févr. 2013

Aux voyants la jachère

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Eradiquer le bruit, exclure le faux, baisser les yeux, fermer les fenêtres virgule, isoler, encadrer, trancher virgule, distinguer le haut du bas, élever le ton, sonner les cloches virgule, brûler l’incorrect, chasser l’étrange, écrire au lance-flammes, faire rédiger des poèmes point. On s’étonnera demain de l’improductivité de nos sols virgule, passez donc virgule, il n’y a plus rien à voir point à la ligne.
Les mauvaises graines poussaient aux flancs des talus, le bleuet et le coquelicot autour des crapules, l’école buissonnière derrière l’horizon. Aux voyants la jachère et les chemins de halage, la chienlit et le carillon, les refuges et les portes cochères, la forêt, l’eau trouble et la mauvaise herbe.

Jean Prod’hom

Insurrection

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On allait vers le printemps, l'aube se faisait chaque jour plus matinale, les merles avaient épuisé leurs réserves et croquaient les derniers fruits des aubépines et des sorbiers, les bergeronnettes marchaient à petits pas pressés sur la molasse de la rivière en hochant la tête et la queue, la glace de la fontaine avait molli, le givre ne résistait pas au premier coup d’essuie-glace, pas de bouchons sur l’A1.
Mais tout semblait pourtant revenir en boucle dans la ronde des saisons. Nous roulions en bon ordre sur le plateau de Sainte-Catherine, incognito, pas un mot pas un signe lorsqu’on se croisait. Il y a avait dans l’allure de chacun, dans le sérieux qui animait nos visages, l’odeur de discipline que chaque conducteur répandait tout autour de lui ce quelque chose qui garantit, pour notre malheur, la pérennité des langues de bois et des poignes de fer.
Je ne pouvais imaginer qu’au-dedans de nous les choses se passent ainsi et que nous ne nous arrachions pas de la mainmise de cette misère par quelque battement de coeur. Je devinais forclos en chacun de nous un chaos équipotent à l’ordre que nous suivions servilement.
J’ai soudain entendu un chant, et j’ai aperçu sortir du cortège un magicien qui s’est mis à danser, il occupait la seconde face d’une bande de Möbius sur laquelle il esquissait un décor dans lequel il égrenait le chaos, brassant les pièces d’un puzzle géant à grands coups de pinceaux.
Ce chant était une berceuse et une ribambelle d’enfants marchaient sur les bas-côtés de la route que le magicien avait crayonnée et sur laquelle nous roulions tête en bas, les enfants allaient à contre-sens, il étaient en pyjamas disgracieux.
J’ai très vite compris, ceux qu’on avait arrachés tout l’hiver au sommeil et à la nuit pour les mettre en rangs, comme aucune bête ne l’avait fait jusque-là, rentraient chez eux pour se glisser sans bruit dans leur lit. On entendait dans le lointain les parents qui applaudissaient la résolution de leurs petits. Lorsque plus tard les enfants se sont réveillés. le soleil avait réchauffé la terre, l’eau coulait dans la fontaine, l’aubépine bourgeonnait, les merles barbeyaient les haies. Les enfants ont cueilli les premières perce-neige, les premières primevères, c’était le printemps. Le mastodonte avait bel et bien été déplacé, les gamins l’avait décalé de deux heures en direction de l’avenir. Une lueur est alors apparue au-dessus de Mauvernay.

Jean Prod’hom

Le dernier mot

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La cérémonie d’adieu organisée en souvenir de l’adolescent emporté par une avalanche au Bec des Etagnes le mercredi 13 février a eu lieu ce lundi à 14 heures au Bremgartenfriedhof de Berne.
Le prénom du garçon, avec l’heure de la cérémonie, était inscrit en caractères mobiles sur la façade de la chapelle qui jouxte le cimetière. On distinguait bien entre chacune des lettres le vide qui leur donnait sens et la force qui travaillait à les éloigner les unes des autres, comme il en va pour toutes choses, car les mêmes éléments qui forment la terre, le ciel, la mer, les fleuves et le soleil, engendrent aussi les arbres, les moissons et les animaux; mais ils sont mêlés à d'autres, et leur arrangement diffère.
Le garçon n’est pas entré dans la chapelle, il est resté en arrière et nous a laissé le dernier mot, celui qui aurait pu le ramener parmi nous. Le gamin était tout près, à deux pas à peine sans qu’on puisse toutefois combler cette distance. Alors on a fait quelques pas vers l’avant, et puis on s’est arrêtés en prêtant l’oreille aux mots qu’on aurait voulu entendre dans notre dos, mais il se taisait. Nous avons fait quelque pas encore mais nous foulions déjà sans le savoir la terre à laquelle il était désormais mêlé.
Notre désir d’être auprès de lui s’est détendu et nous nous sommes mis à aller et venir, là-bas tout près de lui, ici à l’autre bout du monde, il faut bien vivre, il ne fait pas bon rester dans les parages de la mort.
On a dû s’y faire, le gamin se taisait et ne nous écoutait pas, lui seul aurait pu regretter ce qui s’était passé s’il l’avait su, mais il s’était détourné de tout, de nous, s’était retourné du côté de sa propre vie. Et pendant que nous parcourions les images qu’on plaçait entre lui et nous pour garder la possibilité d’un accès à cet autre monde, nous vieillissions à la vitesse de l’éclair.
Il fallait bien sûr mettre en place pendant qu’il était encore temps les signes d’une carte nouvelle, mais trop proches pour s’en satisfaire, nous nous imaginions en sa compagnie, je l’ai vu distinctement à Ropraz, sa blessure au coude, j’ai entendu sa voix, ai répondu à son sourire, on s’était dit au revoir et les choses auraient dû continuer ainsi de ce côté-ci. En mourant le gamin a coupé les ponts et nous a laissé le dernier mot, pas tout à fait un mot, un prénom en caractères mobiles auquel s’accroche un faisceau d’étoiles.

Jean Prod’hom


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Berne | Google Earth, 12 mars 2012 | élévation : 1807 mètres

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Berne | Google Earth, 12 mars 2012 | détail

Lemmes (10)

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Dire aux élèves à journée faite que le temps manque, qu’il y a le programme, que d’autres tâches l’attendent, c’est les endoctriner en les faisant participer sans nécessité autre que celle du dressage à la chaîne industrielle de l’éducation.

Qui dit à ses élèves qu’il y a du pain sur la planche et qu’ils ne peuvent se permettre de lambiner fait de la propagande politique et commet une faute grave, il demande à ceux dont il a la charge d’annexer l’avenir en étendant les modes de production du présent au futur.

Il convient de faire exactement l’inverse : se taire et creuser au vilebrequin un peu de vide dans le plein, comme au jeu du taquin, ne pas rétrécir les marges, ne pas couper les haies, ne pas étouffer le silence et et voir venir.

Que le maître dise comme on le disait autrefois : il y a encore assez de pain sur la planche, l’école a suffisamment de ressources pour l'avenir, soyez assurés que nous ne manquerons de rien : un morceau de bois et un fil de fer, un peu d’espace et un peu de temps suffisent à lever le voile sur un coin du monde et de la connaissance.

Jean Prod’hom

Si cela se pouvait

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Si cela se pouvait, je soutiendrais à bout de bras ceux pour qui cela ne se peut pas, ceux que les circonstances ont lâchés d’un seul coup, désemparés – je pense aux plaines immergées du Pô ou du Gange –, assourdis par les vrombissements d’un silence qui monte jusqu’au plus haut et inonde, avec l’aide de la raison, les moindres recoins de ce qui les entoure, qui ont pour seul rêve l’inconcevable, que tout recommence et que cet homme asphyxié se réveille autre et ailleurs.
Cela ne se peut pas, dit le fils au père, à moins que l’homme ne vive où qu’il soit que parce que c’est l’unique moyen qui lui reste, dit le père au fils, de ne pas être tout à fait seul lorsqu’il meurt.

Jean Prod’hom

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Peine à croire que le petit estagnon de sang couleur bordeaux que m’a retiré l’infirmière la semaine dernière à Mézières ait un quelconque rapport avec mes jours et mes nuits, si n’avait été cette brûlure aiguë à la pointe de l’avant-bras droit.

Jean Prod’hom

Le linge sale n’a pas pris le virage du numérique

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La matinée pour remettre en ordre les Genets et charger les voitures. Il neige, trois enfants sont allés skier, il fait froid. Pique-nique dans un garage à dameuses de pistes.

Lili et Arthur sur leur iTouch, Louise sur son mini-iPad, Sandra et moi sur nos portables, on répond au courrier. Oui, mais quand donc le linge sale prendra-t-il le virage du numérique ?

Il est passé 23 heures lorsque j’ai mis à jour les billets de cette semaine. J’éteins la lumière chez Arthur qui dort les poings fermés, débranche son poste de radio, passe chez les filles, respire avec elles.

C’est décidé, on ira Sandra, Louise, Arthur et moi à Berne lundi après-midi. Lili chez Mylène. Je monte dans les combles rejoindre la bise et ma belle.

Jean Prod’hom


Un petit air de boîte à musique

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Passe la matinée avec Oscar aux Genets qui sont, nous a expliqué le responsable de la location, une ancienne dépendance du Grand Hôtel des Rasses dont la Neuveville a fait l’acquisition en 1898 : peu probable. Fais la vaisselle du petit déjeuner pendant que Sandra et les autres s’initient au ski de fond, la maison est déserte, j’écoute la radio, une dame présente les modestes buts de l’association d’écrivains vaudois qu’elle dirige. Mets à jour pendant ce temps les billets du début de la semaine avant de chausser mes raquettes. Je grimpe avec Oscar dans les bois jusqu’à la Casba. Il ne fait pas très beau, 2 ou 3 clients seulement.
Elle s'appelle Maguy, elle est originaire de la Roche au pied de la Berra. Ses parents reprennent un alpage et une buvette sur les hauts de Baulmes alors qu’elle est encore enfant, elle y donne un coup de main avant d’être engagée par les Piaget à la Côte-aux-Fées. Elle travaille d’abord au premier étage, à l’ébauche, avant de gravir les étages et d’être engagée pour monter les mouvements. Son mari meurt en 1997. Elle revient alors comme elle le dit aux sources. En 2001 elle reprend la Casba, y travaille dur pendant 12 ans, si on bossait plus de 8 heures chez Piaget, on en bosse près de 18 ici, elle aimerait la remettre en fin d’année, elle et son aide n’ont pas chômé, elles ont bien mérité un peu de repos.
Je grimpe au sommet du Cochet avant de redescendre sur Sainte-Croix par les Praises. Cherche à entrer dans l’église, fermée comme il se doit et si haut perchée qu’il ne faut pas s’étonner que les fidèles d’en-bas n’y montent pas. Remonte aux Rasses par les Replans. Photographie une étrange scène que j’aperçois à l’étage d’une maison de l’autre côté de la route, derrière une grande baie vitrée. Un passant m’apprend qu’il s’agit de la maison de l’automatier François Junod. Lui c’est un ouvrier de chez Reuge, il a 62 ans, est arrivé des Pouilles alors qu’il avait 16 ans. Il a épousé une femme du coin, ses enfants travaillent dans la plaine. Il y a dans son histoire un peu triste un petit air de boîte à musique que j’ai souvent entendu depuis quelques jours.

Jean Prod’hom

Croise un chamois pas inquiet pour un sou

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Nuit hachée, un rêve qui tourne au cauchemar, une panthère – ou un jaguar – qui fait ami-ami avec Arthur. L’animal ne desserre pas les dents et lui fait les yeux doux. J’ai beau avertir le mousse que le gros grain ne signale sa présence à la coquille de noix que lorsqu’il est trop tard, le pelage soyeux du félin n’exclut pas sa voracité, en témoignent ses canines, la bête peut soudain virer d’humeur et faire sa fête au meilleur de ses amis. Le gamin n’y croit pas, ne veut rien entendre, en appelle à l’humeur stationnaire de son gros chat. Je me dois de l’avertir avant qu’il ne soit trop tard, le temps presse, me désole et songe à l’avalanche qui a emporté son ami au Bec des Etagnes la semaine passée. Ne lui dis rien mais lui fais voir ma nullité, éducation ratée. Cela aura suffi, Arthur éloigne sa peluche qui ouvre sa gueule et découvre ses canines derrière les barreaux d’une cage.
Ne vois et n’entends ce matin que des égocentriques doctrinaires à l’égo terne, liberté de choix et convictions d’apparat, surdité et lâcheté. Je ne suis pas dupe, c’est moi, pas mécontent dès lors de filer et de ne pas les charger des dépôts de mon humeur noire, je pars avec Oscar récupérer la voiture que nous avons laissée la veille aux Cluds. Poursuis jusqu’à Mauborget, reviens par Bullet, vais jusqu’à l’Auberson : de la grisaille et des visages défaits, village-rue désert. Fais quelques photos des cimetières, le chemin qui mène à celui de Bullet n’est pas ouvert, on attendra le printemps. Croise un chamois pas inquiet pour un sou sur le talus de la route des Verrières, en contrebas coule un ruisseau d’encre et l’acide ronge les ourlets blancs de son lit.

Jean Prod’hom

Mort blanche

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Mercredi dernier une avalanche a emporté un enfant alors qu'il montait au Bec des Etagnes, c’était un ami de notre fils, ils faisaient du vélo ensemble, ils s’aimaient beaucoup je crois. De la poisse, il n’avait pas neigé, le danger d’avalanche était bas, niveau 2, formée par le vent une plaque qui se détache à mi-pente, un accident. Le copain d’Arthur a dû la voir venir mais elle a eu le dernier mot. L’innocent a été entre la vie et la mort le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche, le lundi, finalement la mort a gagné la partie. Malgré tous les soins prodigués, l’ami d’Arthur nous a quittés lundi en fin d'après-midi.
Son père qui l’accompagnait avec quatre amis nous a écrit un mot, on l’a reçu au moment du repas. Trois phrases sobres, nettes, lues et relues, tranchantes, avec trois fois le prénom de son fils. La seconde précise que l’enfant a été le dernier des quatre skieurs à être dégagé et réanimé. Il aurait donc pu en aller autrement, c’est écrit et on le sait, mais le ciel s’est bel et bien effondré sur la tête de ce père, de cette mère, de sa soeur, de ses amis. Il leur en faudra du courage, bien plus que je ne peux l’imaginer, pour faire face aux coulées qui vont succéder à l’avalanche qui a dévasté leur vie. Je vais dès aujourd’hui mette de côté un peu de ce courage qui va leur manquer, au cas où ils m’en demanderaient.
Sandra a annoncé cette tragédie à Arthur, je l’ai annoncée aux filles et à nos convives. Personne n’a été satisfait de la mort du gamin, ils voulaient comme de normal en savoir plus, recevoir les premières explications et les causes immédiates, petits immortels que nous sommes. Chacun en a profité pour raconter ses expériences, donner un ou deux conseils utiles en pareil cas, esquisser un pas de morale.
On n’a rien vu venir, ni Arthur qui nous avait confié il y a quelques semaines qu’il enviait parfois cet ami et son père qui allaient étreindre les neiges éternelles, ni Louise qui s’est effondrée, ni Lili ni Sandra, ni moi. Sandra a réuni son petit monde dans la chambre qu’on occupe aux Genets, je les ai rejoints. On a eu une bien vilaine soirée.
Quelque chose s’est déchiré entachant mes heures, celles du mercredi au lundi vécues à l’abri de cette tragédie, pâlissant à mesure que le malheur creusait son chemin au Bec des Etagnes, à Sion, à Berne. Qu’on le veuille ou non, l’ignorance de l’homme n’est pas celle des arbres et des montagnes. Tout s’est effondré d’un coup avec un roulement sombre. nos vies qui se frôlaient se sont déchirées avec le bout qu’on pensait naïvement faire ensemble.
J’avais skié au début de l’après-midi avec les filles, un petit groupe était monté plus tard jusqu’au sommet du Chasseron depuis les Cluds par la Bullatonne, avec le soleil à notre gauche et puis le soleil devant nous, je me rappelle maintenant, on était sur le dos de la bête, les sapins étaient salement recouverts de blancs d’oeuf meringués, des lambeaux de neige pendaient aux branches comme des nids de fourmis processionnaires, les épicéas avaient mis leur cime en berne et marchaient vers l’ouest encagoulés comme les dignitaires d’une tragédie cosmique.

Au Grand Hôtel des Rasses il y a foule ce soir, des couples de voyants et de malvoyants organisent un bal. L’un d’eux fait bande à part et caresse du bout des doigts le crépi du mur, c’est ainsi qu’il prend connaissance des lieux, son accompagnant tourne les pages du journal. Je crains qu’ils se mettent à parler de l’avalanche du Bec des Etagnes, qu’ils mettent de l’huile sur le feu et invectivent des innocents. Mais un autre sujet domine l’actualité, la viande de cheval dans les plats précuisinés.

Jean Prod’hom

Les Rasses

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Les parasols du Grand Hôtel des Rasses sont baissés, personne à la réception, cheminée close, la clientèle est bruyante, dehors la neige a les dents jaunes. La publicité ne le dit pas mais le balcon du Jura fait voir depuis quelque temps déjà les pointes tordues de sa ferraille rongée par le froid et la rouille, le béton pourrit en beaucoup d’endroits, les enduits sont à refaire, maisons fermées, va-et-vient des pendulaires, châssis de guingois.
Malgré le soleil, la bande large d’une centaine de mètres entre pâturages d’en-haut et bois d’en-bas n’est pas belle à voir. Il vaut mieux l’habiter que de l’avoir sous les yeux. Les architectes et leurs commanditaires y ont mis du leur, l’argent qui manquait, la hâte, les sociétés de développement n’ont pas levé le petit doigt, ils ont tous ensemble défait la fragile avant-scène de cet arrière-pays.
Il y a eu dans la gestion de ces paysages idylliques entre ciel et terre un flottement sensible dans les dernières décennies du XIXème siècle qui a conduit leurs habitants à remettre aux Anglais la clé de certaines de leurs terres. Ils y ont élevé de grandes demeures, lourdes mais bien calibrées, ici dans le Jura, mais aussi dans tous les territoires alpins situés entre 1000 et 1500 mètres. Les autochtones flairant l’aubaine ont suivi les Britanniques en vendant lopin par lopin l’ensemble de la couronne du plateau, à la lisière des bois et des pâturages. On est passé de l’hôtellerie de luxe aux résidences pavillonnaires, du lourd collectif au léger privatif.
Les tôles se tordent, il pleut dans les granges, les balles sont trouées et parfume l’air d’herbe rance, les lambeaux de tavillons pendent dans les assiettes, on a peint quelques maisons, jaunes, vertes ou roses, ketchup suédois ou moutarde finlandaise. Pas la peine de refaire les façades et les descentes de chenaux, il y a si peu d’argent.
Je suis allé voir plus loin, mais il n’y a rien au-delà de Sainte-Croix, au-delà du col des Etroits, après l’Auberson et les Verrières, à l’arrière de l’arrière pays du pays du Haut-Doubs qui s’épuise de vallonnement en vallonnement. Quelques engins militaires vont se perdre dans leur tenue de camouflage au fond des vallons. Depuis les derniers essartages médiévaux, il ne s’est pas passé grand chose dans le coin, mis à part l’accueil de l’armée de Bourbaki
Antonietta pelle depuis son balcon la neige qui s’est amassée sur l’une des ailes de sa grande maison, elle a enveloppé sa mise en plis d’un filet rose, ses bigoudis s’agitent comme des chenilles. Elle me raconte les beaux-jours, son mari travaillait aux CFF, ils ont acheté cette maison à un notaire de Fleurier qui montait jusqu’à Sainte-Croix à pied avec sa famille, week-ends et vacances. Le mari d’Antonietta est mort en 1964, elle est restée là, jamais eu le courage de retourner à Bergame d’où elle est originaire, elle a deux filles qui travaillent en plaine, elles viennent la voir régulièrement. Et puis, me dit-elle, il y a ces écureuils qui viennent la voir chaque matin et qui la réjouissent.

Jean Prod’hom

Lemmes (9)


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Sur la plate-forme en ligne du nouveau Plan d’études romand qui doit permettre aux enseignants de la région d’organiser leur travail dans les années à venir, on peut lire sur la même page les deux transcriptions suivantes : Plan d’étude et Plan d’études. Il semblerait donc bien qu’on ait hésité sur la nature de l’étude jusqu’au sommet et que les autorités ont souhaité garder une trace de cette hésitation en page de garde, comme elles l’avaient d’ailleurs déjà fait à propos du Plan d’études vaudois.
Pour le reste elles ont tranché en choisissant dans le gras de l’ouvrage la seconde transcription : Plan d’études. On peut raisonnablement apporter notre soutien à une telle décision, comme à celle qui a conduit jadis à parler de Mathématiques (et non de Mathématique), de Sciences (et non pas de Science). Faudrait-il encore que nos décideurs s’en expliquent. Pourquoi Histoire et non pas Histoires ?
J’aurais penché de mon côté pour l’autre transcription, Plan d’étude, arguant du fait que les enfants d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et d’ailleurs, ont plus que jamais besoin d’apprendre à penser en intension plutôt qu’en extension. Tout n’est en effet pas comptable, ni le sel de l’existence ni le silence. Et pour l’étude, pas besoin de châteaux ou de palais, un simple plan de travail et un abri auraient suffi.

Jean Prod’hom

Lemmes (8)

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Les manuels scolaires, les plans d’études, les lois et les règlements constituent les différentes parties de l'ancre qui interdit au vaisseau-école d’appareiller et de changer d’horizon. Trop gros désormais, trop lourd pour le stopper si on le mettait en route. On le maintient donc à une certaine distance de l’administration qui le surveille à quai, houle et clapotis. Des spécialistes s’assurent que les maillons de la chaîne tiennent, densifient les corps-morts, tiennent à jour des cartes maritimes devenues inutiles, font repeindre la coque du bâtiment, jettent du pain aux goélands qui crient. Il sera toujours temps de mettre ce Titanic en cale sèche si le vent forcit.
J’appellerais volontiers cette entreprise, si l’expression n’était pas trop forte et utilisée à mauvais escient, une kremlinisation de l’école.
Mais regardez bien tout autour de l’auguste embarcation, regardez la multiplication des petits rafiots qui fendent l’eau, récupèrent ce que le grand ne digère pas, regardez les barques et les pédalos, solitaires, radeaux, périssoires, mystics de luxe ou gondoles, regardez les remorqueurs, barquettes et youyous, bachots et optimists que barrent des bénévoles ou des requins, des coachs de toutes obédiences, des répétiteurs et des répétitrices, des grands-parents, des amis, des psychologues et des gourous. Cette population qui grouille tout autour du mastodonte, ce n’est pas très bon signe.
Oui, quelque chose flotte et le gros temps guette.

Jean Prod’hom

Lemmes (7)

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Curieux d’imaginer les complets et les vestons, le bruit feutré des pas sur la moquette des longs couloirs et des bureaux cossus du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, les chuchotements, les briefings et les débriefings, les petites rivalités, les postes à repourvoir, les départs à la retraite, les papiers qui s'échangent, les agendas qui débordent tandis qu’à l’autre bout du monde, à Combremont-le-Grand ou à Combremont-le-Petit, un enfant pleure à la sortie de l'école pour une mauvaise note qu’il n’ose pas ramener à la maison. Et, tandis qu’il le regarde par la fenêtre s’éloigner avec le sentiment d’être un moins que rien, le maître regrette une fois encore d'avoir suivi des directives assassines.

Jean Prod’hom

Lemmes (6)

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Si le ton supérieur hiérarchique te répète avec force que tu es un professionnel, il t'avertit simplement qu'il n'entrera pas en matière sur la question qui te préoccupe, qu'il va falloir te débrouiller seul et qu'il ne te soutiendra pas s'il y a du grabuge.

Combien sont-ils ceux que la hiérarchie n'a pas reconnus dans ce qu'ils faisaient, qui hébergent au-dedans d’eux un silence plein de rancœur et qui caquètent au tea-room ?

L’institution a pour tâche essentielle de soutenir ceux des siens qui proposent un avenir meilleur à ceux pour lesquels elle a été conçue. C'est au suicide que l’institution se prépare en se donnant pour seule fin celle de sauver les apparences, de se reconnaitre dans ce qu'elle était par la neutralisation de tout ce qui dépasse, par l'aménagement de fausses avenues et l’interprétation triviale du principe d'identité.

Jean Prod’hom

Lemmes (5)

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En guise d’avertissement pour une absence dont il avait pris soin d’exposer spirituellement les raisons et qui ne semblait pas porter préjudice à la bonne marche de l'institution qu’il animait par ailleurs sans compter, un enseignant de mes amis reçut de son employeur le pataquès suivant : « J’aimerais vous rappelez la règle !» L’employeur exposait ensuite, dans la langue du caporal, les habitudes en la matière et esquissait une morale de Père Noël.
Par manque de courage peut-être, ou parce que le bon sens ne l’a jamais quitté, mon ami du bout du lac n’a pas osé, par retour du courrier, renvoyer le bonhomme à une règle orthographique qui ne souffre aucune exception.
Il ne faut pas réveiller le Léviathan qui dort.

Jean Prod’hom

Lemmes (4)

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L’apprentissage est un jeu solitaire qui se joue à plusieurs.

Le maître est celui qui s’honore – et se satisfait – d’assurer l’existence de la case vide dans un jeu de taquin aux dimensions du monde. Un vide essentiel sans lequel les choses, la respiration, le mouvement et la rencontre des êtres ne sauraient se concevoir.

Le silence du maître, les haies dans le paysage, la case vide au jeu du taquin, c’est tout un.

L’école conçue comme chaîne industrielle (Bernard Collot) craint comme la peste les trous, les vides, le ciel, si bien que la machine scolaire ne dispose plus de jeu, les esprits s’échauffent, l’air devient chaque jour plus irrespirable.

- Les élèves voudraient combler au plus vite le vide que leur impose leur maître.
- Pourquoi ?
- Pour passer à autre chose.
- Mais à quoi ?
- A quelque chose qui n’aurait pas de jeu.

Jean Prod’hom

Lemmes (3)

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Les élèves ignorent où se trouve leur maître, non pas qu’ils soient ainsi sous une menace continue, mais parce que le maître est nulle part. Que ceux qui le cherchent ouvrent les yeux, le trouvent au dedans et l’en chassent pour accéder à eux-mêmes.

Le maître se doit d’accompagner ses élèves au plus vite là où il n’est jamais allé, c’est-à-dire n’importe où.

Le maître dit à ses élèves : vous accéderez au monde lorsque vous vous intéresserez passionnément à ce qui ne vous intéresse pas, à ce qui ne m’intéresse pas, c’est-à-dire à ce qui n’intéresse personne. Sinon vous désormais.

Jean Prod’hom

Lemmes (2)

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Le maître souhaite que ses élèves puissent faire leur vie sans lui. Mais s’il le veut c’est tout autant pour lui que pour eux. Car en se débarrassant d’eux le maître se débarrasse aussi du maître qui s’accroche en lui et qui alourdit ses pas.

Se débarrasser de ses élèves n’est pas tâche aisée car le maître n’a pas d’autre point d’appui pour y parvenir que les élèves eux-mêmes.

Tout ce que dit, fait ou montre le maître n’est qu’un leurre pour détourner son élève de ce face-à-face dont celui-ci attend tout, et lui désigner ce qu’il ne voit pas. C’est seulement lorsque l’élève se satisfait de la crête des vagues, des verbes être et avoir que le maître invite l’élève qui sommeille en lui à reprendre les choses à l’endroit où il les a laissées, sur la terre, dans le ciel et dans la mer.

Jean Prod’hom

Lemmes (1)

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La vie du maître apparentée à celle du larron est faite d'occasions, le cahier de préparations est l’une des sept plaies de sa profession.

Sa tâche principale – essentielle – consiste à jouer petit, très petit, plus petit encore, pour que ceux dont il a la charge soient amenés naturellement à prendre la main. Même les plus récalcitrants. Comme au bridge. Pour autant que les uns et les autres jouent le jeu.

Quoi qu’on en dise le maître joue ses cartes à l’estime. Mais il se doit d’inviter ceux qu’il accompagne bien loin de l’école à faire une halte après chaque coup. C’est de son devoir de les obliger à se retourner pour tracer le chemin parcouru sur la carte de leurs pérégrinations, à regarder où pourrait les mener le pas suivant, de s’y rendre ensuite.

Jean Prod’hom

Il y a Donneloye

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Il y a Donneloye
l’étang de Berre
la mer de Marmara
il y a Thulé
le Grimsel
et Joe Dassin
il y a Las Vegas
le Klondike
Tegucigalpa

Jean Prod’hom

La comparaison est comme une parabole

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Il arrive un instant où celui qui s’aventure à comparer une chose avec une autre s’essaie non plus tellement à faire entendre ou faire voir un aspect tenu secret de la première par le truchement de la seconde – qui, nous fait croire la rhétorique, le serait resté sans ce recours à l'évidence –, mais à faire sauter tout au contraire le verrou de ce qu’il croyait savoir des secondes en recourant à quelque chose dont personne n'attendait la métamorphose et qui se trouve soudain précipité dans un espace inconnu, débordant sur le noir qui enveloppe les deux parties et dans lequel l’énigme étend son empire.
Comparer c'est remettre pacifiquement les choses – et nos vies – à ce mystère dont elles proviennent et sur lequel elles prennent appui quel que soit notre usage du monde, c’est les plonger les unes et les autres en-deçà ou au delà d'elles-mêmes, c'est-à-dire à côté.
Il est un moment où le rapprochement de deux choses – de deux mondes –, devient au yeux de celui qui en est l’artisan comme la parabole de son ambition, celle de faire un détour par les sources pour donner son assentiment à l'inachèvement de chaque chose, car aucune ne s'appartient, chacune est tout autre. Revient à celui dont les pieds se dérobent la tâche de recoudre les morceaux d'un patchwork qui ressemble toujours davantage à un monde décousu, libre, affranchi des convenances.  

Jean Prod’hom

Sans titre

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Jean Prod’hom

Cimetière de pierres tombales

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Le saxophone avait creusé l’espace du grand salon et de la salle à manger des Cerisiers, tapissé ses murs de blancs et d'ors et le plafond s’était exhaussé. Pas de croissants ce matin-là mais une cuchaule, on avait bu un café en parlant de choses et d’autres, de nos enfants, du travail, des dimanches si bons à tout faire, on ne s’était pas revus depuis un mois.
Dehors il faisait cru, on a emprunté un sentier dérobé qui serpente entre locatifs et villas jusqu’au cimetière de Pully. On est allé saluer Charlotte, le soleil est revenu. Au nord, la série des tombes en ligne de la classe 1992 dont les autorités compétentes avaient annoncé la désaffectation au début de l’année avait disparu, les jardiniers du service des parcs et promenades avaient liquidé les pierres et les entourages, gazonné ce qui n’était plus qu’un tertre, regroupé les croix de bois avec les déchets encombrants au bas du cimetière.

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Mais où passent donc les pierres et les bordures qui recouvrent ceux qui sont morts ? Où est par exemple la pierre tombale de ma grand-mère Hortense Rossier, morte en 1966, avec son nom dessus, que je n’ai pas retrouvée l’autre jour dans l’ancien cimetière d’Epalinges ? Et toutes les autres pierres ? Et tous les autres noms ?
Impossible d’obtenir des renseignements à Pully, je téléphone donc au responsable du Service des travaux d’Epalinges qui n’en sait rien, mais qui me donne les coordonnées du chef de service du Bureau de la Sécurité publique et Police administrative. Ma demande le surprend, il se souvient pourtant bien de cette opération de désaffectation, plus de soixante tombes, cinéraires ou de corps, son service avait averti comme il se doit les familles par la publication d’un billet dans la Feuille des Avis Officiels, elles pouvaient venir récupérer les os et les pierres, le service avait en outre fait placarder des avertissements dans la partie du cimetière concernée plusieurs mois avant le début des travaux.
- Ça fait déjà deux ans cher monsieur ! Quant aux pierres, j’ignore ce qu’on en a fait, je vois demain le responsable de l’entreprise qui s’est occupée des travaux, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai un mot. Et rassurez-vous, il n’existe pas de marché parallèle, les pierres ne sont pas utilisées une seconde ou une troisième fois.
J’apprends toutefois, par Internet, qu’en 2006 des monuments funéraires d'occasion provenant de concessions échues ont été mis en vente à Quimper et qu’en 2009, dans une petite ville de Vendée, on a proposé aux internautes d'acheter aux enchères des pierres tombales d'occasion de son cimetière.

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

Je tombe finalement sur trois belles photos que Grégoire Favre a prises le 27 octobre 2012 dans la région de Sierre et qu’il a intitulées Cimetière de pierres tombales. Internet a vraiment simplifié nos vies, il me suffit de quelques clics de souris pour savoir à qui appartient cette inquiétante décharge. Il s’agit d’une entreprise – catégorie : commerce de gros de matériaux de construction – dont le but est le commerce de pierres naturelles, de produits manufacturés à base de pierres naturelles, d'articles funéraires, marbrerie et sculpture ainsi que toutes activités analogues. Cette entreprise affiche ses compétences dans l’art funéraire – pierres tombales, bordures, sculpture –, mais aussi dans la conception de cheminées, de fourneaux et de poêles. Je décide de lancer un coup de fil au patron pour en savoir un peu plus.

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Google Earth, 1 novembre 2009 | élévation : 807 mètres

Il m’explique gentiment que cet amoncellement de pierres tombales n’est pas une décharge mais un dépôt. En effet, me dit-il, ces pierres vont retourner sous peu au cimetière. Elles ont été placées chez lui en attendant, parce que certaines tombes ont été réouvertes pour y placer un époux, une épouse, un frère ou une soeur. Dans une année ou deux, les familles viendront reprendre la pierre sur laquelle ils feront ajouter le nom du ou des nouveaux locataires avant de la replacer là où elle était.
A l’allure de cet amoncellement, je m’inquiète de l’état dans lequel les familles vont retrouver leur monument. Il m’explique alors qu’il y a un certain nombre de pierres qui proviennent en effet de tombes désaffectées et que les familles n’ont pas réclamées.
- On puise dans ce stock lorsqu’il faut faire des petites réparations ou des petites combines. Faut que vous sachiez que lorsque ces pierres sont retaillées, elles sont comme neuves.
Vais aller faire un tour du côté de Sierre, voir si je ne trouve pas dans cette montagne de pierres à l’abandon celle de ma grand-mère, en cupesse, avec Hortense Rossier écrit dessus. Il y a anguille sous roche, la tombe d’une protestante en pays catholique, ça va chercher loin.

Jean Prod’hom

Fenêtre de Balthus à Rohan

Parmi les 150 peintures accrochées aux murs de l’Hermitage ton choix s’est porté naturellement sur celle-ci, tu l’emporterais volontiers mais les gardiennes à l’uniforme funeste te surveillent. Alors tu patientes.
Personne dans ton dos, personne dans le couloir, personne dedans la pièce sur laquelle la fenêtre s’ouvre, c’est le moment. Tu te penches, passes délicatement la main sur la gorge du battant du vantail droit et sur le battant mouton du vantail gauche, effleure le fer de la gâche inférieure à l’intérieur de laquelle s’engagera, lorsque tout sera terminé, la tringle de la crémone. Tu poses tes yeux sur l’appui fenêtre et les ombres du dormant.
Puis tu mets la tête dehors, sans toucher ni au couteau ni au pichet, regardes en-dessous ce que le peintre n’a pas daigné montrer pour tordre le coup aux idées, tu aperçois alors l’ambition démesurée de ce faussaire obstiné qui témoigne, mieux que les penseurs, de ce dont le monde est fait. Le peintre est en-bas, au pied du mur, il a repris une fois encore le tout depuis le début, la lumière et l’ombre, le dedans et le dehors, le temps qui passe et les rideaux que le vent fait onduler : c’est sans fin que le le vernis s’écaille.

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Balthus, La fenêtre, cour de Rohan, 1951, Troyes


Fenêtres,
de la Renaissance à nos jours. Dürer, Monet, Magritte...
DU 25 JANVIER AU 20 MAI 2013

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Jean Prod’hom

CXIV

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C’est pure folie d’enseigner aux adolescents passés maîtres dans l’élaboration de stratégies d’évitement l’étude des probabilités.

Jean Prod’hom

Désaffectation

La place que l’on assigne aux morts est de plus en plus réduite et souvent, à peine quelques années ont-elles passé, elle est résiliée. Où sont alors entreposés les restes mortels, comment sont-ils évacués ? Leur masse grossit, bien sûr, même dans nos contrées. Mais comme elle doit être énorme, à plus forte raison, dans les villes qui tendent irrésistiblement vers les trente millions d’habitants ! Où les mettre les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay ?

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La fraicheur du tombeau pour une minorité, sans doute. Et qui se souviendra d’eux, d’ailleurs est-ce qu’on se souvient ? Le souvenir, la conservation et la sauvegarde, écrivait Pierre Bertaux il y a déjà trente ans, à propos de la mutation de l’humanité, n’étaient indispensables qu’à une époque où la densité des habitations était faible, rares les objets fabriqués par nous, et où l’espace était abondant. A cette époque, tous étaient indispensables, même ceux qui étaient morts. En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l’instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d’oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l’enfance, l’origine, les aïeux et les ancêtres. Pendant un certain temps il y aura encore ce « Memorial Grove » qui vient d’être instauré récemment sur Internet, où l’on pourra ensevelir et visiter électriquement ceux qui vous étaient particulièrement proches. Mais ensuite ce
virtual cemetery lui aussi se dissoudra dans l’éther, et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d’un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d’un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester encore ne serait-ce qu’un instant, ou de revenir à l’occasion.
Capture d’écran 2013-02-02 à 21.30.56V.G.Sebald, Campo Santo

La femme d’un ami s’est noyée l’été passé, coup de tonnerre, on s’était promis alors de se revoir plus régulièrement, maigre consolation. L’été a passé, l’automne aussi et puis un bout de l’hiver. On s’est revus finalement il y a quelques semaines, c’était un samedi matin, deux de ses trois filles étaient là, ils vivaient aussi bien qu’ils le pouvaient, ils avaient eu des moments difficiles, on a parlé de choses et d’autres. On a convenu de se rencontrer régulièrement le premier dimanche de chaque mois, le matin seulement car il n’a pas beaucoup de temps, il doit s’occuper de ses trois filles et il travaille dur. Il m’a raconté également qu’il se rendait souvent au cimetière pour entretenir le petit coin de terre où sa femme repose désormais, aménageant et conjurant par des minuscules attentions ce qui ne se peut pas. Nous sommes allés au cimetière ensemble, il faisait beau, on a visité : allées et contre-allées, bosquets, l’eau ne coulait pas dans le bassin. Il y avait du remue-ménage au nord, des pancartes glissées dans des dossiers transparents annonçaient que des travaux de désaffectation commenceraient le premier janvier dans la section du cimetière contenant des tombes de la classe 1992, tombes de corps et tombes cinéraires, mais aussi urnes et ossements qui y avaient été placés ultérieurement. Nous étions le 5 janvier.

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Vingt ans donc pour oublier ceux dont on voulait se souvenir et qu’on a dû, faute de moyens peut-être, enterrer en ligne. Mais les panneaux avertissaient les familles qu’il leur était possible encore de retirer les monuments funéraires et les urnes s’ils en faisaient la demande par écrit avant le 31 décembre. Passé ce délai, les monuments et entourages seraient détruits. Nous avons été soudain scandalisés de la manière dont notre société traite ses morts. Vingt ans c’est bien peu, il y a des désaffectations qui ressemblent étrangement à des profanations.
Le lendemain de notre balade au cimetière de Pully, j’ai lu un billet dans lequel François Bon, entre granit rose au carré et empilement de cendres en boîte, désespérait de voir comment notre société sans rite tente d’accommoder ses morts. Nous ne sommes donc pas seuls.
Je retrouve mon ami demain matin, je lui ai promis de lui apporter Campo Santo, le texte que Sebald a consacré au cimetière de Piana en Corse, j’en ai fait une copie l’autre jour, j’amènerai aussi des croissants. On ira faire ensuite un tour du côté du cimetière pour dire bonjour à Charlotte et voir où en sont les travaux de désaffectation réalisés par le service des parcs, des promenades et des cimetières de la ville de Pully.

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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres


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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | détail


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Jean Prod’hom

Il y a la soupe

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Il y a la soupe
les parenthèses heureuses
les plans de départs volontaires
il y a les mocassins
les Flandres
les volets ajourés
il y a l'âge de raison
les dessertes locales
il y a les lumières de la ville sur lesquelles la nuit souffle

Jean Prod’hom