la Dranse, Orsières, Sembrancher, Martigny et le Rhône. Ne cède pas à la pente naturelle, mais remonte à contre-courant, sans effort, repassant par d’autres stations jusqu’à ce lac d’altitude en quoi consiste l'enfance. Pas de retenue, un carnaval silencieux, il sonne deux coups à l’église de Liddes.

Jean Prod’hom

(FP) Faire subir aux choses d'infimes variations de langage



Plutôt que de vouloir saisir l'essence immobile des choses, tenter d'en dégager la vérité et le passé qui les vertèbre, sans lesquels elles n'auraient pas reçu de nom, il m'avait confié qu'il souhaitait plus modestement s'en approcher, en tenant compte de ce qui advient d'elles lorsqu'on fait subir, en leur voisinage, d'infimes variations de langage, et qu'on les confronte sans les raidir à la diversité de nos humeurs, à la lenteur des jours qui passent, au temps qu'il fait, à l'horizon, au hasard.
C'est là peut-être que la littérature a tout son sens, parce que c'est elle qui, multipliant les chemins, détours ou raccourcis, nous affranchit de celui qu'on emprunte jusqu'à plus soif, nous détourne de ce qu'on ne cesse de voir, en nous invitant à répéter après elle les formules avec lesquelles elle se confond pour nous orienter autrement hors d'elle. Sans cela le paysage ne serait qu'un visage fini et ton visage une promesse passée.
Si on n'usait de nos forces que pour lever les obstacles qui se présentent et contre lesquels on se bat sans compter jusqu'à l'épuisement, si on ne contournait pas par ruse ce qui jour après jour nous laisse insatisfaits, si on ne mélangeait pas un peu les mots et les choses, dans quelle disposition serions-nous ? Et quel temps nous resterait-il pour aimer ? (P)

Jean Prod’hom

Mais cette fois c'est nous qui sommes dedans



En installant ses quartiers à l'arrière, à l'arrière de son for intérieur, en y déambulant durablement et raisonnablement, l'homme laisse s'installer toujours davantage l'idée suivant laquelle le dehors n'est qu'une des humbles annexes du dedans, abandonnant la bride à la raison qui se lance alors à l'assaut de ses marches, sans discontinuer, étendant son chiffre à de nouvelles provinces, dessinant la courbe de sa croissance, affinant sa découpe, dressant la carte de son empire, pointant les connexions et soulignant les subordinations.



On peut certes vivre dedans avec des images du dehors au fond de soi sans jamais en sortir. Jusqu'au jour où les circonstances vous arrachent, sans vous avertir, vous obligent à douter un instant, vous maintiennent incrédule, le temps de passer le seuil, le temps d'un rêve ou d'un réveil, en équilibre, avant de vous déposer dehors, il faut faire vite, le temps d'une bascule. Car ce ne sont pas des images, il faut y croire, cette fois c'est vous qui êtes dedans, nu et neuf. Le temps presse, et si vous voulez vivre encore, vous devez réduire sur le champ la voilure de l'incrédulité qui vous habite, ne pas tenter de fuir, donner votre assentiment à ce dans quoi vous avez été précipités, ce à quoi vous ne songiez même pas parce que vous le mainteniez forclos dans l'imaginaire. Il faut alors vous déposséder de ce que vous étiez autrefois en l'affublant d'une image à laquelle d'autres images viendront s'agréger, batailler ferme depuis un dedans insensé, réinventer le dehors et ses annexes, recommencer.
Mais le réel reste toujours derrière la porte, il neige, sortir si l'on peut, résolument, pour rêver une fois encore qu'il est possible d'éclairer du dehors l'exiguïté du dedans.

Jean Prod’hom


Dans les parages



Dans les parages de celui qui avance en pays familier et que semblent accompagner l'assurance, la belle allure et les mots attendus, se tient en équilibre l'ombre d'un laissé pour compte, égaré dans un pays qu'il n'a jamais quitté, cherchant les mots qui le rapatrieraient. Il ne trouve que le syllabaire de son premier livre de lecture, sonore et incomplet. Il marche au-delà de la ville qu'il a rêvée, c'est un soir d'hiver dans les ruelles sans éclat d'une banlieue qu'il ne connaît pas, fait halte dans un hôtel. Il regarde longuement les trophées alignés sous la corniche de stuc de la salle à manger déserte, des trophées de chasse. Et il aperçoit sur une des tables un livre plongé dans l'ombre, qui témoigne des gouffres qui nous menacent.

Jean Prod’hom

Tu marches sous la pluie



Tu marches sous la pluie avec pour seuls repères les feux tremblants des réverbères qui bordent la route cantonale et les lacets qu'empruntent quelques voitures pressées, qui se croisent et s'entrecroisent dans la nuit. Tu vois juste assez pour distinguer, loin devant, ton domicile, quelque chose de sombre qui ne bouge pas, quelque chose qui est en lien avec le sol sur lequel tu poses les pieds et que tu n'entames pas. Tu as beau faire aller tes jambes, tu n'avances pas, ton buste demeure immobile, la bête est silencieuse.
Tu ne feras pas long feu sur le dos de cette immense baleine qui tourne lentement sur elle-même avant de replonger dans la nuit d'huile sans provoquer le moindre remous. Tu sens bien que le temps ne se mesure pas à l'espace parcouru, mais est l'effet d'un battement obstiné, celui de tes jambes qui vont et viennent autour de tes hanches dans un vide sidéral. Oui, tu es vivant et tu pédales bien droit sur le dos de Moby Dick.

Jean Prod’hom

De l'alibi



S'en remettre aux justifications et aux tours de passe-passe qui les épaulent pour méconnaître ce qui fut, c'est renoncer aux maigres pouvoirs mis à notre disposition pour avancer dans la lumière de ce qui fait de nous des passagers nus, et en découdre. Je vous le demande, comment ne pas se détourner de ces gens qui condamnent ainsi la liberté et le courage en idolâtrant la silhouette de ce qui aurait été si les circonstances avaient soigneusement suivi leurs exigences ?
Quelle peine pour ces usagers du juste monde, ces justiciers oublieux des vertus, prudence et tempérance, courage et justice ? Il y a du parjure chez ces gens-là, et violation des plus vieux serments. Ils tentent de faire main basse sur le réel en punaisant son reflet sur l'envers d'un décor dans une pièce de circonstance aux accents du cinéma-vérité.
J'envie pourtant parfois ces habiles prestidigitateurs qui vont d'un pied assuré, affranchis bercés par les raisons et les chants paresseux, héros qui échangent délires contre dédires. Je voudrais qu'à leur aveuglement puisse répondre mon pardon.

Jean Prod’hom

Sans couture



Une bouffée sans couture poussée par le vent, plus réelle que le réel, une chose vive, dense, sans mesure passe aujourd’hui en coup de vent, amenant au pied des montagnes les échos de la mer haute, laquelle reprendra, lorsqu’elle se retirera, ce dans quoi nous sommes tout entiers et dont nous nous sommes éloignés pour boire et manger, mais aussi, je crois, pour en attester.
C’est ainsi qu’elle se fait oublier, comme si elle avait pris un peu de retard, alors qu’elle va pour son compte, c’est ainsi qu’elle revient loin de l’arrière d’où elle prend son envol, c’est ainsi qu’elle nous rejoint et nous enveloppe, nous pousse nulle part, là où elle et nous sommes seuls.
On a tous dû débarquer un jour, certains l’ont fait pour toujours, d’autres se sont postés aux détours, dans les dévers, un peu à côté pour saluer, sans se retourner, cette bouffée sans couture qui vient de l’arrière, sans personne pour la chevaucher et qui irait sans nous si nous ne nous ouvrions à son passage : quelques mots, le mouvement d’une phrase, une petite ivresse, une ondulation avec au bout un instant qui dure tenu par un fil à ce qui nous effleure.
Nous savons désormais n’avoir pas complètement perdu ce qui ne nous appartient pas, nous le savons en bonnes mains. Il est inutile de vouloir tenir captif ce qui reviendra en coup de vent et qui laissera, après son passage, un peu de regret et la nuit venteuse qui enveloppe la succession de nos jours.

Jean Prod’hom

Un trou au vilebrequin dans le tohu-bohu



Les menaces dont on perçoit chaque matin les échos inquiets, à la radio, au supermarché ou au café pèsent sur notre société et hypothèquent la possibilité même d’un avenir à qui on donnerait autre chose que ce à quoi on l’a condamné, quelque chose comme une chance. Les dettes que les plus pauvres ont dû contracter dans les sous-sols pour assurer leur survie sur des paillassons, celles que les plus riches ont été amenés à effacer pour jouir encore un instant d’un balcon surplombant l’horizon, les intérêts de ces dettes dont nous avons à payer les traites chaque jour aiguisent et apaisent le jeu en rassemblant des adversaires que rien ne distingue pour nous faire patienter et nous consoler en arguant qu’il nous reste de la marge encore avant de devoir plonger vaillants dans la tempête. Les digues sont exténuées, la poussée est continue, il n’y a plus aucun répit, les remèdes sont des poisons, les nuits chevauchent les jours si bien qu’il nous reste bien peu de place et de force pour imaginer ne serait-ce qu’un instant un morceau d’avenir libre d’hypothèques, de dettes et d’intérêts. Certains d’entre nous devront, c’est sûr, demander un crédit pour passer la saison, impossible de faire autrement, mais il convient malgré tout de se réserver une possibilité, tandis que nous parvient de la terre, lointain, un tohu-bohu sans queue ni tête, la possibilité de creuser sur les rives du fleuve qui roule ses eaux puissantes, au vilebrequin, un trou où loger le rien, et d’y écouter la mer comme dans un coquillage.

Jean Prod’hom

Dimanche 27 septembre 2011



Au printemps 1916, Ernst Jünger quitte la première ligne. Il est détaché à Croisilles, une petite ville près d’Arras, pour suivre un cours d’officier. Il prend conscience alors du travail qui se fait à l’arrière : les ateliers de réparation de l’artillerie, la fabrication du pain, l’élevage des porcs, la traite des vaches, les abattoirs, les parcs d’aviation... Mais aussi de la vie qui continue sans lui : avril, les coussins de trèfle, mai, les prunelliers blancs, les marronniers en fleur, début juin, les étangs et les collines. J’aurais aimé, tout au long de cet après-midi dans le Pays-d’Enhaut, que son récit s’arrêtât là, qu’il demeure captif de ce no man’s land, qu’il m’en parle encore, et que la guerre oublie ce jeune officier.



Mais Jünger est rappelé sur le front en juin où se dessinent les premières ombres de la bataille de la Somme. Il faut recommencer, préparer les attaques, faire des prisonniers, soigner les blessés, franchir le double réseau de barbelés, enterrer ses morts, se traîner sur le ventre pour aller écouter l’ennemi devant sa tranchée, essuyer des salves de mitrailleuse. La liste est longue, aussi longue que celle des choses qui se déroulent à l’arrière. Et c’est au coeur même de cet enfer que la vie renaît, et la paix avec, lorsque les hommes épuisés se mettent à réparer leurs barbelés, sans apercevoir ni entendre leurs ennemis qui reculent en rampant. C’est le crépuscule et la mort, qui se dressait déjà, aux aguets, entre les deux partis, s’enfuit désappointée...



Dire que nos vies sont à l’image de celles des soldats de la Grande Guerre, c’est beaucoup dire. Mais nous disposons parfois, comme eux, d’un peu de répit, au coeur de nos petites guerres ou en leurs marges, dans ces mondes inhabités qui font bande à part, campagne d’automne ou no man’s land. En ces lieux où nous ne sommes que par hasard – ou contraints, c’est la même chose –, munis d’un peu de ce rien qui nous unit, dans les parages d’une obsession mortelle à laquelle il convient de renoncer un jour. Et nous voilà d’un coup libres, laissant comme seule empreinte de notre passage, celle d’un corps dans l’herbe de Gérignoz. La main coupée et dépositaires du tout.

Jean Prod’hom

(FP) Nos désirs s'étendent au-delà de nous



Être ici et en même temps ailleurs, c'est ce à quoi nous obligent nos vies habitées par le souci de l'avenir, cet état en a rendu plus d'un malheureux. Montaigne dit juste : Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes au-delà. Mais nous devons concéder pourtant que cet inconfort, auquel chacun de nous est tragiquement confronté et qui déroge au sacro-saint principe d'identité sans lequel notre raison ne serait pas, installe d'emblée la possibilité même du temps – l'inquiétude –, et la promesse indéfiniment reconduite d'une résolution, celle de l'irréconciliable – l'histoire. L'écriture, quelle qu'elle soit, n'est rien d'autre en définitive que le procès-verbal des avatars de cette contradiction, le compte-rendu des variations d'une promesse dont l'échéance est constamment différée, C'est pour cette raison qu'on entend sourdre de tout texte une plainte, comme le bruit de la mer du creux du coquillage.
Hormis dans un usage improbable de l'écriture qui, par un retournement dont je ne saisis encore ni la genèse ni la mesure, devient le lieu même où l'au-delà est rapatrié dans l'ici, et la plainte – l'ici rejeté dans l'au-delà – un chant ou le murmure de la mer, et ma vie une averse. (P)

Jean Prod’hom

D'une traite



Frapper à la porte en espérant non pas qu'elle s'ouvre mais que fermée sur le silence qu'elle a préservé du désastre elle vous rappelle que le chemin est encore long et qu'il vous faudra toutes vos forces et du courage pour aller là où l'on ne croise personne et où il n'y a rien sinon d'autres portes fermées chaque jour plus rares qui commémorent ce peu qui fut dans nos maisons et hors d'elles et dont notre âme aura à se satisfaire lorsqu'il n'y aura plus rien.

Jean Prod’hom

On l’ignore avant de le savoir



On y est depuis toujours mais on l’ignore avant de le savoir, et on ne le sait que si on se laisse prendre et qu’on s’y enfonce encore. Alors le dehors vient dedans et le dedans va dehors. La rumeur prend la main sur la raison qui la rejoint en se mêlant à l’inarticulé, s’y défait au ralenti, se mêle aux poussières, à la terre, aux nappes de lumière en suspension et aux prés fauchés. Rien n’a changé pourtant. Ou tout du tout au tout. La tête ne dépasse plus, c’est dire qu’on ne l’a pas sur les épaules, ou plutôt, ce qu’on attend d’elle ne répond plus : on est dehors avec les oiseaux. Nul besoin de retenir son souffle, il suffit de respirer, sans mélange, quelques visages muets qu’on n’imagine à peine. Ça dure, une durée égale à celle de ces rêves qui restent en arrière et qu’on tente de retenir au réveil, inutile de vouloir colmater les brèches, il n’y en a pas. Impensable de prendre peur, rien à craindre, rien à perdre non plus sinon un peu du peu de raison qui reste, guettant le leurre auquel on veut mordre pour remonter un morceau de tout ça.
Tu es suspendu au hameçon de celui qui t’a ferré et qui t’attend plume à la main. C’est délicat, ce qu’il retire c’est bien toi mais tu n’as pas de bord et ses mots sont bien trop rodés. Il faudra que tu leur donnes d’autres noms et du vent pour dire la route qui va d’ici à là-bas et retour, les visages inconnus aperçus au volant de leur voiture, lointains, tournant sans fin sur les giratoires. Pas trace de danse, ce n’est pas un ballet, réveille-toi sans précipitation, parce que le monde accroché au leurre que tu retires n’est pas indifférent à celui que tu habites.
Mais là-bas tu étais dedans avec le dehors et tout débordait sans toucher à rien. Ce n’était pas loin de ce qui ne se peut pas, aussi léger qu’un souvenir. Il n’y avait pas de vent et je n’étais ni Pierre, Jacques ou Jean. On ne voulait rien bâtir, il avait suffi qu’on nage avec les autres, ça valait le coup. Plus que jamais hors jeu dans le jeu, dedans dehors sans jamais que ça s’effiloche. On avait tous un oeil sur le miracle.

Jean Prod’hom



Persistance d'une forme



Retour depuis quelques jours à Louis-René des Forêts, celui de Face à l'immémorable, retour fidèle, avec l’assurance que ses mots, une fois encore, dans leur teneur brutale et la figure – le motif, le trait – qu’ils savent lui opposer, se présenteront à nouveau comme ceux de celui qui n'en finit pas de nous précéder sur la voie sans issue de nos vies, qu’il a su tout à la fois vivre et dire par un tour de grâce qui redonne goût à l’intelligence et à la lucidité, en opposant à leur poison mortel quelque chose comme une mélodie, une épure de consolation.
En soufflant sans lyrisme sur le dérisoire qui baigne nos vies, en honorant de son attention les impasses triviales de nos plans, sans s’appesantir nulle part, Louis-René des Forêts parvient à nous relever de l’abattement auquel nos esprits sont naturellement conduits, par une courbure de la phrase ou un balancement miraculeux qui redirige nos pas vers d’autres destinations – fragments à l’armature de plomb, patiemment faufilés – jusqu’à la planche d’un envol qui nous mène au ciel, d’un coup, en une seule respiration, une respiration qui à la fois soutient l’entreprise et en est le terme tant désiré, à l'extrême pointe des tourments, non pas en restituant dans leur vérité les pierres lisses cousues main de nos expériences revisitées, mais en enlaçant dans son collet la vérité d'un mystère qui lui échappe.
Les fragments de Face à l'immémorable sont les égaux de ces nuits qui remettent debout, disent l’impossible sans qu’on en meure. J’entends le bruit de la pierre lancée qui ricoche dans la mémoire bien après qu’elle repose dans la vase de l’étang, c’est le silence de Face à l'immémorable, mince ouvrage aux larges mailles d’où s’échappent goutte à goutte de petites rédemptions, brefs éclairs qui ramènent à l’essentiel, un peu de paix et le sourire du silence lorsqu’il se fait bienveillant, avant d’autres épreuves.

Jean Prod’hom

Celui qui nous précède



Ne pas faire long, raccourcir même, pour ne laisser à la fin qu'une phrase, un souvenir, celui de cette figure qui nous conduit parfois jusqu'à l'ombre silencieuse des impasses noires, l'avenir, que nous croyons dompter d'abord, dans les rêts duquel nous nous débattons ensuite avant de tenter, ultime recours, d'indignes négociations, en désespoir de cause on se retourne, poches vides et mains nues, à deux pas de l'épuisement, on sort la tête à l'air libre, ciel bleu, allégé, on suit respectueusement le chemin qui s'éloigne un instant dans le bois, on débouche dans la lumière au-dessus des Tailles, avec les montagnes nues et la terre qui respire à peine, sachant que tout cela ne nous a rien apporté, sinon un bref répit qui nous aura délivré un court instant des vains combats, aux bord des pleurs qui baignent la margelle du monde, mais aussi des livres et des incessants bavardages, juste un moment, dans le monde immobile, là devant et la fin de la journée toute à nous qui penche vers la nuit.

Jean Prod’hom

Vivre au septième degré



Elle est demeurée volontairement à la traîne, s’est contentée, un peu aveugle, de l’en-deça de toute chose, de tout événement, de toute entreprise, nouvelle venue ou vieille locataire. Elle s’y est tenue fermement en acceptant le retard qu’elle n’a jamais cru bon devoir combler, un retard bientôt chronique, tandis que ceux qui l’entouraient rêvaient, flambaient, prenaient possession du monde.
Elle n’a jamais fait la fine bouche devant la rumeur désarticulée que les aventuriers laissaient derrière eux, elle se contentait de ramasser l’ombre de leurs entreprises avec une brosse et une ramassoire. La vieille a réussi là où personne n’a jamais rien obtenu, puisqu’il n’y avait rien. Je l’ai vue plus d’une fois tirer l’invisible filet de la bienveillance, elle aimait par-dessus tout marcher, mêlait le bruit de ses pas au silence. La vieille vivait en marge des signes de domination et des décisions de bon ton, là où la musique loge le septième degré de ses gammes, dans les appartements de la sensible.

Jean Prod’hom

Houle d’après la bataille



Ça sent la fumée, c’est agréable (la fumée de feuilles). Il y a de beaux noyers dans les champs. La terre a été remuée. Il y a des saules aussi, mais pas des saules pleureurs, des saules impulsifs qui partent en l’air. C’est une espèce. Un homme passe avec une bicyclette postale – jaune. Ce doit être le frère d’un facteur. (Charles-Albert Cingria)

Il faudrait saisir le monde avant qu’il ne devienne une figure de pierres, des grimaces sur ton visage, un pavage de bonnes intentions, avant que les choses qui le traversent ne s’embourbent dans une terre dont on dira qu’elle leur était due. Juxtaposition encore hésitante, bouts d’innocence, cortège de modesties mises bout à bout, sans mot de liaison. Parataxe, aucune subordination, ni relation ni ordre, nappe ou vague continue, présences, pluies et glissements.

Les phrases se mettent à pencher, regarde le lierre, il monte en spirale autour du nouvel arrivant, deux mots font saillie, le miel coule, j'aperçois un tunnel qui creuse sa galerie, les nuages font des bascules – politesses de voisinage. Le monde tangue, un seau percé, une araignée tisse tes cheveux, l’éclair d’un sabre illumine les bois.

Il faudrait saisir le monde d'avant la bataille à laquelle se livreront les éléments à l’étroit dans les couloirs du langage, lorsque les choses ne sont encore que prépositions, lorsque le monde balance les bras en tous sens. Peu de choses, deux ou trois qui dansent un pas de deux.

Faut-il croire à cette lâcheté de la première heure, l’espérer parce qu’on n’y tolère ni arrière-pensées ni sous-entendus? Il y a là comme une mélodie qui chasse l’implicite, courbe l'espace et nous dispense des coups d’éclat, sans que rien ne soit mis à l’index ou érigé à la tête de l’état. L'abondance nue débarrassée des chevilles et des mortèzes, des boucles de barbelés qui sacralisent le langage, des effets, des figures qui jalonnent et enchaînent.

Restent la flamme de l’ostensoir dans l’église vide et les innombrables voyages sans noise ou d’après la noise. Il ne sert à rien d’anticiper, la rupture continue tient haut les coeurs. Les mots libérés du corset des mots montrent du doigt la douce conspiration des choses qui sourient lorsque le témoin de la bataille se réveille désorienté.

Jean Prod’hom

Un tour encore



On dit oui et les idées se multiplient comme si on écartait les bras, heureux d’avoir un pays et toute la journée devant soi. On fait un pas, deux pas en direction du quelque chose qui tient ensemble l’horizon, impose sa loi sans qu’on sache vraiment comment et pourquoi, donne chair aux ombres et aux mirages croisés en chemin. On veut s’approcher pour y voir clair, le temps presse, plus près encore, et le temps dont on dispose fond à mesure qu’on prend les dimensions de ce qu’on laissera à la fin derrière soi. Il ne reste bientôt plus rien, il faut se hâter et glisser quelque chose dans le seau qui fuit, n’importe quoi, quelque chose. Mais comment faire tenir debout et solide ce qui s’étale et réduire ce qui fut à quelques mots? Faudra-t-il toujours mettre un peu de la lumière sous le boisseau pour ne pas tout abandonner et détaler les mains vides?
Arrivé au tournant du jour, la bouche est sèche, on aligne quelques mots qu’on espère pourtant fidèles. Plus jamais ça, on ne nous y reprendra pas, trop dur. Mais ce sont d’autres mots qui parlent soudain, sous la dictée desquels l’imprévisible jette ses mailles, et on respire à nouveau. Deux lignes ou trois qui déroulent leur foulée. On sourit d’avoir à peu près réussi ce qu’on ne pouvait complètement manquer et qu’on a cru un instant pouvoir faire naître au forceps. C’est fait, on a lacé à notre insu, une fois encore, les deux bouts de l’horizon.
Le beau temps revient avec le soir, les verts et les ocres de la plaine confondent leurs impressions, la nuit dénouera les noeud du jour et on se lèvera allégé demain. Sisyphe aura retourné le sablier, on aura devant soi un pays tout neuf, le viatique pour un tour de manège et toute la journée devant soi.
Je rêve ce soir à un horizon qui ne se réduirait pas à l'empan de notre courte mémoire mais à l'envergure de nos bras étendus, à un horizon qui aurait, un matin, l’horizon pour horizon.

Jean Prod’hom

Mise à ban



Cʼest une poignée de ruines qui serrent les coudes à lʼécart de la grandʼ route où frémissent des couronnes de chardons, les oiseaux lâchés dans la campagne ne sʼy attardent guère. Le gros des souvenirs a rejoint depuis longtemps le silence des albums, le temps avance au ralenti. Un inconnu traverse la cour, les yeux fixés sur le mélange de terre et de gravier dont son visage a gardé lʼempreinte. Pas de grandiloquence chez lʼhomme, ni regrets ni hâte, pas de pire non plus dans des lieux livrés autrefois au travail, à la douleur, aux plaisirs. Mais qui donc sʼen souvient ? La fin va son bonhomme de chemin. Lʼinconnu avance délivré de rien, ouvert à tout, loin de la providence et des bonnes manières. Il a renoncé aux vaines entreprises, la sueur ne goutte plus dans la poussière de la cour que le silence serre aujourdʼhui de toutes parts. Au milieu des ruines sʼest établi lʼabandon.
Il y a dans ce corps qui nous lâchera un jour, à lʼécart, un lieu où patientent les images de ce qui fut. Il y a dans la tête, dans le coeur, ailleurs peut-être, des images vivantes que rien ne menace, indemnes comme les bris de verre. Elles sʼéloignent sans jamais disparaître, rien nʼen sort ni ne sʼy ajoute, elles tremblent comme la chevelure des linaigrettes. Loin de la disgrâce.


Photo / Michel Brosseau

Barbelés sectionnés, fers tordus et bancs de rouille, les barreaux se font rideaux. Les tôles battent de lʼaile, les portes défoncées bâillent, le vent fait grincer le portail par lequel entre et sort le temps gagné et le temps perdu. Les pillards ne sont quʼun vieux souvenir, personne ne songe plus à y entrer. Le portail fermé par un triple collier de chaînes sʼouvre majestueusement sur rien. Ni sursis ni restauration, une pente à peine, les fruits de lʼéglantier, des herbes sèches, quelques simples dans des pots de terre cuite sur le rebord des fenêtres. Tout peut encore attendre.
Ce nʼest quʼune image à lʼarrière de la tête, yeux mis-clos, ou ailleurs peut-être, nourrie par le silence qui pousse depuis dessous et les itinéraires de la mémoire. Nul besoin de gouvernail ni dʼétrier, lʼimage va de son pas à la manière des disparus dans un bouquet de friches. Ce nʼest quʼune image, lʼimage dʼun temple clos ouvert à tous vents que font vivre le lierre et la mauvaise herbe, une image pour ôter les peurs, celles du labyrinthe et du temps qui passe. Lʼusure remue lʼinusable fin des choses, bris de faïence, fenêtres borgnes, cheminées et briques muettes. Les vieux crépis en attestent, les morts ne se réveillent pas.
Lʼhomme est né dans lʼabandon, y retourne allégé lorsquʼil se débarrasse de ce quʼil croyait être ses biens, sʼy retrouve comme il y fut, sans peine et sans consolation, ici où les feuilles dansent, ou là où lʼaccidentel improvise. Tout y est en lʼétat, un peu passé, éclairé par les brillants dʼune négligence heureuse.
Jʼincline désormais vers lʼavenir de ce qui nʼen a pas, car tout finit pas arriver, la fin aussi, bien avant que la phrase ne se termine, sʼarrondisse avant quʼelle ne sʼéloigne et que je mʼy abandonne.

Lʼoeuvre toujours déjà en ruine, cʼest par la révérence, par ce qui la prolonge, la maintient, la consacre (lʼidolâtrie propre à un nom), quʼelle se fige ou sʼajoute aux bonnes oeuvres de la culture. (Maurice Blanchot)

Publié le 3 décembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Michel Brosseau (à chat perché).

Jean Prod’hom

Dimanche 7 novembre 2010





Personne au rendez-vous, pas l’ombre d’une foule au coeur de laquelle il était si réconfortant autrefois de mêler sa voix, aucune tâche, des promesses oubliées et des échos lointains. Les hommes se sont tus, le grand récit qui tient ensemble nos jours est allé de son côté avec la discrétion de la chouette au crépuscule. Lourd dans le matin gris, à côté de tout à côté de rien, sans la hauteur de vue des galets dans le lit du ruisseau sec, l’abandon des bris de roue du vieux moulin, la patience du désert.
Il serait déraisonnable d’user de la force – contre qui ? – , de se détourner – pour aller où ? –, tout au plus espérer un signe – mais qui y consentirait ? Alors on rêve, on rêve avec les dents : quelque chose glissera et roulera sur le chemin, on se penchera et on reviendra sur terre.
Soudain se lève un chant d’autrefois, sacré et familier, que nul n’a jamais compris, venu du fond de la nuit, mots cachés, mots ressassés depuis une éternité. Le chant vient par-dessous l’espace de plomb, le soulève et dans les plis de cette rengaine se fait entendre le silence, le silence qui pousse hors de lui le condamné avant de le déposer sur l’autre rive.
L’avenir est incertain mais l’horizon a les bras larges. Tandis que la nuit vient, le prisonnier navigue un instant vent arrière, dans les rebords du temps, un peu plus libre, avec à côté la foule anonyme et souriante des morts et des vivants.

Jean Prod’hom

Dimanche 31 octobre 2010



Pour la quatrième fois cette semaine je monte à Pra Massin, quatre fois je m’étends sous les Chênes, à l’abri de la haie, vivace, bouleaux et frênes, un peu d’herbe verte sous la veste et l’orient à l’orient. Les collines font le dos rond et les lignes de fuite caressent le creux de leurs reins. La neige de la semaine passée coule le plomb sur les flancs de Brenleire et de Folliéran, quelques chats se hâtent sous les Tailles, dernières chasses aux mulots avant que la terre roussie ne durcisse. Je cherche les bêtes qui couraient il y a peu dans les taillis, un merle brasse les samares et fait les bonnes affaires. Bien loin dans la mémoire des silhouettes s’effacent, âmes solitaires qui raient le flanc noir des bois, vont et viennent dans les couloirs du purgatoire, raides sur des buttes, aux lisières ou assises sur des bancs. Elles guettent ce qui vient et se gardent de ce qui va, mais il est trop tard, on est de trop et c’est tant mieux, chassé de la bonne saison, à trente pas de tout et de rien, et le reste, avec autour le silence liquide, le léger frémissement du chemin d’erre, pas grand chose, la rouille des saisons, les amarres, un peu de fumée.

J’ai levé ce matin le plan de refuges dressés à l’insu des services de protection qui maintiennent en équilibre au coeur du caduc ce qui ne coûte rien. Quelques solitaires y demeurent à l’écart du cadastre, ils ont laissé quelques traces, nul mot de l’abandon, mais il est écrit dans le pré au milieu duquel ils brillent qu’un jour on sera invité nous aussi au festin, on verra les contours d’une possibilité intacte, être de dedans ce beau désastre. Ici c’est chacun son tour à la condition d’avoir su renoncer à temps, accueillir ce que personne ne veut et dont même l’aveugle se débarrasse. Je laisse filer les choses dans les bords et reste dans le calme du milieu.

Une grande vague soulève la terre, le merle a saisi une sauterelle et quelques promeneurs picorent la vie qui affleure. Pourquoi les seuls témoins de l’amont se sentent-ils coupables ? Une folle tout là-haut sur le banc, noir vêtue, un peu gênée par la vie qui vient en trop. Et à nouveau les cloches sur le chemin, la vie qui avance sur la pointe des pieds emmenant à ses côtés une cohorte de fantômes, le trop plein du purgatoire goutte dans le caniveau, les peurs infernales se sont tues. Il pleut, on aura demain les pieds dans la boue.

Jean Prod’hom

Revenir là où on n’en a pas fini d’aller



Cette image forte m’est restée, tout ce que j’ai ensuite appris de ce jour-là s’est accroché sur elle.
Jean-Loup Trassard, La Déménagerie, 2004


Poivrons, pommes, courgettes et aubergines au croisement du Valentin et de Riant-Mont, abricots, oignons et cerises, fraises et melons au gré des saisons, c’était notre Sicile à nous, celle de Zappelli, un modèle réduit de Borgo Vecchio, une île exotique au pied de locatifs en cale sèche et de studios modernes vieillis prématurément. L’homme ouvrait son épicerie dès l’aube, elle fleurait le sud bien au-delà du quartier, c’était Palerme alentour à toutes les saisons.
La mère chargée comme une mule remonte du centre-ville, elle tire d’un côté sa poussette de marché, de l’autre un enfant qui s’attarde devant les merveilles, il faut se hâter, bientôt midi. Le petit tend la main et saisit une paire de grosses cerises, belles, rouges et craquantes, croque et boit le soleil retenu dedans, il est aux anges. La mère s’est retournée, elle a surpris l’enfant mais ne dit rien. Ils continuent, passent devant la boulangerie, montent les marches qui conduisent à l’appartement. Et tandis que l’enfant croque le cœur de la seconde cerise, sur le pas de la porte, la mère range les courses au fond des placards de la cuisine. Et puis elle se penche vers son enfant et lui explique ce dont ses demains seront faits, il ne comprend pas. Elle s’étend sur les règles du monde, la loi des échanges, il ne comprend toujours pas, mais il voit quelque chose qui s’éloigne, ce n’est pas grave, lui dit-elle, ce n’est pas un crime mais quand même. Elle lui souffle alors le texte qu’il devra servir tout à l’heure à l’épicier, dans lequel il est question d’excuses et de pardon. Il commence à comprendre et semble deviner qu’on le conduit dans l’antichambre d’une histoire sans fin, elle ferme la porte des placards, celle du frigo et de la dépense. Les fers du grand portail claquent. L’enfant sent qu’il a basculé dans l’autre monde.
Monsieur Zappelli, les mains dans les poches de son tablier bleu, écoute avec bienveillance l’enfant qui lui dit ce que chacun d’entre nous dit depuis qu’il est sorti du jardin. L’enfant n’est pas triste, il fait son devoir. La mère surveille soulagée que tout se passe finalement si bien. Ils sont tous les trois sur le trottoir, ils sourient presque, avec tout près les aubergines, les abricots et les cerises qui n’ont pas cessé de lancer leurs éclats. L’enfant est heureux d’être parmi eux, il ignore encore ce qu’il a perdu. Eux s’en rappellent, et sur les visages immobiles de l’épicier et de la mère apparaît un sourire qui exprime un sentiment inconnu. Ce n’est pas un sourire, à peine une trace, la trace de ce qui coule au-dessous des souvenirs et qu’il leur a bien fallu tenir à distance. Une porte se ferme encore, et voici l’enfant, l’épicier et la mère à la rue.
Car on n’échangeait rien au jardin, en tous les cas rien de main à main, les bruits du vent peut-être et un peu des poussières du ciel qu’on remuait sans qu’on le sache. On ne touchait à rien, ou on prenait tout, on se touchait à peine, ou on ne faisait qu’un. On demeurait toujours à respectable distance les uns des autres et on arpentait l’île sans se lasser. Qui était-on ? A peine des coques de noix chahutées sur une mer qu’on ne partage pas. On ne se parlait pas, on suçotait le trèfle, on faisait fuir l’hiver, on disait ce qui était. C’est l’écho de nos proférations que renvoyaient les façades des immeubles qui définissait les limites de notre royaume, abrité par les hautes frondaisons de deux acacias et d’un tilleul, par des sureaux, par les ronces qui s’enroulaient autour de fers acérés, invisible limite au-delà de laquelle nos mots ne revenaient pas. Aucun mur ne nous a jamais retenus, c’était curieux comme on avait tout dans les mains et qu’on ne s’y trompait pas. On est tous partis lorsqu’on nous a fait comprendre qu’il était temps d’aller de l’autre côté. Le grand portail que surveillait la mère Niquille a claqué une fois encore derrière Michel, François, Claude-Louis, Edith, Lilas et les autres. On a tout perdu. Et le royaume qu’on avait sous la main, on a essayé de l’obtenir, chacun pour soi, morceau par morceau, en suivant le parcellaire levé par d’anciens propriétaires et la dure loi des échanges, en vain.
Chaque fois qu’une porte s’ouvre désormais, je guigne pour savoir si l’enfant que j’étais n’a pas réintégré le jardin qu’il a quitté, celui d’avant les échanges sans lesquels il ne serait pas devenu celui qu’on attendait. J’aperçois toujours la même ombre et les fleurs d’un cerisier, je serre alors, conservés au fond de mes poches, les tessons qui m’ouvrent les portes de ce qui n’aurait jamais eu lieu autrefois si je n’y retournais pas.


Publié le 3 septembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Joachim Séné (Fragments, chutes et conséquences)

Jean Prod’hom

C'était comme une île en terre ferme



Mais souviens-toi, personne ne t’a obligé – lorsque cette place occupée depuis toujours te fut octroyée – de chercher, et trouver peut-être, une issue aux trop évidents égarements de ceux qui nous ont précédés. Chacun a tenté de son plein gré l'impossible, a bataillé les moulins, tendu des pièges aux fantômes. Tu as déminé les ritournelles et les mauvaises habitudes des souvenirs, tu as écarté les nuages et les paradis artificiels jusqu’à te satisfaire du petit lait. Je n’ai pas hésité de mon côté à concevoir d’autres conditions initiales et des plans imprévus, tu as écarté mes vaines croyances. Bref on a tout donné en espérant que nous serions en mesure sinon de régler la folie du vaisseau sur lequel nous étions embarqués, tout au moins de le détourner de l'impasse vers laquelle il se dirigeait ou de ralentir sa course. Sans succès. On a ajouté de la brouille à la brouille. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il le fallait toi et moi.
Et puis d'échec en échec, las des défaites, on s’est pris à croire que nous étions des incapables tout juste bons à laisser derrière nous cette agitation, à la glisser sous le tapis et à rejoindre les idiots. On a pris un peu d'avance, on s’est extrait du cortège et on a proposé à notre corps et à notre esprit en déroute l'espoir qu'on pourrait se débarrasser de leurs arriérés. Et à la fin, à la fin seulement, on a commencé ce qu'on avait toujours différé. Tu as sorti le cou, je me suis débattu, on n’a pas vu le bout mais on a respiré enfin. Tu as écarté les brouillards comme le poisson le fait avec la mer et je suis allé en haut, plus haut que les hauts pâturages, ces pâturages dont le berger avait interdit l'accès à ces moutons, là où il n’y a de place pour personne, plate-forme dernière qui ne mène nulle part. Je me suis trouvé seul sous le ciel qu'on devine derrière le ciel, avec pour seul compagnon le sourire flottant des linaigrettes. Il n'y avait rien sur cette île inconnue de tous, mentionnée nulle part. J’y suis resté un bref instant. Je me suis rappelé soudain tout ce que j’avais laissé en arrière et les mots par lesquels tu m’avais averti que je ne ferai rien sans eux.
Et nous sommes redescendus, et on a construit au milieu du continent une île au fil de l'eau, et on s’est tus, on n’a pas bougé pour ne rien embrouiller. On savait que ce qui n'avait pas encore commencé, ou qui avait commencé sans nous, referait surface et commencerait enfin. Et on a laissé aller en avant ceux qui reviendraient là où s'enlise le secret de soi seul, le retour du même. Tu ne voulais pas plus, moi non plus. L'éternel du même est d’un temps, tu as raison, il n’y plus rien après.

Jean Prod’hom

A quoi bon reprendre le train en marche



à Juliette Zara (Enfantissages)

Se méfier comme de la peste du défilé ordonné de ce qui est à faire et lever la tête. Tant qu’à faire regarder la lune, le train qui passe, les enfants qui jouent, applaudir les fourmis qui ne lâchent rien. Sais-tu que les mêmes nuages reviennent ? Remets à plus tard la tâche pour laquelle le premier venu fera l’affaire et rejoins un instant la réalité suspendue comme un beau jardin. Les gens vont, affairés ou désoeuvrés. Ce soir je ne mettrai rien en avant, personne ne sait demain, supposer l’inverse encanaille nos vies.
J’assure l’immobilité, celle des idiots de la terre ou des pierrots de la lune, je ralentis les rotations et console des vertiges. Rien n’est fait sur terre pour ceux qui n’y sont pour rien.

Jean Prod’hom

Comme un vieux tricot



Aller, chercher, observer, s’obstiner, parier, défendre, penser, séduire, provoquer, évaluer, foncer, raisonner, comparer, ruser, s’égarer, revenir enfin et, le moment venu, rapatrier sa vie. Car tout peut encore arriver ou se prolonger, mais combien de temps ? Il convient d’écrire alors ce qu’on comprend de travers et qui dépasse nos facultés, pour lire enfin autre chose que ce que nous voulons entendre, cette chose sur laquelle chacun est invité à se pencher un jour d’une manière ou d’une autre : ce qui aurait pu être mais qui n’est pas, mais l’écrire d’une traite et sans regret, parce c’est ainsi qu’on s’approche au plus près de ce qui se trouve à notre portée : ce qui aurait pu être.

Jean Prod’hom

Sans famille



Sous ta douceur couve une rage mise en veille. Et ce qui t'a été dérobé, ceux à qui on t'a arraché, ce dont il a fallu te détacher laisse un manque que tu ne combleras pas. Et pour peu qu'aucun tiers n'ait pris soin de ménager à ton intention un lieu pour calibrer ce manque – urne, tombeau ou mémoire –, tu ne t'y feras pas. Et tu seras de partout et de nulle part, ange et démon.
Il n'y a pas de place pour toi, pas de place pour moi, il n'y a jamais eu de place pour personne, sinon dans les terrains vagues de ta mémoire d'orphelin et dans le récit incomplet des successions auquel je suis enchaîné. A toi les oasis, l'étendue de la paix, la rage sans fond. A moi la descente des rivières, l'île mystérieuse, les obligations de la liberté.

Jean Prod’hom

Désencombrement du jour



Je voudrais avoir payé mon dû avant même d’entrer dans le jour, pour entreprendre librement et sans vaine espérance cette traversée à laquelle je suis convié quotidiennement. Je voudrais inverser les habitudes : un mot bref en guise d’écot, – une prière ? – pour affamer d’emblée mes attentes et me livrer libre et bienveillant, mains nues et sans idées derrière la tête, à l’enchaînement de mes tâches quotidiennes. Je voudrais ne pas avoir à traiter avec l’espérance, telle qu’elle se donne lorsque la nuit tombe pour racheter autant que faire se peut l’immanquable déception à laquelle nos vies nous conduisent à la fin. Je voudrais avoir régler le sort de mes journées avant même de les avoir commencées pour en disposer comme de quelque chose qui n’a pas de nom et qui ne figurera dans aucun bilan, un espace sans enjeu au sein duquel je n’aurais qu’à prêter mon oreille, offrir ma main, répondre aux voeux. Je voudrais recommencer ainsi chaque matin de telle manière que mes jours ne comptent pour rien. Je voudrais au fond avoir chaque jour un jour d’avance, pour disposer d’un jour sur lequel je n’avais pas compté, au-delà du temps, un jour imprévu et que je traverserais sans arrière-pensée, en lisière du temps, comme l’envers d’un revenant.

Jean Prod’hom

Ce que les pierres retiennent



Amené à rompre avec la supposée continuité du temps au risque de succomber à un vertige, non plus celui du temps qui fuit, mais celui du temps qui est resté bloqué là-bas.

Si les images, les photographies, les souvenirs vieillissent, c'est parce que, incapables de retenir ce qui demeure, ils laissent filer le temps qui seul compte. On le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. Le gros du temps reste en arrière, par-delà les images qui ne retiennent que des ombres.

Rien n'a changé, on voit simplement les choses d'un autre lieu. Mais il aura fallu pour l’atteindre nous extirper de la glaise dont on est fait, faire ce pas de côté, et réaliser quelques voyages de circumnavigation pour retrouver les choses telles qu’elles sont, ce miracle en tiers qui nous est offert lorsqu’on revient bien après. Nous éloigner donc, nous égarer même, souvent, pour considérer enfin les choses en leur lieu, c’est-à-dire de ce lieu que l'on n'a jamais tout à fait quitté, aperçu pourtant comme un phare oublié qui nous fait supporter de manquer ce pourquoi on avait appareillé, sans regret, mais dont il faut bien s’approcher pour être enfin un peu avant de n’être plus.

Jean Prod’hom

Saisons



Certains d’entre eux écrivaient leur volonté dans le ciel au lance-flammes, ils brûlaient des pans entiers de la nuit pour éclairer la route des jours suivants. Mais rappelez-vous, ils crevaient, et les éclairs se joignaient au tonnerre. Ils voulaient, disaient-ils, infléchir le cours des choses, les arracher des mains de ceux qui en avaient fait le fond d’un vilain commerce; prendre les devants, écarter les injustices, établir l’égalité, partager les richesses, supprimer les privilèges. Se reposer enfin avec un rêve, celui de revenir un jour au jardin de l'hypothétique origine. Et ils chantaient des refrains entêtants : un peu d’humanité, la sieste, quelques cacahuètes, un coin d'ombre. Des bartasses, de l'eau aussi, et un peu de vide pour respirer. Ils se sont battus rageurs, pierres, arbalètes, épées à simple ou double tranchant, flèches, boulets hurlants, pavés dans le ciel, de la brusquerie parfois, et un peu de haine au fond des yeux. Les éclairs et les orages se mêlaient à leurs cris. Ils avaient l’impression que ça avançait, et qu’ils y parviendraient. Pas eux bien sûr, mais leurs enfants ou leurs petits-enfants au moins. Ils alignaient chaque matin sur la table de la chambre les deux ou trois raisons pour lesquelles ils se levaient en sifflotant. Parfois le sang coulait et ils changeaient le monde, et le temps était de la partie.

Les voici tout près du couchant, toujours rien, manquant de tout. Adieu le siècle des Lumières, raté le rendez-vous pris à l’âge de la raison avec l'âge nouveau, amour et loisirs : le volcan crachote des confettis, révolution des oeillets, révolution de safran, de velours, révolution des roses, l'orange, celle du cèdre, celle des tulipes.

Ils n’ont plus rien, plus même d'habitudes, l'histoire s'est retournée sans qu'on le veuille et le temps s'est retiré. Pieds dans la glu d’un dernier tour qui fait vis sans fin, bouleversement silencieux, profond, invisible. Et on cale, la volonté abolie, en panne de l'avant, condamnés à nous retourner – lorsqu’on y parvient – et à nous adosser au jour qui s’en va. On aperçoit alors au levant les éclairs qui se joignent au tonnerre, et on voit se lever les commencements dont il nous reste à décrypter le chiffre. On se détourne de l'histoire épuisée, du couchant qui l’emmène dans son lit, et on va à reculons en faisant le dos rond, avec pour seule lumière celle de l’aube qui éclaire les pas qui nous ont amenés là, flux tendu qui ne mène nulle part. Dans notre dos le soleil se couche et les pavés sont dans la mare, le pire est arrivé, l’histoire n’a pas tenu ses promesses, elle quitte le devant de la scène. Il nous faudra désormais faire sans son vacarme et accueillir une version inédite du temps.

Publié le 4 juin 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Jeanne (Chez Jeanne)

Jean Prod’hom

In fine



Que nous acquerrions quelques connaissances, quelques outils ou bienfaits, bref des bénéfices, au détour des actions qui nous ont permis de faire ce que nous devions faire en vertu des impératifs de la conscience, tant mieux. Que tout nous glisse entre les doigts, sable, eau et dollars, qu'importe en définitive. Que nous perdions de vue l'horizon qui veille sur le passé et le seuil de la maison qui nous a vu naître, et le monde qui se trouve à égale distance de l'un et de l'autre, ce serait se placer sur une voie sans issue. Mais que nous n'atteignions pas à la fin l'équanimité désirée en dépit de nos efforts constants et obstinés, c'est ce qui peut nous arriver de pire.

Jean Prod’hom

Conciliabule



Plus rien ne colle exactement et les choses qui ont entraîné dans leur sillage les restes d'une journée à peine commencée sont toutes déjà là-bas, adossées à l’horizon, grégaires sans l'être, pas un mot, nulle complot, nulle conspiration, aucun avertissement non plus. Elles se sont éloignées comme les nuages dans le ciel poussés par le vent, et c’est tout. Lorsqu’elles auront basculé derrière la ligne d’horizon, ce sera trop tard. Que faire en attendant? Il serait fou de ne pas réagir, de se laisser happer dans le vide qui se creuse sous nos pieds, impossible pourtant de rejoindre les nuages dans le ciel. Comment durer jusqu'au soir? Comment lier le soir au matin?

En faire trop les ferait fuir, courir derrière elles ne conduirait à rien. Plutôt maintenir coûte que coûte cette distance sans rien vouloir changer pour l’instant, ne rien corriger, maintenir la tension vivante. Il serait naïf de penser qu'elles pourraient répondre à notre appel, se retourner et nous attendre, mais ça on le savait déjà avant, on s’en rend compte aujourd'hui avec une espèce de frisson qui leur rend dignité et loyauté. Naïf aussi de leur prêter une voix qu’elles n’ont pas, au mieux leur prêter une voix qu'on ne connaît pas.

Ce n'est pas qu’elles se taisent, mais on n’est pas avec elles. Elles murmurent même, le vent, la lumière, les éclats, mais elles sont à leurs affaires – on n'y est pas –, dans un halo qui les maintient à l’écart et fait trembler notre raison. Il convient de tenir bon et de s’en satisfaire. Les choses sont retournées à l’ancêtre d’un récit sans queue ni tête, dévastation muette, et laissent debout celui qu'elles ont débarqué avant le lever du soleil, passager hébété qui a trop posé de questions, debout en voie de disparition, effaré de ne pas être de la partie, statue de ciel. On ne s'est pas retourné à temps et on a laissé filer le vaisseau, planté dans le pot au noir d'avoir trop marché avec les choses, mais à reculons, manquant de ce courage d'aller avec elles dans le sens qui est le leur. Mais qui nous a enseigné ce courage?

De nous être retourné continûment sur ce qu'on croyait nous avoir été donné, de ne pas être allé de l’avant dans le vide qui nous salue à l'aube, le silence qui accompagne le froissement de nos semelles sur le chemin de terre, nous a mis, lorsqu'on s'est enfin tourné vers ce qui s'en allait devant, l'enfer dans le creux de la main. C’est à prendre ou à laisser et on prend. Plus d’élégie ou de lyrisme mais un bateau qui s’éloigne et nous en rade, qu’il ne s’agit ni de rejoindre ni de retenir, parce que le silence qui s’enfuit, c’est aussi celui qui est là. On aura à prendre son parti et le parti des choses, et dire avec les mots qui nous restent ce qui manque, c'est-à-dire ce qui est, et le disant mieux dire ce qu’elles sont.

Jean Prod’hom


La menace



Rester en rade alors que le monde appareille, sans que rien pourtant ne s’éloigne vraiment – sinon le souvenir d’images qui s’entassent en arrière de la tête – , sans que l’on recule non plus. Ne rien avoir à dire à ce propos, ou un mot, à peine un mot qui resterait au travers de la gorge, et qui dirait tout, d’un coup. Mais ne le dire que plus tard, peut-être, lorsque la menace se sera éloignée ou qu'elle aura trouvé en nous la place qui lui revient, avec ce mot qu’on cherche et qu’on ne trouve pas, parce que ce mot est un mot de notre langue. On est là, et on ne sait pas par quel bout commencer, parce qu’il n’y en a pas de bout, que tout est demeuré en l’état. Tout ça bien sûr devait arriver, on le sait, et on se retrouve enfin dans l’impossibilité de différer plus avant cette menace, grosse d’avoir été écartée. Et de la différer encore un peu pour qu’elle puisse continuer sa tâche, nous accompagner lorsqu’on s’attellera à la nôtre, qu’on sait au-dessus de nos forces, tout reprendre, comme un livre dont aurait commencé la lecture il y a des années, et qu’on reprendrait en raison d’une ou deux phrases sur lesquelles on aurait buté et qui nous aurait obligés à aller de ce pas.

Ce qui semble nous maintenir à l’écart, mais qui nous accueille aujourd’hui encore quand bien même on se trouve dans l’impossibilité d’y entrer, sur le seuil de quoi on se dresse comme un pantin, un étranger, un malotru, n’a pas changé, c’est bien le monde dont on vient et dans lequel on a cru pouvoir demeurer, un monde reconnaissable à la traîne qu’il laisse, à quelques souvenirs qui courent devant, à la mélodie qui s’est tue et qui accompagnait notre réveil. Méconnaissable pourtant, non pas qu’il soit défiguré, ou en lambeaux, mais à cause des couleurs passées, qui maintiennent à distance les noms dont l’affublaient les récits qu’on se racontait pour lui assurer par des couleurs vives sa consistance. Les choses ont repris ce qui leur revenait, inquiètes. Le doigt sur les lèvres, elles demandent un peu de silence. Désormais restent dans ma gorge des mots orphelins, durs, sourds, décollés de ce qui les animait et de ce qu’ils faisaient vivre, pierres dans un tonneau, squelette dans un habit trop large. Les mots ce matin font bande à part.

Jean Prod’hom

Hors jeu





Il ouvre les yeux sur un jour sans attrait. Alors il baisse les paupières qu’il glisse sous l’oreiller et il se terre. Forclos, rideaux tirés, chassé dès le réveil, c’est clair il n’en sortira pas. L’éprouver et le dire n’y change rien, la lumière insiste, il remue à peine, incapable d’en appeler au courage. Ce matin le jour est fané.
On devra se rendre à l’évidence, aucune transaction n’écartera le soleil de sa course, il faudra faire avec ce qu’il traîne derrière lui, les besognes auxquelles la vie parmi nos semblables nous oblige pour être des leurs. Ça durera ce que ça durera, jusqu’au soir peut-être. On hésite même à plier bagages, à solder l’entreprise, pour se débarrasser enfin des tâches fastidieuses qui nous incombent, au risque de finir sa vie plus tôt que prévu, avant le crépuscule. Pourquoi ne pas fuir sur le champ les humiliations promises ? Mais un peu de raison nous rattrape : il en faudrait du courage pour s’engager sur cette voie et s’y tenir, sans que les regrets et la mauvaise conscience ne nous rejoignent avant midi.
On se lève donc parce qu’on sait que ce soir, pour autant qu’on y parvienne, on pourra retourner dans le tambour de la nuit qu’on aurait voulu ne pas quitter, pour y être à nouveau enfermé, tourné, retourné, préservé, lavé. On se lève donc en sachant qu’on n’ira nulle part. On fera pourtant comme si on en était et personne n’en saura rien. On se fera petit, tout petit, invité surnuméraire : ne toucher à rien, n’entrer en matière sur rien avec qui que ce soit, demeurer muet calé dans l’ombre, mais y demeurer avec tous les égards que le rien doit à ce qui est et à ceux qui s’y sont embarqués. A bonne distance, ne pas en être, refuser toute invitation et survivre jusqu’au soir. Un sourire ici, un autre là, une politesse en guise de viatique, pas plus, pour ne pas casser.
On s’y essaie, on sème nos petites lâchetés pour donner le change et passer inaperçu, cacher sa misère. Mais qu’on ne nous accable pas, on essaie simplement de garder la tête hors de l’eau, un ou deux sourires à ceux qu’on croise, sans y toucher, fonds de poche que celui qui n’a rien à perdre dépose dans la main de celui qui veut tout, ni victime ni coupable, innocent de n’être rien, au diable les plaintes. Tout à l’autre par calcul, tout aux autres pour sauver sa peau. On se rend compte alors que ceux-ci sont comme nous, mais ils sont dedans et on est dehors, on ne bronche pas et ils sont ballottés. Et voici qu’ils répondent à nos sourires, sourient à leur tour, nous remercient de notre sollicitude et de notre bienveillance alors qu’on n’a pas quitté le rivage, ancré à l’inavouable. Mais ça ils ne le savent pas et on ne le leur dira pas. On les voit batailler pour rester debout dans la tourmente du jour et notre misère souriante est à leurs yeux comme un réconfort. On est resté dans la nuit, ils sont dans le jour. On ne voulait rien, défait, vidé, et nous voilà élevé au rang de contrefort.
Et soudain, de don modeste en modeste don, de sourire en sourire monte la sensation d’être présent comme jamais, dedans le monde sans qu’on le veuille, avec en face ceux qui bataillent pour ne pas succomber ou être chassés. On se prend à en faire plus qu’on n’en a jamais fait, sur un mode qu’on ignorait, simplement pour que ces inconnus courageux ne s’effondrent pas. On leur cache un peu de la vérité, on ferme les yeux, on souhaite qu’ils atteignent vivants la fin de la journée.
Ce soir je suis comme une plaie vivante que la brise et l’ombre viennent caresser, je me retourne, heureux d’avoir passé debout ce qui aurait pu être un enfer, l’air glisse sur la peau, avec la lumière, ma raison est au point mort. Ce que j’ai laissé en arrière, la nuit, le fond du jardin, les racines auxquelles je m’agrippais pour remonter le talus n’ont pas changé. Le temps s’est arrêté là-bas, par delà les jours, les images, les souvenirs qui ne retiennent que ce qui se défait. Les chemins durent bien après qu’on les a quittés.



Je me retrouve sur le chemin de la Mussily, indemne, étonné d’être là. Tous les jours pourraient être ainsi, n’est-ce pas ? On demeurerait sur le seuil, on ne toucherait à rien, parce qu’au fond on n’y croit guère. On n’en serait pas, on aiderait d’un sourire ceux qui sont embarqués et on cueillerait quelques rameaux pour en être un peu.
On n’y voit bientôt plus rien, je rentre, dépose mon ombre au pied du lit, me glisse dans le grand tambour de la nuit avec le sentiment crépusculaire d’avoir encore une fois sauvé ma peau et la fierté de ne jamais avoir été aussi généreux, solide et transparent que ce jour où je ne fus pas.

Publié le 7 mai 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Arnaud Maïsetti (Journal | contretemps)

Jean Prod’hom

C'est ici



Il n'essaie pas plus de rejoindre le pays d'où il vient que l'autre pays, celui dont il a rêvé, car il est désormais d'ici, davantage chaque matin, dans le pré ou là-bas à la lisière du bois. Il démêle jour après jour les images issues de ses rêves, les épuise, la brise légère se charge du reste et dissipe les innombrables fantômes qui sommeillent dans le tracé glorieux des chemins. Il attend d'y voir clair ne s'appuyant sur rien, sinon ce presque rien, muet, qui apparie les choses élémentaires. Et soudain le pays se dresse tout entier, la terre ondule, les secrets fleurissent, des traînées dans le ciel, l'ombre sous les frênes, la rivière.

Certes, il y a ce vers quoi on va lorsqu'on revient sur ses pas et ce vers quoi on va lorsqu'on y va de ce pas. Mais de ce lieu, qui sait s'il en vient ou s'il y va? L’enfance est l'autre nom de l'avenir, c'est ici, on y va et on en vient.

L'engourdissement auquel l'a conduit son éducation a épuisé son poison. Il prend conscience alors qu’attendre est consubstantiel à son heure. Que veulent-ils savoir? Il l’ignore, alors il se tait pour laisser la place à ceux qui savent, pour que ceux-ci puissent parler et se taire, et entendre à leur tour l’immense rumeur sur laquelle les puissantes conventions ont étendu leur empire. Chacun n'occupe qu'un instant la place de celui qui la lui a cédée. Il la laissera à son tour à celui qui ne perd rien pour attendre.

L’aurore sommeille. S’il s’agite trop, il ne sera pas à même d'aller à sa rencontre derrière les Vanils, il la guette, à peine une lueur poussant par dessous le voile qui ne résiste pas, elle ouvre alors sa paume et étend ses doigts de rose. Lui il ne bronche pas. A côté, devant, derrière, en lui la terre frémit. Et le soleil se dresse, et l’ombre se glisse discrètement aux côtés de l'homme seul.

Jean Prod’hom

Hameau



Le soleil levé avant l’aube essore le ventre gras de la compostière, Corentin est au bois. À Pra Massin les fenêtres sont grand ouvertes, c’est le printemps, la grande affaire. Personne dans la maison, les rideaux font le dos rond, caressent en retombant la tablette de la fenêtre, un signe de la main, c’est le cru de la cave qui monte prendre l’air. Mais on respire là-dedans, les braises rougeoient et on devine, enveloppés d’ombres, la veste de Corentin, le linge à mains près de la cheminée, un semainier, l’évier de porcelaine ébréché. La nappe sur la vieille table en bois, quelques fruits, un marron et un gland, des clous sortis du fond des poches. Personne pourtant, les rideaux faseyent, c’est le monde immobile qui appareille. Dehors, c’est comme dans les livres, mais la terre a le ventre mou, les crocus et les nivéoles sont détrempés. Les mésanges bataillent, les pierres sonnent creux, le ruisseau sort de son lit. Repousser les mots, ne pas prolonger pour l’instant une intrigue qui n’a pas commencé. Il sera assez tôt lorsque le soleil déclinera d’effeuiller les images, décoller morceau par morceau les lambeaux des récits qui tiennent debout nos vies. Quelques mots devraient suffire à la fin, lorsque l’ombre se sera dérobée, lorsqu’on verra s’éloigner les nuages et le vent, et le dedans aller dehors. Deux ou trois choses laissées là pour rappeler la légende de mars, comme s’il y eût quelqu’un autrefois, mêlé aujourd’hui aux ombres des noyers sur la pente qui mène au ciel. Avec derrière une autre maison, les volets fermés, dedans une vieille qui a tout laissé dehors, comme si elle allait y retourner.
Mais lorsqu’on lève les yeux pour reprendre à la ligne, plus bas, les yeux n’obéissent plus. Est-ce ainsi ? est-ce bien ainsi ?

Publié le 2 avril 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Juliette Zara (Enfantissages)

Jean Prod’hom

Journée sans




Que dire de ces journées que l'on pousse devant soi avec ceux de son espèce dedans et qui s’achèvent enfin lorsque la grille de l’atelier grince? Rien sinon qu’on est soulagé. On ne dispose pourtant d’aucune poignée d'épluchures à lancer dans la basse-cour, pas même des cris d'un fou qui ricocheraient contre les fûts des bois noirs.

Les nuages de basse altitude déguerpissent. Ceux du haut s’embrasent et les sapins de la crête du bois Vuacoz plient.

Tout au long de la nuit un petit homme famélique surveille l'entrée d’une cathédrale. Il va vomir continûment au pied d'un lampadaire pisseux dressé au centre d'un carrefour désert. Un peu plus loin, deux grosses femmes au dos nu tatoué grimacent à l'entrée d'un bâtiment en ruine, elles fument pour combattre le froid de l'hiver qui a rongé le peu de volonté qui leur reste, elles grimacent, elles ricanent, elles racontent à tour de rôle la même sale histoire. Dans la cour au bitume fissuré, des enfants amaigris, orphelins – cela se voit – crient. Quelques-uns essaient, sans succès, de s'arracher des griffes d’une bête immonde qui ronge leurs mains. D'autres – adolescents plutôt – dansent autour d'un monument aux morts en béton décrépi, ils se passent un objet incandescent qui fait saigner leurs mains et leur arrache la peau. Tout ce joli monde finit par me regarder en souriant.

Jean Prod’hom

Fin de partie



Il suffit parfois de se laisser glisser à l'arrière du cortège et de s'accrocher confiant à sa traîne tandis que la nuit tombe, aller comme un automate en prêtant une oreille étonnée mais bienveillante aux cris de ceux qui en veulent, lèvent le poing, de ceux qui allongent le pas devant. Oublier ainsi un instant les lourdeurs qui collent aux basques et les doutes qui alourdissent les pas. Tourner le dos au choses qui avancent et qui ne vous attendent pas, secoué - bercé - par les cahots de la terre qui a lancé son second demi-tour. Temporiser en songeant, à peine, au tas de mauvaises herbes et aux pétales des roses fanées qui reculent dans la nuit du jardin, aux oiseaux tapis dans les haies, au renard qui erre, aux chatons emmêlés dans la corbeille à linge. Temporiser à la queue du cortège jusqu'à ce que le sommeil vous ravisse et laboure tour ça.
Le matin, les yeux s'ouvrent sur les montagnes à l'orient, tout est rincé et on ne se souvient de rien. On aura beau chercher à s'en rappeler, à vouloir en fixer les étapes, histoire d'en tirer une leçon pour le lendemain. Rien. Rien n'en ressortira lorsque dans deux saisons l'analogue se présentera à nouveau, il ne servira à rien de vouloir se souvenir – de quoi? –, aucune expérience n'y fait, il faudra à nouveau se glisser à la traîne du jour qui file à l'ouest et cet abandon suffira peut-être encore.

Jean Prod’hom

Le chemin des Meilleries



Il maintenait à bonne distance la Corbassière de la Possession, en déroulant ses naïvetés au pied d’une haie de noisetiers, de sureaux et de jeunes bouleaux, longeant un pâturage assiégé par les ronces et les lampées qui glissait en pente douce jusqu’au Rio de Nialin. On l’appelait le chemin des Meilleries. C’était un chemin de terre à double ornière, bordé par deux talus qui se faisaient face tout au long, pas mécontents en fin de compte de cette saignée. Et lorsque le soleil de mars avait chassé la neige, le chemin et les deux talus rasés de près se réveillaient, et ça c’était beau à en pleurer. 



De la boue dans le creux des ornières, trois flaques pour recueillir autant de fois le ciel et nourrir nos printemps, deux talus qui nous enseignaient la voie à suivre en offrant un refuge aux coquelicots, aux bleuets, aux fleurs qui refusent d'obéir. Guère plus.

Le chemin des Meilleries semblait ne jamais devoir vieillir, il ne craignait ni l’abandon ni le passage des épareuses. Quant aux talus ils faisaient l’école buissonnière jour et nuit, un peu d’herbe sur les épaules, ou de la neige, ou des graminées, un reste de colza, rien même parfois, et des enfants assis dessus qui tiraient des plans dont ils riaient avant même d’entreprendre quoi que ce soit. En mai, tandis qu'on chassait les papillons ou qu'on explorait la haie, les moineaux rejoignaient en grappe les rives du Nialin, Jean-Pierre, Elisabeth, Claude-Louis, Corentin, Edith, Dominique, tous on levait les yeux au ciel et on riait à tire-d’aile.

Au coeur même de cette ferveur le chemin restait discret et les talus souriaient à peine, ils nous enseignaient la bonne distance. Sans doute avions-nous tendance à choisir le plus court, mais il convenait de choisir parfois le plus caché pour être entre nous. Pas d’indicateur de direction, qui donc pouvait savoir où on était et où on allait?

Une seule et ancienne saignée, un chemin creux d’un seul tenant, sans raccords, dans lequel on entrait sans sésame, une végétation d'espèces modestes, le cri du geais pour rameuter ceux qui s’éloignaient et chasser ceux qui s’approchaient. Et les moineaux, encore, qui indiquaient la direction que nous suivrions un jour.

Sur le talus on construisait des châteaux, on tissait d’idée en idée d’improbables itinéraires faits de noms, de rêves traversés par des sentiers qui faufilaient de nouveaux domaines selon les lignes de nos désirs. Rien ne s’y insérait, rien ne s’y emboîtait, tout s’y déplaçait comme des plaques tectoniques vives. M’en restent un rythme, des souvenirs et quelques détails nichés dans des morceaux de langue, des mots de laine : l’arc des frênes, la rouille des ormeaux, les fleurs de l’acacia, les fruits noirs du merisier, les samares et la pluie de l'été.

Tout était à notre disposition et on suivait sans raison l’inclinaison la plus ténue pour nous livrer sans retenue à des aventures qui duraient quelques jours. Après l’école on vivait sur les pentes d’un volcan.

Le chemin des Meilleries en valait un autre, et c’était tant mieux, la haie et la pente du pâturage nous préservaient des méchantes envies. On avait tout.  Mais on ne se souvenait pas de tout, pire, le soir on se souvenait de rien. C’est pour cela qu’on y retournait chaque jour. Et chaque jour on y fendait la mer, et la mer se refermait derrière nous, on se balançait d’un pied sur l’autre et on volait de talus en talus.

On regardait parfois en direction des villages immobiles de l’autre côté de la Broye, on voyait bien les chemins qui y conduisaient. Le nôtre on ne le voyait pas, pas même un trait entre rien et rien, mais un immense pétrin d'où levèrent nos plus belles histoires.

Le chemin des Meilleries a disparu, il a disparu lorsqu’on a rectifié le tracé de la grande route. Je baisse les yeux, un coup d’oeil par dedans pour me souvenir de quelques-uns des signes de nos printemps, à ce qui a été, aux feuilles mortes qui fusaient lorsque le soleil revenait, aux reflets du ciel dans les flaques qu’on barattait, à la lumière et aux ombres avec lesquelles on montait au paradis, au craquement de la glace, au pâturage désert, à la maison abandonnée, aux Gibloux enneigés, à Brenleire et à Folliéran.

Plus une trace, pas même le silence assourdissant qu’on entend le long des voies de chemin de fer à l’abandon, ou le silence de guillotine des sentiers qui s’arrêtent net, ou celui sans fond des carrefours. Rien, seulement un souvenir, le souvenir d’une invraisemblable épopée.

Une dernière ondulation fermait l’horizon, aux confins de notre territoire où se dressait un frêne sans âge. Là on se redressait un instant, on oubliait nos jeux et on levait la tête par-dessus les montagnes. On aurait aimer aller au-delà, c'était impossible, plus loin ce n’était plus chez nous. On s'en retournait, mais je crois que cette impossibilité on l'aimait bien.



Un jour on quitte tout pour s’assurer de la secrète cohésion du monde, repérer les motifs qui le constituent, écouter les gémissements de la terre, la rumeur qui porte le tout. Plus tard on revient sur nos pas et on devine enfin ce qui nous a porté la première fois.

J'ai choisi un caillou avant de prendre le chemin d’Emaney, je l'ai poussé du pied d’une ornière à l’autre en le faisant rebondir sur les talus. Je l'ai mené aussi loin que j'ai pu, jusqu’au pied du Luisin, avant de le glisser dans ma poche. 
C’est lui qui m’attend ce matin sur le perron, c’est lui que je serre lorsque le chemin s'enfonce dans les herbes hautes. 


Publié le 5 mars 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Nathanaël Gobençaux (LES LIGNES DU MONDE)

Jean Prod’hom

En haut la côte



Tu t’en approches à vive allure et tout s’enchaîne, c’est un rêve, s’emboîte, c’est un puzzle. Tu espères même y toucher avant de parvenir en haut la côte, tu te dis même qu’il le faudrait, de toute urgence, c’est une condition, ne pas freiner, y parvenir avant d’arriver au col, avant que tout ne s’arrête puis disparaisse, le temps est compté, la vérité se tient là, tout près, en équilibre, il faudrait que tu y parviennes avant de tout oublier, le montage est ténu, il te faut tout risquer à présent, surtout ne pas perdre en un éclair ce qu’un autre éclair, un concours de circonstances et deux pierres d’angle t’avaient fait entrevoir et que l’exigeant labeur de la pensée t’avait permis de rabouter, te hâter, une pièce encore, un enchaînement, tu a mis la main sur le bon filon, c’est certain, tu peux sourire, tu touches bientôt au but, il suffit de glisser la clé de voûte, dépêchons, tu reprendras le tout demain à l’aube, promis, petites suppressions et finitions, polissage, un ou deux contreforts peut-être, pas trop, le retrait enfin des échafaudages. Au crépuscule se dressera la vérité toute neuve, la nouvelle façade de Santa Maria Novella et tu en seras l’architecte.
Mais avant même d’arriver au col, à mi-pente déjà, ou peu après, tu t’aperçois que tu es précisément en train de manquer le but, tu t’en éloignes même, plus rapidement encore que tu ne t’en approches, il ne sert à rien d’accélérer, de siffler les chiens pour qu’ils rameutent des pensées flottantes, mal établies, trop tard, tout se défait, part en fumée, eau de boudin, le convoi s’en va, ce n’était rien, moins que rien.
Tu découvres alors de l’autre côté de la colline un horizon immense, avec des montagnes immobiles, démesurées, rien à voir avec ce que tu avais cru pouvoir réduire et disposer par des signes, te voilà chassé, abandonné, vidé. Où t’es-tu égaré? Tu pourrais tout regretter, te terrer, t’attaquer au mirage qui t’a mené là, en vouloir aux chicanes, débusquer les leurres. Mais tu te prends à penser qu’il en va autrement, cette croisade qui a tourné court t’a allégé. Te voilà au sommet de la côte avec ce qui ne tient pas dans les mains de la raison, avec ce qui ne tient nulle part, ce qui déborde de partout. Derrière toi l’obstination, devant toi la confiance, tu peux désormais aller dormir.

Jean Prod’hom

Lendemain de carnaval



Que vous donniez le bras au porte-drapeau, que vous soyez l’un des fier élus à la tête du cortège, ou que vous alliez clopin-clopant ratisser les mégots nichés entre les pavés, il ne restera rien lorsque la foule se dispersera. Ou si peu : les colonnes vides des pertes et des gains, des confettis, le ciel bleu d'airain contre lequel le temps bute, la bière âcre. La pluie a remis les compteurs à zéro, les nuages nous saluent avant de filer à Saint-Jacques ou pousser jusqu'à Jérusalem.
Oubliée au pied du réverbère, pas effrayée pour un sou, serrée dans les mâchoires d'une invisible nécessité, la graine de l’an passé s’est enhardie. Trois petits bourgeons épongent le tintamarre des cortèges de la veille et font oublier l’omniprésente pauvreté.
Tu t'assois sur le banc, secoues un rameau qui traînait là, le trempes dans la poussière pour écrire sur le macadam quelques lettres, hésitantes, flottantes, qui s’envolent bien vite.

Jean Prod’hom

Dimanche 14 mars 2010



On se penche vers ce qui s’entrouvre, on devine, ça tire et ça pousse par en dessous. Avec le soleil qui descend, pour la première fois, tout droit depuis en haut, oui c’est sûr, la besogne sera vite terminée.
La terre – mais est-ce bien le nom qui lui convient en mars? – bombe le ventre et creuse les reins; elle efface les derniers signes de l’hiver que plus personne ne tente de déchiffrer, le grand texte blanc est troué de toutes parts, demeurent quelques grands caractères aux allures de gingembres fantomatiques qui se recroquevillent imperceptiblement, avant de gesticuler comme ces bâtons de guimauve lorsqu’on les approche des flammes : ils moussent et bavent, c’est la débandade.
On aimerait déjà s’asseoir, appuyer le dos contre les mousses et rêver, mais tout est détrempé; sur le chemin, le trop plein d’eau goutte dans de petites vasières que le vent remue; lorsqu’on aura le dos tourné, les moineaux et le merle qui guettent un peu plus loin viendront à tour de rôle y frotter le bec.
Le langage lui aussi monte par en dessous, il vient au bord des lèvres, on voudrait tout dire, vite, trop vite dits, taisez-vous mots mous, laissez la petite débâcle terminer son ouvrage.
Je vais, ma tête s’enfonce dans la terre meuble, un peu d’immobile tout autour, j’y crois dur comme fer, c’est sûr, on a passé bonne espérance. C’était lundi après-midi du côté des Censières, du côté du Bois Vuacoz, à la Mussilly, partout, il n’y avait personne, on n’en parlait pas, ça avait lieu, débâcle aux couleurs pâles, sous le bleu coupant du ciel conquérant.

Jean Prod’hom

L’abri


La nuit prend si vite ses quartiers le soir que les hommes se retirent promptement, fanfarons parfois, sur les îles qu'ils ont aménagées le jour. Depuis le temps la débandade est organisée. La nuit ne laisse rien au hasard et s'insinue partout. Seul le ciel noir mité comme une feuille de millepertuis clignote de toutes parts, c'est qu'une fête se déroule là-bas, au-delà des Sablonnières. Plus rien n'est à craindre ici, les maisons sont calfeutrées et derrière leurs paupières les hommes s'abandonnent confiants à ce qui ne se voit pas. Dehors l'obscurité accroupie sur le seuil attend sagement, les écorces enlacent le coeur des grands échassiers qui sommeillent les yeux grand ouverts. Demain à midi, lorsque la nuit ne sera qu'une ombre, je jetterai un coup d'oeil du côté du couchant et me réjouirai du soir, lorsque la nuit tombe à verse.

Jean Prod’hom

Da capo



J'avance somnanbule dans un monde strié par le va-et-vient du jour et de la nuit, vêtu des lambeaux d’un récit rapiécé qui enchante cependant ma vie. Il raconte, drapeau blanc, mon appartenance à l'espèce mais ne me réchauffe guère.
Il me faut aller tête baissée dedans le brasier, lever la tête qui est dans ma tête, regarder à gauche, regarder à droite, prendre et déposer comme l'abeille le fait avec la fleur du pommier cet autre dont j’ai besoin, dans un monde sans image, et ensemencer la page qui peine à faire voir le feu dont on est fait.
Le roncier s'est refermé derrière moi, je ne reverrai plus la clairière patiemment dégagée. Il me faut recommencer.

Jean Prod’hom

Dimanche 28 février 2010



L'eau noie les songes creux et dissémine les pensées qu'on croyait éternelles. Demeurent nos vies qui s'allègent jusqu'à la ruine et pour lesquelles on mendiera un jour encore.
J'aperçois le vieux qui brasse la neige, seul dans le bois, il va à la lisière visiter ses abeilles qu'on entend lorsque le soleil guigne. Les ruches enflamment une dernière fois les alentours. Sera-t-il avec elles ce printemps?
Comment rassembler les promesses qui débordent avec les mots d'avant? Comment contenir ce qui va sans se retourner? Je demeure en retrait et assiste à la poussée de ce à quoi je serai peut-être convié.

Jean Prod’hom

Pour demeurer enfin quelque part


Pourquoi nous en aller alors que les nécessités qui talonnent ceux qui n’ont rien ne nous y obligent pas ?

Lorsqu’il arriva dans les parages de ce qui devait lui apparaître presque aussitôt avec les traits de l’accompli, il se mit à croire. Croire qu’il avait rejoint le pays rêvé dans lequel il allait désormais vivre, un pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages, quelques habitants, guère plus. La modestie des lieux, leur étrangeté convenue, leur retenue aussi, tout concourait à le retenir. C’était un dimanche, l’invitation semblait ferme. Sa décision fut irrévocable. Quand bien même aucune place ne lui était destinée et que personne ne l’attendait, il conçut le projet d’y demeurer, proche des lisières, à l’autre bout des préjugés, sans rien toucher. Il se fit un nid de fortune et vécut là sans que rien ne lui appartienne.

Il voulut maintenir le pays à bonne distance de son coeur pour en disposer toujours. Mais rien n’y fit, ni les égards ni les ruses. Il s’en éloignait à mesure qu’il y demeurait, incapable de résister aux habitudes qui se glissent dans nos vie – alors qu’on s’était promis de tout faire pour leur interdire l’accès. Il avait l’impression de disparaître à l’intérieur de ce qu’il voulait protéger, comme le fer des clôtures que les arbres avalent. Pris au piège au coeur de ce qu’il avait voulu laisser intact, il se mit à rôder pour retrouver plus loin dans les prés, plus profond dans les bois ce qu’il avait laissé filer, il emprunta le chemin des pâtures en grignotant des biscuits de sésame, s’enfonça dans les ronciers, cartographia les bois, épuisa les carrefours, leva des plans. Il s’y employa avec passion mais c’en était trop, il ne put rien contre les attaques de sérieux dont il lui fut de plus en plus difficile de se déprendre.

Le paradis escompté fondait et ce qui l’avait amené à jeter son dévolu sur ce pays le fuyait. Il ne renonça pourtant pas et s’enfonça plus loin encore dans les bois, il allait à petits pas, ne désespérant pas de rencontrer ailleurs ce qui lui avait filé entre les mains près de sa demeure. Mais c’est l’empire du familier qu’il cadastrait par cercles concentriques, il tirait derrière lui des ruines, comme le parachutiste son barda, il s’empâtait et la peau de chagrin qui grandissait sous ses pas allait l’étouffer.

Il faudra un imprévu sec, l'implacable, la maladie d’un enfant et le sentiment d’abandon qui suivit pour endiguer cette crue. Un matin avant l’aube il infléchit le destin en déposant l’inadmissible dans une mandorle, rendant vie à ce qu’il avait voulu taire ou tout au moins tenir en laisse. Ce jour-là il écrivit pour la première fois, des mots qui le font trembler encore aujourd’hui.

Cette mandorle est toujours là, c’est la porte par laquelle chaque jour ouvrable il quitte un bref instant sa demeure pour retrouver cette autre demeure d’où il considère intact ce qui n’a jamais disparu, le pays de la première heure dont on s’éloigne immanquablement lorsqu’on veut vivre – et on le doit – avec les siens. Il s'arrête d’aller, ramasse un tesson, une miette, celle qui est là ou une autre, pour retrouver dans la mesure de ses moyens, de mot en mot et de proche en proche, comme une prière, le lieu d’où il vient et où nous ne serons bientôt plus, improbable mosaïque, petits voyages successifs, collier de babioles.

Dans cette autre demeure – en est-il d’autres ? – , on n’est presque rien, un filet d’eau, une rumeur transparente, à peine une ombre qui passe, assez maigre pour ne plus faire écran à ce qui fait la joie d’être: pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages. Voici la montage de Lure, la Pierreuse, la dent de Brenleire, le ballon de Servance, voici l’Aigoual, le mont Amiata, j’y suis depuis le début, j’y reste jusqu’à la fin, pays non plus rêvé mais pays de la première heure, de nulle part et partout à demeure, j’y suis comme un plus qui ne compte pas. Ici chez vous ou là-bas chez moi, quelques instants de veille sur un monde qui va qui va. Nous sommes des surnuméraires et c’est bien comme ça.



Publié le 5 février 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Brigitte Célerier (Paumée)

Jean Prod’hom

Nuit à Bray



L’aiguille des petites vanitées rejoint celle des heures, leurs pointes lancéolées indexent le ciel et lancent douze coups qui tétanisent les contreforts de l’église, derrière son chevet une ombre famélique se hâte. Mais le pathétique n’émeut pas la nuit qui attend son tour. Quelques cris mêlés au vin âcre montent des souterrains du fond de l’impasse et sonnent le glas des dernières espérances : blasphèmes de comptoir, silhouettes brisées, ivresse, échos trébuchants, malheureuses certitudes. Les feuilles mortes ont cessé de danser au pied du réverbère et le clown immobile derrière la devanture du joaillier sourit. C’est le moment que la nuit choisit pour se déplier, et ses plis libèrent une étrange odeur qui rappelle celle du fer et de l’eau, et avec le fer et l’eau les longs soupirs argentés des cathédrales en ruine. Et le fer et l’eau, et les soupirs poussent, poussent, montent de dessous le bitume, serpentent le long des caniveaux, chassent les brumes, balaient les repentirs, font saillir les seuils. Et la nuit confond le paysage en lui reprenant les choses confisquées, un instant seulement, le temps de les disjoindre, de les redresser une à une et de les remettre à leur place, à bonne distance les unes des autres. Plus rien désormais ne demeure en tiers, chaque chose retrouve les coudées franches et les bords que le jour leur avait dérobés, elles retournent à l’insubordonné, buissonnières et mortelles. Tout avance de concert, ensemble et séparément, les aiguilles de l’horloge ont desserré leur étreinte, les cloches leur décompte, chaque chose s’avance nue tête et sans défense. Et la rue bouclée autrefois par le jeu des dépendances s’entrouvre, les panneaux indicateurs qui commandaient le sérieux de nos heures deviennent les majordomes austères d’un songe aux perspectives infinies, les trains ne circulent plus, on marche dans le vif du sujet, dans l’étendue retrouvée.

Convenait-il de construire si haut lorsqu’on veut simplement aller au bout, voir de nos yeux l’effacement des ombres, vivre buissonniers et mortels ?



Publié le 1 janvier 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Pierre Ménard (Liminaire)

Jean Prod’hom

Dimanche 31 janvier 2010



Encalminé d’avoir trop poussé la machine, il se retrouve les yeux grand ouverts, assis devant ce qui reste à faire, le corps dans un corset, las, des morceaux de paille au fond des yeux, du verre dans la bouche, avec pour seuls compagnons des machines domestiques qui ronronnent : le chat s’est tiré. Dehors le silence est cadenassé, des réverbères au milieu. Le jeune poète s’agite comme une poule dont la tête est au pied du billot, incapable de tirer le moindre plan, même foireux, il va et vient dans le lourd, il bégaie en espérant qu’un joli air viendra, que ses pieds battront le rappel. Rien, pas même la force de prier, aucun endroit dans la pièce pour cela. Rien n’y fait, pas le moindre vent pour le sortir de là, et le vent on le comprend – pourquoi viendrait-il jusque-là ?
Soudain ça remue, car la vie traînait par en-dessous, comme une maladie en rémission qui se réveillerait, comme une bousculade dans du solide, deux mots pendus sont tombés, tenus en réserve, usés, roulés, que le jeune homme ramasse. Deux mots qui brûlent, il les lâche, ils font un pas de deux, s’inclinent et versent dans la paralysie ce dont ils sont gros, tout remue; et la machine qu’il croyait morte l’emmène plus loin, l’oriente pour rejoindre par l’un des innombrables biais ce qui s’était refermé de l’intérieur, le vent l’a réveillé, il titube, un mot dans chaque main qu’il se passe comme au jeu du furet. Aveuglé par la lumière des réverbères, le jeune poète ferme les yeux, rameute toute la langue qui roule. Il y a tant à faire, elle lui brûle les doigts. Il aura suffi de jeter bien loin le couvercle qui lui avait permis de faire le décompte imaginaire de ce qu’il doit, pour courir sur ses pieds ailés. C’est bon comme sur une assiette dans le ciel, il repart pour un tour, il esquive, va allégé sur son erre jusqu’à la nuit.
Et plus tard, quand il dormira profondément, les dieux saleront l’océan et le chat reviendra.

Jean Prod’hom

L'autre voie



Ne doit-on pas s'inquiéter de cette habitude tenace qui a attaché le gros de notre esprit au secret des mouvements qui font tourner la grande noria, à leur chiffre et à leurs résultats ?

Tu t'inquiètes toi-même de te retrouver à la fin du jour, insatisfait au milieu d’eux, à l'affût de la porte qui ouvrirait sur un pays d'essence plus haute, que ta précipitation éloigne et te fait manquer. Tu te débats pour obtenir un peu de vide dans ce trop plein, histoire de respirer, c'est peine perdue.
Faudra-t-il que tu acceptes encore la mainmise de ce que nous appelions faute de mieux le romanesque, qui nous éloigne non seulement de cet autre pays mais aussi du vieux pays qui invitait ses habitants à n'être qu'un presque rien s’ajoutant au presque rien, sans contrepartie, au milieu des morceaux d'un paysage incompréhensible que le mouvement de leurs paupières découpait ? Ils allaient presque immobiles dans l'à peine mobile, faseyant, déroulant sous leurs pieds les pièces du monde comme dans un film muet, un film aux raccords mal faufilés.
Oui, car c’est là qu’il fait bon vivre, loin des plaintes et des espérances, des courtisans et des complaisances. Souviens-toi d'Olympie, lorsque les athlètes s'en vont le stade est désert, croissent en bout de piste, derrière le talus, des ronciers et des chênes verts, ils annulent le récit de tous ces récits qui ne mènent nulle part, sinon au regret de ne pas avoir un jour emprunté au carrefour l'autre chemin.

Jean Prod’hom

A l’abri




Il arrive parfois que l’homme particulièrement choyé par le malheur songe avec une relative fierté que la Providence l’a choisi parmi tous ceux de son espèce comme le plus apte à supporter les gros pépins qu’elle a placés sur son chemin, alors qu’elle aurait pu tout aussi bien les attacher – avec un égal succès – aux basques d’inconnus. Maigre consolation pour cet élu de la seconde espèce... lorsqu’une tuile, pour faire bon poids, lui tombe sur la tête.
L’homme se retrouve si défait, si humilié qu’il en arrive à s’interroger sur l’identité du démon qui l’a un jour égaré, il se sermonne, met en cause son père et sa mère, ses amis, le passé et l’avenir. L’air s’opacifie, sa tête aussi, il n’en sortira pas.
Soudain un éclair, une idée d’enfant attardé venue de nulle part bouleverse l’horizon, chasse de son cerveau les maux qui l’assaillent, transfigure son visage: « Ce n’est qu’une mauvaise pièce de théâtre et il existe d’autres théâtres! » L’éclair disparaît, l’homme s’est ressaisi.
Courte rédemption! les tuiles de son toit sont patientes. Allongé dans la nuit, les mains croisées sur le ventre, il fait le mort avant de s’abîmer dans le sommeil que la Providence, il le sait, ne visite pas. Petit miracle pour cet élu de la seconde espèce.

Jean Prod’hom

Epuisement



C’est le soir, il a payé son écot mais il ne perd rien pour attendre, le monde est injuste. C’est en effet l’instant qu’a choisi une kyrielle de petits fantômes pour visiter ce qui lui tient lieu de tête. Ils y déposent sans ordre l’ombre empoisonnée des tâches quotidiennes dont il ne se souvient déjà plus mais auxquelles nos vies sont suspendues.
Les fantômes ne se retirent pas pour autant après la livraison de leur poison, ils s’acharnent. Pire, chacun d’eux feint la retraite avant de revenir à la charge. Ils virevoltent en tous sens avant de mêler leurs membres et leurs voix pour faire de la tête qu’ils on colonisée une boule solide et spongieuse, mélange de paille de fer et de chiffons de verre auquel s’accrochent des tiques qui lui sucent le sang. C’est en vain qu’il tente de les écarter et d’organiser leur campagne en un cortège organisé. Il se résout donc à les accepter. Et il les nomme, et les nommant leur retire un peu de leur virulence, jusqu’à ce qu’ils soient là, tous là, nommés et affaiblis. Il monte alors à l’étage où il les plonge dans les eaux de la nuit. Ils se noient et lâchent sa tignasse. Libéré il s’endort.
Son sommeil n’eût pas été aussi paisible s’il avait su que cette victoire n’était que la première d’une interminable bataille qui finirait mal. Et qu’il avait laissé en arrière, sur le fauteuil du salon dont il venait de s’arracher, une foule de fantômes qui, après avoir repris leur souffle, se gavaient du venin de ce qu’il avait cru avoir fait bouger tout au long du jour, puis avancer comme un enfant qui file sur sa trottinette.

Jean Prod’hom

L’automne à Pra Massin



On lui avait remis autrefois solennellement des interrogations, l’homme, la vie, le bonheur, l’amitié, elle n’en avait alors pas plus saisi le sens que plus tard la question de l’être, qu’elle avait tenues à bonne distance des années durant.
Elle en percevait l’écho aujourd’hui, lorsque fourbue, assez démunie pour tendre l’oreille au murmure de ce qui s’éloigne, elle croisait le cours tortueux d’une rivière au-dessous des brouillard de novembre, jaillissant hors des ronciers au détour d’un chemin, débordant sans ralentir, des perles plein les poches. On n’est jamais aussi près du plus lointain que lorsqu’il nous hèle dans le brouillard de novembre.

Jean Prod’hom

Ça roule



Vite, vite filer, filer au nord. Et filant au nord croiser ceux qui filent au sud. Pourquoi vont-ils à contre-sens? Satanée route, petites têtes agitées amoureuses de la Costa Smeralda, amateurs de fin de semaine, dépassements, coques et restes, rouge écrevisse. Filez au delta, traîtres, filez au mur mou des rêves fades.
Demeurer donc coûte que coûte à droite et sourire à la farce.
Rester ferme, danger, sourire à ceux qui dépassent par la gauche, ils filent au nord, les laisser filer, ne pas vouloir les rattraper, qu’ils se débrouillent à Frederikshavn, il n’y a rien, la Baltique peut-être.
Au milieu de la nuit sur une semi-autoroute, perdu, sans Eléonore, dépassé par les croisés, j’attends le soleil. Et si le soleil ne revenait pas?

Jean Prod’hom

ἰδιώτης



Que les chaînes de particularités – qu’un jour ou l’autre chacun d’entre nous découvre dans l’image que lui renvoie le miroir – trouvent leur explication détaillée et leur réponse ultime dans une double hélice conditionnée par le terroir, le temps, la gens qui l’a vu naître, c’est un fait acquis pour autant que je puisse le comprendre.
Mais que ces particularités trouvent leur origine, aussi et en bloc, dans l’idiot qui nous précède et qu’on loge, nous ne le concédons qu’avec peine, craignant que celui-ci n’ait pas dit son dernier mot, barre la route à notre belle avancée, et, nous ravalant, replonge nos pas dans la boue et les flaques de notre première condition.
Nous l’avons en effet tiré derrière nous cet idiot, comme une indigne casserole, comme le soc d’une charrue dans un sol inculte qu’auraient tirée un lourd cheval de trait. On nous a invités à l’abandonner pour accéder au plus vite à la langue du pays et disposer des forces de la raison.
J’en perçois pourtant aujourd’hui la présence dans mon dos qui tout à la fois me pousse à sortir à l’air libre, les mains dans les poches, les poches vides, et me tire en arrière vers le silence stupéfait qui précédait ma rencontre avec le langage et la raison.
Cet idiot, je le comprends mieux aujourd’hui et m’en réjouis, à la condition qu’il prenne un jour les devants. Et les devants il ne les prendra que s’il parvient à traverser le dédale de pièges, le champ de mines que ne cesse de semer l’hydre sociale pour que nous nous détournions des vues singulières et rejoignions au plus vite l’espèce. Car c’est l’idiot dont nous sommes issus et dont nous avons voulu nous dégager au forceps qui assurera notre seconde naissance, par-delà l’Etat auquel le Grec l’opposait, pour rejoindre ce lieu privé où la confiance qui nous habite nous permet d’honorer à nouveau ce que nous cachaient les légendes, le babil et les refrains du siècle, en habitant l’insignifiance sans laquelle les escargots font les morts et les choses ne se montrent pas. Monde d’avant les métiers. d’avant les vertus, monde fait de bric et de broc, ignorance et noviciat.
Idiot comme le paysage regardé derrière le carreau de la fenêtre, lampe allumée et bouche bée tandis qu’il pleut.

Jean Prod’hom

Noyer la source



Pour écarter les obstacles qui se dressent sans cesse au devant de nos désirs de bien faire, ou écourter la durée des détours que leur franchissement nécessiterait, on se glisse au plus vite au plus court dans le sillage qu’ont laissé d’anciennes solutions – résolution conviendrait mieux ici – dont l’efficacité tient en leur acceptation collective. On décline ensuite l’invitation que nous adresse leur réapparition régulière, insistante, à faire demi-tour sur le champ et remonter héroïquement, le temps qu’il faudra et avec les peines qui accompagnent immanquablement une telle entreprise, jusqu’à leur source. Avant que celle-ci ne disparaisse sous l’incessant babil de ceux qui tiennent les cols et les détroits: désormais se taire et tarir l’eau des moulins.

Et d’ici là, sans qu’on n’y parvienne jamais, aller sur les traces de ce qui précède l’émiettement, du côté de cette force invisible qui maintient sans qu’on l’ait fait suffisamment remarquer le delta et la source, en nous gardant comme de la peste des anciennes résolutions qui mènent au pied d’un barrage où l’eau s’amoncelle jusqu’à noyer la source.
Pour que nous ne soyons pas un jour riches d’innombrables solutions à des questions qui ne sont plus à notre disposition.

Jean Prod’hom

Un détour par le ciel



Je cherche un chemin praticable à travers l’hétéroclite qui se renouvelle pour mon malheur à chaque instant sous mes pas: aucune ouverture, seulement du bleu, de la ferraille, du léger, du jaune, la fatigue, du rouge, de la monnaie, puis de la vapeur d’eau, un brouillon, quelques promesses, la crasse du clavier, une haie de thuyas, le lourd, le chaud, l’ennui, des containers, une branche du bouleau qui se balance, le silence, des raisins secs, la nuit, le chuintement d’une chasse d’eau, des horaires, deux nuages joufflus, l’inquiétude qui me saisit de ne pas être à la hauteur, le claquement des mocassins de Michel, un arc-en-ciel, l’après-midi, le soupir de ma voisine, les feuilles mortes, une bibliothèque, l’interminable,... Submergé.
Pas de répit, je le dois, j’insiste, je survis, aucune raison que ça ne s’arrête, damné, je n’en ferai donc pas façon.
J’aperçois soudain l’ouverture qui me guettait du coeur de cette grande décharge qu’est le monde, elle est comme celle du sous-bois dans laquelle disparaît le merle des Censières. Je le suis, m’envole et surplombe l’hétéroclite qui s’apparie morceau par morceau. Je ne distingue bientôt plus les coutures des pièces éparses du puzzle mais un nouveau chemin que je rejoins, saute du sommet de la haie à la branche du bouleau en jetant un coup d’oeil du côté d’une salle presque vide où j’aperçois les yeux heureux d’un homme qui rit de mes cabrioles. J’en rajoute un peu, saute du coq à l’âne, froisse les feuilles mortes, monte sur le dos de l’arc-en-ciel. Il rit, lance quelques raisins secs par la fenêtre, je l’ai raccommodé avec l’hétéroclite.

Jean Prod’hom

Un mot au bout de la langue



Mémoire, petite mémoire, celle qui laisse filer dans ses larges mailles le fuyard auquel le plein accès est refusé parce que le nom qui le désigne manque à l’appel. On n’en garde que l’empreinte et l’assurance de son existence, sans que sa disparition n’ait d’effets notables sur le reste du lexique, ses voisins de gauche et de droite, les mots qui lui sont subordonnés ou dont il dépend. La perte est sèche mais le sommeil remaille en une seule nuit les défauts du filet. Le lendemain lorsqu’on veut en disposer le mot est à sa place, la découpe est demeurée intacte. Seul l’amour-propre est blessé de n’avoir su poser la main sur ce qui était devenu sa proie. A moins que...
A moins qu’il ne nous faille retrousser la métaphore: les mailles du filet sont ces mots qui creusent le plein, ils aèrent nos esprits alourdis et leur offrent un peu de ce vide sans lequel on n’irait pas de l’avant – mais où ? Et la perte de l’un d’eux – inquiétante – ronge une partie de ce à travers quoi s’écoulent des morceaux du temps et la liberté d’en faire façon.
En perdant un mot on laisse la terre nous ensevelir, on peine à respirer, on meurt un peu.

Jean Prod’hom

Dimanche 1 novembre 2009



Prétendre que le quartier n’a pas changé et que je le retrouve comme il était autrefois ne me le livre pas plus qu’il ne m’en éloigne. Indifférent à l’idée qu’un jour je pourrais souhaiter revisiter ce que je ne songeais pas même quitter, je n’y étais pas plus présent autrefois que je ne le suis aujourd’hui tandis que je cherche les signes d’une irréfutable présence, le nom d’un rêve gravé dans la pierre qui m’auraient aidé à saisir un instant, cet instant qui m’avait vu m’arrêter un dimanche matin au bout d’un trottoir, un ballon à la main.
Ce n’est pas à pied que je reviendrai sur mes pas, mais en suivant les traces de cet absent dans la mémoire duquel je me glisse pour n’y rien trouver qui relève de ce qui fut. La mémoire de l’absent est vide comme la mienne. La rue est déserte, intouchée, le temps s’est glissé avec les mauvaises herbes entre les pavés du trottoir, pas de saisons, pas l’ombre d’un dimanche matin, aucune question, pas même les rebonds d’un ballon dont je percevrais l’écho et que je renverrais à l’enfant qui joue, mais des pierres qui ne nous ont pas vu passer, qui n’ont pas bronché, qui ne bronchent pas, nous n’y étions pas, l’instant dure intact et montre du doigt la marée qui pousse et reprend tout.

Jean Prod’hom

Croix de fer si je mens je vais en enfer



Que de temps, que de forces avant d’en comprendre assez, faire bonne figure et obtenir une place, une situation, là où on cherchait tout autre chose. On se décide pourtant à monter dans le train, fermement résolu à en descendre un jour: plus tard. Promis! on reprendra l’affaire là où on l’a laissée.
On se retrouve alors vicaire parmi les vicaires, satisfait de l’un des strapontins proposés par Rome. Les années passent, fatigantes fins de journée. Visage dans les mains on essaie de comprendre ce dans quoi on est embarqué. C’est donc ça, on aboie parfois. Et puis la raison raisonnante convainc les derniers récalcitrants, non pas de renoncer définitivement à la partie que l’enfant avait initiée autrefois, mais de différer encore les retrouvailles avec cet impossible bonheur, arrimé à la traîne d’un présent auquel au fond on ne croit pas. Noire et mortelle tentation, on a fait son trou.
Pour ne pas avoir à pleurer le strapontin repris, pour ne pas avoir à éviter les chausse-trapes d’une organisation sociale aux larges mailles qui y précipite ses perditos, se dessaisir de l’esprit de sérieux qui conditionne le respect des appareils et des carrières, écouter celui qu’on raille, celui qui ne comprend pas et celui qu’on ne comprend pas, demeurer en retrait du grand jeu, ne pas laisser filer le temps.
Ne pas différer d’un jour ce qui doit être désentrepris pour retrouver la grande affaire là où on l’avait laissée il y a longtemps.

Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



La conscience, incapable de fixer l’essence du réel et des événements qui le constituent, s’attarde sur les formes qu’il conviendrait de lui prêter et la place qu’il serait bon de leur attribuer pour qu’ils rejoignent la chaîne sans histoire des raisons d’un discours qui temporise et dans lequel on rabâche ce qui aura bel et bien eu lieu.
L’histoire est cette tentative aveugle de fixer dans le tunnel noir d’un genre ce qui, sous toute vraisemblance, a eu lieu au grand jour, elle n’est en définitive rien d’autre qu’un échec raisonné qui a porté ses fruits: le monde est un monde réduit à la conscience de l’homme.
Mais le filon est fragile, les refrains liturgiques qui accompagnent cette messe ne tiennent plus en respect le réel qui bouillonne. Le monde et nos vies ainsi conçues tiennent à un fil, l’insatisfaction et la frustration guettent. Il est plus que jamais indispensable de raconter ce qui aurait pu être et qu’un concours de circonstances nous a fait manquer, de retrouver en chaque événement, en chaque chose, les autres qu’ils auraient pu être et dont le possible est gros, ... même s’il en fut autrement.
Qu’on soit de la Mecque, de Jérusalem ou de Rome, c’est peut-être la voie douce pour inventer une autre manière de faire l’histoire,... et pour qu’il en soit autrement.

Jean Prod’hom

ἦμος δ᾽ ἠριγένεια φάνη ῥοδοδάκτυλος Ἠώς



L’aurore et le crépuscule sont avant tout lumière, c’est pour cela que la première ne meurt pas mais s’évanouit dans la clarté du jour et que, ajoute le mythographe, le second est tué par la nuit.

L’aurore et le crépuscule font de l’horizon la ceinture de nos jours attaqués de toutes parts comme les terres par l’océan.

En dépassant chaque jour les limites qui lui ont été assignées la nuit ronge nos jours. C’est le prix pourtant que nous devons payer pour qu’elle mette à notre disposition l’air qui leur manque. Quant à l’art – toujours sacré – il n’est rien d’autre que cette nuit dont nos rêves ont besoin pour que nous ne succombions pas aux sombres conséquences du coup dur d’Eden.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 octobre 2009



La pluie sur les tuiles chante le même air qu’autrefois. Mais si un matin on s’y abandonne un peu plus longuement, c’est parce que le corps et l’âme ne croient plus devoir céder au premier appel des sirènes. Les merveilles promises sous d’autres cieux nous tirent certes hors de chez soi et on feint de s’y rendre, sans pourtant ignorer que ce qu’on va chercher si loin derrière les crêtes demeure en retrait et attend son heure lorsqu’on s’éloigne.
Ne pas répondre au second ou au troisième chant des sirènes n’aurait pas plus de chance de voir aboutir notre désir de comprendre ce qui a été que de céder aveuglément à l’appel du lointain, si bien qu’on est tout naturellement amené à emprunter un chemin médian, un chemin qui nous éloigne un peu de ce vers quoi on va, pour être en mesure de reconnaître ce qu’on cherche, et qu’on entend là, tout près, lorsque la pluie chante un air sur le toit, le même que celui d’autrefois.

Jean Prod’hom

Disposer de ce qui ne nous appartient pas



Il convient de demeurer le témoin scrupuleux des circonstances si souvent quelconques de nos existences. S’en détache parfois une lueur, un bris du temps. Qu’il soit aux yeux de celui qui n’a plus rien à perdre et qui l’attend une apparition dont il aurait préparé la venue ou un aléa qui l’aurait pris à revers importe peu car il vient et ne demande rien. Il règne un instant sans partage, bien au-delà de l’horizon, en éclairant étale ce qui l’a vu naître.
Le légataire aura tout loisir d’engager les travaux, tailler, élaguer, déplacer, jusqu’à la nuit et loin des fastes des bandes passantes, écimer, soulever pour déployer les secrets des circonstances transfigurées par ce brin d’éternité, lueur, levier et clé d’une nouvelle alliance déposés dans le passé révolu continué de ce qui aura été mais qu’aucune parole prophétique ne dira jamais: l’énigme incarnée, qui se maintient éveillée dans le futur antérieur.

Jean Prod’hom

Entre chien et loup



On n’en a pas fini avec le mystère qui voit ensemble se nouer les choses et se dénouer le langage. Car penser ensemble le jour et la nuit semble hors les moyens de notre raison. On peut tout au plus baliser le puits hors duquel à l’aube l’un et l’autre surgissent après avoir croisé leurs doigts.
Un peu avant que le soleil ne s’impose, et avec lui le jour, avant qu’ils ne fassent taire tous deux la nuit vaincue, qui se retire dans les bois, sans personne pour l’accompagner, le temps s’égare pour s’immobiliser un bref instant: plus de pente, une boîte seulement, sans bord, qui s’étend à l’infini, pleine d’un vide dense, trouble comme l’eau de l’étang, à peine vivant, saturé d’un brouillard inconsistant, c’est l’autre pot au noir.
Aux yeux de celui qui est dans les parages, tôt levé ou jamais couché, il semble évident que le jour qui rougeoie à l’est gagne du terrain sur la nuit qui détale à l’ouest, à l’image des animaux lorsque l’incendie fait rage. Pourtant, avant que la premier ne chasse définitivement la seconde, le jour et la nuit ont rendez-vous sous le frêne à l’endroit même où le passant s’est immobilisé. Ils mêlent leur essence, leurs doigts, leur souffle au point de se fondre au milieu. L’homme y perd la tête ou le corps, le jour laisse filer les ombres, la nuit s’amollit.
Chacun peut craindre alors pour son existence pendant ces brèves noces auxquelles le langage n’a pas été invité, on se sent alors disparaître, transparent, avec les choses de peu de consistance qui nous entourent, dans le puits, entre chien et loup.

Jean Prod’hom

Un immédiat qui se ressaisit



A l’arrière des enfants confortablement installés dans l’ombre, affairés et à la peine, têtes penchées, rangs serrés. Ils cachent leurs yeux sous un chapeau à larges bords. Je leur tourne le dos, je suis sur le seuil accoudé à la fenêtre, personne dans la cour déserte. Devant moi la lumière seulement, le frémissement des feuilles de trois platanes, le bruit de quelques voitures qui vont et viennent un peu plus loin, et les alpes dans un coin de ce tableau sans cadre qui s’élargit à mesure que mon regard s’avance au-delà.
Je vois distinctement un espace sans fin, à l’appel duquel les enfants restent sourds – mais n’en suis-je pas un peu responsable? Je m’avance dans cette étrange direction qui ne mène nulle part puisque c’est de partout qu’il agit. Le temps y enveloppe les formes simples du monde: le lac, les chemins, la clairière. Immobile je tends l’oreille du côté des bois et des animaux qui les habitent: lièvres, chevreuils, renards désoeuvrés. J’y suis un instant. M’en vais et reviens. Y reste. Y reste. Y reste.
Il me faut pourtant rejoindre ceux que j’ai laissés en arrière et leur appendre le langage des loups.
Je ne comprends pas exactement pourquoi tout cela, mais je sais que les tréteaux sont là et qu’il suffit de dresser la table pour s’y inviter. Je voudrais chaque jour disposer d’un instant pour filer comme aujourd’hui à l’anglaise, là où tout est horizon, dans l’ouverture d’un immédiat qui se ressaisit.
Demain par l’angle d’un tableau sans cadre j’irai sur les rives de l’océan.

Jean Prod’hom

Ceux avec lesquels il ne sert à rien de négocier



Il est des femmes et des hommes avec lesquels il ne sert à rien de négocier, non pas qu’ils se soient retirés sourds et aveugles dans le pays de Candy, mais en raison d’une exigence qui les ronge et qui leur impose de ne pas s’en laisser conter. Ils ne regardent du monde et n’écoutent de ceux qui les entourent que ce qui ne contrarie pas leur itinéraire. On demeure muet tandis qu’ils parlent, tandis qu’ils courent. Ils font voir pourtant ce qui mérite le détour, non pas tel ou tel objet, tel ou tel paysage, non rien de tout cela, mais l’exigence, l’aveuglement et la surdité qui la nourrissent pour se risquer un jour, accompagné du seul souvenir de ces êtres d’exception, dans l’inconnu.
Mais d’autres viennent ensuite, avec lesquels il ne sert à rien de traiter non plus. Voyants et muets ils obéissent à une autre exigence, celle qui anime le monde qu’ils habitent, diffuse et tremblante. Ils écoutent et font entendre le mystère sur lequel tout repose, balbutient un bref instant et se taisent.

Jean Prod’hom


13



Il y a des jours qu'on voudrait ne pas avoir à entamer ou, puisqu'il est trop tard, hors desquels on voudrait sortir au plus vite, arriver au soir. Des jours sans bord, sans bout et sans forme, rongés par l'horloge, eau morte, des jours moites, noyés dans une haine et une chaleur lourdes et diffuses.
Alors on la passe comme une longue douleur qui va bien finir avec la venue du soir. On a beau gesticuler, aller et venir, le ciel n'est pas là, invectiver ou sourire, rien n'y fait. Aucune entreprise ne trouve son assise, les oiseaux se taisent, les nénuphars se cachent. On voit grossir les soucis nés de l'orgueil, à la presse de rien, à la presse de tout, capable seulement de vouloir en découdre avant d'en découdre, secoué par les chiffres d'oisifs calculs sans fin.
Seule la bienveillance de l'enfant qui a senti le vent mauvais se lever sauve la mise en allant chercher la brouette, il y met la terre fraîche arrachée à la terre et ainsi rétablit l'ordre universel.

Jean Prod’hom

Une nuit sans dettes



René Girard a raconté comment la violence de tous contre tous débouchait sur la paix, la paix des morts, et comment, par le réglage du mécanisme de la victime émissaire, nos sociétés se sont construites en élaborant, à leur insu, des dispositifs susceptibles de détourner la violence sur des tiers et ainsi de surseoir à son utilisation. Nos sociétés ont progressé certes, mais sans jamais quitté la terre sur laquelle elles plongent leurs racines: la menace affleure. Quant à nos sciences (pour lesquelles on manifeste aujourd'hui des égards proprement religieux), elles ne sont pour l'anthropologue que la mise en scène continuée et affûtée d'anciens rituels.
Je regarde à gauche, je regarde à droite, bon an mal an voici où nous en sommes, la violence n'a pas été éradiquée, les hommes attendent on ne sait quoi et, l'attendant, s'échangent des coups, tantôt nets tantôt tordus, soigneusement, quotidiennement, équitablement, avec pour aimable résultat un équilibre qui, s'il n'est pas celui que le général obtient à l'aurore lorsque les soldats sont étendus dans leur sang, n'en est pas moins remarquable: l'équilibre des petits maux.
Voici le temps de la petite guerre généralisée - ou de la petite paix larvée -, voici le temps des petits forfaits dont les auteurs ne prennent plus la peine de s'expliquer, de se justifier ou de se désolidariser et dont l'avenir pérenne est assuré par nos arsenals juridiques et nos assurances en tous genres.
En méditant sur ma propre expérience de vachard, j'en viens à me demander si nous ne vivons pas cependant dans le meilleur des mondes.
En se prêtant au jeu des petites violences ordinaires, au vu et au su de chacun, en envoyant juges et avocats au four et au moulin, l'homme exténué n'est pas mécontent d'abréger ses souffrances en quittant discrètement la scène, en laissant ses innombrables reconnaissances de dettes à ceux qui restent, libre enfin, bras ballants, avec le secret espoir de trouver enfin une nuit sans paperasses et sans dettes, une vraie nuit sans regrets, celle dont on ne revient pas.
Faire l'ange rendrait notre congé d'avec la vie impossible.

Jean Prod’hom

Un collier de disparates



On y va tous d'un air entendu, mais on y va à cloche-pied, de rien en rien, inspiration expiration, sur une marelle sans clocheton ni pinacle, aux fondations anciennes, incompréhensibles je le crains, une marelle sans toit et aux dimensions de Babel.
Le sachant on avancera chaque jour à reculons et on verra le jour se plier et n'en rien laisser. Ou face à ces riens qui font se dresser ce qui se tait en nous, on retiendra un grain chaque jour, chaque mois, un seul, quel qu'il soit, soutiré avec peine aux bons tours que nous joue la durée pour en tirer un camée ou un collier de disparates.

Les bras du saule s'agitent au milieu de la pelouse, il est 17 heures et c'est l'heure, il faut manger, tourner la clé de la boîte à musique, fermer les volets, ils s'endorment.
C'est l'heure que choisissent les forains pour frapper à la porte du sommeil, avec eux les lumières, les frayeurs, les équilibres précaires, le clown blanc, le vertige, les rires, les fauves, la nuit.
Rêvez enfants! Montez pour un tour sur le carrousel et les chevaux de bois de la nuit. Demain il n'en restera rien, à moins qu'un grain ne vous ouvre la voie du disparate.

Jean Prod’hom

La belle échappée



Comment en douter? Le réel est bien là où il est et il a horreur du vide. Qu'on en convienne ou qu'on s'obstine à batailler contre l'évidence suppose qu'on s'en soit extrait un jour d'une manière ou d'une autre - ou qu'on l'ait souhaité - avec l'intention d'avoir enfin les coudées suffisamment franches et en témoigner.

Une heureuse perspective en guise de viatique, ou une hésitation à laquelle on prend finalement garde, une rengaine au coin d'une rue, une ombre, une erreur même, ou le presque rien qui fait croire un instant qu'on a mis la main sur le fil d'Ariane, fil d'or, oripeau ou peau de chagrin, c'est le sésame de l'échappée belle.

Une attention soutenue à l'un ou l'autre de ces presque riens détournés de l'immédiat auxquels on a refusé qu'ils avancent sur leur erre, et nous voilà seul, avec une pensée orpheline dans les mains, sous les yeux, qui étoile en tous sens, outrepassant les marges du réel et qui l'éclaire en retour.

Jean Prod’hom

Remise



De retour bientôt - ou un peu plus tard - dans la nuit riche en trompe-l'oeil, happé par un système de dépendances datant des aïeux de mes aïeux, je m'abandonne aux tâches qui m'incombent, à l'espace attendu, au temps convenu, je plisse le front pour me protéger du jour et de ses chausse-trapes, non par prédilection mais repris simplement, comme il sied à celui qui veut rester vivant un moment encore, et ne pas être chassé comme un malpropre, un de ceux qui n'est pas des nôtres.
On rejoint alors le giron abandonné en laissant les autres, soulagés, se murer dans le leur, c'est la contrepartie. On reprend chacun sa tâche en espérant que bientôt on sera en mesure de concevoir plus distinctement cet autre lieu d'où l'on apercevrait enfin, ne serait-ce qu'un bref instant, le visage du manque qui nous enchaîne à nos entreprises sans fin. On sait ce lieu tout proche, plus proche encore, à croire qu'il se confond avec ce lieu, ici même.
On est passé tout près, encore une fois, comme toujours.

Jean Prod’hom

Obstination et insouciance



Les habitudes qui l'attendent aux portes du réveil, le guettent et le rejoignent comme les chiens leurs maîtres, sans que ceux-ci aient besoin de faire le moindre signe. Elles lestent ses basques et lui imposent assez vite leur lenteur, leur lourdeur, mais aussi leur simplicité. Il y a un certain enchantement d'ailleurs à se frotter les yeux, certain bientôt de ne pas s'être trompé d'univers, vivant parmi les vivants, d'être du jour et de l'heure lus sur l'horloge. Car il ne se trompe pas, on ne le trompe pas, ce n'est pas faux, ce n'est pas vrai non plus, mais disons que l'apothicaire qui s'obstine n'ira pas sans raison à la vagabonde.
Et si ni les circonstances, ni la fatigue, ni le doute ne le talonnent et ne l'aiguillonnent, s'il ne se résout pas, ne serait-ce qu'un instant, à quitter les puissantes abcisses et ordonnées du jour, si aucune divine surprise ne l'amène à se liquéfier dans l'air, à danser dans les brumes matinales, s'il ne bat pas un instant des ailes, s'il ne prie pas le Dieu absent, que te dira l'intègre, l'indemne, le muet aux portes du sommeil?
Faut-il dès lors se faire le prosélyte de l'insouciance, en prêcher la doctrine pour arracher aux ornières du sérieux quelques morceaux de déraison? Le coeur de notre esprit devrait-il balancer entre le sombre accablement auquel mènent les plans de la prévoyance et l'immanquable déroute à laquelle conduit l'usage des facilités? Non! Choisir l'un ou choisir l'autre ce serait aller vent arrière, tête baissée et yeux fermés comme des bêtes, insouciantes ou obstinées c'est du même.
Ce sont dans les ornières creusées par ses pas que l'obstiné, les poings dans les poches, aperçoit l'eau capricieuse, les étoiles et la blancheur du ciel d'été. C'est alors qu'entre deux labours il s'assied sur une vieille souche gainée de mousse, sourit ou pleure.
Existe-t-il une philosophie pour dire cela, une philosophie grise, grise et brillante, une philosophie du milieu? qui raconterait les reflets de l'insouciance dans les boucles, les creux, les travers, les impensés de la raison? Et qui nous apaiserait? Une philosphie de l'art qui ferait de la flaque dans l'ornière son petit dernier?

Jean Prod’hom

(FP) Avec le temps



Contraint chaque jour d’avancer, mais libre en tout temps de revenir sur ses pas, d’où l'obligation de s'y être rendu une première fois pour disposer de la liberté d’y retourner plus tard, revisiter les décharges de marbre à Sienne, errer dans les prés de Bonperrier, longer les haies de Vers-chez les-Rod, se baigner dans l'Orcia, se perdre dans les forêts de la Chapelle-des-Bois, et considérer ces lieux inconnus à nouveaux frais, comme s'ils étaient offerts à mon regard pour la première fois.
Si bien que passant le Col de Lys ou le col de Pierra Perchia je ne sais plus s'il s'agit du premier ou du second, si même j'y suis passé un jour.
Qu'importe! A tout prendre, parie sur la liberté. Parie que tu fus l'hôte de ce col une infinité de fois. (P)

Contraint le jour de notre naissance, mais libre ensuite de remonter aux origines du sentier sur lequel nous avons déjà cheminé aux premiers jours et où les choses se sont accomplies. C'est en repassant le col de Lys pour la seconde fois, en ce lieu où j'ai su la première fois que je l'avais déjà franchi, que j'ai cessé de repousser la liberté, la difficile liberté, la liberté d'accomplir l'accompli en acceptant de retourner là où je ne suis jamais allé.

Ceux qui sont venus avant moi m'ont obligé à accomplir, d'abord et à mon insu, ce que j'accomplirai lorsque mon temps sera venu, ils m'ont enseigné le partage accessoire de la liberté et de l'obligation, ils m'ont appris à composer avec ce qui a été et l'accepter, à dire l'identité du passé et de l'avenir, à distinguer l'accompli de l'inaccompli pour mieux les confondre et deviner par après la grande nouvelle qui ne peut pas se dire.

Jean Prod’hom

Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le bonheur.
«Le feu menace de s'éteindre», dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre.
Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.
Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, debout l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Jean Prod’hom

Les bourgeons du tilleul



A moins d'avoir pris les précautions nécessaires et de nous y être pris sitôt sortis de l'obscurité, bien avant nos premiers pas et nos premiers mots, quand les choses hésitaient encore à devenir des choses et se refusaient aux châsses sacrées des noms, sachons-le, c'est peine perdue!
Il nous est interdit, qui que nous soyons, de comprendre les choses et les événements que la nécessité sème sans compter ou que les hommes placent intentionnellement sur notre chemin, autrement que l'ont saisi et nous l'ont transmis sans broncher ceux de notre sang, ceux de notre village, de notre quartier, de notre giron.

Et pourtant un peu de vérité nous est livrée à la fin du jour, lorsque notre corps devient poreux et que la raison flotte, un peu avant que ses parois ne libèrent les fines particules de l'âme et que la chouette ne s'envole, quand plus rien vraiment ne vaut la peine.

Avant de s'endormir, l'homme peut alors écarter les faux-semblants, consentir à n'être rien parmi le rien – N'aurais-je pas pu être un autre, le premier venu, aveugle et démuni comme lui? – et deviner lorsque plus aucune lumière ne se glisse sous les volets le fin mot de l'histoire: ce qui s'est imposé à ses yeux n'est en définitive qu'un leurre qui l'a habité tout au long du jour et conduit sans faillir jusqu'à l'horizon, un leurre qu'il doit abandonner dans la paume de Charon, pour se défaire de ce qui l'éloignait de la vérité et entrevoir ce qui n'a pas de nom.

Il convient de ne pas renoncer, de ne pas fermer négligemment les yeux, de ne pas abattre l'un ou l'autre des arbres dont nous sommes les rejetons, de ne pas demeurer de ce côté-ci de l'horizon, de ne pas prendre en otage ceux qui viennent ensuite et qui ne nous doivent rien...

Et ce matin, saisir de ce côté-là les imperceptibles signes, quelques senteurs inouïes sans commune mesure avec celles qui baignent le monde pauvre et convenu que le langage peine à dire, balbutier les nouvelles pousses du tilleul nourries par l'antique souche, les jeunes charmilles, les chèvrefeuilles qui marcottent et les frondaisons qui montent légères dans le ciel mêlant leurs doigts vert pâle aux doigts d'or du jour.

Jean Prod’hom

Bilan



Sans le trait assuré des ornières, sans les lisières dont je me suis servi comme d’une main courante, sans l’éclat des cloches qui rameutent au loin les fidèles, le cri du coq, sans les tessons qui battent la mesure, sans les morceaux d’herbe et de blé qui habillent la terre, l’odeur du bois qui brûle, sans la grange aux portes entrouvertes, sans les regrets qui exaucent, serais-je demeuré vivant?
Je tremble toutefois de ne jamais parvenir au repos, de ne me satisfaire ni du soleil ni de l’ombre, de ne pouvoir retenir le fugace, je tremble lorsque le chemin disparaît derrière la crête, je tremble de rien, je tremble de tout, je suis sur la bonne voie, sur un chemin qui n’a ni commencement ni fin.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 janvier 2009



Le soleil qui se cache depuis une petite éternité se serait-il imposé que je ne l'aurais pas remarqué.
Depuis quelques jours en effet pèse sur ma tête un couvercle dont je suis incapable d'alléger la pression. J'ai beau faire, mais j'ai tant à faire que le tas imaginé des choses à faire ne se réduit pas: j'enchaîne donc les tâches. Mais avant même d'en terminer avec celle qui m'occupe – sans même lever les yeux – j'en aperçois des légions qui viennent de partout, qui attendent et s'impatientent aux quatre coins de mes journées. Je suis à la presse, je ne vois pas le bout, tout reste à faire. Je désespère gouverné par le sentiment que je ne parviendrai pas à prendre l'altitude nécessaire et accéder à la paix qui nous échoit lorsque les choses pour lesquelles on s'est engagé ne sont plus à faire. Incapable de prendre une sage décision, je m'obstine avec la certitude sacrilège que je vais réussir là où Sisyphe a échoué.
Je sais pourtant qu'un rien pourrait réorienter mes efforts et faire revenir le soleil. Je sais également qu'il n'y a qu'une différence minime entre l'homme botté de plomb coiffé d'un couvercle et l'homme à la tête nue qui surfe sur une assiette. Je m'interdis pourtant ce second sacrilège qui consisterait à forcer le passage de l'un à l'autre.
Je travaille donc, mets à jour ce qui encombre mon bureau. Honnête je ne glisse rien sous le tapis. Il me faut simplement patienter, quelques jours encore – jusqu'au printemps? Je profite de tous les moments qui m'éloignent un instant de ce petit calvaire ordinaire pour respirer, faire du feu dans le poêle, remplir la machine à laver la vaisselle, préparer une salade, rouler jusqu'au Mont, écrire ces notes, jouer avec les enfants, regarder les actualités, dormir...
Je soupire et sourit, mine de rien j'ai abattu un gros travail, il est 21 heures 30 et je vais me coucher. Pour être en forme demain matin lorsque je rejoindrai l'atelier de Sisyphe.

Jean Prod’hom

(FP) Dimanche 14 décembre 2008



Au carrefour quelque chose me retient pourtant de m'engager plus avant sur l'autre voie, là où fleurissent les leurres et les regrets.
Les désirs d'abord, et les mots de tous ceux qui, peut-être, ne souhaitent pas que je les abandonne aujourd’hui et qui me rappellent au détour que je ne me suis jamais écarté en réalité de la route qui m’a été assignée.
Les deux pas imaginaires ensuite qu’il me reste à franchir et qui me maintiennent à bonne distance du pays des sirènes. Ce sont eux qui me font patienter là.
Et c'est en ce lieu, seulement en ce lieu, qui en est comme l'abolition, que le merle, les épines du pin et le vieil homme m'apparaissent comme nulle part ailleurs, dans leur plus haut degré d'intensité. Ce lieu n'est pas un rêve, il n'est pas une image, il est ce milieu où je suis avec les autres, les uns, les choses, les autres, à l'air libre, et pourtant chacun en son lieu, dense et coloré, plein, obscur et léger. Jamais si proche.
Il m'est impossible pourtant de m'approcher plus avant, de les rejoindre, leurs vies m'effraient un peu, elles dépassent de beaucoup mes forces.

Quand une route s'élève, me découvrant au loin d'autres chemins dans les pierres, avec des villages visibles; quand le train se glisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant des maisons où il arrive qu'une maison s'éclaire...

Yves Bonnefoy, L'Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972


C'était en rentrant un printemps de Colonzelle, entre Cruseilles et Saint-Julien-en-Genevois, près d’Allonzier-la-Caille, un peu après le viaduc, la nuit était tombée, les enfants dormaient et leur mère conduisait. J’ai aperçu une maison à une centaine de mètres, solitaire dans la pente douce d'un pré. Elle était à peine éclairée, mais suffisamment pour que je sache qu’elle était habitée. J’ai compris aussitôt qu’il me serait impossible d’être un autre que celui que j’avais à être, impensable de vivre là-bas auprès d'eux. Et pourtant j’étais à l’image de cette maison isolée et de ses habitants, un être aux portes et aux fenêtres mi-closes dont les maigres lumières intérieures lui permettent parfois d'entrevoir par l'entrebâillement d'une porte l'autre qui passe et qu'on aurait pu être.
Je sais que je ne serais rien sans eux. (P)

Jean Prod’hom

Se taire



Je suis aux prises, si souvent et chaque jour, à mille choses futiles... Pour me divertir peut-être des choses qui le sont moins et qui exigent disponibilité, idées claires, solitude...
Il faut peut-être un immense courage pour nous taire.
Les groupes - et ses pressions - sont si puissants que les petits pas que nous faisons pour y voir un peu plus clair chaque jour, seul, dans le doute parfois, soutenu par la sollicitude de nos amis, accompagné par nos proches, nous semblent dérisoires.
Il nous faut un immense courage pour nous taire.

Jean Prod’hom