janv. 2011

Une gêne technique à l'égard des fragments III



Jour après jour il met en tas ses bouts de papier qui sont autant d’extraordinaires marque-pages glissés dans les livres des Anciens... Telle observation de l’un, de l’autre, lui paraît digne d’intérêt, il la note encore avant qu’il se couche, l’ajoute à son ramas. Comme ces bouts de papier vite foisonnent, tombent, s’égarent, je ne sais, volettent, il confectionne une sorte de petit dossier pour les ranger. Il cherche en vain à lier tout cela. Une telle tâche le rebute. Et saison après saison, au fur et mesure qu’il s’y emploie, les notes se sont accumulées et leur entassement élève la difficulté et décourage. Il estime que le livre est peut-être là; qu’il suffit d’associer ces lambeaux par thèmes, de les mêler avec un souci d’unité ou de contraste. Et, qu’ils s’assemblent ou qu’ils s’entrechoquent, qu’il suffit de placer entre eux des blancs, des pieds, de mouche. Cela ferait un livre. Ce conditionnel est atroce. Il est le noeud de la difficulté.

On le présente capable de s’asseoir dans un fauteuil, de se tourner vers la fenêtre sur sa gauche, de lire, de concevoir une pensée en lisant, d’être astreint tout à coup à la noter avec précision, tout en lui donnant un tour original, et même une sorte de rétraction et de soudaineté, de rudesse et de puissance. C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau. C’est très rare. C’est une minuscule scène de béatitude. Ceux qui descendent des tétrapodes, qui ont l’usage des langues, qui affectionnent les parures et qui sont omnivores, qui aiment à se tenir dressés sur leurs pattes arrière et qui ont de la répugnance à l’endroit de la mort ne connaissent pas un nombre si illimité de bonheurs. Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet, Je suis assis dans un fauteul qui est trop proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Dimanche 23 janvier 2011



L’histoire rapatrie des charniers les laissés pour compte qu’elle place délibérément en avant du chantier qu’il a bien fallu ouvrir pour chercher une raison d’être hypothétique à nos existences. L’histoire ressuscite à tour de bras, moule, habille les reliques des éradiqués, guillotinés, chassés, ensevelis, brûlés, dresse dans les cours de nos maisons leurs images pour que nous disposions de repères et puissions aller droit devant à la rencontre de l’étrange rêve du jardin promis. L’histoire pilote nos vies de l’arrière, pieds dans les ronciers, projette à l’avant les roses de l’églantier et mêle les bourreaux de salon au chasseurs de papillons, les belles victimes aux visionnaires déments, le service public aux génocides.



L’homme et le caterpillar qu’il chevauche saignent le réel, l’histoire en est le récit charmeur. Lausanne 1638, plan Buttet et sa traduction qu’en a réalisée quatre maquettistes de la Direction des Travaux de la ville de Lausanne: maisons silencieuses, tours de gala, portes dorées, moulins pour le pain, canaux de dérivation, le Flon et la Louve à ciel ouvert, arbres en fleurs, vendanges tardives, jardinets, paix perpétuelle. Imageries d’un futur à côté duquel on a passé, détenues dans le sous-sol de nos consciences, la campagne nue, des amis, marchands, bourgeois, l’évêque même. On ne voit que ce qui n’est plus et qui est sans avoir été. Un décor pour Alice, avec autour de la cathédrale le cortège des saints en habits d’Arlequin. On y croit à peine, je rêve.



Dehors la ville se dresse, sourit, poursuit sa méditation, imperturbable, avec les hommes à ses pieds, comme des gueux dans l’enceinte du Château Saint-Maire. Rien à craindre pour ces derniers venus, sinon la plus haute des craintes, celle d’être nés là, et hier, et accepter que tout cela ne mène nulle part, passer ce secret au suivant autant que faire se peut pour en être enfin.
Tu seras Elie, le Major ou l’évêque. Et sur les îlots formés des sédiments recueillis par de belles âmes, tu réhabiliteras le monde et son ombre sans leurs ombres, comme s’il t’était toujours loisible de trouver une place, en toutes circonstances. Tu seras meunier, scieur, vicaire ou sculpteur, prêt à l’idylle dans une nuit où le sang ne coule plus, la Louve et le Flon filaient vers la mer. Mais rappelle-toi, nous ne disposions ni de notre vie ni du présent. C’était le 23 janvier, jour de l’Indépendance vaudoise.



J’ai traversé comme une flèche la zone industrielle d’Ussières, déchiré par les lanières du froid, incapable de rêver. L’histoire ne fait pas de détour par l’Ecorcheboeuf, la bise noire en soulève les dessous, ramène les supplices, les terreurs, la sensation qu’on pourrait ne pas en revenir, sans qu’on sache vraiment quelle forme pourrait bien prendre cette fin, sinon celle de l’abandon.



On ne peut s’empêcher de se battre, d’abord se taire, rejoindre les bancs de l’église de Carrouge autour d’un puits d’où se font entendre des voix nues, parenthèses de bienveillance. Et personne pour siffler cette indiscipline, cet hors jeu collectif en marge de ce qui est et de ce qui aurait pu être, en marge du bruit et du silence.


Jean Prod’hom

26 (c)



Les regrets raccommodent nos vies, le pardon les défait.

Jean Prod’hom

Il y a les enfants à l’école



Il y a les enfants à l’école
les marins retraités sur le môle
il y a la précarité de nos engagements
les conversions à ski
il y a les zeugmes
les promenades au petit matin
les chevaliers du ciel
il y a Bonperrier un peu après le col de l’Asclier
le crachin en automne

Jean Prod’hom

Comme des petits livres sur un tapis vert



Ils allumaient le feu dans les chalets; partout en haut des cheminées ou par les trous des portes, un joli petit plumet bleu balançait doucement dans l’absence de tout courant d’air.
Les fumées grandissaient, elles s’aplatissaient du bout, elles se trouvaient confondues dans leur partie supérieure, faisant comme un plafond transparent, comme une toile d’araignée, tendue à plat, à mi-hauteur des parois au-dessus de vous.
Et, dessous, la vie reprenait et la vie continuait, avec ces toits posés non loin les uns des autres comme des petits livres sur un tapis vert, tous ces toits reliés en gris; avec deux ou trois petits ruisseaux qui brillaient par place comme quand on lève un sabre; avec des points ronds et des points ovales qui bougeaient un peu partout, les points ronds étaent les hommes, les points ovales étant les vaches.
Quand Derborence était encore habitée, c’est-à-dire avant que la montagne fût tombée.
Mais à présent elle vient de tomber.

Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence I, 2

Une autre saison du livre



Ils branchaient leur liseuse à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit; partout derrière les baies vitrées ou devant, en haut et en bas, de jolies petites lumières jaunes vertes, rouges, bleues, dessinaient des constellations dans la pénombre du grand loft.
Les lumières diffusaient, rejoignaient du bout des doigts ce qui restait du ciel; la clarté grandissait dans le prolongement équivoque des plafonds de verre, faisait le dos rond pour se nicher dans le creux de la voûte céleste; malmenées lorsqu’elles touchaient le fond, faisant comme une semaison de vers luisants en peine, un drap de lin élimé aux motifs stellaires, tendu à plat au-dessus de ce qui restait de nous.
Et dessus, dessous, les âmes échangeaient par vases communicants leurs sécrétions sépia, elles ondulaient dans le marbre aux mailles liquides de la grande circulation, se chevauchaient; avec des couloirs et des chicanes, des carrefours et des abysses comme un livre sans bord, un livre sans couture, un livre rongé par d’imprévus rendez-vous, c'est-à-dire pas un livre du tout, avec parfois venus de très loin des éclairs, des secousses, des souvenirs; ceux du dehors, ceux des choses, des bêtes, des hommes, des livres d'autrefois.
Quand l’île était encore habitée, c’est-à-dire avant que le ciel ne fût tombé.
Mais à présent il vient de tomber.

Jean Prod’hom

A.6



On alimentait la flamme tout au long de la nuit. On recueillait à l’aube les braises dans des caissettes portatives de fortune avant de reprendre la route, avec la crainte constante que le feu ne s’éteigne. C’est ainsi qu’on vivait il y a 500 000 ans, à la merci du moindre accident – manque de bois, pluie violente, inattention. J’éprouve à l’instant la même sensation que ces habitants du Caucase d’autrefois, alors que la nuit tombe et que la bise ne mollit pas, isolé du monde, incapable d’allumer un feu par frottement rapide d’un bois dur sur un bois tendre – ou le choc d’un silex sur un bloc de pyrite –, incapable d’enflammer la mousse et l’herbe sèche, le petit bois dans le poêle, incapable de mettre la main sur une boîte d’allumettes. C’était ce soir, dans les montagnes noires du Jorat, la même angoisse devant la même nuit froide.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Dimanche 16 janvier 2011



L’apiculteur a déposé deux ruches bleue et jaune à la lisière du bois Faucan, leurs locataires préparent la saison, s’agitent depuis midi, font des plans. Il faudra certes attendre encore un peu, qu’elles ouvrent les yeux et lessivent la planche d’envol, mais hier soir, en revenant de Ropraz, il faisait déjà jour, on n’y croyait pas Arthur et moi, souriants à l’idée qu’on allait bientôt voir le jour avant d’aller à la mine. Personne n’y croyait tout à fait, mais l’hiver a bel et bien passé, qu’on soit encore au mois de janvier ne change rien à l’affaire, qu’il revienne dans quelques jours non plus.
Ici, au coeur des bois, ce sont les mélèzes qui se chargent de donner l’avant-goût du printemps. Ils recueillent les feux et clairent le plan des bois. Les silhouettes de l’hiver fondent en bordure de chemin. Il vaut mieux désormais ne plus s’asseoir sans précaution sur les billes de sapin qui gouttent comme de vieux tubes de colle percés.



Je dispose de tout l’après-midi pour ne pas revenir en arrière et aller à pas lents par la Corbassière jusqu’à l’orée du bois des Orgires qui vous tire vers l’avant. Les histoires, les livres et tout le saint-fruscin sont restés à la maison. Nous ne sommes que quelques points éloignés sur les chemins vicinaux qui tiennent ensemble Bottens et les Poliez, Froideville et Villars-Tiercelin. Bonjour Monsieur Courbet, bonjour Madame Grognuz. Tenez! on aperçoit le réservoir de Goumoens-la-Ville, blanc comme le melon du Mont-Tendre.



Terre glaise noire remuée, jaune or couleur moisson la bande qu’a épargnée la charrue en bordure des chemins de dévestiture. Tout autour les piquets d’accacia un peu raides se réveillent, s’étirent avant de dérouler les colliers primitifs des clôtures le long des chemins aux courbes idéologiques. Les uns et les autres se croisent par-dessus par-dessous. Sous l’épaisseur du tapis herbeux des bonzes poussent, et on aperçoit les rides de leur nuque épaisse. On se satisfait de la maigreur et de la pâleur des verts, faite au feu de l’ombre qui bourronne au pied des haies. Les vagues viennent se désaltérer dans les creux.



Sur le plateau de Bottens ne reste de la guerre de religions qu’un champ désert dans lequel se font face tête-bêche les églises catholique et protestante que les fidèles peinent à réchauffer. Pour ne pas choir, j’entre dans la seconde pour m’assurer que les six orteils du Polydactile que Louis Rivier a peint en 1943 sont toujours là. Le compte est bon. J’ouvre tout grand la porte, m’étonne que la mère et le fils ne frémissent pas au vent de cette résurrection-là. Je leur en veux même un peu. Réforme et Contre-réforme n’auront servi à rien, au village les deux cafés sont fermés, le ciel est vide. Et c’est tant mieux quand nous n’avons rien à perdre et qu’il fait beau.



Je rôde autour du château disparu avant de plonger sur Malapalud et suivre le Talent, avec en frise l’alternace des molasses gréseuse et marneuse des côtes de Rabataires. L’eau coule froide dans l’ombre. Personne. Mais où sont donc les vivants? les 7 milliards qu’on m’avait annoncés ce matin? En grappes dans des maison privatives? jardin privatif et pensée privative? Nous ne nous priverons pas aujourd’hui du temple immense dont il se sont coupés et qu’ils ont laissé aux bohémiens et aux va-nu-pieds.



Ces balades d’un jour, on s’y lance sans savoir comment on en reviendra, et on en revient sans savoir comment on y est allé. L’éblouissement reste là-bas quand on y retournera.

Jean Prod’hom

LXXXIII



L'une a laissé ses ancêtres sur les bords du détroit de Messine, l'autre sur les rives de la Manche, elles m'ont souri cet après-midi comme si je leur avais offert une rose.

Jean Prod’hom

Il y a les brise-lames



Il y a les brise-lames
la liberté académique
les brindilles de paille accrochées à la laine de ton pull
la passementerie
il y a la contestation
la clé des champs
les maisons à demi cachées par les arbres
il y a les âmes qui trottinent
les séjours imprévus

Jean Prod’hom

La cafétéria



Il fait entendre, dans l’ombre des quelques mots qu’il m’adresse aujourd’hui et sur lesquels il bute, la menace d’anciens malentendus dont il ne dira rien, déposés en lui comme le sable au fond de la mer. L’homme remue sa peine.
Il vit aujourd’hui de peu, engagé à 50% dans une entreprise de vente par correspondance. Vie solitaire je crois, dans un petit appartement du bas de la ville, une pièce et demie. On ne lui connaît aucun amour. On devine pourtant quelque part un enfant, celui qu’il a été ou celui dont il souhaiterait la présence. Cet homme je l’admire sans l’envier.
Mais tout va mieux, semble-t-il dire, comme s’il avait dompté le monde qui ne l’a guère épargné et le temps dont il suit l’absence de cadence. Il remue à peine, ne regrette rien, s’accroche à la lenteur. Il traverse incognito ses journées. Il aura vécu deux fois plus longtemps que nous autres, avec un secret qui s’éclaircit et dont il cultive les fruits doux et amers. Il ne demande rien à personne et laisse discrètement sur la table de la cafétéria les friandises que ceux qu’il a dû quitter lui envoient de chez lui. Je ne me souviens jamais de son nom. On apprendra sa mort qu’on sera tous morts depuis longtemps déjà.

Jean Prod’hom

A.5



Qu’ont fait nos ancêtres depuis qu’ils se sont dressés sur leurs membres arrière et qu’ils ont quitté, après que les circonstances et le milieu leur ont emmanché la tête en équilibre sur la colonne vertébrale, la vallée du Rift il y a 10 millions d’années? On n’en sait trop rien, mais assurément pas de grands travaux. Cueillir et chasser, rêver peut-être, cueillir des digitales et lancer des galets en fin de journée sur les lacs près desquels ils devaient se reposer...
S’obstiner c’est moins sûr. Il faudra en effet attendre plus de 7 millions d’années avant que, de leurs mains, ils ne taillent les premiers éclats de quartz dans des pierres ramassées ici ou là, éclats dont ils firent les premiers outils et qui attestent peut-être de quelque chose comme une volonté. Finis alors les ricochets, les ronds dans l’eau, les siestes aux lisières, finie l’insouciance.
Mais qu’ont-ils fait? Il faudra en effet un million d’année encore pour qu’ils s’avisent que les galets dont ils avaient tiré des éclats tranchants offrent, eux aussi, des bords tranchants, plus maniables et pratiques à l’usage. Les spécialistes appelleront galets aménagés ces galets à l’extrémité desquels un ou plusieurs éclats ont été enlevés. Ont-ils cherché à récupérer les pierres taillées qu’ils avaient laissées autrefois derrière eux pour ne conserver que les éclats? On peut le penser au vu du million d’années qui aura été nécessaire encore avant qu’homo erectus ne s’avise qu’en enlevant des éclats sur deux côtés, il créerait un tranchant plus aigu encore, qui pourrait servir à déchirer la viande, à broyer un os, à couper la branche sur laquelle il est assis. Les paléontologues n’ont pas tranché la question. Ce qui n’empêchera pas l’un d’eux de nommer pompeusement ces galets des bifaces. Mais ne nous voilons pas la face, quelque chose cloche dans toute cette affaire. Qui défendrait en effet plus d’un jour l’idée qu’on puisse inventer le recto d’une feuille en fermant les yeux sur son verso?


Je soutiens les néo-moralistes qui tiennent d’abord les hésitations et l’aveuglement des premiers hommes pour une chance, celle de nous offrir une leçon, une première leçon de patience: chaque chose en son temps. Mais une leçon de dissimulation aussi, car la vie de nos ancêtre devient toujours davantage, à mesure que les recherches progressent, une bombe à retardement.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Dimanche 9 janvier 2011



S’il y a souvent place pour deux sous les grands parapluies noirs des boulevards, il n’y a aujourd’hui, sous ta capuche, de place que pour toi. A peine. Alors tu la rejettes dans le dos, te racontes des morceaux d’histoire. Un berger sur la colline garde ses brebis, sous un large feutre noir, enveloppé dans une cape plissée comme une girolle, il va et vient sous le crépi du ciel.
- Et toi, que gardes-tu?
- La possibilité de m’abandonner à la pluie qui ne lésine pas, la possibilité de ne rien garder parfois, sans autre auxiliaire qu’un coeur qui bat. Je regarde à mes pieds les ornières qui font le plein, demain les moineaux vont se régaler. La pluie pourrait ne pas cesser de tomber et ça me fait du bien.



J’entends à peine réveillé la pluie et me rappelle les feuilles gaufrées des châtaigniers derrière le grand mas à la terrasse détrempée. Le brouillard lévitait immobile au dessus de la vallée du Vidourle. Je me promène dans le bois, et c’est comme si je m’en allais en direction du jour, l’interminable jour, abrité par la pluie qui en fait voir la trame. Je touche du bout du doigt le bout des cornes de l’escargot qui me ramène à la pluie d’aujourd’hui, un instant, avant de repartir par d’autres passes, une silhouette sur le chemin de Ricken au petit matin tiède, des signes noirs sur la chaussée délavée, sur les tuiles de Vuadens, les ardoises de l’enfance, les lauzes de Sauveterre, t’en souviens-tu, les tôles au-dessus de Feutersoey, le sapin des Charbonnières, enfin là, avec la pluie, celle d’aujourd’hui, avec les odeurs de là-bas lorsque les fumées âcres des feux d’automne réveillent mes souvenirs et rassemblent de proche en proche les tessons de celui que j’ai été, le vase que je suis dans un monde à l’abandon. On a mis les arrosoirs à l’abri sous l’auvent de l’ancenne laiterie.



Le redoux lèche les plaques de neige attardées. Les fontaines tirent la langue, les ruisselets se gargarisaient. Les vieux tonneaux renversés ont le ventre vide, pour un peu on aurait voulu leur faire relever la tête. Personne ce matin n’avait osé prendre les devants, songé à exiger une interruption immédiate de l’averse, on acceptait et personne ne se plaignait. Les portes de l’église de Syens étaient restées fermées à double tour, le coeur au sec. Et moi enfermé dehors, je n’avais à me plaindre de rien. J’ai marché sur l’eau, fait sonné les six sous qui traînaient au fond de mes poches. J’étais dedans, abrité par la pluie, inutile de forcer la porte, pas de raison d’en sortir. J’ai vu une bergeronnette sautiller sur les bords de la Broye.



C’est pas une saison pour remuer, qu’il m’a dit. On garde les bêtes dedans avec ce temps. On transhume seulement deux fois l’an, t’entends. Moi, je suis fier de mes godasses, de mes falsards et de ma gore-tex. Je nage étanche comme un poisson dans l’eau. Je n’ai rencontré personne d’autre cet après-midi. Coupé de tout, rien ne tremble, ni la pluie décidée ni le haut ni le bas. Eblouis par les mousses lessivées, les anges ne craignent pas de mettre les pieds dans la boue. Voici les quelques mots que je voudrais t’offrir dans la double jachère des dimanches de pluie.



Des Jaunins au Torel, du Champ des Dames à Vers chez les Rod, la terre meuble vous fait des pieds de plomb. Du Riau des Méleries aux Chênes et à La Verne, feux de plastique, jaunes, bleus, jeux d’enfants et restes de châteaux en Espagne, bleu, blanc, rouge et tuyaux verts, étincelles de fer des machines agricoles abandonnées dans le pré sur lesquelles, éblouies, les maisons de l’hiver ferment les yeux. Sous le pont de la Bressonne glaise d’eau glisse au pied de la paroi de molasse sur laquelle s’agrippent les mains lisses du froid.



Toute la journée il pleut, me colle à la peau cette idée de retrouver le beau visage effacé de la pluie. Trempé au pied de la vieille ville. A Moudon on m’attendait. Je me suis glissé à l’arrière comme un chien mouillé, la pluie pianotait sur le capot de l’auto. Devant Saint-Etienne, une double hélice de luminaires a éclairé la nuit, qui tombait elle aussi, elle avait ôté tous ses habits. Il eut été insensé de vouloir s’éloigner. Mais je ne regardais plus, comme si le nom qu’il eût fallu donner à la pluie fût plus beau encore. Ah! la belle après-midi.


Jean Prod’hom

Belle Joux



Les méandres de la Trème avaient été corrigées, on avait aménagé ses rives, essarté les bois, accroché des leurres aux bras des étoiles, les hommes avaient exposé leur âme velléitaire, cherché midi à quatorze heures, ils étaient allés à gauche, ils étaient allés à droite, avaient rêvé un autre ordre du monde, le haut en bas et le bas en haut, tracé des chemins pour revenir sur leurs pas, lorsque l’un d’eux s’avisa un matin que tout cela n’allait pas. 

Il maudit un instant les hésitations d’où étaient nées leurs entreprises avant de louer l’esprit de décision des choses: la rivière ne baisse pas les bras et franchit les obstacle sans jamais revenir sur ses pas. Les nuages jouent les masques sans quitter le jeu. Il ne siffle pas aux oreilles du vent lorsqu’il perd un peu de son souffle. Le lac ne languit pas. Le vase déborde et le feu ne se trompe pas. 

Derrière tes allures d’aventurier quatre heures sonnent déjà à la cloche du village, un chien aboie, un corbeau remue l’immobile coup de pelle et une lame chasse la neige, le renard file au plus droit la tête renversée vers le ciel. Le dernier mot a donc été dit et tu écris l’étendue blanche. Une dame et son chien te rattrapent, bonjour bonjour, laissent quelques miettes sur la nappe qui nous sépare et, dans le verger, le gui fait le fanfaron sur les épaules d’un vieux pommier qui rit sous cape. En arrière du chemin un poème de Robert Walser.

La neige ne monte pas en tombant
mais, prenant son élan,
descend, et puis se pose. 
jamais elle ne monta.

Elle n’est par essence
à tous égards, que silence,
pas trace de vacarme.
si seulement tu lui ressemblais.

Le repos et l’attente
- telle est son attachante 
et douce identité,
Vivre, pour elle, c’est s’incliner.

Jamais elle ne retournera
d’où elle est descendue,
elle ne court pas, elle est sans but,
être calme est son bonheur.

Il se souvient alors de la Trème, la conçoit de mémoire, ses sources multiples et ses secrets dans la Joux Noire lorsqu’elle ouvre ses bras au Châ, au Mormotey et plus tard à l’Albeuve, lorsqu’elle se perd dans ceux de la Sarine. Il s’attarde sur ses rives, mêle ses pas aux empreintes des disparus pour tresser une guirlande à l’inexorable. 




Publié le 7 janvier 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Murièle Laborde Modély (L’oeil bande).

Jean Prod’hom

Il y a les transports gratuits



Il y a les transports gratuits
la beauté sur la terre
les salons de coiffure
il y a le Doubs en amont de Goumois
les 52 morceaux du squelette de Lucy
les passages pour piétons
il y a le provisoire
les feux d’artifice
il y a la modestie à laquelle on est réduit

Jean Prod’hom

Derniers jours de la bureaucratie



On décidait bien peu de choses au centre du bâtiment de l’administration et de la protection sociale, au rez des mensonges en enfilade, à l’étage un double processus en miroir et, ici et là, quelques impayés punaisés. On discutait certes encore des principales conditions d’octroi des pensions, mais par habitude, parce que de l’argent il n’y en avait plus. Pour la répartition des taxes dans l’aile orientale du palais l’affaire était vite réglée. On exonérait d’emblée les commensaux et ceux de leur lignée qui avaient été de l’équipe fondatrice de la confédération des certitudes et, avec l’accord tacite mais nécessaire des absents auxquels on octroyait le droit de vie ou de mort sur le personnel étranger qui avait pour fonction de couvrir le scandale, on prenait les devants en pressant le solde de se taire et de retourner chez lui.
Les quartiers avaient déjà organisé le réseau des solidarités et quelques bénévoles investis de la générosité sans laquelle quiconque perdrait la face proposèrent les premières formes de jeux de rôles. Quant aux plus cérébraux, ils tentèrent de donner une définition adéquate du mot blasphème après avoir listé les expressions qui relevaient sans aucun doute de son domaine; personne ne goûta à l’usufruit de cette passionnante recherche. On veilla encore quelques années à l’exécution des peines, puis on renonça; on hésita bien une paire d’ans à revenir à ces anciennes fêtes du solstice d’hiver, colorées et efficaces, au cours desquelles on se prêtait dès l’aube à l’examen des viscères d’un bon à rien, foie d’une égarée ou reins d’un vieillard trouvé à la sortie d’un débit de boisson, pour combler le vide et obtenir une paix à bon marché. Les choses allèrent de ce pas avant qu’on ne touchât le fond lorsqu’on oublia que personne ne consultait plus les registres qui faisaient état des propriétés et du service de chacun.
Cette tournure des choses n’est pas moins vraie que nulle part ailleurs, on ne le dit pas assez, mais ce n’est que beaucoup plus tard qu’on sut déminer les chausse-trappes de la double négation et du parenthésage en cascade.

Jean Prod’hom

A.4



Au lendemain du long séisme qui déchira l’Afrique du nord au sud, il y a 10 millions d’années, les primates de l’ouest se réveillèrent sous la pluie, mais au coeur d’une forêt dense et protectrice qui les réjouit et dont ils ne sortirent que beaucoup plus tard avec la démarche du gorille et du chimpanzé. Les primates de l’est, eux, se levèrent les pieds au sec et c’est tant mieux. Mais ils découvrirent assez tôt qu’ils étaient dans de sales draps et que cet espace adossé à des montagnes toutes neuves, ouvert à tout vent et sans pluie, allait leur occasionner bien des soucis. Trop tard. On craignit à juste titre pour leur avenir. Sans griffes sans crocs, sans les mollets des zèbres et les cuisses des antilopes comment allaient-ils s’en tirer? Les grands fauves de l’est africain guettaient.
C’est l’occasion qui fait le larron, se dirent les plus avisés d’entre eux qui se mirent à chercher une issue à cette vilaine passe: un dispositif pour repérer avant qu’il ne soit trop tard la venue de leurs pédateurs et s’éclipser. Cette décision fut grosse de conséquences. Ils se dressèrent en effet d’un même mouvement sur leur pattes arrière libérant ipso facto ce qui leur tiendra lieu de mains qu’ils placèrent derechef en visière sur leur front: rien à l’horizon pour se mettre à l’abri, ou si peu, et les grands fauves qui étaient sur le point de leur tomber dessus... Faut savoir que leur cerveau était encore de dimension réduite, à peine la cylindrée d’une Fiat Topolino. 
Si donc la bipédie protégea indirectement certains des hominidés du soleil, ils n’obtinrent cependant, en se redressant, que le droit de voir croître leur peur en intensité et en durée, d’autant plus que la savane perdait jour après jour ses derniers bosquets. Homo erectus se déplia donc encore avec la peur qui grandit analoguement. Il n’en fallut pas plus pour qu’Homo erectus décidât de quitter l’Afrique qui ne lui amenait décidément rien de bon.
Le volume de son cerveau avait grossi et atteint déjà celui du cylindre d’une Peugeot 807, mais c’est à pied qu’il partit en direction du Caucase, de la Chine, de l’Inde et de quelques autres contrées où, par bonheur, l’on ne parlait pas encore la mutitude de langues que l’on connaît aujourd’hui. Et ses mains, me demanderez-vous? Et bien c’est plus tard, beaucoup plus tard que l’homme inventera la casquette qui les libérera définitivement, repérant alors toujours plus loin et toujours plus tôt les grands fauves de l’est africain. La peur de ce touche-à-tout ne cessera de grandir.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Murièle Modély

Il dit T’es une fille de la ville
avec une moue légère
qui creuse un accent grave
sur le bord de sa lèvre

je sens bien qu’être une fille
de surcroît de la ville
dans sa bouche terreuse
brûle comme une ortie

je sais bien qu’un jour
son regard indulgent
heurtera âprement
le pli de sa glabelle

je sais qu’il me perdra
quelque part dans la nuit
que je m’égarerai
en chemin dans les blés

dans les
coteaux
du Gers
où je vois

une bosse
deux bosses
un troupeau
de chameaux

où je vois
des poils ras
puis blonds
et leur tonte
l’été

où je ne vois
rien
que
feuilles
plantes
arbres
sans nom

je dois
lancer en l’air
et sur lui
d’étranges
petits
sorts

pour voir ses cheveux, sa langue crépiter
quand il m’identifie comme une citadine

pour voir sur sa tête, le ciel du jour qui sombre
s’embraser dans le bref flamboiement d’une orange

pour voir les nuages dégorger tout leur jus
asperger d’un voile roux le bitume et ses mots

pour l’écran sirupeux qui dessine sur nous
un nouveau paysage

son visage moiré
la fille de la ville
greffée sur un cil

Murièle Modély





écrit par Murièle Modély qui m’accueille chez elle sur son site L’oeil bande dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres échanges ce mois :

Juliette Mezenc et Christine Jeanney
Christophe Grossi et Michel Brosseau
François Bon et Laurent Margantin
Martine Sonnet et Anne-Marie Emery
Anne Savelli et Urbain, trop urbain
Jérémie Szpirglas et Franck Queyraud
Kouki Rossi et Jean
Piero Cohen-Hadria et Monsieuye Am Lepiq
Marie-Hélène Voyer et Pierre Ménard
Frédérique Martin et Francesco Pittau
Jean-Yves Fick et Gilles Bertin
Candice Nguyen et Benoit Vincent
Nolwenn Euzen et Joachim Séné
Isabelle Pariente-Butterlin et Xavier Fisselier
Christine Leininger et Jean-Marc Undriener
Samuel Dixneuf et Philippe Rahmy-Wolff
Lambert Savigneux et Lambert Savigneux (ben oui)
Christophe Sanchez et Brigitte Célérier
sur twitter et en 9 twits chacune, Claude Favre @angkhistrophon et Maryse Hache @marysehache (elles ont choisi de publier les deux textes chez celle qui a un blog : Maryse Hache)
Catherine Désormière et Dominique Hasselmann
Murièle Laborde-Modély et Jean Prod'hom

Jean Prod’hom

Il y a les pêcheurs à la mouche



Il y a les pêcheurs à la mouche
la ferblanterie
l’accord du participe passé des verbes pronominaux
les flaques d’eau
il y a les augmentations de salaire
les terres grasses que la charrue décolle
il y a Henri Calet
les petits viatiques
le discours indirect libre

Jean Prod’hom

Dimanche 2 janvier 2011



C’est décidé, on ira au cinéma à pied, ça ne fait finalement qu’une douzaine de kilomètres du Riau jusqu’au Zinema d’Oron, n’est-ce pas? Et on marche depuis que tu es tout petit. Souviens-toi des Diablerets, de la Vallée de Joux, de Plan Francey,... il t’en reste des morceaux et des photographies dans les albums.
La route de la Moille Messelly est verglacée si bien qu’on renonce à emprunter le chemin du remaniement, on bifurque à la patte d’oie sur Rachigny, fond sur la Goille où F se remet de son opération. On brasse la neige avec insouciance dans le côteau de l’autre côté de l’Echu. Un renard bondit d’un bosquet et plonge dans le lit du Cerjuz. On guigne à tout hasard dans le cabanon des veaux qui surplombe la rivière. Le roux a filé, rejoint par un chat qui disparaît lui aussi. Arthur sautille, grimpe, court.
Près d’un hangar caché dans le bois sous la route de Berne, on entend les chants désordonnés d’oiseaux, c’est une volière en amont du pont de la Bressonne qu’on souhaitait rejoindre par le Moulin du Creux. Aux piaillements se mêle un tube des années 90, les propriétaires s’affairent, on remonte discrètement. Qu’on ne nous prenne pas pour des brigands.
Arthur lance des boules de neige sur tout ce qui bouge. On traverse la zone industrielle de l’Ecorcheboeuf jusqu’au café de la Croix d’Or, fermé malgré les lumières qu’on aperçoit derrière les rideaux. A cause d’Ussières tout près, c’est un lieu qui me fait immanquablement penser à Dhôtel, au Plateau de Mazagran et à l’Ile de la croix d’or.
On fera une halte
à Mézières en face d’un caraque, d’un vermicelle et de deux chocolats chauds. Puis, par Chenau, on atteint le pont de la Carrouge. Il nous faut alors remonter la route du Paradis, comme en 2002, entre Tanneires et Roseires, jusqu’au cimetière de Ferlens où S repose fauché par un train. Je raconte cette sale histoire à Arthur tandis qu’il caresse un chaton devant chez les B, la maison est vide, le village est vide, la campagne est vide. On rejoint Fontaine, entre Champ Jaquet et les Planches, longe la lisière du Bois de Fey avant de glisser dans la neige jusqu’au pont du Parimbot. On remonte sur la Possession d’où l’on aperçoit Oron à l’avant de son château, le Niremont et les Alpettes, plus loin les Vanils.



On laisse au nord Auboranges et sa belle maison carrée, traverse le Champ Paccot au-dessus de Vuibroye avant de descendre jusqu’au pont qui franchit le Grenet à deux pas de la Broye. Arthur court devant, onze ans seulement, saute comme un cabri et allonge le pas, se retourne pour s’assurer que je ne le perds pas de vue. Jusqu’à Châtillens où les cloches sonnent, il est 4 heures.



On remonte ensemble en direction du centre de la petite ville qui abrite près de 1500 habitants, s’assoit sur un muret devant l’Etablissement médico-social du Mont où il fait bon vivre, géré par la Fédération des Eglises adventistes du 7e Jour, quelques boules de neige dans le lit du Flon, petit affluent de la Broye, un coup d’oeil chez Denner, les voix de deux loubards, et un chocolat chaud. Un chocolat chaud pour conclure notre balade, au tea room, seul établissement public ouvert de cet ancien chef-lieu de district qui file du mauvais coton.
Une douzaine de kilomètres, le bonheur de marcher avec son fils, et celui peut-être de marcher avec son père, il n’en faut pas plus pour qu’on renonce au cinéma.




Jean Prod’hom

Le lilas et l'aubépine



Les élus dont le nom était précédé d’une particule avaient pour missions principales de déclencher des bourrasques par la seule force de l’illocutoire et d’agiter au moment voulu les consciences. Les autres s’assuraient du silence des modestes.
Mais trop de chefs nuisent, qu’ils soient à la tête d’une bourgade de cinq cents ou d’une province de cinq mille, et les caciques, vite rongés par le doute et discrédités au moindre impair qu’ils ne manquaient pas de commettre dans l’usage bien établi de la langue de bois, perdaient avec leur tête les grandes orientations de la raison et le contrôle général des intempéries. C’en était fait de la paix du travail et, à terme, de leur particule.
Mis à l’écart on les retrouvait sillonnant les bois, soumis à la tentation puis à l’entretien des maigres cours d’eau de la zone orientale de l’île, la volonté calcinée et l’os fleuri pour user d’une expression locale. On assistait alors dans les villes à la ruine de la domesticité et à l’empiétement des consciences. On déplorait en outre au carrefour des taches d’huile et on signalait des heurts d’amertume sur le périphérique.
On retrouvait plus tard ces anciens élus dans des camps où ils goûtaient à la terreur. On les identifiait à leur matricule brodé sur un serre-tête que certains portaient en sautoir. Là pas le temps de tergiverser ou de chantonner. On avait faufilé à l’envers des tissus qu’ils portaient le jugement sommaire de leur condamnation et on tablait sur l’obstination proverbiale de vieilles incontinentes, sûres de leur bon droit, pour emporter les souvenirs des condamnés qui gouttaient en bon ordre de dessous leur tunique de bure. Elles étaient tenues de se rendre nuitamment derrière les grillages, nues, pour un face à face nocturne dont l’horeur ne s’imagine plus.
En automne, pour que les serpillères et les secrets n’encombrent pas la cour de l’enceinte, on les jetait avec les différends et des brassées de litiges dans des bartasses auxquelles un aveugle tiré au hasard boutait le feu. Que de cendres! que de noirceurs! Mais de jeunes arbrisseaux y plongeaient leurs racines et, avec l’arrivée de juin, des senteurs supérieures flairaient le renouvellement, faisaient le mur fuyant à tout vent dans la direction de l‘échappée belle.

Jean Prod’hom

A.3



A cette époque, il n’y avait pas seulement les températures et les continents qui bougeaient. Les hommes – qui n’ont pas toujours fait la manche – aussi. Si bien que, pendant les périodes froides, alors que de gigantesques glaciers recouvraient le nord de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique du Nord, que les masses d’eau emprisonnées par le froid ne coulaient pas, que le niveau des océans était beaucoup plus bas qu’aujourd’hui, les plus timides de nos ancêtres ont saisi l’occasion d’aller à pied de Calais à Douvres sans se mouiller.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP