janv. 2012

Il y a le début depuis la fin



Il y a le début depuis la fin
les points d'équilibre
les choses mises bout à bout
il y a les bains thermaux
le gâteau des rois
il y a le crabe
il y a le lierre
les ruisseaux de laves
le corps qui mollit

Jean Prod’hom

Dimanche 29 janvier 2012



Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les Allemands firent l'appel. A la fin, l'officier demanda : « Wieviel Stück ?» ; et le caporal répondit en claquant les talons que les « pièces » étaient au nombre de six cent cinquante et que tout était en ordre. On nous fit alors monter dans des autocars qui nous conduisirent à la gare de Carpi. C'est là que nous attendaient le train et l'escorte qui devait nous accompagner durant le voyage. C'est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n'éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l'âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un homme sans colère ?
Il y avait douze wagons pour six cent cinquante personnes. Dans le mien nous n'étions que quarante-cinq, mais parce que le wagon était petit. Pas de doute, ce que nous avions sous les yeux, ce que nous sentions sous nos pieds, c'était un de ces fameux convois allemands, de ceux qui ne reviennent pas, et dont nous avions si souvent entendu parler, en tremblant, et vaguement incrédules. C'était bien cela, très exactement : des wagons de marchandises, fermés de l'extérieur, et dedans, entassés sans pitié comme un chargement en gros, hommes, femmes et enfants, en route pour le néant, la chute, le fond. Mais cette fois c'est nous qui sommes dedans.

Primo Levi, Si c'est un homme, 1947 (Julliard 2003, 17-18)

46 (c)



Mais qui donc se charge de l'éducation de celui qui n’a pas d’enfant ?

Jean Prod’hom

Temps des grâces



On a jeté ce matin de vieux almanachs à la benne, d'anciens traités agricoles. Triste nouvelle, mais l'abandon des chemins de dévestiture et le remembrement parcellaire ont tissé un piège d'une tout autre envergure. On cède, fidèles à nous-mêmes, aux bons rapports sous tous les angles. Pour être d'équerre, il faut un certain niveau et des gardes-barrières : la stabulation libre tient notre imagination en captivité et je vois des treillis dans le ciel.
Un peu d'ordre, on ne mélange pas le colza et les coquelicots, le triticale et les bleuets, le piécé s'est retiré dans la mémoire de quelques survivants, c'est là que s'empilent les derniers paysages en demi-teintes, sans dette, les horizons qui s'ouvrent et se ferment, tandis que dehors s'accélère l'irréparable, la généralisation des rapports marchands. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, les habitudes pavillonnaires ont recouvert de soucis les pâtures. Qu'il est difficile de démêler ce qu'on a perdu, ce qu'on a oublié, ce qu'on a abandonné, ce dont on s'est affranchi : les tourbières, les raiponces, les bouchures et les chemins creux, le temps des grâces.
Ici c'est sinistré, tous les jours. Il n'y a personne dans les lotissements, la bascule est derrière nous. Qui songe encore à glisser un fil de soie dans le chas d'une l'aiguille ? Qui portera au jour ce qui le rabat et fera voir ses pépites dans des caissons étanches ?
J'ai croisé hier un boulanger ivre, un expert comptable. La vieille de Pra Massin regardait par la fenêtre, souriante, désespérée avant son tour, assise en son centre avec une tasse de thé.
- On ne mourra pas de faim, disait mon père, disait la vieille, mais d'espérances prodigieuses. Je sais le progrès derrière nous, il ne nous restera qu'à apprivoiser les caniches et à remonter de la cave les géraniums, à saccager les dernières odeurs de la terre, à dévaliser ce qu'on n'a pas à deux pas de l'inusable bleuet et de son voisin le coquelicot.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 janvier 2012



Ramené cette après-midi une impuissance sans fin, avec des grimaces derrière le front. Perdues de vue les alliances, le couvert et les Censières, le goulot de la fontaine, les bêtes du bois Vuacoz; décapitée la borne au carrefour, disjoints les esses de la Corbassière.



A vouloir quand même extraire de ce gâchis une consolation, je me suis mis sens dessus-dessous et le reste en lambeaux, j'ai pataugé dans le bois mort, le bois mouillé, le froid. Rien ramené, seulement ramé dans les ornières, pesté contre la boue et l'inhospitalité des bois. Pire, me suis mis à jalouser les corneilles, à envier la neige fondante, à me faire l'allié des résineux et des courbes courbes.
Pas beau, balade de forçat, appuyé sur un forceps et accroché à l'idée que ça passera. Il faudra la nuit pour me remettre debout et recoller les morceaux, des béquilles aujourd'hui pour avoir bonne façon.

Jean Prod’hom

Il y a les batailles de corneilles à l'aube



Il y a les batailles de corneilles à l'aube
la poussière sur le marteau
la poussière sur l'enclume
il y a la côte bretonne
les portails électriques
les sauterelles
il y a la télécommande sur la table du salon
les pêches de vigne
il y a la pomme des moissons

Jean Prod’hom

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... mais peut-être aussi – et seulement ceci – l'assurance que les choses se sont bien passées ainsi, sans savoir exactement ni comment ni pourquoi, avec la certitude cependant qu'il ne pouvait en aller autrement, à la place près : toi à la mienne et moi à la tienne, ou qu'importe, tout autrement, mais avec l'espérance immobile que rien ne viendra interrompre la poussée du silence, pas même la mort.

Jean Prod’hom

Vert bocage



Patrick Charbonneau, le traducteur de l' Austerlitz de Sebald, use à deux reprises de l'expression vert bocage pour caractériser ce vert auquel je pense si souvent, si commun que je désespérais d'en trouver une désignation, ce vert un peu las, maigre, cousin de celui dont on se sert pour dissimuler les ouvrages militaires dans les prés déserts, qui m'émeut tant lorsqu'il est séparé du bas du ciel par le noir des haies de décembre, lorsqu'il offre sa nudité, une dernière fois, avant que la neige ne tombe.

Jean Prod’hom

Bailly | Sebald



Poursuivant la lecture d' Austerlitz, je me souviens d'un mot de Didier da Silva sur Twitter qui évoquait le 28 janvier dernier un couple.



Je ne peux m'empêcher d'extraire le morceau suivant.

Nous tous, même ceux qui pensent avoir pris en considération les détails les plus infimes, nous ne faisons qu'utiliser des éléments de décor que d'autres avant nous ont déjà plus d'une fois disposés ici ou là sur la scène. Nous essayons de rendre la réalité mais plus nous nous y efforçons, plus s'impose à nous ce qui de tous temps a meublé le théâtre de l'histoire : le tambour tombé, le fantassin en embrochant un autre, l'oeil du cheval qui se ternit, l'empereur invulnérable entouré de ses généraux, au milieu de la mêlée figée des combattants. Faire de l'histoire, telle était la thèse de Hilary, ce n'était que s'intéresser à des images préétablies, ancrées à l'intérieur de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l'écart, en un lieu que personne n'a encore découvert.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 101-102


Et plus loin :



Comme le cortège funèbre se dirigeait vers le cimetière de Cutiau, le soleil perça les voiles de brouillard flottant sur le Mawddach et une brise vint caresser ses rives. Les quelques silhouettes sombres, le groupe de peupliers, l'embellie au-dessus du cours d'eau, le massif du Cader Idris de l'autre côté constituaient le décor d'une scène d'adieu qu'étrangement, il y a quelques semaines, j'ai retrouvée dans l'une de ces esquisses à l'aquarelle où Turner notait souvent ce qui se présentait à ses yeux, soit sur le vif, soit plus tard, en revenant sur l'événement passé. Cette image presque sans substance, qui porte en légende Funeral at Lausanne, date de 1841, époque à laquelle Turner, ne pouvant presque plus voyager, était de plus en plus hanté par l'idée de sa mort. Aussi tentait-il, pour cette raison peut-être, dès qu'une scène telle que ce petit cortège funèbre de Lausanne se présentait à sa mémoire, d'en fixer à la hâte, de quelques coups de pinceau, les visions éphémères. Mais, dit Austerlitz, c'est moins la similitude entre enterrement de Lausanne et celui de Cutiau qui attira mon attention sur cette aquarelle, que le souvenir qu'elle raviva en moi de la dernière promenade effectuée en compagnie de Gerald au début de l'été 1966, dans les vignes sur les hauteurs de Morges, au bord du lac Léman. Continuant d'étudier la vie et les carnets d'esquisses de Turner, je découvris, détail insignifiant mais qui ne laissa pas de faire vibrer en moi une corde sensible, qu'en 1798, traversant le pays de Galles, il avait visité l'embouchure du Mawddach et, surtout, qu'au moment de l'enterrement de Lausanne il avait le même âge que moi à celui de Cutiau.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 153-154


Il y a bel et bien du Sebald chez Bailly ?
Jusqu'à ce que des voix à peine perceptibles parviennent aux oreilles d'Austerlitz, dans le magasin de livres et de gravures anciennes de Penelope Peacefull, les voix de deux femmes qui racontent à la radio dans quelles conditions elles ont été envoyées par transport spécial en Angleterre. Austerlitz en oublie les feuilles étalées devant lui et entreprend sur le champ des recherches sur ses origines, par-delà l'instance qui l'a préservé de leur secret. A la lumière du récit que Vera en fait et dont le corps d'Austerlitz éprouve la souvenance, le narrateur fait voir ce qui advient de celui qui en est privé. Le récit des origines prend alors la couleur indécise de la provenance et rejoint les pièces d'un puzzle sans bord ni centre. J'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 janvier 2012



Le temps, dit-il dans le cabinet aux étoiles de Greenwich, le temps était de toutes nos inventions de loin la plus artificielle... si Newton a réellement pensé que le temps s'écoule comme le courant de la Tamise, où est alors son origine et dans quelle mer finit-il par se jeter ? Tout cours d'eau, nous le savons, est nécessairement bordé des deux côtés. Mais quelles seraient, à ce compte, les rives du temps ? Quelles seraient ses propriétés spécifiques correspondant approximativement à celles de l'eau, laquelle est liquide, assez lourde et transparente ? En quoi les choses plongées dans le temps se distinguent-elles de celles qui n'ont jamais été en contact avec lui ? Que signifie que nous représentions les heures diurnes et les heures nocturnes sur un même cercle ? Pourquoi, en un lieu, le temps reste-t-il éternellement immobile tandis qu'en un autre il se précipite en une fuite éperdue ? Ne pourrait-on point dire que le temps lui-même, au fil des siècles, au fil des millénaires, n'a pas été synchrone ?

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 141-142




Une bonne partie de la journée donc dans l' Austerlitz de Sebald : de la maison au village par la Moille Cheiry, tête baissée et vent debout, puis au chaud avec les attardés de l'Auberge communale et vent arrière du village à la maison par la Moille Cucuz, au café de l'Evêché enfin entre 5 et 7. Après les voyages de Bailly, me voilà donc embarqué en Sebaldie, sans malentendu, dans un récit – mais est-ce bien le mot qui convient ? – qui en contient une légion, et une foule d'autres choses en équilibre sur le fil invisible d'une pelote dans laquelle les secrets ont fait leur nid. Avec pour seule ressource un fonds d'images et de souvenirs – des images encore – qu'il s'agit de faire tenir ensemble, instantanés frémissant sous la peau d'un monde qu'on traverse les mains toujours plus nues. Instantanés de même nature que ces photographies qu'Austerlitz étalait...

... face en bas comme pour une réussite, et qu'ensuite, chaque fois étonné par ce qu'il découvrait, il les retournait une à une, tantôt les déplaçait, les superposait selon un ordre dicté par leur air de famille, tantôt les retirait du jeu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la surface grise de la table ou bien qu'il soit contraint, épuisé par son travail de réflexion et de mémoire, de s'allonger sur l'ottomane. Il n'est pas rare que j'y reste jusqu'au soir et je sens le temps se replier en moi, dit Austerlitz en passant dans l'une des deux pièces arrière du rez-de-chaussée.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 166


Austerlitz est la consignation du provisoire né de l'alliance, contre nature, de la nécessité et de l'improvisation, les efforts que son héros déploie pour rassembler les pièces éparses d'un puzzle sans bord le conduisent à un abîme à pente quasi-nulle, à la répulsion et au dégoût tant de l'écriture que de la lecture. Austerlitz jette un soir au fond de son jardin tout ce qu'il a écrit sous un tas de compost et de feuilles mortes. Allégé enfin, mais un court instant, car le poids de l'existence dont il a voulu ainsi se soulager guette. Sebald raconte ce cortège d'ombres, l'histoire de ce qui ne s'est pas fait et qui, ce faisant, s'est fait. Il n'y aura rien de plus, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup, j'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Il y a la parité des conventions



Il y a la parité des conventions
le silence des portes fermées
celui des portes ouvertes
il y a les déserteurs
le houx quand il n'y a vraiment plus rien
la compagnie des escrocs
le sauvetage en mer
l'entrain des chiffonniers
il y a la démesure

Jean Prod’hom

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Avec ou sans, pour ou contre, à côté, à notre insu ou à nos dépens, c'est ce à quoi le langage prépose chacun d'entre nous, en cadastrant la confusion sur laquelle il a fondu et en rendant toujours plus étrange le commencement qui recommence sans nous.

Jean Prod’hom

Kodak | Blaise Cendrars



Du campement nous entendons des éléphants dans la forêt
Je garde un homme avec moi pour porter le grand kodak
A douze mètres je distingue mal une grande bête
A côté d'elle il me semble voir un petit
Ils sont dans l'eau marécageuse
Littéralement je les entends se gargariser
Le soleil éclaire en plein la tête et le poitrail de la grande femelle maintenant irritée
Quelle photo intéressante a pu prendre l'homme de sang-froid qui se tenait à côté de moi

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (IV) , Kodak-Document, Stock,1924


Nous entendons un troupeau
Il est dans une clairière
Les herbes et les broussailles y atteignent cinq à six mètres de haut
Il s'y trouve aussi des espaces restreints dénudés
Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel
Et je m'avance seul avec mon petit kodak
Il n'y a rien d'aussi drôle que de voir s'élever s'abaisser se relever encore
Se contourner en tous sens
Les troupes d'éléphants
Dont la tête et tout le corps immense demeurent cachés

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (VIII) , Kodak-Document, Stock, 1924



Au moment de mettre sous presse le présent volume, nous recevons des Editions Stock une lettre dont nous extrayons le passage suivant.
Paris, le 25, mars 1943... A la parution de
Kodak de Blaise Cendrars nous avons reçu un "papier timbré" de la maison américaine "Kodak C°" qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d'un de nos ouvrages le nom de sa firme. Sur notre objection que ce nom était celui d'un objet courant dans le commerce, que d'ailleurs cela ne pouvait lui faire que de la publicité, elle nous a répondu par une consultation d'après laquelle elle est propriétaire du nom "Kodak" et que l'emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l'écartant des emplois précis de produits vendus par sa firme.
"Il n'y avait qu'à s'incliner mais la "Kodak C°" a été assez aimable pour ne pas exiger le retrait du livre en librairie. Elle nous a demandé seulement l'engagement qu'en cas de réimpression le titre serait changé. Nous en faisons donc une condition expresse de notre cession. Vous pourrez, bien entendu, mentionner le titre Kodak à titre bibliographique, comme nous vous le demandons ci-dessus, mais le titre général des morceaux publiés par vous dans votre volume devra être changé."

A la réception de cette lettre j'avais bien pensé débaptiser mes poèmes et intituler "Kodak" par exemple "Pathé-Baby", mais j'ai craint que la puissante "Kodak C° Ltd", au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m'accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, travaillons. Qu'importe un titre. La poésie n'est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j'ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant
Documentaires. Leur ancien sous-titre. C'est peut-être aujourd'hui un genre nouveau.

Blaise Cendrars, Poésies complètes, Document, Denoël, 1944



Dans la journée c'était un paysage lunaire avec des entonnoirs de mines qui se chevauchaient , sa raffinerie de sucre qui qui avait été soufflée, son calvaire dont le Christ pendait la tête en bas, raccroché par un pied à sa croix, ce qui me valut, à moi, trente jours de prison, non pas pour y être allé voir en plein jour, mais pour en avoir fait une photo. (Certes, les sergents étaient jaloux de mon ascendant sur les hommes. J'avais le droit d'avoir un Kodak, mais il m'en était interdit de m'en servir. Et lieutenant, capitaine, commandant, colonel confirmèrent cette interprétation pour totaliser autant de jours de prison. la prison, on ne la faisait pas tant qu'on était en première ligne. Mais l'on était mal noté et, quelque part à l'arrière, bien au chaud dans un bureau, un scribouillard portait le motif dans un registre. La connerie de tout ça ! D'autant que cela ne m'a pas empêché de tirer des photos jusqu'au dernier jour.

Blaise Cendrars, La Main coupée, Denoël, 1946



A moins de trouver un moyen de financement dans les toutes prochaines semaines, l’entreprise Kodak pourrait être contrainte de déposer le bilan selon le Wall Street Journal après plus de 130 années d’existence. En effet, l’entreprise américaine doit trouver 1 milliard de dollars très rapidement afin de se refinancer sans quoi elle devra fermer ses portes et licencier près de 19 000 employés à travers le monde. En 1960, elle employait près de 80 000 personnes.

Le Monde numérique, 6 janvier 2012





La fin de la merveilleuse aventure
d'une entreprise américaine


L'avenir pique du nez
Kodak icône
Kodak fleuron
Kodak faillite
faillite faillite au tournant du millénaire

Kodak a raté le train
19.000 personnes à Rochester
sous le chapitre 11 de la loi
effondrement
plongeon
adieu Dow Jones
New York Stock Exchange
Meeschaert Capital Markets
Wall Street
salut les clubs
faillite faillite faillite

fin de l'histoire boursière
ils n'y croyaient plus
devancés par des fabricants de grille-pains
à court de liquidités
rattrapés par le déclin
sans imagerie pour survivre
vendeurs de tapis
l'adieu aux profits
sans propriété intellectuelle
Moody's baisse la note
solvabilité Caa3
niveau le plus bas
en-deça de la survie

quand une société vend sa propriété intellectuelle
on sait que sa fin est proche
proche très proche


Jean Prod’hom


Il y a la seconde vie des roulottes



Il y a la seconde vie des roulottes
les tables rondes
le tuilage
il y a les paragraphes justifiés de l'enfer
la transition démographique
les rebibes du rabot
il y a ce qui fait tenir debout
la vérité qui se dérobe
il y a la cuillère restée dans la tasse

Jean Prod’hom

Laver cette coulée de boue



Bien peu d'humeurs résistent aux noces visqueuses du noir et du blanc. Elles y succombent pourtant lorsqu'elles entendent le bruit étouffé du bâton dans les cendres, en prenant un air pâle, tandis que les glaires du brouillard et les grands corbeaux vont à lents coups d'ailes semer leur poison ailleurs. Puits et tombes profanés, entonnoirs sans mémoire, c'est une peau morte qui double le ciel et tapisse nos palais, blanche et froide comme une tripe. Tout, il manque soudain tout, et d'un coup. Où est celui qui lavera cette coulée de boue et nous convaincra qu'un suaire ça s'égoutte et qu'une poche déchirée ça se ravale ?




Aux margelles des fourrés brûlés, les merles ont assuré la permanence et sifflent les mesures d'urgence. Les corps laiteux des bouleaux s'étirent hors du bitume. Une silhouette suivie d'une ombre indécise passe la lisière de cette veillée funèbre. Revient l'heure des pâmoisons : les idées sèchent, on s'amollit au feu profond. Oh ça oui, et sans aller jusqu'en Corse. Il est temps encore de prendre le chemin en marche, de suivre les signes qui tombent du ciel, le jaune des citrons, l'orange des sorbiers, le vin sur la treille, le lierre, le gui, les mousses dans la rivière et la rouille du hêtre. Les fruits se hâtent de remonter sur l'arbre, la vieille de Pra Massin fait une lessive, les poules rattrapent le temps perdu, Au printemps on repeindra les volets. N'est-ce pas ? Et tu réponds : peut-être.






Jean Prod’hom


Qui administrera l'onction au dernier des prêtres ?



Le déclin brutal et accéléré du nombre de prêtres incardinés dans les évêchés suisses n'est plus une prédiction. Leur nombre a diminué de près de la moitié en 30 ans et leur âge moyen se situe à 65 ans, celui des prêtres en activité à 57. C'est ce que nous révèle l’Institut suisse de sociologie pastorale (SPI).
Les nouvelles ordinations ne compensent plus en effet les décès, les prêtres qui meurent sont trois fois plus nombreux que ceux qui sont ordonnés. Pas de renouvellement naturel donc, et le manque de vocations n’incitent guère à l’optimisme. Au cours des 10 dernières années, seules 143 ordinations ont été enregistrées contre 500 décès. Rien à espérer décidément de ce côté-ci.
Pour répondre à cette pénurie, des solutions ont été mises en place, on a recruté des prêtres étrangers, des assistants au bénéfice d’une formation, complète ou sommaire, des auxiliaires sans formation, avec les problèmes d'adaptation qui s'ensuivent. Rien n'y a fait, le nombre d’étudiants en théologie et de collaborateurs de fortune continue de diminuer. Il n'y aura pas de miracle.
Cette situation ne semblait pourtant pas inéluctable, à preuve le chiffre de la vitalité étonnante des prêtres. En 2010, on signale en effet 146 cas d'abus sexuels, commis par 125 agents pastoraux dans les six diocèses suisses ; on compte également, mais c'est moins officiel, plus de 150 enfants de prêtres non-reconnus. Selon des sources fiables, 20 à 30% des prêtres ont aujourd'hui une vie amoureuse en Europe, 50% en Amérique latine et jusqu’à 80 à 90% en Afrique !
Tant que Rome s'évertuera à condamner les prêtres au célibat, elle contribuera sans doute à cette baisse effrayante des effectifs sans bénéficier des héritages symboliques qui ont conduit tant de fils à devenir des pères, tant d'enfants de riches à s'enrichir et d'enfants pauvres à désespérer. Plus de 30 papes n'ont-ils pas été les dignes rejetons de papes ou de prêtres ? Quant à l'innombrable progéniture naturelle des évêques et des curés, on a renoncé à en faire le compte exact.
Quel beau métier ! Mais qui administrera l'extrême onction au dernier des prêtres ? Un homme travaillant au noir ? Un prêtre défroqué ?

Jean Prod’hom

Dimanche 8 janvier 2012



Il se tient en retrait, bien à l'arrière des haies, passe lointain derrière l'horizon, se coupe du vent pour mieux s'imposer massif et entier. Il gonfle, s'élargit avant de se défaire, cela ne dure pas, c'est un autre, entre force et douceur. Le céleste ne se livre pas autrement, il passe éloigné, ne se dit pas, il est cette nécessité qui va et vient, et revient. Que d'échappées encore pour en être. Le monde est à l'envers, le céleste est bel et bien la règle, cette énigme qui passe sur nos têtes, lavé des fantômes, avec des mots qui, le soir, se font et se défont comme des nuages.


Jean Prod’hom

On l'aura compris



On l'aura compris : ce que je cherche à faire surgir, tant avec l'espace all over des trajectoires animales qu'avec celui, rhizomatique, des déploiements, c'est de fournir des contre-exemples aux logiques de filiation et d'enracinement, c'est de dire, en quelque sorte, que le pays se dépayse de lui-même et que c'est ainsi, mystérieusement, qu'il devient ressemblant.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Seuil, 2011




Lignes d'errance



Ce livre dont l'auteur a eu l'idée il y a 30 ans et qu'il a rédigé du printemps 2008 à l'automne 2010, ce livre lu ici en une vingtaine de jours, il est temps de l'éloigner sous une pile ou dans une bibliothèque, de l'oublier un peu pour le reprendre un jour délivré de la passion. Plus tard.
Il n'en demeure pas moins et pour l'instant que ce que le lecteur a eu en vue – et qui habite certainement, il ne peut s'empêcher de le croire, les pages de ce livre miraculeux –, n'a pas cessé de le désorienter en l'obligeant à confondre comme jamais faits et circonstances, amples et fortuites, à en balayer l'atmosphère, à différer l'intégration des choses qui ne furent jusque-là que les locataires de zones aux contours indistincts, imméritantes, silencieuses.
Ni l'auteur ni le lecteur n'en ont voulu la fin, une fin qu'ils ont placée pour s'en protéger bien au-delà de toute fin. C'est elle désormais qui les tire ailleurs, sans qu'ils sachent exactement où, sur un autre versant et dans la constellation d'éléments qui affleurent continûment sous leurs pas.
Ce livre, à l'image de ces deux ou trois livres qu'on aurait souhaité écrire, donne l'assurance que les choses comme les êtres trouvent leur sens au carrefour des lignes d'errance – belle alternative aux lignes de désir et aux lignes de fuite – à condition que celui qui veut bien les filer s'extirpe hors de chez lui, hors la fosse où il s'enlise, s'ébroue afin de décoller les adhérences convenues de ce qui se dit à voix haute et qui enfouissent des secrets, en tendant l'oreille aux bruissements de ce qui pointe son nez sous la rumeur et auquel on ne croit pas vraiment, avatar d'une volonté de vivre à laquelle on veut pouvoir prêter ses mots, réalité qui n'est encore qu'un rêve, celui d'un avenir gros de somnolences étranges et d'explorations aventureuses.

Jean Prod’hom

Il y a les autres façons d'habiter la terre



Il y a les autres façons d'habiter la terre
les intermèdes
les croisements prometteurs
il y a l'énigme de sa propre disparition
les chevreuils la nuit
le rebord des falaises
il y a la petite aiguille des horloges
le mur d'enceinte des cimetières
les profits tirés de la réclusion

Jean Prod’hom

Le bruit de la pluie bien serrée qui pianote



On traversait le gros des jours sans y toucher, à l'abri derrière de lourdes pierres et une porte de châtaignier à laquelle pendaient de vieux manteaux dépareillés et des parapluies hors d'usage, des fichus de feutre usé et des casquettes à la visière baissée. Les eaux du Vidourle ne cessaient de gonfler, on le savait, mais ne nous parvenait de l'extérieur que le bruit de la pluie bien serrée qui pianotait sur les tuiles. Quant aux brouillards inoffensifs ils se mêlaient aux fumées du poêle et de l'âtre. On ne se demandait plus si le ciel allait pouvoir sauver sa peau, on avait assez de bois, assez à boire, ça pouvait continuer ainsi. Et à mesure que les jours passaient, il nous semblait toujours plus enivrant de vivre en fond de cale, insouciants derrière les murs crépis de ces vieilles magnaneries dont la haute charpente n'a jamais obligé quiconque à courber l'échine. On se faisait à l'idée que le soleil ne reviendrait pas, prêts à tout, mais désireux surtout de goûter à ce peu qui était sous la main, pain, livres, vin et miettes.
On entendait claquer parfois le fermoir de la porte d'entrée ou celui de la porte du jardin, on apercevait en passant sur la table de la cuisine les restes de passages récents : une grappe de raisin, un couteau beurré, des châtaignes, une arrière odeur de café ou un fond de thé tiède, un stylo à côté du mot fléché de la dernière page du Midi-libre, le dos d'un livre oublié. Nul ne savait comment les choses en étaient arrivées là, on se croisait parfois, avec les égards qu'on a les uns envers les autres sur les embarcations de fortune, sans qu'aucune question ne se pose, chacun étant à ses affaires, sur le point de retourner sous un de ces vieux sacs de couchage qui voisinaient sur nos paillasses avec de vieilles couvertures trouées. Chacun reprenait sa lecture avec la pluie sur les tuiles, qui ne s'arrêtait pas, avant que les paupières ne vacillent et que la rêverie ne nous éloigne un instant de ce qui traînait en largeur et en longueur tout au long de ces semaines-là.
Pas grand chose, surtout pas, excepté le feu que l'un de nous réveillait dans l'âtre à l'aube ou le chêne vert qu'un autre allait chercher au bûcher, à voix basse, au cas où quelqu'un dormirait. Mais personne ne dormait vraiment, quand bien même il n'a jamais fait tout à fait jour ces semaines-là, si bien que les lampes dans les chambres et les suspensions ne s'éteignaient pas. C'étaient des journées du creux de l'an, de ces journées qui s'étendent lorsque tout est terminé et que rien ne veut recommencer, nous étions au début de nos vies, dans un pot au noir lâche nichant au voisinage de l'insouciance, avec des chats qui levaient la tête lorsque le vent fouettait le toit. Mais l'averse reprenait et émiettait le temps comme une herse.
Ce bonheur nonchalant aurait pu essaimer en toutes saisons si nous l'avions voulu, il n'en a pas été ainsi. Je me souviens du dernier jour avant qu'on ne se quitte pour toujours : celui que personne n'avait vu sortir était revenu le soir trempé jusqu'à l'os avec un panier d'oronges.
Tout ce qui sert aujourd'hui a servi hier et servira demain, c'est dans les recoins des saisons que chacun d'entre nous grandit en traversant le gros du jour sans y toucher. J'écoute aujourd'hui, sous la couette, le bruit de la pluie bien serrée qui pianote sur les tuiles.

Jean Prod’hom


Dimanche 1 janvier 2012



On entend à l'arrière d'un local trois hommes ivres, trois femmes qui sourient, debout, c'est déjà ça de pris. Sur le chemin qui monte au réservoir, une fillette façonne dans ses mains nues une boule de neige, il fait froid. Elle s'éloigne avec une femme qui lui prend la main. Dans la maison un adolescent médite sur son lit, il pense aux pages qu'il lui faudra copier encore. C'est un casse-tête, l'eau coule à vide dans le bassin de granite rose. L'instant dure un plus que de coutume et s'étend sur les haies et le ciel, d'où s'échappe soudain un pic vert qui disparaît dans le vieux verger avec une résolution dans le bec.

Jean Prod’hom