Ce qui en tout lieu n'a pas de fin

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Le milan là-haut n’était pas dans notre temps. Il savait ménager son vol pour mesurer la beauté de l’air. La libellule, qui n’avait pas sa force vive, se risquait à suspendre son élan et quand la buse criait, elle criait deux fois, une fois pour sa vie une fois pour autre chose que sa vie. (André Dhôtel, Le Mont Damion)

Toujours davantage, toujours plus clairement et distinctement l’appréhension qu’il va me falloir une fois encore, pour rejoindre l’espace que je partage avec mes semblables, – aligner mes pas et faire tourner la noria –, descendre du ciel aux larges anses. Sans que je n’y puisse rien. Et lorsque j’entends les pas résonner dans les couloirs, le bruit des souliers et des bottes monter du fond de la cage d'escaliers, je songe une fois encore à l’apaisement auquel le désoeuvrement m’a conduit pendant les quelques jours fériés du bout de l’an, et que cette vague humaine est sur le point de recouvrir.
Il est bien trop tard pour m'éclipser. Me reste un court instant pour consentir à payer mon dû et quitter avec le moins de regret ce que je laisse, en le dissimulant dans un pli de la mémoire, et reconnaître en guise de consolation que les principes, les artifices et les obligations sécrétés par le collectif ont permis à l’espèce de survivre en glissant de main à main ce qui non seulement assure la prolongation ou la reconduction de nos espérances mais encore, quoiqu’on en dise ou comment on le pense, ce qu'on appelle le progrès.
Et cette tension entre ce qui est au-delà de ce que je sais et de ce que je vois, qui me divise, que je l’envisage comme l’irréconciliable, que je tente de la réduire ou que je tienne la clé du passage secret qui conduit de l'un à l'autre, m’oblige aujourd'hui encore à ouvrir la porte et à accueillir ceux qui viennent après moi, non seulement pour leur remettre l’indispensable, lire, écrire, compter, mais encore pour leur rendre plus familier ce qui en tout lieu n'a pas de fin.
Qu'ils puissent un jour, sans effroi, ne pas se détourner du chant liquide du rossignol entendu tout à l’heure près du cimetière, il faisait nuit. Je me suis souvenu alors de cet autre matin, de la gare de Pully près de laquelle j’avais cru pouvoir me réfugier à l’aube, au-delà de tout. Personne ne m'avait rien dit de cet autre monde dans lequel je me trouvais soudain enfermé, avec pour seuls compagnons le chant d'un rossignol et les herbes du talus, sans savoir comment revenir au lieu qui m’avait vu naître. C’était pourtant le printemps, j’étais allé trop loin, forclos et naufragé, il m'a fallu des années pour retrouver près de chez moi les innombrables traces de l’existence de cet autre monde dont je suis enfin revenu. Un monde qu’on n’habite pas mais qui nous entoure.

Jean Prod’hom