mars 2012

Sandra descend à Ropraz



Sandra descend à Ropraz faire quelques exercices pour juger juste les concours de trial de la saison. Arthur lui se soigne, repos pendant 3 semaines. Je pars avec Louise aux Censières, elle sur son nouveau vélo et moi sur celui d'Arthur, le ciel est bleu écarlate.
A notre retour Lili va chez Mylène pour son anniversaire. Je poursuis mon équipée à vélo jusqu'à à Ropraz, la tête à la fête et la fête aux lilas. Fais une pause sur la terrasse de l'Estrée, une autre sur celle des Corthésy que Valérie balaie, elle prépare l'été.
Sandra et les enfants nous rejoignent, on passe la fin de l'après-midi ensemble, arrosée, la fête se prolonge. Passage par la laiterie de Corcelles, on y achète du fromage et des pommes de terre ; passage par la cave du Riau, on en revient avec du vin. Au total il est plus de 22 heures lorsqu'on rentre, le ciel est noir et je retrouve ces mots couchés sur un bout de papier :

Je suis poète,
j'aime les oiseaux
et les quarante tonnes
qui traversent le village à 80
ton visage me fait penser à Ostende
tu vas voir
je ne suis pas ronchon

Jean

En revenant de l'arrêt de bus



En revenant de l'arrêt de bus où j'ai déposé Lili, je croise une pie qui transporte du matériel pour le gros œuvre de son nid, elle remonte en direction de la Moille-au-Blanc je descends au Mont.
Une idée passe, y pense tout en conduisant, suis une ou deux de ses avenues, tente de l'organiser pour m'en souvenir. Elle m'échappe, j'hésite alors à m'arrêter sur le bord de la route pour la noter, trop tard, tente de m'accrocher aux dernière traces de son organisation qui s'effacent elles aussi. L'idée s'évapore avec tout ce que je lui avais prêté, me voici les mains vides avec le sentiment d'une perte irrémédiable et la sensation d'avoir perdu pied.
Le collège est presque vide le vendredi après-midi, il fait meilleur travailler dans ces conditions, il y a un air de vacances.
Remonte à 16 heures. Sandra et Louise partent à Lucens chercher le nouveau vélo. Sandra emmène ensuite Arthur à l'hopital de l'Enfance, sa hanche ne va pas mieux. Lili joue dehors jusqu'à la nuit, Louise roule, je prépare le repas. Mais Sandra et Arthur ne sont toujours pas rentrés à 20 heures, il y a du monde, et des cas plus graves que celui du mousse.

Jean

L'écriture d'après le livre



Je conçois assez volontiers que la littérature et la peinture s'ajoutent au monde, j'imagine même assez précisément leur point de tangence – près du châssis du peintre ou dans la forme du livre.
Il n'en va pas de même avec la musique qui se déploie tout entière de l'autre côté, sans jamais venir jusqu'à moi autrement qu'en secret, et c'est cela qui me touche jusqu'aux larmes. Je n'ai pas été invité, j'écoute derrière la porte, tends l'oreille vers ce qui se déploie à deux pas hors de toute portée, et que je surprends par mégarde, qui ne finit pas et s'éloigne. Elle est, comme le livre, une chose de plus ajoutée au monde, mais entre elle et lui, l'impensable : nul point de tangence.
Peut-être que l'écriture d'après le livre se déploiera tout entière de l'autre côté, chaconne ou passacaille.

Jean Prod’hom

Ceci encore



Ceci encore : nous avons fait un feu, hier soir, avec les couenneaux qui bordaient l'ancien potager, ce n'est plus qu'un souvenir, on grille des cervelas.
Revois au réveil les fondamentaux du dauphin, avec Lili qui s'inquiète. Elle a raison, compliqué le système d'écholocation, quant à la variété des poissons qu'il mange – maquereaux, anchois, crevettes et calamars – elle doit être en mesure de la lister aujourd'hui. Par ordre alphabétique, Monsieur ?
Écoute une chaconne en descendant au Mont, un air d'ailleurs, de l'autre côté de chez moi et qui en rapporte l'écho, quelque chose que je suis incapable d'imaginer, quelque chose qui me laisse dehors, quelque chose qui passe, qui passe très loin de moi, la réalité d'un rêve.
Les marronniers près de l'église font leurs feuilles, le chantier avance, la creuse se poursuit avec quelques précautions, il faut en effet que le tractopelle ne soit pas prisonnier de la fouille qu'il est sur le point de terminer. Le mille-feuille – bidime, gravier, plastique, béton maigre – dont la fabrication précède les opération d'étanchéité sera prêt la semaine prochaine.
Passe un moment à la salle des maîtres, sur l'un des fauteuils rouges si souvent inoccupés. Des voix me parviennent, elles me rappellent la fragilité des institutions aujourd'hui, l'obsession que chacun a de ne faire que ce qu'il doit et ce qu'il est en droit de faire.
J'enchaîne 8 périodes. S'il me faut en garder une en mémoire, c'est celle pendant laquelle je visionne avec les élèves de la 11 le Continents sans visa consacré à juin 68, séduit par les intervention de Michel Bosquet (alias André Gorz) d'une rhétorique glaciale ; les étudiants jouent aux apprentis sorciers ; des ouvriers de chez Renault, usés, avouent sans rhétorique aucune préférer à la révoltion permanente quelques heures de travail en moins chaque semaine et une retraite à 60 ans, ils sont loin du débat sur les institutions et font apparaître les étudiants d'alors comme les dignes successeurs des enfants de choeur. Je souhaiterais pourtant que les élèves dont nous avons la charge leur ressemblent parfois un peu plus.
Je récupère les filles à la poterie avant de récupérer Arthur. Il est tombé et boîte bas, très bas.

Jean

Me prépare



Me prépare pour les 5 périodes du mercredi matin, peu d'entrain, mais je ne les vois finalement pas passer. Me sens incapable de déterminer en quoi j'ai pu être utile aux élèves. Peut-être lorsque nous avons parlé M. et moi de Maupassant, de la fabrication, par la littérature, du monde dans lequel nous vivons.
Passe une heure à relire avec une collègue les futures épreuves du certificat avant de rentrer au Riau. Personne. Sandra a conduit le mousse et Lili à la séance de la Lanterne magique, elle s'est rendue ensuite à Vevey rendre les skis, la saison est terminée. S'est arrêtée un instant chez Françoise avant de conduire Louise chez l'orthodontiste. Je file à Oron récupérer Arthur et Lil. On se retrouve tous les cinq vers 17 heures.
Lis dans le jardin, avec une bergeronnette qui tourne autour du potager abandonné, les moineaux vont et viennent du pommier des moissons à la haie vive près de l'étang. Louise fait de la trottinette, Sandra rempote. Les enfants Moinat montent de Ropraz passer avec nous la fin de l'après-midi. Le jardin est devenu une immense oiselière, Cacao s'est joint et la bande et les filles serrent dans leur bras les nègre-soie. On mange avec Suzanne, Jeremy et leurs enfants, la soirée se proplonge un peu. C'est la belle saison.
Françoise m'apprend que Denys, le frère de papa est mort ce soir.

Jean

Il y a les annotations manuscrites



Il y a les annotations manuscrites
les patissons
les mises au point
il y a les pupitres de commande
les relations qu'entretiennent le monde des questions et le monde des réponses
les deux foyers de l'ellipse
ton corps brûlant
il y a les épiceries ouvertes le dimanche
il y a les polochons

Jean Prod’hom

Au temps où nous n'étions pas là



L'impuissance de l'homme à faire tenir les choses ensemble le pousse à prêter l'hostilité des lieux qui le mettent en porte-à-faux à un plan que l'architecte aurait oublié d'appliquer, si bien que l'homme avide de beauté les fuirait, les abandonnerait à leur sort, celui plus mystérieux encore de n'en avoir aucun. Gustave Roud écrit : "Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d'orchestre avant le chef à son pupitre."
Leur disqualification est ce qu'il nous reste. Ce sont à eux qu'il nous est donné de nous mesurer, morceau par morceau, jusqu'à ce que l'averse de nos poussières mélange ses doigts à ceux de ces lieux en perdition. Tout devient alors plus clair, aussi clair que la lumière au temps où nous n'étions pas là. Et nous devenons l'hôte d'un instant avant d'en être expulsé comme il se doit.
Les musiciens et le chef ont déserté la partie, le monde n'est plus à l'image de l'Orphée ou du Phocion de Poussin. Sans prix, hors de prix.

Jean Prod’hom

L'anticyclone nous assure de beaux jours



L'anticyclone nous assure de beaux jours et le mardi me procure de belles heures lorsque les taches administratives et scolaires ne l'encombrent pas. Visionne le film réalisé par Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta dans le cadre de l'émisssion Continents sans visa consacré aux événements de mai 68 à Paris, une merveille tournée en juin 68, floraison de naïvetés mêlées à d'âpres morceaux de doctrine.
Relis dans le jardin le Haut-Jorat de Gustave Roud (1949).
Ecoute la radio en faisant à manger, pas longtemps, le ton des journaliste m'exaspère. Plutôt que de démonter les discours, ils tentent par tous les moyens de démonter les hommes qu'ils ont invités, lesquels n'ont eu d'autres solutions que de se former à l'art du contrôle de soi pour que ces entretiens ne se terminent pas en échauffourées, comme dans les cours d'école.
On mange, Arthur, Lili et moi à la véranda, Louise est à la piscine. Un bout d'après-midi à ma disposition, je rédige et publie sur lesmarges.net le billet du jour. Sandra nettoie les ruches vides depuis cet hiver.
Mézières est fermée aux voitures qui viennent de Peney et vont à Oron, il faut passer par Carrouge pour entrer dans le village. C'est ce que je fais et vais lire les 50 premières pages de Dark, le roman policier de Claude Merle qu'Arthur se propose de présenter à ses camarades.
On se retrouve tous à table après l'entraînement du mousse, j'ai hâte de me coucher. On a certes repoussé la nuit d'une heure, mais la mienne vient toujours un peu plus tôt et me donne l'impression que les jours n'ont pas été taillés à ma mesure.

Jean

Retour de la nuit au réveil



Retour de la nuit au réveil, avec les lampadaires publics et l'éclairage domestique dedans et tout autour, c'est le prix de l'horaire d'été, ce non-sens. Les filles dorment encore lorsque j'emmène Arthur au bus. Je continue jusqu'au Mont en essayant de chasser les réticences qui m'assiègent depuis quelque temps lorsque je me rends à l'école, fatigué des dysfonctionnements et des aveuglements qui minent cette institution. Elle me fait penser à un gigantesque vaisseau, plein à craquer, qui glisserait sans pilote sur une mer illimitée, sans obstacle pour l'arrêter. M'assieds dans la pénombre de la classe pour anticiper les questions qui vont se présenter ce matin. Je leur donne un nom, et ce qui me pesait s'allège. Le jour se lève.
Tente de régler une embrouille qui aurait pu infecter dans l'immédiat des relations entre adultes en proposant mes services pour accompagner des élèves au Tessin, assuré que ce coup de main se retournera plus tard jour contre moi. Quatre périodes ensuite, au cours desquelles j'essaie de ferrer le désir et la curiosité des élèves, c'est en définitive le gros et l'essentiel du travail de l'enseignant. Je ferme les yeux à midi, les rouvre à 13 heures, des élèves ont besoin de mon aide pour publier sur cocktail le billet de la semaine. Aimerait les refermer ensuite.
Je taille le pommier en espalier avant d'accompagner Lili à Mézières où j'annonce à sa maîtresse qu'elle ne fera plus de flûte à la rentrée scolaire, mais du piano à Oron. S'il n'y avait eu ces mots, cette journée n'aurait, je crois, pas existé. Mais ces mots ne la chargent d'aucune valeur, ils m'auront permis simplement de fixer les contours de ce qui fut et de ne plus rien en attendre, sinon le jour qui va suivre.

Jean

C'est de l'être presque pur



Les traits épars de la beauté sur terre en sont les principaux obstacles. En ce sens le printemps, avec la raison qui emmagasine les merveilles, est un leurre et la poésie une comptine.
C'est épuisé, vidé que des signes nous viennent du paradis et qu'une bouffée - c'est de l'être presque pur - nous avertit d'une présence. Les feuilles du décompte sont à terre, les mots se mêlent aux nuages, nos mains sont nues. L'invisible remue traversé par une transparence sans écho.
On est de la même subsance, pré ouvert à tous vents ou égaré dans le Haut-Jorat, dispersé avec tout le reste, sans opulence ni débordement, lâché sur terre, complice du rien qui s'étale, à peine une brise et l'ombre d'un abeille qui butine, pas un rêve mais le réel mis à niveau.

Jean Prod’hom

Pas de pause dans la succession des beaux jours



Pas de pause dans la succession des beaux jours, on déjeune à la véranda, les nouvelles pousses du cognassier et celle du prunier montent tout droit. Les filles se préparent, bombe, bottes et casaque, pour le concours de Curtilles que Laurence a préparé.
On roule entre Moudon et Lucens sur la route cantonale, avec la voie de chemin de fer à ses côtés, puis la Broye, le talus, le chemin côtier, la succession des bouleaux, tout droit jusqu'à ce qu'un peu avant Lucens la longue courbe de la Broye endiguée entraîne avec elle vers l'ouest le reste du paysage.
Les enfant brossent leur poney, l'harnachent et attendent leur tour en face du château. C'est le tour de Lili et de Louise, elles se régalent, se jouent des obstacles, réussissent même à monter sur le dos de leur bête sans se servir des étriers.
On revient avant midi, il fait plus de 20 degrés, les enfants commencent leurs devoirs, à contre-cœur. Pour faire passer la pilule, je me rends à Mézières acheter trois caraques, un millefeuille et un vermicelle. Me décide à tailler le cognassier, dans la foulée je transplante les groseillers au sud de l'ancien potager, sous le soleil ; ils crachotaient jusque-là, dans l'ombre du tilleul, de maigres baies. C'est peut-être un peu tard, on verra.
On repart à Curtilles en fin d'après-midi pour la proclamation des résultats, les filles sont contentes de recevoir une plaque et un flo. On rentre à 18 heures, les filles se baignent, Arthur rédige le second billet de la semaine.
Je mets du temps à m'extraire de la mine le vendredi, du temps pour y rentrer le dimanche soir, ceci exlique cela : je sors du week-end fatigué. On a passé cette nuit à l'horaire d'été, Lili peine à s'endormir.

Jean

Ravi dès le réveil par le ciel bleu



Ravi dès le réveil par le ciel bleu. J'ouvre aux poules, convaincu que le renard sait que nous sommes sur nos gardes. François nous rejoint à un peu plus de 9 heures. On boit un café dans le jardin et, tandis que Sandra part pour Ropraz avec Arthur pour son premier stage pratique de juge, on file à l'ouest avec la voiture de François qu'on laisse à l'entrée d'Echallens, près du tennis. Des cadavres de grenouilles jonchent le parking. On remonte le canal de dérivation sur la rive droite du Talent, d'autres grenouilles, bien vivantes y copulent. On continue jusqu'à la route de Malapalud. On parle de choses et d'autres, de la retraite à laquelle François a droit depuis une année, du travail qui continue pour moi. Il fait un temps à aller au bout du monde.
Les abeilles se sont mises au travail, les papillons se réveillent, un pique-épeiche, des pies s'agitent. On fait une halte dans la chapelle de Bottens. Quelqu'un a souligné au crayon les six doigts de pied du Christ de Rivier. Une fissure traverse son torse et une tache d'humidité est apparue sur le bustier de Marie. 
Dehors de belles cavalières vont et viennent sur leurs chevaux. On mange sur la terrasse de l'auberge de Bottens avant de repartir pour Froideville où la famille de l'un de nos anciens élèves nous offre une glace : un ou deux mots, le soleil, pas beaucoup plus. On continue par le refuge de Corcelles.
On boit un thé au jardin où Sandra et les enfants nous rejoignent. Le pommier fait ses premières fleurs. Les étourneaux et les corneilles s'activent dans le ciel en fin d'après-midi. 
Ce soir, nous regardons, Arthur et moi, une émission de la TSR sur la sélection des hôtesses pour animer les stands Maserati, Mazda, Peugeot au salon de l'automobile à Genève. Sans importance mais un peu inquiétant tout de même.

Jean

Un feu avant la diane



Un feu avant la diane, m'occupe ensuite des filles à qui j'annonce qu'elle rentreront à pied cette après-midi de l'arrêt de bus. Il fait beau, Lili s'en réjouit, il n'en va pas de même pour Louise. Dans la haie vive qui borde l'étang au fond du jardin, les crocus sont en fleur. 
De la cour que je traverse, j'aperçois derrière les vitres des classes des visages d'enfants désœuvrés, quelques-uns à la tâche. Me dis qu'il y a du gâchis. Ils vivent dans leur tête comme dans une garderie. Un verre d'eau pour fixer les choses, dans l'un des fauteuils rouges de la salle des maîtres, avec le bruit du chantier qui rappelle que les choses se font très bien sans nous. C'est réconfortant. Une collègue commande sur internet sa garde-robe de printemps, une autre débarrasse la machine à laver la vaisselle. Sonnerie, rejoins la classe 9, corrige des travaux pendant qu'ils en font d'autres. 
Dure journée avec quelques élèves, je durcis le ton. Serait-ce la seule solution ? leur faire entendre qu'un orage, une tempête gronde ? Suis désormais un vieux fondamentaliste, bien plus intéressé par la question de la connaissance que par celle de l'encyclopédie, m'en suis rendu compte lors d'une séance avec le chef de file de géographie. Remonte à 5 heures, croise les filles. Elles vont dormir chez les Moinat.
Ai oublié le Tupperware du repas de midi, m'en veux, passerai ce week-end. Envoie un mail à François pour lui donner le programme de samedi : d'Echallens à Malapalud par les bords du Talent, Bottens. Halte à l'auberge. Puis Froideville, François semble ravi. Michel passe reprendre son appareil auditif qu'il a oublié à midi. Lucette rentrera à la maison vraisemblablement lundi. 
Ce soir nous allons, Sandra et moi, au cinéma d'Echallens où l'on projette Cheval de guerre de S. Spielberg. Aurai surtout apprécié la glace à l'entracte et les réminiscences d'autres films. Arthur est resté à la maison pour voir Sherlock Holmes 2. On revient par Poliez-le-Grand et Bottens, l'église catholique est éclairée, l'autre pas. Arthur dort, avec la lumière. J'éteins.

Jean

54



Une succession de fragments ne fera jamais voir l’étendue du désastre.

Jean Prod’hom

Le feu dans le poêle ne durera pas



Le feu dans le poêle ne durera pas, le soleil occupe déjà la véranda. Descends au bus Arthur et Dylan qui s'est fracturé l'annulaire. Sandra suit avec Louise, je termine avec Lili. La maison sera déserte jusqu'à midi. Michel viendra faire à manger aux enfants, seul, puisque les médecins, qui lui ont posé un plâtre, gardent Lucette à l'hôpital pour la semaine. La bande de neige à l'orée du bois a presque disparu.
J'écoute la radio en descendant au Mont, la voix des journalistes, leur suffisance, leur arrogance, leur bonne humeur m'exaspèrent. Ne regarde rien de la route, m'en veux.
Des camions versent du gros gravier sur les toiles de bidime étendues à l'ouest, à même la terre. Des barrières de sécurité ont été placées tout autour des palplanches pour sécuriser le chantier.
Corrige les travaux que j'ai préparés et que je donnerai à faire ces prochains jours aux élèves. Les mets en page pendant une heure de surveillance dans la petite salle de sciences, au pied du premier bâtiment dont la construction a bien avancé. En levant la tête, on aperçoit les armatures des grandes ouvertures vitrées fixées contre la coque de béton. Les standards ont bien changé, les économies d'énergie y sont pour quelque chose.
Le soleil annonce le printemps depuis plusieurs semaines. On n'y croit pas encore vraiment, et quand il sera là, on sera déjà en été, quelques beaux jours, une paire de mois, trop court. Un temps où l'esprit succombe pourtant à l'école buissonnière, qu'on le veuille ou non. On croit moins aux choses de l'intérieur, aux bibliothèques, on se détache de la raison.
Est-ce une libellule ? un oiseau inconnu ? un hélicoptère ? Non, c'est un drone dont j'aperçois le pilote caché derrière une butte. Les brebis et leurs petits sont dehors en face de la Marjolate. Dans le jardin au Riau, le nid des corneilles fait une tache noire, un noeud sombre dans les branches du foyard. On ne le verra bientôt plus mais on entendra les cris de leurs propriétaires, étouffés derrière leur lourde frondaison.

Jean

Grandes traînées de tulle ce matin



Grandes traînées de tulle ce matin, qui se plissent du nord au sud et qui bordent le ciel à l'est et à l'ouest comme des rideaux. Le bleu au centre ne parvient pas à les écarter, les rideaux retombent et tout est à recommencer. Deux degrés au dessus de zéro, je fais du feu.
La maison somnole lorsque je m'en vais, les filles sont au lit. N'entends pas l'oiseau de la veille. Arthur a congé il descendra plus tard à Ouchy faire de le trottinette pendant que Sandra fera des courses. A Sainte-Catherine, une bergeronnette bat la queue sur les glissières de sécurité. Le soleil réapparaît. Me demande où sont les chardonnerets qui donnaient à nos campagnes, il y a quelques années encore, un air si exotique.
Les travaux au collège n'ont pas beaucoup avancé depuis lundi. Je demande au contre-maître la raison du béton maigre sur le chemin de ronde. Ça ne sert à rien, me dit-il, mais on doit le faire. La grande grue devrait arriver dans la troisième semaine d'avril, l'excavation est loin d'être terminée. Il faudra encore recouvrir le fond de la creuse, de bidime, de gros gravier et de 10 centimètres de béton maigre avant d'entamer les opérations d'étanchéité.
Mets à la disposition des élèves certains de mes fichiers pour leurs travaux de fin d'année. Réitère mes avertissements pour qu'aucun d'eux ne tombe dans le piège de Wikipédia. Posent les bouées qui devraient les obliger à se mettre à l'eau sans trop de crainte. Me surprends chaque fois de leur faculté de passer à côté des problèmes et des difficultés. J'étais la même chose.
Les Préalpes sont à nouveau, là-bas, recouvertes de neige jusqu'à leur collet. Ici les buses prennent du bon temps, les haies un peu de couleur. Les muscaris sont en fleur.
Sandra et les filles mangent dans le jardin, sous le parasol sorti pour l'occasion, c'est la première fois. Je jette un coup d'oeil aux rosiers avant de me mettre à table, il semble qu'aucun d'eux n'ait été définitivement victime du gel.  
À Curtilles, une dizaine de cavaliers s'éloignent pour une balade, je lis sur un banc.

Jean

Il y a l'instabilité des conditions initiales



Il y a l'instabilité des conditions initiales
les raisonnements à l'emporte-pièce
les ronds de fumée
il y a les ronds de serviette
les ronds de jambe
il y a le sans-gêne des objets inanimés
les quincailleries
l'arrière des granges
il y a sa funeste destinée

Jean Prod’hom

Premier jour de printemps



Premier jour de printemps, ou presque, et tout est à nouveau blanc. Arthur a fait un feu ce matin, qu'il a oublié de nourrir. Me retrouve de service, doublement puisque c'est mon jour de congé et parce que les filles restent ce matin à la maison, leurs enseignantes ont une journée de formation. Lili dort jusqu'à 8 heures 30. Elles font leurs devoirs après le petit déjeuner, la liberté ensuite.
J'ai du travail mais m'y mets tard. Des évaluations à préparer, des travaux à corriger. Ça fait ensemble un tas dans lequel il me faut mettre un peu d'ordre, je m'en réfère aux Horaces et aux Curiaces, mets le tout en colonne, coche mes premières victimes. Dehors le brouillard est descendu à ras-de-terre, n'a laissé aucune ouverture, mais il rampe si bas qu'on voit en levant les yeux le soleil se préparer dans les couches supérieures. Il fait son entrée en fin de la matinée. Louise prend alors son vélo et nous allons faire le petit tour sous le soleil. Elle a les mains nues, se plaint du froid. Un milan tournoie dans les airs lorsqu'on redescend sur la Moille Cherry, je le lui montre. Un bref coup d'oeil et ce commentaire lapidaire :
- Ça ne sert à rien de tourner en rond, mais il ne le sait pas. Il ne parviendra jamais en Italie.
Arrivé près de la ferme du château, je veux en avoir le coeur net, je lui demande si elle sait où se trouve Milan. Sa réponse négative ne me fait pas avancer. Ma question était idiote, je laisse tomber.
De retour à la maison, Lili nous signale, fière, qu'elle a terminé ses devoirs. Un léger voile nous coupe du ciel. Bientôt midi, Louise revoit ses vocabulaires à la véranda. Je prépare à manger.
Les filles partent pour l'école, l'après-midi est pour moi, je prépare une tarte aux pruneaux. Presse l'heure dont je dispose comme un citron pour terminer le travail que je m'étais promis de faire. Accompagne ensuite Arthur au trial. Sandra et Louise reviennent du CHUV, les examens sont bons, tout va bien. La maman de Sandra aussi, son opération s'est bien déroulée. Je ferme aux poules avant de descendre à Ropraz.

Jean


53



Si je me suis mis à rédiger de brèves sentences, c'est tout simplement parce qu'il est plus facile de laisser filer ce qui nous échappe que de l'emprisonner dans les mailles d'un filet, les chasseurs de papillons le savent bien. Il suffit d'une seule personne pour ouvrir la cage d'un fauve, il est nécessaire de mobiliser une armée pour remettre la main dessus, mort ou vif.

Jean Prod’hom

Le brouillard manoeuvre



Le brouillard manoeuvre dicrètement ce matin, se glisse dans certains vallons, en épargne d'autres, il étend son règne sans esprit de système. On entend depuis la véranda le chant d'un oiseau, les haies vives au nord du jardin sont nues, la terre noire à leur pied. Il fait deux degrés au dessus de zéro lorsque j'entre dans la voiture et que je descends Arthur à l'arrêt de bus.
Une pompe aspire l'eau des futurs sous-sols du nouveau bâtiment scolaire, la conduit dans une benne qui la déverse dans un regard. Les poseurs de palplanches auront terminé cette semaine. Le chemin de ronde mesure à peine un mètre de large et deux ouvriers font des mesures. Au fond de l'excavation, un engin déplace avec un gros godet la terre alourdie par la pluie. Toujours peu de monde sur le chantier, bientôt de la boue et plus personne.
Présente le Sonderbund aux élèves de la 6, et 1848. Parle trop. Mais me demande bien comment faire autrement pour rendre intelligibles des histoires qui ne sont pas toujours très traisonnables.
Retour au Riau à 16 heures, le brouillard a pris de la hauteur, la pluie est noire. Lili fait un peu de flûte avant son cours. Sandra a emmené Louise à la guitare et au solfège. Arthur qui a vendu quelques billets de tombola au village est resté chez Dylan, permission de 17 heures. Les jeux vidéo sont décidément une vraie terreur.

Jean

A.18



Chasseur et cueilleur autrefois, agriculteur et éleveur hier, pendulaire aujourd'hui.

Jean Prod’hom

Voici un dimanche



Voici un dimanche différent des autres, parce que Sandra quitte la maison avant qu'on ne se lève. Elle s'est engagée à suivre les cours de juge pour les courses de trial. Elle m'étonne chaque jour, capable d'alterner des activités si différentes avec le même entrain, la même bienveillance, le même sourire. On déjeune orphelins.
Arthur, qui a oublié ses affaires en classe, prépare la semaine prochaine avec l'à-peu-près qui sied aux pré-adolescents. On n'y peut rien sinon lui laisser assez de place pour qu'il puisse faire ses expériences sans qu'il lui en coûte trop demain. Je supervise les devoirs de Louise qui les commence avec le sourire. Mais la répétition fastidieuse de la tâche la fait douter sur leur bien-fondé, elle ralentit puis câle. Elle terminera avec toutes les peines du monde.
Le froid est revenu, tout est blanc à trois heures lorsque je raccompagne Suzanne et ses enfants à Ropraz. On les a accueillis pour un thé, surpris qu'ils ont été par la pluie et la neige. Ils laissent leur vélo au garage. Ils les reprendront la semaine prochaine.  
Je prépare une ou deux choses à dire demain à propos de la Réforme aux élèves de la clase 6. Arthur, Louise et Lili regardent une vidéo avant qu'on ne se décide à descendre au P'tit Théâtre. Il est 16 heures 15, c'est jour blanc, on descend alors que le brouillard a étendu son empire et se tient sans bouger à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. J'ai l'impression de regarder le monde de l'intérieur à travers l'ouverture d'une boîte à lettres. Petite pièce de Jean-Claude Grumberg pour grands enfants. Ne me fais pas embarquer, Arthur non plus. Pour Lili, il manquait quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Louise est enchantée.
Il fait encore jour lorsqu'on sort, on passe derrière le chevet de la cathédrale, les cloches sonnent, le pavé est mouillé. Rentre et ferme les poules.
Sandra est là, on mange les restes de la veille que je réchauffe. Les enfants après s'être succèdé dans la baignoire, même eau, vont se coucher, même nuit.

Jean

Mars a tiré un rideau blanc



Mars a tiré un rideau blanc, le temps est chaud mais de petite humeur. Deux jonquilles sont en fleur dans la plate-bande, à côté des rosiers, trois d'entre eux semblent avoir gelé. C'est l'ancienne propriétaire qui les avait mis en terre ici. J'aperçois pourtant quelque chose comme une repousse sous le bois sec. A suivre.
Il fait assez chaud pour que je ne fasse pas de feu et que l'on déjeune à la véranda. Sandra et Arthur descendent à l'EPFL pour l'une des demi-finales du 24e Championnat international des jeux mathématiques et logiques. Je reste avec les filles dont je me serais volontiers débarrassé après une dizaine de minutes, une affaire de livres qui les conduit à s'invectiver, à hurler, menaces et rétorsions. Je n'en peux plus, sors de mes gonds, leur intime l'ordre d'aller dans leur chambre, portes fermées. Je vais prendre un bain.
Aurai réussi ensuite, après plusieurs manipulations à configurer sur l'Itouch qu'Arthur a vendu à Louise une nouvelle adresse mail. Quartiers libres jusqu'à trois heures, les filles vont jouer dehors, amènagent le toit du hangar. On descend ensuite sous le soleil au Musée de l'Elysée qui consacre son exposition à l'histoire du photomaton. Elles font le tour rapidement et vont jouer dans le parc. Lorsque je sors une heure après, Lucie est avec elles. On achète du pain et du chocolat dans une épicerie qu'on croque dans la foule d'Ouchy avant de remonter au Riau.
Lucie et les filles dessinent, je termine le repas que Sandra a préparé et qui rentre à 19 heures. Bel après-midi à l'EPFL.
Je vais chercher Arthur à la Ferme des Troncs à 22 heures. Françoise et Edouard passent en coup de vent reprendre Lucie.

Jean

La lune incise le ciel bombé



La lune incise le ciel bombé comme un vase, bleu plomb, puis bleu beurre, beau fixe enfin. Les enfants sourient au réveil. Température douce d'or tout le jour. Fais un feu pourtant. Tout ça me réjouit, sans compter que Louise égrène quelques notes du Printemps. Elle me demande de la conseiller pour son audition, ce que je fais, la descends au bus, elle a, contrairement à la veille, de l'énergie à revendre.
Lili coiffe ses longs cheveux qu'elle noue en queue de cheval, je lui laisse le volant de la voiture jusqu'au carrefour. Sur la route du collège, les pare-neige sont en tas, l'ombre des piquets dressés comme des gnomons s'est raccourcie. Photocopie les 5 premières scènes du Malade imaginaire.
Un élève présente les 6 artistes que la Banque nationale a choisis pour faire bonne figure sur les billets de banque : Charles Ferdinand Ramuz, Alberto Giacometti, Arthur Honegger, Sophie Taeuber-Arp, Le Corbusier. Et Jacob Burckhardt. Belle alliance contre nature de l'équivalent général et du sans prix.
Ne sais pas trop bien ce qu'on peut faire avec les élèves de la 9, aux limites de l'infans, grands pourtant, solides. Je prie un élève de descendre aux travaux manuels pour bricoler sa ceinture et le libérer de l'inquiétude continue qu'il semble avoir de perdre ses pantalons ou sa raison. Il y consent. Suis fatigué, le leur dit, leur remonte les bretelles, le camp polysportif branle au manche, ça fait un certain effet. Me voilà tranquille jusqu'à la fin de la matinée.
M'arrête au Chalet des Enfants, bois une camomille sur la terrasse, avec d'un côté l'eau de la fontaine qui coule en abondance malgré la sécheresse, de l'autre celui de huit retraités qui poursuivent les conversations commencées sur les banc d'école, en plus disciplinés. Les groupes lorsqu'ils ne visent pas l'efficacité sont des plaies, ils sont des monstres lorsqu'ils la visent.
Le vent d'ouest fait du bien. Un tracteur herse la prairie qui descend jusqu'au bois. Je ferme aux poules avant de me rendre à Moudon pour l'Assemblée générale du Trial. Sandra et les enfant vont à Ropraz manger chez les Moinat.

Jean

C'est un un bruit de crécelle



Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent.
Malgré le froid, cinq degrés au-dessous de zéro, on vit à l'intérieur de soi un temps de primevères, c'est à cause du ciel et de l'étrangeté des lieux, perceptible tout autant derrière le vitrage du café de l'Arena que sur l'esplanade du Palais fédéral. Mais aucune fleur ne se fait voir, on les attend, ce sont des mouchoirs en papier froissés qui traînent dans les jardinets qui s'étendent au pied du mur de soutènement de l'esplanade. Je cherche encore, pas de jonquilles, elles auraient déjà dû apparaître si les choses suivaient le cours de nos désirs.
H. a oublié le cadeau qu'elle a acheté pour Christian van Singer, je retourne au bâtiment de la Zivilschutzanlage pour le récupérer. Je surprends ce lieu qui ne s'attendait pas à mon retour, je ne devrais pas être là, profite sans modération du plaisir qui m'est donné de voir ce que je n'aurais pas dû voir, voir les choses telles qu'elles sont quand je n'y suis pas, c'est-à-dire un peu comme la première fois, ou à revers. On peut, je crois, être dedans et dehors, à certaines conditions que je commence à apprivoiser.
Dans le tram 9 qui me ramène au Palais, une vieille dame me sourit, elle cherche à lire ce qui est écrit sur mon badge. Je lui souris mais hésite pourtant à lui faire voir distinctement ce qui l'intrigue, inquiet de ne pouvoir lui répondre si elle m'adresse la parole. Elle a la peau sur le visage, fine et presque bleue, un ours doré à la feuille épinglé sur le col de son manteau de laine, vert militaire. On voit les os de son crâne, ses mâchoires animales, les orbites de ses yeux. J'aperçois l'objet vers lequelle elle tend. La mort qui rôde n'empêche pas qu'on se sourie.
J'entre dans le Palais avec mon appareil de photos, interdit dans le saint des saints politiques, pour faire quelques photos de la salle de commissions, des élèves avec Christian van Singer.
On se donne rendez-vous à la Zivilschutzanlage, je m'écarte alors du chemin qu'empruntent les élèves en me laissant dériver à l'arrière, fais une photo du Kornplatz aperçu ce matin, dans le soleil et sous les arcades, juste après le pont qu'emprunte le tram numéro 9 pour franchir l'Aar.
Toute l'après-midi et le soir à aider les élèves à rédiger les interventions de demain, j'en sors défait. Puise toutefois encore, dans le peu qui me reste, ce qui me manque pour écrire ces notes.

Jean



Le ciel est dégagé



Le ciel est dégagé, prés et lisières d'or, longues ombres qui s'échappent par manque d'attention, on détourne les yeux et tout redevient comme la veille. On fait faux, il faudrait persévérer dans les hésitations et les nuances de ce qui commence à peine, ce dans quoi on est immergé lorsqu'on sort de la nuit, ne pas renoncer et ne pas fermer les yeux, ne pas entrer dans ces filières qui ne mènent nulle part sinon au regret. Impossible pourtant de reprendre et commencer juste, notre condition l'interdit, y penser nous réconforte parfois.
Préparer le feu pour commencer, la table ensuite que Sandra garnit, c'est l'anniversaire de la grand-maman des enfants qui viendra à midi, avec Michel, comme tous les jeudis – et les vendredis – , leur faire à manger. Lili a perdu une nouvelle dent hier et se demande s'il est bien nécessaire de laver celles qui restent.
Une dernière plaque de neige, longue langue qui longe le bois derrière le Chauderonnet. Des colonnes de fumées s'élancent, tordues, au-dessus des haies et des palissades de l'Escargotière. Là-bas, du feu, ils en font presque toute l'année.
La creuse se poursuit au Mont, on entend les craquements de la souche du marronnier tronçonné il y a quelques semains et qui faisait des grappes de fleurs blanches et roses. Les camions se succèdent avant de disparaître avec leur chargement je ne sais où.
Pour le reste, j'enchaîne 8 périodes, avec une maigre pose à midi. Essaie de faire voir aux élèves de la classe 11 que la grammaire ne conduit pas exclusivement à accorder correctement le verbe avec le sujet, mais aussi à mieux comprendre la puissance générative de la langue, à nous en proposer une représentation dont il est nécessaire de disposer pour qu'elle ne nous abuse pas et qu'on la considère non plus seulement comme un véhicule, mais encore comme cette singularité relevant du monde des choses dont elle est issue, et située à la source du miracle dont elle fournit une image. J'essaie de leur montrer également la nature particulière du verbe être, des verbes paraître, rester ou devenir, si essentiels à leur vie d'adolescents, des verbes avec lesquels il faut faire pour devenir celui qu'on est et approcher la ribambelle de fantômes qui nous habitent, dans une société qui ne nous attendait pas. Ça fait beaucoup.
Je leur raconte ensuite le rêve qui a mobilisé près de la moitié de la population européenne de 1917 à 1991, la succession des dérives qui ont conduit Gorbatchev a entrouvrir, dès 1985, les portes de la fin. Le 25 décembre 1991, le monde se réveille, la bouche pleine, pluralisme et économie de marché, c'est la fin d'un rêve. Gorbatchev regrette aujourd'hui, il aurait fallu des réformes, plus de réformes et plus vite. Les oligarques feront le reste.
Arthur m'attend à la maison, je le dépose à Ropraz avant de partir pour Vulliens. C'est partout le printemps d'avant le printemps, vieilles herbes jaune filasse, vert tendre, sans brillance. M'arrête pour la premiere fois cette année sur le banc de l'épicerie de Carrouge, au soleil, mange un pain de poire et bois une eau minérale.
Reviens de la poterie avec les filles par Montpreveyres. Louise est fatiguée, mal à l'épaule, aux chevilles, au cuisses, partout. Les nouveaux poteaux téléphoniques entre le village et le Riau sont dressés.  

Jean

52 (c)



La littérature n'est constituée, au fond, que de romans de gare. Il y a en effet toujours un moment où il faut se résoudre à monter dans le train.

Jean Prod’hom

Il y a ce qui ne vieillit pas



Il y a ce qui ne vieillit pas
l'écriture des jours qui passent
les tussilages
il y a ce qui ne va pas
ce qui pourrait aller mieux
ce qui nous reste
il y a l'opalescence
l'enfant que la musique remue
le renard qui rôde

Jean Prod’hom

A six heures



A six heures, le thermomètre indique un peu moins de 5°. Le feu a pris sur la chaîne des Vanils, le brouillard se tient à ses pieds, mais aussi de l'autre côté, à la lisière du bois, comme arrêté par le jour. Lili sort son lapin en répétant sa poésie sur l'escargot, ce matin c'est moi qui accompagne les petits à l'arrêt de bus, Marilyne s'est fait mal à l'épaule. Il en sera ainsi ces prochaines semaines Vais faire le plein sur la route de Berne, le prix de l'essence ne cesse de monter.
Je fais le ménage à la bibliothèque, mets à la poubelle des CDs qui n'ont servi à rien, aimerais bien ne pas avoir à travailler et sortir, suivre les traces du soleil dans le brouillard. Ai la sensation parfois d'avancer dans une impasse, dedans, peine à réévaluer ce qui est en jeu, dégager l'essentiel, retrouver le calme. Des tâches administratives m'attendent, elles ne pèsent rien mais encombrent mes heures.
Ébauche les consignes de l'examen de français avant de descendre à la cuisine sortir la tarte que j'ai mis au four à 8 heures. Remonte sauvegarder les travaux des jours passés en écoutant Gélinet évoquer avec son invité 1991, la disparition de l'URSS. Ecoute ensuite Gorbatchev qui raconte ses tentatives de sauver l'entreprise soviétique, le rôle ambigu d'Eltsine. Descends préparer le repas, Lili claque la porte, puis c'est au tour d'Arthur. Je mets la table.
J'enchaîne tout l'après-midi des petits travaux sans jamais avoir l'impression salvatrice de pouvoir en venir à bout. Récupère au bus Lili et Louise, avant d'avoir fait quoi que se soit, puis Arthur à 16 heures 30 que je descends à Ropraz. Passe une heure sous le portrait du général Guisan à l'auberge communale de Mézières. Deux tables derrière moi, des retraités passent en revue les problèmes du jour, prostate, veuvage, lessive, brandons, enterrement, croisières, ivresse, voisinage, étrangers. Il fait 16 degrés lorsque je vais récupérer le mousse, une lumière pâle rampe dans les prés, la ligne sombre du Jorat luit au dessus.

Jean

Campo Santo




Si l'on fossoie les jardinets aux pelouses maigres, si l'on rejointoie les murets de pierres sèches derrière lesquels ruminent les hypostases du temps, si l'on déséquilibre nos vies en coupant la branche sur laquelle sifflent nos morts, nous rejoindrons enfin les traînées des gros-porteurs qui s'effilochent dans le ciel.

... et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d'un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d'un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester, ne serait-ce qu'un instant, ou de revenir à l'occasion. (W. G. Sebald)

La durée était rivée au tombeau, à la demeure des passants qui ne remuent plus les lèvres, aux visages sépia des messagers du cimetière de Biasca, aux noms des défunts. Le tombeau était la clef.
Nous sommes arrivés peut-être au dernier acte d'une vieille mythologie. De la mort, il n'y aura plus trace bientôt, du temps non plus, ni des souvenirs ni de l'histoire. Au seuil d'une mythologie dont je ne sais rien, que je devine ma foi et que je crains.

La mort ? Un vestige d'outre-tombe.

Jean Prod’hom

Le brouillard est dense



Le brouillard est dense mais la bise a faibli. Fends les trois morceaux de sapin qui suffiront à faire partir le feu, qu'on abandonnera à ses cendres lorsque le soleil sera haut dans le ciel. Ce sera le régime de mars et d'avril, deux feux par jour, certains jours, l'un avant de partir, l'autre à mon retour.
Vais réveiller Arthur qui reporte avec bonne volonté quelques mots dans son carnet, comme il en avait été convenu la veille. La brouille épaisse s'écarte à l'entrée de Sainte-Catherine, le soleil s'y glisse et repousse sur les hauteurs les fantômes qui partent en fumée, un conducteur d'un gros 4x4 jette son mégot par la fenêtre.
Dans la cour du collège, deux camions attendent leur tour, une pelle est sur le point d'entamer la creuse au pied de la façade nord du futur bâtiment, personne encore au vibrofonceur. Les enseignants travailleraient-ils davantage que les travailleurs du bâtiment ? Ce n'est pas le reflet du soleil qui brille sur le plateau, ici et là, c'est l'éclairage public, il fait pourtant grand jour et le Conseil fédéral a décidé, il y a quelques mois, de faire sortir la Suisse du nucléaire d'ici 2034.
Je note la curieuse remarque d'un élève qui raconte l'histoire du Cristo redentor de Rio de Janeiro, il renonce en effet à montrer à ses camarades la position de Rio de Janeiro sur une carte murale, parce que, dit-il, un gros carton cache le Brésil. Le carton est vide, je lui propose de le déplacer. Il le déplace et l'Amérique du sud apparaît comme par enchantement.
Visionne avec les élèves de la 11 un temps présent de 96 qui raconte la saga d'une famille vivant à Pripiat : des morts, de la tristesse, un passé qui ne passe pas. Un voile descend jusqu'au Jura avant de se lever.
Lance cet après-midi les élèves sur un échanges de connaissances. Sandra m'envoie un mail que je ne comprends pas immédiatement : Renard-Prod'hom 4-3. Je finis par saisir : lorsque j'ai passé hier soir au fond du jardin, trois poules étaient à l'intérieur, mais quatre sont demeurées à l'extérieur. Le renard ne s'en est pas privé. C'est vraisemblablement la bise qui a refermé la porte du poulailler, Louise est particulièrement triste, il y en avait une qu'elle chérissait tout particulièrement, la cochin : elle se console avec un air de guitare. Lili et Arthur accusent le coup comme des enfants de la campagne. Ne nous restent plus que deux nègre-soie et une poule de gouttière.

Jean

51 (c)



C'est l'assurance d'avoir les pieds sur terre qui procure à celui qui avance la tête dans les nuages cette hardiesse si noble et discrète.

Jean Prod’hom

Il fait beau



Il fait beau, mais un film transparent traversé de nervures blanchâtres et grasses colle au ciel. D'innombrables mouches jonchent le sol des combles. Relis au réveil les dernières pages de Colomba, texte sur lequel un élève prépare son travail de certificat. J'en aurai bientôt fini avec ces lectures : Une vie, Le Parfum, Si c'est un homme, Le Voyage au centre de la terre, L'Ecume des jours. On déjeune à la véranda et on goûte à la mousse de framboise que j'ai préparée la veille avec Louise. On se régale et on se promet d'en refaire une un de ces jours prochains avec les fruits qui restent dans le congélateur.
Louise nettoie la cage de Mickey, Lili celle de Cacao. J'envoie un mot à François pour fixer la date à laquelle nous irons faire une balade, ce sera fin mars. Le printemps est encore loin, on tire depuis ce matin à la quatrième citerne de mazout.
Je pars pour une promenade, mais m'assieds bien vite sur une souche qui borde le sentier qui mène à l'étang. Les restes de l'automne ont été comme passés à l'eau de javel, la bise qui forcit dans les épicéas souffle le chaud et le froid.
Ne sais pas pourquoi mais y pense, à Sebald qui écrit quelque part qu'il y a désormais sur terre assez de vivants pour qu'on n'ait plus à garder nos morts qui, bientôt, ne nous visiteront plus. Ils disparaissent ainsi deux fois. Mais c'est aussi du passé qu'on se coupe, et des lieux, du passé des inconnus de Biasca, de Vienne ou de Berne.
A l'étang, les bouleaux muent et sous leur pellicule blanche, plus fine que de l'ostie, apparaît leur nouvelle peau, rose ou orange avec des reflets bleus. L'herbe sèche ne se relèvera pas. Je cherche sans succès le couple de canards qui vivaient le printemps passé dans les parages.
La bise donne le vertige, elle gronde par moment, comme l'océan. Plus loin, les lignes à haute tension au pied desquelles trottinent des pies la fait siffler. Sur le rebord de fenêtre d'un atelier, des corps en terre cuite n'ont pas résisté à l'hiver, l'eau les a rongés et ils se désagrègent comme du pain sec détrempé.
Arthur a préparé avec Dylan une mixture pour savonner une rampe sur laquelle il comptent faire glisser leur trottinette, Louise les rejoint au tilleul. Bizarre, la porte du poulailler est fermée lorsque je veux la fermer.
Cette après-midi, Lili a perdu une incisive.

Jean

Réveil tardif



Réveil tardif, taquiné par les courbatures qui me donnent rendez-vous le matin, elles s'installent chaque année davantage, toujours plus décidées, en voilà qui ne me quitteront plus. On finit par s'y faire, c'est ainsi qu'on repousse la conscience du vieillissement.
Ciel bleu sur l'écran des combles. Arthur descend à vélo à Ropraz pour 10 heures, Lili et Louise jouent après avoir épuisé le temps mis à leur disposition hebdomadairement pour jouer avec leur machine numérique. Lili invoque sa méconnaissance des heures pour expliquer son dépassement. Elles jouent ensuite les mains vides avec presque rien. Je vais de mon côté arracher les couenneaux qui délimitent le jardin potager, trop grand désormais : on ne gardera que la serre et le châssis de bois à couvertures de verre que nous a fournies Michel il y a quelques années. Ça c'est dehors, dedans un peu de tristesse traîne, née d'une ou deux choses qui n'ont pas été dites, ou qui ont été oubliées.
Dans l'après-midi, Sandra va faire des courses à Epalinges tandis que je vais me trouver un fauteuil qui devrait remplacer avantageusement celui qui traînait dans les caves du collège et que m'avaient remis les concierges. Il y a du soleil jusqu'Aubonne, les filets sont encore enroulés au-dessus des rangées des arbres fruitiers. Ils remplacent les corbeaux que les maraîchers clouaient autrefois sur des montants de bois.
Traverse Interio sans m'arrêter, personne pour me faire l'article, me convaincre dans un domaine où je me sais incapable de choisir. Passe de l'autre côté, chez Pfister, pique sur une dame bien mise qui me conduit devant le fauteuil qu'il me faut lorsque je lui dis mon mal de dos. Je suis un client facile, j'achète, elle m'offre un café et un verre d'eau, que je vide assis sur la bécane que je ne vais que peu quitter dans les années qui viennent, je fais le derviche, tire les manettes. Deviens par cet achat également l'heureux possesseur de la carte de fidélité, 3% de remise, à la condition que je lui communique mon lieu d'origine, mon âge, mon revenu. Lui demande s'il s'agit de mon revenu brut, net, ou après déduction. C'est égal, c'est comme je le désire. Quel monde étrange ! La donzelle m'entraîne à la caisse, me serre la main en me félicitant de l'achat dont ma colonne vertébrale peut se réjouir : la carte épinglée sur sa poitrine m'apprend que j'ai eu la chance de traiter avec Madame Lombaire. Passe à l'arrière du bâtiment charger mon fauteuil.
M'arrête au retour chez un fleuriste établi dans un vieux garage abandonné, petite âme au milieu des grandes surfaces qui occupent la zone comprise entre Morges et Aubonne. Emporte une azalée rouge passion pour me faire pardonner mes oublis, mes lenteurs, ma paresse,... M'arrête sur la terrasse du restaurant de la Plage de Préverenges où je note ces quelque mots avant de lire les premières pages du Goût de l'éternel d'Henri Thomas.
Au retour, m'assieds sur la bête, pas longtemps, il me faut passer à la déchèterie et déposer mes bulletins de vote dans la boîte aux lettres de l'administration communale.
Fais à manger pendant que Sandra se repose. A 19 heures Arthur part à Vulliens pour une boum. je vais le rechercher à 23 heures. A la lisière des bois, les fermes foraines sont éclairées comme des châteaux.

Jean

Nous approcher de quelque chose qui s'éloigne



On ne sait pas dire nos vies dans leur première partie, parce que celle-ci est ouverte au vent, à l'appel qui transgresse toute limite et auquel ne répond nul écho  : l'horizon s'éloigne sans fin. Alors on ne dit rien, car il n'y a rien à dire. On ne l'identifie comme première que bien plus tard, lorsqu'on n'y est plus, lorsqu'on la sait objectivement derrière nous, c'est-à-dire objectivement devant. On est alors dans la seconde, la finitude à laquelle on ne croyait pas n'est plus un mot et on se met à avancer à reculons, les yeux rivés sur l'horizon, pas celui qu'on a été amené à laisser derrière nous, mais celui d'où l'on vient.

Lorsqu'on a le pied dans la seconde, on pourrait dire quelque chose de la première, mais à quoi bon revenir sur l'ignorance dont elle fut le siège. Alors on ne dit rien, mais d'une autre manière. On ne saurait rien ajouter au demi-rêve qui s'est achevé.

On marche à reculons pour entrer dans la nuit promise, plus besoin de s'en cacher, de la craindre, on peut faire autre chose, fixer les yeux sur la nuit oubliée, celle d'où l'on provient.

L’ignorance dans laquelle nous sommes plongés dans la première partie de nos existences se prolonge aussi longtemps qu'on y demeure. On sait enfin qu'on y fut lorsqu'on se sait engagé dans la seconde, lorsqu'on prend conscience qu'on avance à reculons. Les progrès de la lumière ont desserré les bords de la nuit, on imagine le monde sans nous et hors de nous. Et les deux parties qu'on a jouées simultanément se referment l'une contre l'autre, comme une huître sur le mystère qu'elle a conçu, tenant tout autour d'elle l'océan qu'elle n'a jamais quitté.

Nos vies se déroulent simultanément dans les deux sens, depuis le début et depuis la fin. On n'en sait pas plus ni de l'un ni de l'autre. C'est ce double mouvement qui nous apporte un peu de conscience. Mais il faut attendre pour se donner la chance d'y comprendre quelque chose.

Parfois, lorsque un paysage apparaît dans une échancrure, un bout d'horizon dans un resserrement du champ de la vision, et qu'on s'en approche, l'étrange sentiment de nous approcher de quelque chose qui s'éloigne saisit nos sens, délice et vertige, et les deux parties de nos vies que nous avons été condamnés à mener successivement se recollent un bref instant.

Jean Prod’hom

Passe la fin de la nuit



Passe la fin de la nuit dans les alpes grisonnes, en songe. De rendez-vous manqués en rendez-vous manqués, il est une heure l'aprės midi lorsque je me rends compte qu'il est trop tard, impossible désormais de rejoindre la cabane prévue. Avec qui ? je ne sais pas exactement. Qui sont donc ces gens qui me sont si familiers ?
Fine pellicule de neige ce matin, à nouveau, il est 6 heures et le thermomètre indique moins de 5 degrés sous zéro. Quand l'aurore aux doigts de roses paraît un peu plus tard, c'est un monde bleu qui se lève, bleu dragée, de la couleur des bracelets qu'on met aux poignets des garçons dans les maternités. Sur le plat de Sainte-Catherine, la lumière prend une teinte violette.
Ça grogne au Mont, les vibrations dérangent certains enseignants dans leur travail, leur parler de Fuskushima n'apaise pas leur colère. J'enchaine six périodes d'enseignement dont je ressors curieusement en bon état, les élèves de la 9 ont lu leurs textes libres du mois. Suis surpris par la vivacitė de certains d'entre eux.
Les ouvriers quittent le chantier en même temps que les enseignants, il est un peu plus de 16 heures, mais les deux groupes ne se mélangent pas. Je reste à la salle des maîtres, discute le coup avec D. des manuels scolaires, de notre présent d'où découle l'histoire. Je reste encore un instant sur l'un des fauteuils rouges, l'oeil fixé sur la butte couverte d'herbe rase, semblable à celle que laissent les moutons de l'Asclier. Les voitures sur la route de la Blécherette mêlent leurs bruits à ceux des souffleries des ordinateurs, j'entends quelques pas précipités dans les couloirs. Soleil partout. La salle des maîtres est laissée à elle-même, un peu lasse, les murs presque nus.
Il est 17 heures 30 lorsque je me décide à rentrer, prépare une tarte aux pommes, sors les poules qui sont très agitées, remplis leur abreuvoir. Récupère 12 oeufs, on en mangera 6 ce soir. Louise est fatiguée, Sandra s'occupe du rallye de mathémathique transalpin, Arthur fait de la trottinette. On relit le texte qu'il a rédigé pour son blog. On se rend ensuite tous les deux au cinéma de Carrouge, on y projette un Sherlock Holmes auquel je ne comprends pas grand chose. Je suis fatigué.

Jean

L'hiver s'est réinstallé



L'hiver s'est réinstallé durant la nuit, ce matin une fine couche de neige recouvre les prés. Fais un feu et prépare le pique-nique d'Arthur ; c'est que cet après-midi il descend pour la première fois en ville avec des copains, il emporte trois petits sacs à dos : son pique-nique, ses affaires de gymnastique, celles de l'école, et sa trottinette, il a fier allure le mousse, un Tati des temps modernes. Ramasse son copain D qui s'est coupé les cheveux et les emmène tous les deux à l'arrêt de bus.
Plus de neige à la Marjolatte, trouve une place de parc derrière l'église, les travaux ont interdit pour plusieurs mois l'accès au parking. La même équipe de trois ouvriers s'affairent sur le chantier, ancrent une nouvelle série de palplanches. Le contremaître va et vient sans qu'on sache exactement à quelle tâche il se livre.
On ne me trouve aucune occupation, aucun collègue absent, si bien que je passe cette seconde période du jeudi matin assis dans l'un des fauteuils rouges du fond de la salle des maitres à écouter une version audio du K de Buzati. Je retrouve un peu de goût à être là, avant de retrouver les élèves de la 9 auxquels je parle du casque blanc du contremaître, des idées reçues, de l'idée de trait distinctif.
Aux ouvriers aperçus la veille s'ajoutent deux nouveaux venus, coiffés chacun d'un bonnet de fourrure, ils occupent le jardin qui jouxte le chantier, l'un d'eux, gros pic au plumage orange, est monté sur le poteau de fortune qu'ils viennent de dresser et et y fixe un épais fil noir. J'apprendrai plus tard qu'ils répondent aux dégâts collatéraux de la creuse : des lignes téléphoniques ont été sectionnées. Ils ne l'ont su qu'aujourd'hui, n'ayant pas reçu, comme il se doit, le coup de téléphone qui aurait pu les avertir. La classe 9 est aux premières loges, un élève veut en savoir plus, je l'autorise à aller s'informer, mais il revient vite, bredouille. Les préposés aux télécommunications parlent une langue qu'il ne comprend pas.
Repas éclair avant de retourner à la salle d'informatique où une éleve cherche une solution élégante à la question des discours rapportés directs, lorsque trois interlocuteurs, un père et ses deux filles, veulent se faire entendre. On discute de l'ambiguïté et de ses ressorts, du monde nouveau qu'elle fait entrevoir. Me rejoignent ensuite trois rêveurs qui croient qu'il est possible de d'improviser, vite fait bien fait, quelque chose qui tiendra en haleine le premier venu.
Je discute à 6 heures avec l'un des responsables du vibrofonceur : c'est 19 tonnes de fonte qui fournissent une poussée de 40 tonnes sur les palplanches. Sais pas trop comment entendre tout cela d'autant plus que d'autres personnes m'ont expliqué l'affaire différemment la veille.
Pose Arthur à Ropraz, tout s'est bien passé lors de son après-midi à Ouchy. M'arrête au café de Vucherens en allant chercher les filles à la poterie. Cinq hommes sont autour d'une bouteille de blanc, ils s'entretiennent : de la femme, de la guerre, de leur commune, de motos, de la vie nocturne dans le quartier du Flon à Lausannne, de l'Armée du Salut, de tout ce qu'il faudrait raser, de tout ce qui est pourri. A Vulliens, Louise a façonné une belle poule de terre.
Passe à la maison avant de retourner à Ropraz où je passe une vingtaine de minutes en compagnie des parents de coureurs dans l'ambiance tiède du grand mobilhomme que le comité du club a fait placer au fond du hangar. Fait froid dehors.
Ce soir la lune n'est pas dans le ciel à l'endroit où on l'attendait et les nuages s'enfuient comme des voleurs.

Jean

On frôle le zéro à six heures



On frôle le zéro à six heures, il faut gratter un coin de ciel sur le pare-brise, le soleil fait le reste.
Je fais voir aux élèves de la 11, en début de la matinée, le reportage d'une douzaine de minutes que la TSR a consacré aux voyages organisés en Ukraine, près du réacteur de Tchernobyl numéro 4 et dans la ville abandonnée de Pripiat. Quelques amateurs prennent un singulier plaisir à s'approcher du centre invisible de diffusion du danger, s'y font photographier, avec le sourire, et rêvent d'un voyage à Fukushima dans 25 ans. En dehors de la sottise immédiate, ce reportage fait voir l'image saisissante du monde tel qu'il sera lorsque l'espèce humaine aura disparu.
Je prends goût depuis quelque temps à la surveillance de la récréation, le chantier est installé, les camions attendent sagement leur tour, une douzaine de godets suffisent pour les charger d'une terre grasse. A l'autre bout du chantier, une grue décharge des dizaines de palplanches en acier. Peu de monde, des gestes comptés, pas de brusquerie, comme nos réveils.
Termine la matinée en écoutant chacun des élèves présenter quelques-unes des pistes qu'ils ont dégagées de la lecture des romans qu'ils ont choisis pour le certificat. Une élève a ouvert un beau chantier, celui de la fabrication des parfums, à cause de Süskind, elle est allée faire un stage chez un parfumeur de la place, a consulté le site des parfumeurs de Grasse, a lu,... J'espère que ses camarades vont profiter de la saignée qu'elle a réalisée. Même chose avec Vian, un garçon lève la piste Sartre, celle du jazz, des années de l'après-guerre. Il évoque la petite torsion que l'écrivain fait subir à la réalité.
M'assieds à midi sur les nouveaux fauteuils rouges de la salle des maîtres, nichés derrière des plantes vertes qui ressuscitent dans ma mémoire le gommier de Riant-Mont. Deux enseignants parlent en mangeant un yoghourt, de choses et d'autres, sans plainte, avec le sourire. Ce n'est pas toujours ainsi. Le collège est presque vide, les derniers enseignants sortent au compte-gouttes, et puis c'est le tour des concierges qui s'assurent que tout est en ordre.
Dehors il y a un tremblement de terre, la pose des palplanches fait un bruit de fin du monde. Il est 15 heures, m'accroche au grillage qui circonscrit et isole le chantier comme une scène de théâtre, toujours peu de monde. Les ouvriers ont dégrappé la surface de la cour qui accueillera le nouveau bâtiment, creusé une tranchée dans laquelle le vibrofonceur pousse les premières palplanches. La terre est belle, ça entre dans l'argile comme dans du beurre, faut dire qu'il y a un morceau de fonte de plusieurs tonnes qui pèsent sur leur dos. Quelles sont leur fonction ? Retenir la terre et les bâtiments alentours ? étanchéifier la zone ? Trois hommes suffisent pour mener l'opération, l'un d'eux aux manettes du bras de la machine et du groupe électrogène, un second qui place à la perpendiculaire chacune des palplanches, le troisième vérifie les niveaux. La pose des deux premières pièces est déterminante, puisque les suivantes ne feront que s'encastrer dans le profil de leur voisine. Plus loin, une pelle termine le creusement de la tranchée en déposant délicatement la terre sur le pont des camions qui se suivent. Un homme se distingue des autres, il porte un casque blanc. Je lui demande les raisons lorsqu'il s'approche, c'est le chef du chantier J'assiste à la pose complète de trois planches de fonte puis m'éclipse.
Personne à la maison, les filles sont sur leur poney à Curtilles, Arthur les a accompagnées pour ne pas rester seul. J'irai rechercher la petite bande à 17 heures à Oron, après la séance de cinéma. Un trajet jusqu'à Ropaz pour l'entraînement du mousse : le nouveau vélo d'Arthur est commandé, c'est fait, la correction de quelques travaux à l'auberge en l'attendant. On rentre juste assez tôt pour embrasser les filles.

Jean

Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été



Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été
les marrons
l'universalité
il y a les arbres qu'on taille aux premiers beaux jours
il y a le jeu de l'oie
le journal intime du temps
la confiture aux oranges amères
l'école libre
il y a la bruyère

Jean Prod’hom

50



Taquiner le goujon, c'est courir le risque de tomber sur du gros, du très gros, du si gros qu'on ne saurait espérer à la fin autre chose : que le fil casse. Mais c'est aussi courir le risque inverse, celui de ramener sur la rive du fretin, menu, si menu qu'on ne saurait envisager autre satisfaction que celle ambiguë de le remettre à l'eau. Que nous reste-t-il donc ? La possibilité miraculeuse de nous en aller chaque matin sur le chemin de halage, sans l'aide de personne, et nous réjouir d'en revenir bredouille, ni victime ni bourreau. Mais est-ce bien raisonnable ?

Jean Prod’hom

L'eau a gelé chez les poules



L'eau a gelé chez les poules et elles n'ont plus de grain. Fais deux sandwiches pour le pique-nique de Louise que Sandra accompagne au bus avant de passer sa journée au Mont d'où elle m'envoie deux mails : on passera peut-être 6 ou 7 jours cet été à Château-d'Oex. Elle m'informe en outre qu'Arthur fera partie cette année de la Nationalkader Nachwuchs.
Je rédige l'un des sujets du certificat de juin et m'occupe de Tchernobyl le reste de la matinée. Il aura fallu plus de 20 ans pour que je m'avise de cette catastrophe et d'une folie qui n'a pas ménagé ses effets. A deux encablures, une longue langue de neige borde la route, ce sont les restes du passage de l'hiver et du chasse-neige, ils rappellent qu'on n'est pas tout à fait dehors la mauvaise saison. Pourtant on dresse aux alentours les échelles, on taille, on brûle.
La bise a forci, la porte claque, c'est Lili qui rentre de l'école, j'aime ce bruit, Arthur nous rejoint. Une pomme pour chacun, une carotte et un hot-dog feront l'affaire. Louise n'est pas là, elle est à la piscine. Arthur évoque brièvement les Epreuves cantonales de référence de français qui lui ont été soumises ce matin et dont il ne dira à peu près rien. La nouvelle de la swisstrial lui fait davantage d'effet.
Avant de repartir à l'école, Lili m'offre un petit livre illustré confectionné dans ses ateliers, couverture vert fluo et brochage bleu ciel. Il s'intitule Poney et raconte en quatre pages, format boîte d'alumettes, l'essentiel de la vie de l'animal. Descends Lili et ses camarades à l'arrêt de bus dont je n'attends pas le passage. C'est ainsi que les petits grandissent.
Prends l'heure et demie mise à ma disposition, mais n'en tire, comme toujours, bien moins que je ne l'espérais. C'est ainsi que je vais jusqu'au soir, de service en service, avec au milieu des minutes volées.
Pendant qu'Arthur s'entraîne, je corrige un sixième des textes argumentatifs rédigés par les élèves de la 11 avant notre voyage à Berne. Deux autres semaines me seront nécessaires pour en finir. L'auberge de Mézières a fermé son entrée côté-cour, il faut y pénétrer côté-jardin, j'en sortirai côté-nuit.

Jean

49 (c)



On ne taille jamais assez les rosiers, il en va de même pour les projets. Il convient parfois de les tailler à ras la terre, ainsi quelques espèces de framboisiers. Ou de leur couper l'herbe sous les pieds.

Jean Prod’hom

La sonnerie du réveil



La sonnerie du réveil me rappelle aux dures lois des jours ouvrables. Difficile de désobéir aujourd'hui, trop avancé dans l'existence, en rendrais certains malheureux.
Il fait encore nuit. Je commence par faire du feu, trois morceaux de petite taille de chez les anthroposophes, trois moyens de chez François, un gros de chez Francis, une page du quotidien de la veille, une allumette et le tour est joué. Lorsque le pain est dégelé, il est 6 heures 30 et il fait moins de 5 degrés.
Arthur sitôt arrivé en bas se couche sur le canapé et s'enroule dans une couverture. La partie n'est visiblement pas gagnée. Sandra qui nous a rejoints se tient debout, dos au poêle. Je remets un morceau de bois.
Je n'aurai pas vu les filles lorsque je conduis Arthur à l'arrêt de bus. Le jour cette fois pointe son nez, je découvre le pare-brise recouvert de neige. Ce retour de l'hiver a des effets sur la route de Berne, on avance au pas. Les nuages sont chargés à l'ouest, ils ont la consistance de la crème fouettée.
Bien décidé à montrer aux élèves de la 11 les 20 minutes que Raphaël Van Singer a consacré à Tchernobyl lors d'un voyage qu'il a effectué en Ukraine avec quelques parlementaires – parmi lesquels son père – à l'occasion du 25ème anniversaire de la catastrophe. C'est de là que je me propose d'aborder la guerre froide ces prochaines semaines. Les élèves regardent silencieusement ces images qui semblent dater de 1986 mais qui ont été tournées en 2011. A moins que rien – ou peu – n'ait changé là-bas depuis 1986.
Passe le reste de la journée à reprendre avec les autres classes le travail fait en mon absence.
Le soleil a fait une nouvelle apparition dans la classe 6. On ouvre les fenêtres, on en profite pour faire l'état des lieux, les travaux de démolition des portacabines sont terminés. (Un élève m'annoncera fièrement que c'est à son papa que la Commune a demandé d'exécuter ces travaux.) Les pelles mécaniques se sont mises à creuser. On aura ce bruit et bien d'autres pendant les mois qui viennent, il faudra s'y faire. Il faudrait, c'est une autre affaire, de courage encore, tout abandonner et suivre avec les élèves le détail de ces travaux.
Retrouve le Riau, Sandra et Louise sont de retour du CHUV, la petite fait de l'humour noir, mais tout va bien, Arthur est content de son contrôle de vocabulaire d'allemand, quant à Lili, je ne la vois pas mais l'entends s'entretenir à l'étage avec ses compagnons imaginaires et fidèles. Je l'emmène à 5 heures et demie pour sa demi-heure de flûte. La ronde des transports reprend, elle me donne un peu le vertige. Bois un renversé au Central. Sandra est à Oron, elle fait des courses pendant que Louise a son cours de guitare, contente qu'il ne soit pas suivi aujourd'hui de celui de solfège. Je feuillète le journal, une jeune célibataire a mis au monde des jumeaux, elle a 66 ans et vit en Ukraine près de Tchernobyl. Voilà une mère qui ne pourra pas déduire les frais de garde de ses bambins. Et si les enfants tardent à quitter le giron, l'âge de la mère leur promet la maison pour eux tout seuls.
Louise nous raconte à table, avec quelques sous-entendus, que son maître de guitare lui a confié que si elle continuait à progresser de la sorte, elle pourrait, plus grande, avoir comme lui un diplôme. Et jouer avec d'autres. Ça la réjouit.

Jean


Me suis rendormi à 4 heures 30



Me suis rendormi à 4 heures 30, jusqu'à l'aube, et puis un peu au-delà. Termine ensuite le Parfum de Süskind que quelques élèves souhaitent présenter aux examens de juin, puis somnole avec la rumeur des enfants qui jouent en bas, sans élever la voix, en traînant derrière moi des lambeaux de pensée que je suis incapable de mettre bout à bout mais dont je ne parviens pas non plus à me défaire.
Je descends finalement dans le jardin, il y a une odeur que je connais bien et qui me ramène à d'autres printemps. Je l'identifie mieux qu'autrefois, presque à même de lui donner un nom, mais elle m'échappe soudain, sans avertir, je la sais encore là qui veille. Cherche un sécateur que je finirai par trouver au garage. M'attaque sous le soleil aux rosiers de la plate-bande, l'un semble avoir gelé. A voir. J'ouvre aux poules qui vont explorer les alentours, jusqu'à la pelouse des voisins d'où je les chasse avant leur coup de téléphone. On déjeune dans la véranda, malgré un léger voile tendu sous le ciel, on ne fera du feu qu'en fin d'après-midi.
Sandra enregistre les résultats du concours de mathématiques dont elle est la cheville ouvrière, elle engage les trois petits lorsque les deux filles ont terminé leurs devoirs et qu'Arthur a réécrit les engagements qu'il a pris pour les mois qui viennent. Ils ont peu changé.
De mon côté je taille dans ce que je projetais de faire au collège jusqu'à l'été, et ce recalibrage de mes intentions lié aux circonstances dont j'avais fait jusque-là l'économie rend moins inquiétante la reprise des cours demain.
Je sors et monte jusqu'à l'étang encore partiellement gelé, la bruyėre a jauni. Passe près des ruches abandonnées dont je fais une photo. Il n'y a guėre d'autres couleurs à cette saison. L'horizon est bouché à la Moille au Blanc, mais la fontaine ne déborde plus. Le petit chien qu'hébergent les nouveaux propriétaires de la ferme aux bouleaux se fait menaçant à mon passage, le propriétaire laisse faire. Plus bas les taupes ont laissé d'étranges messages dans les prés.
Je fais à manger pendant que les petites regardent les Indestructibles et Arthur une série américaine. Avant d'aller se coucher, les enfants reçoivent leur salaire dont Sandra retire ce qu'ils nous ont emprunté, dur apprentissage, surtout pour le mousse qui accepte mal le prix des bonbons de Charmey. On regarde cependant tous les deux les nouvelles sur une chaîne française. Un peu d'inquiétude, l'école reprend demain, pour tous les cinq.

Jean

Lève un oeil à 8 heures



Lève un oeil à 8 heures, un second à 8 heures 30, puis plus rien jusqu'à 10. J'en connais qui auraient vivement brandi un carton jaune, convaincus que ces heures perdues le matin sont des pertes sèches. Les poules, elles, sont déjà dehors, la porte du nichoir n'a pas été fermée, ce sont les petites qui ont joué hier et qui n'ont pas pensé au goupil. On se réjouit qu'il n'en ait pas été informé, on répète aux enfants les conséquences de tels oublis, sans y croire vraiment, persuadés que la meilleure leçon est donnée par les crocs du renard. Les crocus bleu pâle sont ouverts ; une fine pellicule transparente, veinée, colle au ciel. Cacao passera la journée dans son parc.
On charge la voiture et on file en direction de la Veveyse. Dans les champs, en bas, la terre humide des labours d'automne brille, il fait une dizaine de degrés. Plus haut, les herbes jaunies et sèches des pâturages poussent les restes de neige qui font comme des chapeaux.
De la neige il y en a un peu plus à Rathvel. Les raquettes aux pieds, j'aperçois Sandra en bleu, Lili et Arthur aussi, en rouge Louise, disparaître dans la petite foule qui attend au bas des installations, puis réapparaître sur le téléski. M'en vais derrière l'épaule du Niremont jusqu'à ce qu'on devine dans la brume le Léman, grimpe ensuite jusqu'au sommet, m'adosse au chalet en haut de l'arbalète, rejoint par des randonneurs puis par les miens. On pique-nique. En face, les coulées de neige ont sali les pentes de Teysachaux et de la Dent de Lys, mais les randonneurs s'y aventurent quand même.
On se sépare encore une fois et je plonge sur Semsales dans la neige lourde et grasse, saoulé par le soleil. Y suis comme convenu entre 15 heures 30 et 16 heures. Bois un thé dans un café qui accueille cet après-midi une poignée de vieux et de vieilles, babillards à l'excès et mauvaise langue. N'y reste pas. Je devine que la chaleur a incité les petits et Sandra à prolonger l'après-midi sur les pistes. Je lis en les attendant le Journal de Paul Klee sur le muret qui borde la place de l'église. Il se rend en 1890 de Berne à Soleure de nuit, pour gravir à l'aube le Weissenstein avant de se retrouver à 15 heures 30 dans une brasserie de Soleure, harassé par 13 heures de marche. Il repart pour Berne en train. Il a 21 ans.
On se retrouve à un peu plus de 17 heures devant l'église de Semsales, les portes grandes ouvertes, heureux d'avoir prolongé cet après-midi, les derniers sur les pistes. Retour au Riau avec des chants, ceux de Louise et Lili, et des plaintes, celles d'Arthur qui a mal à la tête.
Ce soir, parce qu'on veut faire de nos enfant des enfants de notre temps, on projette sur le beamer les Intouchables, un film qui ne fait pas de mal, qui nous rappelle à l'envi que les handicaps sont bien plus supportables lorsqu'on ne manque de rien, lorsqu'on dispose d'une maison, d'argent et d'assistance.

Jean



Les crapahutées de ces derniers jours



Les crapahutées de ces derniers jours dans le Val d'Entremont, alors que je n'en ai plus l'habitude, m'ont laissé une grosse fatigue. Sommeil ce matin. Quant aux enfants, ils ont retrouvé leurs jeux en-bas et s'occupent silencieusement. On ne fait pas de feu aujourd'hui, pour la première fois cette année et on déjeune sous le soleil à la véranda. C'est un crocus bleu qui a poussé près des rosiers, et une primevère dans l'angle de la maison. Sandra part en ville faire des courses avec les enfants.
Il fait 17 degrés lorsque je vais à Moudon me faire soigner une dent. Peine à identifier le moment du jour, je reprends le décompte depuis mon réveil, cherche un repère, puis un autre et, de fil en aiguille me voici parmi les vivants. A Moudon, les cloches sonnent, c'est Blanche qu'on enterre. Je jette un coup d'oeil dans la nef occupée par de vieilles personnes, une cinquantaine, la mort rampe, l'église semble petite et triste.
Je passe près d'une heure sur le fauteuil du docteur N, tendu comme une corde, devant d'exécrables gravures présentant des poncifs de Venise. Je comprends vite, à sa voix basse et à celle de son assistante, qu'il me faudra revenir. Dans une dizaine de jours.
Comme chaque fois lorsque je parviens sur le seuil de l'immeuble qui abrite le cabinet, j'ai l'impression délicieuse qu'une grâce m'a été délivrée en haut lieu. Et je me retrouve comme un sou neuf à l'air libre. Il fait 18 degrés lorsque je sors de la pharamacie, passe acheter du café à Vers-chez-les-Blanc avant de rentrer. On se retrouve tous dans le jardin, Lili nettoie l'abri près de l'étang, Louise a sorti le pousse-pouse dans lequel elle a installé une poule qui ne s'y plaît guère, puis Edelweiss qui y prend goût. Je brûle les branchettes qui sont tombées du tilleul pendant l'hiver. Sandra taille les arbustes et la lavande des plates-bandes, rempote des primevères.

Jean



Cher Pierre



Sandra me demande au réveil ce qu'il en était de la situation des Provinces-Unies, de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France entre 1650 et 1750, c'est qu'elle lit un livre sur Newton. Je bégaie les Jacques et les Charles, Cromwell, les querelles religieuses, le catholicisme d'un des Jacques, mais lequel ? le second vraisemblablement, Marie et Guillaume d'Orange...
Qu'ai-je donc fait à l'école ? Regrette un instant de ne pas avoir assez étudié, assez souvent quitté le monde des vivants pour l'hiver du papier. S'enfermer dans un réduit, est-ce donc la seule manière de faire un peu de lumière avant que l'obscurité ne recouvre tout ?
Tandis que Sandra quitte la maison avec Arthur qu'elle va déposer au bus avant de filer au Mont, Louise égrène les notes du Printemps qui s'ajoutent à celles de la valse de Daniel Fortea. C'est bon. Il fait moins de 5 degrés sous zéro lorsque je la conduis au bus, je remonte, vérifie le vocabulaire que Lili vient d'écrire avec une application réjouissante. Elle enfile alors sa combinaison, brasse la neige jusqu'à ce qu'il soit temps de retrouver M. et descendre à l'école.
L'histoire me tiendra toute la journée. Je visionne en effet la seconde partie de La Prise de pouvoir par Louis XIV, une merveille réalisée par Roberto Rossellini en 1966. Je crois même que les élèves de la classe 9 n'y sont pas insensibles.
Je passe à la salle des maîtres où une espèce d'incompréhension règne, toujours la même ritournelle. Nous souhaitons faire le bien des récalcitrants, on leur donne des lecons de morale. Ou on les punit. Alors qu'en toute bonne logique il faudrait alléger leur tâche, les libérer de tout ce qui pourrait faire obstacle à une manière différente d'entrevoir les choses. Pour qu'ils disposent, légers, d'un peu plus de lumière. De cela nous ne voulons pas, Alors on rabâche. Ces discussions ne servent à rien, pas assez de hauteur, de détachement. M'en vais avec la certitude qu'il convient de désencombrer la chemin de celui qui a renoncé, d'en retirer les objets contre lesquels il va buter et dont il va se servir pour édifier une barricade toujours plus haute.
S'il y avait de l'huître dans le paysage d'hier, il y a de la cassata aujourd'hui, du froid mêlé à de la douceur, air vanillé et soleil confit, il y a eu du ménage dans le ciel, les flaques recueillent le solde et l'herbe fait son trou. Rien à manger à midi, un morceau de pain et un verre d'eau.
Drôle d'épisode pour terminer la semaine, un élève d'une quinzaine d'années est penché sur un livre emprunté à la bibliothèque, un bel ouvrage illustré, papier glacé. C'est vendredi après-midi, l'adolescent est fatigué, il interrompt sa lecture et rabat le coin supérieur de la page de droite, le lisse soigneusement et ferme son livre. Je le regarde stupéfait. Il m'explique le plus sérieusement du monde que c'est une technique pour retrouver plus facilement la page. Ne trouve pas de réponse. Me voyant bouche bée, il m'explique que ça ne le dérangerait pas qu'on fasse comme lui, mais il comprend aussi que cela puisse déranger. Je le conduis à la bibliothèque pour qu'il en discute avec l'une de nos deux professionnelles.
En fin d'après-midi, on va faire le petit tour sous le soleil, Louise, Sandra et moi. Lili reste seule à la maison. 
J'apprend ce soir que François Bon s'est fait remettre à l'ordre à cause de sa traduction du Vieil homme et la mer. Gallimard aurait encore des droits sur ce texte et ses traductions. On voit bien les motifs commerciaux, on voit mal les raisons littéraires de cette grande maison. Retenir les choses dans son giron ? Interdire qu'on aille de l'avant sans elle ?

Jean


Je quitte ce matin la Tzavannes



Je quitte ce matin la Tzavannes tandis que Sandra, Valérie et les autres terminent les rangements. Me sens à nouveau un peu coupable. Chausse mes raquettes pour retrouver les traces de mon expédition de dimanche passé, passe le torrent de l'A disparu dans la neige. Puis tire au sud, peu avant le Roc de Cornet, sur un chemin qui rejoint par les bois le Tomeley, au bout de l'arête, l'entrée de la Combe, avec à l'ouest la Tour de Bavon. J'aurai gagné près de 400 mètres d'altitude et une belle fatigue. Le coup d'oeil vaut la peine et nous inviterait à poursuivre. Le danger est trop important, des coulées de neige ont fini leur course dans le lit du torrent. Ne m'y attarde pas. Longe le bisse de la Tour, invisible à cette époque de l'année, je croise deux vieilles personnes fluorescentes qui se rendent au Tomeley. J'avance péniblement, les raquettes dans cette neige ramollie suffisent à peine, je décide de rejoindre le télésiège qui me conduit au Bar des neiges. Il y a du monde, on y sent l'excitation des foules exigeantes, chacun se croit plus important que son voisin. On mange tous ensemble une dernière fois avant de se séparer.
Peu de trafic sur les routes, j'essaie de remettre à leur place les montagnes qu'on laisse derrière nous. Esquisse dans la tête la carte vivante de mes balades.
Coup d'oeil en arrivant, les crocus jaunes sont au rendez-vous devant la véranda. J'en compte quatre, les photographie. L'eau coule à la fontaine, il y a un air de printemps. Sandra part pour Moudon avec Louise pour faire de la physio. Lili reste à la maison pendant que je vais récupérer Arthur à Ropraz. Son camp s'est bien passé, ils sont allés voir la mer à Marseille. Le mousse a pris quelques centimètres supplémentaires. Il boîte, mais l'orteil qu'une marche d'escalier a maltraité, ne l'a pas empêché de faire du vélo.

Jean



Jacques Dupin à André du Bouchet



Deux mélodies soudain flambent
deux pas encore
il se retourne
ne voit que leurs cendres
.

C'est ce qu'aurait dit Jacques Dupin à André du Bouchet, un matin, de mémoire. Lequel n'aurait rien ajouté. De cela personne ne s'est avisé, la mer non plus.

Jean Prod’hom