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Nuit éclose

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Pour Véronique, Pierre et David, Sébastien et les autres

Le soleil, midi, l’après-midi aussi, le crépuscule, la nuit, avec à la fin les éclairs, les grondements du tonnerre, la pluie, tout m’a rappelé un long poème, qui dit en substance – dans une langue simple, rugueuse, heurtée par endroits –, cette autre nuit dans laquelle nous vivons et dont nous nous extrayons parfois, avec peine, en marchant dans les bois ou en en allongeant le pas, sur des sentiers toujours plus étroits, éclairés par les seuls restes du jour, jusqu'au seuil d'une seconde nuit, plus dense encore, d'où s’élève une voix claire, adossée au silence, qui nous avertit que rien n'est tout à fait perdu, qu'il existe d’innombrables îles et des clairières, où qu’on aille et d’où qu’on vienne.

Jean Prod’hom

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Photographie | Anne Bichsel

Yvan Farron | Un après-midi avec Wackernagel

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Ce petit livre a plus de vingt ans, Zoé poche l’a réédité en 2014 ; il s’intitule Un après-midi avec Wackernagel, Yvan Farron en est l’auteur ; je l’ai lu ce matin.
Ce récit d’un rendez-vous manqué fait voir que la raison, contrairement à ce que C. Auguste Dupin prétend dans le Double assassinat de la rue Morgue, est incapable de faire communiquer les substances, de les mettre au diapason.

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Chez Edgar Allan Poe, en effet, l’enquête méthodique permet à une intelligence surexcitée, malade peut-être, quand bien même l’autre serait absent ou plongé dans ses pensées, de s’adapter à ses rêveries et à leur pente, de s’appuyer sur les obstacles rencontrés, pour que le premier devine infailliblement ce que le second pense, ou est sur le point de penser. Il suffit d’articuler, clairement et distinctement, c’est-à-dire rationnellement, ce qu’ils ont tous les deux sous les yeux avec les éléments de leur mémoire, les événements qui surviennent, en remontant ou en suivant le fil de leurs pensées, en décidant au carrefour sans jeter aucun dé. La méthode est implacable : on se retrouve quand bien même on se serait perdu de vue, à l’endroit même où on s’est donné rendez-vous, ou ailleurs, précisément. C’est aussi décidable que la flèche de Zénon, qui atteint la cible avant d’avoir quitté l’arc... pour autant qu’on n’en doute pas.
Pour autant qu’on ne prenne pas en compte la précession des équinoxes, qu’on ne confonde pas les causes avec leurs conséquences, et que le sentiment de pouvoir influer sur ce qui est ne mette en morceaux la communauté des pensées et des consciences, puis, de boucle en boucle, de refrain en refrain, d’obsession en obsession, ne fasse régresser le corps et la raison de vertige en vertige jusqu’à l’immobilité.
On a beau faire comme on veut, mais les ajustements auxquels le monde et nos penchants nous condamnent sont en si grand nombre que nous nous retrouvons bien souvent seuls, accompagnés par des fantômes, chargés de nous conduire à l’endroit même d’où ceux avec lesquels nous avions rendez-vous sont partis pour nous rejoindre, là où nous ne sommes plus. L’archer de Zénon ne tirera pas avant d’avoir fait la lumière sur l’enchevêtrement des circonstances qui assureront la rencontre de sa flèche et de la cible, comme tous ces inconnus assis sur un banc les soirs d’arrière-automne ou d’été, qui tentent de faire jouer le destin en leur faveur, de concilier leurs trajectoires en des points de rencontre.

Jean Prod’hom

Inutile de vouloir fixer le milieu

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Inutile de vouloir fixer le milieu
dans lequel les choses apparaissent et disparaissent.
Il est, suivant leur lenteur, ces choses qui vont, viennent et s’effacent.

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Jean Prod’hom


PS
«... on pourrait parler de la photo comme d’un nouement et d’un dénouement simultanés : nouement, parce que l’image se saisit en une seule fois de plusieurs temporalités : dans un simple portrait, par exemple, où le regard, photographié depuis son retrait à l’intérieur de l’ici/maintenant incontestable de la pose, suscite toujours la divergence d’un futur. Et dénouement, parce que l’image apparaît en même temps comme l’unique résultat possible de ce concours de temporalités, et comme l’apaisement des tensions mêmes qui l’habitent. »

Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre

Averse de lumière

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Averse de lumière,
ombres portées.
Persiste l’écho immobile de ce qui passe.

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Jean Prod’hom



PS
«Ce que l’on devrait se demander devant l’immobilité ou le suspens de l’image, c’est : de combien de temps une photographie se souvient-elle ?

Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre

Le lecteur en sait tout autant que l’auteur

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Le lecteur en sait évidemment tout autant que l’auteur.
Mais s’ils veulent en être assurés un jour,
l’un d’eux se doit de prendre les devants : le plus impatient.

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Jean Prod’hom

Derrière les portes closes des jardins de l'hôpital

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Derrière les portes closes des jardins de l'hôpital,
un homme, jeune encore, est assis sur un banc.
Il a repris comme chaque matin - mais où ? lui-même l'ignore - le chantier laissé la veille.

(cf. Pierre Crevoisier, L’homme sans nez, in Mes trous de mémoire, Slatkine 2016)

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Jean Prod’hom

Le miracle d'une prose poétique | Ch. Baudelaire

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Morceaux d’idées ramassés ici et là, noués un à un, deux à deux, s'enroulant autour d'un foyer qui s'éloigne à mesure que le noeud se resserre. La phrase unique à laquelle on rêvait avance à tâtons, essaime, cherche des appuis, varie ses angles, va et vient, revient avant de s’immobiliser en un invisible seuil. En arrière du col serpente le tremblé d’une traversée qu’on n’imaginait pas, quelques lignes creusées à même la langue, avec derrière les paupières un paysage en noir et blanc, dedans un frémissement, une risée, un pressentiment qui a trouvé son lieu. En arrière du col serpente le tremblé d’une traversée qu’on n’imaginait pas, quelques lignes creusées à même la langue, avec derrière les paupières un paysage en noir et blanc ; dedans un frémissement, une risée, un pressentiment qui a trouvé son lieu. En avant, l’étendue, encore illisible.
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« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »

Charles Baudelaire

Champ d'immanence de l'utopie | J.-C. Bailly

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Le vent souffle où il veut.
Une fenêtre s'ouvre un jour, pour qui veut,
tout autour une maison se construit.

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« Ou encore, et ce serait là sans aucun doute l'exemple clé, l'emblème même de ce temps repris, les milliers d'heures au cours desquelles le facteur Cheval, augmentant ses tournées et prenant sur elles, collecta les pierres destinées à son palais ou construisit celui-ci : «Je l'ai construit à temps perdu dans mes moments de loisir que me laissait mon service de facteur», a-t-il pu écrire, mais dans le court texte autobiographique où figurent ces mots, comme sur le monument lui-même, se ressent tout son orgueil de travailleur, de paysan : «Au champ du labeur j'attends mon vainqueur», il y a ainsi, gravées dans la pierre de telles formules, par lesquelles on voit bien que l'oisiveté est aux antipodes, et que c'est au sein même du travail, et même sans doute à l'intérieur d'une idéologie de l'effort qu'est venu se lever ce rêve de poète formidable (et quelque peu négligé aujourd'hui, il me semble) qu'est le Palais idéal.
En tout cas, c'est entre la puissance pure et négative de Bartleby et l'affirmation héroïque et monumentale du facteur Cheval qu'il faut placer l'espace de ce temps à la fois très occupé et très libre par lequel les hommes se dégagent de la sphère productive pour déboucher sur l'utopie active d'une sorte de plein emploi d'eux-mêmes et du monde. «Plein emploi» dont l'art, à condition qu'on le considère lui-aussi de plain-pied, c'est-à-dire hors du «monde de l'art», est sans doute l’exposant le plus vif et le plus répandu, mais qui existe aussi tout autrement, comme en une friche qui serait aussi une réserve, utopie qui donc commence ou recommence à chaque accroc dans le tissu tramé des travaux et des jours :
à même un chemin de campagne, comme ce chemin près de Hauterives où un jour une pierre ( «une pierre molasse, travaillée par les eaux et par la force des temps») surgit pour imposer au facteur Cheval ce qui devint dès lors pour lui le but exclusif de son existence, sa voie de sauvetage, de sortie et de réintégration,
à même les rues des villes aussi bien - et le facteur allongeant sa tournée et traînant le pas serait ici Kurt Schwitters qui lui aussi, par-delà ses collages et ce qu'ils sauvaient du monde, en vint à édifier autour de lui, avec le Merzbau, son propre «palais idéal», construction-coquille enrobant l'atelier et formant un réseau serré de curios, de fragments et d'objets chargés, tous soustraits à leur passé servile comme à leur rejet.
Le lien entre le non-artiste et l'artiste est ici, je crois, suffisamment clair et parlant. Ce qu'il envoie, ce n'est ni l'assomption de l'homme du peuple vers le ciel des idées, ni le gain, pour l'art, d'une emprise populaire, c'est un équilibre et une fragilité où les modes d'être de l'évasion et de la rupture se côtoient et se ressemblent. Il y a une sorte de fonds commun, une sorte de champ d'immanence de l'utopie. : il ne s'agit là ni d'un havre ni d'une terre de tout repos, mais d'un champ d'action auquel n'importe qui, s'il le veut, peut avoir accès. »

Jean-Christophe Bailly,
L’autre de l’«homo faber », in L'Élargissement du poème



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Ratvel

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Allégeance,
joli mot
chargé de plomb.

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Les 2000 exemplaires du nouveau Persil consacré à la poésie sont arrivés, soixante-huit pages venues des quatre coins de la Suisse romande. Je les tourne et retourne, découvre à chaque pas les signes du passage d'un poète. Des signes qui ne trompent pas: les blancs, le jeu des majuscules et des minuscules, les bouts de ligne, les enjambements, quelques aménagements personnels, la cuisine.
Pour me faire une image de son état de santé, je suis allé au chevet de sa ponctuation. Première impression : son absence presque complète, ou des points et des virgules en pagaille; la bonne forme des points d’exclamation et d’interrogation; la poussée inquiétante des deux points. Et comme toujours, l’absence symptomatique des points-virgules.

Jean Prod’hom

En Marin (Epalinges)

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Il m’arrive de lire comme d’autres naviguent par gros temps sur des mers tumultueuses, inconnues, piquées d’innombrables îles, à la recherche d’une anse qui leur offrirait un abri. Mais la plupart des îles, coupantes comme du verre, tiennent éloignée leur lourde embarcation ; les autres, désertes, sont bien trop hostiles pour qu’ils songent un instant y faire halte et s’y reposer.

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Et pourtant ils cherchent et croisent encore dans les parages, espérant toucher enfin une rive hospitalière, qui leur rappellerait d’anciens séjours et leur promettrait un asile pour établir la carte de ce mystérieux archipel.

Voici d’abord pour la rétrogradation : la création va soudainement du non-être à l’être, le non-être étant son point de départ, et la mort, thaumaturgie inversée, va en une fois de l’être au non-être, le non-être étant son point d’arrivée : c’est donc la direction, c’est le sens de la flèche qui est, dans la mort, interverti ; le processus vital, peu à peu ralenti par le vieillissement, finit par tourner court et rebrousse instantanément chemin vers son origine.

La mort, disions-nous, n’est pas de même signe ni de même sens que la plénitude positive des expériences vécues, mais est de signe et de sens inverses. Aussi ne sert-elle pas à faire comprendre cette plénitude, mais bientôt à la faire mécomprendre.


Je me fais à cette lecture de La Mort de Vladimir Jankélévitch, passe une grosse heure et demie sur le parking de l’école, crayon en main, griffé, pincé, secoué par les chicanes du philosophe ; je fais miens quelques passages que je souligne en marge, et qui deviennent comme des comptoirs où je reconnais quelques intuitions qui ne me sont pas étrangères, avec le sentiment que le sage n’aurait pas repoussé ma coque de noix et ne se serait pas moqué de mon ignorance qui tient bon.

Jean Prod’hom

Ecrire et marcher font bon ménage

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Cher Pierre,
Le brouillard se lève lorsque je conduis Arthur au bus et dépose deux livres au bureau communal. Je pars pour une longue balade avec Oscar qui en fait trop souvent à sa tête ; je crains qu’il ne s’égare un jour et ne soit amené à passer la nuit dehors. Je ne suis pas certain qu’il saisisse bien les conséquences d’une nuit de janvier balayée par la bise.

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Il y aurait donc une méthode Walser, qui serait à l’origine de cette cohérence que je devine en amont des anomalies, des chicanes, des retournements qui ponctuent les paroles de Simon dans Les Enfants Tanner. Je cherche le lieu, à la fois figure et déplacement de figure, qui génèrerait la double impression de confort et d’inconfort procurée par les discours de Simon. Non pas pour en neutraliser l’efficacité, mais pour goûter à l’évidence de son bonheur, une fois au moins, avec une innocence quasi-walsérienner, sans plus soupçonner que Simon pourrait être un imposteur et sa sincérité celle d’un habile boîteux.
Je ne parviens pourtant pas à identifier ce point, d’origine ou d’ancrage, à partir duquel s’organisent les passes qu’emprunte Simon pour être tout à la fois dans la foule et à mille lieues d’elle, pour se retrouver sans bouger, d’un mot à l’autre, sur l’autre face d’un invisible ruban de Möbius.
Simon a le nez collé à ce qui l’entoure tout en maintenant la plus grande distance, c’est le miracle, un peu comme Montesquieu dans les Lettres persanes, mais en étant des leurs. Simon opère en bordure du territoire sur lequel l’homme vit, de la carte qui habituellement le définit ; c’est dire que Simon vit à cheval sur le territoire dont nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et sur celui, plus vaste, qui l’enveloppe. Simon vit sur un seuil, mais un seuil qu’on ne peut se représenter qu’à l’intérieur du monde. Le dehors ne saurait être ailleurs que dedans, le dedans ailleurs que dehors. Ecrire et marcher font bon ménage.

Je fais mon tour ;
il mène un petit bout
et rentre ; puis sans tambour
ni mot, me voici à l’écart.


On devine le rôle de la langue et de l’écriture, grâce auxquelles Simon réalise ce pas de côté, ce pas de retrait, comme la sensible en arrière de la dominante Et de tout reprendre à zéro, admirer ce qui enlaidit le monde, abandonner les moqueries pour un peu de bienveillance, la réaction pour un sourire. Le monde a perdu de sa verticalité, s’est allongé et repousse l’horizon, donnant à voir la possibilité d’y vivre. Ce tour, c'est un tour de langue, Simon abandonne l’au-delà pour un en-decà, échange le ciel pour un seuil.
Je cueille quelques fleurs en bout de vie, m’avisant que la grande affaire des natures mortes, c’est le contenant, le vase qui les maintient droites et vivantes. Et le mur sur lequel elles se découpent comme sur un ciel.

Jean Prod’hom

Je n’ai rien à faire de vos vacances (Robert Walser)

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Il y a des journées où ne souffle aucun vent, on y respire à peine. Chacun s’efforce de garder le sourire, de faire bonne figure en maintenant la tête hors de l’eau ; chacun se tait aussi souvent que possible. Je quitte la maison dans la nuit, les alentours se tiennent en retrait, je rase les murs, fais mon job, mange une soupe, enchaîne, fais une halte à Pra-Collet avant de remonter au Riau. La nuit tombe.

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Je lis, devant une verveine, les billets taillés, rabotés, poncés que menuise Philippe Guerry ; petits bonheurs portatifs greffés sur ces mots à drôle d’allure – jamais les mêmes pour tous – que l’on croise dans nos lectures. Il m’a fait l’honneur de se pencher, après le mot d’encouble l’autre jour, sur celui d’épagomène aujourd’hui, deux mots que j’ai eu la désinvolture de laisser traîner sur mon site. Allez voir le sien, il s’appelle Bonheur portatif.
Je rentre donc à la maison, réconcilié ; pas assez cependant pour voir la vie en rose ; je décide donc de composer une nature morte, la seconde de ma vie, à l’image de cette journée sur le fond de laquelle ont clignoté, malgré tout, quelques instants heureux.
Bonheur de lire aux élèves de neuvième – qui sortent de vacances et attendent impatiemment les suivantes – un extrait du chapitre 2 des Enfants Tanner, et de le commenter fiévreusement.

Les moyens de s’en sortir, ce n’est vraiment pas ce qui manque pour un jeune homme comme moi. Quand vient l’été je peux aller chez un paysan, l’aider à rentrer sa récolte. Il sera content de m’avoir et il saura vite ce que je sais faire. Il me donnera à manger, ce sera très bon, parce qu’on fait très bien la cuisine à la campagne, et quand je m’en irai, il me mettra quelques pièces dans la main et sa fille, jolie et fraîche comme une rose, me fera un sourire d’adieu, d’une manière qui m’obligera à y penser longtemps sur la route. Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête. Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-mêmes par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ? Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour mois, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances. Si vous pensez que vous avez affaire à quelqu’un qui ne songe qu’aux vacances , eh bien, vous vous trompez : j’ai malheureusement tout lieu de croire que c’est bien là ce que vous pensez.

Bonheur de regarder, avec les même élèves, le premier quart de Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherti et prendre acte, avec eux, de l’inconcevable : des vacances, Nanouk n’en prend pas.
Bonheur que m’offre Lili à qui je demande de me raconter une histoire ; elle met en place, sur le champ, une odyssée qui doit nous conduire, avec Léna, un âne et un papillon, à l’autre bout du monde : Léna est âgée de 8 ans lorsqu’elle accueille, dans son vieux pré banal, un âne qui répond au doux nom de Jean-Claude. Tous les deux ont perdu leur mère lorsqu’ils sont nés. Ils s’apprivoisent quelques années avant de se mettre en route, à la recherche du père de l’âne, qu’ils se sont promis de retrouver avant de rejoindre le père de Léna qui vit, elle le sait par une lettre qu’il lui a envoyée, dans un pays dont il est le roi, aux confins de la Mongolie.
Les pâtes sont cuites, le fromage râpé, la salade fatiguée : Lili, Léna, Jean-Claude, le papillon et moi n’irons pas plus loin aujourd’hui. Sandra et Louise rentrent d’Oron, la première souriante mais fatiguée, la seconde enchantée de son cours de guitare et de son maître – c’en est un. Elle m’annonce enjouée que celui-ci est emballé à l’idée que nous fassions quelque chose ensemble.
Bonheur enfin, celui d’aller chercher Arthur à l’arrêt de bus, dans la nuit, le brouillard, de rédiger ce billet et d’aller me coucher.

Jean Prod’hom


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Les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe

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Cher Pierre,
Nous sommes allés faire un grand tour, Sandra, Oscar et moi, par la lisière du Riau jusqu’au Torrel et le village ; nous sommes remontés par les pâturages de Vers-chez-les-Porchet, nous avons longé les Tailles et Pra Massin, rejoint le refuge de Corcelles. Au retour, j’ai relu dans la véranda, crayon à la main, les trois premiers chapitres des Enfants Tanner.

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Simon est un cousin des héros d'André Dhôtel. Ils appartiennent à la grande famille des résistants insaisissables, à l’abri dans le taillis de leurs pensées. Mais si les seconds résistent, anarchistes sans doctrine, aimables, naïfs, jusqu’au-boutistes, orphelins, idiots, c’est un peu à leur insu.
Il en va tout autrement pour Simon qui n’a pas renoncé au monde, un monde dont il ne se sent pas étranger, bien au contraire. Il en perçoit pourtant la menace diffuse, s’en mêle et s’en méfie. Tout autant que de lui-même ; il n’a jamais eu l’idée qu’on puisse faire autrement, Simon n’est pas un révolté. On pourrait dire avec Simon, même s’il ne le dit pas, que le diable est partout et qu’il nous oblige à une lutte de tous les instants, notamment dans les discours dont Simon savonne la pente ; ce ne serait pas bien de laisser les récits aux mains des partisans. Simon n’a de cesse de réintégrer ce que le diable et la foule qui le nourrit a tenté de s’approprier, pour éviter que le collectif se sépare de lui-même ; les plaintes ont d’ailleurs leur place, elles sont souvent belles.
La coercition dans laquelle nous plonge le train du monde n'en assure pas moins sa bonne marche. Simon fait au mieux, il quitte les lieux avant d’en être chassé. Les chemins se valent tous, si bien qu’il serait vain de prétendre avoir choisi, et de devoir justifier ce choix en répondant des circonstances qui n’en appellent précisément aucun. Simon vit a l’essai, il déroute, déçoit : il manque de l’espoir que les choses pourraient un jour aller mieux. C’est en vain que le père rêve pour son fils d’une belle carrière et d’une paix pour son âme, d’un caractère suffisamment trempé pour lui permettre d’obtenir une place et du bonheur d'y renoncer enfin. Comment s’en sortir ?
Les obligations ont ceci de bon qu’elles nous obligent, l’uniformité ne nous empêche pas d'être, un gentil mot corrige une impolitesse. Et surtout, le monde est habité par une immense confiance, les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe, les voleurs ne doutent pas de la valeur de leur butin, les plus pauvres donnent de l’argent aux plus riches, sans que ceux-ci mendient, chacun a des défauts, chacun peut dire exactement le contraire de ce qu’il dit. Rien ne ressemble plus à un poète qu'un riche banquier aux prises avec ses secrets et ses échecs. Ne pas se fier aux apparences.

Jean Prod’hom


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Hôtel Terminus

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Cher Pierre,
Je suis parti à pied le 9 juillet 1996 de Mont-Frioud pour me rendre dans le nord en suivant une ligne à peu près droite. Par Peney-le-Jorat, Dommartin, Poliez-le-Grand, Echallens, Goumoens-le-Jux, La Sarraz, Rommainmôtier. Je me souviens avoir parlé, sur la terrasse de l’Hôtel des 3 Coeurs, avec un Minelli d’Assise, le seul survivant des septante Italiens qui s’étaient installés à Vaulion dans les années soixante.

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Arrivé comme maçon, Minelli est rapidement engagé comme employé dans l’usine à limes de Vaulion. On y trouve, dans les années soixante, trois bistrots dans lesquels on danse tous les vendredis soir. Les années passent ; cinq fois grand-père, Minelli ne retournera pas à Assise.
Ne reste en 1996 à Vaulion que l’Hôtel des 3 Coeurs, et un serveur, belge. Celui-ci boit en 1981 des litres et des litres de gueuze pour fêter son retour au pays natal, tant est si bien que lorsqu’il descend du train à Bâle pour monter dans celui de Bruxelles, c’est sur les quais d’Yverdon qu’il se retrouve. Il renonce et revient à Vaulion.
Je passe les détails de cette première journée, quitte à l’aube du 10 juillet la Bréguettaz où je passe la nuit, continue par le Pont et Villeslongues jusqu’à Métabief où j’assiste à une représentation de cirque. Puis Pontarlier par le Lac Saint-Point. Vuillafans le lendemain. Ornans que je rejoins dans un kayak, puis Malate aux portes de Besançon, Baumes-les-Dames sur les rives du Doubs, Vllersexel sur celles de l’Ognon, la région des Mille étangs, Lure au pied des Vosges.
Je grimpe le 19 janvier au sommet du Ballon de Servance, comme Pétrarque au sommet du Mont Ventoux : rien, rien que le ciel et les bois. D’en haut, je devine le nord, les forêts de conifères et de feuillus, des forêts encore et tout au nord le nord dans la brume. Ça suffira comme ça... Mon expédition s’arrête là. Je descends à Le Thillot, prends une chambre dans le premier hôtel venu, il s’appelle Le Teminus. Je monte dans le premier train au matin du samedi 20 juillet, j’en ai assez vu, à quoi bon m’obstiner.

Daniel Roulet quitte Milan en juin 2002, pour se rendre à pied et en ligne droite jusqu’à Rome : zones industrielles, routes barrées, cimetières, grandes avenues, petits canaux, rizières, pistes cyclables, périphériques, jardins ouvriers, passages sous l'autoroute, voies ferrées.
Le chemin pour Rome est long, quand bien même il y a toujours quelqu’un à qui parler, quelque chose à observer : vignes, indicateurs de direction, lacs, talus, auberges, tilleuls, monde que bégaie la pensée en roulis de l'homme qui marche et tangue.
Lodi, Piacenza, Parme, Modène... les Apennins enfin. En haut sur la crête ? Rien. Rien que le ciel sans un nuage, les pâturages et la caillasse qui prend le soleil... Au nord, les montagnes étaient vertes, celles de Toscane sont bleues à l’infini. Léonard de Vinci les avait déjà décrites, notant dans son carnet de croquis : « Tous les lointains sont bleus. » D’un bleu d’abord soutenu, presque noir. Ensuite de plus en plus estompé jusque tout là-bas, dans la brume où je crois deviner la mer.
Ça suffira comme ça
. Terminus. Cette sagesse-là n'a pas besoin d'une suite. Les buts qu'on se fixe ne sont que des fictions qui assurent une continuité entre des choses qui n’en ont pas, l’homme revient en arrière bien avant se s’être assuré de quoi que ce soit, l’homme devine.

Jean Prod’hom


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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Cher Pierre,
Je ressors de ces premières journées de l’année dans la mine avec du gravier et du sable plein la tête, qui étouffent les voix du dedans et interdisent l’accès à celles du dehors. Je ne suis plus qu’une tête ronde, étanche, à peine un je serré dans un pudding qui tapisse ma voûte crânienne, embarrassé par un corps dont j’aurais bien pu me passer.

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C’est lui pourtant qui trouve à 17 heures une issue, perméable à la bise qui se lève, légère, et au soleil qui a baissé ses feux. Le gravier et le sable glissent derrière les yeux, libèrent la nuque ; les pores de la peau s’ouvrent tout grand – ce sont des phénomènes que Lucrèce a décrits avec précision – , et le petit matériau de remplissage s’écoule comme dans un chéneau, cherche le chemin le plus court ; le corps retrouve ses marques, les bouchons lâchent, la circulation reprend son écoulement dans une tête à moitié vide ; seuls les plus petits atomes restent dans la boîte, ceux qui commandent les pensées les plus fines, ils se mettent à danser dans le vide retrouvé avec les poussières du dehors, les images, les simulacres.
Je lis en rentrant l’Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl dont S m’a parlé hier. J’imaginais que l’épaisseur conférée au corps par le jeu de la lumière et de l’ombre aurait été le pivot du récit d’Adelbert von Chamisso. Il n’en est rien, le botaniste allemand du début du XVIIIème siècle explore d’abord l’exception sociale de l’homme qui a cédé son ombre pour une fortune, et l’exclusion dont il est la victime. Le marché que le diable propose à Pierre pour la récupérer – lui remettre son âme à sa mort – n’y change rien. Les dernières lignes du récit le confirment :
Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

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En 2004, le beau film d’animation que réalise Georges Schwizgebel à partir de ce livre va dans le même sens : une ombre se libère de son point d’attache et danse ; elle devient un quasi-objet qui réunit les danseurs du monde entier autour de celui qui en est dépourvu. Hymne formel, mais rien ou peu sur le désarroi, la transparence et l’opacité de l’homme sans ombre.

Jean Prod’hom

Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre

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Cher Pierre,
Ce sont des bois qui bordent le pays de Vaud au-dessus de Vulliens ; dessous des prés, des haies et c’est déjà celui de Fribourg. On devine, en se penchant, la Broye que dominent Rue et son château ; tout autour le vieux bourg auquel on a accroché il y a vingt ans une zone villas. Je termine Bel-Ami, assis à la lisière, avant l’arrivée des premiers pilotes. Georges Duroy s’est encanaillé en quelques années, à l’école de La Vie Française et des Forestier, il semble même avoir rajeuni et disposer à la fin de tout l’avenir devant lui.

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On sonne la messe à Ursy dont on aperçoit l’église ; sa haute flèche ne lève pas le doigt vers le ciel pour rien, les fidèles sont plus nombreux là-bas qu’ici en pays protestant ; son corps, démesuré, rivalise avec les plus gros hangars à tabac de la Glâne. Quinze belles minutes de sonnailles, relief d’une époque révolue qui déroule sa vague, se propage et ondule, réveille les prés, les haies et les restes de la forêt primitive.
Ensuite plus rien : nous sommes en effet chargés, Arthur et moi, de seconder les commissaires des zones 10 et 11 de la course de trial des Vestiges. Un peu plus de six heures à poinçonner les cartes de pointage des cent quarante motards qui ont participé à cette épreuve bon enfant. Bruits de moteur à deux ou à quatre temps et odeurs d’essence.
Le soleil – qui a, aujourd’hui encore, tiré son arc d’est en ouest – a mis le feu. Malheur à celui qui n’a pas trouvé son ombre.

Jean Prod’hom


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Deux belles heures assis sur un banc

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Cher Pierre,
J’ai relu aujourd’hui tandis que Lili dormait et que Sandra et les deux grands étaient au marché le gros de Bel-Ami, publié sous forme de feuilleton. Je serais assez curieux de savoir comment Maupassant l’a écrit.

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Autre chose encore, je suis incapable de me faire à l’idée que Georges Duroy est un jeune homme de moins de trente ans au début de ce récit, tout simplement parce que le narrateur, en indiquant dans le second paragraphe qu’il porte beau par pose d’ancien sous-officier, m’oblige à le vieillir illico d’une vingtaine d’années. Je n’imagine pas en effet un ancien sous-officier de moins de cinquante ans. Rien dans les pages qui suivent ne parviendra à le rajeunir – la réception a décidément toujours le pas sur la production.
On mange dans la véranda, Lili a préparé la sauce à salade, je réchauffe les restes de riz de la veille et passe à la poêle les filets de poulet que j’ai dégelés hier.
On monte en début d’après-midi dans un chalet d’alpage au dessus des Paccots, le chalet des Pueys où une collègue et son mari ont organisé une grande fête ; je passe deux belles heures assis sur un banc, songeries à la longe et tête à l’ombre. Un accordéoniste joue des airs qu’on devait entendre au XIXème siècle dans les gargotes de Bougival, d’Argenteuil, de Maisons ou de Poissy, les airs se succèdent et s’aboutent les uns aux autres, donnant à la fin l’impression que c’est une seule et même mélodie.. Mais nous sommes ici à plus de mille mètres d’altitude, non pas dans l’une des boucles de la Seine mais au pied de Teysachaux, pas de coquettes ou de bourgeois, de parvenus ou d’amazones, mais des familles nombreuses, des collègues et des amis.
Nous rentrons à 18 heures, je laisse Sandra et Louise au bout du chemin, file à Epalinges ramasser Lucie qui mange avec nous les pizzas que Lili a préparées. Il n’a y a pas une minute à perdre, ce soir Françoise chante à Boulens.

Jean Prod’hom

Rose Envy

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Cher Pierre,
Grosse agitation ce matin dernière la porte de la salle de bains, à laquelle je ne me mêle pas puisque j’ai la maison pour moi jusqu’à midi. A l’origine, la reprise scolaire et la coexistence depuis peu, dans un même lieu, de l’évier, du miroir et de la douche.

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Chacun tourne les talons pour s’engager dans son tunnel et s’éloigne ; je fais le petit tour avec Oscar, un chevreuil lève la tête, on s’arrête, il replonge son museau dans le pré.
Je m’embarque, au retour, dans le Rose Envy, que Dominique de Rivaz a fait paraître en 2012, texte fait main, court et tendu, précédé d’une remarque de Jean Roudaut, qui me ramène à mes réflexions de la veille sur le saint Augustin de Carpaccio et sur le devenir-taupe de notre espèce.
« Lire est se nourrir d’un livre. Pour que cette nourriture se fasse consubstantielle, il faut la broyer, se l’assimiler : c’est le rôle de cette forme de manducation qu’est la réflexion rêveuse quand le regard quitte le texte... »
Ni miracle, ni cri ni claque, mais glissement progressif auquel nous convient une écriture et un enfant qui, plutôt que de se ronger les ongles ou de se mordiller les lèvres, grignote l’intérieur de sa joue et de sa vie jusqu’à faire disparaître, à la fin, à la fois son corps et celui des autres. Il ne reste des morts que des cendres et des souvenirs sur lesquels les vivants soufflent pour les garder en vie, la tête levée en direction de cet ailleurs où conduit l’écriture et d’où nous parvient l’appel de ceux qui ont quitté la partie.
Cendres ou terreau qu’importe, ne pas s’offusquer quelle que soit la sépulture ; Styx et obole sont l’affaire des vivants. Saint Augustin l’a établi. « Le devenir du corps n’engage en rien le salut de l’âme », celui-ci ne dépend que de la bienveillance des vivants.
Un récit en tu que le narrateur précède, le récit d’une gamine soucieuse en diable qui traverse les âges dans un glissando musical, se détourne de l’opprobre qui la menace ; le narrateur dit tout, tout haut et avec grâce, sans s’appesantir, jusqu’à une espèce de vide d’où la vie refait surface, légère, les cendres se mélangent aux fragrances du lilas et le souvenir devient respiration.
Guillaume amène la table et les chaises, on boit un café. Je quitte le Riau lorsqu’Elsa, Lil et Louise rentrent, il est midi passé. Je fais quelques photocopies et retrouve les élèves auxquels je demande de tirer sur le fil que je leur ai tendu hier. Ils tirent sans que je sache encore exactement où ce fil va nous conduire.
Je fais une photo de la Yaris que je vais laisser au garage demain. Arthur revient satisfait de sa première journée complète au Bugnon, Louise de la sienne à Mézières. On n’entend pas Lili qui se prépare à l’étage, c’est la reprise de l’entraînement. J’irai la rechercher tout à l’heure sous le soleil, je me réjouis.

Jean Prod’hom

Avec tes défauts, pas de hâte

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Cher Pierre,
Merci pour votre mot qui m’a fait grand plaisir, les noyers du Lot ne sont visiblement pas de la même espèce que ceux de l’Isère, leurs fûts renvoient d’autres reflets, et l’alignement semble moins sévère. Mais chaque image que nous emportons, que nous nous y refusions ou que nous y consentions, nous rappelle tout à la fois ce qui ne reviendra pas et ne cesse de revenir, vous en avez fait l’amère expérience.

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Café à Grillon d’où je ramène une baguette, nous montons ensuite à Grignan. Françoise et Edouard font quelques courses tandis que je frappe à la porte de Lily, le fauteuil d’Hessel est vide, elle a des visites, je passerai demain. Café encore sur la terrasse du Sévigné, Edouard file à Valréas. On rentre, Françoise et moi, à pied par le chemin d’en-haut, suivis par de petits papillons jaunes et bleus que je tente en vain de photographier les ailes ouvertes.
Edouard nous régale à midi de thon et de légumes à l’étouffée.
Je relis des pages de Michaux avant de m’attaquer, avec l’aide de Françoise, aux six casses d’imprimerie qu’on dépoussière. On redistribue certaines pierres sans faire la révolution.
Je note avant de me coucher ces textes brefs de Michaux relus aujourd’hui :

Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître
. (Emergences-résurgences)

Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et devient nuit.

Et dans Poteaux d’angle, que je voudrais citer in extenso, les six premiers « aphorismes » :
.
C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie.

Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences.

Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger.
Qu’irais-tu mettre à la place ?

Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.

Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservant, te préparant à autre chose.

Sandra qui tousse encore – je l’engage à consulter au plus  –, m’apprend au téléphone qu’Arthur a fait du bon boulot chez Marinette, Louise une grosse journée à Thierrens, Lii est restée dans ses pattes.

Jean Prod’hom


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Le Roi Cophetua

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Cher Pierre,
C’est au réveil, sur l’une de ses presqu’îles que je lis dans un demi-sommeil Le Roi Cophetua, au conseil de François Bon qui en a la plus haute estime ; il y revient à plusieurs reprises dans les textes qu’il a consacrés à Julien Gracq (tierslivre et remue.net).

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Ce que je pense de ce récit ? En préambule ceci :
François Bon ne manque pas de louer les analyses de Gracq, notamment celles qu’il a consacrées, dans En lisant en écrivant, à l’auteur de la Recherche, tout en regrettant que Gracq ne puisse s’empêcher, après de fines remarques, de disqualifier son aîné. François Bon cite cet extrait d’En lisant en écrivant :

Dans chaque partie, un minimum de pierres d’attente est ménagé pour se mortaiser à la partie voisine ; la densité, la solidité intrinsèque du matériau, monté par blocs puissants, sont suffisantes pour que la juxtaposition suffise à l’équilibre, comme dans ces murailles achéennes de moellons bruts qui tiennent debout par simple empilement, sans ciment interstitiel.... quand le récit se démeuble, englué et presque arrêté quand il se sature d’un magma de réflexions, d’impressions, de souvenirs, au point de s’engorger et de donner l’impression, tant il est chargé d’éléments en dissolution, qu’il va prendre d’un moment à l’autre comme une gelée ».
Je reconnais que la charge de Gracq n’est pas aussi bienveillante que je voulais le croire d’abord, mais c’est toute autre chose que je voudrais retenir de ce passage, les moellons, si présents ailleurs dans l’oeuvre de Gracq.

Dans la Forme d’une ville par exemple:
[…] quand j'ai visité Rome tardivement, je me suis trouvé tout de suite faiblement attiré par le Forum, chantier encombré de matériaux où me frappait la qualité pauvre, l'usage mesquin du contre-plaqué architectural, et dont le premier aspect n'est pas loin d'évoquer pour l'œil non prévenu, plutôt que les éboulis nobles des moellons de Delphes ou de Macchu-Picchu, une foire aux puces du débris historique.

Dans les Carnets du grand chemin :
Le chapeau pointu des médecins de Molière coiffe ça et là, non sans humour, la tourelle des gentilhommières éparses dans la campagne : il flotte un air de gueuserie à la fois délabrée et parodique sur les gîtes de cette noblesse amie de l'opérette qui semble vraiment,, à considérer son standing rustique, n'avoir compté que des cadets. Castels paysans de peu d'apparence, bâtis de matériaux médiocres sous le crépi qui s'effrite : des grumeaux d'argile jaune, plutôt que des moellons, font ici le plus souvent, quand le pisé ne les remplace pas, la substance des murs..
... Quand à mes origines, je manque de mélange. Pas de croisements profitables dans mon ascendance. Du côté paternel, mes attaches sont à Saint-Florent, au moins depuis la Révolution et sans doute au-delà ; du côté maternel, à Montjean, la Pommeraye, Champtocé, depuis aussi longtemps : un cercle d'un rayon de huit kilomètres entre le tombeau de Bonchamps et le château natal de Gilles de Rais, a contenu toute mon ascendance depuis six générations et au delà : tout cela Mauges, vallée de la Loire et Mauges encore, artisans de village presque tous, « filassiers », boulangers, forgerons, mariniers, tous, aussi loin que je remonte, parcimonieux, âpres au gain, comptant sou par sou, fermes sur les liens de famille, acharnés à acquérir, à hériter et à conserver. A l'extrémité de cette chaîne de « clos », bouts de prés, vignes et masures thésaurisées et léguées boisselée après boisselée et moellon par moellon, la mosaïque de biens-fonds minuscules qui est la mienne, éparpillée et éclatée sur tout un canton, m'a ancré à ce terroir par des liens que je n'ai jamais rompus, ni cherché vraiment à rompre...

On les retrouve aussi dans le Rivage des Syrtes, moellons qu’une humidité lourde couvrait d’un drapé de mousse qui feutrait les bruits, laissant tinter le son très clair de l’eau qui filtrait partout en ruisselets rapides sur les pierres...

Ils sont là encore dès les premières pages des Eaux étroites :
C’est ainsi que le vallon dormant de l’Evre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclôt dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié, plus secrètement , plus somptueusement coloré que les autres, une
réserve fermée qui reste liée de naissance aux seules idées de promenade, de loisir et de fête agreste. Ce qui constituait d’abord pour moi, il me semble, sa singularité, c’était que l’Evre, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter. Du côté de la Loire, un barrage noyé, fait de moellons bruts culbutés en vrac, et qu’on pouvait traverser à sec en été vers l’Ile aux Bergères, empêche de remonter la rivière à partir du fleuve; un fouillis de frênes, de peupliers et de saules cernait le lacis des bras au-delà du barrage et décourageait l’exploration vers l’aval. Vers l’amont, à cinq ou six kilomètres un barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus avant.
Aller sur l’Evre se trouvait ainsi lié à un cérémonial assez exigeant qu’il convenait de prévoir un jour ou deux à l’avance: le temps d’alerter dans un café du Marillais la tenanciére et de retenir l’unique bachot centenaire – bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail...

Enfin, à propos de Huysmans, Gracq écrit dans En lisant en écrivant :
Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert et en même temps plus exquisément faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et même dans l'invention...
Et il est difficile d’en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d’éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente... ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s’arcbouter pour s’étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s’ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres
Vous me voyez venir, n’est-ce pas ? Le Roi Cophetua est un moellon au grain fin, sans crépi ; un seul moellon, noble, luxueux qu’un narrateur traverse de l’intérieur tapissé de mousse feutrant les bruits, sur une embarcation dépourvue de gouvernail ; quelques mots à peine, ni source ni embouchure ; une réserve, un canton, un clos. C’est tout pour aujourd’hui.

Jean Prod’hom


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CXL | Conte de Noël

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Pour Sylvie Durbec
Chemin faisant avec Robert Walser, « Le portrait du père » in Seeland

Benoîte pensait
que ses pairs se féliciteraient
de ses succès

elle n’avait jamais douté
de l’amour universel
mais il n’y a pas de couvert pour elle

ils affectent
de se réjouir
au cas où

creusent un fossé
autour de sa naïveté
rongés par l'envie

qu’à cela ne tienne
elle rentre pour faire du feu
leur ouvre sa maison

ils s'installent
dents blanches
idées reçues  

il y a trop de bruit
de rumeur
trop de jalousie

Benoîte monte à l’étage
les roitelets peuvent rester
elle fait sa valise

le soleil l’attend sur le pas de la porte
un chien aussi et l’eau de la fontaine
et l’allée des noisetiers

elle sourit
sourit à la communauté des orties
des vieux hortensias

à la communauté des haies vives
Benoîte qui croit à l’amour universel
va recommencer ailleurs

Jean Prod’hom

Ne pas s’opposer

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Ne pas s’opposer aux modifications
ou à la disparition d’un texte qui tient debout –
pour autant qu’il ait dépassé toute attente

Jean Prod’hom

Fragments du dedans | François Bon

François Bon Fragments du dedans

REMPART
Entretiens ceux du dehors, éclaircis ceux du dedans. Le problème de tes remparts, c’est qu’ils te sont invisibles. L’autre problème, c’est que parfois ils s’écroulent d’un coup. Un troisième problème, c’est qu’ils jouent si bien leur rôle de rempart qu’il arrive que tu ne t’aperçoives de rien.

François Bon

Où ai-je donc entendu cette musique qui ne m’est pas étrangère ? Qui se développe en se jouant des obstacles, comme un filet d’eau, et qui revient comme une question sans fond ?
Voilà que je me souviens, c’est chez le poète des fureurs et des mystères, et chez tous ceux qui vont, viennent, sans craindre de continuer et de recommencer.

Jean Prod’hom

Jourde et Meizoz

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Réouvrir les boîtes trop vite scellées
bijoux mal acquis et voeux pieux
accords infects et mariages forcés

Jean Prod’hom

Les lieux de la ruse | Georges Perec

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On ne saisit pas d’emblée pourquoi les amis de Georges Perec ont fait une place dans Penser / Classer aux texte intitulé Les lieux d'une ruse. Le sommaire de ce recueil tourne en effet autour de la question des classements et de leurs heureux accidents, et on voit mal comment ces réflexions de Georges Perec sur l'analyse qu'il a faite entre 1971 et 1975 se cale dans leur projet éditorial.

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À moins que la panique née de la faillite de sa mémoire, dont il a été saisi lors de cette analyse et qui l’a conduit, pour ne rien oublier, à noter quotidiennement ce qui lui arrivait, et à conserver les traces matérielles de son existence qu’il triait pendant de longues heures en songeant à un classement qui remplirait chaque année, chaque mois, chaque jour de sa vie, ait suffi à motiver leur décision. A moins que, par une nouvelle ruse, il ne s'agisse de tout autre chose. Je le crois plutôt.
Georges Perec revient en une quinzaine de pages au divan sur lequel il s’est étendu trois fois par semaine pendant quatre ans, pour faire entendre ce quelque chose de très ancien et de tout à fait nouveau, dit-il, qui est advenu soudain et qui a offert un nouveau tour à sa vie, à ce qu’il a écrit et écrira ; il y a un avant et un après l'analyse. Mais ce texte il ne parvient pas à l’écrire, pas plus qu'il n’est parvenu, pendant quatre ans, à dire à l'analyste ce que celui-ci écoutait sans l'entendre, pour cette simple et bonne raison qu'il ne le lui disait pas.
Il y a à écrire ce rien, les précautions vaines, les circonstances, les jalons, les préliminaires, les ruses mises en place pour différer l'inéluctable moment d’écrire. Et c'est cette vérité que Perec est allé chercher en dehors de tout lieu, en se condamnant quatre ans durant à parler pour ne rien dire et à se taire à tort et à travers, avant que cette force de résister à soi-même ne soit entamée, lentement s’érode et laisse apparaître la vérité à laquelle il tournait le dos. L’analyse peut s’arrêter, ou se poursuivre ailleurs, quelques chose a jailli qui rejaillit non seulement dans ce que Perec écrira mais aussi dans ce qu’il a écrit.
Raconter, classer, penser sans plus considérer ces opérations comme des préliminaires à ce qui serait à dire. Le dire, c’est dit.

Jean Prod’hom

Ténèbres en terre froide

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Remonte sur les traces de Charles Juliet déposées en son temps. Idées noires collectées dans la première partie de son journal qui court les années 1957-1964. Guère d'échappées. Et lorsqu'on a l’impression que l'horizon se dégage un tant soit peu, c'est pour mieux se refermer dans les lignes qui suivent. Les jours s'enchaînent avec la régularité d'un rouleau compresseur : honte, suicide, fatigue, désespoir, dégoût, souffrance, doute. A peine un sourire en 59.

24 novembre
Si je devais mendier, la crainte d’importuner autrui, de lui infliger le spectacle de ma déchéance, m’imposerait d’aller me poster en un coin de la ville où nul ne passerait.

Et un bel exercice d’admiration le 25 octobre 1964, long billet enjoué (le plus long de ce premier volume) dans lequel Charles Juliet évoque sa première rencontre avec Bram van Velde. Il est 18 heures, ils sont timides, alors ils vont marcher, se glissent dans un restaurant. Bram van Velde lui parle de Beckett, de sa gentillesse, de sa générosité, de Descombin qui a joué et jouera encore un si grand rôle dans sa propre vie. Le vieux peintre habite Genève, sans famille, sans appartement, sans atelier. Parfaitement seul. Parfaitement démuni. Merveilleusement libre, serein et déchiré, c’est un miracle. (Charles Juliet ne peut s’empêcher d’ajouter à la fin et entre parenthèses qu’il n’a pas été à la hauteur de celui qui deviendra son ami.)
Je peine à imaginer que c’est un gamin de moins de trente ans ans qui a écrit et ruminé ces notes, et non pas un vieillard abandonné dans un hospice. Disons qu’il lui reste toute une vie pour rajeunir. Et cette idée que les choses ne vont pas comme on le croit, que la liberté ne se gagne et que la jeunesse ne s’obtient qu’à la fin accompagne comme une espérance le jeune homme tout au long de ces sombres années. Le passé est rusé et il convient de se débarrasser des idées qui encombrent. Que l’apaisement ait un prix et qu’il se présente au moment voulu n’est pas pour déplaire aux plus vieux d’entre nous.

Jean Prod’hom

Dépaysé chez soi

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Dans Première neige, Maupassant raconte le destin d’une femme mariée à un gentilhomme normand, solide et rustique, né pour se contenter de ce qu’il est, sera et fera là où il est né et mourra, ne voyant en celle qu’il a épousée que l’une des pièces de son bonheur sédentaire.
Cette nouvelle de 1883 fait la part belle à la jeune dame et met sur le compte de la surdité du bonhomme son ennui et le sombre avenir qui lui est promis.
Incapable d’enfanter, que lui reste-t-il ? Ni espoir ni espérance tandis qu’un feu bien nourri suffit à celui qui fait chambre à part. « Qu'est-ce qu'il te faut pour te distraire ? Des théâtres, des soirées, des dîners en ville ? Tu savais pourtant bien en venant ici que tu ne devais pas t'attendre à des distractions de cette nature ! »
Sourd à ses incessantes demandes il faudra la maladie pour qu’il consente à l’envoyer dans le Midi. Elle y revit alors, regarde le vaste ciel bleu, si bleu, voit et revoit assise sur un banc qu’elle ne quitte plus le massif de l’Esterel, les fidèles îles de Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, les villas dormantes. Sédentaire et heureuse dans un monde immobile, comme son gentilhomme de mari là-bas dans son château normand. Sous le même ciel.
J’entends l’avertissement. Est-on condamné à rêver aux terres lointaines qu’on ne rejoindra que lorsqu’on en aura fini. Ou se satisfaire de la terre qui nous a vu naître. Mais est-il bien raisonnable de croire qu’on peut faire du proche un lointain et du lointain un tout proche. Voir ensemble dans l’étrangeté d’où l’on vient l’étrangeté où l’on va. En s’y retrouvant. Dépaysé chez soi.

Jean Prod’hom

La dernière pierre (Pays perdu)

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L’ouvrier agricole s’était dit qu’il la reprendrait lorsqu’il aurait fini de traire, la remiserait dans l’armoire de l'écurie, celle qui ferme mal. Et puis, parce que le ciel était chargé, que l’orage menaçait et que la pluie risquait bien de revenir, il avait changé d’avis et l’avait accrochée à la chevillette de la porte de la mécanique. De fil en aiguille, la capuche était restée là, personne ne s’en était formalisé, on l’avait oubliée.

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Lucien est mort et la capuche de ciré jaune lui a survécu. La patronne, veuve alors, a remis le domaine il y a quelques années, la ferme n’abrite plus aucune bête, plus aucune âme n’emprunte le chemin de terre qui conduit aux anciennes mines de la Beune d’où l’on tirait la molasse des temples et des encadrements des portes et des fenêtres de la région.
La capuche a rejoint le gros de l'insignifiance, solitaire et lointaine, comme guettant dans l’ombre le soleil, d’or à l’aube, vert-de-gris le soir. Prisonnière de la soie, elle retient derrière une barrière de ronces et d’orties un peu de la vie qui l’a désertée. J’imagine Lucien, la chemise à carreaux boutonnée jusqu'au coup, les allées et venues de la veuve, les myosotis de son tablier qui s’effacent, la cour déserte.
Trois hivers passeront, trois automnes et ses pluies. Plus de vaches aujourd’hui dans l'étable, oubliées les fragrances de la bouse et du foin, la tèche de foyards est sur le point de s’effondrer. La capuche de toile cirée est pourtant sur le point de parler, désigne ce qui insiste en dépit des ruines.
Avant que tout ne disparaisse, ce quarteron de mélancolie, rude et brutale, s’accroche à la chevillette de la mécanique, avec les odeurs d’un feu d’automne, le silence tapi au fond de l’étable vide, la vie qui repiquerait, sale mais austère. L’esprit du lieu s’ébroue et réveille cette nature morte, secouée par les sonnailles du voisinage, ravie par le murmure assoiffé de l’eau sur le miroir de la fontaine dans lequel les nuages passent.
Et, jusqu’à ce que le godet des engins de démolition ne l’emporte et la jette parmi les gravats, les bris de molasse et de verre, cette promesse, la capuche la tiendra, la promesse de ce qui se maintient sans personne, voisine des jours clairs, des riens qui font lever la tête, des justes misères, de la beauté festonnée des décharges, de Lucien et de la veuve dont le souvenir sécrète un bonheur sans limite, éloigné du pire, donnant à voir sans qu'on le sache vraiment, aveugles que nous sommes, ce dans quoi nous sommes plongés, l’incompréhensible qui nous unit à eux.

Jean Prod’hom

Gustave Roud | Philippe Jaccottet

Qui n’a pas entendu (mais vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas ?) ce petit oiseau sur le bord de l’aube annoncer, ô dérision, le rêve d’un monde aussi pur que son chant ne peut guère imaginer notre univers capable d’être ou de redevenir ce monde-là.

Gustave Roud
Si ce qu’on appelle « un prix littéraire »…
in Gustave Roud, Lectures, Editions de l’Aire, 1988

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Philippe Jaccottet évoque, dans le Plan-fixe que lui a consacré la TSR en 1978, sa rencontre avec Gustave Roud et le rôle que celui-ci a joué dans sa vie. Il se souvient, parmi d’autres choses, de cette soirée du 27 juin 1941 à l’occasion de laquelle les étudiants de Zofingue ont décerné leur prix au poète de Carrouge.

Jean Prod’hom

L’Ignorant | Philippe Jaccottet

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Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre),
et j'attends qu'un à un les mensonges s'écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l'empêche si bien de mourir ?  Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l'ignare et l'inquiet ?
Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
« Comme le feu, l'amour n'établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres... »

Philippe Jaccottet, L’Ignorant, Gallimard, 1957





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Ai trouvé sur le WEB, chemin faisant, les premiers vers de L’Ignorant, lus par l’auteur, voix d’ailleurs et d’un autre temps. Le poète est décidément un revenant, son poème se referme sur un silence auquel je joins ma voix, silence rapatrié comme d’outre-tombe. Commémoration ou transsubstantiation.

Jean Prod’hom

Le style comme expérience | Pierre Bergounioux

414b+ui8u+L._

Pierre Bergounioux
Le style comme expérience
Editions de l’Olivier
penser / rêver
2013

Cet opuscule est comme un supplément au Bréviaire de littérature à l’usage des vivants. Un peu moins de soixante-dix pages pour courir l’histoire de l’homme et de la littérature. Saluons l’exploit. Et disons-le tout net, il y a des raccourcis qui font du bien.
Entreprise si brève, si insaisissable qu’elle invite le lecteur à la parcourir une seconde fois pour s’assurer que les choses pourraient effectivement s’être déroulées ainsi et relever quelques-unes des traces que la lecture de ce petit livre laisse immanquablement derrière elle.
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1. C’est aux capacités cérébrales insuffisantes de l’homme que l’on doit la naissance de l’écriture, incapable de contrôler par sa seule mémoire ce dont il est s’est accaparé en asservissant ceux qui travaillent la terre.

2. L’homme a fait de l’écriture l’instrument de sa domination sur l’homme avant qu’elle ne devienne son expression et le véhicule de sa liberté.

3. Ecrivant, l’esprit voit ce sur quoi il agit sans le savoir lorsqu’il ne fait que parler.

4. L’écriture traversée deux fois par l’arbitraire représente le monde sous deux aspects, l’étendue (le nom) et le temps (le verbe). Le récit s’en suit sans jamais renier ses origines, celles de l’inégalité et de l’exploitation. Le style aussi, dans un monde dissocié entre ceux qui sont dépouillés du produit de leur travail et du sens de leur être, et ceux qui en disposent en en fournissant la légende.

5. La bourgeoisie urbaine remplace l’aristocratie terrienne de la fin du XVIIIème siècle, mais rien ne change. Ni la première ni la seconde ne sont impliquées dans l’action, ses batailles et ses travaux ; elles ne peuvent en rendre compte, précisément parce qu’elles s’en sont retirées pour chroniquer les exploits de héros dont elles ne savent rien, dans une réalité qu’elles rationalisent mais qui leur fait défaut. Jamais le narrateur ne se demande s’il n’est pas à l’origine de cette réalité seconde détachée des travaux des champs.

6. Ce sera au Stendhal du troisième chapitre de la Chartreuse de Parme de rapatrier la perspective des acteurs dans le récit, de redonner vie à ceux qui sont plongés dans le tumulte de Waterloo, faire entendre l’incompréhension de Fabrice del Dongo, ce jeune soldat qu’il fut lui-même, petit sous-lieutenant derrière Bonaparte.

7. De ce côté-ci du Pacifique, le roman se repliera sur lui-même et s’égarera dans de « petites mythologies privées » incapables de rivaliser avec la puissance descriptive des sciences sociales. Le roman est mort, il ne peut qu’affirmer sa propre impossibilité. Joyce « n’a rien à dire qu’on ne sache déjà »; Kafka « s’interdit de conclure » ; Proust raconte le temps qu’il a perdu à trouver ce qu’il aurait à raconter, et cette quête sans succès sera ce livre.

8. Il reviendra à un homme jeune, né dans une succursale européenne (qui a brûlé les étapes du processus de civilisation et dans laquelle la ségrégation sociale ne joue pas à plein) libérée du projet révolutionnaire, de recoller le divorce fondateur en faisant entendre le bruit et la fureur qui accompagnent ceux qui font l’histoire, en prenant conscience « de la distorsion imprimée par l’histoire à la narration ». Renversement formel par lequel Faulkner accueille ceux qui agissent. Premier acte en direction de la mise à disposition de chacun des ressources économiques et symboliques.

9. « Le plaisir stylistique demeurera, s’il est bien l’augmentation personnellement éprouvée du monde emporté par le mouvement historique, et il sera purifié du poison que l’inégalité y a répandu depuis l’origine des sociétés. »

(Reste la question du style à laquelle ce petit ouvrage à ma connaissance ne répond pas, sinon en creux.)

Jean Prod’hom

Eric Chevillard manque à l'appel

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La rédaction et la publication quotidiennes de mes billets m’auront permis de découvrir quelques-unes des innombrables affections de l’âme que celle-ci est amenée à endurer lorsqu’on lui demande de suivre une règle aussi contraignante somme toute que celle de saint Benoît. Mais elle m’aura aussi conduit à vouer une admiration sans borne, presque religieuse, pour les triptyques quotidiens d’Eric Chevillard. La variété de ces petites proses d’une ou quelques lignes et la légèreté avec laquelle chacune d’elles s’ouvre, fleurit et se clôt n’ont pas cessé de m’émerveiller et de m’interroger. L’homme disposerait-il de nègres ou d’une martingale à esbroufe, d’un automate syntaxico-sémantique ou d’un vieux secret ?

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Or voilà que nous voici dimanche et deux fois trois billets du bonhomme manquent à l’appel, ceux d’hier et d’aujourd’hui. Je m’inquiète d’abord avant de constater bien vite que ce n’est pas la première fois, ce diariste a posé des lapins à plusieurs reprises déjà, chaque fois un dimanche : les 30 septembre, 14 octobre et 4 novembre 2012, le 2 juin 2013. Va pour dimanche mais samedi ? Je fais quelques conjectures sans grand intérêt, sans grand enthousiasme non plus avant d’entendre distinctement la leçon que mon héros m’a adressée, l’admiration toute religieuse que je lui vouais se transforme alors en compassion. Tout n’est donc pas si facile, la mayonnaise parfois ne prend pas, le regard peine à se fixer ; derrière ces paraboles légères et leurs courbes aériennes il y a un homme besogneux, me voici guéri, Eric Chevillard ne rédige pas ses triptyques comme j’effeuille une marguerite ou compte les 807 brins d’herbe de ma pelouse, les trois petits foyers ont chaque jour besoin de conditions particulières et d’une flamme qui parfois manque.
En attendant la livraison du prochain triptyque de Chevillard je livre ce billet, assez satisfait d’être au rendez-vous, mais avec le désir coupable de détourner en ces lieux, avouons-le, ses habituels lecteurs.

Jean Prod’hom

L'autofictif 1961

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Une épingle suffit à fixer l’éphémère.

N’existent somme toute que deux espèces d’écrivains, écrit Chevillard (L’autofictif, 1961), celle qui conçoit la littérature comme l’art de relater au plus juste notre commune expérience du monde…, et l’autre qui la conçoit, au contraire, comme un geste de séparation, d’affranchissement, et l’art d’ordonner une représentation du monde originale.
Il conviendrait pourtant d’ajouter que c’est en rédigeant au plus précis les actes de cette expérience universelle que plusieurs écrivains de la première espèce s’en sont affranchis le plus résolument et en ont fait voir une représentation inédite. Et qu’à vouloir offrir une représentation du monde originale, la plupart des écrivains de la seconde n’ont fait que mesurer, sans la surmonter, la résistance que leur ont opposée les principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu.

Là où il n’y a pas de code, on le frise.

Jean Prod’hom

Alliance du périssable et de l’immortel

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Le sentiment d’une solitude déchirante et d’une certaine incommunicabilité du monde était parfois donné par la vue d’une brouette vide encore chaude de la fumure transportée. Le jardinier s’en était allé boire : il se pouvait qu’il ne revînt jamais. Je me disais que je lui avais quelquefois parlé. A bien réfléchir, il se pouvait que je lui aie dit cent mots.
Les oiseaux passaient à tire-d’aile, les horloges sonnaient et les ombres s’allongeaient sur le sol blanc.
Le jardinier n’était pas mort, il n’avait eu qu’une attaque. Il ne parlerait plus et resterait sur un banc devant sa porte et des mouches en pleine vie marcheraient dans ses mains sur lesquelles tremblerait l’ombre dentelée des feuilles pacifiques.

Jean Follain, Canisy, Gallimard, 1942

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Jean Follain consacre en 1942 quatre-vingts pages au bourg dans lequel il est né et à la reconstruction duquel il s’attèle, morceau par morceau à peine regroupés. Avec sa parentèle, la maison où il vécu, la quincaillerie, des friches, les chemins de traverse, des champs, l’église, l’Hôtel du Pichet. Un pays aux limites de l’inculte, du stérile, de l’immobile, Canisy, un village normand comme il s’en fait d’autres à deux pas du chaos et de la confusion. L’alliance du périssable et de l’immortel, comme chez André Dhôtel, mais avec des contrastes taillés à la hache et un mystère en guise de serre-joint, un mystère qui fait tenir ensemble ceux qui ont ont été amenés à partager ce pays, mais aussi le mystère rapatrié en chacun d’eux, oubliés dans les ruelles de la mémoire, avec le vide et le silence qui les sépare, la nuit qui les réunit. Enigme à laquelle on touche lorsqu’on lève la tête, ciel immense, mystère qui traîne au pied des haies et qui, dans les cafés et les souvenirs, réunit les dignités muettes en les liant à leurs devoirs. A Canisy on n’entend pas la vie marcotter, les correspondances s’aboutent comme des boîtes sur les rayons des épiceries.
Le battement d'ailes d’un papillon a provoqué une immobile tornade, un enfant suit des yeux le responsable que rien n’accable, une jeune fille folâtre à ses côtés, un vieillard s’éloigne pour des raisons que tout le monde ignore mais qui sont à l’origine de l’accalmie. A Canisy le mieux voisine avec le pire, le quelconque avec le quelconque, ça ou rien, ça et rien, l’habitude a le visage de la rareté.
Et chacun des jardins du bourg est comme un monde plein de plantes, plein de jardins ; chacune des plantes pleine d’étangs et de poissons, chaque poisson plein d’écailles et de reflets. Tout tient ensemble sans que rien ne communique car rien ne vient du dehors, tout est déjà dehors, tout est déjà dedans, agrégats de simples. Etrange immobilité de l’être, personne ne sait plus si les hommes s’en vont ou reviennent, les choses sont laissées à elles-mêmes, solitude déchirante, tableau à peine vivant d’un tremblement entre deux états du monde rapporté dans un grand mouchoir blanc.
Il y a du Leibniz et du chaos chez Jean Follain, comme si le papillon qu’imagina Edward Lorenz s’était égaré dans les lacunes de la monadologie et assurait ainsi, et seulement ainsi, l’équilibre du monde lorsque le temps ralentit.

Jean Prod’hom

Langage porte-greffe

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Me semble parfois perdre de vue le propos, m’en désintéresser même et n’avoir en vue que le mouvement de quelques phrases ordinaires qui ne cessent de s’éloigner et de revenir, l’une par l’autre, l’une pour l’autre, dans l’autre, vers l’autre, relancées par une virgule, ou son absence, relayées par un qui ou un que, une imprécision, un silence, une tournure.
S’installe alors le besoin de serrer toujours plus étroitement le jeu des éléments qui concourent à ce quelque chose qui répand ses effets de part en part de ma respiration, sans méthode, rythme et musique sommaires, mélodie toujours davantage épurée tandis que la main se lève et dessine une ondulation spirituelle, ne laissant à la fin que la trace de son surgissement, mais qui aura eu pour effet de porter le trait assez loin et avec suffisamment de force pour qu’il pénètre l’air comme la charrue la terre, sans bruit, puissance du langage qui mène ou ramène les choses là où elles fleurissent et d’où j’étais parti.
Le langage ne se charge que de ce qu’il peut, se retire lorsqu’il en a fini, comme l’un de ces robustes et inusables remorqueurs, la mer est trop haute, il laisse dans son dos le bleu du ciel, une destination, la mémoire. Il est alors temps de mettre un point final et le nez dehors, là où s’élance le greffon que le langage porte-greffe a nourri.

Jean Prod’hom

Effacer un mot et retrouver l'énigme intacte

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Chemins, taches rousses des sédums, lianes des clématites sauvages, chaleur du soleil couchant.
(Noté d'abord cela, pour ne pas oublier l'intensité singulière de ces instants.)

Aussitôt après :
Ces taches rousses sur les rochers - comme on parle de la lune rousse –, comme des morceaux de toison, de la toison du soleil couchant ; et puis ce lien entre chemins et chaleur, une chaleur émanée du sol…
Capture d’écran 2013-05-07 à 12.45.00Capture d’écran 2013-05-07 à 12.45.00Philippe Jaccottet, Couleur de terre, Fata Morgana, 2009

En dépit de ma bonne volonté, je ne parviens pas à donner le moindre crédit à ce mot placé là, émanée, dont la voyelle finale, lourde et émoussée, me détourne de ce chemin d’où monte, comme une invisible vapeur, une chaleur couleur de terre. Tout s'y refuse.
Surgit pourtant dans le même temps, comme pour remplacer ce mot qui m’est refusé, une image venue de très loin, un pâturage au fond d'un vallon traversé par le Triège, atteignable par un chemin caillouteux à double ornière depuis le Trétien, ou par un sentier depuis le col de Fenestral au-dessus de Finhaut, mais qu'on rejoignait en famille de la Creuse en suivant un sentier au pied du Luisin. Vallon profond qui s’étend dans une herbe maigre, épais tapis de tourbe avec des linaigrettes et des carex, moquette mitée par le ruissellement d’innombrables petits cours d’eau qui se rejoignent et se séparent comme des coraux. Ravivée l'été passé par quelques balades, l’image de cet alpage s’impose, écarte le vilain mot, malvenu, couvert d’une épaisse couche d’étain, avant que je ne reprenne, à la sortie de ce vallon dont j’aurai parcouru les beautés, en aval, intacte, la lecture des pages de Philippe Jaccottet.

et le chemin, une sente plutôt qu'un chemin, "la sente étroite du Bout du Monde" mais justement pas du Bout du Monde : d'ici, de tout près, sous les pas. (Non dans un livre.) Tendre trace silencieuse laissée par tous ceux qui ont marché là, depuis très longtemps, traces de vies et des pensées qui sont passées là, nombreuses, diverses, traces de bergers et de chasseurs d'abord – et il n'y a pas si longtemps encore –, puis de simples promeneurs, d'enfants, de rêveurs, de botanistes, d'amoureux peut-être...

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On se rendait à pied au fond de ce vallon dès l'aube pour être de retour à midi, avec le beurre et la crème que nous achetions au berger, avec les petits fruits aussi que nous cueillions en chemin, myrtilles surtout pour lesquelles notre mère vouait une véritable passion. Le sentier qui longe le Triège s’en éloignait lorsqu’on reprenait en début d’après-midi celui qui nous conduisait à la Creuse, laissant derrière nous le pâturage d’Emaney qui avait illuminé cette journée sans que personne ne le sache encore, le vallon d’Emaney vers lequel on lèverait la tête, plus tard, comme en direction d’une énigme. On croisait d'autres habitués, silencieux, qui marchaient comme nous avec mille précautions, parce qu’on se croisait à peine sur ce sentier qui se faufilait entre mélèzes et arolles, aulnes et bouleaux nains, genièvre, sariette et rhododendrons, et de lourds blocs de granit brûlant qui l’obligeaient à se contorsionner.
Si l’image de cet alpage, de ce vallon et de tout ce qui les entoure s’impose à moi aujourd’hui, c'est en raison d’un nom que je n’ai pas cessé de répéter à la place du mot que j’ai répudié, Emaney, avec à la fin, tout au fond du vallon, cette voyelle qui ouvre ses bras et son assiette, inscrivant au coeur d’un texte les lignes souples d'un autre temps, à la fois morceau du monde, ici, tout près, dans un pli de la mémoire, trace d'enfant qui n'a rien perdu de son intensité, quelque chose du dehors qui s'installe sans crier gare dedans, une poche sans fond mais aussi, comme le dit Philippe Jaccottet dans Couleur de terre, la stupeur d'avoir été simplement là, sans savoir ni comment ni pourquoi, à Emaney, avec non pas la chaleur qui montait des chemins, une chaleur émanée du sol, mais la force invisible d’un vallon, l’imperceptible émané d’un nom.

Jean Prod’hom


Ecrire à deux mains

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Hiver 1931-1932, Ramuz n’a plus de cigarettes, un hiver gris, joli et pâle, bandes de gris bandes de blanc, fumées bleues dans le ciel de Pully, déjà vu ça. Un peu tête en l’air l’écrivain, il ne pense pas au verglas, l’aurait dû, il a gelé pendant la nuit.
A traversé la placette un chapeau sur la tête, est entré dans la boutique à cent mètres de chez lui, en est sorti un paquet dans la poche. L’homme n’est pas descendu du ciel, pas encore, la tête dans un livre d’astronomie, dans les étoiles donc, celles qu’on voit, celles qu’on ne voit pas, celles qui ne sont plus, distrait du monde, ça glisse terriblement, il n’a rien vu venir, le voilà sur le dos, le dos sur la chaussée recouverte de neige, impossible de se relever, sa main gauche ne répond pas. L’homme voudrait appeler de l'aide, cherche le ton juste mais ne le trouve pas, l’homme a horreur du ton faux alors il se tait, bien décidé à s’en tirer seul. Il s’arrange pour ramener cette main, ce bras et cette épaule qui ne répondent plus mais qui lui appartiennent, il ne les lâche pas, serre sa main contre lui et rentre, au diable les cigarettes.
C’est l’humérus, cassé en biseau avec chevauchement, son bras garni de ouate et de de bandelettes est immobilisé d'abord dans une armature triangulaire et deux planchettes, dans un appareil en aluminium ensuite, extensible, cordelettes, écrous et poulies, un autre siècle de la médecine.
Cette aventure est l'occasion pour Ramuz de confronter l'être volontaire qu'il est resté avec le nourrisson impotent qu'il est devenu et d'en tirer quelques enseignements. Méditation sur la symétrie et l'asymétrie de la machine humaine, pas si simple de trancher. Un corps en partie symétrique mais aucunement de part en part. On voit, on entend et on respire symétriquement, mais on pense, continue Ramuz, on digère, on aime asymétriquement. Deux jambes, deux pieds, deux bras, deux mains réparties de chaque côté d'un axe de symétrie, mais un fonctionnement asymétrique, non rien n'est simple, ils ne font rien l'un sans l'autre mais ils ne font pas la même chose. C’est en boitant qu'on écrit, non pas d’une seule main mais des deux, malgré les apparences, dans le déséquilibre, comme on aime, comme on digère, comme on pense.

Ecrire. On distingue tout à coup, et pour la première fois de sa vie, qu’on écrit avec les deux mains. Au travail évident, et le seul auquel on prenne garde, de la main droite, la gauche vient sans cesse apporter une collaboration si discrète qu'on ne la remarquait pas. 
La voilà qui se venge. Brusquement, elle se refuse à ce rôle ingrat; elle vous dit : «  Tâche de te passer de moi, tu verras. » On voit. On voit que, pendant que la main droite formait les lettres, elle, elle était là tout le temps qui l’aidait à les former. C’est elle qui tenait le papier. C’est elle qui tenait la pipe et et la cigarette. C’est à elle qu’étaient dévolu un tas de petits gestes accessoires, mais non moins utiles et mêmes indispensables, qu’elle exécutait fidèlement, sans même qu’on s’en doutât.

C. F. Ramuz La Main, Rencontre, Lausanne, 1952 (Première édition :1933)

C’est à l’autre, voudrais-je ajouter, que revient le soin de mettre un peu de hauteur au travail de la main qui écrit, de la ralentir, de lui rappeler l'étendue et le volume dont elle s’est dégagée pour exister, de l’obliger à leur offrir la place qui leur revient, de lui passer de main à main ce qu'elle a de son côté appris dans son commerce avec les choses. Les claviers de nos ordinateurs ne doivent pas nous le faire oublier, nous écrivons à deux mains, tandis que l’une trace, l’autre respire, sent, observe. C’est par l’autre que ce que manque la main qui écrit revient par l’ouverture ménagée dans ce qui n’en a pas. Tâtonnement, écart sans lesquels il n’y eût ni profondeur, ni souvenir, ni écho, ni feu, ni même vérité. Celui de la Main coupée en sait quelque chose.

Jean Prod’hom

A la Muette

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Je sais qu'à un certain moment on n'écrit pas autrement que sous dictée

Une voix dont personne ne savait rien et que personne n'avait entendue avant lui a obligé le bonhomme à retrousser les manches en engageant des travaux imprévus, au burin et à la pointe sèche, pour mettre dans la langue de quoi entendre le monde et ses parties, tels que personne ne les avait entendus jusque-là ; reprendre chaque chose dans ses rapports aux autres, le monde, les êtres qui en sont locataires, les événements qui s'y déroulent ; refonder la langue qui est seule susceptible de les dire, la libérer des formes convenues de subordination, plier la ponctuation à cette entreprise, réhabiliter ce que les certitudes académiques ont mis au pilori ; remettre chaque chose avec du jeu dans le jeu, puzzle ou peinture, rythme et coupures.
À côté du monde dans lequel on croit vivre et que l'on croit voir, il y a des mondes que des voyants soudain nous font voir et qui nous donnent la force de ne pas nous livrer à la tyrannie du réel.
L'entreprise a été interrompue au moment même où l'homme est mort en 1947, il ne nous en dira pas plus.

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Mais la voix n'a pas cessé de se faire entendre, car l'écriture a elle aussi ses cordes vocales. Inutile pourtant de frapper, les ponts sont coupés, les volets sont fermés, personne n’est assis sur les marches d’escalier.
En tendant l'oreille sur le parvis de l'église qui surplombe la Muette, on entend pourtant quelque chose qui défie tous les secrets, c’est dimanche, le bourg est désert, on perçoit une rumeur, un bourdonnement, du bas du lac au haut des vignes, une empreinte qui n’est pas si différente de celles que laissent dans le paysage les choses d’autrefois auprès desquelles on a été enfant et vers lesquelles on retourne un jour, le silence de la ruelle, le silence des galets, des roses contre le mur, du crépi des murets juxtaposés comme dans les livres de Ramuz.
On se surprend alors à rebrasser les cartes, et on regarde les choses sans arrière-pensée, comme elles le sont avant d'être dites, et on recommence une partie avec des yeux neufs.

Jean Prod’hom


La comparaison est comme une parabole

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Il arrive un instant où celui qui s’aventure à comparer une chose avec une autre s’essaie non plus tellement à faire entendre ou faire voir un aspect tenu secret de la première par le truchement de la seconde – qui, nous fait croire la rhétorique, le serait resté sans ce recours à l'évidence –, mais à faire sauter tout au contraire le verrou de ce qu’il croyait savoir des secondes en recourant à quelque chose dont personne n'attendait la métamorphose et qui se trouve soudain précipité dans un espace inconnu, débordant sur le noir qui enveloppe les deux parties et dans lequel l’énigme étend son empire.
Comparer c'est remettre pacifiquement les choses – et nos vies – à ce mystère dont elles proviennent et sur lequel elles prennent appui quel que soit notre usage du monde, c’est les plonger les unes et les autres en-deçà ou au delà d'elles-mêmes, c'est-à-dire à côté.
Il est un moment où le rapprochement de deux choses – de deux mondes –, devient au yeux de celui qui en est l’artisan comme la parabole de son ambition, celle de faire un détour par les sources pour donner son assentiment à l'inachèvement de chaque chose, car aucune ne s'appartient, chacune est tout autre. Revient à celui dont les pieds se dérobent la tâche de recoudre les morceaux d'un patchwork qui ressemble toujours davantage à un monde décousu, libre, affranchi des convenances.  

Jean Prod’hom

Désaffectation

La place que l’on assigne aux morts est de plus en plus réduite et souvent, à peine quelques années ont-elles passé, elle est résiliée. Où sont alors entreposés les restes mortels, comment sont-ils évacués ? Leur masse grossit, bien sûr, même dans nos contrées. Mais comme elle doit être énorme, à plus forte raison, dans les villes qui tendent irrésistiblement vers les trente millions d’habitants ! Où les mettre les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay ?

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La fraicheur du tombeau pour une minorité, sans doute. Et qui se souviendra d’eux, d’ailleurs est-ce qu’on se souvient ? Le souvenir, la conservation et la sauvegarde, écrivait Pierre Bertaux il y a déjà trente ans, à propos de la mutation de l’humanité, n’étaient indispensables qu’à une époque où la densité des habitations était faible, rares les objets fabriqués par nous, et où l’espace était abondant. A cette époque, tous étaient indispensables, même ceux qui étaient morts. En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l’instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d’oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l’enfance, l’origine, les aïeux et les ancêtres. Pendant un certain temps il y aura encore ce « Memorial Grove » qui vient d’être instauré récemment sur Internet, où l’on pourra ensevelir et visiter électriquement ceux qui vous étaient particulièrement proches. Mais ensuite ce
virtual cemetery lui aussi se dissoudra dans l’éther, et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d’un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d’un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester encore ne serait-ce qu’un instant, ou de revenir à l’occasion.
Capture d’écran 2013-02-02 à 21.30.56V.G.Sebald, Campo Santo

La femme d’un ami s’est noyée l’été passé, coup de tonnerre, on s’était promis alors de se revoir plus régulièrement, maigre consolation. L’été a passé, l’automne aussi et puis un bout de l’hiver. On s’est revus finalement il y a quelques semaines, c’était un samedi matin, deux de ses trois filles étaient là, ils vivaient aussi bien qu’ils le pouvaient, ils avaient eu des moments difficiles, on a parlé de choses et d’autres. On a convenu de se rencontrer régulièrement le premier dimanche de chaque mois, le matin seulement car il n’a pas beaucoup de temps, il doit s’occuper de ses trois filles et il travaille dur. Il m’a raconté également qu’il se rendait souvent au cimetière pour entretenir le petit coin de terre où sa femme repose désormais, aménageant et conjurant par des minuscules attentions ce qui ne se peut pas. Nous sommes allés au cimetière ensemble, il faisait beau, on a visité : allées et contre-allées, bosquets, l’eau ne coulait pas dans le bassin. Il y avait du remue-ménage au nord, des pancartes glissées dans des dossiers transparents annonçaient que des travaux de désaffectation commenceraient le premier janvier dans la section du cimetière contenant des tombes de la classe 1992, tombes de corps et tombes cinéraires, mais aussi urnes et ossements qui y avaient été placés ultérieurement. Nous étions le 5 janvier.

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Vingt ans donc pour oublier ceux dont on voulait se souvenir et qu’on a dû, faute de moyens peut-être, enterrer en ligne. Mais les panneaux avertissaient les familles qu’il leur était possible encore de retirer les monuments funéraires et les urnes s’ils en faisaient la demande par écrit avant le 31 décembre. Passé ce délai, les monuments et entourages seraient détruits. Nous avons été soudain scandalisés de la manière dont notre société traite ses morts. Vingt ans c’est bien peu, il y a des désaffectations qui ressemblent étrangement à des profanations.
Le lendemain de notre balade au cimetière de Pully, j’ai lu un billet dans lequel François Bon, entre granit rose au carré et empilement de cendres en boîte, désespérait de voir comment notre société sans rite tente d’accommoder ses morts. Nous ne sommes donc pas seuls.
Je retrouve mon ami demain matin, je lui ai promis de lui apporter Campo Santo, le texte que Sebald a consacré au cimetière de Piana en Corse, j’en ai fait une copie l’autre jour, j’amènerai aussi des croissants. On ira faire ensuite un tour du côté du cimetière pour dire bonjour à Charlotte et voir où en sont les travaux de désaffectation réalisés par le service des parcs, des promenades et des cimetières de la ville de Pully.

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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres


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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | détail


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Jean Prod’hom

Pas de trace

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Je suis parfaitement conscient du sort que le terme clé de « réel » a subi depuis Wittgenstein, écrit Erving Goffman dans ses Cadres de l’expérience. Moi aussi, mais ce sort est en définitive celui de n’importe quel concept, clé ou secondaire, passé par les aménagements de l’esprit, que ce soit celui de Wittgenstein ou celui du premier venu. L’inouï c’est que ces termes passés au feu, à l’enclume, recyclés, laminés, affinés n’ont laissé à la fin aucune trace de leurs vicissitudes. Et la mer, la neige et les nuages reviennent dans le ciel comme aux premiers jours.

Jean Prod’hom

-oir

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Déclinoir : plan social

Roupissoir
: local sans porte ni fenêtre ouvert l’hiver aux sans-abris

Désiroir
: benne dans laquelle sont jetés les jouets en fin de vie

Douloir : recueil de complaintes

Editoir : pièce à température constante dans laquelle s’affairent des robots

Bouchoir : mouchoir de qualité supérieure

Cernoir : quartier malfamé des enfers

Décrochoir : école obligatoire

Pleuroir : A côté du boudoir

Plaignoir : morceau de lin qu'on plaçait sur le visage pour cacher sa tristesse

Rimoir : gueuloir de salon

Cheminoir : chemin de croix

Déridoir : rouleau pour aplanir les allées des grandes propriétés

Concessoir : chemin du pire

Hérissoir : atelier du ramoneur

Démentoir : conférence de presse

Jean Prod’hom

Le moindre geste

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Au beau milieu de l'année scolaire, je suis resté dans le petit bistrot au bord du terminus du tram. Impossible d'aller me rentrer dans ce lycée surnommé Faidherbe que je fréquentais, si on peut dire, depuis douze ou treize ans. Je suis resté dehors. D'être là, dehors, alors que ça n'était ni un jeudi, ni un dimanche, ni un jour de vacances, c'était la fête.

Fernand Deligny, cité dans l’Express Méditerranée, 2007

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Voir la terre d’avant que l’homme assourdi par les formules du récit y établisse ses quartiers, la faire voir en écoutant les yeux fermés les refrains des hommes et le chant insensé des bêtes, en décalant les images de ce qu’on en dit, en dégageant nos gestes de nos intentions, en les suivant comme sur un écran, bref en rendant les images à elles-mêmes et des ailes aux mots, en leur laissant la bride sur le cou au risque de perdre le fil ou la raison, ou qu’il n’en reste qu’une, celle d’être là sans avoir à en répondre. On verrait alors que la terre tient ses promesses et qu’il n’y a aucune raison de s’en plaindre.

Jean Prod’hom

Il ne faudra pas s'étonner, disait Deligny

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Quand la mer sera morte
la mer océane
et le silence tant embruité
qu'Image aura disparu
à tout jamais
restera l'homme arrivé à ses fins

Fernand Deligny, A propos d’un film à faire (1989)

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Le langage étant ce qu’il est, il faut bien qu’il parle de quelque chose, disait Fernand Deligny à Renaud Victor en 1989. Pensez donc, s’il ne parlait que de lui… il le fait d’ailleurs largement. Mais que le langage soit tout, ça paraît quand même beaucoup.
Tout n’est pas langage, tout c’est trop. C’est de notre devoir, un devoir éthique, disait-il, de donner de la tête contre les bornes du langage, sachant qu’il retient dans ses nébuleuses un secret qui le porte mais qu’il ne percera pas. Lorsque celui-ci frôle de la plume l’eau sur laquelle le radeau de l’enfant autiste s’éloigne, le langage doit renoncer à ses ambitions de tout vouloir dire et céder la main à l’image au sens où celle-ci ne dit rien, et le faire de telle façon que personne ne lui fasse dire n’importe quoi, image précaire, précaire au point d’être inconcevable, la faire tout de même comme un castor ferait sa digue, là où elle est, là où il est, quelque part, et donner à voir ensemble les coïncidences qui constituent hors le langage ce qui nous reste.

Jean Prod’hom

Nouvelle traduction des Présocratiques

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La traduction qu’Erri de Luca a proposée du cinquième des dix commandements que reçut Moïse des mains de Dieu sur le Sinaï m’a amené cet après-midi à ceci.

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L’homme serait de notre siècle, il n’aurait jamais eu aucun lien avec les Battistini, Beaufret, Char, Heidegger ou leurs familles, n’aurait participé à aucune des conversations souveraines dont ceux-ci étaient de fervents amateurs. Il possèderait une formation initiale étrangère à tout cursus universitaire, boulanger, bûcheron ou magasinier, mais il jouirait d’une solide réputation comparable à celle de ces hommes qui réunissent la fragilité du papillon, l’obstination de la fourmi et les lumières de l’idiot.
Cet homme se serait donné pour tâche de faire entendre ce qu’Héraclite, Parménide et Empédocle ont dit – ou écrit – un jour en Grèce sans en prendre l’exacte mesure. Tous les matins il aurait été amené, avant le lever du jour, à installer ses communs dans la langue grecque, avec les exigences de son temps jointes à la plus pure naïveté, pour lire les fragments que nous ont laissés Héraclite, Parménide et Empédocle et offrir la traduction qui nous manque.
Je l’imagine syndicaliste et iconoclaste, il aurait vécu enfant dans les quartiers bas d’une ville de province, avec la hâte de quitter tout ce qui alourdit la vie, sans abandonner pourtant l'idée de communauté qui sommeillait en lui, convaincu qu’il n’avait de cette aventure rien à gagner, rien à perdre, sinon s’approcher un peu plus de la rivière qui abritait sa ville natale dans l’un de ses méandres, garder à distance les colères des hommes et devenir un instant cet homme-là.

Jean Prod’hom


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Le cabochon de Jean-Loup Trassard

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Lis et relis aujourd’hui l’une des petites scènes étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses, montées des fonds d’armoire de la mémoire de Jean-Loup Trassard, filées en lignes d’écriture dans L’Espace antérieur en 1993. Pour me saisir du vulgaire cabochon de verre bleu que l’enfant qu’il fut a ramassé sur une plage de sable alors qu’il avait cinq ans.
Ce que l’écrivain raconte en deux pages du gamin, du mystère de verre qu’il glisse dans l’une des deux petites poches de sa culotte courte, qu’il ressort et considère sur l’herbe d’un pré à Saint-Hilaire-du-Maine,
l’objet parfait et énigmatique qu’il tient dans le creux de sa main, je crois pouvoir le toucher aujourd’hui et comprendre.
C’est une pierre, presque une pierre ou un coquillage, un coquillage bleu, pâle, terne et précieux, tesson de verre presque rond, usé, j’en ai ramassé et caressé moi aussi, de verre et de terre, ceux de terre m’ont fasciné, me fascinent, m’ont fait rêver.
J’ai marché entre vagues et plage de Saint-Nazaire à Saint-Malo, de Sète à Rome, Dodécanèse et Péloponnèse, en en ai ramené par centaines pour trouver enfin le cabochon que Jean-Loup Trassard a ramassé sur une plage de Normandie, sa mère était en blanc, son père avait lancé un anneau de caoutchouc orange.
C’était un vulgaire morceau de verre, verre bleu poncé par la mer, un nombril de bouteille que la mémoire et l’écriture ont fait passer du pré d’hier à celui d’aujourd’hui. Tesson de verre, tesson de terre, tout à la fois métonymie et métaphore,
parcelle de l’inconnu sans contours. Mystères rejetés des gouffres de la mer et des travaux des hommes qui attestent du pouvoir philosophique de ces restes de la vaisselle du monde, égarés dans une étendue trop vaste, rescapés d’un mystérieux trésor, obstinés, malmenés par les vagues, brisés, concassés, bouchardés d’abord, roulés, érodés, polis ensuite, puis ronds comme une épaule, doux comme la peau, tout à leur sort sur la plage, au chaud dans la poche, objets autour duquel l’esprit tourne, incertitude cernée, comme un tableau ou une flaque qui reflèterait tout le ciel.
Le cabochon que j’ai dans la poche, je le donne à qui le veut,
l’usure et l’épure, l’ampleur de cet objet ne m’appartient pas, qu’il passe de main en main comme un furet.

Jean Prod’hom


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De retour mais où ?

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Combien de fois aurai-je poursuivi ma lecture sans rien lire, sans rien saisir, égaré, poussière ou pensée parasite sur un chemin de traverse, entraîné à mille lieues. Dérouté deux fois, loin des vicissitudes du monde, loin des vicissitudes de ses récits. Mais où donc l’homme a-t-il établi son campement ?

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Henri Matisse, La Liseuse à l’ombrelle, 1921 (Tate Gallery)

Il avait suffi de presque rien, l’ombre du chat, un rideau qui remue, les rires des enfants pour que ma conscience rapatrie la bibliothèque qu’elle avait quittée et tombe à pieds joints sur le livre dont mes yeux n’avaient pourtant pas quitté les brèves lignes continues dont ils avaient suivi sans retenue le sillon, comme on gribouille sur un calepin. Il m’avait fallu pourtant quelques secondes encore avant que ma conscience ne vienne se caler en arrière des orbites de mes yeux.
Je lis alors que Thérèse avait cru distinguer la voix d’Antoine mais qu’elle n’avait rien voulu savoir, qu’elle s’était enfuie sous l’orage, seule, sans rien entendre, sans rien voir des éclairs, toute ailleurs, égarée Dieu seul sait où. Elle ne se rend pas même compte que le feu brille dans la cheminée de la cuisine et que Philomène est là. Elle ne se souvient pas d’avoir monté l’escalier et d’avoir couru.
Peut-être hésite-t-elle à revenir en arrière, à refaire tout le chemin depuis qu’elle a cru entendre la voix d’Antoine pour se rassurer et en avoir le coeur net. Je ne peux pas l’aider dans l’immédiat, j’étais ailleurs moi aussi, tout ailleurs.
Revenir en arrière elle y songe peut-être, reprendre depuis le début. Je l’aurais accompagnée si elle l’avait fait, je serais revenu en arrière avec elle pour savoir ce qui s’est vraiment passé. Elle ne bouge pas, elle s’est laissée tomber sur le banc, l’orage continue, la fenêtre s’éclaire puis disparaît, Thérèse est prostrée.
Je lui dis alors de rester là où elle est, je vais aller m’informer, je lui demande de m’attendre, je lui dirai. Je tourne quelques pages et me retrouve là où ma conscience a fait l’école buissonnière et où l’écriture est devenue simple labour. Je refais soigneusement le chemin, écoute, regarde, frissonne, remonte pas à pas l’escalier qui mène chez Philomène. Thérèse est toujours là, j’aimerais lui dire que je n’en sais guère plus qu’elle, reprendre n’aura servi à rien, mais elle n’est pas en état d’entendre quoi que ce soit, elle garde ses mains l’une contre l’autre entre ses genoux rapprochés.
J’aurai fait ce que je peux, je lève les yeux de la page, Thérèse et Philomène ont disparu. Me voilà planté là où j’étais quand j’ai commencé à lire, en un lieu d’où il est impossible de revenir en arrière, un lieu dont on ne sait rien, qui n’est rien et qu’on ne cesse de quitter. Nous vivons toujours loin de là où nous vivons et nous sommes condamnés à faire comme si de rien n’était. Plus haut encore le ciel.

Jean Prod’hom


Souvent le monde font couver les oeufs de cane ...

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Sinon, ces canes-là, noires à tête blanche, sont capables pour élever des canets. Souvent le monde font couver les oeufs de cane par une poule parce que la poule est bonne meneuse, qu’on dit. Oui, mais elle se trouve embêtée tout de même quand les petits canets se mettent à nager sur la mare et qu’elle reste à marcher au bord.
Jean-Loup Trassard, L’Homme des haies, Gallimard, Paris, 2012

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C’est un livre d’histoires pour les vivants qui raconte l’arrivée du tracteur dans nos régions autour des années 50, dit au plus près et dans la langue de la Mayenne – on n’y parleront pas le latin de Paris – ce qu’on pouvait voir et vivre de chaque côté de cet événement, innombrables histoires qui s’achèvent aujourd’hui avec la mort de ceux qui auront vécu tout près des basses-cours avec tout autour de la cour les bâtiments de la ferme.
Jean-Loup Trassard écoute Vincent Loiseau, il se souvient de ce qui l’a occupé sa vie durant et qu’il a décidé de garder vivant jusqu’à la fin. L’homme se tourne dans son lit aujourd’hui comme autrefois lorsque Quadrille, sa jument de tête devenue brave limonière tombe malade. Elle ne mange plus, se tient à peine debout. Le vétérinaire l’ausculte avant de déclarer : « C’est fini. Faut l’emballer. Pas la peine de faire des frais. » Vincent aurait préféré la garder elle aussi jusqu’à la fin, mais ça aurait coûté trop cher. Alors au dernier matin, il va la brosser, la peigner, lui caresser la tête. « … et puis je suis allé laver le peigne, l’étrille et la brosse à la pompe, enveloppés dans un bout de journal, je les ai mis dans le bas de mon armoire et je suis parti barbeyer. »
C’est sur les talus et au pied des haies que Vincent s’assied, l’homme est usé, il reprend à voix basse les travaux que ses ancêtres ont commencé, utilise une dernière fois les outils du domaine de La Hourdais avant de les emballer dans un bout de journal, dans une langue singulière qui fait entendre ce que furent les rapports de l’homme et la terre.

Jean Prod’hom

Dans l'air de ses lacunes le dehors absolu

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Enveloppé d’un manteau de laine l’homme avance contre le vent avec un éclair dans la main, il allume sur son chemin des brassées d'herbes sèches, la nuit, la pluie, les bois. L’homme, qui a un jeu de quilles dans la tête, marche en cadence, il bat le grain de ses pensées molles, les scande, cueille enfin les deux mots qui restent dans son tamis, il entend alors derrière le terrain vague qui jouxte la route détrempée un ou deux trois fois rien, c’est un poème qui s’éloigne, l'esquisse d'un chant aimable et funèbre.

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Il est assis près de la baie vitrée d’un bistrot enfumé, dehors la pluie redouble, il se met a l'ouvrage, soupèse les mots qu’il a retirés du caniveau et qu’il ressasse, en note d’autres qui viennent du bar, du patron et des rares clients, quelque chose se forme, peut-être une image, un fragment qui a l'ondoiement du cou du cygne. L’inconnu retire encore quelques aspérités sous la lumière crue de l’ampoule, prend garde que la menuise ne vienne pas obstruer les vides dans lesquels le chant se réveille, comme une résurgence lointaine d'un très ancien cours d'eau. L’homme taille encore sans se soucier de la beauté, comme s’il s’agissait d’un souvenir ou un poème qui ferait entendre par l'ouverture qu'il ménage et dans l'air de ses lacunes le dehors absolu.

Jean Prod’hom


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Il ressemble à Samuel Beckett

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L’homme à la veste grise qui emprunte le passage pour piétons en titubant marche sur des œufs, il se détourne des rumeurs qu’il croise, avant de s’immobiliser comme Socrate sur la place publique, les mains dans les poches. Ses os sont comme du verre, sa peau comme du cuir, on le dirait sur des échasses. Il s’assied sur un banc au bout de l’allée, tout près d’une de ces parties du jour qui s’attardent à l’arrière. La tête dans le creux de ses mains, il entend tout au fond de sa poitrine les bruits en miettes de la terre sur lesquels la langue n’a pas fait main basse.

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L’homme est allongé comme sur le pont d’un paquebot, la route est libre, la mer immense. Il se tient aux minimas, avec une petite pompe à la place du coeur, surtout ne rien froisser, pas même les feuilles mortes. Il ne bronche pas lorsqu’un chat miaule ou que le vent faiblit. Aucune trace sur son visage, ni souvenir ni promesse. L’homme a les pieds sur terre comme sur une bande de Moebius, le visage nu tout près des pierres. La brise est son île, il n’est pas de ceux qui brûlent leur vie par les deux bouts. L’homme se tient dans une poche retroussée qui tient l’endroit des choses dans sa main, le haut et le bas et leurs méandres, il veille simplement à ne pas heurter les coques fragiles qui l’entourent. Cet homme – il ressemble à Samuel Beckett – a échoué sur ce rivage qu’aucune cartographie ne mentionne, un rivage qui serpente dans l’axe de nos vies et dans le sable duquel celui qui le veut bien est invité à se vautrer un instant pour prendre la mesure de ce qui pourrait bien être une bonne approximation de l’éternité.

Jean Prod’hom


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Sous la pression lâche d'un brin de langue

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Il passe sur une barque du grand récit des hommes au grand récit des choses, dérive sur les eaux étroites, des mythologiques aux géorgiques et retour, marche arrière et marche enfant, avec de chaque côté un talus et une haie au pied de laquelle, bien loin dans son rêve, un vieil homme barbeye les ronces, comme s’il écrivait, tournant le dos pour la seconde fois de l’année aux maux qu’il porte sur ses épaules, il est sur son île aux églantiers comme sur une barque livrée à la houle du vent. Un grand bonheur mêlé de chagrin enveloppe soudain les choses, qui se desserrent sous la pression lâche d'un brin de langue, et le silence écarte les mauvaises herbes, arrose le talus sur laquelle la haie se redresse et s’ébroue de ravissement.

Jean Prod’hom

Résidence d'écriture à Montricher

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« Il y a quelque chose de magique dans cet endroit. J’ai l’impression d’avoir bâti du durable, comme s’il était impossible d’imaginer la fin d’un tel édifice. »
Capture d’écran 2012-11-16 à 18.38.19Vincent Mangeat, architecte de la Maison de l’Ecriture

Si, rappelle l’architecte, l’objectif de cette maison est d’offrir les conditions idéales pour écrire : six logements individuels aux ambiances et aux personnalités différentes – appelés cabanes – suspendus sous la canopée, un auditorium, une salle d’exposition, une bibliothèque, il est impossible, ajoute-t-il, d’imaginer la fin d’un tel édifice.

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Il faut entendre le mot fin en plusieurs sens. Cette construction, d’abord, ne sera jamais terminée, il en va ainsi de tous les chantiers pharaoniques. En un second sens, ce temple de l’écriture bâti sur la pierre et solide comme le roc est conçu pour l’éternité. Soit. Mais il faut entendre le mot fin en un troisième sens, à l’origine des deux premiers et plus essentiel : une telle construction n’a pas de finalité concevable. Nul ne sait ce dont a besoin un homme qui écrit.
Pas même les architectes qui meublent en désespoir de cause l’espace et le silence de ce dont ils imaginent que l’homme qui écrit a besoin pour s’attaquer à l’inimaginable : un bouquet de fleur, les Alpes, l’altitude, la campagne, le repos, un fatras dont celui qui écrit commencera par se débarrasser pour y voir clair et accueillir les manques qui le nourriront. Rien n’y fait, les architectes se sont mis aux petits soins :
Les écrivains auront un coin pour rédiger. Ils pourront se l’approprier en posant leur ordinateur. Et il y aura aussi une grande table de travail au rez-de-chaussée.
Et puis, continue l’architecte, sur les plates-formes qui relient les étages, nous installerons des fauteuils et des lampes pour lire tranquillement.

Je me réjouis, vraiment, on m’accueillera un matin de juin selon les antiques lois de l’hospitalité, j’aurai fait acte de candidature – avec le risque évident que celle-ci soit refusée mais avec un solide atout : Montricher c’est à côté de chez moi, j’y réside depuis longtemps déjà. L’écriture est une parabole, juste à côté.

Jean Prod’hom


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Où qu'on tourne la tête

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Où qu'on tourne la tête chacun s’affaire, dit la vérité, en négocie la forme et le partage, crépit à ses heures perdues les murs de l’asile qui abrite les strophes nées des convenances.

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Mais personne ne se satisfait de ces vérités-la, pas même l’artiste sous mandat. Il finit par reculer, le voilà dos au mur bien décidé à quitter le jardin du souvenir. Il dépose dans une corbeille d’osier sous le miroir ses clés, son porte-monnaie, ses recueils de proverbes, ses pensées. La fenêtre est ouverte, son oreille remue, il avance oblique comme un chien mouillé, plus rien ne le soutient. Il s’enfonce pourtant droitement dans ce qu’il ignore, fait feu de tout bois.
Deux mots suffisent, comme deux sapins dans les bois du Risoux dont le prolongement suffit à indiquer la direction, peu importe laquelle, pourvu qu’elle ne le ramène pas là où il croyait être. On l’aperçoit derrière la vitre, immobile, son esprit est bien loin, creuse des passages, erre dans les souterrains, taille des étoiles. Ni bruit ni secret, mais des constellations qui se multiplient, c’est comme un éclatement de la langue dont les morceaux se mêleraient au sable du fond de la mer, ce qui la porte et ce qu'elle porte, ce dont elle manque et qu'elle manque, ce qui se maintient invisible sur le rebord de la fenêtre et qui guette.
Ils sont nombreux ceux qui, dit-on, se sont perdus dans le Risoux, ils ne sont en réalité jamais revenus.

Jean Prod’hom


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C'est comme un buvard


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C’est comme deux gouttes d’eau qui tracent leur route sur la vitre d’un train, deux gouttes d’eau qui se frôlent, c’est comme le doigt de Dieu sur la corne de l'escargot, la naissance d’Adam à la Sixtine, la neige qui devient grise, ce qui rétrécit, ce qui grandit, les premières fleurs, le vert qui éclate de partout, les guerres coloniales, un foulard aux motifs floraux, la mémoire, c’est comme une larme, un buvard, la vague que boit le sable, c’est comme une goutte d’eau qui ne tient plus que d’une seule main à la gouttière, une hésitation qui s’attarde, un manège, la mystérieuse saison.

Jean Prod’hom

Jean-Jacques Rousseau lecteur de Pierre Ménard

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Le dedans de la maison s'est refroidi, mais il fait près de 15 degrés lorsque je monte dans la Yaris ce matin pour aller au Mont. Le calculateur de consommation a perdu la tête, comme toujours les saisons aussi, je fais le plein au Chalet-à-Gobet.
J'enchaîne cinq périodes. J'aborde tout d'abord la question de la situation du monde avant 1914, en un petit quart d'heure, un peu vite j'en conviens, mais il suffit finalement de prendre acte de la volonté de puissance des états aujourd'hui pour comprendre les tensions d'avant-guerre. Ou l'inverse, il suffit de considérer les tensions d'avant-guerre pour comprendre qu'on n'en a pas fini aujourd'hui avec la question des hégémonies.
Une équipe de la classe 6 présente aux petits de la classe 11 le site qu'il vont nourrir tout au long des trois ans qui viennent, avec les modifications que les anciens ont souhaitées, et notamment la création de deux nouvelles rubriques : Découvertes et Débats. Je prépare ensuite la maquette avec le groupe de liaison. L'affaire part sur de bons rails, d'autant plus que les élèves ne souhaitent plus que j'évalue leurs contributions à la fin de l'année. Ça fait une dizaine d'années que j'en rêvais.
Raul m'aide après midi à loguer le site à un service Web qui propose gratuitement de nous décharger de la gestion des commentaires.
Retour au Riau, Elsa et Louise font du vélo, Arthur et Lili sont à Servion. Je termine la seconde des Rêveries d'où j'extrais ceci :

Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est lepicris hieracioïdes de la famille des composées, et l’autre lebuplevrum falcatum de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m’amusa très longtemps et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir lecerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que j’avais sur moi et placé dans mon herbier.
Enfin après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l’aspect et l’énumération qui m’était familière me donnaient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver.


On se retrouve tous, ceux de Servion et les nôtres dans le jardin. Après quoi j'imaginai le récit suivant.

Je remontai après le goûter le chemin à double ornière jusqu'à la Mussily pour gagner par les bois l'ancien réservoir et de là, empruntant l'allée sauvage de feuillus, je me dirigeai vers la Moille-au-Blanc. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils. Je m’amusai à identifier les villages avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les changements de perpectives auxquels nous obligent les promenades. Je crus repérer deux villages lointains, si lointains qu'on ne les voyait habituellement pas de la lisère du bois Vuacoz, mais que j'avais traversés autrefois et qui apparaissaient comme par miracle dans l'éclaircie d'une clairière. Cette apparition me réjouit et m’amusa très longtemps si bien que, après avoir parcouru en détail l'horizon qui se découvrait devant moi, je quittai les lieux, sans en avoir tout à fait conscience, et tentai tout en marchant de reconstituer de mémoire le paysage que j'avais eu sous les yeux, je listai les noms de chacun des villages que j'avais aperçus, puis les noms des essences que j'apercevais dans l'ombre, les dernières fleurs de l'été.
Lorque je me retrouvai à deux pas de l'ancien réservoir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils.


Rentre alors pour écrire ce qui précède, lis le Pierre Ménard, auteur de Quichotte, puis la troisième, la quatrième et la cinquième des Rêveries d'un promeneur solitaire.

Jean Prod’hom



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Ramasse les sardines

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Ramasse les sardines que les enfants ont laissé traîner autour des deux tentes qui se dressent dans le jardin depuis quelques jours et qu'il est temps de remettre dans les soutes. Humides, je les étends au soleil qui revient.
Sandra et les enfants sont descendus au marché. Pars une grosse heure dans les bois avec dans la poche des nouvelles écrites par Rafik Ben Salah. Lis assis sur une souche Présomption, la sixième de ce recueil intitulé Le Harem en péril – j'en ai lu cinq hier. Des histoires dont la substance semble tirée d'une rubrique de faits divers d'un journal local d'Afrique du Nord, mais que le narrateur déplie, faisant voir les paralysies qui en sont l'origine et les traditions avec lesquelles le désir doit traiter pour rester un instant en vie, avant d'être précipité dans l'une ou l'autre des grandes tragédies.
C'est la langue de ces nouvelles qui emballe, à la fois la substance ténue et le lecteur. Une langue polymorphe, qui fait entendre des langues de toutes provenances qu'un flux incessant de trouvailles lient les unes aux autres, une langue en déséquilibre qui s'invente à chaque pas, euphorique ici, déceptive là, une langue qui se moque des genres et des styles – qui fait feu de tout bois et qui se reconnaît en cela –, une langue dans laquelle le réel n'a pas le dernier mot, une langue légère saturée d'échos, de couleurs, d'accents. Les accents de la Montage aux deux Cornes, ceux des banlieues, des mégapoles, la langue des baroudeurs, une syntaxe par moments vieille France, des petits bonheurs lexicaux, une rhétorique joyeuse, des cascades à la Cendrars, des leurres.
C'est de la littérature comme on dit, celle qui traduit dans la langue écrite les grands récits que les analphabètes racontent pour donner à entendre ce qu'on n'entendrait pas, les vies minuscules qui veulent elles aussi leur part de tragédie, la vie des pauvres qui préfèrent mourir plutôt que d'être humiliés.
Plie au retour les deux tentes, – un peu de l'été se glisse dans les plis –, je les réduis au garage, les hirondelles rôdent bas. Sandra va faire un tour avec Oscar et Louise sur son vélo, je réunis les listes des élèves que j'accueillerai lundi pour la première fois et ceux que j'ai quittés en juillet. Décide des premières activités de l'année sans y croire encore vraiment.
C'est curieux comme à la fin d'août le soir tombe bien avant la nuit, il faudra attendre encore un peu pour qu'elle nous enveloppe. Je regarde le film que Basile Sallustio à consacré en 1981 aux Mentawai sur lequel j'ai mis la main hier. Un film VHS SECAM, un format qui a mal vieilli. Qu'une bibliothèque universitaire n'ait pas obtenu une version numérique ou le droit de numériser ce type de film avant sa mise hors d'état étonne. Un film extraordinaire pourtant. On descend tous les cinq au village écouter Repris de justesse sous la cantine de Corcelles. A moi demain les dernières nouvelles du Harem en péril de Rafik Ben Salah !

Jean Prod’hom


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Dans les forêts de Sibérie

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Je referme aujourd'hui le journal que Sylvain Tesson a rédigé pendant son bref séjour en Sibérie, dans des conditions difficiles mais en connaissance de cause. On sait donc dès les premières pages qu'il en reviendra vivant et les mains pleines, avec un livre, mais un livre qui annonce à chaque pas que le printemps est un leurre. Longue litanie sur l'hiver qui piétine, aux variations infimes que traque l'expression heureuse. Ici et là quelques pépites, des bris, des aphorismes, des souvenirs qui font apparaître nos vanités. Que reste-t-il à la fin ? Des bouteilles de vodka vides, l'amie chère qui s'en va, deux chiens qu'on abandonne. Mais aussi, toujours ou presque, cette volonté de continuer, indéfectible et fragile qui nous attend au saut du lit, des ombres et des taches de lumière, le sentiment tenace que tout est joué bien avant qu'on ne s'en rende compte, l'assurance que certains journaux de bord sont écrits avant même que le jour ne se lève. Comment se relève-t-on d'un telle expérience née d'un engagement qui aura été une prison ? Je voudrais lire le journal du retour.

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Le retour, c'est ce à quoi nous sommes invités aujourd'hui après les nettoyages et le chargement des voitures. Arrêt aux Mosses devant chez Madame Bellorini, j'y apprends par la nouvelle propriétaire que ses parents ont acheté le chalet en 1961 et qu'il est à son nom depuis 2006. Elle et son mari, qui habitent Saint-Légier, rentrent du bois pour l'hiver.
Un peu plus loin nos pieds froissent les herbes hautes et font trembler la tourbe, Louise prend dans ses mains une grenouille, moi un têtard, tout près d'un étang caché par des épilobes en rangs serrés, des reines des prés et des seigles noirs. Rhône ou Rhin, les eaux hésitent dans la roselière avant de se partager. On entend une kyrielle d'oiseaux, on en aperçoit certains derrière les persiennes, une mésange sautille – ou vole – de branche en branche.
On se sépare au col des Mosses, lieu ingrat s'il en est, quelques chalets qui vieillissent mal, une route surdimensionnée, des places de parc vides. Françoise, Lucie et Edouard s'en vont de leur côté, glissent dans la vallée de l'Eau froide puis dans celle du Rhône. Nous du nôtre, dans la vallée de la Torneresse puis dans celle de la Sarine.
Et pendant que Sandra et les enfants font des achats à la laiterie de l'Etivaz, je remonte la vallée jusqu'au fond, fais quelques photos du grand chalet des Henchoz, en me promettant d'en retrouver, photos du temps de papa, d'un temps que je ne peux m'empêcher de penser plus heureux. Au Pissot, la roche est rouge, je ne serai pas allé du côté des Voëttes, du Sernanty et de la Murée. Une autre fois peut-être.

Jean Prod’hom


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LXV

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Lire et écrire ne sont pas des opérations de même rang, l'une est contenue dans l'autre et ce n'est pas celle que l'on croit.
On apprend certes à lire avant d'écrire, mais on ne se met véritablement à écrire que lorsqu'on s'avise qu'on ne sait pas lire, ou un peu, ou trop peu. Je voudrais, écrivant, apprendre à lire, mieux lire, enfin lire.

Jean Prod’hom

Tout est si simple



Près de la tombe – que j'ai retrouvée avec tant de peine – un peuplier-tremble grésille dans le vent d'automne qui ramène sur un bref soleil les nuées jaunes et grises. Une croix de chrysanthèmes roses, couchée sur le gravier de marbre. J'ai cru qu'il y avait une abeille morte prise au coeur des pétales, mais touchée du doigt, c'est – vivante – une de ces fausses abeilles qui hantent les jardins d'octobre.
Pas une fleur à jeter là. Il y a peut-être des parents qui vivent encore... les rechercher, leur écrire – mais quoi ? Un homme se souvient ici, c'est tout.

Gustave Roud, Air de la solitude, 1945



Tandis que les élèves de l'Etablissement de Mézières font la fête, je cherche la tombe de Gustave Roud dans le cimetière de Carrouge, à quelques pas de la ferme qu'il habita près de 40 ans avec sa seule soeur. Sans succès, la tombe de Madeleine est bien visible à l'entrée, à droite du portail, pas trace de celle de Gustave.
Le patron du café du Raisin à qui je demande de m'aider ne peut pas m'informer, il m'envoie auprès de Desmeules qui est sur la terrasse. Cette tombe il ne l'a jamais vue lui non plus. Pourtant il se souvient, il avait une quinzaine d'années, c'était la dernière fois qu'on sortait le corbillard, on la remisé pour toujours, s'entend le corbillard, c'était un corbillard tiré par un cheval. A moins que le corbillard ait emmené le poète ailleurs, dit Desmeules, dans un autre village. Impossible, dit le patron, le corbillard ne pouvait pas sortir de la commune.
J'ouvre mon parapuie et retourne avec la nuit au cimetière, en rêvant que la tombe de Gustave Roud n'y est plus. Je finis par la trouver, la première en entrant tout près du banc, bien visible et proprette, quelques mètres à l'avant de celle de Madeleine. Elles n'on ni l'une ni l'autre aucun intérêt.
La pluie redouble, un petit bus scolaire s'arrête, y sont assis une dizaine de bambins de 6 ou 7 ans, immobiles. Devant la grande salle de Carrouge des maîtresses les saluent en souriant. Un homme se souvient ici, c'est tout.

Jean Prod’hom

Jacques Dupin à André du Bouchet



Deux mélodies soudain flambent
deux pas encore
il se retourne
ne voit que leurs cendres
.

C'est ce qu'aurait dit Jacques Dupin à André du Bouchet, un matin, de mémoire. Lequel n'aurait rien ajouté. De cela personne ne s'est avisé, la mer non plus.

Jean Prod’hom

Voyage au centre de la terre



La réussite d'une expédition au centre de la terre nécessite en amont de longues et difficiles études, l'aide aussi de ceux qui en savent plus que vous, une préparation soignée, de lourds sacrifices, un peu de hasard, le dos solide et le coeur bien accroché. Axel Lidenbrock et son oncle Otto en savent quelque chose, le chemin est long de la Köningstrasse à Hambourg jusqu'aux contreforts du Sneffels près de Reykjavik. Plus d'un tiers du récit de Jules Verne – publié en 1867 – en témoigne, c'est alors seulement que la descente dans les entrailles de la terre peut commencer : entrés sur les traces d'Arne Saknussemm dans un volcan situé aux confins du monde, dans la région des neiges éternelles, les aventuriers en ressortent sous le ciel de Sicile par la cheminée d'un volcan entouré de verdure infinie : le Stromboli. Des pêcheurs les recueillent, ils ont côtoyé la préhistoire, découvert des trésors, confirmé des hypothèses et frôlé la mort. Un seul regret chez Otto Lidenbrock, celui de ce que les circonstances, plus fortes que sa volonté, ne lui ont pas permis de suivre jusqu'au centre de la terre les traces du voyageur islandais qui l'avait précédé.


Voyage au centre de la terre | Eric Brevig

Si l'adaptation cinématographique qu'Henry Levin fait du récit de Jules Verne en 1960 vaut aujourd'hui pour le vieillissement prématuré des trucages et des incrustations, celle qu'en propose Eric Brevig en 2008 constitue une illustration saisissante de la mutation de nos façons de saisir le monde et du virage épistémologique que vit notre époque : pas besoin de matériel ni de préparatifs pour descendre dans les entrailles de la terre, un petit sac à dos fait l'affaire. Se laisser tomber ensuite dans le puits, se laisser glisser dans la nuit, jouissances et vertiges. La connaissance c'est comme une fête foraine, on y accède sans y toucher, en gardant sa bonne humeur et en variant les attractions : train fantôme et grand huit, chute libre et marelle. Nous y voici, les luminaires ne manquent pas au Luna Park. Il faut le dire, la vérité c'est d'abord une émotion. Trevor, le héros du film l'avoue à plusieurs reprises, ce qu'il déteste par-dessus tout ce sont les sorties pédagogiques. Un bémol pourtant dans cette aventure, un regret, un seul, celui de Sean, le neveu et assistant du savant qui avoue soudain n'avoir jamais lu le récit de Jules Verne.

Jean Prod’hom

Vert bocage



Patrick Charbonneau, le traducteur de l' Austerlitz de Sebald, use à deux reprises de l'expression vert bocage pour caractériser ce vert auquel je pense si souvent, si commun que je désespérais d'en trouver une désignation, ce vert un peu las, maigre, cousin de celui dont on se sert pour dissimuler les ouvrages militaires dans les prés déserts, qui m'émeut tant lorsqu'il est séparé du bas du ciel par le noir des haies de décembre, lorsqu'il offre sa nudité, une dernière fois, avant que la neige ne tombe.

Jean Prod’hom

Bailly | Sebald



Poursuivant la lecture d' Austerlitz, je me souviens d'un mot de Didier da Silva sur Twitter qui évoquait le 28 janvier dernier un couple.



Je ne peux m'empêcher d'extraire le morceau suivant.

Nous tous, même ceux qui pensent avoir pris en considération les détails les plus infimes, nous ne faisons qu'utiliser des éléments de décor que d'autres avant nous ont déjà plus d'une fois disposés ici ou là sur la scène. Nous essayons de rendre la réalité mais plus nous nous y efforçons, plus s'impose à nous ce qui de tous temps a meublé le théâtre de l'histoire : le tambour tombé, le fantassin en embrochant un autre, l'oeil du cheval qui se ternit, l'empereur invulnérable entouré de ses généraux, au milieu de la mêlée figée des combattants. Faire de l'histoire, telle était la thèse de Hilary, ce n'était que s'intéresser à des images préétablies, ancrées à l'intérieur de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l'écart, en un lieu que personne n'a encore découvert.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 101-102


Et plus loin :



Comme le cortège funèbre se dirigeait vers le cimetière de Cutiau, le soleil perça les voiles de brouillard flottant sur le Mawddach et une brise vint caresser ses rives. Les quelques silhouettes sombres, le groupe de peupliers, l'embellie au-dessus du cours d'eau, le massif du Cader Idris de l'autre côté constituaient le décor d'une scène d'adieu qu'étrangement, il y a quelques semaines, j'ai retrouvée dans l'une de ces esquisses à l'aquarelle où Turner notait souvent ce qui se présentait à ses yeux, soit sur le vif, soit plus tard, en revenant sur l'événement passé. Cette image presque sans substance, qui porte en légende Funeral at Lausanne, date de 1841, époque à laquelle Turner, ne pouvant presque plus voyager, était de plus en plus hanté par l'idée de sa mort. Aussi tentait-il, pour cette raison peut-être, dès qu'une scène telle que ce petit cortège funèbre de Lausanne se présentait à sa mémoire, d'en fixer à la hâte, de quelques coups de pinceau, les visions éphémères. Mais, dit Austerlitz, c'est moins la similitude entre enterrement de Lausanne et celui de Cutiau qui attira mon attention sur cette aquarelle, que le souvenir qu'elle raviva en moi de la dernière promenade effectuée en compagnie de Gerald au début de l'été 1966, dans les vignes sur les hauteurs de Morges, au bord du lac Léman. Continuant d'étudier la vie et les carnets d'esquisses de Turner, je découvris, détail insignifiant mais qui ne laissa pas de faire vibrer en moi une corde sensible, qu'en 1798, traversant le pays de Galles, il avait visité l'embouchure du Mawddach et, surtout, qu'au moment de l'enterrement de Lausanne il avait le même âge que moi à celui de Cutiau.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 153-154


Il y a bel et bien du Sebald chez Bailly ?
Jusqu'à ce que des voix à peine perceptibles parviennent aux oreilles d'Austerlitz, dans le magasin de livres et de gravures anciennes de Penelope Peacefull, les voix de deux femmes qui racontent à la radio dans quelles conditions elles ont été envoyées par transport spécial en Angleterre. Austerlitz en oublie les feuilles étalées devant lui et entreprend sur le champ des recherches sur ses origines, par-delà l'instance qui l'a préservé de leur secret. A la lumière du récit que Vera en fait et dont le corps d'Austerlitz éprouve la souvenance, le narrateur fait voir ce qui advient de celui qui en est privé. Le récit des origines prend alors la couleur indécise de la provenance et rejoint les pièces d'un puzzle sans bord ni centre. J'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 janvier 2012



Le temps, dit-il dans le cabinet aux étoiles de Greenwich, le temps était de toutes nos inventions de loin la plus artificielle... si Newton a réellement pensé que le temps s'écoule comme le courant de la Tamise, où est alors son origine et dans quelle mer finit-il par se jeter ? Tout cours d'eau, nous le savons, est nécessairement bordé des deux côtés. Mais quelles seraient, à ce compte, les rives du temps ? Quelles seraient ses propriétés spécifiques correspondant approximativement à celles de l'eau, laquelle est liquide, assez lourde et transparente ? En quoi les choses plongées dans le temps se distinguent-elles de celles qui n'ont jamais été en contact avec lui ? Que signifie que nous représentions les heures diurnes et les heures nocturnes sur un même cercle ? Pourquoi, en un lieu, le temps reste-t-il éternellement immobile tandis qu'en un autre il se précipite en une fuite éperdue ? Ne pourrait-on point dire que le temps lui-même, au fil des siècles, au fil des millénaires, n'a pas été synchrone ?

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 141-142




Une bonne partie de la journée donc dans l' Austerlitz de Sebald : de la maison au village par la Moille Cheiry, tête baissée et vent debout, puis au chaud avec les attardés de l'Auberge communale et vent arrière du village à la maison par la Moille Cucuz, au café de l'Evêché enfin entre 5 et 7. Après les voyages de Bailly, me voilà donc embarqué en Sebaldie, sans malentendu, dans un récit – mais est-ce bien le mot qui convient ? – qui en contient une légion, et une foule d'autres choses en équilibre sur le fil invisible d'une pelote dans laquelle les secrets ont fait leur nid. Avec pour seule ressource un fonds d'images et de souvenirs – des images encore – qu'il s'agit de faire tenir ensemble, instantanés frémissant sous la peau d'un monde qu'on traverse les mains toujours plus nues. Instantanés de même nature que ces photographies qu'Austerlitz étalait...

... face en bas comme pour une réussite, et qu'ensuite, chaque fois étonné par ce qu'il découvrait, il les retournait une à une, tantôt les déplaçait, les superposait selon un ordre dicté par leur air de famille, tantôt les retirait du jeu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la surface grise de la table ou bien qu'il soit contraint, épuisé par son travail de réflexion et de mémoire, de s'allonger sur l'ottomane. Il n'est pas rare que j'y reste jusqu'au soir et je sens le temps se replier en moi, dit Austerlitz en passant dans l'une des deux pièces arrière du rez-de-chaussée.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 166


Austerlitz est la consignation du provisoire né de l'alliance, contre nature, de la nécessité et de l'improvisation, les efforts que son héros déploie pour rassembler les pièces éparses d'un puzzle sans bord le conduisent à un abîme à pente quasi-nulle, à la répulsion et au dégoût tant de l'écriture que de la lecture. Austerlitz jette un soir au fond de son jardin tout ce qu'il a écrit sous un tas de compost et de feuilles mortes. Allégé enfin, mais un court instant, car le poids de l'existence dont il a voulu ainsi se soulager guette. Sebald raconte ce cortège d'ombres, l'histoire de ce qui ne s'est pas fait et qui, ce faisant, s'est fait. Il n'y aura rien de plus, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup, j'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Kodak | Blaise Cendrars



Du campement nous entendons des éléphants dans la forêt
Je garde un homme avec moi pour porter le grand kodak
A douze mètres je distingue mal une grande bête
A côté d'elle il me semble voir un petit
Ils sont dans l'eau marécageuse
Littéralement je les entends se gargariser
Le soleil éclaire en plein la tête et le poitrail de la grande femelle maintenant irritée
Quelle photo intéressante a pu prendre l'homme de sang-froid qui se tenait à côté de moi

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (IV) , Kodak-Document, Stock,1924


Nous entendons un troupeau
Il est dans une clairière
Les herbes et les broussailles y atteignent cinq à six mètres de haut
Il s'y trouve aussi des espaces restreints dénudés
Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel
Et je m'avance seul avec mon petit kodak
Il n'y a rien d'aussi drôle que de voir s'élever s'abaisser se relever encore
Se contourner en tous sens
Les troupes d'éléphants
Dont la tête et tout le corps immense demeurent cachés

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (VIII) , Kodak-Document, Stock, 1924



Au moment de mettre sous presse le présent volume, nous recevons des Editions Stock une lettre dont nous extrayons le passage suivant.
Paris, le 25, mars 1943... A la parution de
Kodak de Blaise Cendrars nous avons reçu un "papier timbré" de la maison américaine "Kodak C°" qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d'un de nos ouvrages le nom de sa firme. Sur notre objection que ce nom était celui d'un objet courant dans le commerce, que d'ailleurs cela ne pouvait lui faire que de la publicité, elle nous a répondu par une consultation d'après laquelle elle est propriétaire du nom "Kodak" et que l'emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l'écartant des emplois précis de produits vendus par sa firme.
"Il n'y avait qu'à s'incliner mais la "Kodak C°" a été assez aimable pour ne pas exiger le retrait du livre en librairie. Elle nous a demandé seulement l'engagement qu'en cas de réimpression le titre serait changé. Nous en faisons donc une condition expresse de notre cession. Vous pourrez, bien entendu, mentionner le titre Kodak à titre bibliographique, comme nous vous le demandons ci-dessus, mais le titre général des morceaux publiés par vous dans votre volume devra être changé."

A la réception de cette lettre j'avais bien pensé débaptiser mes poèmes et intituler "Kodak" par exemple "Pathé-Baby", mais j'ai craint que la puissante "Kodak C° Ltd", au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m'accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, travaillons. Qu'importe un titre. La poésie n'est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j'ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant
Documentaires. Leur ancien sous-titre. C'est peut-être aujourd'hui un genre nouveau.

Blaise Cendrars, Poésies complètes, Document, Denoël, 1944



Dans la journée c'était un paysage lunaire avec des entonnoirs de mines qui se chevauchaient , sa raffinerie de sucre qui qui avait été soufflée, son calvaire dont le Christ pendait la tête en bas, raccroché par un pied à sa croix, ce qui me valut, à moi, trente jours de prison, non pas pour y être allé voir en plein jour, mais pour en avoir fait une photo. (Certes, les sergents étaient jaloux de mon ascendant sur les hommes. J'avais le droit d'avoir un Kodak, mais il m'en était interdit de m'en servir. Et lieutenant, capitaine, commandant, colonel confirmèrent cette interprétation pour totaliser autant de jours de prison. la prison, on ne la faisait pas tant qu'on était en première ligne. Mais l'on était mal noté et, quelque part à l'arrière, bien au chaud dans un bureau, un scribouillard portait le motif dans un registre. La connerie de tout ça ! D'autant que cela ne m'a pas empêché de tirer des photos jusqu'au dernier jour.

Blaise Cendrars, La Main coupée, Denoël, 1946



A moins de trouver un moyen de financement dans les toutes prochaines semaines, l’entreprise Kodak pourrait être contrainte de déposer le bilan selon le Wall Street Journal après plus de 130 années d’existence. En effet, l’entreprise américaine doit trouver 1 milliard de dollars très rapidement afin de se refinancer sans quoi elle devra fermer ses portes et licencier près de 19 000 employés à travers le monde. En 1960, elle employait près de 80 000 personnes.

Le Monde numérique, 6 janvier 2012





La fin de la merveilleuse aventure
d'une entreprise américaine


L'avenir pique du nez
Kodak icône
Kodak fleuron
Kodak faillite
faillite faillite au tournant du millénaire

Kodak a raté le train
19.000 personnes à Rochester
sous le chapitre 11 de la loi
effondrement
plongeon
adieu Dow Jones
New York Stock Exchange
Meeschaert Capital Markets
Wall Street
salut les clubs
faillite faillite faillite

fin de l'histoire boursière
ils n'y croyaient plus
devancés par des fabricants de grille-pains
à court de liquidités
rattrapés par le déclin
sans imagerie pour survivre
vendeurs de tapis
l'adieu aux profits
sans propriété intellectuelle
Moody's baisse la note
solvabilité Caa3
niveau le plus bas
en-deça de la survie

quand une société vend sa propriété intellectuelle
on sait que sa fin est proche
proche très proche


Jean Prod’hom


Lignes d'errance



Ce livre dont l'auteur a eu l'idée il y a 30 ans et qu'il a rédigé du printemps 2008 à l'automne 2010, ce livre lu ici en une vingtaine de jours, il est temps de l'éloigner sous une pile ou dans une bibliothèque, de l'oublier un peu pour le reprendre un jour délivré de la passion. Plus tard.
Il n'en demeure pas moins et pour l'instant que ce que le lecteur a eu en vue – et qui habite certainement, il ne peut s'empêcher de le croire, les pages de ce livre miraculeux –, n'a pas cessé de le désorienter en l'obligeant à confondre comme jamais faits et circonstances, amples et fortuites, à en balayer l'atmosphère, à différer l'intégration des choses qui ne furent jusque-là que les locataires de zones aux contours indistincts, imméritantes, silencieuses.
Ni l'auteur ni le lecteur n'en ont voulu la fin, une fin qu'ils ont placée pour s'en protéger bien au-delà de toute fin. C'est elle désormais qui les tire ailleurs, sans qu'ils sachent exactement où, sur un autre versant et dans la constellation d'éléments qui affleurent continûment sous leurs pas.
Ce livre, à l'image de ces deux ou trois livres qu'on aurait souhaité écrire, donne l'assurance que les choses comme les êtres trouvent leur sens au carrefour des lignes d'errance – belle alternative aux lignes de désir et aux lignes de fuite – à condition que celui qui veut bien les filer s'extirpe hors de chez lui, hors la fosse où il s'enlise, s'ébroue afin de décoller les adhérences convenues de ce qui se dit à voix haute et qui enfouissent des secrets, en tendant l'oreille aux bruissements de ce qui pointe son nez sous la rumeur et auquel on ne croit pas vraiment, avatar d'une volonté de vivre à laquelle on veut pouvoir prêter ses mots, réalité qui n'est encore qu'un rêve, celui d'un avenir gros de somnolences étranges et d'explorations aventureuses.

Jean Prod’hom

Bailly, Emaz, Follain, Thomas



Après avoir lu à goulées lentes l'un des chapitres du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly, je picore quelques miettes de la Cuisine d'Antoine Emaz qui évoque à plusieurs reprises Jean Follain. Je ne résiste pas à faire une petite place ce matin au poète d'Exister. Ce n'est pas un hasard, il y a un peu de Jean-Christophe Bailly chez Jean Follain par l'écriture duquel l'abstraction, dit justement Henri Thomas, s'éveille étrangement à même le réel.



Mais ce que le premier aboute sur le fil de sa pelote (qu'il dévide dans le quatrième chapitre d'Arles à Srasbourg – avec en guise de fermoir une fève, celle qui l'a fait roi la veille et qu'il caresse au fond de sa poche), c'est ce qu'il collecte de proche en proche le long de ses voyages en France, le disparate faufilé que le second rassemble au pied de la barrière, dans l'instant, à même cette étrange terre où l'on est seul :

Parler seul

Il arrive que pour soi
l'on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l'on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d'argile
tandis que chaises, table, armoire
s'embrasent d'un soleil de gloire.

Quand à la France que le premier traverse et dont il s'est donné pour tâche de saisir le sens, le monde, la ville étrangère, l'histoire, les deux hémisphères, l'hiver occidental, le vieux continent, les innombrables pays que bâtit le second pour abriter l'éclosion de ce qui est, ils sont bien plus une absence qu'une présence, l'expression d'une énigme et l'aveu des faibles pouvoirs dont nous disposons pour offrir un toit à ce presque rien qui pousse depuis l'arrière, ce à quoi on n'a pas assez pris garde et qui nous constitue par en-dessous bien plus que ce qu'on rabâche jusqu'aux poncifs. Pour instituer l'introuvable identité frémissant d'être effleurée, portée par la vertu d'un égarement méthodique – d'un bégaiement – qui pousse à l'avant de lui les traces de ce qui existait en dormance depuis longtemps déjà, les rassemble en prenant garde de les tenir à l'écart de toute comparaison, en accueillant le vent qui n'a pas cessé de souffler et le flottement qui sied à leur improbable apparition.

Jean Prod’hom


Tempête à Treyvaux



Dieu, ce beau mirage, écrit Michel Bavaud dans un ouvrage que je n'ai pas lu, récemment paru aux Editions de l'Aire. Le vieil homme précise sur les ondes qu'il l'a aimé et qu'il a servi son église de tout son coeur. Il proclame aussi dans les quotidiens locaux que Dieu n'existe pas. Ça me dit naturellement quelque chose, mais quoi exactement ?
Son intelligence préoccupée n'en pouvait plus de faire le grand écart avec Rome et ses sacrements, trop c'est trop, Michel Bavaud a décidé de rapatrier sa foi attachée à une figure de papier. La confiance qu'il avait placée crédule en Dieu, il la place désormais en l'homme seul. Difficile pourtant de faire sans la figure à laquelle l'homme est resté fidèle tant d'années, alors il s'indigne, se met en colère, exprime une rage qu'il a tôt fait de regretter, oh la solitude. D'avoir brisé la sainte alliance sans être un militant du grand soir n'est pas sans dangers : Michel Bavaud est rejeté tout autant par les athées – pourquoi tant de temps ? – que par ses compagnons de route qui le condamnent aux enfers.
Dieu, ce beau mirage est la confession d'un laïque engagé au service de Rome, l'histoire de la conversion d'un déçu de Vatican II, modérateur du synode diocésain chargé de mettre en oeuvre les décisions du Concile : rien, aucune avancée, un recul plutôt. Cessons donc de prier, agissons et mettons notre foi en l'homme : liberté, égalité, fraternité en lieu et place des trois vertus théologales. La raison a définitivement gagné la partie. La Bible ne tient pas debout. Vive la République !



Si les conversions (comme les dépressions) sont de petites tempêtes individuelles qui inquiètent toujours un peu les proches – comment nos amis se remetteront-ils de la négation et nieront-ils cette négation ? – ce sont elles également qui conduisent les hommes à reconsidérer les vertus de l'agnosticisme – seul mot qui supporte les affixes de la folie –, à suspendre leurs certitudes, à mettre entre parenthèse les dichotomies pour guetter ce qui s'établit loin des principes, dans la traîne qui glisse sur les choses comme la neige de la mariée, là où persiste l'hérésie, mystère auquel il est inutile de demander grâce. Ne pas choisir, ou choisir à peine, en guettant ce qui est sans le saisir autrement qu'avec les noms qui passent et qui vous emmènent parfois à la verticale du paysage.

Jean Prod’hom

Les poissons dans l'épuisette



... même paradoxe d'un parallélisme convergent, même volonté d'emprise, même jeu de cache-cache, même espoir de saisie.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Seuil, 2011


Les poissons dans l'épuisette, le paysage sous cadre, le visible dans la boîte, tes mots dans le récepteur, le démon aux chicanes, le gavage des oies, les papillons dans le filet… Et tandis que tu déclines l'universel, immobile derrière une clôture aux larges mailles, les choses vont et viennent sans laisse, vivantes, mourantes. L'eau de la fontaine file entre tes doigts et tu entends l'appeau qui appelle la grive, l'appeau qui appelle le chevreuil, et la grive dans le ciel et le lièvre dans le pré sans personne pour les arraisonner, la mer, l'écume de mer et la silhouette du vagabond qui fend l'air poussé par le vent.


Jean Prod’hom

Attelages



J'ai toujours été frappé par le phénomène de dédoublement qui s'opérait en moi au cours de mon travail : je suis mon propre lecteur par lequel l'auteur en moi est sans cesse tenu en bride. C'est un phénomène qui doit être commun à beaucoup de gens qui écrivent : chacun de nous est en même temps les deux membres du couple. Tout écrivain, et même tout lecteur, chez qui le souci de l'art s'unit à une grande méfiance des moyens de l'art, passe par ce double mouvement : mouvement inspiré, mouvement critique. En ce sens je dirai qu'écrire est l'acte de quelqu'un en moi qui parle en vue de quelqu'un en moi qui l'écoute.

Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata morgana, 1985


Si deux voix habitent le même corps – celui de l'auteur – dans l'espace du langage, il n'est pas aisé d'imaginer que la première, inspirée, puisse surprendre la seconde qui la tient en bride, dans un univers et des logiques qui précisément les apparentent. Il m'est plus aisé de penser qu'elles tiennent ensemble les brides d'une monture aveugle qui les mène en des lieux dont elles ignorent presque tout. L'une, critique, soufflant à l'autre, inspirée, qu'elle devrait aller plus loin, plus loin encore, en bridant et débridant ce qu'elles ne conçoivent qu'imparfaitement et qu'elles tentent pourtant de mener ensemble au seuil de celui qui lira.
Il en irait de même pour le lecteur qui, dans un mouvement analogue, s'engagerait par l'autre versant, irait d'un pas inspiré et critique dans les parages de la même aventure dont il n'aurait de cesse de repousser le terme, plus loin encore, plus haut, et ainsi n'en viendrait pas à bout.
Ce faisant, chacun d'eux porterait devant lui ce que l'autre vise avec les plus hautes exigences, présentant ainsi à quatre mains sur les fonds baptismaux ce qui n'est pas encore dit, à la manière des contreforts sans lesquels la lumière qui traverse les grandes rosaces de nos cathédrales ne nous serait pas connue.
On se partage la part inédite des choses, ce qu'on n'a pas encore vu et qu'on ne dira pas, ce qu'on devine, ce dont on croit distinguer le murmure et qu'on porte à l'existence par l'écriture et la lecture silencieuses, à petits pas inspirés et critiques.

Jean Prod’hom

Refrain



Au bout des jours
encore des jours
il pleut enfin
mais pourquoi est-ce si long ?

solitude légère
à l'aube blanche
qui nous tient ?
qui nous guette et s'accroche ?

rien au bout
une image
le grain d'une consolation
et la poussière d'une voix


La Ligne droite | Georges Moustaki / Barbara

Jean Prod’hom

Ça tient comme une fleur



C'est un pays sombre et triste ; la route d'E. vous guide par des courbes douces au regard dans une auberge ravernie. O le vin aigre, les cigares étouffants ! Mais il y a un beau ciel clair et gris sur les collines. L'église aiguë de Cossonay crève le moutonnement des verdures bleuâtres. Tout près de moi bouillonne une source de lait dans le canal. Perrette Perrette, je suis heureux et triste à la fois. Ma fuite n'est pas que folie, et Dieu, malgré l'affreux spectacle de ce coeur empoisonné me rendra peut-être la voix que j'ai perdue.
Gustave Roud

S'il regarde ainsi dehors, ce n'est pas tant qu'il rêve avec dans son dos les tâches qui l'étranglent et ceux qui s'affairent chevillés à leur quant à soi, c'est qu'il fait son école buissonnière, vole debout par-dessus la butte et les branches couleur de cendre des feuillus nus du préau. Il a l'esprit loin à l'horizontale, au-dessus des moilles et de l'étang du Sepey, au pied de l'horizon, à L'Isle et Montricher. Ce serait peut-être bien que ceux d'en face en fassent autant, un jour les hommes laisseront tout ça en plan.
Non non, il ne rêve pas, ne conçoit aucun lieu secret, ne creuse aucune tanière, ne ramènera aucun galet, ni la baguette du sourcier. Son esprit vagabonde dans le vent, l'infatigable vent, ajuste de mémoire les parties du paysage qu'il a parcourues, les habitants qu'il y a croisés et les fontaines qui chantent sur la place des villages déserts, maisons agglutinées, vides, fenêtre fermées, portes murées, dépenses condamnées, plus d'épicier, mais des vieux, les derniers vieux.
Il colle tout ça ensemble avec le ciel désintéressé en-dessus qui écarte les murs qui le soutiennent, ça tient comme une fleur. Tout est à sa place, en-deça de l'obligatoire et du facultatif, les choses sont là, pour tout le monde, avec l'évidence qui sied à ce qui est.
Il ramasse en un seul geste les prés et les bois, les lisières, les chemins, les faufile et les pend par d'invisibles fils aux bords du ciel. De là-haut, il en voit plus qu'il ne l'imaginait, mais il s'agit de tout prendre. On perçoit alors quelque chose comme une poussée qui dure intacte, un appel malgré le détournement que chacun fait de soi-même. Et le zénith s'installe au coeur de chaque chose, et rampe, il n'y a personne devant la grande fenêtre, ne le cherchez pas au pied du Jura terme du contrat. Pour traverser le creux que rien ne remplit, il lui avait fallu autrefois un permis de voyageur de commerce, hier un traité de marche en plaine. Besoin de rien aujourd'hui, plus rien à faire ici.

Jean Prod’hom

Parabole



Si ce qui est dit est bel et bien ce quelque chose qui s'ajoute en supplément à ce qui est sans jamais en faire partie, on ne pourra faire mieux que parler en paraboles, et ce que tu entends ne saurait être autre chose que ce qui vient de l'autre rive. Nous aurions pour tâche de faire coïncider, par-dessus l'abîme, le réel avec ce qu'on en dit, en aménageant des gués, en multipliant les métaphores, en inventant des langues qui se chevauchent, en creusant en chacune d'elles la place de ce qui leur manque, en mêlant l'eau et le feu, sans jamais y parvenir, avec le souci de demeurer sur le qui vive, c'est-à-dire à côté, ébloui par ce qui se déroule de l'autre côté : le coq et l'âne.

Jean Prod’hom

Naissance du père



Pour Romain Rousset

Ondine est née mardi passé, le père s’y attendait, il a quand même été un peu surpris, Ondine pas du tout. Le père se porte bien. faut dire que l’enfant a débarqué à la dernière minute, les yeux grands ouverts, au moment même où personne ne l’attendait, si bien que le père n’a pas eu le temps d’être pris de court. Il a toutefois été suffisamment remué pour penser qu’il avait passé un peu à côté. Lui, au fond, il aurait bien voulu qu’on recommence tout, pour tout voir et se souvenir, ou qu’on diffère un tout petit peu le moment de cette naissance, oh ! à peine une ou deux minutes, l’histoire d’avoir les yeux bien ouverts, et d’être bien prêt du commencement à la fin. Ça n’a pas été le cas, tant mieux pour Ondine et sa maman.
Faut dire que le père ne pensait sincèrement pas que la naissance c’était ça, on l’aurait dite naturelle, naturelle et imprévue. Mais les choses auraient-elles pu se passer autrement ? L’enfant comme tous les enfants venait de nulle part et le père n’a pas tout saisi, Ondine a glissé d’entre les jambes de la mère, a crié deux fois avant de s’endormir sur ce ventre dont on l’avait tirée. C’était un peu comme de la science-fiction, c’est ce qu’il se disait sans y croire, car il ne savait pas exactement ce qu’était la science-fiction. Il a regardé Ondine avant de quitter l’hôpital et il a eu l’impression qu’Ondine lui ressemblait.
Il rentre à la maison, seul, se couche en chien de fusil songeant à cette autre qui dort ainsi à l’instant ailleurs, il se tient dans son lit comme elle dans le sien. Il ne peut aller au-delà et témoigner de ce qu’il n’a vraisemblablement pas tout à fait cessé d’éprouver mais qu’il imagine avec peine, qu’il n’imagine pas, parce que ce n’est pas une image, il a beau chercher un accès, la raison qui lui a permis d’embrasser le monde et de l’attacher d’un brin de langage le fait buter sur un seuil, six ou sept ans, les choses tenaient toutes seules et lui dedans avec elles, ensemble pour la dernière fois, tout lui revient mais sans rien au bout, payant aujourd’hui le prix fort d’avoir lâché l’étendue pour le repérage... Quelque chose d’essentiel, l’atmosphère intérieure, un je-ne-sais-quoi qui liait tout, a disparu et tout le monde de l’enfance avec lui, ainsi qu’un port de pêche entrevu et qu’une odeur de goudron et de calfatage seule liait dans notre mémoire et seule peu ressusciter ; mais l’« odeur » de l’enfance en nous est autrement enfouie et irretrouvable (Henri Michaux, Verve,1938).
Ondine est née, Alice aussi.

Jean Prod’hom

Honoré par une inconnue et par Eric Chevillard



Je lis avec intérêt la présentation qu’une journaliste de la région fait d’une potière et de son travail dans le journal local. J’ai assez vite le sentiment pourtant, non pas d’avoir déjà lu cet article mais qu’un autre que moi a eu accès aux doutes et aux pensées secrets qui m’ont assailli et dans lesquels j’ai dû mettre bon ordre avant de rédiger, il y a quelques semaines, la note que j’ai consacrée à cette même potière et à son travail exposé dans une galerie du coin.
J’éprouve sur le champ un double sentiment contradictoire : de satisfaction d’abord, en songeant à l’honneur que me fait cette personne inconnue en se servant d’un texte laborieusement écrit, en empruntant à celui-ci quelque chose comme son allure générale et sa pigmentation lexicale, son rythme, son mouvement, bref, ce quelque chose d’impalpable qu’on dépose à notre insu sur la page et sur lequel on n’a plus barre lorsqu’on décide de la tourner. L’effarement ensuite à l’idée que de telles pratiques existent hors des écoles et des universités, mettant en péril la loi qui assure la propriété intellectuelle de chacun.
N'aurait-il pas été plus élégant que cette journaliste me demande l'autorisation – que je lui aurais à coup sûr accordée – de publier mon texte dans l’honorable journal dont elle est l’un des piliers, en ajoutant en bas de page, comme il se doit, mon nom et pas le sien ? Cela lui aurait épargné un travail douteux qui relève de la pire des espèces, celui de la dissimulation. Serais-je au coeur d’une histoire de plagiat, héros et victime ?
Je le lui dis par écrit en lui demandant pour conclure comment elle compte réparer son forfait, la voie de la justice ou le duel ? Elle me téléphone étonnée. Car enfin, elle s’est informée auprès de la potière qui lui a vraisemblablement communiqué les mêmes informations qu’à moi. D’ailleurs certains mots ne sont pas les mêmes. J’essaie de lui expliquer qu’il s’agit d’autre chose, du mouvement même de ce texte, de ses parties, de ses hésitations, de ses ruptures et de ses enchaînements par lesquels on essaie de tenir, chacun à sa manière, un propos et retenir un sens. Elle n’en démord pas et chemin faisant finit par me faire douter. Je décide donc de reprendre mon texte et de le placer en regard du sien transcrit en italique.


Elle participe enfant aux ateliers de poterie que Simone M. offre aux élèves de Moudon lorsque l’école est finie. Cette rencontre avec la terre sera décisive et ses effets ne la lâcheront pas. 

Une rencontre avec la terre sera décisive dans son parcours.




Mais c’est en marge de son activité professionnelle que Laurence P. se formera, dans la vertu du compagnonnage et des ateliers où la transmission se fait de main à main, hors l’institution où la norme se raidit, dans ces marges que nos sociétés ont laissées en friche pour que le passionné indépendant puisse aller de son pas, loin des pressions, et trouver cette confiance qui croît de l’intérieur.

En marge de son activité professionnelle, elle se sent à l’aise dans les ateliers où le savoir se transmet de main à main, légèrement en marge du conformisme et des cours traditionnels.




Laurence P. rendra ce qu’elle a reçu aux enfants, à ceux de Lucens et de Moudon d’abord, à ceux des
alentours de Vulliens ensuite où elle vit avec sa famille. C’est au geste libre et au regard appliqué des enfants que va tout particulièrement son attention, et c’est pour eux qu’elle a suivi en 1991 l’enseignement d’Arno Stern. Il lui a permis de mieux définir sa place, non plus évaluer l’adéquation des productions des enfants à des modèles, mais les accompagner autant que faire se peut dans l’exploration de ce qu’ils sont, sans que jamais leurs réalisations ne constituent la fin dernière de leur aventure. Un vent d’est souffle à Vulliens où sont mises à l’honneur des techniques qui ne tournent pas rond  : modelage, colombins, plaques.

Dans le petit village de Vulliens, où elle vit entourée de sa famille, elle offre aux enfants cet environnement propice à la créativité. Elle accompagne, encourage, guide sans imposer.




Être au service de l’enfant soit, puisqu’il en a besoin, mais être à soi-même son propre servant, explorer l’histoire, les techniques et découvrir les variations
des formes primitives, bol, assiette ou plat, préparer méticuleusement la rencontre de la terre et du feu, partager avec d’autres son savoir-faire, n’est-ce pas essentiel aussi  ? A cet égard le stage auquel participe Laurence P. en 2009 à Saint-Quentin-la-Poterie est crucial

Les formes primitives la séduisent et le stage auquel elle participe à Saint-Quentin-la-Poterie est le pas décisif.




Elle s’y familiarise avec les techniques des cuissons primitives, celle du raku et de l’enfumage qui vont infléchir ses réalisations. Elle en revient pleine d’idées.

Dès lors elle se familiarise avec les techniques dites de cuissons primitives. Son jardin devient l’atelier en plein air. Près de la roulotte, le feu et la volonté de réaliser des pièces selon la technique du raku et de l’enfumoir.




Demandez  ! Elle vous racontera la chamotte et son grain, le galet pour polir avant la première cuisson, les petites inventions qui font sourire, la vieille lessiveuse, le biscuit, le lit de sciure de sapin ou de chêne mêlée à la paille et le foin, la cire d’abeille et le bas de laine avec lesquels elle lustre les pièces enfumées, la fabrication des émaux, les étonnements lorsqu’on défourne.  

Le matériel utilisé, elle en parle avec l’enthousiasme de la découverte. Galet, sciure, paille, chêne, vieille lessiveuse, biscuit, cire d’abeille ou bas de laine,...




Voyez les rejetons de cette mystérieuse cuisine conçue dans l’atelier, répétée, hautement technique, jointe au savoir-faire
des anciens ! 

... l’univers de cette artiste est d’un autre temps. Les anciens, comme elle dit, nous ont tout appris !




C’est l’écho d’un événement soigneusement préparé que
le feu dans le four prend soudain en main, un bref instant, livrant aux circonstances et aux hasards les mauvais plis de la terre, récipients aux bords ronds, indécis, peau lisse ou craquelée, enfumés ou émaillés, grands signes de fumée noire, dentelles de l’émail qui se rétracte.  
 
La terre livrée au feu se modèle au gré du hasard. Parfois craquelée ou lisse, la boule ronde fait son nid, ses trous et ses plis se nuancent de gris, perle ou noir




On n’y est pour rien, ni les dieux ni les anciens ne sont jamais entrés dans le four, pas plus qu’ils ne sont entrés dans la tête des enfants. Pas besoin d’aller bien loin pour
voyager, une roulotte prise dans les hautes herbes suffit.

Le voyage se poursuit, Laurence P. est une nomade, sa roulotte l’attend au fond du jardin.


Mon enquête s’achève, et c’est vrai, je le concède volontiers, il y a beaucoup de mots différents dans nos deux textes. A la réflexion, il est même plutôt curieux que nos textes ne soient pas exactement les mêmes. Car enfin, tous deux tentent de saisir une seule et même réalité, n’est-ce pas ?
Pour conclure cette journée qui aurait pu se terminer là, dans le confit ou l’eau de boudin, je fais une virée sur l’Autofictif d’Eric Chevillard. J’y lis les trois épisodes d’une étrange aventure que je ne peux m’empêcher de mettre en relation à une autre aventure publiée le jour précédent chez moi, dans lesmarges.net. Voici :





Me faut-il goûter à la satisfaction d’avoir été à nouveau honoré par un emprunt ou, scandalisé pour la seconde fois aujourd’hui, intenter un procès à ce roi de Minuit qui ne pouvait pas ignorer la présence de mon billet sur la toile, son contenu et sa forme solaire. Et offrir à la vindicte populaire ce plagiaire qui, en usant sur l’axe syntagmatique et paradigmatique des transformations et des permutations dont Claude Lévi-Strauss nous a enseigné le fonctionnement, a tiré de mon billet réalisé au burin un billet aérien découpé du bout des doigts, mais qui dans son essence ne recèle rien de plus que le mien. Il me faut me résigner, nous vivons le règne des inventions simultanées.

Une consolation ce soir, la lecture vertigineuse de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, et reprendre tout à zéro, Jorge Luis Borges, encore et toujours, qui a fait mieux que nous tous réunis.

Jean Prod’hom

Faire voir l’île derrière l’île



Le poème maintient hors de lui ce qu’il a en vue, le repousse au large lorsqu’il croit le toucher, c’est ainsi qu’il l’accueille. Il a, on le devine, des affinités secrètes avec la théologie négative, mais son tracé s’interdit toute négation quand bien même il en use parfois. Il s’écrit dans la nuit qu’il grave les yeux grand ouverts.
Sa tâche se révèle impossible, c’est pour cela qu’il se satisfait si souvent de la brièveté qui abandonne l’évidence, trop à l’étroit, sur son chemin d’erre. C’est dire que le poème ne touche à rien : il a les mailles si larges qu’il laisse tout passer, et s’il faut recommencer, il recommence parce qu’il lui appartient de faire voir l’île derrière l’île.

Jean Prod’hom

De l'obscur à l'obscur



Ce que nous enseignent la lecture jointe à l’écriture, c’est l’usage modeste de nos deux mains sans lequel personne n’aurait la possibilité d’avancer, bancal et désorienté, et de passer, gauche et droit, de l’obscur à l’obscur. Le courage aussi de ne pas nous reposer sur l’idée qu’une voix autorisée viendra nous livrer un jour le fin mot de ce quelque chose sans nom qui élargit son empire, s’ouvre comme une fleur en se fragmentant dans un silence assourdissant, rythmant l’étendue de son insubordination en la communiquant à l’innocence du monde qui nous happe et nous enjoint de le servir.
Nous ne pourrons naturellement exclure que nous avons été victimes d’un quiproquo ou le jouet d’un plan divin compatible avec notre folie, et que tout s’effondre. Mais qui nous le dira ? Et cette parole nous délivrera-t-elle du désastre ? Soyons donc assurés que l’entreprise n’a pas été vaine, et que nous avons, les bras au large, frôlé et longé plus d’une fois ce qui aurait pu être s’il en avait été comme nous avons tenté de le dire.

Jean Prod’hom

Lire désorienté



Le temps passe mais, après avoir lu les trente premières pages d’Un peu plus loin sur la droite de Fred Vargas, je me souviens ce soir d’une conférence d’Antoine Compagnon qui développait l'idée, somme toute assez classique, qu'on entre dans un roman désorienté, comme dans un espace jusque-là inconnu. Le lecteur avance, hésitant, dans un monde dont les règles qui président à son organisation et à sa compréhension demeurent obscures d'abord, s'éclaircissent le plus souvent ensuite. La cohérence du roman – l'ensemble des actions qui s'y succèdent et l'espace dans lequel celles-ci s'inscrivent – n'est pas donnée au lecteur dès le commencement; celui-ci y accède au fil des pages, après quelques lignes souvent, parfois jamais. Antoine Compagnon dit le bonheur de cette désorientation initiale et l’avancée stupéfaite du lecteur, s'il y consent, dans un monde sans ordre apparent.
Lire n'est donc peut-être que l'histoire mouvementée d'une conquête, celle d'une cohérence qui n’a jamais été, que postule celui qui écrit ou qu’il diffère sans fin. Il en irait de même de nos vies éclairées par la littérature : protégées contre vents et marées par une cohérence supposée, ou interminablement exposées à la désorientation, en tous les cas jusqu’à la fin, comme Kehlweiler, entre méthode et cafouillis.

Jean Prod’hom

Où poser la tête



Le temps le plus propice pour naître
n’était plus
n’est pas aujourd’hui

La Tour de la Mort s’élève
se voit déjà de partout
n’aura pas sa pareille

En un cercle, un cercle immensément large
des cycles s’achèvent
Des victimes sans tarder, seront là, présentes.
Simultanéité toujours si remarquable
des sacrifiés et des armés
Henri Michaux, Déplacements Dégagements


Namur, Place de l’Ange 50

Qu’inventer demain pour s’excentrer avec l’élégance qui sied, l’oeil fixé sur la paix vivace qui attend celui qui aura épuisé toutes les directions, tous les cantons, tous les rêves, ceux du dedans comme ceux du dehors, lorsqu’il sera revenu enfin dans l’improbable prairie où s’efface l’empreinte du pas suivant, d’où il est parti et où les sensations se rassemblent, large, toujours plus large d’allonge en allonge.
Plus besoin de te déplacer, de te dégager, parce que le secret ne se referme pas avec la nuit, je suis voyage en tous sens dans un espace exhaustif. Tu as écrit, traversé le pays des porte-à-faux. Et revenu là où tu ne laisseras pas de trace, dans ce chantier de l’incertain et du contradictoire que survole ton ombre immense, en-deçà des fausses-pistes et des chausse-trappes d’un langage que tu as tordu comme un torchon, tu nous livres aujourd’hui l’autre pays. Là, d’innombrables canaux et maisons si différentes comme aussi l’habillement et l’allure des habitants, appelant l’attention vers d’autres dehors, se structurèrent pour composer un peuple, un pays... se substituant de la sorte à la grande ville borgne d’hier.

Jean Prod’hom

Tout recommencer



Après des ans
des ans comme des jours
l’examen d’admission reprend

Le Gouverneur après ce temps
nouvelle cérémonie est élu commis,
valet ensuite
à présent reçu balayeur

Ainsi de rang en rang abaissé
un jour sera retrouvé aux étables, à la porcherie

Descendra-t-il plus bas ?
On l’y portera...
Henri Michaux, Déplacements Dégagements



Second d’une liste de passage qui comprend également ceux à qui j’ai remis il y a un mois à peine une attestation de fin de scolarité obligatoire, j’attends agité. Nous sommes quelques-uns à battre le pavé de la cour qui longe le bâtiment d’en-haut, long et vitré, au pied de la classe du rez-de-chaussée que nous avons occupée trois ans durant, moi comme enseignant et eux comme élèves, vide encore à cette heure, et fermée à clé. Aucune indication sur la porte, personne à l’horizon, ni l’expert ni Monsieur D. – prof de latin au gymnase – qui doivent évaluer notre travail.
Agité, agité plus que les autres, je n’ai en effet pas relu les livres sur lesquels portera l’épreuve, par insouciance ou inconscience, m’en souviens peu ou pas et m’inquiète Et puis ces livres, je ne les ai pas emportés, ignorant où ils se trouvent, disséminés dans la classe ou à la maison. Panique. Je demande à A. de me prêter les siens lorsqu’il aura passé l’épreuve. Cet élève brillant sur lequel j’ai pu autrefois compter fronce les sourcils, froissé, gêné, mais il ne peut rien pour moi, il doit rentrer à la maison sitôt l’examen terminé et remettre ses livres à sa mère. Je désespère de trouver une bonne âme. Planté au milieu de la cour, je mets au point une stratégie pour franchir l’obstacle : choisir une page au hasard et entreprendre consciencieusement le commentaire suivi de ce qui y est écrit, objectivement, l’honneur sera sauf. Une phrase de Michaux citée par Maulpoix me revient à l’esprit : Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les auteurs. Il faut que je refasse tout dans la tête. C’est pénible mais c’est peut-être cela l’invention et l’originalité.
Lorsque je relève la tête, plus personne dans le préau, mais des élèves inconnus qui rient aux éclats derrière les fenêtres du rez. Aurais-je dormi tout ce temps ? L’examen se passe ailleurs, Monsieur D. nous avait prévenus, mais j’ai écouté de travers, je n’en souviens maintenant, l’examen a lieu à l’Ancienne Académie, dans le bureau de Monsieur C. dont j’ai suivi les cours de philosophie. Sera-t-il là lui aussi ? Il me faut m’y rendre au plus vite. Je parque mon karting au bas du Valentin, une petite place suffit, la maniabilité de l’engin est extraordinaire, je m’en réjouis, c’est tout ça de gagné. Mais le temps a passé, c’est évidemment trop tard, tant pis, je laisse tout tomber. Il vaut mieux renoncer que de faire piètre figure. Alors tout s’éclaire et s’allège, les nuages s’éloignent, je sors vivant de ce cul-de sac.
Pourtant il me faut du temps pour sortir de cette vilaine nuit et m’assurer que ces examens qui n’auront jamais lieu sont derrière moi. Quelque chose de pénible, d’incompréhensible, de lourd, d’incontournable me poursuit. Et si je constate que ce rêve s’est bel et bien éloigné, il n’en va pas de même de la peur panique qui me suit au-delà du réveil et me pousse dans le voisinage des deux passes qui bornent nos vies, celle que nous noyons dans les cris et les larmes, celle qui nous attend à l’autre bout et dont nous sortirons, je l’espère, moins que rien et silencieux.

Jean Prod’hom

Terres d'écritures



Déposer un peu de pigment noir sur le blanc mat et âpre de la porcelaine nue si mal armée, mettre du noir sur du blanc, c'est déjà écrire, n'est-ce pas ? Mais quoi ? Des lettres ou l'alphabet primitif qui les constituent, un mot ou une phrase, quelques-un des noms des anges que mentionne Umberto Eco dans son Vertige de la liste, initiale rouge coquelicot, ou ceux des démons, ceux des étoiles les plus brillantes, une poignée de titres organisant les chapitres des Notes de chevet de Sei Shonagon, ou les bienheureux qui échappent à l'appétit de l'Eisthenes du Quart livre ?





C'est selon, peu importe, car la calligraphie met à l'épreuve la relation première du tracé avec son support, de la lézarde avec le blanc cassant de la page blanche : enfance de l'écriture dans son indécise éclosion d'avant la lettre. Car la vérité est en amont, lorsque l'écriture, avant de faire système, n'était que fêlure, à la fois ruine et anticipation de la ruine, condamnée à briser la belle unité du monde pour la recomposer ensuite. La rencontre de la calligraphie et de la terre cuite était inéluctable.
Ils campent bien avant la lettre, tout prêts de l'origine mais un peu après le bing bang. Le réel et l'écriture sont contemporains et nos constructions tremblent. Pas l'ombre d'un décor, mais la vérité d'un séisme qu'un vase ou une coupe au bord ourlé et âpre contient un instant avant de se briser.





Graphic porcelaine et céramique contemporaine
Du 7 juillet au 28 août 2011
Grignan

Christine Macé
et les calligraphes
Christine Dabadie-Fabreguettes
Denise Lach
Anne Gros-Balthazard
Kitty Sabatier

Jean Prod’hom

Terres d'écritures

Pasted Graphic

Déposer un peu de pigment noir sur le blanc mat et âpre de la porcelaine nue si mal armée, mettre du noir sur du blanc, c'est déjà écrire, n'est-ce pas ? Mais quoi ? Des lettres ou l'alphabet primitif qui les constituent, un mot ou une phrase, quelques-un des noms des anges que mentionne Umberto Eco dans son Vertige de la liste, initiale rouge coquelicot, ou ceux des démons, ceux des étoiles les plus brillantes, une poignée de titres organisant les chapitres des Notes de chevet de Sei Shonagon, ou les bienheureux qui échappent à l'appétit de l'Eisthenes du Quart livre ?

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C'est selon, peu importe, car la calligraphie met à l'épreuve la relation première du tracé avec son support, de la lézarde avec le blanc cassant de la page blanche : enfance de l'écriture dans son indécise éclosion d'avant la lettre. Car la vérité est en amont, lorsque l'écriture, avant de faire système, n'était que fêlure, à la fois ruine et anticipation de la ruine, condamnée à briser la belle unité du monde pour la recomposer ensuite. La rencontre de la calligraphie et de la terre cuite était inéluctable.
Ils campent bien avant la lettre, tout prêts de l'origine mais un peu après le bing bang. Le réel et l'écriture sont contemporains et nos constructions tremblent. Pas l'ombre d'un décor, mais la vérité d'un séisme qu'un vase ou une coupe au bord ourlé et âpre contient un instant avant de se briser.

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Graphic porcelaine et céramique contemporaine
Du 7 juillet au 28 août 2011
Grignan

Christine Macé
et les calligraphes
•Christine Dabadie-Fabreguettes
•Denise Lach
•Anne Gros-Balthazard
•Kitty Sabatier

Jean Prod’hom

Tendreté de la pierre



Il est, écrit Ovide dans sa douzième métamorphose, au milieu de l’univers, entre l’océan, la terre et les plaines célestes, sur les confins des trois mondes, un lieu d’où se voit tout ce qui se passe en tous lieux. C’est la demeure de la Renommée, mille issues, mille ouvertures nuit et jour, jamais de silence, jamais de repos. Elle répand le bruit que des vaisseaux grecs arrivent, raconte le sanglant prélude des combats, ce que peuvent les Troyens, le sang sur les rivages du Sigée, les exploits de Cycnus qu’aucun javelot ne transperce, le bouclier d’Achille fait d’airain et de dix cuirs, la cuirasse et la poitrine de Ménætès.
La Renommée raconte encore le repos d’après les premiers combats, le long entretien des chefs des Grecs et les récits que leur fait Nestor : les noces de Pirithoüs et d’Hippodamie, l’ivresse des Centaures qui, enflammés par le vin, abusent des invitée, la résistance de Thésée – l’ami de Pirithoüs – qui arrache Hippodamie des mains du centaure Eurytus, lui fait vomir sa cervelle broyée au milieu du sang et du vin, les combats qui suivirent, les os fracassés du visage de Céladon, le menton fracassé d’Amycus qui vomit ses dents brisées, les yeux de Grynée percés par les bois d’un cerf, la tempe de Charaxus frappée par un tison, l’épieu qui pénètre Rhoetus à l’endroit où le cou se joint à l’épaule, le glaive de Dryas atteignant Crénéus entre les deux yeux, à l’endroit où le nez se joint au front, le fer qui s’enfonce dans le cou d’Aphidas, la lance de Pirithoüs clouant la poitrine de Pétreus à l’arbre qu’il étreignait, cette même lance ressortant par l’oreille gauche d’Hélops, l’immense Bianor que Thésée saisit par les cheveux et dont il brise les durs os du crâne.
C’est cela qu’Ovide, la Renommée et le vieillard de Pylos racontent, les durs combats des Grecs et des Troyens, ceux des Centaures et des Lapithes


Antonio Canova, Thésée luttant contre le centaure Biénor, Kunsthistorisches Museum

Mais dans le creux de chacun de ces récits, ils nous font entendre la tendreté de la pierre, le robuste genou d’Achille qui presse la poitrine de Cycnus, Thésée qui presse du sien les flancs de Bianor et le creux de tes reins.

Jean Prod’hom

Plus personne pour nous dire de rentrer



Tandis que les gouvernements rassemblent dans le ciel européen le stock d’enclumes qu'ils vont faire pleuvoir à deux reprises pendant le siècle sur les civils et les appelés (qui, soit dit en passant, seraient restés sourds aux appels si on leur avait appris à écouter ce qui ne se dit pas), Arthur Schnitzler écrit en 1908 Der Weg ins Freie – qu'on a traduit maladroitement par Vienne au crépuscule. C’est l’histoire de quelques égarés qui vont et viennent dans le pot au noir. Et ce qui se prépare là, avec eux, c’est un autre orage, un orage d’interrogations fantômatiques que les salons feutrés de l'aristocratie et de la bourgeoisie du Ring ont cadenassées depuis plusieurs siècles dedans la boîte aux convenances d'un monde bariolé et rythmé par des rituels et des postures toujours plus irrespirables et inconfortables. Ou forclos, c’est selon, dans le glacis qui s’étend au pied des fortifications d’une conscience qui cède de ne plus y croire, dans les marécages qu’alimentent le fleuve bleu en crue. Il faut résilier le bail. Schnitzler a ouvert la boîte de Pandore, scandale, la déraison déborde sous le couvercle de la raison impériale.


Copies-écran du "Troisième Homme", Carol Reed, 1949

Les personnages de Vienne au crépuscule n'en finissent pas de sortir, dès le matin, sur les allées du Ring, dans les bois, au Prater, à la campagne. Parce qu'il n'est nul besoin d'aller bien loin pour sortir la tête hors de l'eau. Parfois en Italie, dans le Midi, en Allemagne ou en Suisse, mais quelques jours seulement, car ils préfèrent rester à Vienne, le temps y est suspendu, la tête pleine de questions, saturée de désirs contradictoires. Georges von Wergenthin le musicien et Henri Bermann l’écrivain en commencent l'analyse, au café, en train, couchés sur un divan ou assis sur un banc du Prater. Les pensées lointaines refont surface, elles ne les effraient pas, ce sont toujours les nôtres. Ils regardent par la fenêtre chacun pour soi le monde qui les entoure, les visages qui s’animent et un sentiment de paix les saisit, ils ne sont liés à personne. Ils font toutes sortes de choses, jouent au tennis, peignent leurs états d’âme ou écrivent, perdent leur temps ou composent avec l’ennui. Ils sortent en plein air et poursuivent un chemin dont ils ne connaissent pas la destination, avec une sensation de quiétude qu'un un art du déséquilibre leur permet d’atteindre. Ils vont à bicyclette, ne s’étonnent pas que l’on puisse jouer des fortunes à une table de jeu, ou qu’un de leurs amis périsse dans un duel. Parfois, le regard aimable d’une femme rencontrait le sien et semblait vouloir le consoler de déambuler par ce bel après-midi de fête, seul, portant les marques extérieures d’un deuil.




- Vous aimez la solitude
- Il est difficile de répondre à une question aussi générale.


On a su canaliser les berges du Danube et celles de la Wien, Théodor Herzl lance le projet d’endiguement du peuple juif en lui proposant la terre de Sion, mais aucune barrière ne retient ce qui craque de toutes parts. On a beau tenter de remettre de l'ordre. Sans succès. On réalise le métro, on rêve aussi d’explorer les sous-sols des consciences où tout se mélange de façon contradictoire, on place le portrait de François-Joseph dans le vestibule de la Caisse d'épargne postale, un bâtiment conçu et réalisé par Otto Wagner, guide de la Sécession, qui s'éloigne des modèles de la pierre de taille, lourde et impériale de ses maîtres August Sicard von Sicardsburg et Eduard van der Nüll, les maîtres d’oeuvre de l’Opéra. Mais tout est faux-semblant, plaques de marbres collées sur un petit appareil de briques rivetées par des faux clous d’aluminium. Loos et Kraus partent en guerre contre l’ornement, la déconstruction a commencé. On tente ailleurs de tout garder, ensemble Makart et Klimt, secrètes la recette de la Sachertorte et la façon de plier les serviettes au temps de Marie-Thérèse. On a placé le coeur des empereurs habsbourgeois dans des bonbonnières et l'or dans des coffres, bientôt les robes de Sissi. Comment s’y retrouver dans ce grand fatras, ce parc d’attractions fait de tout et de rien qu’est devenue la Vienne du tournant, une ville soudain nue.



Georges von Wergenthin le musicien et Henri Bermann l’écrivain se promènent encore un peu dans le Prater.
Tous étaient d’accord qu’on ne pouvait quitter le Prater sans être monté sur le Grand Huit.
Dans l’obscurité avec un vacarme assourdissant, leur wagon dévalait la pente, puis remontait sous les cimes noires des arbres; et dans ce bruit sourd, rythmé, Georges découvrait peu à peu un motif musical burlesque à trois temps. Redescendant l’escalier avec les autres, il savait déjà que cette mélodie devait être exposée par le hautbois et la clarinette accompagnée par du violoncelle et de la contrebasse. C’était de toute évidence un scherzo, peut-être pour une symphonie.
« Si j’étais entrepreneur, déclara Henri résolument, je ferais construire une telle piste sur des milles de distance, à travers prairies, collines, forêts, à travers des salles de bal, sans oublier des surprises en cours de route. » En tout cas, il poursuivait son idée, le temps était venu d’exploiter en grand au Prater l’élément fantastique. Il avait lui-même songé à un manège qui grâce à un mécanisme spécial s’élèverait, tournant en spirale pour atteindre le sommet d’une tour. Il lui manquait malheureusement les bases techniques nécessaires pour préciser le projet. Tout en marchant, il imaginait des mannequins et des groupes grotesques pour le stand de tir, et il finit par proclamer la nécessité urgente d’un grand théâtre de marionnettes pour lequel des poètes originaux écriraient des pièces à la fois gaies et profondes.
Il commence à faire frais, ils parviennent à la sortie où une voiture les attend.
- Cet été factice ne peut faire illusion jusque dans la nuit. « Tout cela sera bientôt définitivement passé » dit Henri dans un accès de mélancolie disproportionné, puis il ajouta comme pour se consoler : « Eh bien, on travaillera. »



Et ils se sont mis au travail pour éclairer les marges et les dessous de la conscience, le désoeuvrement, le rêve et la rivalité des pulsions. J'entends encore cette cacophonie dont la littérature d'aujourd'hui tente d'esquisser la partition, cacophanie : ghetto, réserve ou marécage, c'est selon, mais on est enfin à l'air libre, décidément dehors, plus personne pour nous dire de rentrer.




Le Prater fut d’abord une forêt marécageuse traversée par le Danube, puis la réserve de chasse de l'empire, clôturée, un ghetto créé par Ferdinand II au début du XVIIème siècle pour débarrasser les Juifs du centre ville. L'empereur Léopold Ier tenta en vain de les déloger (quelques années avant qu'il ne fasse élever sur le Graben la colonne de la Peste qui rappelle les ravages dont celle-ci fut responsable en 1679). C'est à la fin du XVIIIème siècle que l'empereur Joseph II ouvrit cet espace au public, pas tout l'espace, mais celui où l'on mange des saucisses, le Wurstelprater, 43 baraques en 1780 pour boire du vin et de la bière, feux d'artifice. Dérivée de la Ländler, une danse paysanne, la valse exerce sa magie, car c'est au Prater, nous rappelle Christine Mondon, qu'est apparue la célèbre danse viennoise lors de véritables joutes musicales entre Joseph Lanner et Johann Strauss père... La valse, constate un Viennois, "enflamme la tête, brouille l'esprit, excite les appétits charnels et éloigne toute idée de révolution". Pas sûr! Les Viennois cessent de valser en 1848 et Johann Strauss le fils écrit la Marche de la révolution, s'opposant ainsi de front à Johann Strauss le père qui demeure fidèle à la monarchie. Sous la valse couve une guerre, En 1866 la défaite de Sadowa sonne le glas des espérances de l'empire autrichien. L'exposition universelle de 1873 organisée au Prater consolera un bref instant le coeur des Viennois. Neuf jours après l'ouverture de la bastringue, la Bourse s'effondre, il n'y a plus de digue.


Jean Prod’hom




J'aime le café



Peter Altenberg a écrit les Esquisses et nouvelles esquisses viennoises dans les dernières années du XIXème siècle, je les ai commandées ce matin. Les premières ont paru à Vienne en 1896, les anciennes et les nouvelles ont été traduites et publiées par Actes Sud en 1993. Je ne sais rien du bonhomme, mais devine que c'était un solide allumé qui hantait les bistrots du premier arrondissement, ami des quelques comètes de la Sécession qui ont éclairé le ciel de Vienne au tournant du siècle, ami de Schnitzler et de Klimt, de Kraus et de Loos. Je n’en sais rien d’autre, sinon ce qu’en dit ce billet signé Elsa datant de 1908 paru ici. Et puis il y a ce petit poème lu en 1995 par Erica Tunner à l'occasion des Chemins de la connaissance.





Ils se retrouvaient tous au café Griensteidl, jusqu'à sa démolition en 1897. Karl Kraus en profita pour discréditer avec le sourire la Jung Wien en rédigeant La littérature démolie.

Vienne est en train d'être démolie en une métropole moderne. Avec ses vieilles maisons s’effondrent les piliers de nos souvenirs et bientôt une pioche irrespectueuse aura fait table rase de l’honorable café Griensteidl. Admirable décision du propriétaire dont les conséquences sont imprévisibles. Notre littérature n’aura plus de toit et les fils de la production poétique seront coupés. C’est à domicile que nos hommes de lettres devront poursuivre leur joyeux cénacle; la vie professionnelle, le travail avec ses emportements et ses énervements variés se déroulaient dans ce café qui n’avait pas son pareil comme centre d’échanges littéraires. Cet établissement aura mérité par plus d’une qualité sa place d’honneur dans l’histoire de la littérature... Nos plus jeunes poètes, surtout, regretteront amèrement la chaude intimité de cet intérieur viennois qui est toujours parvenu à pallier, par son ambiance, le confort qui lui faisait défaut. Seul le courant d’air qui traversait de part en part ce café idyllique pouvait apparaître aux hôtes sensibles comme un manquement au style; d’ailleurs, ces derniers temps de jeunes écrivains payèrent souvent leur productivité de rhumatismes. Il allait de soi que dans un café aussi exceptionnel la nature des serveurs présentât un trait littéraire. Car ici les garçons de café se sont lentement adaptés au milieu. Déjà leur physionomie exprimait une certaine connivence avec les aspirations artistiques de leurs clients, oui, la fière conscience de participer à leur manière à un mouvement littéraire. Cette faculté de se projeter dans la personnalité de chaque client en ne renonçant pas à la sienne propre a consacré la supériorité de ces serveurs sur tous leurs collègues; on peut difficilement croire que c’est un syndicat de cafetiers qui leur a procuré ces emplois et non la Société des gens de Lettres. Une lignée de garçons de cafés importants a exercé dans cet établissement, illustrant le développement de la vie de l’esprit dans ce pays.
Karl Kraus, La Littérature démolie (trad. Yves Kobry | Editions Rivages Poche)

Mais rien ne ralentit leur ardeur. Ils prirent leurs cliques et leurs claques et déménagèrent au café Central, un palais néo-vénitien où Peter Altenberg se faisait envoyer son courrier. Karl Kraus, dérangé par le bruit, n’y passait guère, il établit son campement au café de l'hôtel Impérial où il discutait le coup avec Rilke, Freud et Mahler. Altenberg s’y arrêtait parfois, ou rejoignait Loos au café Museum – un établissement dont celui-ci avait dressé les plans –, faisait des projets avec Alban Berg qui mettra en musique quelques-uns de ses textes, ou écoutait les peintres Oscar Kokoschka et Egon Schiele qui tiraient à boulets rouges sur l’oeuvre de Makart.

Le temps a passé. Mais Peter Altenberg n’a pas quitté le devant de la scène, dans quelques jours je me rends à Vienne, j'irai au Central, le café où se dresse une statue en papier mâché de l’écrivain assis, et le cimetière (Zentralfriedhof) où il repose couché. J'aime bien les écrivains de café aux noms bien serrés : Schnitzler, Klimt, Kraus et Loos. Mais j’en bois trop.

Jean Prod’hom



Kaffeehaus

Du hast Sorgen, sei es diese, sei es jene – ins Kaffeehaus!
Sie kann, aus irgend einem, wenn auch noch so plausiblen Grunde, nicht zu dir kommen – ins Kaffeehaus!
Du hast zerrissene Stiefel – Kaffeehaus!
Du hast 400 Kronen Gehalt und gibst 500 aus – Kaffeehaus!
Du bist korrekt sparsam und gönnst Dir nichts – Kaffeehaus!
Du bist Beamter und wärest gern Arzt geworden – Kaffeehaus!
Du findest Keine, die Dir passt – Kaffeehaus!
Du stehst innerlich vor dem Selbstmord – Kaffeehaus!
Du hasst und verachtest die Menschen und kannst sie dennoch nicht missen – Kaffeehaus!
Man kreditiert Dir nirgends mehr – Kaffeehaus!

Ton ambition croît et ma volonté plie



La phrase avance, rampe, serpente, le mot s’appuie sur celui qui le précède, pour jeter loin devant celui qu’il tient en laisse et qu’il suit, comme si la phrase était pilotée à la fois de l’avant et de l'arrière et qu’en tout lieu le dernier mot avait l’allure d’un premier de cordée. La phrase s’allonge alors, comme un serpent qui ondule, et le sens sort de sa gaine, de sa double gaine, gonfle aussi longtemps que le mot de tête danse en cadence avec le mot de queue.
Derrière son apparence corpusculaire, le langage est bel et bien de nature ondulatoire, si bien que tu écris ce que je lis autant depuis la fin que depuis le commencement, et que je lis ce que tu écris en tous sens avec la conviction que tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour retenir le sens à l’intérieur de sa mue qui te déborde à mesure que ton ambition croît et que ma volonté plie.

Jean Prod’hom


Dimanche 1 mai 2011



La vertu de la prière, c’est d’énumérer les choses de la création et de les appeler par leur nom dans une effusion. C’est une action de grâces. (Blaise Cendrars)

Je remonte plein soleil sur Vuibroye en longeant le Grenet bientôt sec, en écoutant Miriam Cendrars évoquer la participation de son père au J’accuse d’Abel Gance. Nous sommes en 1919, le cinéaste français à besoin de gueules cassées pour dénoncer les horreurs de la guerre. Elles ne manquent pas dans la capitale. Blaise Cendrars fera l’affaire, une trentaine d’années, le bras droit laissé dans les tranchées et du temps à revendre.
André Dhôtel n’apparaît pas dans le film d’Abel Gance, pourtant l’Ardennais en avait une belle de gueule cassée, surtout à la fin. Né en 1900, il a 14 ans lorsque la guerre commence, fait de la philosophie à Paris alors que la guerre s’éternise dans le nord. Il retourne à Attigny en 1919 quand la paix est signée. Il n’y bougera presque plus.
J’ai toujours associé les deux écrivains que pourtant rien ne semble rapprocher. L’un bourlingue et écrit au fer, l’autre paresse le long de la Meuse et file des textes improbables. Tout les oppose quoi que...
En 1957, Dhôtel publie en effet un récit qu’il intitule Saint Benoît Joseph Labre dans lequel il raconte l’histoire d’un vagabond du XIXème siècle que Léon XIII canonisera et qui deviendra le saint patron des mendiants et des sans domicile fixe, un oeil bienveillant sur les inadaptés, les rêveurs, les pèlerins, les naufragés, les malheureux, les mécontents. les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte; ceux qu’une passion romantique a bouleversés...

Saint Benoit Labre était un jeune homme extrêmement pieux, tellement voué à la religion que son entourage lui reprochait d’être un peu trop confit en religion. Il désirait aller dans un couvent. Or il a fait trois essais et chaque fois ce fut un échec complet. Ce n’est pas que la vie du couvent ne lui plaisait pas, c’est qu’il n’en obtenait qu’une angoisse épouvantable. C’est donc un échec. Après le troisième couvent, il part sur la route... Que s’est-il passé? Je crois d’abord qu’il avait voulu saisir le bonheur dans l’amour de Dieu et le fait même de vouloir saisir ce bonheur l’a mené à une catastrophe. Vous vous souvenez de cette parole de Rimbaud : le bonheur a été mon remords, mon ver... Benoit s’est trouvé très indigne, au dernier degré de l’indignité, mais l’aventure est celle-ci: cette indignité n’a pas entamé sa foi, elle n’a fait que la rendre plus vive car il a compris qu’il était en présence de l’inacessible et il s’est aperçu que si on ne peut pas atteindre l’inaccessible, on peut aller vers... Alors où va-t-il? N’ayant pu rester dans un couvent, il va visiter tous les couvents possibles et imaginables. Quelquefois il entre, quelquefois il se présente à la porte, espérant être appelé un jour... eh bien on peu dire qu’un poète se présente à la porte et attend, non qu’il y ait un appel, mais une sorte de parole qu’il n’attendait pas. Benoit, ne pouvant rien faire d’autre, marchait. Le poète, ne pouvant rien faire d’autre, cause. Il se met à causer un peu à tort et à travers. (André Dhôtel)



J’apprends aujourd’hui que Blaise Cendrars, dans le creux de Montpreveyres, entre Servion et la Goille, peu avant sa mort, manifestant jusqu’au bout le besoin d’écrire la sainte alliance de l’horreur et de la beauté, écrivait les pages d’un livre qu’il aurait intitulé Les Lépreux et dans lequel il aurait raconté la vie de saint Benoit Joseph Labre. Nous sommes en 1961, André Dhôtel avait fait paraître son Saint Benoit 4 ans auparavant. Moi j’avais 6 ans et je ne savais pas lire.

Jean Prod’hom

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Une des solides vertus de l’écriture fragmentaire quand elle se fait résolument brève, plus brève encore qu'elle ne le devrait, lorsqu'elle a soulevé le couvercle du ciel et qu'à la fin elle se tait, c’est de ne pas tenir en laisse son lecteur. A la condition toutefois de n’emprisonner en son sein ni énigme ni secret – ou pire qu'elle le feigne – et qu'elle n'use d’aucune de ces boucles qui font revenir le lecteur bienveillant au commencement par un da capo de convenance. C’est la force discrète de le chasser loin d'elle, comme quand le maître, assuré enfin que seule son absence libère l’élève, peint le vol d’une hirondelle dont la disparition accapare un instant celui qui dans son dos attend, avant de l’abandonner à un silence qui le condamne à prendre l’air et à pousser sa vie plus avant. Loin de moi pourtant la condamnation de l’autre scène, celle du mirage qui tient captif le lecteur, l’autre écriture sans laquelle nous serions tous occupés à tenter d’attraper l'inconnu qui se cache derrière le miroir.

Jean Prod’hom

Persistance d'une forme



Retour depuis quelques jours à Louis-René des Forêts, celui de Face à l'immémorable, retour fidèle, avec l’assurance que ses mots, une fois encore, dans leur teneur brutale et la figure – le motif, le trait – qu’ils savent lui opposer, se présenteront à nouveau comme ceux de celui qui n'en finit pas de nous précéder sur la voie sans issue de nos vies, qu’il a su tout à la fois vivre et dire par un tour de grâce qui redonne goût à l’intelligence et à la lucidité, en opposant à leur poison mortel quelque chose comme une mélodie, une épure de consolation.
En soufflant sans lyrisme sur le dérisoire qui baigne nos vies, en honorant de son attention les impasses triviales de nos plans, sans s’appesantir nulle part, Louis-René des Forêts parvient à nous relever de l’abattement auquel nos esprits sont naturellement conduits, par une courbure de la phrase ou un balancement miraculeux qui redirige nos pas vers d’autres destinations – fragments à l’armature de plomb, patiemment faufilés – jusqu’à la planche d’un envol qui nous mène au ciel, d’un coup, en une seule respiration, une respiration qui à la fois soutient l’entreprise et en est le terme tant désiré, à l'extrême pointe des tourments, non pas en restituant dans leur vérité les pierres lisses cousues main de nos expériences revisitées, mais en enlaçant dans son collet la vérité d'un mystère qui lui échappe.
Les fragments de Face à l'immémorable sont les égaux de ces nuits qui remettent debout, disent l’impossible sans qu’on en meure. J’entends le bruit de la pierre lancée qui ricoche dans la mémoire bien après qu’elle repose dans la vase de l’étang, c’est le silence de Face à l'immémorable, mince ouvrage aux larges mailles d’où s’échappent goutte à goutte de petites rédemptions, brefs éclairs qui ramènent à l’essentiel, un peu de paix et le sourire du silence lorsqu’il se fait bienveillant, avant d’autres épreuves.

Jean Prod’hom

Celui qui nous précède



Ne pas faire long, raccourcir même, pour ne laisser à la fin qu'une phrase, un souvenir, celui de cette figure qui nous conduit parfois jusqu'à l'ombre silencieuse des impasses noires, l'avenir, que nous croyons dompter d'abord, dans les rêts duquel nous nous débattons ensuite avant de tenter, ultime recours, d'indignes négociations, en désespoir de cause on se retourne, poches vides et mains nues, à deux pas de l'épuisement, on sort la tête à l'air libre, ciel bleu, allégé, on suit respectueusement le chemin qui s'éloigne un instant dans le bois, on débouche dans la lumière au-dessus des Tailles, avec les montagnes nues et la terre qui respire à peine, sachant que tout cela ne nous a rien apporté, sinon un bref répit qui nous aura délivré un court instant des vains combats, aux bord des pleurs qui baignent la margelle du monde, mais aussi des livres et des incessants bavardages, juste un moment, dans le monde immobile, là devant et la fin de la journée toute à nous qui penche vers la nuit.

Jean Prod’hom

En lisant Claude Favre



Faut lire, s'y plonger, faut recommander, partager, propulser, diffuser. Hé! les gars, faut parler de, crier que. Quoi mais qui? mais qui mais quoi? Et pourquoi? Pas de réponse, silence radio. Pressions, petites pressions, ah quand tu nous tiens. Mais pourquoi pas. Et c'est pas long. Lire simplement, indispensable de lire simplement, n'est-ce pas? Et en toute indépendance. Lire donc Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre.

C’est un texte bricolé par une effrontée, ardente et cruelle qui manie l’arme blanche. Geste précis, sourire aux lèvres, le sang coule à peine, un peu de crasse en fin à peine. Et pourtant, grave que je vous dis, grave, c’est toujours comme ça quand on ne s’y attend pas. Alors que tu souhaitais simplement aller au bar, les voici qui dévalent, en veux-tu en voilà, des filles de toutes les couleurs, à chaque coin de rue, par petits groupes. D’un coup t’es au ciel, un autre et te voilà au sol. Ça se fait pas, d'accord avec toi. Mais quel chambard! Et ça n’en finit pas, d’impasses en doux étranglements où la phrase qu’on croyait pouvoir suivre un moment peinard trébuche, silence. Sur le bitume qui brille des restes, des mots tombés du ciel, des bouts de chandelle, des bris de verre émoussés. Tu clignes des yeux, des deux yeux avant de reprendre ta lecture, à voix haute, c’est-à-dire que tu remontes, au pas si t’es pas pressé, pour te laisser glisser une seconde fois en-dessous de la cote d'alerte en espérant que tu tomberas enfin sur la bitte d'amarrage qui te permettra de mettre la main sur le mètre-étalon que tu te jures de ne pas lâcher si tu le tiens une fois. Mais tu descends comme sur un toboggan, pas lisse pas propre. Et tu devines alors que tu vas te retrouver, quoi qu’il en soit, niquedouillé d’avoir cru pouvoir garder l’équilibre dans ces grosses masses en déséquilibre et aux loopings locaux malicieux qui font tantôt un gros boucan tantôt un silence assourdissant. Quand même pas, elle osera pas, la bitte d'amarrage n’est en définitive qu’un foutu morceau de savon auquel fallait pas se fier, un savon qui racle les restes de ta résistance.
Eh si, pour un peu t’aimerais que ça s’arrête, pour un autre peu pas, c’est une autre version de toi, un gros séisme, profond qui fait pas dans le détail. Ses petites répliques sont pleines d’esprit, il y a du jeu. Il ne te faut pas espérer désormais que ça se referme, le texte s’évase, t'as l'impression que les phrases vont à l'envers, qu'elles se sont donné le mot pour aller à contre sens, vers le commencement. Tu t'éloignes de ce que tu croyais comprendre. Au bilan t'as pas bougé et t'as l'impression de tenir dans tes mains un tableau vivant.
Ce texte court est une bastringue de notre temps, tu te dis même qu’il est temps de changer de métier, rejoindre la congrégation des déménageurs ou des conducteurs de poids lourds, ou tiens, tenir un bar. Pourquoi je ne tiendrais pas un zinc? pourrais être devant, y a pas à dire, s’en passe des choses. Quand ça tournera en eau de boudin ou en coulis de framboise, je me retirerai à l’étage et regarderai les choses de loin. Je fermerai les yeux et écouterai ce qu'on ne voit pas au coeur de la mêlée, bruits de trottoir, voix des filles, un peu de sang, un mouchoir et une brosse à dents qui tombent d’un sac, avec des sanglots. Tiens, ça s’engueule sous les réverbères, tu vois l’histoire maintenant, ç’est devant mon bar, dans le terrain vague attenant, je lis mal, mais les choses vont de travers. Attention pas toucher. Silence. Une petite partie de belote plutôt? tarot ou poker? On remettra debout ce qu'on entendait de guingois, mais plus tard..
Qui parle? Dis-moi! plus personne n'est là, je n'entends que les échos noirs des colères ravalées, c'est pas pour la galerie, ni pour les piafs, c'est pour te montrer le lustre du désastre, la désaffection.
Sur la chaussée mouillée, il y a le temps qui s’effeuille comme un artichaut, les parfums de l'abandon, des personnages dans des décors bidons et une intrigue pourrie. Il y tombe des cordées de mots, c'est le crépuscule avec un marteau et une pelle tandis que la montagne croule de dépit. Comprenne qui pourra, on se tait, gros danger qu’on en prenne plein la gueule. On passe une fois, deux fois, A côté des traces toutes fraîches, les anciennes ont disparu et laissent carte blanche à d'autres entreprises. Et on s’en reverse une dose en cachette, ne dites rien, c'est sans fond comme la soif. Je me sens seul, il n'y a plus grand monde, pour un peu on va se croiser dans ce poème qui charrie de si belles épaves.


Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre de Claude Favre (Ed.Publie.net)

Jean Prod’hom

En lisant O. Rolin






En lisant la semaine passée les conférences d’Olivier Rolin publiées sous le titre du Génie subtil du roman, j’ai eu soudain l’impression que ces conférences non seulement n’avaient pas vieilli mais qu’elles ne le pouvaient pas. Non pas tellement en raison de l’actualité de leur propos ou de leur indéniable pertinence, mais à cause de l’allure qu’elles avait trouvée sur l’écran de mon ordinateur, à côté d’autres fichiers ouverts sur mon bureau. C’est comme si leur compatibilité matérielle et formelle avec ce que j’essayais en vain d’écrire sur l’ambiguïté de tout propos libérait le texte de Rolin en en déverrouillant l’accès. Tout ce qui s’écrit est bel et bien bricolage. On le savait, en tout cas pour soi-même, il est désormais temps de l’envisager pour les textes qu’on lit.

Faudrait-il donc avoir fait un jour l’économie du livre pour que le texte se dématérialise et apparaisse enfin comme la matière vivante de la pensée? Quoi qu’il en soit et pour le coup, le sens était soudain raffraîchi, le propos allégé. Fragilisés les enchaînements, levées les barrières symboliques. Pour user d’une métaphore bientôt incompréhensible, l’encre des textes de Rolin n’avait pas fini de sécher.

Je reconduisais le mystérieux sentiment de toucher ce que je voyais se déployer sous mes yeux, en lisant ce qui s’écrivait pour la première fois, une fois encore, dans le lieu même où j’écrivais, c’est-à-dire dans l’espace même de mon énonciation. C’est sûr, Rolin avait écrit pour moi et ce texte me touchait plus que de coutume. A moi d’ouvrir d’autres perspectives dans la langue qui nous est commune. Il suffisait d’écrire la suite, je m’y emploie. Lire ou écrire, c’est chaque jour d’avantage le même.

Est-ce que nos pratiques de lecture et d’écriture, le rôle du commentaire qui a si souvent verrouillé le sens supposé, ne vont pas prendre un autre tour, bouleverser l’enjeu accordé à la lecture, à l’écriture, déplacer effectivement leurs frontières?

Le texte est lieu de passage qui mène celui qui s’y risque en ses bords. Mais désormais il n’y a plus à avoir de vertige. Le texte déborde en tous lieux sur d’autres textes, qu’il s’agit de lire ou d’écrire. Il y avait autrefois entre les livres de nos bibliothèques des gouffres sacrés que canonisait l’exercice du commentaire ou du compte rendu. L’horizon est à nouveau ouvert, comme quand est apparu le livre. On recommence, mais avec d’autres vertiges.

Il y a désormais entre les textes, en-dessous et au-dessus d’eux, d’autres textes qui s’emboîtent à l’infini, s’appellent et se répondent, prennent des initiatives ou patientent. Comme si la pensée en exercice avait trouvé un nouveau lieu, un nouvel attribut, comme les corps ont trouvé l’étendue. J’ai eu le sentiment que les textes plus que jamais trouvaient leur lieu naturel dans le texte et non plus dans les bibliothèques. S’il ne constituent pas l’être, le texte constitue l’un de ses attributs essentiels.

Le livre a laissé filer ce qu’il retenait jusque-là serré entre ses mâchoires, reste l’entretien infini, la pensée qui pousse les hommes à y voir un peu plus clair parce que ce qui est convenu n’a jamais suffi. Le texte m’accueille un instant, m’héberge le temps d’un voyage qui me mène en ses bords, là où j’écris, de guingois, pour cet autre lecteur qui passe. Ce qu’on lit c’est l’inassouvi qui fait vivre le texte que l’on écrit.

Mais revenons à l’essentiel, il faut lire les belles conférences d’Olivier Rolin.

Jean Prod’hom

Houle d’après la bataille



Ça sent la fumée, c’est agréable (la fumée de feuilles). Il y a de beaux noyers dans les champs. La terre a été remuée. Il y a des saules aussi, mais pas des saules pleureurs, des saules impulsifs qui partent en l’air. C’est une espèce. Un homme passe avec une bicyclette postale – jaune. Ce doit être le frère d’un facteur. (Charles-Albert Cingria)

Il faudrait saisir le monde avant qu’il ne devienne une figure de pierres, des grimaces sur ton visage, un pavage de bonnes intentions, avant que les choses qui le traversent ne s’embourbent dans une terre dont on dira qu’elle leur était due. Juxtaposition encore hésitante, bouts d’innocence, cortège de modesties mises bout à bout, sans mot de liaison. Parataxe, aucune subordination, ni relation ni ordre, nappe ou vague continue, présences, pluies et glissements.

Les phrases se mettent à pencher, regarde le lierre, il monte en spirale autour du nouvel arrivant, deux mots font saillie, le miel coule, j'aperçois un tunnel qui creuse sa galerie, les nuages font des bascules – politesses de voisinage. Le monde tangue, un seau percé, une araignée tisse tes cheveux, l’éclair d’un sabre illumine les bois.

Il faudrait saisir le monde d'avant la bataille à laquelle se livreront les éléments à l’étroit dans les couloirs du langage, lorsque les choses ne sont encore que prépositions, lorsque le monde balance les bras en tous sens. Peu de choses, deux ou trois qui dansent un pas de deux.

Faut-il croire à cette lâcheté de la première heure, l’espérer parce qu’on n’y tolère ni arrière-pensées ni sous-entendus? Il y a là comme une mélodie qui chasse l’implicite, courbe l'espace et nous dispense des coups d’éclat, sans que rien ne soit mis à l’index ou érigé à la tête de l’état. L'abondance nue débarrassée des chevilles et des mortèzes, des boucles de barbelés qui sacralisent le langage, des effets, des figures qui jalonnent et enchaînent.

Restent la flamme de l’ostensoir dans l’église vide et les innombrables voyages sans noise ou d’après la noise. Il ne sert à rien d’anticiper, la rupture continue tient haut les coeurs. Les mots libérés du corset des mots montrent du doigt la douce conspiration des choses qui sourient lorsque le témoin de la bataille se réveille désorienté.

Jean Prod’hom

Jacques Chessex



Si l’on vous demande
un jour
pourquoi ces vies


dites-leur s’ils sont vivants
la couleur de vos passions
les verres vides


sur la table du jardin
les pinceaux en carafe
et bientôt plus rien








Ropraz, 14 novembre 2000


Ropraz, 27 juin 2010


Ropraz, 28 décembre 2010

Jean Prod’hom

Dimanche 13 février 2011




On dira qu’il y a la mer, la mer d'abord, partout la mer, la mer qui vous regarde; mais elle ne vous regarde pas la mer, elle va pour son compte, étrangère, tout entière sur une voie parallèle. On pourrait dire alors qu’il y a le jour, l'affairement des hommes et le silence la nuit. Il vaudrait mieux dire qu’il y a la mer, la terre, les hommes, le ciel, qu’il y a toutes ces choses, et que toutes ces choses tiennent miraculeusement ensemble. C’est un enfant qui les tient d’abord, du bout des doigts, un enfant sur un balcon, avec son père qui les nomme, un enfant qui reviendra un jour les mettre ensemble. Autant d'îles, de souvenirs nus restés à l’ancre que rabat soudain le vent, coquelicots et camomilles qui aiguisent l’appétit de celui qui veut savoir. Tout est donné pour la seconde fois, se tenir immobile, mettre bout à bout les choses, comme dans un tableau, mais un tableau qui serait sans bord, les laisser monter avec la vague, peindre en haut la ville qui coule dans notre dos jusqu'à la mer, avec la rivière qui la traverse et le sud en contrebas. Faire tenir ensemble pour la seconde fois ce qui tenait la première fois sans personne: le jour, la nuit, la mer qui lui résiste, leur étrange noblesse, seules, sans moi ni toi. Il n’y a personne sur le balcon.

On ne saura jamais où c’était. Mais ce que je sais c'est que ça monte jusqu’ici parce que, du balcon où j’écris ces mots, j’aperçois le jardin, le lac, et plus loin la mer. Ça commence on ne sait pas très bien quand ni où, le long de la rivière qui serpente, ça va plus loin dans le nord et ça échoit là. Plusieurs fois on a vu ça, et chaque fois il nous avait fallu aller vite, ça durait un instant, le bleu du ciel avec les cloches le dimanche et quelques traînées dans le ciel, le passage du renard et les cris du geai. Tout s’envolait et il ne servait à rien de vouloir le retenir, il fallait recommencer à la ligne. On reprend, la ville et la mer tout entières, avec les hommes qui s’affairent, une fresque, un pré, un carrefour, des usines, miraculeusement ensemble. J’ai lu avant-hier ce miracle, relu aujourd’hui près de l'étang, – Où s'arrête la terre. Il passe et repasse sans faire de vague, avec des îles qui semblent bouger, des bateaux flottant sur le vide. C’était bien avant que la ville ait un nom, bien avant que nous en soyons, mais on l'ignorait, et ce fut notre chance. C’est un livre sur la terre, la mer, la ville et l’universel.

De tout cela on ne se souvient pas exactement, quelques mots et des parfums qui nous font lever les yeux bien au-delà de l’horizon: l’enfance dans la poussière, bouts de tôle et fenouil, le regard qui appareille vent arrière, avec le balcon, et les chemises qui sèchent au vent. On ne sait pas pourquoi, une date, une couleur, une seconde, tout part de là et nous ramène-là sur une marche d’escalier, les coquillages incrustés dans la pierre. Ils venaient de l’étranger, des rizières et de la neige. Nous voici hors du monde avec les éclats que nous a ramenés la mer, la fraîcheur des galets, le corps léché par l’incessant travail du verbe et du silence. Il y a dans ce livre une odeur d’après-guerre, ils ne sont pas si nombreux les temps de paix, n’est-ce pas?

C’est un tableau, la mer et la ville, avec le sang qui coule mais qu’on ne voit pas vraiment, une image du monde sans subordination, ou à peine, celle de l’attente, du désir, de la promesse de parler un jour de l’aube. Que de temps il aura fallu pour remonter le temps, se baisser pour ramasser ce qui ne vaut rien mais qui fait respirer nos vies. Faut-il être une enfant de la mer pour comprendre le lieu? Je suis un enfant de l’arrière-pays.



Où s'arrête la terre de Michèle Dujardin (Ed. Publie.net)


Jean Prod’hom

Comme des petits livres sur un tapis vert



Ils allumaient le feu dans les chalets; partout en haut des cheminées ou par les trous des portes, un joli petit plumet bleu balançait doucement dans l’absence de tout courant d’air.
Les fumées grandissaient, elles s’aplatissaient du bout, elles se trouvaient confondues dans leur partie supérieure, faisant comme un plafond transparent, comme une toile d’araignée, tendue à plat, à mi-hauteur des parois au-dessus de vous.
Et, dessous, la vie reprenait et la vie continuait, avec ces toits posés non loin les uns des autres comme des petits livres sur un tapis vert, tous ces toits reliés en gris; avec deux ou trois petits ruisseaux qui brillaient par place comme quand on lève un sabre; avec des points ronds et des points ovales qui bougeaient un peu partout, les points ronds étaent les hommes, les points ovales étant les vaches.
Quand Derborence était encore habitée, c’est-à-dire avant que la montagne fût tombée.
Mais à présent elle vient de tomber.

Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence I, 2

24



Débiter le réel, dégrossir le complexe, trancher le protéiforme, dérouler l'insaisissable, mettre en ligne l’ensemble des fragments de gauche à droite et de haut en bas sur une portée aux innombrables lignes de fuite. Puis abouter les chutes, les dyslexier hors toute hiérarchie, quitte à les bredouiller, les bégayer; accueillir les sosies, libérer la page de la page, creuser des galeries, inviter les taupes, gauchir. Faire voir les conséquences, c’est-à-dire les feux d'artifice, c’est-à-dire les paysages insensés devant lesquels la page s'est embrasée.

Jean Prod’hom

Va-t'en te perdre où tu voudras



Quelques flaques sur les bas-côtés
les restes d'une ondée noire
dans le miroir desquels flambent
les éclats d'un soleil de glace
d’innombrables vers luisants clignotent dans le pré
l’or fond liquide sur les marches de pierre
le silence a creusé son trou
mais il y a loin très loin
le grondement sourd d’un animal
qui s’éloigne rassasié
c’est le grondement du tonnerre
qui poursuit sa route les yeux fermés
orage satisfait tout à l’ouest
il gronde sans discontinuer
longues respirations de satisfaction
avant d’attaquer la plaine que personne n’a daigné avertir
à mes pieds lessivés pris dans les boues du sommeil
veillent les ombres du feu et de la nuit
l’écho des craquements sur lesquels on ferme les yeux
la belle empreinte de la bête qui s’éloigne
la gueule ouverte derrière l’horizon
et je tremble un peu
délicieusement épargné

Jean Prod’hom

LXVIII



Deux collègues pleurent le temps passé en chantant la belle l’époque, le temps des petits Larousse dont elles énumèrent les innombrables vertus. Elles se disputent un peu à propos de la couleur de la couverture: rose, beige, rose-beige, rose-saumon,... elles rient, elles se taquinent, mais c’est pour rire. Elles se rappellent surtout de la page des bannières, étonnées et heureuses d’avoir pris conscience, tels Leibniz et Newton, simultanément, que toutes les bannières du monde étaient rectangulaires, toutes, excepté celles de la Suisse et du Vatican.
Les yeux embués, elles regrettent le beau temps des voyages sur la moquette, tout a tellement changé. Elles au moins découvraient le monde. On avait, soupirent-elles, une toute autre façon de voyager, une vraie. Et mine de rien on se coltinait le réel, la Suisse, le Vatican, les gardes suisses. Magiques ces bannières! Réellement magiques!
J’opine avant de reprendre ma lecture de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXème siècle, avec le sentiment désagréable que cette anthologie mérite déjà de solides compléments.

Jean Prod’hom

Construction de la ville



La demoiselle s'indignait l’autre jour auprès d’un monsieur bien mis qu’une dame, enseignante de français, fît lire à ses élèves des textes traduits. Le trésor de la littérature française lui paraissait "suffisamment inépuisable" et il faut, disait-elle – vieille rengaine –, étudier ceux de chez nous avant de lire en traduction ceux que les autres immanquablement ânonnent. La demoiselle sous-entendait qu’un texte traduit est par définition qualitativement inférieur à ce même texte en langue originale. Outre que cette vérité n'a jamais été absolument établie, précisément parce qu'il est à craindre qu'un tel examen conduise à l'établissement de la proposition inverse, le monsieur et la dame auraient eu beau jeu d’en appeler à Jaccottet, Baudelaire, Proust – autre rengaine – et tous les autres traîtres qui ne se sont jamais posé de telles questions. Ni le collègue de la demoiselle ni la dame, absente vous l'aurez compris, n’en appelèrent à qui ou quoi que ce soit et se turent. Quant à moi, voisin silencieux, j’hésitai à prendre la défense des textes traduits qui, somme tout, contiennent à l’évidence infiniment plus de richesses que les textes dont ils sont la traduction, ne serait-ce que parce qu’ils recèlent d’une manière ou d’une autre, mais absolument, non seulement la totalité des premiers mais bien d’autres choses encore, et peut-être l’ensemble des livres. Finalement je me tus.

C’est lisant un texte de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, Le Voyage en Suisse (édition établie par Claude Reichler et Roland Ruffieux) que cette conversation m’est revenue à l'esprit. Il s’agit d’un texte écrit en latin entre 1431 et 1439 par Æneas Sylvius Piccolomini alors qu’il séjournait à Bâle au moment du concile. Le futur Pie II y décrit la ville de Bâle d’avant la Réforme. Ce n’est donc pas en latin que j'ai découvert ce texte – je m’y entends mal – ni dans la traduction allemande qui circulait à la fin du XVIe siècle – je m’y entends mal encore – mais dans la traduction française de Philippe-Sirice Bridel qui a disposé, c'est sûr, de la version allemande. Cette traduction du texte d’Æneas Sylvius Piccolomini figure dans l’ouvrage intitulé la Course de Bâle à Bienne par les vallées du Jura, publié à Bâle en 1789 et que le Doyen Bridel conçut sous forme de lettres destinées à un public suisse.

La situation est admirable* et la polyphonie s'épaissit encore lorsqu’on lit en avant-propos que la grande diversité des états de langue dont relèvent les textes rassemblés dans cette anthologie nous a conduits à rendre homogènes l’orthographe et la ponctuation selon l’usage actuel. Nous n’avons en revanche modifié la syntaxe que très rarement, lorsque la compréhension l’exigeait pour certains auteurs anciens.



Æneas Sylvius Piccolomini | Philippe-Sirice Bridel (Doyen Bridel) | Claude Reichler


Voici donc un extrait de ce texte écrit au XVe siècle par Æneas Sylvius Piccolomini, traduit par le Doyent Bridel au XXIIIe siècle et présenté par Claude Reichler à la fin du XXe :

La largeur du Rhin est de deux cent cinquante pas, à l’endroit où le petit Bâle est joint au grand par un pont de bois. Il arrive quelquefois, quand les grandes chaleurs de l’été fondent les neiges des Alpes, et en versent les torrents dans le fleuve, qu’il inonde les rues, renverse le pont et rompe toute communication entre les deux villes : nous ne dirons plus rien du Rhin, si ce n’est qu’il abonde en toute espéce de poissons, surtout en saumons, que les Bâlois préfèrent à tout autre, à cause de leur délicatesse exquise.

Plus loin :

Tout récemment on a embelli la ville de plusieurs promenades, semées d’arbres verdoyants et couvertes d’un joli gazon: les branches des chênes et des ormes, artistement étendues et projetées en dehors, produisent des ombrages épais; rien n’est plus agréable pendant les grandes chaleurs, quoique l’été n’y soit pas long, que de se retirer sous ces frais bocages, pour se mettre à couvert des rayons du soleil.

C’est exquis et on renonce à rendre la justice. On pense plutôt au Pierre Ménard auteur du Quichotte, auquel on revient toujours. Tout a changé et tout demeure, Bâle est enfin sous nos yeux, non pas la ville de Peter, Jacques ou Giovanni, celle d'avant-hier, hier ou aujourd’hui, mais une ville infiniment plus complexe et riche quand bien même les saumons et les ormes ont disparu. C'est Bâle, la belle inconnue, qui s'éveille aujourd'hui à la fin du jour, dans un texte aussi dense et ancien que la ville qu'il a fait naître en la nouant pas à pas au lieu d’un commencement qui s’ignorait et dans lequel elle était tout entière, comme une promesse qu’on tient.

Jean Prod’hom


* Il faudrait poursuivre le déchiffrement du feuilletage lorsqu’on sait que le Doyen Bridel est issu d'un milieu protestant mais éprouve de vives sympathies à l'égard du catholicisme, celui d'Æneas Sylvius Piccolomini qui n'est pas en reste d’ailleurs. Celui-ci a en effet commencé une carrière dans le domaine diplomatique et a participé au concile de Bâle en tant que secrétaire. Il sera de la dissidence et demeurera dans cette ville lorsque Eugène IV transférera le concile à Ferrare. Il soutiendra Amédée VIII de Savoie élu pape en 1439 sous le nom de Félix V, intronisé en 1440 dans la cathédrale de Lausanne et dont il devient le secrétaire, couronné poète en 1442 par l'empereur Frédéric III pour son œuvre poétique et romanesque, dont il devient le secrétaire. En 1445, au cours d'une mission, il choisit de se rallier au pape légitime de Rome, Eugène IV, et abjure devant lui ses erreurs. Il deviendra pape lui-même en 1408 sous le nom de Pie II. Ce qui n’est pas le cas du Doyen Bridel, né en 1745 à Begnins. petit fils de Philippe, pasteur pendant plus de 50 ans dans la vallée de Joux, où il introduisit la culture de al pomme de terre.

André Dhôtel : La Vie d'Arthur Rimbaud



On y va d'un bon pas et on en revient dépaysé, léger, raccommodé, à mille milles des sommes habiles, intelligentes, brillantes parfois, complètes naturellement, mais trop lourdes pour ne pas tomber des mains. C’est un livre écrit gros pour les derniers de classe, incapables de lire des livres qui ne ramènent pas le plus étrange sous la plante de leurs pieds. C’est un livre d’André Dhôtel qui a déroulé une première fois La Vie d'Arthur Rimbaud en 1964. Les Éditions de l’Œuvre rééditent aujourd’hui ce texte qui s’effeuille comme une marguerite et qui fait voir feuillet après feuillet le destin d’un égaré généreux, dans les Ardennes d’abord, n’importe où ensuite. Il fait voir ce destin deux fois, c’est-à-dire enfin, deux fois Charleville, deux fois Vouziers, deux fois Attigny, deux fois la Meuse, deux fois Roche où, lorsqu’Arthur Rimbaud y rejoint les siens pour trouver un refuge, une île, un trou pour écrire enfin un vrai livre, André Dhôtel le talonne et raconte.

Rimbaud avait dû faire une demi-douzaine de kilomètres à pied depuis Amagne, par la route qui longe la vallée à travers Attigny. Entre Attigny et Roche la route entre les cultures était absolument vide, sans un buisson, avec un arbre de loin en loin, et elle redescendait vers un bas-fond, où se cachait le hameau. De loin on apercevait seulement le pigeonnier de la ferme des Cuif. Toutes les autres habitations étaient cachées dans le verger. Un lieu sans vie apparente. Rimbaud alla frapper avec hésitation à la première porte. Il trouva sa mère avec Frédéric et ses deux soeurs (Vitalie avait quatorze ans, Isabelle douze).
La maison qui restait vide pendant l'hiver était encore imprégnée d'humidité. L'herbe envahissait la cour intérieure. Après Londres et ses banlieues peuplées et nettes, riches en beaux arbres, c'était le pays perdu, dépourvu de tout caractère. Un ruisselet au bout du hameau, après une prairie marécageuse. Rien que des terres fertiles mais désertes à perte de vue sur le plateau
.

Et c’est au bout de ce chemin qui descend au hameau de Roche – où l’attend une mère dont enfin quelqu’un nuance l’allure et le rôle –, dans la cour pavée des Cuif, vide, sans vie apparente, que le vieux sage relève quelques lignes d’un feuillet à l’allure évangélique au verso duquel le jeune fou commença d’écrire un brouillon de Mauvais sang.

Jésus dit : "Allez, votre fils se porte bien." L'officier s'en alla, comme on porte quelque pharmacie légère, et Jésus continua par les rues moins fréquentées. Des liserons, des bourraches montraient leur lueur magique entre les pavés. Enfin il vit au loin la prairie poussiéreuse, et les boutons d'or et les marguerites demandant grâce au jour.

Dhôtel je l’aime bien – les deux autres aussi –, j’aime le maigre feu sur lequel il souffle, sa bienveillance, sa patience qui l’a conduit à faire bande à part, les fleurs ses alliées, loin des excès, au voisinage de la désobéissance. En voilà un qui est allé de son côté sans demander son reste, comme l’autre qu’il a accompagné, en donnant à tort et à travers. Chacun de son côté, à la ville et à la campagne, place vide et place pleine, les pieds dans la peine, la gorge entre les pavés, à l’image des liserons et des bourraches, et une soif inextinguible en les déserts, en les chemins qui descendent comme des cathédrales, en ces cours vides, ces cours qu’on connaît bien, et qui nous obligent à chercher à la fois la liberté et le salut.

Jean Prod’hom

André Dhôtel, La Vie de Rimbaud, Éditions de l’Œuvre, Paris, février 2010
Arthur Rimbaud, « Proses évangéliques » in Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979

Dimanche 23 mai 2010



Le frelon s’agite en tous sens, mais il suffit de lever une paupière pour se rendre compte qu’il ne réfléchit pas beaucoup. Visiblement il attend un coup de main, on ouvre tout grand la fenêtre, trop difficile encore, il faudra patienter une bonne demi-heure avant qu’il ne trouve enfin la sortie, il vrombit alors une dernière fois et disparaît en creusant un boyau ouaté dans lequel les pépiements des moineaux profitent de s’engouffrer, en sens inverse, jusqu’à nous. A l’arrière se détachent, lointains, déteints, les neufs coups du battant de la cloche de l’église qui teinte dans le désert. Et puis, venu de plus loin encore, le silence qui rejoint le soleil sous le toit, il adoucit et rafraîchit le drap dans lequel on se vautre comme des rois.

Elle l’observait sûrement depuis un moment; il y a dans les yeux de quelqu’un qui a eu le temps de vous examiner toute une image de vous, retirée, hors de portée, et pourtant bien présente.

Henri Thomas, John Perkins, Gallimard, 1960


Derrière la maison la bise fait onduler la prairie, lourde et grasse, nourrie au grain. Les années du marais de la Montagne du Château sont comptées, la terre a gagné la partie. Demeure pourtant tout à l’est une large étendue d’eau secrète où vivent et dorment trois colverts. Les petites habitudes auraient-elles laissé la place à l’habitude tout court?

Jean Prod’hom

(FP) Le champ de Tityre




Rien n’a changé depuis plus de vingt ans, les élèves et les enseignants vont et viennent d’un pas régulier, affairés, sérieux, puis les portes se ferment et le silence revient. Je suis assis sur la troisième des cinq marches qui conduisent à la nouvelle bibliothèque du collège, pour la première fois. Par la baie vitrée à l’ouest, j’aperçois les crêtes enneigées du Jura, longues et lointaines, au pied desquelles s’égrènent des villages que je connais bien. A vrai dire je les devine, plus proches et vivants que jamais. Je murmure leur nom : Bérolle, Mollens, Montricher, L’Isle, La Coudre, Mont-la-Ville, La Praz, je demeure immobile, un instant encore, le regard tendu, l’oreille aussi, le corps, je crois, là-bas. Je songe à Paludes.

"Paludes, c'est spécialement l'histoire de qui ne peut voyager; – dans Virgile il s'appelle Tityre; – Paludes, c'est l'histoire d'un homme qui, possédant le champ de Tityre, ne s'efforce pas d'en sortir, mais au contraire s'en contente; voilà..."

Je serais volontiers resté un instant encore accroupi sur ces escaliers, comme autrefois sur les escaliers de Chandieu, sur les escaliers de pierres du Buisson, ceux du jardin de Riant-Mont, de Colonzelle, sur ceux du grenier de Bursins, sur les escaliers Hollard, sur ceux du parvis du dôme de Montepulciano, sur tous ces escaliers, souches et bancs de pierre, sur tous ces murets et ces perrons qui m'ont fait l'égal de Tityre : un champ et m'en contenter. (P)

Jean Prod’hom

En plus, comme n’importe quoi



- Tout de même tu penses à ton avenir ?
- Il n’y a pas d’avenir, tranchait Georges.
Pas d’avenir ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Alors ça serait toujours pareil avec rien au bout.
- Jamais pareil, disait Georges. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’avenir.
...
- ... Mais j’ai peur que ma vie soit en morceaux. Pas toi ?
- En morceaux si tu veux, dit Georges. Mais tu peux faire encore des morceaux avec des morceaux.
- Ça n’aboutit à rien.
- A rien. C’est pourquoi ça ne finit jamais, jamais.

André Dhôtel


Il y a le lierre au mur de la bergerie, le château trop étroit, le ciel si haut qu’il ne pèse plus sur rien. Il y a le silence dans le préau, des enfants dans la classe, il y a les tronçonneuses au fond des bois et Jean-Jacques qui y va.
Et toi tu avances d’un pas régulier sans te presser, sans vouloir non plus retenir quoi que ce soit, parfois tu baisses la tête parce que tu crois que ça pourrait te mener quelque part d’avoir l’esprit qui se retourne à l’intérieur, et tu y vas un bout, il y aurait de quoi faire mais faudrait d’abord trier. Tu entends soudain un oiseau, tu l’écoutes, c’est le premier que tu écoutes depuis longtemps, il s’est enfoncé dans la haie et t’a ramené à l’air libre, tu es seul mais tu ris parce que tu n’y crois pas tout à fait. Et tu te rappelles ce qu’une dame a écrit la veille dans son journal, cet oiseau c’était le premier qu’elle écoutait depuis trop longtemps. Etait-ce la même mésange ? La même que celle que tu as écoutée lundi en redescendant de Pra Massin ? T’en souviens-tu ? Et les corneilles tout à l’heure ? Tu les as oubliées n’est-ce pas ? Faudra apprendre à les aimer.
Il y a la ferme en ruines des Chênes, les carreaux cassés, du silence encore, il y a un avion dans le ciel, il y a une pomme dans ta poche et tu la tiens pour que vous soyez deux, il y a le bitume noir, des vapeurs sur l’horizon, un banc, un vieux biscuit dans l’autre poche. Tu ne cherches rien, à quoi bon, les choses passent toujours avec toi, ne t’inquiète pas, avec moi aussi il n’en reste rien. Et puis de toutes façons tout ça mis bout à bout est-ce que ça fait une vie ? Ça fait tout au plus une promenade, et les promenades où est-ce que ça mène ?
Peut-être qu’il faudrait qu’on mette tout ça ensemble toi et moi. Mais c’est pas si simple parce qu’en vrai rien ne va avec rien; tandis que les choses coexistent et les événements se succèdent sans nécessité, toi tu sautes du coq à l’âne. C’est ce disparate que j’aimerais nouer sans brin, ces mots s’ajouteraient aux mots et aux choses, aux souvenirs, au château, au lierre et à l’imprévisible. Tout ça n’est écrit nulle part, subordonné à rien, c’est en plus. Toi tu es en plus, moi je suis en plus comme n’importe quoi. Et à la fin il n’y aurait pas de fin, tu verrais sur le sable lisse l’ombre d’une vague qui s’est retirée, sur la neige l’empreinte d’un oiseau qui s’est envolé.

Jean Prod’hom

Eclaircissements lexicaux



RÉDEMPTEUR:
il est à l’origine d’une belle plus-value dont il est difficile de calculer le montant

REGRET:
un pardon de boudoir qui peut ne jamais sécher et y croupir

RÉFECTION:
elle instille le doute sur la valeur du premier ouvrage

RÉJOUISSANCES:
elles nous font regretter parfois la rusticité des formes simples

RÉNOVATEURS:
contradiction dans les termes, il ne faut jamais trop y croire

REPENTIR:
une très vilaine forme de pardon

RESSENTIMENT:
l’affaire exclusive des ruminants qui apprécient ce qui a macéré

RESTAURATION:
affaire de has-beens qui s’incrustent

(à suivre)

Jean Prod’hom

Une leçon de Robert Walser



Sans politesse, il n’y aurait plus de société, et sans société, plus de vie. Sans doute: s’il n’y avait que deux ou trois cents personnes vivant dispersées sur la terre, la politesse serait superflue. Mais nous vivons si étroitement les uns à côté des autres, pour ne pas dire les uns sur les autres, que nous ne tiendrions pas même un jour sans les formes de la prévenance et de la gentillesse.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


Et sans pardon, il n’y aurait plus d’avenir...
Demander ou l’accorder, c’est la passe par laquelle le collectif reconnaît à chacun d’entre nous la possibilité de dire à l’autre, dans un échange sans témoin, qu’il existe d’autres voies que celles qui ont été empruntées, qu’elles ne se valent peut-être pas et qu’il aurait pu en être autrement. Sans pour autant que ceux qui se trouvent dans cet accident du temps n’aient en vue l’aveu ou le regret.
C’est comme si, au coeur de la parole échangée, l’un et l’autre de ceux qui font vivre le pardon reconnaissaient dans l’événement sur lequel ils ont buté la pierre d’angle d’un scandale qui ne peut durer. Mais le mur est immense – leur corps le dit – ils sont tous deux les lésés, avec les autres qui regardent ailleurs, de ce qui affleure depuis toujours, de la violence qui cimente les piliers du réel et les terrasses de l’histoire.
Car l’objet autour duquel besogne le pardon est à l’origine de l’immémorable qui revient. La violence guette et l’événement singulier pour lequel on le demande et on le reçoit rameute ce qui précède, et y passe tout ce qui fut.
Pas de déni pourtant, ni réparation, prescription, oubli ou réconciliation. Le pardon est une chicane – un accident topographique – qui conduit nos vies à reconnaître d’un mot l’impossible concours de circonstances qui nous a fait être là au bout du temps, et qui en appelle à une nouvelle alliance, entre nous, celle des premiers venus. C’est ainsi et par eux que l’homme garde intacte la possibilité d’un avenir. Le pardon, figure par laquelle on resserre la gerbe de ce qui fut par l’un des brins du hasard, dit deux fois oui à ce qui précède pour concevoir ce qui viendra, on n’en pouvait plus d’aller de la sorte.

Il m’arrive souvent de remonter et descendre la rue dans l’unique but de rencontrer une personne que mes parents connaissent afin de pouvoir la saluer. Ai-je une façon gracieuse d’ôter mon chapeau, à vrai dire, je n’en sais rien. Il suffit que j’éprouve à saluer tout simplement. Ce qui est particulièrement charmant, c’est d’être aimablement salué par des personnes adultes. Comme c’est merveilleux d’ôter son chapeau devant une dame et de voir ses yeux se poser affectueusement sur vous. Les dames ont des yeux si bons et leur hochement de tête est une récompense extraordinairement gentille pour un travail aussi minime que celui d’ôter son chapeau.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


L’appel de ce qui n’est pas encore et pour lequel oeuvre le pardon est si puissant qu’il arrive parfois qu’on le demande ou qu’on l’accorde sans que rien dans le ciel ne l’annonçât. Le pardon, – petit ou grand – est, comme la politesse, de la famille des éclaircies, c’est l’une des leçons posthumes de Robert Walser.

Jean Prod’hom

Avec Robert Walser



A côté de l’établissement thermal Jakobsbad se dresse une bâtisse baroque qui fait penser à un cloître, probablement un asile de vieillards.  Moi: « On entre pour voir? » – Robert: « C’est sûrement beaucoup plus joli vu de l’extérieur. Il ne faut pas chercher à percer tous les secrets. C’est une conviction qui m’a guidé ma vie durant. N’est-il pas merveilleux que tant de choses, au cours de notre existence, demeurent mystérieuses et inaccessibles, comme cachées derrière des murs couverts de lierre? Cela leur donne un charme indicible mais qui se perd chaque jour davantage. Aujourd’hui, tout est devenu objet de convoitise, de brutale prise de possession. »

Carl Seelig
Promenades avec Robert Walser


Robert Walser vécut de juin 1933 à Noël 1946 dans l’hospice cantonal d'Appenzell Rhodes-Extérieures, interné contre sa volonté. C’est sur « une étroite passerelle de silence » tendue entre Hérisau et Saint-Gall que Carl Seelig rencontra le poète en juillet 1936.
Les bouches se délient et Robert Walser lui raconte vingt ans durant, par petits morceaux, sans nostalgie ni complaisance, sans regret, sans ressentiment non plus, avec une incommensurable distance la vie d’un homme qu’il connaît bien, lui-même, à Bienne, à Berlin, à Berne, un homme qui s’est imposé à ceux qui l’ont rencontré et à ceux qui ont lu ses écrits par son étrange présence au monde, insubordonné, vivant discret et immense dans les marges de son temps.
Seelig raconte leurs longues promenades autour de Saint-Gall, Will, Gossau,Trogen, Teufen,... leurs haltes dans les Krone, le vin, la bière, la fatigue, quelques mots essentiels, les séparations à la gare et les retrouvailles. Robert Walser n’a pas d’âge, il émeut comme un enfant blessé, un enfant malade, délaissé, un enfant qui ne se plaint pas.
C’est, je crois, un peu à cause de Robert Walser que le temps s’est arrêté aux alentours d’Hérisau.
J’ai lu ce matin les dix premières des quarante-six promenades de l’hommage que lui a rendu Carl Seelig. Le soleil brillait d’un pâle éclat, comme une jeune fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage. J’ai hâte d’arriver à demain, j’ai rendez-vous avec cet ami d’André Dhôtel sur les rives du lac de Constance. Oui, c’est vrai, j’avais toutes les dispositions voulues pour devenir une sorte de vagabond et je ne luttais guère contre cette tendance.

Jean Prod’hom

Dormance



la lune
comme de la glu sur le pré
blanc d’oeuf
imperceptible risée
sur ce qui reste de l’étang
le souvenir d’anciennes présences
les tétards et la salamandre
des cendres un texte à peine
qui laisse deviner
aux abords du champ de ruines
les petites mines d’antan
petits riens enfouis dans le sable
la transparence à peine entamée
lors même que le jour s’est tu
à Trieste et sur le Risoux
qu’avais-je espéré
serre-joints et serre-livres
tenter de dire cette misère
aura bercé mes ardeurs
la nuit est là et il ne reste rien

Jean Prod’hom

A bonne distance



Ainsi les hommes filent : et si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoire, n’est-ce pas ?

Pierre Michon
Les Onze

A nous éloigner du pré carré auquel on est attaché, à considérer de là-bas ce qui nous fait demeurer celui qu’on suppose être, là où on croit être, on est de suite frappé par la simplicité des alentours, sa cohésion, le silence du pays dans lequel on n’est plus. Il s’éloigne continûment, comme ces taches de lumière projetées sur l’écran noir de nos paupières et qui s’échappent plus vite encore lorsqu’on veut les retenir.

Aurait-il été préférable de continuer à vivre dans le monde que l’enfant s’était fait? La vérité, c’est que ce qui l’a poussé à devenir plus que jamais le maître du monde l’en a éloigné, il a suffi qu’un jour il s’éloigne du pré carré... on ne se fera pas, on ne se refera pas.
On n’a guère le choix, se démailler pour rendre au monde ce qu’on avait cru lui dérober, et se tenir à bonne distance du grand pré dont on se croyait l’unique possesseur, garder à bonne distance la tombe qui rendra à la terre son silence et sa vérité lorsqu’on s’en ira pour de bon. D’ici là filer l’histoire de cet éloignement qui nous défait, car c’est lorsque on ne tient plus à rien que nos existences ne tiennent plus qu’à un fil. Et le monde s’en va alors de ce pas.

Jean Prod’hom

Mur de Claro

à Joachim Séné



Je me livre à des ajustements continus pour demeurer en équilibre, à bonne distance de tout et de rien, que ce soit dans les lieux discrédités, les lieux quelconques, les Champs-Elysées, que ce soit là où on est séparés, de midi à minuit, sur les chemins de crête qu’emprunte l’esprit lorsqu’il dispose enfin de la plus étroite des marges. Abandonné le haut et le bas, le rêve de rejoindre les constellations d’où l’on voit le grain rejoindre l’ivraie, loin des poussières et des lettres qui avalent nos existences et leur livrent l’inconfortable sensation que quelque chose nous a déjà filé entre les doigts.
On ne soupçonne pas en ces lieux de tels dangers. N’est-ce pas? Lorsque le vrai n’offre plus l’intérêt que le culte collectif d’une raison étroite lui a prêté: il aurait pu en être autrement.
Ensemble le concept enveloppe ce qui est et ce qui aurait pu être, nous voici plongés aux sources. Je n’avancerai plus comme le cheval de l'échiquier qui ânonne masqué, caché derrière le roi, la reine et les fous. Je resterai quelle que soit ma crinière à mi-chemin des nuages et du bitume.

Jean Prod’hom

Repiqué
Alain Veinstein
"Jacques Dupin",
Du jour au lendemain
France Culture
15 juin 2007

Petit Pierre, Aloïse, Laure, Carlo, Richard...



Silencieux, buissonniers, iconoclastes, secrets, libres, orphelins, capricieux, assassins, incendiaires, solitaires, passionnés des dentelles, mie de pain, tamis, scotch, galets, morceaux de gomme, sucre cuit, chiffons, barres de métal, papiers peints, manche de cuiller brisé, moules, feuilles écrasées, teintures pour cheveux, débris d’avion, vernis marin, vernis à ongles, ciment, tissus rapiécés, cabanes, bobines, peurs, ressorts, boîtes de conserve, calicots, accordéons, stylos à bille, enveloppes, tranchet de cordonnier, bris de verre, lacets de chaussure, journaux, plaques de liège, sciure de bois, coquilles d’oeuf, rubans, tissus, colles, souches, vis, papier d’emballage, peinture à l’huile, tôles, crayons de couleur, pâte de dentifrice, transistors, cailloux, peluches, blanc d’œuf séché, laine, tessons, couteaux, balais, anses de pot de chambre, prises électriques, poignées de porte, souvenirs, médicaments, rouleaux à pâtisserie, transistors, bois flottants, sable, fil de fer, bidons, ampoules usagées, briques, mines de plomb, os, branches, cartons, feutres, ombres, bouts de ficelle, couvercles, bouchons, graffitis, clous, papiers coupés, coquillages, caramel, bigorneaux, encre d’écolier, calendriers, craies grasses, tuyaux en plastique, coraux, suc de pétales, fils de soie ou de coton pêle-mêle, cousant ensemble une certaine idée de la douleur, la force des vertus, la loi des échanges, quelques espèces d’oiseaux disparus qui chantent dans des aquariums, les vaches à la lisière du bois quand il pleut, les bielles, l’asymétrie de nos jours et la symétrie des visages, les exploits de Don Quichotte, les rebellions silencieuses, le manège des us et des coutumes, la résurrection des mandorles, le chants des vagabonds, nos existences prophétiques, les tours de la fortune, le temps libre, la multiplication des Olympes, les révolutions discrètes, la guerre, la nécessaire exactitude, les gondoles à Venise, les trésors des décharges, l’inadmissible pauvreté, la misère muette et sèche, demain.

Jean Prod’hom

Les mots sonnent vide



A l’horizon, des mots de pierre tout juste bons à fabriquer des rhéteurs, ils sonnent vide. C’est toujours comme cela, à quoi bon alors. On est sur le point de renoncer, de tout jeter par-dessus bord. On permute les galets, on dit que c’est la dernière fois, on s’obstine, mais aucun subterfuge, aucune ruse ne nous évitera, vaurien, une cuisante défaite, nous voici à deux pas d’une froide insomnie.

Soudain la volonté qui s’arqueboute contre le vide pour garder un oeil sur le désir qui s’éloigne, se retire et laisse la place à un, deux, trois, quatre galets imperméables encore il y a un instant. Ils se déclaquemurent, s’amolissent, décollent du lieu où ils adhéraient. Pourquoi je l’ignore. Ils se vident du vide que leur coque retenait et s’avancent liquide au fond d’un maigre sillon qu’ils creusent et qui s’aventure dans une nuit sans limite, l’irriguent de proche en proche, en tous sens. Le corps et l’âme se glissent à leur suite et distinguent ébahis une carte dans la nuit. Ils sont quatre, quatre mots qui s’avancent ensemble pour dessiner un instant le chiffre de ce qui sera à la fin.

Ils ne demeurent pas dans leur combinaison initiale, l’un quitte la scène, puis c’est au tour du second, recouverts un instant par ceux qui veillent au guichet et qui se mettent à clignoter. Le ciel allume ses bougies, la nuit se peuple. Je les aperçois qui reviennent pour me diriger, ils essaiment leurs humeurs et quelques-uns des secrets qui se terraient derrière leur coque, déclenchent un incroyable anticyclone qui balaient la nuit de l’épaisse brume qui ralentissait mon avancée. J’y vais à tâtons, de mot en mot, de galerie en galerie de perspective en perspective: nuit noire de haute pression piquée de mille feux qui dessinent une carte vivante de ce que je ne peux nommer. Rien de sert de semer des cailloux, il y a plus urgent, tout va si vite.

On sortira plus tard les yeux éblouis, comme la taupe de sa galerie, les mains presque vides. Aux lèvres pourtant quelques mots, les mots sont isolés d’un vide sanitaire qui tient leur coeur au chaud. C’est le jour, inutile de se retourner, la carte s’éloigne à mesure qu’on tente de s’en saisir, comme un parfum, comme le rêve à la sortie de la nuit. On n’en saura pas plus.

Notre vie est double et chacune d’elle est la vérité de l’autre, elles nous disent dans l’alcôve chacune leur tour ce qui leur manque, elle nous disent aussi que nous ne serions rien si nous ne les traversions pas toutes deux quotidiennement. Chacune accueille le rêve immémorable de l’autre et le rêveur avance, dans ce jour comme dans cette nuit, sans petit carnet pour noter ses rêves.



Repiquage RSR1, Presque rien sur presque tout
Antonio Tabucchi, vendredi 25 octobre 2009

Jean Prod’hom

Négociation (pièce en un acte)



Pierre-André Tomb
Salut Christophe!

Christophe Dar

Salut!

Pierre-André Tomb
Ecoute!
A l’époque j’ai su convaincre Fernand de ne rien verser sur la place, certains gestes portent trop loin tu le sais. Cette fois la ligne rouge a été franchie, alors que tout le monde était d’accord avec les vingt-huit millions proposés pour stabiliser la situation. Tout aurait pu se terminer dans la paix. Sauf que vous, petite bande, amateurs, manifestants, marginaux je n’ose pas le dire, mais enfin il faut le dire, vous avez balancé des bottes sur la ministre.

Christophe Dar
Non mais tu rigoles Christophe. Nous marginaux, je ne sais pas si vous avez ouvert les journaux depuis deux mois? Il y a des actions dans toute l’Europe. Il te faut raconter les choses qui existent. Ne m’interrompez pas. On est viables et on ne demande qu’une chose, la force obligatoire, ce n’est pas rien mais c’est ainsi. Et puis on n’a pas dit qu’on ne voulait pas les vingt-huit millions, on a dit que ce n’était pas ce qu’on voulait obtenir en priorité. On veut la force obligatoire. Rendez-vous compte, à un mois et demi de Copenhague on vient nous dire que c’est normal d’écluser la poudre qu’on a en trop. Je ne veux pas te répondre, Christophe Dar, je n’ai pas besoin de te répondre, Christophe Dar, je ne suis pas à l’école, il y a bien longtemps que je ne vais plus à l’école. On ne dit pas qu’on ne veut pas cet argent, mais on dit qu’on ne le veut pas sous cette forme. Moi la ligne rouge je la connais mais elle n’existe pas ici. La seule ligne que je connais bien, parce que je suis moniteur d’auto-école, c’est la ligne blanche, et cette ligne blanche n’a pas été franchie, sinon on aurait eu des gendarmes sur le dos. On n’a pas été sifflés. Total, on va devoir changer notre fusil d’épaule.

Christophe Dar
Non mais... Monsieur, Monsieur Tomb, vous nous dites...

Pierre-André Tomb
C’est pas Monsieur, on se tutoie Christophe.

Christophe Dar
Alors Pierre-André, tu viens de dire que vous ne refusez pas ces vingt millions...
.
Pierre-André Tomb
Non!, mais cette mesure n’est pas utile. D’ailleurs, tu n’as pas répondu à ma question. Combien va-t-on toucher avec cette mesure? Rien! Cet argent va à d’autres, inutile donc.

Christophe Dar
Pierre-André!

Pierre-André Tomb
On est prêt à y renoncer à cet argent, ça ne pose pas de problème, on dit simplement qu’on veut la force obligatoire. Alors si Monsieur Dar dit... si Christophe dit, on se tutoie: « On ne leur donne pas ces vingt millions mais on leur donne la force obligatoire », on résout le problème en moins de trois mois sans problème. Cette rébellion est partie du fond des vallées. on a fait des séances tout l’hiver, disons tout l’automne. Si on obtient la force obligatoire, et je l’ai dit on la veut la force obligatoire, on renonce aux 28 milliards...

Christophe Dar
La force obligatoire, c’est un autre sujet, mais la ministre me l’a dit, elle est prête à donner la force obligatoire, pas à toi, pas à vous, mais à tous.

Pierre-André Tomb
On l’a veut chez nous!

Christophe Dar
Non à tous. C’est comme ça.

Pierre-André Tomb
Nous on veut la force obligatoire chez nous, c’est comme ça.

Christophe Dar
Pierre-André, tu ne peux pas tout attendre de la ministre, ça tu le sais très bien.

Pierre-André Tomb
On le sait très bien, on ne demande pas grand chose.

Christophe Dar
Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Pierre-André Tomb
Je ne suis pas d’accord avec ce qui est train de se passer, c’est faux, on a été devant nos acheteurs, devant les gens qui étaient chez nos acheteurs et on a demandé un franc... Vous m’entendez? Suis-je connecté? Je veux juste être clair. Il est convenable de donner la force obligatoire à tous.

Christophe Dar
Je ne comprends pas ta méthode, Pierre-André, mais je comprends votre désarroi. J’ai gardé des contacts très étroits avec le milieu, et je le garderai toujours, je l’ai toujours défendu, et ça Pierre-André, tu le sais. C’est une affaire de gestion, et là Pierre-André, tu as raison, Mais il faut déjà que vous vous mettiez ensemble et que vous soyez d’accord entre vous. Et vous ne l’êtes pas, alors vous jetez des bottes à notre ministre.

Pierre-André Tomb
Non non! c’est pas tout à fait juste, mais c’est très bien que tu remettes, Christophe le débat au milieu de la place. J’ai des amis partout, il y a très longtemps que je suis dans le milieu, et puis il y a très longtemps que j’y suis toujours, c’est peut-être la différence, je me bagarre pour les jeunes. On doit prendre nos responsabilités. On demande simplement de travail. Et on n’est pas seul, avec ceux du nord, on a un tout petit... une passerelle, sur cette passerelle un huitante pour cent des postes est en train de passer dessus. Je pense que d’ici quelque temps la passerelle va se consolider et puis on aura un sérieux pont. Et nos organisations, Monsieur Dar, nos amis seront en demeure de se positionner, si elles ont un peu de peine, c’est parce qu’elles savent bien des choses.

Christophe Dar
Notre ministre écoute toutes les organisations, j’ai pas son agenda en tête...

Pierre-André Tomb
Je voudrais dire qu’elle nous a refusé une entrevue.

Christophe Dar
Pierre-André, tu le sais très bien, si notre ministre rencontrait toutes les organisations, qui sont organisées, il faut le reconnaître, comme l’état-major de l’armée mexicaine, elle y passerait son temps.

Pierre-André Tomb
Mais deux mois de manifestations, la police mexicaine ne serait pas capable de l’organiser. Faut pas rêver!

Christophe Dar
Vous êtes la mouche du coche! Moi ce que je voudrais entendre de votre part, Pierre-André Tomb et les autres, c’est que vous fassiez quelque chose pour trouver une solution loin des mots.

Pierre-André Tomb
On a écrit une lettre ce matin à la ministre, j’espère qu’on pourra lui présenter notre solution, claire et précise.

Christophe Dar
Salut Christophe!

Pierre-André Tomb
Salut!

Christophe Dar
A la prochaine, à demain matin!

Pierre-André Tomb
Ciao!

Christophe Dar
Ciao! Merci!



Repiquage RSR1, Forum, lundi 26 octobre 2009
Jean Prod’hom

Le jour pour quelques heures encore (monologue)



Ecoutez! L’accès à la lumière est une chose très importante. Tout ceci a d’ailleurs été fixé de manière très claire dans des dispositions légales et la troisième ordonnance règle cette question. L’idée centrale c’est que chacun durant sa journée ait un accès de manière suffisante à la lumière du jour. Ce principe on y tient, et on y arrivera si tout le monde met de la bonne volonté.
Cette ordonnance prévoit les situations où il n’y a pas d’accès direct à la lumière. Mais on ne répétera jamais assez que les postes de travail qui n’ont pas de vue sur l’extérieur et où la lumière fait défaut doivent rester l’exception. Vous dites que les postes de travail sans éclairage naturel se sont multipliés ces dernières années, mais ce n’est toutefois pas de notre faute si on fait des surfaces en sous-sol. Ce sont les architectes.
Voici le principal: « On doit pouvoir se rendre au moins jusqu’à une fenêtre de manière périodique .» Ça c’est l’aide-mémoire qui le dit. Et puis les ouvriers peuvent toujours demander à leur patron: « Puis-je aller faire un tour à la fenêtre? »
Ces pauses compensatoires de vingt minutes, c’était difficile dans beaucoup de situations. C’est une réalité. Ne peignez pas le diable sur la muraille, on trouvera d’autres solutions. Pour l’instant, je le répète, l’aide-mémoire règle la question. Il rappelle aux personnes concernées « l'importance de la lumière du jour » et valorise « la recherche consciente, périodique et autorisée par l'entreprise de la lumière du jour et de la vue sur l'extérieur".
On saisira mieux la vérité de cette formule. Plus tard. Pour l’instant faisons au mieux. Bien sûr, vingt minutes de pause on comprenait mieux. Mais l’idée à la fin, je le répète, c’est que chacun durant sa journée de travail ait accès de manière suffisante à la lumière. Ce principe reste valable, n’est-ce pas? on est bien d’accord sur ce point. Et puis il faut rester flexible, chaque situation doit faire l’objet d’une appréciation. Soyons déjà heureux avec ce qu’on a.
Le jour, le jour, le jour... Pourquoi tout serait-il toujours donné tout de suite à tout le monde?

Jean Prod’hom


Repiquage, RSR1, Forum, vendredi 23 octobre 2009

La mère d’Anne et Benoît Joseph Labre



Depuis 1550, sainte Anne, Marie et le Christ couronnent la colonne qui surmonte le bassin en pierre de grès coquillier de la Molière sis sur la place du Petit-Saint-Jean dans le quartier de l’Auge à Fribourg. Mais qui est l’inconnue voilée avec laquelle sainte Anne a conversé tout au long de l’été 2009 lorsque les rideaux étaient tirés? Emérencie?
Marie qui craint l’esclandre prie de tout son corps le Christ de se taire; grognon il n’en pense pas moins:
- Qui que tu sois et d’où que tu viennes, sache qu’ici qu’il n’y a plus de place pour toi!




Une notice indique que Saint Benoît Joseph Labre a séjourné à Fribourg en 1775 et 1776. Le portrait qu’en propose le peintre de l’Ancien Couvent des Augustins ne ressemble pourtant pas à celui qu’en a fait André Dhôtel, ce n’est pas non plus le plus misérable des mendiants canonisé en 1881 par Léon XIII après qu’un bon samaritain l’eut ramassé agonisant – il avait moins de quarante ans – sur les marches d’une l’église de Rome, mais un homme dans la force de l’âge, propret, qui dispose sans aucun doute d’un domicile fixe et d’un bel avenir devant lui.




Jean Prod’hom

Pourquoi tout cela dérape-t-il?



Les bibliothèques qui accueillent aux quatre coins du monde les hommes, muets, penchés comme des statues de pierre sur des liasses de cendres ne sont-elles pas les preuves vivantes de l’harmonie préétablie?
Et toutes ces vies parallèles sans portes ni fenêtres que réunit un instant le métro dans les tréfonds de la ville, puis qu’il dissémine l’instant suivant sous le ciel n’en sont-elles pas d’autres?

Que se passe-t-il là, en ce lieu, en ces lieux, en tous les lieux: ni vus ni connus et sans accroc, des êtres finis, complets, suffisants, à l’image de la substance, pas l’ombre d’une menace, miroirs vivants de l’univers et images du paradis: foi, espérance et charité discrète, prudence, tempérance, force et justice.


La gloire de Celui qui meut le monde entier
Pénètre l’univers, mais brille davantage
En un certain séjour qu’il ne fait dans les autres.

Jusqu’au ciel qui reçoit le plus de sa splendeur
Je parvins, et je vis des choses que ne sait
Ni peut conter celui qui revient de là-haut:

En approchant de l’objet de ces voeux
Notre intellect se perd en tel abîme
Que ne peut l’y suivre notre mémoire.

Dante
Le Paradis, Chant I



Craintif je renonce pourtant à chercher dans la foule, dans la bibliothèque, dans le métro celui qui se serait perdu lui aussi en un tel abîme. Vertige: un seul regard et c’en est fait de l’harmonie préétablie.

Pourquoi donc – on ne saurait dire où ni quand – tout cela dérape-t-il?


Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs...

Lucrèce
De rerum natura, Livre II


Jean Prod’hom

Noble aliénation



L’insouciance tu y as songé toi aussi lorsque tu dévorais à Sils Maria les opinions et les sentences mêlées du voyageur et de son ombre. Mais qui des mortels, je te le demande, a goûté un seul jour à ses divins bienfaits?
Tu ne regrettes pourtant pas ce rendez-vous manqué et les années ont atténué les effets dévastateurs d’un souci qui ne t’a jamais quitté, un souci qui a mis ton esprit à dure épreuve en te contraignant, pour respirer un peu, à lever la tête vers l’autre région, celle où il n’est pas interdit de reprendre et de repriser le bégaiement des choses. Tu as sauvé ainsi une existence qui s’effritait comme un morceau de mauvaise molasse.
Les années s’en vont sans que les soucis ne desserrent pourtant leur emprise, c’est un soir d’automne et tu n’y peux rien. C’est dans un nichoir vide creusé au vilebrequin, oasis blanche et solitaire aperçue derrière les conventions de nos vies accablées que tu as tracé quelques chemins maigres en prenant appui sur ce presque rien que tu aurais sans doute, insouciant, ignoré.
Depuis une mandorle a remplacé le nichoir et l’oasis, l’habitent désormais, souci vivant, souci tremblant, une ou deux choses nimbées d’une brume protectrice qui rappellent la bienveillance des anges et l’inachèvement de nos entreprises.

Ce qu’on doit attendre du langage, c’est de nous déraciner de nos habitudes: rien d’étonnant s’il échoue à nous restituer une large tranche de vie enchaînée à l’obligation de présence, à la promiscuité bureaucratique, aux besognes fastidieuses, lesquelles jour après jour mettaient l’esprit plus bas que terre, l’humiliaient en un mot, car il n’y en a pas d’autre.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



En se dotant d’un langage dont l’une des caractéristiques essentielles est de maçonner ses oeuvres au marteau et au fil à plomb avec la même obstination que celle qui habite le soleil lorsqu’il se rend à l’ouest, l’homme a perfectionné son aveuglement tout au long d’une histoire née et bâtie au forceps.
Mais ce même langage, et c’est une autre de ses caractéristiques, en nous permettant de ressaisir à nouveaux frais et autant de fois que nous le souhaitons non seulement ce qui a eu lieu mais ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui aura lieu et ce qui pourrait avoir lieu, nous conduit au seuil d’une autre scène sur laquelle le passé livre à l’avenir et l’avenir au passé ce que chacun d’eux aurait pu être s’ils n’avaient été réduits à chevaucher un fil.
On découvre alors que le pertuis par lequel chacun d’eux rejoint l’autre en laissant une empreinte de son passage ne se définit pas négativement par sa pure inexistence, à peine un palmier dans le désert, mais s’impose par sa densité extrême, innombrables fils d’acier obligés par un anneau – l’écriture? – à se concerter pour rassembler le réel et le possible sans lequel le premier ne serait pas et faire voir, ou entendre, les innombrables et mystérieuses voix issues des quatre coins du temps.


Subordonner la recherche du passé à une reconstitution scrupuleuse serait en méconnaître l’enjeu, ces forces potentielles qu’un coup de dés malchanceux ne suffit pas à ruiner. L’imagination venue ultérieurement combler la perte, loin de porter atteinte à la vérité intime de l’être, ne la dévoile que mieux...

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Clairière



La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.

... pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Avant de l’avoir atteint



Quelles raisons étions-nous en droit d’invoquer lorsque nous faisions croire à ceux qui le voulaient bien que nous étions arrivés là où personne encore n’était parvenu encore, sinon celles – habituelles et inavouables – qui nous conféraient le droit de nous réchauffer entre nous, attablés au fond d’une tiède impasse, chantonnant la mélodie de rêves surannés? Pourquoi tout cela l’avons-nous cru nous-mêmes si longtemps?
C’est au contraire de n’y être pas qui nous réjouit aujourd’hui, non pas faute d’avoir essayé ou même d’avoir ménagé notre peine pour nous retrouver dans le dédale des anciennes routes et des sentes invisibles tracées par les égarés, mais parce que c’est ensemble, venus de l’inédit et allant nulle part, sans jamais ne nous être rien dit, que nous nous retrouvons sur la possibilité même, jamais établie, que nous nous sommes déjà rencontrés ou que nous allons nous rencontrer un bref instant, au carrefour des innombrables chemins qui nous éloignent de ce qui n’est en définitive qu’un – mais bien utile – leurre confit.


... tout comme un alpiniste encore inexpérimenté, plutôt que de se risquer à l’aborder de front, contourne la montagne abrupte dont il vise le sommet, quitte par excès de prudence à voir la nuit tomber avant de l’avoir atteint.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Commémoration



Un homme et une femme chargés comme des mules se retournent; ils hésitent un instant avant de déposer tout leur barda, s’assoient sur la dune. Ça remonte à tant d’années, chacun d’eux s’en souvient, il en reste quelques miettes en équilibre quelque part et la respiration de l’océan qui les maintient en éveil.
Les enfants sont trois et oeuvrent depuis le matin à l’édification d’un château de sable. C’est l’heure maintenant du bilan, les vagues se préparent à lancer leur assaut, sans arrière-pensée, c’est cela qui étonne, sans savoir – est-ce possible? Les enfants vont en tous sens, anticipent, sautent, s’agitent, s’avancent, sourient, crient, reculent, esquissent quelques pas d’une danse archaïque. Les vagues lèchent bientôt les avant-postes de l’ouvrage, ses contreforts, rongent ses fondations, creusent enfin ses douves avant que d’un coup tout ne sombre.
C’est fini, il ne faudra rien d’autre, il n’aura manqué de rien, silence, comme si rien n’avait eu lieu. Les enfants rassemblent le peu qui leur reste, rouge, bleu, vert, rejoignent leurs parents qui se sont remis à respirer et qui se lèvent. Pas un coup d’oeil en arrière, ils basculent ensemble derrière la dune qui les avale. L’océan lui lance un dernier assaut avant d’aller jouer ailleurs, la plage redevient pure mémoire.
Tous nos jours sont à cette image, châteaux en miettes engloutis dans le ventre de la mer qui ne remonteront pas à la surface et quelques mots qui moulent l’empreinte de ce naufrage. Mais d’autres enfants – ou les mêmes – viendront en septembre prochain, et ceux qui seront à leur tour sur la dune ne détourneront pas non plus les yeux de ce qui recalibre leurs insensées ambitions. Enfoui quelque part un mystère, un mystère qui transite d’été en été, de jour en jour, une même alchimie qui réconcilie sans pitié nos rêves de sable avec le fer de l’océan.


Perpétuer, du moins pour un temps, ce que la mort s’apprête à réduire en poussière, tel est parmi d’autres le rôle du langage.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Réhabilitation des cendres



Je sus d’expérience durant ce rude hiver-là qu’après la combustion du bois demeurent les cendres. Que je retirais chaque matin du foyer, je croyais bien faire. Il vaut mieux pourtant, me rappela la vieille de Pra Massin qui m’apportait quelques oeufs ce matin-là, ne pas les retirer après chaque utilisation de ton poêle. Au contraire, il convient d’en laisser un bon tapis qui peut atteindre les trois-quarts de la hauteur des amenées d’air percées dans la chamotte. Un épais lit de cendres améliorera ton feu! lança-t-elle en s’éloignant dans la bise noire qui ne nous avait pas lâchés de la semaine.

Ainsi qu’avec l’âge s’évanouit la puérile ambition de parcourir la vie en souverain, le feu de la mémoire qu’attisait par en-dessous le souffle de l’invention langagière s’est brusquement éteint. De cette matière informe il ne reste, à quelques éléments près, qu’un univers mort, comme est mort le cerveau frappé d’amnésie, et il y a si peu à en tirer qui ait force d’évidence que mieux vaudrait la jeter tout uniment au rebut. Elle y croupira dans l’oubli, mais est-ce pertinent si on pense que les choses sans intensité mettent en valeur celles qui en ont, que c’est leur fonction et peut-être leur nécessité.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

(FP) La tête hors de l’eau



Sous les ronces et les genêts, les chênes verts, la bruyère, les bouscas qui colonisent les alentours des Plantiers, de Peyrolles et de Saint-André de Valborgne, on peut apercevoir les ruines des innombrables murettes de pierres sèches que la terre secondée par les orages finit aujourd’hui d’avaler et de digérer. Ces murettes entouraient les bancels étagées sur les pentes ingrates des serres qui apportaient aux Cévenols de la Vallée Borgne les céréales, le vin, les châtaignes, les mûriers, les fruitiers et la luzerne dont ils avaient besoin.
C’est en relevant ces pierres qui tendaient à rejoindre naturellement les lits de la Borgne et du Gardon de Saint-Jean que ceux des Plantiers ou de l’Estréchure rapprochaient leur tête du ciel. (P)

Tout ce qui est court le risque d’emprunter le chemin de la plus forte pente, vers le saumâtre des estuaires. L’eau vive relève la tête à l’image de la fleur de lys ou de la phrase de Nicolas Bouvier.

C’est un mille-pattes qui circonscrit sous la ligne de cendre de l’écriture les chambres où se fait le mélange de l’air et du feu. C’est la tête de ce même mille pattes qui, en cherchant de quoi respirer au-delà des cendres, allège le mot et empêche la phrase de piquer du nez.

Quand, dès le VIIe siècle, ce christianisme ardent, exigeant, têtu, rehaussé de prodiges qui rappellent ceux des lamas tibétains ou des chamanes mongols, revint sur le continent comme un boomerang porté par le zèle évangélique de ces athlètes de Dieu et de ces champions du jeûne, il ne fut pas le goût de tout le monde. Cette vaillante bouture d’un lointain miracle, ce Christ frais comme l’aubépine que les moines irlandais tutoyaient affectueusement et appelaient « le Grand Abbé », cet ascétisme un brin sorcier, inspirèrent les plus grandes réserves à la pourpre cardinalice et aux prélats romains nourris de juridisme judéo-latin, de pâté de truie et de Frascati.

Nicolas Bouvier
Journal d’Aran et d’autres lieux
Voyageurs Payot, 1990


Jean Prod’hom

De manque en manque c’est tout



Chaque phrase conduit à une impasse dont est grosse la phrase qui suit. Celle-ci tente de la contourner sans y parvenir jamais, condamnée à se heurter à un nouveau manque. On en appelle alors à une troisième phrase qui charrie le tout, et ainsi de suite: c’est l’effet gigogne.

On parle, on dit, on écrit de manque en manque avec le secret espoir de tout dire, par petites touches. Et on n’y arrive pas.

Le texte est le souvenir d’un manque inaugural qui a essaimé en chacune de ses parties et en chacune des parties de ses parties. Il a l’allure d’une courbe de Koch réalisée dans la nuit dont on n’aurait ni la force ni les moyens de polir les angles et les segments, une courbe de Koch qui partirait en vrille.

Le fruit prolonge le rameau, le rameau la branche. Mais que devient le fruit? - Il ne prolonge rien, il recommence tout.

Egaré sur une petite place au coeur d’un labyrinthe d’où fleurissent d’innombrables allées aux ramifications sans fin. Elles conduisent chacune à une impasse chargée d’obscurité. Il suffit de lever les yeux pour voir le ciel, c’est tout.

Jean Prod’hom

Pour ne plus trembler



Si l’on exige de nos livres qu’ils fassent bonne figure et serrent les coudes sur les rayonnages de nos bibliothèques, c’est d’abord pour répondre à la crue qu’ils provoquent dans l’étroit espace physique mis à notre disposition, mais c’est surtout pour atténuer le gouffre qui les sépare en réalité, dans lequel roule un impétueux courant qui les maintient à bonne distance les uns des autres et qu’aucun livre n’a su piéger.
On se résout alors à passer sagement de l’un à l’autre, à cloche-pied, comme l’enfant sur les chiffres de la marelle ou le voyageur sur les pierres du gué en espérant rejoindre un jour sans trembler le ciel et l’autre rive.

« Quand vient le soir, je rentre chez moi et je me retire dans mon cabinet. Sur le seuil, j’ôte mes vêtements de tous les jours tachés de boue et de sueur pour revêtir les robes de cérémonie de la cour du palais, et dans cette tenue plus solennelle, je pénètre dans les antiques cours des anciens et ils m’accueillent, et là je goûte aux nourritures qui seules sont les miennes, pour lesquelles je suis né. Là j’ai l’audace de leur parler et de les interroger sur les motifs de leurs actions, et eux, dans leur humanité, me répondent. Et quatre heures durant, j’oublie le monde, je ne me rappelle nulle vexation, je ne crains plus la pauvreté, je ne tremble plus à l’idée de la mort: je passe dans leur monde. »

Niccolò Machiavelli cité par Alberto Manguel
La Bibliothèque, la nuit, Actes Sud, Arles, 2009


Jean Prod’hom

Ramener l’étendue



Suppose

Que pour moi l’étendue
Soit de l’ordre du cri

Et que je te demande
De ramener son règne

A la plainte habitant
Le creux de coquillages.

Eugène Guillevic


L’initiative était venue de François R qui avait fait parvenir à quelques amis ce poème d’Eugène Guillevic. Chacun s’était mis au travail.
Je retrouve aujourd’hui une collection incomplète d’une vingtaine de cartes postales au recto desquelles les participants avaient, à leur manière, ramené l’étendue à la plainte habitant le creux des coquillages.

C’était la mi-mai 1642 et le temps bruissait dans les rues ensoleillées de Lübeck. Dans l’une des maisons bordant la rue de la Forge, le jeune Léopold bouclait son havresac: le lendemain à l’aube, il quittait Catharina pour accomplir le tour du monde.
La nuit qui précéda son départ, Léopold fit un curieux rêve: il vivait en un temps reculé, en un temps où l’on se représentait la terre comme un disque, entouré de hauts murs, soutiens du ciel. Il avait quitté Catharina et, depuis des années déjà, marchait en ligne droite pour atteindre au plus vite les murailles du monde. Il avait traversé maintes régions inconnues, si inconnues et en si grand nombre qu’il ne reconnut pas la femme transie de joie, adossée à la fontaine de la rue de la Forge à Lubeck. Léopold continua son interminable voyage jusqu’à ce qu’épuisé il se réveillât.
Lubeck s’ébrouait; à la fontaine Léopold remplit son bidon, Catharina l’accompagnait; ils longèrent la rue des Vieilles Boutiques, s’enfoncèrent dans les obscures ruelles du quartier des marchands. C‘est sur le pont de la Trave, près du Vieux Port qu’ils se séparèrent. A cet instant, Léopold savait que plus jamais il ne reviendrait, qu’il était sur cette terre en exil, il savait aussi qu’il coexistait dans ce monde mille Lübeck, mille fontaines et mille amours.

Je me souviens un peu du printemps 83 et des circonstances, du plan de Lübeck que j’avais déniché dans un ouvrage de Jean Delumeau, des lectures d’Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn. Et je rêvais d’une série de récits coperniciens. Il n’y en eut qu’un.
J’irai cinq ans après passer quelques jours à Lübeck que je ne reconnus pas. Etait-ce Lübeck?

Jean Prod’hom

Traduire Kafka



Wunsch, Indianer zu werden
Wenn man doch ein Indianer wäre, gleich bereit, und auf dem rennenden Pferde, schief in der Luft, immer wieder kurz erzitterte über dem zitternden Boden, bis man die Sporen ließ, denn es gab keine Sporen, bis man die Zügel wegwarf, denn es gab keine Zügel, und kaum das Land vor sich als glatt gemähte Heide sah, schon ohne Pferdehals und Pferdekopf.

Jouer aux vrais indiens
On serait un indien, affûté comme jamais, si violemment secoué par son cheval au galop, vent debout, au-dessus de la terre qui se fend, qu'il faudrait bien lâcher les éperons - mais il n'y a plus d'éperons -, renoncer au mors - mais il n'y a plus de mors -, et se fondre dans le tableau lisse d'une lande abandonnée dans laquelle galope un cheval au cou et à la tête d'homme.

Jean Prod’hom

Au carrefour



ll se retrouve là secoué comme chacun par la bonne et la mauvaise fortunes, peu à l'aise avec un avenir à l'horizon encombré, quelques souvenirs qui sortent la tête du brouillard, ceux avec lesquels il va. Et il est là, et il se demande comment il parviendra à l'essentiel.
En avançant à reculons peut-être pour ne pas ajouter de brillants au collier à deux sous de sa vie, pour se réconcilier avec le chemin fait de zigzags qui l'a conduit jusque-là, pour dire le vrai qui reste.

- En trente-sept ans je ne peux pas dire que j'ai appris grand chose. Quand même à desserrer les pièges, avec une pointe ou un petit bout de fer quelconque pour que la palette soit moins dure à déclencher. Dans le temps, j'étais comme les fermiers, je tendais le fer tel qu'il était, point dur à ce que je creuyais, et j'avais du mal à en prendre parce qu'il fallait que la taupe force. Quand la palette est plus souple, qu'elle fonctionne bien, les taupes se prennent.
Et puis, au début, je cherchais toujours la passée centrale, maintenant c'est souvent en bout de passée, là où elles vont reprendre leur ouvrage, que je les attrape. La pratique y fait un peu quand même. Je sais qu'il faut trier les pierres jusqu'à la dernière. En commençant je disais: il y a quelques pierres, elles ne vont peut-être pas gêner, et si une pierre retenait le piège eh bien la taupe était partie.

Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier
Le temps qu'il fait, 2007
Jean Prod’hom

Rassembler ce qui s'éloigne



Il faut bien admettre que l'écriture ne va nulle part d'une traite, sauf à penser que ce qu'elle présente recèle strictement les propriétés attribuées communément au réel alors que, si le livre relève bel et bien de l'ensemble des éléments comptables du monde et s'il est l'aboutissement prévisible d'une entreprise qui obéit aux principes du monde physique, il n'en offre pas moins, par un tour dont on ne perçoit que certains effets, un double diabolique, au visage certes moins monstrueux que celui qu'ont cru distinguer avec d'excellentes raisons quelques aventuriers de la pensée en arguant que le réel n'était en définitive que le double appauvri du livre, mais diabolique pourtant, puisqu'il est le lieu par la médiation duquel on se sépare, on s'éloigne, on se détache de ce qu'il indique, ce qu'il nomme et puisque, nous condamnant à nous absenter momentanément des affaires courantes, le livre nous condamne aussi à nous mettre à la traîne des événements actuels du monde, nous condamne à rattraper le temps perdu en imaginant des organisations improbables, des pas de funambule, à concevoir des chemins imprévus, des boucles étranges pour reprendre et comprendre un peu mieux ce qui nous habitait autrefois lorsque, pris dans les rêts de l'immédiat, nous n'avions conscience de rien, pour ne pas perdre de vue aussi ce qui file tandis que nous acceptons d'occuper un instant une île sans obligation loin de la marche forcée d'un monde qui n'attend pas, pour préserver enfin - et c'est là peut-être l'essentiel - ce qui nous échappe immanquablement à l'instant, dans le silence creusé par des mots qui viennent de loin et dont on ne maîtrise pas tous les sortilèges, qu'il s'agit de rassembler continûment, un peu à la manière du berger et de son chien qui rameutent le troupeau menacé par le loup dans son voisinage et la méprise en son sein.

Jean Prod’hom

Idylle



La nuit ne s'oppose pas au jour puisqu'elle n'est que l'ombre de la terre. C'est ensemble qu'au crépuscule la nuit tombe avec le jour, mêlés d'abord comme des amants, chacun pour soi ensuite, le jour cédant sa place à la nuit.
Puis à l'aube le jour se lève, mais as-tu vu de tes propres yeux la nuit se lever?
La nuit tomberait-elle deux fois?

La lumière du jour est une poche dans la nuit galactique, quant à la nuit terrestre, elle est comme une seconde poche. J'ai peine à penser qu'on puisse les retrousser toutes deux, pas plus que je ne suis capable d'imaginer une perle dans une huître close.

La terre est meuble, ronde et chaude, elle a tenu ses promesses. Je fais ce matin quelques pas sur le chemin du Bois Vuacoz pour me rappeler des miennes et me réjouir des travaux et des jours.

Jean Prod’hom

Les vauriens



Nos vies ne connaissent pas les saisons, l'hiver s'y prolonge toute l'année, derrière les verrous, sous un toit, à l'abri des murs épais et les croix de grille. On lit un peu le soir sous l'abat-jour du salon pour déserrer l'étreinte de la nuit qui grippe nos sourires et qui se glisse entre les volets mal fermés: une bonne santé et surtout pas de maux de tête.
On se remet au travail à l'aube, on le sent il le faut. On vient à bout du livre entamé, on termine les tâches commencées la veille, c'est ça avoir une conscience, et une conscience c'est sans pareil même si on n'en retire pas beaucoup d'honneur. On retrouve même un second souffle, on s'amuse des problèmes simples, faciles à résoudre. Quelques saisons encore et on abandonne nos rêves en regardant avec insistance ailleurs. On a scrupule, mais ce scrupule ne se prolonge pas, il suffit de quelques Noëls et l'habitude l'a englouti.
Des vauriens pourtant guettent, ils entrent en scène à un moment où on ne les attendait pas, ils déterrent les saisons, traitent à nouveau avec le temps que le calendrier divisait pour faire le décompte des jours et regardent le monde qui est bien celui qu'on aperçoit sur les cartes postales mais que celles-ci ont escamoté jusque-là en faisant croire qu'il suffisait d'en disposer.

Le matin je balaie et je vais porter les paquets à la poste, je reviens ensuite à la maison et je réfléchis à ce que je pourrais bien encore faire. En général il n'y a plus rien à faire et je pars dans les bois, où je m'assieds quelque part sous les hêtres jusqu'à ce qu'il soit temps ou jusqu'à ce que je pense qu'il est temps de rentrer à la maison. Quand je vois les gens travailler, je ne peux m'empêcher d'avoir honte d'être sans occupation, mais je trouve que je ne peux rien faire d'autre sinon éprouver justement ce sentiment-là. J'ai l'impression de ramasser chaque fois la journée comme un cadeau que le bon Dieu veut bien laisser tomber aux pieds d'un vaurien comme moi. Faire plus que de vouloir travailler et, dès que j'en vois l'occasion, la saisir, je ne l'exige pas de moi, puisque je vois que cela va bien comme cela. C'est une vie qui convient du reste admirablement à la campagne. On ne doit pas y faire trop de choses, sinon on finirait par ne plus voir la beauté dans son ensemble, on perdrait l'affût dont le regard a besoin, et il faut bien aussi qu'il y ait dans le monde des gens qui regardent.

Robert Walser, Les enfants Tanner
Première édition:1907, traduction: Gallimard,1985, page 134

Jean Prod’hom

L'empreinte et l'écho



Parfois l'écriture dépasse l'intention primitive, l'outrepasse même et attire celui qui écrit dans ce qu'il pressent soudain mais qu'il n'est pas en mesure de maintenir sous sa main, qui échappe alors à son contrôle, si bien que les fils patiemment distingués à l'arrière tirent vers l'avant, les chevaux se cabrent, le cavalier saute de sa monture qui poursuit, tout s'emmêle.
On y va alors à l'estime en se fiant à la trouée qu'on aperçoit à la traîne des bêtes qui secouent la tête en disparaissant dans les bois. Sans les perdre de vue, on soigne les arrières, là où les idées s'épaulent encore solidement les unes les autres, mais à l'avant les mots se mêlent et les fils se mettent en pelote, l'arrière va partir en charpille sauf que, au dernier moment, la trouée se retourne comme une poche, raperche les fils qui se sont rétractés, les tend et garantit ainsi une inespérée cohésion à l'ensemble: quelques mots sont tombés d'on ne sait où, ils assurent la nouvelle donne qui s'organise de l'avant vers l'arrière, noue de proche en proche ce que l'on ignore encore avec ce que l'on croyait savoir.
Tout se tend et ce qui devait se terminer en couronne d'épines ou en eau de boudin maintient, on ne sait comment, dans le creux d'une boucle étrange l'empreinte des sabots d'un cheval au galop qui a pris le large avec ses semblables et l'écho d'une clameur qui ne cesse pas.

Jean Prod’hom

Le loup dans la bergerie



Que nous apprennent les livres mis bout à bout dans nos bibliothèques sinon qu'il tiennent debout ensemble, épaule contre épaule, qu'il y a presque toujours, quel que soit le principe d'organisation adopté, une place pour y glisser un nouvel arrivant. Pourtant tôt ou tard, même si l'on a pris des marges très généreuses, l'apparition d'un seul livre nous oblige à tout déplacer, à tout reprendre, à modifier l'ordre de fond en comble.
A moins que... On peut en effet modestement accueillir le nouveau venu hors tout classement, comme le dernier venu, comme celui qui n'a pas encore de place, un peu comme la Métaphysique d'Aristote, dont la préposition méta "pourrait n'être qu'une indication sur un ordre de lecture ou de classement de textes, fournie pour un érudit ancien: à lire ou à classer après les textes de physique" (Richard Bodéüs, 2002).
On peut encore le laisser là comme une pierre sur un plateau de go.
Si la succession des événements répond à un ordre imposé comme la juxtaposition des livres dans nos bibliothèques, l'imprévu survient tôt ou tard et bouleverse l'une et l'autre. Comme n'importe quel événement le fait à l'égard de l'histoire, le livre alimente nos rayons, les met en question et nous en éloigne.

Jean Prod’hom

Mont-de-Piété



Alors qu'il se réjouissait de ses prochaines lectures - du Napoléon de Max Gallo en 4 volumes qu'il avait hâte de croquer cet été sur les plages de Corse - , et que je l'écoutais distraitement réciter de mémoire trois longs passages de La Tentation de Lady Blanche que Brenda Joyce a publié chez Harlequin il y a plusieurs années déjà et qui l'avaient envoûté, tandis qu'il me racontait le restaurant sis en face de la gare de Nevers, le fauteuil de cuir noir dans lequel il avait lu les premières pages d'Un coin de paradis de Michel Carnal abandonné par un client pressé (Fleuve noir, 767), la pente du champ sans fiin traversé par un cerf hagard que Jean Giono a dépeint dans un livre de poche usagé abandonné au sommet de l'Aigoual, les phrases d'Elie Wiesel - L'Aube? Le Jour? - qui l'avaient raccommodé avec la vie alors qu'il fondait sur le Causse Méjean, je me dis qu'aucun de ces ouvrages ne valait l'autre, qu'ils étaient incomparables, qu'ils avaient tous leur place dans la grande bibliothèque et qu'il est difficile de brûler des livres, mais je me dis surtout que s'ils gardent une place à part dans nos mémoires, c'est parce que chacun d'eux est arrivé au devant de nous sans prévenir alors que nous manquions de quelque chose, sans avoir la prétention toutefois de combler ce manque qui demeure, mais en offrant une chambre à des échos qui se sont joints aux échos de manques plus anciens pour former le chiffre énigmatique d'une question qui n'attend pas de réponse mais un prolongement, car d'être allés de Nevers au sommet de l'Aigoual en passant par Méjean et Moriani-plage ne nous oblige à rien.

Jean Prod’hom

Le présent fulgure



D'être d'ici ou de là, d'hier ou d'aujourd'hui change évidemment tout. Ainsi André Dhôtel rapporte combien la guerre fut une rupture étonnante pour Jean Follain qui assure "qu'à une année près, s'il avait tardé à prendre conscience du siècle à son début, sa poésie n'aurait pas été ce qu'elle fut: une légende continuée à travers des événements et contre les événements. Les souvenirs devaient maintenir avec une force insoupçonnable ce que la guerre avait perdu".
Si donc les choses se présentent à nous ainsi que nous les voyons aujourd'hui lorsque nous ouvrons la porte, c'est nul n'en doute en raison des circonstances qui ont entouré le dedans et le dehors de notre maison d'enfance et qui déterminent l'allure de notre être au monde Pourtant les particularités sur lesquelles nous ne nous sommes pas prononcés et qui commandent le regard que nous portons sur le monde ne rendent pas impossible le chemin qui mène à l'universel. Bien au contraire, ce sont elles qui nous ouvrent ses portes.
Né ici, je suis celui qui rompt en ce lieu le grand cercle du temps et la ronde des événements qui m'enchaînent, je suis le tard venu, celui qui ne compte pour rien mais qui peut s'il le veut faire entendre, là où il est, le grand brassage, la quincaillerie des étoiles et des hommes, les verrous et les croix de grille, la diversité fugace qui vogue vers l'éternel.
C'est ici seulement, en honorant les particularités de nos limites que nous sommes susceptibles d'accéder à l'universel, d'être éblouis par l'irremplaçable origine, d'entrevoir par la magie du poème le grand royaume auquel on goûta enfant: le disparate au pied de la barrière.

PARLER SEUL

Il arrive que pour soi
l'on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l'on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d'argile
tandis que chaises, table, armoire
s'embrasent d'un soleil de gloire.

Jean Follain, Exister

Jean Prod’hom


Transversale



Je me réjouissais hier de filer à pied plein ouest, comme Thomas Platter il y a 500 ans plein nord par le Grimsel en direction de Munich, je me réjouissais de traverser cet après-midi le Bois de Vernand, la Mèbre, la Petite Chamberonne, la Grande et rejoindre la Venoge, insouciant comme lui - de la belle insouciance s'entend - , attentif aux dangers, autant les dangers qui jouent le jeu que ceux qui baissent les yeux, les dangers retords, plus souterrains aujourd'hui peut-être qu'autrefois; attentifs aux brigands prêts à perdre leur vie et la nôtre pour obtenir ce qui n'existe pas ou qui ne vaut rien; attentif à la peste, celle qui ronge et affaiblit nos représentations; à nos guerres de religion, guerres des haies et des haines ordinaires.

J'y suis bientôt ravi dans une durée qui s'étire d'aise dans tous les sens, avec des bacchants et des béjaunes stupéfaits qui n'imaginaient pas que le monde puisse être monde. Ils comprennent mieux ce que marcher veut dire et sauront désormais qu'il est simple d'aller de l'avant, vent arrière ou vent debout.
Resté en arrière, l'un des béjaunes lève la tête et s'étonne: un gros porteur raye le bleu du ciel qui mène aux Maldives.

Après avoir passé huit à neuf semaines à attendre nos compagnons, nous partîmes pour la Misnie. Quel grand voyage pour moi! C’était la première fois que j’allais si loin et qu’il me fallait pourvoir en route à ma subsistance. Nous étions huit ou neuf en tout, à savoir trois béjaunes et les autres de grands bacchants: ce sont les noms qu’on donne aux jeunes et aux vieux écoliers; j’étais le moins âgé et plus petit des béjaunes. Quand je ne pouvais plus me traîner, mon cousin Paulus se plaçait derrière moi, armé d’un bâton ou d’une pique, et m’en donnait des coups sur mes jambes nues, car je n’avais point de chausses et seulement de mauvais souliers. Bien que je ne puisse me rappeler toutes nos aventures de grands chemins, quelques-unes cependant me sont restées dans la mémoire. Une fois, comme nous cheminions devisant de choses et d’autres,...

Thomas Platter, Ma Vie, L’Âge d’Homme, Poche Suisse, Poche, Paris, 1982

Jean Prod’hom


Enchâssements



La nuit ne s'oppose pas au jour puisqu'elle n'est que l'ombre de la terre. C'est ensemble qu'au crépuscule la nuit tombe avec le jour, mêlés d'abord comme des amants, chacun pour soi ensuite, le jour cédant sa place à la nuit.
Puis à l'aube le jour se lève, mais as-tu vu de tes propres yeux la nuit se lever?
La nuit tomberait-elle deux fois?

La lumière du jour est une poche dans la nuit galactique, quant à la nuit terrestre, elle est comme une seconde poche. J'ai peine à penser qu'on puisse les retrousser toutes deux, pas plus que je ne suis capable d'imaginer une perle dans une huître close.

La terre est meuble, ronde et chaude, elle a tenu ses promesses. Je fais ce matin quelques pas sur le chemin du Bois Vuacoz pour me rappeler des miennes et me réjouir des travaux et des jours.

Jean Prod’hom

Retour du global



L'homme s'est extrait de la glu de ses convictions pour en étudier la teneur, l'organisation et les raisons, il s'est libéré des particularismes locaux pour élaborer une vision générale commandée par les seules contraintes globales, il a dégagé l'essentiel du circonstanciel et a énoncé les lois auxquelles se soumettent désormais nos vies. Le voici libre. Et pourtant il se sent égaré de n'avoir pas pris les précautions qu'il eût fallu pour que la maison quittée puisse demeurer nôtre, il nous a manqué d'un Poucet qui nous aurait permis de revenir vers nos pénates qui recèlent encore d'innombrables secrets.
Le but fixé il y a quatre siècles était ambitieux, le succès improbable, inconcevable; il a dépassé nos espérances. Parvenus là où nous sommes, accablés par des vérités statistiques, nous devons reconnaître cependant qu'il est vital de pouvoir rejoindre aujourd'hui le pays abandonné, non pas pour y retourner avec armes et bagages, mais pour le maintenir avec l'autre à nos côtés.
Et le voyage qui se prépare du global au local, du général au particulier, de l'essentiel au circonstanciel est devenu une aventure aussi ambitieuse, aussi inimaginable et inconcevable que naguère l'aller simple qui nous a conduits ici.

Jean Prod’hom


A l'ombre du tilleul



Ceux dont nous sommes les lointains descendants nous ont laissé en partage un puzzle quasi complet et achevé: champs, prés, routes et chemins, colza, blé, maïs, barrières, clédards et haies, jours, semaines et dimanche, cave et combles, encyclopédies et texte sacrés, et des prières.
Mais nous les suivants, invités au premier jour dans ce jardin qui apparie le paradis à l'enfer, si nous voulons disposer d'une place, si petite soit-elle, où la trouver?
On n'a jamais rien prévu pour les nouveaux-nés. On a donc cherché, bleus que nous étions, dans le ciel et les livres.
Puis nous avons commencé de grands travaux, c'était plus tard, chacun en notre lieu: nouveau parcellaire, réaménagement de l'horizon, déplacement des bornes, identification des ombres, nouveaux tracés, noms de lieux. Alors que nous essayions ainsi de faire notre place – à la masse et au vilebrequin –, est apparu soudain là, sous nos pieds et en retrait, oublié entre jachères et ronciers, un morceau de pré laissé pour compte d'où nos pères avaient dirigé leur entreprise, un lieu à la fois si dense qu'il contenait la totalité du puzzle, à la fois si vide qu'il annonçait la promesse de tous les temps, et une pierre recouverte d'un peu de mousse. Cette pierre c'est ma pierre d'angle, elle est ce rien qui est resté debout lorsque ce qui avait été cartographié, de haut en bas et de de gauche à droite, de hier à demain s'est effondré. Suprême offrande, place hors de prix, paisible, mais place enfin, où je t'ai invité, il y de la place pour deux.

Lorsque ceux dont nous sommes les lointains descendants se sont retirés, restaient sur la table des miettes et des moineaux sous le regard desquels nous avons réinventé ensemble la musique et conçu de nouveaux dictionnaires, des récits inouïs qu'on a fait cheminer le long des pierres d'une imprévisible mosaïque de couleurs, nous avons aussi réinventé un demain, un passé à ce demain, et un avenir à tout cela.

Jean Prod’hom

ὕβρις



La lumière verticale qu'a dirigée la conscience européenne sur certaines régions de l'être tout au long de son histoire a levé une ombre toujours plus dense en son pourtour qu'on ne perçoit plus qu'avec peine et qu'on n'apercevra tout simplement bientôt plus, aveuglés que nous sommes par des découvertes éclatantes dans un territoire dont on a cru trop vite qu'il constituait le tout de notre expérience.
Le philosophe de Iena nous avait pourtant dûment appris que la rationalité ne constituait pas l'ensemble du réel, mais pouvait-il imaginer que ce qui échappait à l'emprise de la raison, le réel, retournât à sa nuit primitive poussé par la raison qui s'en était péniblement arrachée? Les avertissements de la philosophie ne nous tiennent plus désormais à l'abri de cette nouvelle menace.

Mais gardons-nous de diriger sans précaution nos projecteurs en direction du continent infini de cette ancienne nuit qui circonscrit notre raison et dont n'est sortie avec peine qu'une infime partie de ce que l'on est, l'esprit. La déraison guette à nouveau. Il nous faut apprivoiser de rien à rien cette nuit d'encre et réaménager sobrement les anciennes marges. A trop en vouloir, à prendre de trop haut la nuit nous risquerions de blesser les dieux.

L'homme est à l'image de ces lacs d'altitude menacés par les montagnes sans lesquelles ils ne seraient pas, dans lesquels se mirent l'alpha et l'oméga du ciel, une ïle.

Jean Prod’hom




Futur antérieur



L'ivresse qu'apportent en mai les fleurs du lilas ne parviennent pas à me ramener sur les vieux chemins et à entrouvrir les portails des jardins de l'enfance. Ni les fleurs de l'acacia ni celles bientôt du tilleul ne me permettront d'obtenir de rendez-vous par-delà le temps perdu avec ce qui n'a fait que passer et dont j'étais trop assuré autrefois qu'il reviendrait.

Quand les parfums opalins et laiteux de la rose et du chèvrefeuille me font signe, que je tente de m'en approcher et qu'ils se retirent avec la même nécessité – aveugle et obstinée – que celle qui oblige l'escargot biborne à rentrer ses cornes, je regarde à l'orient du côté des montagnes au collet enneigé, espérant saisir dans l'immobilité de la pierre ce qui s'est dérobé.
Je connais leur nom: Dent de Lys et Cape au Moine, Brenleire et Folliéran, mais elles ne m'ont pas attendu, ont quitté l'horizon et continuent sans moi. Je voudrais les rejoindre, sachant pourtant à l'instant même où je m'y apprête que ce que je leur prête, la promesse d'un bonheur absolu née ici même d'un éloignement continué se dérobe comme les fragrances de mai.
Il ne s'agit pourtant ni d'un rêve ni d'un mirage, mais de la réalité dont je dois me satisfaire, une combe et un parfum, une consolation, le souvenir de ce qui aura été.

Jean Prod’hom


Cohorte Ensemble d’individus suivis chronologiquement, à partir d’un temps initial donné, dans le cadre d’une étude épidémiologique.

Larousse médical 1998

Cohors, tis, f ( cf. hortus, χόρτος )
1 enclos, cour de ferme, basse-cour...
2 troupe [en gén.]: cohors amicorum... cortège d'amis; cohors illa Socratica... l'école de Socrate; cohors canum... meute de chiens; cohors febrium ... l'essaim des fièvres...
3 [en part.] a) cohorte, la dixième partie de la légion... b) troupe auxiliaire... c) a,rmée...

Dictionnaire illustré Latin - Français, Félix Gaffiot, 1934

χόρτος, ου ( ὁ )
I lieu entouré d'arbres et de haies, enceinte: 1 enceinte d'une cour... 2 p. ext. sans idée de clôture, repaire de bêtes féroces...
II herbe... 1 fourrage vert ou sec... χόρτον ἔχει ἐπὶ τοῦ κέρατος, PLUT. Crass. 7... il a du foin aux cornes, c. à d. il est dangereux, p. allus. à la coutume de mettre du foin aux cornes des boeufs dangereux pour avertir les passants de s'en garer... 2 p. ext. paille légère, balle... 3 plante alimentaire... 4 pâtures des animaux... 5 p. ext. nourriture grossière...

Dictionnaire Grec - Français, Anatole Bailly, 1950

Abandons



Ne conviendrait-il pas de distinguer deux frénésies de rangement?
Celle qui conduit à nous débarrasser de ce qui encombre nos vies, de ce dont on veut s'alléger en le reléguant dans de petits purgatoires provisoires. Pour être en mesure de voir venir et demeurer libres la tête hors de l'eau – quitte à se pencher une ou fois ou l'autre, pour se consoler, ô merveille, sur la question des classements d'urgence et de leur invraisemblable nomenclature. Perec l'a fait dans Penser/classer.

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit «A CLASSER»; ou bien un tiroir étiqueté «URGENT 1» et ne contenant rien (dans le tiroir «URGENT 2» il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir «URGENT 3» des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille.

Georges Perec, Penser/Classer (cité par CGAT)

Et une frénésie d'un autre genre, lointain rejeton de la manie dont parle Yoshida No Kaneyoshi – la manie “d’arranger les choses en séries complètes” - qui incite celui qui ne veut rien abandonner de ce dont il revendique la paternité à le contrôler frénétiquement, à le faire tinter comme des casseroles pour ne pas le perdre de vue, en tous lieux, et à y retourner comme le chien qui revient à l'ombre des arbres au pied desquels il a pissé, non pas pour se rafraîchir et bâiller à la vie qu'on fait aller, mais pour constater à heures fixes qu'il est seul ou qu'il partage le royaume avec quelques élus: du côté de Netvibes, de Twitter, de MySpace, de Facebook.

Jean Véronis évoque ces questions de territoire ici. Mais aussi .

Jean Prod’hom

Dimanche 26 avril 2009



Le facteur est mort, on l'a appris par le journal, ce journal qu'il glissait chaque jour dans notre boîte aux lettres. La vie pourtant continue, et on avance hébété dans une campagne dépeuplée.
On l'aimait sans le connaître vraiment, on l'aimait de loin, ou comme s'il était né avec le lieu. Il ouvrait les allées de nos jours, Ropraz, Corcelles et ses oasis, le Riau, la Moille-au-Blanc, la Moille-Cherry, la Goille.
On l'appelait par son prénom, il nous appelait par le nôtre, toujours un mot pour réveiller nos enfants.
Stéphane a été le compagnon bienveillant du peu que nous sommes, présent à l'égal du pommier du jardin, du hangar ou du chat. mais mobile comme un furet, jamais très loin, qu'on l'aperçoive ou qu'on le manque, métronome de nos jours, régulateur de nos attentes, mains vides ou mains pleines, témoin de nos riens.
Par la grâce de ses allées et venues, du sillon qu'il traçait dans ce bout du monde, que nous devions quitter quotidiennement pour notre subsistance et celle de nos enfants, il a régné discrètement sur notre biotope, avec la régularité du laboureur, jetant la graine qu'on attendait, ou celle qu'on n'attendait pas. Il assurait le double souhait des forains que nous sommes tous ici, être d’un lieu sans y être forclos. Qui désormais?
C’est un monde qui s’en va. Je crains que les messages ne nous parviennent plus identiquement.
Stéphane parti, nous sommes aux prises avec les mots nus.

Si l’on nous demande
Pourquoi ces vies
Nous montrons nos cicatrices
Elles ont été nos charrues et nos récoltes
Nous les avons engrangées sans relâche
Sous les ciels bleus des belles saisons
Peinant et nous pressant
Sous l’orage des haches
Labourant la plaie énorme, semant dans la chair
Labourés nous-mêmes
Le grain monte
Du fond des fosses nous voyons les fumées sous les nuages
Nous sommes tranquilles

Jacques Chessex

Je lis aux enfants ce poème que la famille de Stéphane a glissé dans le faire-part. On est à table, en famille, Lili ne comprend pas.
- Il reviendra, dit-elle, distribuer le courrier, il reviendra. Ce sera un chien, ce sera un chat...
Je dis alors au dedans: "Comme moi demain et toi mon demi-dieu, ma divine, sans raison, mais avec la discrétion qu'il nous a apprise, toi et moi. Nous sommes ces champs longs et larges, gras au printemps, déserts l'hiver, sur lesquels s'abat un matin, à midi ou à minuit l’orage des haches."

Jean Prod’hom

A la Une



LE MATIN DIMANCHE
SUISSE (titres de la colonne 1, page 4)

TESSIN: Homicide dans le milieu de la drogue / VAUD: Un motard se tue / NIDWALD: Policiers en formation blessés / BERNE: Montagne fatale / GENEVE: Collision mortelle avec un train / BERNE: Un cycliste perd la vie /
GRISONS: Indemnes après une chute de 80 mètres
- Ouf!



LE MATIN DIMANCHE
MONDE (titres de la colonne, page 6)

GOLFE D'ADEN: Les pirates capturent un cargo allemand / PAKISTAN: La bombe tue 12 enfants / ROYAUME-UNI: Fortunes en déroute / MACEDOINE: Soixante colis d'héroïne saisis /
VENISE: Les people chez Pinault
- Ouf! Un Eden loin d'Aden!

Jean Prod’hom

Oui



à l'inachevé lorsqu'il ne ronge pas
aux coquelicots
aux petits bonheurs qui faufilent nos jours
au doute de l'adolescent et aux limbes
aux instants qui bordent à gauche et à droite le réveil
aux chemins de dévestiture et aux geais
aux aires d'autoroute
aux entre-saisons
à la mémoire dont je ne sais rien et aux dernières cerises
au silence des muets et aux talus
aux marges généreuses
au chat qui somnole
au livre oublié dans la bibliothèque qu'on lira un jour
à la source qui s'essouffle
aux faux-plats au lézard
à l'eau qui dilate le corps lorsqu'on la boit
aux passeurs aux marges généreuses
aux photos jaunies aux bisses qui scintillent
aux rêves du cancre et du prisonnier
aux portes entrouvertes et aux pattes d'oie
à la sieste de l'ouvrier à l'étang à la tourbe
au travail bientôt terminé au jeudi saint
aux rémissions sans fin et aux bornes oubliées
au baiser volé à l'écho aux lambris délavés
à l'odeur du pain dans le fournil et aux trouées du ciel
à la frontière incertaine entre entre la terre et le ciel la terre et l'eau
à la brume d'octobre d'où sortent des cris d'oiseaux
à la persévérance à la tempérance
aux empreintes du pèlerin dans la boue
à celles du chevreuil dans la neige
à l'ancolie à l'adoration des bergers
au bluet et aux méandres du fleuve
aux fins d'après-midi aux églises vides
à la pénombre au chant du coq
au vent tiède au thé avant le lever du jour
au grain de la molasse

Jean Prod’hom



Dimanche 19 avril 2009



Tandis que que toute morale aristocratique naît d'une affirmation triomphante d'elle-même, la morale des esclaves dès le principe dit "non" à un dehors, à un "autre", à un "non-moi": et ce "non" est son action créatrice.

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, 1, X

En renonçant au mode réactif – au oui mais –, par une profession de foi d'abord, par honnêteté ou nécessité ensuite, on se condamne à l'action et à l'exercice de l'assentiment.
Mais peut-on raisonnablement aujourd'hui se livrer au grand oui, celui dont Nietzsche a fait le signe de ralliement des musiciens, des poètes, des hommes libres et solitaires, le oui des voltigeurs? Ne sommes-nous pas les obligés d'une nouvelle donne qui nous invite, sans jamais nous précipiter dans le ressentiment, à nous faire les chantres du petit oui, le oui murmuré, à peine solitaire, le oui sans écho, modeste, le oui qui dure, le oui de la petite métaphore et de l'incomplet, un peu négligé, le oui élémentaire auquel le corps s'abandonne lorsque l'âme projette celui-ci en avant?
Peut-on espérer un traité des petits ouis? de ceux qui qui ponctuent le provisoire continué au sein duquel l'homme est immergé avant même qu'il ne marche?
Sera-t-on à même de donner notre assentiment complet aux petits ouis?

Jean Prod’hom


Ostinato



Le cogito qui fut au XVIIème siècle un immense espoir, une chance, une occasion inouïe – celle de nous éloigner des sensations immédiates afin de les mesurer, prendre de la hauteur pour identifier les objets et leurs contextes, douter enfin des doctrines qui asservissent – demeure aujourd'hui encore une occasion, unique et tragique au regard de l'ambition démesurée de l'homme, l'occasion d'une nouvelle modestie, d'une modestie sans fond.

Jean Prod’hom


Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites. L'une, étendue – c'est notre corps – est inféodée à un lieu, à l'heure qu'il est. L'autre, pensante – c'est notre esprit – peut se glisser entre les barreaux du cachot spatio-temporel, revenir dans le passé, se porter dans l'avenir, envisager d'autres endroits, des choses qui ne sont pas encore ou ne sont plus ou qui n'existent pas.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande


Nous sommes doubles, faits d’un corps et d’un esprit. le premier est matériel, prisonnier d’une heure - le présent - et d’un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n’en est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l’avenir, imaginer ce qui n’est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu’ils pensent, nous nous parlons.

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire


Il a plu aux dieux jaloux de nous assigner la dualité pour partage et la division qui s’ensuit pour destin. Nous avons reçu la vie mais nous nous savons promis à la mort. Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites, pourvus d’un corps et munis d’un esprit et celui-ci, lorsqu’il s’éveille, c’est pour constater son essentielle inégalité au monde extérieur et à sa propre intériorité. Nul registre de l’expérience n’échappe à la contradiction qui nous traverse.

Pierre Bergounioux, Couleurs


Si nous pouvons lutter à mort dans le registre symbolique, c'est que nous sommes doubles, ainsi qu'un autre philosophe, français, celui-ci – Descartes – l'a établi au XVIIe siècle, pétris de deux substances: l'une, qu'il qualifie d'étendue, l'autre de pensante. Il s'ensuit que nous pouvons très bien continuer d'exister par corps alors même que ce qui nous qualifie en propre – la pensée de notre être, l'être de notre pensée – a été emporté. Et l'on n'est plus alors qu'un cadavre qui marche.

Pierre Bergounioux, La lutte des consciences dans la littérature


Nous sommes doubles et divisés, engagés dans le monde, agissants, passionnés, émus, agités mais capables, aussi, de recul et de réflexion.

Pierre Bergounioux, La cécité d'Homère

Copier



Nous aurons à reprendre notre copie, ou plutôt à prendre la mesure de cette opération disqualifiée. La copie n'est pas un obstacle à l'originalité mais une de ses conditions. C'est plutôt son déni qui est à l'origine de certaines impasses qui ont conduit l'histoire et la critique à l'accabler de mille maux et de lui dénier quelques incomparables vertus, et principalement celle de lire lentement.

Comme Borges et Pierre Ménard l'ont démontré, la copie est peut-être en son point extrême le lieu de l'interprétation la plus osée. La métaphore la plus risquée, la plus originale, n'est-elle pas en définitive la pâle copie d'elle-même?

Je me souviens d'un chauffeur de bulldozer qui perçait les chemins dans le schiste et le granit de la région de Cros et de Saint-Hippolyte-du-Fort, le long du Vidourle et sous La Fage, en hurlant à tue-tête les fables de la Fontaine apprises à l'école. Les hôtes des Cévennes s'en souviennent encore, les chèvres, les arbres et les hommes, les Gardons, les moutons et les loups.

Il y a copier, copier et puis copier, prendre et reprendre, priser et repriser, écrire et récrire, le Jorat et le Cher, et puis il y a Alain-Fournier et Pierre Bergounioux.

Jean Prod’hom

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit: quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. (...)
«Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regardé.»
Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juillet.

La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver−là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes


Les grands romanciers réalistes, quoiqu'ils soient d'abord préoccupés des rapports nouveaux qui s'instaurent entre les hommes, dans la société révolutionnée, à la ville, ne sauraient négliger la couleur du ciel. (...)
La magie de son unique petit roman tient au pouvoir du personnage central, qui est de faire tourner la roue des saisons. Son premier geste, lorsqu'il arrive, en cours d'année, dans l'école de campagne où sa mère l'a mis en pension, est d'explorer les greniers. Il en tire une pièce de feu d'artifice qui avait raté, lors de la Fête nationale, l'allume, dans la cour déserte, et c'est le soleil du 14 Juillet qui monte en tournoyant au ciel gris, crépusculaire, du premier dimanche d'hiver.

Lorsqu'il ouvre les yeux, au matin du deuxième jour, qui va le combler de bonheur et au-delà, il pourrait se croire transporté au printemps. Dans les arbres, les petits oiseaux chantent et, de temps à autre, une brise tiédie coule sur le visage du héros.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande

Domino



Dans une grande ville du sud
Sur une place une grande femme un petit homme et trois enfants de taille différente
Le soleil bas dans le ciel t'empêche de les photographier
Du haut des escaliers qui conduisent à la margelle d'un puits tu les observes longtemps
Les enfants semblent manger leur glace avec une délicatesse du toucher amusante
Quand le petit homme t'aperçoit la famille s'éloigne et tu détales
La foule s'entrouvre pour te livrer passage et se referme comme un rideau sur ta grosse masse
Je tente de te suivre avec ma jumelle Zeiss
Un mouvement imprévu
Le livre en équilbre jusque-là sur mes genoux chute
J'entends derrière moi une voix amusée
Tiens Blaise Cendrars

Jean Prod’hom

Génération spontanée



-'--- --- ---------- -------- q -- --- v --- -- -------- – i ---------- -i -------- –- ---- -i ----i-- d --- -'-----i- v---- q-- -- --------- -- ------------ -v--- q-- -- -- ---vi----- à --- ------------- --- -- --i- à l'i------ q-'il -- f- ud-- -------- à -- ------î--- l- ----i-- ---. L'hô-e ---- ---e-du -’e-- i----llé- il -'e-- ------hé invi-ible. -e l'--e-ç-i- --u---n-, e- -e veux l’-----p-gne-, --u- ne -e-- p-- dit --i- l’--i e-t d-n- l- pl--e et il -euv-e. Je --v-i- que -e-i - - - ive - it, j’ - i t - nt - ttendu. M - i - - i tôt? Cette impo--ible-histoi-e est née -ussi vite que l’éclai-, portée de l'intérieur jusqu'au chant par un ami sans visage, dont je n'ai compris l'intention divine et le procédé lumineux qu’à l'instant.

Jean Prod’hom

Mité



C'est une sale histoire que je voulais te raconter – mais en aurai-je le temps? –, une histoire dont j'aurais souhaité que-tu--s-isisses-l--fin--v-nt-que --u-ne -- -pench s--ur-ce --ligne-,-c-r-je---i--à-l'in---n--qu'il-- -f-udr--r noncer-à- en--onn-î-re -l -derni r-mo-.-L'-ô-e-indé-ir-ble-gue-- ,-il--'-ppro--e -invi-i-l .-J -'-perçoi--pour--n-,-i-me -f-u-----é-érer,--ur-i--j --e--emp--de ---u--- -dire.--'enn mi-e ---d-n-----p---e,-i--e---à--'--uvre.-Je----v-i--que-----i--rriver-i----m-i---i--ô-?-J'--ur-i--v-----di-p--er-de-q-e-q-e----gn----en--re----------------------p-----n-v------m-------p----m-------------d---'---é------j----'----------------------------------m-------v---g-------j---'---------------é----------'----------------------é-é---------.--------!-----!

Jean Prod’hom

Double foyer



ELLIPSE Suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu'il ne reste ni obscurité ni incertitude (Fontannier, p. 305).

ELLIPSE Courbe plane fermée dont chaque point est tel que la somme de ses distances à deux points fixes appelés foyers est constante (ROBERT MÉTHODIQUE).

(A. Bailly).

Plus sérieusement: ne pas se caler centripète dans un transat, ni légiférer centrifuge dans les bureaux du prince, mais courir l'orbite en ménageant les deux foyers selon la loi des aires, s'attarder la nuit à l'écart de la gravité des foules, filer plus vite et plus serré le jour lorsque le soleil aiguise le désir.
Rejoindre enfin un matin ou un soir le silence éternel des espaces infinis quatre pieds sous terre.

Jean Prod’hom

Brigitte Kuthy Salvi




En face de la scierie du Moulin, sur la route qui tient à bonne distance Tramelan et Saignelégier, quelques places de parc grignotées sur le pâturage sont mises à la disposition des promeneurs. On rejoint l'étang par un chemin qui se faufile entre quelques piles de bois sur lattes, se creuse ensuite jusqu'à la digue qui retient les eaux. Il faut choisir alors, choisir de virer par l'est ou par l'ouest.
J'en ai fait le tour avec mon père une première fois en 1983, c'était jour de pentecôte. Une seconde fois en 1998, nous allions prendre le train, Sandra et moi, à Tramelan. Une troisième fois au mois de novembre de l'année passée, l'étang était gelé et deux patineurs longeaient prudents la rive ouest de l'étang. Trois fois le ciel était bleu, trois fois le soleil nous portait à rire.
J'y suis retourné il y deux jours, aveugle et muet d'admiration. Brigitte Kuthy Salvi s'y promenait aux côtés de Sonia Zoran à l'occasion de la parution de Double Lumière. A la journaliste qui le savait déjà et à moi qui l'ignorait, Brigitte Kuthy Salvi confiait qu'elle avait perdu la vue à l'âge de quinze ans, un 1er février à 15 heures 30.
Toutes deux avancent sur le sentier qui fait le tour de l'étang de Gruère, elles sont à la recherche d'un ponton, elles tiennent dans leurs mains l'eau mélangée à la tourbe, elles tournent leur visage en direction du soleil, se regardent, elles sont à tour de rôle celle qui voit et celle qui ne voit pas, elles évoquent la nuit, le premier février, la double vue,...
Je les écoute, je suis accoudé sur le plan de travail de la cuisine. Tout le monde dort dans la maison, je ferme les yeux et rejoins celle qui ne les ouvrira plus et celle qui essaie de les fermer. M'entendent-elles? Je vois le ponton, l'eau brune, les patineurs, les piles, mon père, j'entends leurs sourires et me tient debout dans la nuit sans laquelle nous ne vivrions pas.
Tous trois aveugles sur les rives de l'étang de Gruère. Le ciel était bleu, le soleil nous portait à rire et mon coeur est arrivé à la maison.

Jean Prod’hom

Pierre Bergounioux... et puis un rêve



Nous nous sommes retrouvés au collège une petite dizaine, samedi matin à 10 heures, pour la seconde séance d'information autour de Maîtrise de français et sa grammaire – enseignée quelque temps encore dans le canton de Vaud. Moins tendu que lors de la séance de mercredi passé, j'ai su lever l'essentiel de ce que j'avais projeté. Moins de précipitation donc, moins d'agitation, de confusion...
Il faut dire que pour introduire mon propos j'avais trouvé un allié de poids en la personne de Pierre Bergounioux. Son Ouvrir la grammaire (Nathan, Paris 2002) est une petite merveille dont les avant-propos. introduction, préambule,... méritent le détour.

Ce court traité postule simplement que le lecteur, comme tout homme, en possède la maîtrise pratique. Il voudrait rattacher une discipline perçue comme tristement scolaire à son principe même, à la vie et à sa dimension proprement humaine, celle de son sens. Il n'établit rien que le lecteur (jeune ou moins jeune) ne sache déjà, mais d'un savoir qui fréquemment s'ignore et que les pages suivantes ne font que porter à jour.

Avant-propos

Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons.

Introduction

En français, huit espèces de mots suffisent à tout dire...
Les deux espèces majeures sont le nom et le verbe parce qu'elles se rapportent aux deux dimensions de notre expérience: l'ESPACE et le TEMPS, qui composent le MONDE.

Morphologie

La parole est, avec le rire, le propre de l'homme. Elle est au coeur de toutes les activités. Elle constitue la principale ressource de nombreuses professions (enseignant. interprète, avocat, psychologue, parlementaire...). Elle peut être tarifée (téléphone). Elle a un PRIX – en temps, en argent, en fatigue – que l'on cherche à réduire. Minimiser le coût linguistique, telle est l'utilité du pronom ...

Le pronom

Et puis j'ai avancé de deux ou trois pas dans le rêve que j'ai fait à la suite de la séance de mercredi passé. Tout d'abord nous nous sommes retrouvés dans la nouvelle bibliothèque, assis ensuite sur de vraies chaises, au profil de violons rouge griotte, face enfin à de vraies tables.
Ce n'est pas tout: on se retrouvera qui voudra le premier samedi matin du mois d'avril, on ouvrira la salle d'informatique, on ouvrira la salle attenante à la bibliothèque, la classe 11,...
Si l'on nous y autorise!

Jean Prod’hom

Un, deux, trois,...



Autour d’un feu de bois, des pâtres, vieilles fringues, et le fils fêtent; ça s’ébruite, effet boeuf.
Six bonzes de Santa Cruz et de Fez forcent les ruses d’un prince de glaise.
C’était le premier rite: coquilles d’oeuf, belles saintes, lents parfums, les adieux, la croix, et toi, je crois, près de l’âtre.

Jean Prod’hom

Le Papa de Simon



Chacun de son côté, eux du leur et moi du mien, si bien que nous avons travaillé dur et en silence mercredi passé, comme il convient lorsque l'on se met en demeure d'apprendre autre chose que ce que l'on sait déjà, la tête dans l'encre noire une heure durant, courbés sur un beau récit de Maupassant, Le Papa de Simon.
Nous l'avons écouté il y a une dizaine de jours dans une version proposée par la RSR; et puis je leur ai remis il y a une petite semaine une copie du texte pour qu'ils puissent en prendre soigneusement connaissance à la maison. Certains l'ont lu, d'autres lu et relu, annoté, crayon, plume ou couleurs, d'autres enfin confiants, trop confiants...
C'est l'histoire de Simon, un garçon de sept ou huit ans qui ne connaît pas son papa – est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli? Les gamins de l'école avec lesquels Simon ne galopine pas dans les rues du village ou sur les bords de la rivière n'ont pas de pitié – pas plus que leurs parents – pour cette chose extraordinaire, monstrueuse, cet être hors de la nature. Ils le mettent en demeure de répondre de cette absence.
Ce mauvais coup contre lequel n'existe aucune parade renforce la cohésion des galopins, malins et cruels, et contribue à l'égarement de Simon qui sent monter en lui l'impuissance. Il songe à mourir.
Maupassant raconte le chemin difficile que doit emprunter Simon, à deux pas d'en finir avec lui-même et les autres, pour disposer d'un nom, le nom d'un père qui accepte, et le fils et la mère; un nom autour duquel le groupe pourra se reconstituer comme autour de la loi et non plus hors-la-loi autour de l'enfant innocent qui n'en a pas. Simon rencontre Philippe, un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés, qui épousera sa mère au terme du récit.
– Mon papa, dit-il, c'est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu'il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal.
Philippe Remy promis!

Midi finissait de sonner. La porte de l'école s'ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s'arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.

Un élève s'approche, il veut me parler, de ce qui s'est passé la veille dans la salle d'informatique alors qu'il travaillait avec deux camarades. L'un l'a frappé sur la tête sans raison apparente. Je m'assure d'abord que chacun d'eux a un père, c'est le cas.
Le temps passe et je finis par m'approcher des deux acteurs absents jusque-là qui m'avouent ne s'apprécier que très partiellement, ils en sont venus autrefois aux mains, aujourd'hui ils en restent aux mots, des mots qui volent comme des coups.
L'étonnant de l'affaire c'est que pour s'armer et entamer l'intégrité de l'adversaire, chacun fait siens les mots convenus de notre temps, chacun reproche en effet à l'autre d'avoir un comportement monstrueux à l'égard de ses propres parents.
– Toi tu insultes ton père!
– Toi tu es un enfant-roi!
Moi j'ai trouvé! L'histoire de ces deux élèves retrousse le récit de Maupassant comme un gant. Si les gamins du village de Normandie se constituent en une bande solide en excluant Simon parce qu'il n'a pas de papa, deux gamins – et d'autres à coup sûr – de mon village s' accusent l'un l'autre, dans un miroir, non pas d'en manquer mais de vouloir s'en débarrasser.
Il faudrait aujourd'hui écrire une nouvelle histoire, celle de Pierre, Jacques et Jean, des gamins de onze ou douze ans qui ont tous un bon papa, mais qui sont dans le regret de ne pas avoir à leur disposition un petit Simon, une chose extraordinaire, monstrueuse, un être hors de la nature. L'histoire raconterait comment la communauté des gamins – et des adultes – retrouve la paix en conduisant Pierre, Jacques ou Jean au parricide.
Cette histoire me dit quelque chose...

Jean Prod’hom

(FP) Dimanche 14 décembre 2008



Au carrefour quelque chose me retient pourtant de m'engager plus avant sur l'autre voie, là où fleurissent les leurres et les regrets.
Les désirs d'abord, et les mots de tous ceux qui, peut-être, ne souhaitent pas que je les abandonne aujourd’hui et qui me rappellent au détour que je ne me suis jamais écarté en réalité de la route qui m’a été assignée.
Les deux pas imaginaires ensuite qu’il me reste à franchir et qui me maintiennent à bonne distance du pays des sirènes. Ce sont eux qui me font patienter là.
Et c'est en ce lieu, seulement en ce lieu, qui en est comme l'abolition, que le merle, les épines du pin et le vieil homme m'apparaissent comme nulle part ailleurs, dans leur plus haut degré d'intensité. Ce lieu n'est pas un rêve, il n'est pas une image, il est ce milieu où je suis avec les autres, les uns, les choses, les autres, à l'air libre, et pourtant chacun en son lieu, dense et coloré, plein, obscur et léger. Jamais si proche.
Il m'est impossible pourtant de m'approcher plus avant, de les rejoindre, leurs vies m'effraient un peu, elles dépassent de beaucoup mes forces.

Quand une route s'élève, me découvrant au loin d'autres chemins dans les pierres, avec des villages visibles; quand le train se glisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant des maisons où il arrive qu'une maison s'éclaire...

Yves Bonnefoy, L'Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972


C'était en rentrant un printemps de Colonzelle, entre Cruseilles et Saint-Julien-en-Genevois, près d’Allonzier-la-Caille, un peu après le viaduc, la nuit était tombée, les enfants dormaient et leur mère conduisait. J’ai aperçu une maison à une centaine de mètres, solitaire dans la pente douce d'un pré. Elle était à peine éclairée, mais suffisamment pour que je sache qu’elle était habitée. J’ai compris aussitôt qu’il me serait impossible d’être un autre que celui que j’avais à être, impensable de vivre là-bas auprès d'eux. Et pourtant j’étais à l’image de cette maison isolée et de ses habitants, un être aux portes et aux fenêtres mi-closes dont les maigres lumières intérieures lui permettent parfois d'entrevoir par l'entrebâillement d'une porte l'autre qui passe et qu'on aurait pu être.
Je sais que je ne serais rien sans eux. (P)

Jean Prod’hom

Deux fois ravi



Il est un peu plus de 10 heures 30 et les élèves travaillent en silence un beau conte de Maupassant, Le Papa de Simon.
Désoeuvré, j'aperçois à travers la vitre de l'une des fenêtres aux cadres turquoise de la villa du Chemin du Mottier un vieil homme qui s'affaire. Dans le ciel file un merle à tire-d'aile, il stoppe son vol, pieds joints sur une branche basse de l'un des trois pins qui se dressent là, devant moi à deux pas... Je me réjouis.
Je me réjouis de ce que l'école, malgré l'orientation qu'elle a prise depuis le commencement, soit encore si proche de ceux qui n'y sont plus et que j'aperçois de temps à autre par les grandes baies vitrées de la classe, enchanté que l'école se dresse en compagnie des arbres et des merles à l'air libre.
Tandis que les élèves s'enfoncent dans une petite ville de province et rejoignent Simon au bord de la rivière, Philippe Remy dans sa forge, Blanchotte dans la chambre, je demeure la tête hors de l'eau, perds le fil de ce pourquoi je suis là, observe les feuillus, nus, qui se dressent dans la pelouse interdite, je devine plus loin le Gros-de-Vaud, le Jura et l'Amérique.
Dans le même temps pourtant, je me sens abandonné, exclu du monde, habité par le sentiment tenace de jouer une partie dans une réalité moindre. J'aimerais être ailleurs, dans le bruit du monde ou le creux des ravins, vivre à mon tour et ne rien attendre, obtenir l’immédiat et m’en suffire.
Comme souvent alors je songe à quelques mots d’Yves Bonnefoy qui me suivent depuis tant d'années.

Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu.

Yves Bonnefoy, L'Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972

Le mirage a creusé un manque qui m’a écarté de la route, il m’a déposé nulle part, à deux pas de mes rêves, plus proche que jamais des êtres qui s'éloignent.

Jean Prod’hom

Dimanche 7 décembre 2008



A Arthur, si jeune, qui me l'avait demandé il y a quelques années, j'avais dit en balbutiant mon pressentiment – écrit le soir même. L’homme qui meurt va rejoindre les fragrances des lilas et des acacias, les mille souffles qui éloignent la touffeur de l’été et toutes ces petites musiques qui rappellent ce qui n’est plus.
Il n'avait pas semblé comprendre exactement, mais il avait paru se satisfaire de la manière avec laquelle j'avais cherché ce jour-là à frayer un passage du côté de ce que nous ignorons, entre ronces et prés, et il est resté à mes côtés.
J'entends quelque chose de ce chemin dans les premières pages du chapitre IX du
Grand Meaulnes que j'ai relues hier après-midi sous le soleil froid de l'hiver. L'obscurité croissait...

Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté dans l'ombre ; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois ; puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il eût été dangereux de pousser plus avant.
Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut, entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient la séparer du chemin...
L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés :
"Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés".
Et, poussant la barrière entrouverte d'un petit pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture ; puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui était celle d'une maison isolée. Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son têt. Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.
Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept heures.

Il n'est pas sûr qu'Arthur, jeune encore, comprenne mieux aujourd'hui ce que j'espère être en mesure de comprendre un jour.

Jean Prod’hom

Le journal



La rencontre de lundi soir avec les parents des élèves de la classe 11 ont lavé les peines vivement éprouvées ces derniers jours dans d'autres circonstances de ma vie d'enseignant. Je pense alors aux autres moments difficiles, difficilement tolérables pour certains, qui ont ponctué l'année qui se termine et dont il ne me reste rien, hormis quelques mots qui m'avertissent que ces moments ont été. Ils m'ont parfois durement touché, mais ils sont comme lavés.
Je consulte alors le journal que je tiens quotidiennement pour retrouver les traces de cet intolérable. J'aperçois des empreintes, mais aucune de celles-ci ne me donne accès à ce qui a été, elles m'orientent au contraire ailleurs, vers la question de l'écriture et du journal.
Le journal, un presque rien, ligne fragile, pas même mélodie, témoin déçu de ce qu'on avait voulu retenir, mailles par où s'échappent les murmures qu'on voulait prendre au piège, grenaille de nos jours,... Le journal jamais ne ramène à ce qui a été, il promet plutôt que l'intolérable reviendra un jour, de l'orient, et qu'on ne s'en remettra peut-être pas.


L'un des avantages qu'il y a à tenir un journal, c'est que l'on prend conscience avec une clarté rassurante des changements auxquels on est continuellement soumis, auxquels on croit bien entendu d'une manière générale, que l'on pressent et que l'on avoue, mais que l'on nie toujours inconsciemment plus tard, dès qu'il s'agit de puiser dans un tel aveu des raisons de paix ou d'espoir. Un journal vous fournit des preuves de ce que, même en proie à des états qui vous paraissent aujourd'hui intolérables, on a vécu, regardé autour de soi et noté des observations, de ce que cette main droite, donc, s'est agitée comme maintenant, maintenant que la possibilité d'embrasser d'un seul coup d'oeil notre situation d'autrefois nous a rendu plus perspicace, ce qui nous oblige d'autant plus à reconnaître l'intrépidité de nos efforts d'autrefois qui se soutenaient dans cette pure ignorance.

Franz Kafka, Journal, Grasset, Paris, 1954
Samedi 23 décembre 1911

– Où sont les dettes?
C'était lundi, un peu après midi sur le parking de la COOP du Mont-sur-Lausanne, il pleuvait et François Bon murmurait à la radio les titres de quelques-uns des textes qu'il relit à chaque étape de sa vie. J'aurais voulu l'écouter lire Kafka à Rumine...

Jean Prod’hom

Patchwork



Fin de journée en eau de boudin, carottes rouges et poireaux. Ce que j'ai mis en place est un peu juste, un rien a fait vaciller une architecture fragile. C'est bien sûr à cause des autres, les temps sont pourris, je suis le mal aimé, d'ailleurs c'est bientôt la fin du monde...
Les dix minutes qui suivent la fin des cours, je les passe seul et épuisé dans la salle d'informatique, en compagnie des quinze ordinateurs qui ronronnent; les mots bienveillants d'un collègue finissent de me remettre la tête d'aplomb, mais je ne suis pas en mesure d'exiger de mon esprit qu'il mette de l'ordre dans les quelques pensées qui m'ont accompagné ce matin et cet après-midi tandis que je traitais de la syllabation, que j'évoquais Balboa découvrant le Pacifique ou que les élèves inventoriaient les désignations du Grand Meaulnes.
J'aperçois, je ne sais où dans cette salle déserte, pêle-mêle, des morceaux de réflexion, des lambeaux de pensées,... et quelques pépites pour survivre et ne pas désespérer complètement, les satisfactions paradoxales que m'apporte l'enseignement de la syllabation et des accents, les lignes sur le tiret dans le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon et la délicate question de l'accord du participe passé des verbes conjugués avec l'auxiliaire avoir, qui apporte tant de plaisir à Pascal Quignard lorsque leur complément est un nom féminin.
J'aurais tenté – si les précautions matérielles de l'ingénieur avaient été à la hauteur des ambitions pédagogiques de l'architecte – de mettre bout à bout tout cela, à quoi j'aurais ajouté pour border le patchwork de ma difficile journée la liste des problèmes de peu d'envergure que je rencontre chaque jour et qui ont fait de cette fin d'après midi quelque chose comme la fin du monde, bien sombre si je ne l'avais sauvée en soirée par la découverte sur mon ordinateur de la combinaison-clavier du tiret.

Jean Prod’hom

Trésy des Amoureux



Avec quelques élèves qui ont terminé l'inventaire des prénoms de tous les êtres qui les entourent et qu'ils aiment, j'écoute les noms de lieux que Valère Novarina a scandés en 2007 à l'occasion de l'émission A voix nue d'Odile Quirot.
Me parviennent alors par un canal dont j'ignore le tracé quelques syllabes sonores d'un nom de lieu que Novarina ne dit pas, Trésy des Amoureux.
Je mets ces quelques syllabes de côté et les élèves au travail; casquée comme un pilote long courrier, sous le regard curieux de ses camarades, M égrène le chapelet de prénoms de ceux qu'elle aime et qu'elle a mis en page comme un poème. Pas si simple de donner une allure sonore à cet objet, l'architecture et l'intention manquent encore, mais le texte de Valère Novarina et ce que recèle le nom de Trésy des Amoureux me rassurent.
C'était au printemps 1991, je venais de lire le texte de Jacques-Etienne Bovard sur la Venoge. Nous avions organisé, un collègue et moi, une balade de trois jours sur ses rives, de Saint-Prex à l'Isle en passant par Cuarnens la honte, Nous avions intitulé cette sortie de fin d'année: De l'Enfer au Paradis en passant par Trésy des Amoureux. Trois belles journées, têtes à l'air, dont je me souviens jusqu'aux moindres détails. Et si ceux-ci demeurent vivants aujourd'hui, c'est, je crois, par la grâce sonore de Trésy des Amoureux.

Jean Prod’hom

L'émeute à Fontainebleau



Quoique le narrateur du récit classique - disons du récit sur lequel on demande à l'élève de se pencher à l'école - dispose de moyens, au demeurant assez pauvres, pour modifier l'ordre des événements ancrés dans ce qu'on a coutume de nommer le réel, on parle communément du récit comme quelque chose qui avance, qui accélère, qui débraie ici ou là, qui tombe en panne parfois, comme si le récit était un mobile qui allait résolument, mais non sans heurts, de l'avant. L'habitent le plus souvent des personnages qui, d'événement en événement, vont eux-aussi de l'avant, attachés à la résolution de ce qui s'est compliqué au commencement.
Au cours de ce périple qui les ramène à quelques pas du bercail qu'ils ont quitté ou dont le destin les a arrachés, les personnages traversent des mondes, des paysages, des espaces incommensurables que la narration rapproche.
Si les événements se succèdent dans un ordre précis, comblés par une nécessité interne, on ne saurait en dire autant des mondes sur le fond desquels se déroule la succession des événements. Passent les personnages, et le lecteur qui les suit servilement, de monde en monde, des mondes juxtaposés comme les décors au théâtre.
Avec d'autres je me suis demandé si le récit aujourd'hui ne constituait pas d'abord et avant tout l'occasion unique de visiter l'insaisissable milieu, s'il ne devait pas sa survie à la fragile main courante qu'il offre à l'homme de s'y rendre, d'en revenir sans s'y perdre et de lever quelques amers pour l'avenir en direction duquel nous allons à l'estime.
Le récit est le lieu par la médiation duquel l'homme élabore la carte rêvée dont nous sommes encore infiniment éloignés, le récit n'est donc pas mort, nous ne disposons aujourd'hui que d'un patchwork.

- Car enfin que reste-t-il d'un récit lorsqu'on a suivi pas à pas ceux qui l'ont fait avancer?
- Presque rien! Un rien invisible, enfoui, qui recèle autant de valeur que l'objet qui transite dans le jeu du furet, aucune!
- Il reste Fontainebleau.
Les feuilles autour d'eux sussuraient, dans un fouillis d'herbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu'on ne voyait plus.
- Il reste 1848.
Quelquefois, ils entendaient tout au long des roulements de tambour. C'était la générale que l'on battait, pour aller défendre Paris.
- Et Frédéric Moreau, l'un des furets de l'Education sentimentale, qui nous fait passer de l'un à l'autre, qui nous fait entendre au coeur de Fontainebleau le coeur de Paris:
- Ah! tiens! l'émeute!

Jean Prod’hom