sept. 2010

Il y a les gares



Il y a les gares
les bus à deux étages
l’odeur de la résine
il y a les plans d’affectation du territoire
la peau des coquelicots
les portes cochères
la baguette du sourcier pendue dans le couloir
la blancheur laiteuse de l’aube
Il y a le lac démonté

Jean Prod’hom

Dimanche 26 septembre 2010



Louise et Lili grignotent un petit pain au lait sans prêter la moindre attention à la Venoge qui serpente dans un fouillis de frênes, de peupliers, de saules et d’aulnes entre Vufflens-la-Ville et Cossonay. Le train de 10 heures 45 est presque vide.
Dans le compartiment qui jouxte le nôtre une dame, vieille, écrit dans un petit carnet à anneau. Je la surveille d’un oeil avant qu’elle ne se lève et s’assoie dans le compartiment suivant. Je guigne par-dessus mon épaule, elle se penche à nouveau sur son carnet, écrit soudain quelques mots. Le manège se poursuit une seconde puis une troisième fois, elle se lève, se penche, écrit, récrit, se repenche avant de s’enfoncer à l’arrière du wagon.
La vieille dame réapparaît sur le quai 1 de la gare d’Yverdon, on dirait Alice Rivaz. Elle arrache immobile la feuille de son carnet à anneau qu’elle jette rageusement sur la voie. Je la ramasse discrètement et, tandis que Lili et Louise courent et crient sur la place de jeux, lis les mots suivants :

Se connaît-on vraiment mieux à partir de ce qu'on écrit, puisque en écrivant il arrive qu'on s'invente? J'aurais voulu naître près d'un océan plutôt que dans un pays aux paupières lentes. Un insuccès prolongé fait parfois craindre le succès comme on craint, l'âge venu, un trop grand changement dans ses habitudes. Seuls comptent ces moments de paix intérieure qu'apparemment rien n'explique, ni ne prépare. Pourquoi, Seigneur, permettre, et pire encore, vouloir que soient effacées une à une, inexorablement, toutes vos effigies? Le plus étonnant : nos deux yeux promenant leur regard à partir de leurs petites niches, selon des angles de vue limités, mais uniques.

Au retour Louise et Lili suçotent des bonbons en comptant soigneusement les voitures vertes et les camions jaunes. Elles se désintéressent de l’homme qui soliloque dans une langue qu’elles ne comprennent pas. Quant aux passagers du train de 16 heures 54 à destination de Lausanne, ils feignent de ne pas écouter. A l’inverse je tends l’oreille et entends distinctement : Ich probiere Geschichten an wie Kleider. Peu après le tunnel d’Entreroches, alors que défilent les bâtiments du tri de la poste, j’entends : Empfinden Sie die Erde überhaupt als heimatlich ? J’opine. Sur le quai de la gare CFF de Lausanne l’homme aux lunettes cerclées d’écaille, une allure de Max Frisch, disparaît dans la foule.

Jean Prod’hom

Consolations



Ecoute
le cri de l'archer
lorsque la flèche est sur le point d'atteindre son but
écoute sa détresse
car ce qu’il y a là-bas entre saules et aulnes
n'appartient à personne
pas plus que les étoiles
lorsque la seconde flèche disparaît dans la nuit

les vers des poètes
venus sur le tard
ont rongé les racines du petit matin
si bien que la lune ne se confie plus aux marécages
pas plus que l’eau aux sourciers
ils ont abandonné la partie
mangent désormais des cactus
et chantent sur la cime
le refrain des consolations

va ton chemin sans plus t’inquiéter
la route est droite et tu n’as qu’à monter
portant d’ailleurs le seul trésor qui vaille
et l’arme unique au cas d’une bataille
la pauvreté d’esprit

Jean Prod’hom

Les chemins de la création



Alors que je me promenais dans un quartier de l'ouest de la Roche-sur-Yon, j'aperçus derrière un treillis un homme qui faisait les cent pas. Je le reconnus d’emblée, c'était une des étoiles montantes de notre littérature. La propriété était charmante, tuyas et mimosas chatouillaient le muret de clôture. Plus loin sous une tonnelle un groupe d'amis faisaient bombance. Était-ce sa propriété ? je ne le crois pas, qu'importe d'ailleurs. Heureux de l'aubaine je me cachai derrière un vieux hangar et observai discrètement les faits et gestes de celui qui, à coup sûr, sera demain l'égal des immortels.

Soudain il s’allongea, posa un coude à même la pelouse grasse – elle aurait mérité, je dois le dire, d'une sérieuse tonte – qu'il scruta avec une profonde attention, comme saisi par une inspiration divine. Le poète avait visiblement pêché un gros. Je le vis alors de mes yeux s'avancer sur le sentier de la création, avec un soin et à un rythme qu'il semblait dicter aux brins d’herbe eux-mêmes qu'il écartait un à un. Trop éloigné pourtant, je ne pus accéder à la vraie source de la création, à son allure, à sa couleur, à son chiffre qu'il semblait murmurer du bout des lèvres. Malheureux je dus me satisfaire du compte des brins d'herbe qu'il pinçait délicatement. En vérité il en compta 807 exactement avant de se relever comme effrayé par un abîme. Il commit un petit hennissement avant de s’éloigner et rejoindre les amis qui l’attendaient.

J’aurais donné cher, très cher pour connaître le détail d'une aventure spirituelle qui avait certainement mené ce demi-dieu à partager le repas des dieux.

Jean Prod’hom
31 mai 2010

Il y a les regrets



Il y a les regrets
la somnolence des chemins creux
il y a l’Orcia au pied de Bagno Vignoni
le dernier ours blanc de la banquise
les images qui rodent autour de l’absinthe
le futur antérieur
les jeux qui sont restés dans l’armoire
les poches trouées de la raison
Il y a disais-tu plus de deux ans déjà

Jean Prod’hom

LXXV



Jean-Rémy a conçu un système infaillible pour éloigner les merles, les corneilles et les moineaux de ses cerisiers : crécelles, lambourdes, rubans d’argent, épouvantails, cliquetis, drapeaux tibétains,... Il a si bien réussi qu'il n’ose plus sortir de chez lui.

Jean Prod’hom

Dimanche 19 septembre 2010



Ce ne sont pas tellement les bras nus de Rachel Kolly d’Alba sur la scène de la place de l’Europe rejoignant les premières mesures du concerto pour violon de Tchaïkovski avec devant le soleil et derrière les ombres de la foule frigorifiée, ni non plus l’insouciance des jours fériés flottant tout autour des tables dressées devant le refuge des Fontaines à midi, ni l’or des vignes entre l’Avançon et la Gryonne un peu avant qu’elles ne se jettent sans se retourner dans le Rhône, sous Antagnes, à deux pas de Saint-Triphon, ni le lac qui écartait les bras cette après-midi-là comme jamais, au large de Treytorrens avec en face Meillerie, ni la présence de Ramuz ni les géraniums sur le ponton sous la voie ferrée, mais d’être là dedans avec les autres, un peu perdu sans projets ni regrets, les pieds attachés et la tête perdue à égale distance de la terre et du ciel, flottant, confondu aux forces d’en haut et à celles d’en bas, d’avoir été invité le même jour et à plusieurs reprises à la table de ce qui se suffit, sans rien souhaiter retenir sinon la possibilité même de tenir debout, soutenu par rien, avec pour voisins des inconnus auxquels on sourit et des noms de lieux qu’on murmure pour gagner par le détour des cols et des montagnes à petits pas l’invisible lieu, y demeurer sans fin avec le soleil et le ciel violet dont on dira plus tard que, s’ils avaient bel et bien facilité l’accès à la sagesse rédemptrice de celui qui n’a rien, n’interdisaient pas qu’on songe en contrepoint à la pluie et aux bourrasques qui reviendraient, qu’il serait toujours temps de se rappeler qu’on s’était dit alors avec la voix du dedans que le temps qu’il fait, ce qu’on est et le lieu qu’on occupe n’y sont pour rien, et que cela il ne fallait si possible pas l’oublier.

Jean Prod’hom

Bouvetages



Des plumes sur l’eau
impossible de s’en aller
image profane au pouvoir accru
à la lisière du bois
le chant d’un oiseau

dans une cage les dépouilles d’un tigre
capturé puis oublié
des sonnailles pendent
aux poutres du cabanon
ce sont les restes d’un décor grandiose

les bienfaits se déployaient en nombre
les outils d’artisans adroits
ciselaient les pièces uniques
que des doigts délicats ajustaient
sur la nuque des fortes têtes

on venait de toutes les îles
pour goûter aux herbes de confidence
et malgré la confusion de leur approche
on aimait la naïveté des peuples de l’ouest
qui ne rataient pas une occasion
de faire main basse sur nos secrets

tel était le cadre des représentations
il aurait suffi d’une autre mise en scène
mais c’eût été celle de la suffisance

c’est aussi et à son insu
le tableau général de l’imaginaire
d’un provincial terrassé
par les dimensions de son entreprise
les quelques jalons
d’une aventure improbable

Jean Prod’hom

LXXIV



C’était un homme des maquis, un aventurier du temps des colonels, un enfant, résistant, poursuivi, torturé, réfugié.
Voûté en raison d’une vilaine sciatique qui le taquine, il est aujourd’hui contremaître d’une petite entreprise de services. Il a gravi les deux marches qui l’ont conduit aux portes du commandement mais il n’a pas franchi le pas, le pouvoir il n’aime pas, il ne peut pas, pensez donc! mais qu’on ne lui en veuille pas, l’hidalgo cherche la paix, qu’on ne l’ennuie pas, débrouillez-vous et pourquoi pas.
Mais le rescapé sourit d’aise, il croit dur comme fer que son rang lui est dû, courage et mérite. Il ignore qu’on s’est tous cotisés pour faire taire son silence, l’aider à oublier ses frasques et qu’on n’en parle plus.
Regardez-le manoeuvrer en silence, l’homme ne fait couler aucune encre. Il est devenu à tout petits pas le lieutenant qu’il a combattu autrefois, on est tous désarmés. Il empoisonne doucereusement la vie de chacun en distribuant satisfecit et somnifères. Derrière ses paupières une indéfectible présomption fait la roue, il n’écoute pas mais dort.
Chaque été il change d’univers, plonge dans les eaux de la mer Rouge pour y laver sa nonchalance. L’homme n’est plus tout à fait vivant, englouti dans une nuée de poissons multicolores et les souvenirs de ce qu’il a été.

Jean Prod’hom

Il y a les vendanges tardives



Il y a les vendanges tardives
les pâturages boisés derrière Peuchapatte
il y a l’obstination
il y a les noces des voies ferrées et de la camomille
les mots immenses qui nous maintiennent en semi-liberté
l’odeur de la poussière après la pluie
les chemins de halage
le simple qui préserve l’énigme
il y a dans les bois des filets d’eau auxquels on n’a pas donné de nom

Jean Prod’hom

LXXIII



Le philosophe glissait palier par palier le long des abruptes parois de la connaissance, ponctuant sa descente aux enfers d’au fond... au fond qui donnaient le vertige. Il allait toucher le fond quand, levant la tête, il s'avisa qu’on barbotait à la surface en attendant le moment des petits fours. On s’inquiéta, il pâlit. Il se hâta sans consulter ses tables de décompression, on dut appeler le SAMU.

Jean Prod’hom

Hospices généraux



Dans la plaine
nue
ni érable
ni verne
melons cultivés en vain

dans la plaine nue pelée par les vents
dans la plaine nue rongée par le sel
on planta
des abricotiers

bien au-delà des dunes
on aménagea
des mines désaffectées
soustraites au regard
au fond desquelles
l’ombre retrouva sa vigueur

on ajouta sur le perron
des devantures de soie
et des grappes de monardes

il suffisait d’une retraite là
disait-on
d’une robe de bure
au charme désuet
de quelques sous
pour soigner ses reins
son mal à l’âme
ses tics adultères

les notables retrouvaient le goût du luxe
les anciens la paix
les déprimés une solide stupeur
les financiers leurs dettes

et tandis que dedans
on chantait grave
on apercevait certains soirs
le culs de deux jars s’éloigner
de l’auge vernie

au-dessus tournoyait un geais
prêt à payer son tribut
pour quitter ce quart du soir
aux faux rouages
et aux étais de fortune

plus de doute ici
on aura beau affiner
ajouter des outres au jour
endosser un tricot d’immortalité
il ne faudra compter
sur aucune aide
sinon peut-être
sur celle de ce char abandonné
de hauts épis luisants avec

Jean Prod’hom

Dimanche 12 septembre 2010



Tu serais née dans les quartiers nord de Tirana et tu serais arrivée il y a 15 ans en Suisse: la Chaux-de-Fonds d’abord, Tramelan-dessous ensuite. Tu aurais trouvé là une chambre et un emploi tout près de la gare, à l’Hôtel de l’Union, pour faire la plonge, t’occuper des chambres et assurer le service du petit déjeuner le dimanche matin lorsque l’hôtel est fermé. Tu n’aurais pas rencontré tout de suite parmi les 4500 habitants que compte cette ville du Jura bernois l’homme de ton pays, né à Lezhë au fond de la baie de Drin. Il serait arrivé là pourtant peu après toi, à Tramelan-dessus plus exactement, à la suite de brèves haltes à Bâle et à Tavannes. Il aurait été engagé pour des travaux de pelle et de pioche dans la carrière Huguelet. Vous ne vous seriez rencontrés que l’été suivant à l’occasion d’une fête de la musique et vous vous seriez mariés peu après. Plus tard les Huguelet auraient encouragé ton mari à passer un permis poids-lourds et l’auraient bien aidé en cela. Tu l’aurais toi aussi encouragé. Vous auriez eu ainsi les moyens de louer un petit appartement dans l’une des barres qui blanchissent l’herbe au-dessus de Tramelan-dessous, posées à même les pâturages. Et ce matin, parce que cela fait exactement 15 ans que tu es là, tu te serais souvenue de la truite et des pommes de terre en neige goûtées un soir d’hiver à l’auberge de la Theurre, de ces instants sur la terrasse de l’Union le matin avant l’ouverture de l’hôtel, des pierres tombales entassées rue Jeanbrenin, de l’or de la carrière les samedis soir de soleil, de l’étang de Gruère avec tes deux enfants le dimanche après-midi. Tu aurais dit ne jamais t’être intéressée à la question jurassienne, à mille milles des démocrates chrétiens des Franches-Montagnes et des socialistes bernois. Tu aurais ri en évoquant les noms des hameaux de la Large-Journée et de la Chaux-d’Abel. Nous aussi.
On t’a vu dimanche matin, tu t’es assise à notre table, et tu nous as parlé dans un français rudimentaire de la vie qui t’a menée là, une vie suspendue comme celle de chacun d’entre nous entre Tramelan-dessus et Tramelan-dessous, comme si personne n’était encore arrivé à bout de l’hiver qui revient avant même qu’il ne soit terminé.

Jean Prod’hom

Derniers instants



Hier soir, il avait dû compter 807 moutons avant de s’endormir. Ce matin il a beau chercher, dans tous les coins des verts pâturages et près des eaux paisibles. Il en manque un. Il appelle, appelle, appelle, appelle...

Quand tu seras mort, je serai où ? demande Lili.

Tout se joue en définitive à un rien : tu meurs de bonne humeur, en prenant le temps, sous un beau soleil de printemps, et l’éternité devient un enchantement ; tu meurs dans la précipitation, un soir d’arrière-automne pluvieux, alors que tu ne te souviens pas si tu as fermé la porte du poulailler, et l’éternité devient un véritable cauchemar.

Jean Prod’hom
23 mai 2010

Revenir là où on n’en a pas fini d’aller



Cette image forte m’est restée, tout ce que j’ai ensuite appris de ce jour-là s’est accroché sur elle.
Jean-Loup Trassard, La Déménagerie, 2004


Poivrons, pommes, courgettes et aubergines au croisement du Valentin et de Riant-Mont, abricots, oignons et cerises, fraises et melons au gré des saisons, c’était notre Sicile à nous, celle de Zappelli, un modèle réduit de Borgo Vecchio, une île exotique au pied de locatifs en cale sèche et de studios modernes vieillis prématurément. L’homme ouvrait son épicerie dès l’aube, elle fleurait le sud bien au-delà du quartier, c’était Palerme alentour à toutes les saisons.
La mère chargée comme une mule remonte du centre-ville, elle tire d’un côté sa poussette de marché, de l’autre un enfant qui s’attarde devant les merveilles, il faut se hâter, bientôt midi. Le petit tend la main et saisit une paire de grosses cerises, belles, rouges et craquantes, croque et boit le soleil retenu dedans, il est aux anges. La mère s’est retournée, elle a surpris l’enfant mais ne dit rien. Ils continuent, passent devant la boulangerie, montent les marches qui conduisent à l’appartement. Et tandis que l’enfant croque le cœur de la seconde cerise, sur le pas de la porte, la mère range les courses au fond des placards de la cuisine. Et puis elle se penche vers son enfant et lui explique ce dont ses demains seront faits, il ne comprend pas. Elle s’étend sur les règles du monde, la loi des échanges, il ne comprend toujours pas, mais il voit quelque chose qui s’éloigne, ce n’est pas grave, lui dit-elle, ce n’est pas un crime mais quand même. Elle lui souffle alors le texte qu’il devra servir tout à l’heure à l’épicier, dans lequel il est question d’excuses et de pardon. Il commence à comprendre et semble deviner qu’on le conduit dans l’antichambre d’une histoire sans fin, elle ferme la porte des placards, celle du frigo et de la dépense. Les fers du grand portail claquent. L’enfant sent qu’il a basculé dans l’autre monde.
Monsieur Zappelli, les mains dans les poches de son tablier bleu, écoute avec bienveillance l’enfant qui lui dit ce que chacun d’entre nous dit depuis qu’il est sorti du jardin. L’enfant n’est pas triste, il fait son devoir. La mère surveille soulagée que tout se passe finalement si bien. Ils sont tous les trois sur le trottoir, ils sourient presque, avec tout près les aubergines, les abricots et les cerises qui n’ont pas cessé de lancer leurs éclats. L’enfant est heureux d’être parmi eux, il ignore encore ce qu’il a perdu. Eux s’en rappellent, et sur les visages immobiles de l’épicier et de la mère apparaît un sourire qui exprime un sentiment inconnu. Ce n’est pas un sourire, à peine une trace, la trace de ce qui coule au-dessous des souvenirs et qu’il leur a bien fallu tenir à distance. Une porte se ferme encore, et voici l’enfant, l’épicier et la mère à la rue.
Car on n’échangeait rien au jardin, en tous les cas rien de main à main, les bruits du vent peut-être et un peu des poussières du ciel qu’on remuait sans qu’on le sache. On ne touchait à rien, ou on prenait tout, on se touchait à peine, ou on ne faisait qu’un. On demeurait toujours à respectable distance les uns des autres et on arpentait l’île sans se lasser. Qui était-on ? A peine des coques de noix chahutées sur une mer qu’on ne partage pas. On ne se parlait pas, on suçotait le trèfle, on faisait fuir l’hiver, on disait ce qui était. C’est l’écho de nos proférations que renvoyaient les façades des immeubles qui définissait les limites de notre royaume, abrité par les hautes frondaisons de deux acacias et d’un tilleul, par des sureaux, par les ronces qui s’enroulaient autour de fers acérés, invisible limite au-delà de laquelle nos mots ne revenaient pas. Aucun mur ne nous a jamais retenus, c’était curieux comme on avait tout dans les mains et qu’on ne s’y trompait pas. On est tous partis lorsqu’on nous a fait comprendre qu’il était temps d’aller de l’autre côté. Le grand portail que surveillait la mère Niquille a claqué une fois encore derrière Michel, François, Claude-Louis, Edith, Lilas et les autres. On a tout perdu. Et le royaume qu’on avait sous la main, on a essayé de l’obtenir, chacun pour soi, morceau par morceau, en suivant le parcellaire levé par d’anciens propriétaires et la dure loi des échanges, en vain.
Chaque fois qu’une porte s’ouvre désormais, je guigne pour savoir si l’enfant que j’étais n’a pas réintégré le jardin qu’il a quitté, celui d’avant les échanges sans lesquels il ne serait pas devenu celui qu’on attendait. J’aperçois toujours la même ombre et les fleurs d’un cerisier, je serre alors, conservés au fond de mes poches, les tessons qui m’ouvrent les portes de ce qui n’aurait jamais eu lieu autrefois si je n’y retournais pas.


Publié le 3 septembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Joachim Séné (Fragments, chutes et conséquences)

Jean Prod’hom

25



S'extraire du fleuve qui nous emporte, tirer derrière soi une ou deux choses qui sont restées dans le filet du langage et, comme Héraclite, bricoler une image en usant des moyens mis à notre disposition par la tradition, avec des échéances, comme un artisan.
Ça y est. C’est fait. Ça y ressemble un peu.

Jean Prod’hom

Il y a les fleurs des châtaigniers



Il y a les fleurs des châtaigniers
les beaux jours de l’arrière-été
les reins de la terre soulevés par les fers de la charrue
l'insouciance des idiots
il y a Vaduz
il y a ce qui s’est passé là-haut et dont on ne sait rien
les seigneurs de la nuit
les histoires auxquelles on croit encore un peu
il y a la foi des petits artisans

Jean Prod’hom

Jeux



L’intendant prépare
dans l’arrière-boutique
des couronnes de laurier
qu’il glisse dans une corbeille
salix viminalis
il dresse au fond d’une niche
les javelines
dont les pointes sèches
sont fichées
au coeur de lourdes pastèques

derrière les parois des huttes
et les ourlets de la gêne
des métèques frictionnent
le dos des combattants
héros encensés puis niés
plus tard occis
ils se mirent dans de larges bracelets d’or
on chante c’est un mélange de liesse
de labours et de musc

jours de fête
étranglés par la pince
des princes et du temps
vil hochet
placé entre les mains
d’hommes peu scrupuleux
il n’y eut pas de répit pour les condamnés
je hèle, ils déraillent et tu brodes
avant que les mailles ne s’emmêlent
et rendent l’insurrection impossible

on servait à la cantine
de la gnôle et du lait
on avait viré l’honneur
qui se vautrait au fond de niches empaillées
fallait pas se fier au nombre de box
les juments et les pouliches
depuis longtemps déjà
avaient abandonné la partie

assis et seul
près de la haie
l’enfant de l’un des colosses
pleure
il voit les larmes de son père
goutter sur l’arène

Jean Prod’hom

Dimanche 5 septembre 2010



Au clocher d’Hermenches l’horloge n’avait qu’une aiguille – qu’une main. Pas de minutes, de belles heures toutes rondes, jamais mordues.

Gustave Roud


Le vent officiait très haut à l’heure du culte et le ciel était nu. Daniel avait labouré le champ de blé rentré il y a une semaine et l’horizon s’était abaissé d’un bon mètre. Il avait passé la herse la veille si bien que la terre était montée – avec des crêtes de chaume – jusqu’au pied du potager, elle léchait même ceux du banc sur lequel j’étais assis. Une faible bise, orientée est-nord-est, a fait monter soudain le tintement sourd des cloches des villages en contrebas. Un tintement lointain, à peine perceptible, assez toutefois pour réveiller ceux qui ne dorment pas et les débarrasser des petits soucis qui guettent ceux qui n’ont rien à faire.
Des aiguilles, les horloges n’en avaient plus aucune ce matin, et le temps s’est mis à écarter les bras, et tous ceux qui tendaient l’oreille se sont mis à espérer que les cloches, lorsqu’elles faisaient mine de se taire, rajoutent une mesure à Carrouge ou à Mézières, pour creuser un peu plus encore la campagne, jusqu’au silence qui règnerait cet après-midi dans les déserts, les beaux et précieux déserts de nos dimanches.

Jean Prod’hom

Guide de l'Imrie I Joachim Séné



PSTOPH

Imrie, Province du Pnou
32 000 habitants (Pstophiens)
Ville à éviter + + +

Ils n’ont ni plus ni moins de colère que nous, ni plus ni moins de bonheur que nous et pourtant les Pstophiens crient sans cesse. Leur ville est située dans l’Enclave de Cône, petite cité dans la montagne au sud du Pnou, tout au fond d’un cirque impraticable. D’après l’ethnologue Roba Silmour, le volume sonore de leur voix est le résultat d’une longue sélection sociale. Les puissants organes des Fanors, lignée de chefs, furent chassés du pouvoir comme ils y étaient venus : au cri. Ce jour là, vers 500, le peuple dans la rue cria, et parmi les crieurs les plus puissants furent envoyés devant. Aussitôt que les Fanors eurent abdiqués ceux de devant prirent leur place. Leur facilité à parler fort leur permit de s’imposer et de durer tout en faisant taire les oppositions, de plus faible volume. Après quelques années de tyrannie la population compris son erreur et on procéda de nouveau au cri vociférant et insurgé qui propulsa sur le trône de nouveaux crieurs qui surent et remplacer le pouvoir en place et faire comprendre au peuple son intérêt à les laisser là. Etc. La pratique du cri devint la pratique politique, puis la pratique sociale. Sans cri, pas de pouvoir. Sans cri, pas de place au théâtre. Sans cri, pas de place à l’école. Sans cri, pas viande fraîche au marché. Sans cri, pas de bon salaire. Sans cri, pas de place dans le bus, pas d’allocations familiales, pas de cadeau d’anniversaire, pas d’essence, pas d’eau, pas de café, rien ; sans cri pas d’existence vraiment.

Cela dure encore. Aujourd’hui, le volume sonore moyen d’un seul Pstophien est plus fort qu’un chœur de quatre de nos ténors. C’est à dire qu’ils parlent ainsi, naturellement, comme nous ne pouvons même pas hurler à mort. Sans s’en rendre compte, ils tendent les muscles de leur cou, ouvre la bouche en faisant descendre la mâchoire jusqu’au bas du cou, ont le visage rouge, les yeux exorbités, et cela pour vous indiquer seulement l’heure ou vous demander de leur passer le sel. On remarque aussi les larges épaules, les cages thoraciques développées, les ventres ronds et les nez proéminents où résonne la parole.

Roba Silmour n’a pu visiter longtemps cette ville, victime d’une extinction de voix chronique et ayant perdu plus de la moitié de ses capacités auditives en quelques semaines.
Il arrive qu’un Imrien sourd parte s’exiler là-bas. Aucun n’est jamais revenu, ils préfèrent y rester. Parfois c’est un Pstophien muet qui s’en va, chassé par la force des choses, ignoré, exclu, banni de fait. Il ne nous raconte rien, incapable de répondre à des questions qui ne sont pour lui que vagues murmures.

Lors d’une randonnée le long du Cône, sans même aller vers la cime de la chaîne circulaire qui enserre l’enclave, vous entendrez une rumeur incessante qui déboule le long du versant et descend mourir en roulant dans la vallée : ce sont les conversations de la ville qui émergent continûment, comme les fumerolles suivent l’éruption.

Joachim Séné



écrit par
Joachim Séné qui m’accueille chez lui dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Et d’autres vases communicants ce mois
 Christine Jeanney et Pierre Ménard
Joachim Séné et Jean Prod'hom
Michel Brosseau et Christophe Sanchez
Kouki Rossi et Florence Noël
Anita Navarrete Berbel et Piero Cohen Hadria
Maryse Hache et Florence Trocmé
Anne Savelli et Loran Bart
Daniel Bourrion et Brigitte Célérier
Arnaud Maïsetti et Stéphanie K

Il y a le chant du coq à midi



Il y a le chant du coq à midi
les vieux qui font la sieste
les couleurs des crépis passés
la dernière marche de l’escalier monumental qui monte au Congrès
il y a les bons comptes
il y a la pile de chemises de celle qui ne reviendra pas
les hanches larges des lourdes péniches
la pierre ollaire les soirs d’automne
il y a les galets de Lambi

Jean Prod’hom

Plus jamais ça



Dans un récipient d’épines
deux vautours tisonnent
un feu d’idées faisandées qu’ils jettent
dans le coeur des poètes
mélangées à de la pénitence
avec du sacrifice
tandis qu’au confluent des ruisseaux
et des eaux usées
aux yeux laids
des poissons anémiques
répondent
ceux de la belle inconnue

le nombre harassé
a la corde au cou
exit les clés du rêve
de la dernière combattante de l’été
nous saurons bientôt
les éclairs litigieux
aperçus au fond des apories
de l’austérité née là
de la combinaison de six dés ivres et noirs

vivre avec eux soit
mais plus jamais
à l’ombre
des divinités vertueuses
loin de la vaillance des orties
et des lampes au rais douteux

c’est c’est là c’est là
ramez c’est par là

Jean Prod’hom