Le cabochon de Jean-Loup Trassard

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Lis et relis aujourd’hui l’une des petites scènes étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses, montées des fonds d’armoire de la mémoire de Jean-Loup Trassard, filées en lignes d’écriture dans L’Espace antérieur en 1993. Pour me saisir du vulgaire cabochon de verre bleu que l’enfant qu’il fut a ramassé sur une plage de sable alors qu’il avait cinq ans.
Ce que l’écrivain raconte en deux pages du gamin, du mystère de verre qu’il glisse dans l’une des deux petites poches de sa culotte courte, qu’il ressort et considère sur l’herbe d’un pré à Saint-Hilaire-du-Maine,
l’objet parfait et énigmatique qu’il tient dans le creux de sa main, je crois pouvoir le toucher aujourd’hui et comprendre.
C’est une pierre, presque une pierre ou un coquillage, un coquillage bleu, pâle, terne et précieux, tesson de verre presque rond, usé, j’en ai ramassé et caressé moi aussi, de verre et de terre, ceux de terre m’ont fasciné, me fascinent, m’ont fait rêver.
J’ai marché entre vagues et plage de Saint-Nazaire à Saint-Malo, de Sète à Rome, Dodécanèse et Péloponnèse, en en ai ramené par centaines pour trouver enfin le cabochon que Jean-Loup Trassard a ramassé sur une plage de Normandie, sa mère était en blanc, son père avait lancé un anneau de caoutchouc orange.
C’était un vulgaire morceau de verre, verre bleu poncé par la mer, un nombril de bouteille que la mémoire et l’écriture ont fait passer du pré d’hier à celui d’aujourd’hui. Tesson de verre, tesson de terre, tout à la fois métonymie et métaphore,
parcelle de l’inconnu sans contours. Mystères rejetés des gouffres de la mer et des travaux des hommes qui attestent du pouvoir philosophique de ces restes de la vaisselle du monde, égarés dans une étendue trop vaste, rescapés d’un mystérieux trésor, obstinés, malmenés par les vagues, brisés, concassés, bouchardés d’abord, roulés, érodés, polis ensuite, puis ronds comme une épaule, doux comme la peau, tout à leur sort sur la plage, au chaud dans la poche, objets autour duquel l’esprit tourne, incertitude cernée, comme un tableau ou une flaque qui reflèterait tout le ciel.
Le cabochon que j’ai dans la poche, je le donne à qui le veut,
l’usure et l’épure, l’ampleur de cet objet ne m’appartient pas, qu’il passe de main en main comme un furet.

Jean Prod’hom


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