Au pied du brise-lames

Tessons

Tessons Temps Prod'hom

Dominique Aussenac
Brimborions, Le Matricule des Anges 161 (mars 2015)

Lisbeth Koutchoumoff :
Pépite, Le Temps Samedi Culturel ici et (15 novembre 2014)

Critiques littéraires du «Temps»
Les 20 livres qui ont marqué l’année 2014 (23 décembre 2014)
Palmarès

Michel Audétat (30 novembre 2014)
« Tessons » ou la beauté sauvée des eaux, Le Matin Dimanche

ch REIHE | ch COLLECTION | ch COLLANA (chstiftung)
Jean PROD’HOM | tessons

Jean-Louis Kuffer (5 et 12 novembre 2014)
Mémoire vive (51)
Ceux qui ramassent des éclats de beauté

Philippe Dubath et Odile Meylan (29 novembre 2014)
24heures 1
24heures 2

Jean-Blaise Besençon
L’Illustré (7 janvier 2015)
Tête-à-tête

Littérature romande (6 avril 2015)
Entretien
Tessons

Dominique de Rivaz (8 mai 2015)
Le Nouvelliste

Pierre Bergounioux (12 février 2015)
Cher Jean

Nicolas Verdan (27 novembre 2014)
Terre et Nature

Etienne Dumont (11 décembre 2014)
Bilan

Alinda Dufey (5 décembre 2014)
Vigousse

Thierry Raboud (6 décembre 2014)
La Liberté (Fribourg)

Carine Delfini sur La 1ère (12 novembre 2014)
RTS

Geneviève Bridel
Le Journal du samedi (27 décembre 2014)
Quartier livres
3.35 - 5.30
La Puce à l’oreille (27 novembre 2011)

Elsa Duperray
La Puce à l’oreille (27 novembre 2011)

Denis Montebello (2 décembre 2014)
Le blog de Denis Montebello

Karim Karkeni (17 décembre 2014)
Sur Katchdabratch

Alain Bagnoud (21 novembre 2014)
Blog


Danielle Marze
La Tribune Nyons-Vaison-Valreas (17 septembre 2015)

Karim Karkeni (24 novembre 2015)
Radio Vostok

Thomas Vinau (8 décembre 2014)
Facebook
Éclats de rien qui bout à bout forment le temps. Récolte insignifiante des petits morceaux de couleur dont plus personne ne veut. On ne répare pas les pots cassés mais on peut en faire des bouquets, des enfants, des questions.

Sylvie Durbec (22 novembre 2014)
Facebook
Lire Tessons de Jean Prod'hom, c'est marcher d'un pays à l'autre, d'une plage à l'autre, d'un Portugal aimé à une Bretagne retrouvée. Et les tessons s'entassent un peu partout dans la mémoire. Et ravivent le désir de poursuivre.

Claire Krähenbühl (17 novembre 2014)
Facebook
Tesson(s) s'ouvre comme une huître et la chair s'annonce savoureuse: "les belles histoires n'ont pas de fin". Pour vérifier, je cours à la dernière page et ça finit bien mais par une promesse. Ouverte. Rien ne finit jamais. On se penche, on ramasse, on touche, on écrit. "Les restes de la vaisselles du monde!" Reliefs. Bris qu'on empoche comme un marron. Brisures qu'on achetait gamines, les morceaux cassés des pièces à quinze (qui se souvient?) un cornet pour 10 centimes. Chutes de tissus, échantillons, lambeaux, brindilles, restes de restes, mots. Motifs.

Dany Schaer (20 novembre 2014)
Journal de Moudon
Echo du Gros de Vaud

Agathe Gumy
Aux 4 coins du Mont (février 2015)
Tête-à-tête

Alain Schafer (6 novembre 2014)
La Broye

Frédéric Rauss (13 avril 2016)
Tessons (in Les joies du père)

Etienne Rouziès (25 mai 2016)
Tessons sur la Têt (in Le Vent des rues)


Jean Prod’hom

Plage des Vieilles

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Cher Pierre,
Trois bonnes nouvelles ce matin ! Arthur s’est levé à un peu plus de 8 heures, sans rien dire à personne, il a fait le tour de l’île à vélo, une vingtaine de kilomètres, seul, s’est baigné en route, entre la Pointe des Corbeaux et la Grande Conche ; il nous raconte au retour ses aventures avec une espèce de fierté. C’est à l’aune de ce type d’événements que je considère avec un peu de sérénité son avenir et celui de notre espèce ; je prends aussi conscience que certaines de nos orientations n’ont peut-être pas été vaines. Malgré les deux pains complets et les deux baguettes que j’ai achetés à Port-Joinville, le bosco craint la disette, il repart à la boulangerie que je viens de quitter et en ramène deux baguettes supplémentaires. Cet été est un peu son été, on a désormais chacun le nôtre.

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Sandra a reçu un message de Michel, les travaux ont repris au Riau, c’est la seconde bonne nouvelle. Le peintre est à ses oeuvres, les meubles de la salle de bains seront posés mercredi. Il est donc possible que, lorsque nous rentrerons, nous débarquions dans un chantier moins lourd que celui que nous avons quitté.
Troisième bonheur, j’ai trouvé ce matin, sur la plage de la Borgne, une pierre qui m’a fait rêver le reste de la journée ; c’est un fragment de terre cuite sur lequel on distingue les plis d’une jupe ; la manche retroussée d’une blouse blanche d’où sort un avant-bras – le gauche ; dans la main droite une baguette. Au verso l’essentiel des indications de fabrication, il s’agit du fragment d’une assiette née dans les faïenceries de Sarreguemines en Alsace, une scène champêtre dans un décor Obernai.
Il a plu cette nuit, elle part et puis revient jusqu’au soir, si fine qu’elle n’afflige pas nos humeurs, elle donne à la plage des Vieilles où l’on passe l’après-midi un air de Bretagne, l’île en avait bien besoin.
J’ai reçu d’Yves et Anne-Hélène les 9 ensembles de 5 photos qu’ils m’avaient promis ; je ne connais rien des raisons qui ont présidé à leur choix. A moi d’écrire quelque chose pour chacun d’eux. On arrive au bout de juillet, je ne dois pas tarder
Je retourne à l’Escadrille en fin d’après-midi. Martin prépare le repas, Sandra et Valérie sont allées acheter des vêtements, les enfants sont au cinéma. Je finis par mettre la main sur l’assiette d’où provient le fragment que j’ai trouvé ce matin, on y voit une gardeuse d’oies, habillée en Alsacienne par Henri Loux (1873-1907) pour les faïencerie de Sarreguemines. Elle conduit ses trois oies à une espèce de mare crémeuse et tourmentée, le chemin de sable rose sort de haies vives, des nuées grises traversent le ciel. Comment ce morceau est-il arrivé sur la plage de la Borgne, c’est naturellement une autre histoire.

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Jean Prod’hom

Plage de la Borgne

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Cher Pierre,
A l’étage de l’Escadrille, qui met à la disposition de ses clients une connexion wifi, tu peux t’asseoir sur l’un ou l’autre des bancs qui font le tour de la pièce comme dans une salle capitulaire ; avec l’océan, les cris des goélands et le continent qui te poussent dans le dos ou sur l’un des confortables poufs qui leur font face.

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Claire Le Baron, à qui je disais hier mon étonnement de trouver si peu de pierres, bois, fers roulés et ramenés par la marée sur le littoral de l’île d’Yeu, m’avait confié qu’une de ses amies se rendait volontiers sur les plages des Bossilles et de la Borgne sous le Super U. Je m’empresse de m’y rendre ce matin, avec un k-way sur le dos ; le ciel est gris, l’océan aussi, sans ourlet, thermocollés.
Mon dernier séjour sur les côtes atlantiques datent d’il y a une dizaine d’années, mais je retrouve vite ce plaisir-là ; une heure à aller et venir, retourner des leurres, éviter la vague, ramasser enfin deux belles pierres à l’extrémité de la plage de la Borgne que je glisse au fond de ma poche.
Les cloches sonnent à l’église de Notre-Dame-du-Port et la foule se presse sur le parvis pour le seizième dimanche du temps ordinaire. Les quatre prêtres qui officient, si j’ai bien compris, sont en vacances sur l’ìle, ils se présentent. Il y a l’archiprêtre de la cathédrale de Bourges ; un prêtre en mission à Vienne ; un autre, sans mission, baptisé il y a 80 ans dans cette même église ; et, plus curieux, l’un des aumôniers des artisans de la fête, c’est-à-dire des forains, des gens du cirque et des artistes de rue. C’est ce dernier qui se charge de l’homélie, il y est question du berger et de ses moutons, mais aussi des moutons et de leur berger. Je m’éclipse avant de connaître le fin mot de l’histoire, je le devine, on m’attend à Ker Borny.
Le ciel crachineux de ce seizième dimanche du temps ordinaire nous invite à lézarder sous toit : jeux de cartes, discussions théologiques, visites de frigo, siestes, lectures. Pour donner un profil plus honorable à cette fin de journée, je redescends sur la plage de la Borgne, la mer est basse ; vais et viens sous l’oeil intrigué d’un tournepierre à collier, me penche et me redresse, retourne enfin une pierre qui cache une merveille et à laquelle je promets les hauts de casse.

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L’abondance ou la rareté des tessons sur une île ne joue évidemment aucun rôle dans l’émotion qu’elle peut susciter, n’augmente ni ne diminue son attrait ; elle constitue toutefois, dans certains cas, un puissant indicateur sur l’état de santé de ses habitants, de la relation que ceux-ci ont avec leurs déchets, éclairée ou aveugle ; de la confiance qu’ils placent en les pouvoirs de l’océan de reprendre et digérer ce que l’homme en a momentanément tiré.
Les enfants passent à la caisse à 19 heures, chacun reçoit 20 euros pour manger ce qui lui plaît. On se rend de de notre côté aux Bafouettes, On y mange bon, très bon.

Jean Prod’hom


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Ridentes in vestibulo

Musée Romain de Lausanne-Vidy
Vernissage de « Taupe niveau »
4 décembre 2014

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Merci à vous tous qui avez accueilli ces petits morceaux de terre cuite, ils n’en demandaient pas tant, s’en seraient même volontiers passé. Même s’ils laissent quelquefois apparaître, lorsque le jour se lève, un certain plaisir à prolonger leur modeste existence, sans raison, parmi les hommes. Ces brimborions ne sont pas à une contradiction près.
Prendre garde de n’égarer quiconque dans une aventure déjà suffisamment égarante, ces petites pierres auraient tôt fait de vous dérouter et de vous conduire dans une de ces franges, une de ces friches où les mots manquent.
Un texte donc, bref, pour dire une fois encore la nature indécise et miraculeuse de ces presque riens, dessiner à grands traits le commerce que j’entretiens avec eux, depuis 25 ans déjà, jusqu’à leur arrivée ici. Sur les marches de ces escaliers, dans ce vestibule, en latin comme il se doit.
Enfin... le titre :
Ridentes in vestibulo

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Suite pour violoncelle No.1 in sol majeur, BWV 1007: Prélude
Johann Sebastian Bach
Paul Tortelier



Jean Suite Sol majeur BWV 1007

Le monde se répartit en deux grands domaines : celui des objets auxquels on ne demande rien d’autre que de se maintenir en leur être : les artistes en sont les animateurs.
Celui, plus étendu, des objets dont l’individualité se réduit à un chiffre né de la combinaison de leurs traits distinctifs, obéissant serviles aux modèles élaborés dans les laboratoires : les savants en contrôlent l’accès.
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Qu’il le veuille ou non, chaque enfant est invité à choisir auquel des deux saints il vouera sa vie, hésitant parfois longuement avant de s’en remettre aux héritages familiaux, au hasard ou aux circonstances, sans jamais savoir exactement ce qu’il aura manqué en laissant derrière lui l’un ou l’autre des deux chemins dessinés par la tradition.
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Je suis resté quelque part sur le seuil, assis sur un escalier. Sans décider. En équilibre précaire sur le rebord d’une fenêtre, – je me souviens, c’était celle d’une cabane de montagne au pied des Dents-du-Midi –, incapable de me soumettre aux excès de la raison collective ou d’épouser les miroitements de l’aventure solitaire, préférant passer au large de cette mise en demeure, évitant ainsi de rejoindre l’un ou l’autre des deux camps sur le point de livrer bataille.
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C’est dire que ma rencontre avec ces morceaux de terre cuite, brisés, rejetés, oubliés dans les laisses de l’océan et de l’histoire, m’aura permis d’aller et venir à l’écart des grandes affaires, de ramasser sans concurrence ces minuscules paradis portatifs qui m’auront ouvert une voie sans histoire, à égale distance des pâmoisons et de l’esprit de sérieux.
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Car il reste un tiers continent qui échappe au grand partage, aux rêves des artistes et aux formules des savants, et dont la traversée offre à nos vies un joli chemin de prose que les héros d’André Dhôtel ont balisé en leur temps : l’échappée belle.
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Fierté donc, fierté que ces délaissés soient arrivés jusque-là et que j’aie pu contribuer à leur reconnaissance. Mais amusement surtout, amusement qu’ils se retrouvent à deux pas des vieux briscards de cette illustre maison, tessons et fibules, tuiles et verres soufflés, identifiés, étiquetés, classés sous clé.
asrerisque.justine
Regardez-les dans ce vestibule et aimez-les pour ce qu’ils sont, je n’y suis pour rien, visages de clown, masques de carnaval, broderies, brimborions égarés devenus boussoles. Eclatés hier, éclatants aujourd’hui.
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Trop jeunes pour nous apprendre quelque chose, ces tessons ne parlent ni latin ni grec. Ils sont toutefois assez naïfs pour avoir un avenir, rient sous cape en parlant la langue des cuisines. Mais ne leur en demandez pas trop, ils ne répondent que d’eux-mêmes. Petits moments de rédemption serrés entre déchirure et disparition. Ni bijoux ni témoins, à l’autre bout du sacré comme du passé, dans un vestibule.
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Le livre qui les accompagne a pour titre TESSONS, il en est le catalogue déraisonnable et incomplet. Ce n’est pas un traité même s’il en a parfois l’allure ; il a en effet renoncé à vouloir faire le tour de ce qui le déborde, les hypothèses y pullulent mais sont allées fleurir ailleurs. L’idée de classement ne le rebute pas, mais il ne s’y attarde pas et semble dire : « Va, il y a mieux à faire. »
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Ce catalogue doit beaucoup au hasard, mais il n’aurait pas vu le jour sans la bienveillance d’inconnus qui sont devenus mes amis, saisis par l’étrange beauté de ces éclats, si bien que l’itinéraire qu’ont suivi ces morceaux de terre cuite pour établir leur campement ici, à Vidy, mériterait qu’on s’y attarde. Une autre fois.
Ces tessons, il aura fallu un peu de violence pour les arracher à leur condition, sur les berges de l’océan, des cours d’eau qui les ont façonnés, des lacs et de la mer. Car ce sont des êtres de lisière et de plein air, nés aux limites de la terre et de la mer, en-deçà des partitions dont ils assurent pourtant l’intelligibilité.
S’ils tiennent debout aujourd’hui dans cette vitrine, hier dans un bol ébréché, sur une armoire à chaussures, au fond d’une poche ou dans le creux de la main, chacun d’entre nous doit savoir qu’ils sont prêts à prendre la poudre d’escampette, là, tout près, dans le sable et sous le vent, sur les rives du Léman. Ecoutez-les murmurer : « Laissez-nous être oubliés! »


Jean Prod’hom

Pas sûr que les gens se réjouissent avec toi

Musée romain de Vidy Tesson

Pas sûr qu’on se réjouisse avec toi
à moins qu’on ne te prenne pour un idiot
va falloir le rester

Jean Prod’hom

Dernier rêve avant la nuit

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Mercredi 12 novembre 2014
Carine Delfini lit des extraits de « Tessons »


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Jean Prod’hom

Remettre à l’eau ces merdouilles

Payot Tessons Lausanne

Remettre à l’eau ces merdouilles
et leur laisser une fois encore
trouver la terre où elles fleuriront

Jean Prod’hom

La Broye

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Fier d’en être
à l’envers et sans toit
mi-quincaillier mi-pèlerin

Jean Prod’hom

Recoller les deux moitiés de sa vie

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Arcangelo Corelli

J’ai souvent pensé, ces derniers jours, à la voix d'Henri Calet, celle qui habite ses chroniques publiées, après guerre, dans Combat et Réforme, et j'ai les larmes aux yeux.
A cause, peut-être, de toute la gentillesse de ceux que j’ai croisés ces derniers jours. J’en avais bien besoin avec la parution de Tessons. Il faut dire qu’il y a eu, cette dernière semaine, tellement de premières fois.
Ce matin j’ai reçu un message de Marc, un ami de l’autre moitié de ma vie, il nous a rejoints vendredi passé à l’Estrée. C’est lui, avec Jacques et Antonella, qui a fait le lien avec la moitié d’aujourd’hui. Voilà ce qu’il m’écrit.

La lecture de tes « tessons » m'a enchanté.
Il faut dire que je sortais tout juste des Frères Karamazov. Une tout autre vaisselle aux débris moins polis. Cette marotte un brin obsessionnelle te va comme un gant.
Je me suis laissé promener, étonner, conter.
Désormais, je n'arpenterai plus les plages tout à fait comme avant.
Merci !

Que ces merdouilles te ravissent et que mon commerce avec eux ne te laisse pas indifférent me réjouit. Je crois bien que ces merdouilles sont en train de tenir leurs promesses. Et d’avoir pu te revoir, Marc, à l’occasion du vernissage de ce petit livre, m’a permis de recoller, un bref instant, les deux morceaux de ma vie. 
Que l’écrivain qui m’a ouvert les yeux sur la force de l’idiotie tienne une place dans la tienne ajoute quelque chose au bonheur de t’avoir rencontré.
Les personnes ont semblé contentes de ce 31 octobre, l’éditeur aussi. Mais la vie de ce livre un peu insolite et au caractère indécis sera difficile. Qu’il t’ait enchanté lui donnera une chance supplémentaire.  
J’aurais bien voulu remercier tous les amis qui sont montés à l’Estrée, ceux aussi qui auraient voulu en être sans le pouvoir.
Voilà que ce petit livre ne roule pas seulement les morceaux égarés de la beauté du monde, mais aussi les morceaux de la bonté des hommes. Il va me falloir aller au grand air pour redimensionner mon émotion.

Jean Prod’hom

Cité



Pavés de la Cité

Pavés
rincés
piqués

Jean Prod’hom

(Pers) Sur les berges du Styx

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Pour Claire, Denise, et Martine


Arcangelo Corelli

22 janvier 2009
Sans le trait assuré des ornières, sans les lisières dont je me suis servi comme d’une main courante, sans l’éclat des cloches qui rameutent au loin les fidèles, le cri du coq, sans les tessons qui battent la mesure, sans les brins d’herbe et les épis de blé qui habillent la terre, l’odeur du bois qui brûle, sans la grange aux portes entrouvertes, sans les regrets qui exaucent, serais-je demeuré vivant?
Je tremble toutefois de ne jamais parvenir au repos, de ne me satisfaire ni du soleil ni de l’ombre, de ne pouvoir retenir le fugace, je tremble lorsque le chemin disparaît derrière la crête, je tremble de rien, je tremble de tout, je suis sur la bonne voie, errant sur un chemin qui n’a ni commencement ni fin.

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8 avril 2009
« Ce qui ne meurt pas est redoutable. Tremblez devant lui, vous tous, habitants de la terre! » écrit le psalmiste.

Mais ne te détourne pas de l'éphémère, murmure la vieille sur son banc: la flaque d'eau, Sauveterre, le vent d'ouest qui couche les herbes folles, la crête de la Montagne de Lure, les portes closes, les granges, ceux qui fuient, le chemin poussiéreux, les noms qui disparaissent, les malandrins, l'étang de Gruère, les clochers des églises qui piquent le ciel.
Ne te détourne pas de l’éphémère: la grève de Palerme, le courage des malades, le tracteur dans la remise, les repas sans fin, la sieste de l'ouvrier, les terres incultes, un livre ouvert dans une salle d’attente vide, les méandres du Doubs, les tessons, la dignité de l'orphelin, Ferpècle, les côtes de Bretagne, la pie qui s'envole, les jachères.

Sois bienveillant avec l'éphémère, l'éphémère qui revient, avec le retour des saisons, le sac et le ressac des souvenirs.

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Ce petit livre, qui tient dans la main comme un galet, donne à voir les visages d’une cinquantaine de morceaux de terre cuite, ramassés depuis un peu plus de 25 ans sur les grèves, au bord des rivières, des mers, au bord de l’océan; des morceaux de terre cuite qui ont su mener une vie discrète, du lieu de leur abandon à celui de leur rédemption.
Et qui ne craignent pas de disparaître.

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Une cinquantaine de textes donc, qui ont autant à faire les uns avec les autres que les morceaux de verre d’un collier qu’on tarderait à boucler. C’est d’ailleurs parce qu’ils supportent sans broncher l’arrivée de nouveaux venus que j’ai décidé, alors que le livre était déjà
sous presse et ainsi sur le point de se refermer, d’écrire ces lignes, avec le secret espoir qu’elles le maintiendraient ouvert un instant encore.
Je voudrais aussi faire entendre, chemin faisant, un peu du ravissement qui m’a saisi lorsque les travaux appelés par ces minuscules paradis portatifs m’ont fait comprendre que ceux-ci n’avaient plus besoin de moi.

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La mythologie que ces lignes revisitent, je n’en ai, avouons-le d’emblée, qu’une connaissance sommaire, déformée même, je le crains. Elles m’auront cependant conduit à reconsidérer mon commerce avec ces morceaux de terre cuite, une fois encore, depuis le commencement.

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Avant d’accepter qu’ils ne montent dans sa barque, Charon, le fils des ténèbres et de la nuit, exigeait que soit placée dans la bouche de ses clients une obole, c’est-à-dire une piécette de peu de valeur – pas même une drachme – à l’avers de laquelle le roi d’Argos avait fait frapper dans ses ateliers d’Égine, en son temps, une tortue de mer.
C’est à cette condition seulement que le vieux nocher acceptait, en grimaçant, de faire passer ses clients sur l'autre rive. Sans quoi ceux-ci avaient à errer cent ans durant sur les berges du fleuve, avant de rejoindre le royaume des morts.

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Cette histoire, on me l’a racontée à l’école, j’en ai lu des bribes ailleurs, en ai vu des images ici ou là, avec le sentiment rétrospectif de n’avoir jamais saisi exactement ce qui était en jeu et méritait mon attention. Avec, plus tard, la nette impression qu’il ne s’agissait en réalité que d’une fiction agonisante, tout juste bonne à alimenter le quant à soi de la classe des gens cultivés.
Il m’apparaissait en effet que, dans ce récit, la rive des morts ressemblait par trop à celle des vivants pour nous dire quelque chose d’inédit sur la question, qu’il ne nous éclairait guère sur l’autre royaume.
Et que l’homme couché au fond de la barque n’était vraisemblablement qu’à demi-mort, un ivrogne peut-être, l’oeil entrouvert, bref un vivant qui avait, comme il se doit, à payer son voyage.
Quant à la mauvaise humeur du patron de l’embarcation, les fatigues engendrées par sa tâche et la misère de son salaire l’expliquaient aisément.

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Somme tout, ce mythe ne faisait que frôler la trivialité en répétant l’habituelle loi des échanges et l’adage bien connu selon lequel tout travail mérite salaire: chaque passager, quel que soit son état, vivant ou mort, doit, aujourd’hui ou hier, payer son titre de transport, que ce soit au guichet de l’embarcadère ou au péage de l’autoroute. La loi ne souffre aucune exception.
Cette histoire, colportée à l’école dans des langues mortes, ne dirait donc que ce que tout le monde sait déjà, mais en nous laissant supposer qu’elle contiendrait un secret touchant le royaume des morts et ses rampes d’accès, un secret creux à l’examen, dont les bien-pensants seraient persuadés de détenir la clé, qu’ils feraient passer de main en main, comme le furet, de génération en génération.

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A moins que, à moins que cette histoire ne nous invite à regarder dans l’autre direction, non pas du côté du royaume des morts, mais du côté de celui des vivants, de ce que nous y faisons, jour après jour jusqu’en son point le plus extrême.
Nous naissons un jour de mars, d’août ou de septembre, sans l’avoir souhaité ni même demandé, nus. Nous ne disposons d’abord de rien, devons année après année répondre à tout et de tout, trouver une place qui ne nous préexistait pas.
Assurés de rien, sinon du fait que notre temps est fini et qu’il nous faudra un jour passer la main.

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De ce que nous faisons de ce temps, et pendant tout ce temps, le mythe ne nous dit rien. Il indique simplement qu’il ne faudra pas, au moment voulu, oublier ce modeste viatique, si l’on veut rejoindre le royaume des morts. Pour le reste silence, faites comme bon vous semble.
Le prix du passage, est quasi nul, une obole, à peine une drachme. Mais le mythologue insiste: ce viatique, il convient de ne pas l’oublier, sinon... sinon gare, tout serait à refaire. Vous errerez sur les berges du Styx pendant cent ans.
Sanction exorbitante! Pensez donc, cent ans pour une omission de rien du tout, à peine deux sous! Comme on est loin du principe de proportionnalité.
Mais Charon donne ainsi aux oublieux une seconde chance pour mettre la main sur ce qui leur était sorti de la tête dans la première. Et cette fois, passer.

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Je ne parierai pourtant pas un kopeck sur l’existence de Charon, je crains en effet que personne ne nous laisse demain une seconde vie si nous manquons l’essentiel aujourd’hui. Le mythe ment, comme toujours. Ce sursis ne nous sera pas octroyé.

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Mais en décrivant nos vies au plus près, le mythe dit vrai, comme toujours. Car les années d’errance que vaut aux défunts cette omission se confondent avec les années mises à notre disposition pour mettre la main sur ce presque rien qui nous manque tout au long de notre vie, cette piécette qui nous échappe, ce nom qu’on répète, cette image ou ce reflet : clé, perle de verre, formule, prière, poème.
Le mythe dit vrai en ceci que la sanction de Charon est ce à quoi la vie nous oblige, sans que nous n’ayons fait quoi que ce soit de répréhensible. Condamnés, errant, à aller à l’essentiel pour passer, à saisir ce rien qui est à notre porte, ce passe qui l’ouvrirait. A notre porte ou sur les interminables berges, sans bruit et désarmé, où j’aperçois un visage de sable qui se défait et se refait, et qui me dit : laisse-moi être oublié.

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Je vais et viens sur la grève, remue les laisses de la mer, cherche l’éclat avec lequel j’ai rendez-vous, brisé, rejeté, roulé, raboté, poli. Eclatant enfin. Brimborion délaissé que je serre dans la main, avant de goûter du bout de la langue à son sel et le glisser dans ma poche.

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Ces tessons, je n’y ai pas touché, ils sont devenus, chemin faisant, le gué que j’emprunte pour franchir le fleuve, lever la tête, me réjouir de la lumière et accepter l’obscurité: Kérity et Tourronde, la Bressonne et la Corcelette, le Tibre et le Tage, les rives du lac de Bracciano et le Léman, le cap Ténare et le Finistère.
À défaut de prier, je ramasse des pierres, en ai plein les poches, plein la bouche et je bégaie les petites proses qui les accompagnent: haltes dressées sur le chemin que je fraie, pour accepter mon égarement, retourner d’où je viens et aller où je vais.

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Il aura fallu que quelqu’un s’intéresse à ces morceaux de terre cuite, s’en approche, montre son intérêt pour que j’accepte d’entrouvrir le meuble d’imprimerie qui les contient. En joignant son regard au mien, Pascal m’a encouragé à aller plus loin, c’est fait et je l’en remercie.

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Ce livre n’est pas un roman, pas même un récit, pas tout à fait un recueil d’images.
Ce livre n’est pas un traité même s’il en a parfois l’allure: il a en effet renoncé à vouloir faire le tour de ce qui le déborde, les hypothèses y pullulent mais iront fleurir ailleurs. L’idée de classement ne le rebute pas, mais il ne s’y attarde pas et semble dire : « Va, il y a mieux à faire. »

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Un livre d’heures peut-être, un livre de pierres en tous les cas, un livre qui tient dans la main.
Car je n’ai pas oublié qu’écrire n’est pas l’essentiel, écrire ne remplace pas les jeux d’ombres et de lumière sur le chemin qui longe la Broye, la passe des Islandais près de Paimpol, les échassiers d’Alcochete, les pêcheurs de Lugrin, le vieux fou de Tourronde, le delta du Tage à marée basse, la mer la nuit du haut du Stromboli. Mais écrire permet de nous désencombrer et de laisser aux mots le soin de dire ce qui nous manque, en tirant du fatras de nos journées ce dont la pointe est si fine qu’elle finit parfois par se confondre avec l’étendue.

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On naît, on croît, on diminue, mais c’est de notre vivant qu’on meurt.
Que nous reste-il donc, le soir, lorsque nous rejoignons cette petite mort qu'est le sommeil ? Ici, dans le Jorat, les bords des rivières sont pingres, impossible de ramener un tesson avant la nuit. Alors j’écris chaque jour, je frappe dans mon atelier l’obole qui me permettra de passer, par quoi quelque chose s’ouvre de l’intérieur et offre une allure et un chiffre à mes heures.
(Pers) Chaque jour je ramasse, là où je suis, une pierre que je taille: un texte, trois lignes, que le ciel soit verrouillé, la tête à la mine ou dans les étoiles, pour faire naître ce que je pressens et dont je devine le contour, tandis que s’élève dans le ciel un chant simple, que l’oiseau s’empresse de suivre.

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Et passant, passer.

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Je vous laisse avec ce livre, il fait état d’une errance et de la découverte d’un passage que je veux maintenir vivant, la beauté ne cicatrise pas.


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Les uns y verront un livre sur la construction des gués, les autres une revisitation du Petit Poucet ou la structure de la tortue d’Egine sur laquelle Aphrodite aurait posé le pied. Ils n’ont pas tort. Les plus généreux entendront, inaudible, invisible, la mélodie qui accompagne l’imprévu lorsqu’il montre son nez.

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Je voudrais tant que vous ne soyez pas montés ici pour rien, je n’ai pas grand chose à vous offrir, ni pierres d'angle, ni clés de voûte, des souvenirs peut-être, comparables à ceux qu’évoque Ramuz dans
Découverte du monde, des souvenirs dont, je cite, je m'aperçois qu'ils ne surnagent dans ma mémoire que sous forme de moments épars, comme dans un naufrage les agrès qu'on voit flotter encore à la surface de la mer, quand le bâtiment lui-même a coulé. Quelques souvenirs seulement, ça et là, que je n'ai pas choisis, qui ont émergé d'eux-mêmes, séparés les uns des autres par de grands intervalles ; mais pourquoi brillent-ils ainsi, et d'un éclat d'autant plus vif qu'une plus grande nuit les entoure?

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Je voudrais remercier tous ceux qui ont participé, parfois sans le savoir, à cette étrange aventure. On a tout loisir en écrivant, et ce n’est pas le moindre de ses bienfaits, de nous entretenir avec ceux qui nous accompagnent et de reconnaître, avant de le refermer, ce que le livre leur doit. On n'écrit jamais seul, même s’il faut être seul pour entendre leur voix.
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Il y a ceux qui se sont tus, Henri le père et Marie la mère, Daniel Christoff le maître. Il est fort probable, au fond, qu’on écrive des livres d’abord pour ceux qui ne les liront pas.
Il y a ceux que je n’ai pas revus depuis des années, certains me font le plaisir d’être là, je les salue chaleureusement.
Il y a ceux que je vois chaque jour au Mont-sur-Lausanne, adolescents vifs, exigeants, qui obligent celui qui veut durer dans cet impossible métier, de se détourner des recettes toutes faites et de considérer les choses du lieu de son ignorance.

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Il y a ceux du Riau, de Corcelles et des villages alentours avec lesquels j’échange quelques mots lorsqu’on se croise, une main qui se lève derrière le pare-brise ou le treillis du jardin.

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il y a ceux que je rencontre ici pour la première fois, que j’ai croisés sur les réseaux sociaux et que j’ai eu l’occasion de lire sur le net.
Ceux qui sont à mille milles d’ici, Michèle, François, Franck, Justine, Mathilde, Virgine, Christine, Brigitte, Christophe. Ils font vivre le net. Leur lecture, nos échanges, leur soutien auront été essentiels. Car le numérique n’est pas qu’un instrument de domination, le net et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel, ils offrent ici et là des poches d’indépendance et de résistance, vivantes, aussi importants aujourd’hui que les cafés autrefois. Ils sont nos ateliers, nos laboratoires, des lieux de discussions et d’expérimentation.

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Il y a ceux de la première heure, Frédérique d’abord, elle qui la première a vu débarquer à Hermenches ces objets, alors qu’elle partageait ma vie, elle n’a jamais moqué cette entreprise sans queue ni tête.
Il y a Olivier que j’ai beaucoup rencontré cette année, si généreux, qui n’a jamais refusé de m’écouter et avec lequel nous avons eu de belles conversations au bord du lac.
Il y a Yves qui n'a pas une seconde douté, je crois, de ce que j’entreprenais, et qui n'a pas hésité à m’encourager et à me soutenir lorsqu’il le fallait.

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Il y a ceux qui ont facilité ma tâche, Thierry, Arturo et Raul, qui on fait en sorte que je dispose d'une journée de congé, cette année, pour mener à bien ce projet.

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Et puis il y a celui qui a tenu bon, alors que d'autres auraient laissé tomber avant même d'avoir commencé. Il y a de belles histoires, celle de
Tessons en est une.
Disons qu’une lettre, reçue l’hiver passé, est pour beaucoup dans la naissance de ce livre.

Cher Jean, m’écrivait Pascal Rebetez,
Je vous découvre aujourd’hui sur la toile. Par hasard, je crois.

Suivent deux ou trois gentils compliments qui donnent un peu de courage à ceux qui n'ont cessé de pratiquer le doute et qui, écrivant, espèrent secrètement, mais en vain, le lever un jour.

Je ne sais si vous désirez publier un livre, j’en réalise de petits, le plus soigneusement possible.

Non, Monsieur Rebetez, je ne désirais pas publier de livre. Oui, Pascal, l’allure de ta lettre m’a convaincu, le ton, son pas.

J'aimerais te proposer qu'on les partage ces tessons, qu'on les offre à voir, dans un livre, c'est ça que je sais faire, en y prenant le temps, mais qu'il soit beau comme un cadeau, on le sortirait tout visible dans les librairies en octobre 2014.

Fallait-il encore l’écrire, et dans les délais. Mais ta proposition était convaincante, n’habites-tu pas rue de la Poterie? Ça ne s’invente pas, je devais te suivre.

On prendra le temps, écrivais-tu. Là je souris : il m'avait fallu 26 ans pour que je me décide à faire quelque chose de ces brimborions, tu ne me laisseras pas 6 mois pour réaliser ce quelque chose. Nous sommes le 31 octobre, cher Pascal, c'était moins une.

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Et si ce livre est sans contestation possible un livre, c’est d’abord à cause du savoir-faire d’artisans exigeants, Chatty la graphiste et les imprimeurs du Locle. Ils ont su mettre en page les textes et les photographies que Geoffrey et Romain ont réalisées.

Ne pas oublier Jasmine, l’indispensable, qui a toujours gardé la distance nécessaire, regardant de très haut lorsqu’il fallait embrasser l’ensemble du projet, de tout près lorsqu’il nous a fallu descendre dans le détail du texte.
Merci pour ce cadeau.

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Je veux encore remercier Alain, notre hôte, qui fait vivre cette Fondation avec Claire-Lise, Michaël et les amis de l’Estrée. Alain qui m’a convaincu de montrer quelques-uns des restes de cette vaisselle du monde, regardez, il a pris soin d’eux et leur a offert un beau milieu, un peu écrasés par les grandes toiles de Logovarda. Pas grave, ils ont l’habitude.

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Merci à Laurent Flutsch. Avec le concours de David Cuendet, responsable de laboratoire du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Laurent Flutsch va offrir une vie parallèle à ces objets et à ce livre. Ils seront en effet présents au Musée romain de Lausanne-Vidy, depuis le 4 décembre, jour du vernissage de la nouvelle exposition temporaire.

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Merci à Christine Macé que Françoise et Edouard m’ont fait connaître. Elle anime dans la Drôme, depuis de nombreuses années, un espace de rencontre autour de la céramique et de la calligraphie: Terres d’Ecritures. Elle accueillera, elle-aussi, ces tessons et ce livre, dans sa galerie de Grignan, au printemps prochain. ils auront l’honneur de côtoyer les calligraphies de Kitty Sabatier et de Denise Lach. Peut-être.

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Il y a ceux enfin que je n’ai pas oubliés une seconde, si proches.

Sandra ma femme, qui a suivi avec sollicitude toute cette aventure, elle a supporté le désordre que ne cessent de causer ces merdouilles, comme le dit si poétiquement David, qui ont la fâcheuse tendance à s’éparpiller, alors qu'elle a tant à faire avec la rédaction des manuels de physique sur lesquels s'échineront les adolescents de demain.
Nous savons désormais tous les deux ce qu'écrire veut dire.

Arthur qui rêve de faire quelque chose avec presque rien. Oui Arthur, c’est un très bon plan. Les restes tiennent toujours leurs promesses: petits objets, petites vies, petits bonheurs.

Louise, ma Louise, avec qui il m’aura fallu lutter ferme pour ne pas céder à ta proposition de monter une petite entreprise et tirer de ces objets une fortune. Oui, Louise, tu n’as pas tort, il y aurait de quoi faire, j’y ai songé, mais je les aurais trahis.

Lili enfin. J’aurais tant voulu suivre les conseils que tu m’as fait parvenir l’autre jour à Château-d’Oex. Voilà ce que tu m’écrivais:

Salut papa, je suis rentré de mon super camp d’équitation, j’ai monté Katlaya. Sinon nous sommes allés manger des crêpes, à Rue, elles sont trop bonnes. Je te raconterai la suite quand tu rentreras.
Pour le reste, prépare bien ton discours. Petit conseil, utilise des mots majestueux, je sais que ça ne veut rien dire, mais je fais de mon mieux.
Bonne soirée, ne bois pas trop, car ça ne va pas pour les discours. Bref, fais une belle nuit avec de beaux rêves.

Lili, ma Lili, je ne sais pas si tu es contente de mon discours, tu me le diras tout à l’heure, mais je peux te l’assurer, j’ai fait de mon mieux.

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Merci à vous tous d’être montés jusque-là, dans la nuit de ce pays de loups.

Jean Prod’hom



Photo : François Corthésy et Romain Rousset

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Saint-Marc

Saint-Marc Venise

Pierres de remploi
dos rond
reins aux mains de l’ombre

Jean Prod’hom

Laissez-moi

Lugrin
Lugrin (5 avril 2014)

Laissez-moi
reprendre des forces
laissez-nous être oubliés

Jean Prod’hom

On naît...

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On naît
on croît
on diminue mais c’est de notre vivant qu’on meurt

Jean Prod’hom

Lac de Neuchâtel (22 août 2009)

Louise Neuchâtel 2009

C’était un samedi
la veille cinq plongeurs italiens avaient été arrêtés
alors qu'ils pillaient un champ d'amphores au sud de la Corse

Jean Prod’hom

Avec Lili

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Jean Prod’hom


Merci David

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Lui, il s’appelle David, on s’est rencontrés après un spectacle dans lequel nos enfants jouaient cet été; un spectacle intitulé L’Autre Nuit, que Gwenaelle et son équipe ont réalisé à Fey sous chapiteau, un beau spectacle avec des enfants et des chevaux, de la musique et des funambules.

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Le 13 juillet, ç’avait été la dernière représentation et il faisait beau, un petit air de fête. David a débouché une bouteille de rosé, on a parlé de nos enfants, j’ai débouché une seconde bouteille, on a commencé à se tutoyer. Il m’a parlé de son boulot au musée; de fil en aiguille il m’a proposé de le recontacter pour que je puisse visiter, avec mes élèves, les ateliers de restauration du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire du canton de Vaud, dont il est le responsable.
On boit encore un verre et je lui parle des morceaux de terre cuite que je collecte depuis plus de deux décennies. Il m’encourage alors à prendre contact avec les directeurs des musées de la place, prétextant que ça pourrait les intéresser. L’homme est à l’aise, je le suis moins et le convaincs de prendre contact avec ces augustes personnes. Salut. Salut salut. L’été passe.
Je reçois, fin août, une copie d’un message que David a adressé à Laurent :

Laurent,
Au hasard d'un verre j’ai fait la connaissance d'un type intéressant. Il ramasse depuis plusieurs années des tessons roulés par la mer. En fin d'année, un bouquin inspiré par ces petits bouts de merdouille sera publié. De considérer le tesson comme une source d'inspiration et non un trésor archéologique me paraît assez original. As-tu un peu de temps pour le rencontrer?  Sa démarche poétique serait intéressante à mettre en relation avec l'univers de l'archéo, le pillage. Une vitrine et ton musée? Je te propose d'ouvrir le lien « Au pied du brise-lames » sur son site. Et de me donner ton avis.
A bientôt.
David 

Le gars a du culot, j’aime ça, mais je doute de l’efficacité de ce type de message dans le monde de l’archéologie. Je me trompe. Le bonhomme qui vante mes merdouilles ajoute à son envoi la réponse de Laurent Flutsch, le Directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy. Je lis :

Salut David,
Jolie démarche… Je marche ! 
Autrement dit, d’accord pour une vitrine.
Après, il y a la question de date : on ouvrira une nouvelle expo sur le thème assez vague « L’archéologie au quotidien » le 4 décembre. Avant cette date, ça risque d’être difficile, on sera en plein chantier et l’atmosphère sera nettement plus stressée que poétique. Mais après, ce serait parfait, et en harmonie avec notre sujet, en plus ! 
Dis-moi si ça peut coller comme ça, et si oui on organise une rencontre. 
Amitiés 
Laurent 

Laurent, Eric le technicien et moi, on s’est rencontrés ce matin; on a bu un café et fait des plans sur la comète. Les tessons seront visibles au Musée romain de Lausanne-Vidy depuis le 4 décembre. Comme quoi il y a encore de belles histoires. Sans compter que le catalogue est déjà réalisé.

Jean Prod’hom


Invitation

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Jean Prod’hom

Tirer du fatras

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Tirer du fatras
ce dont la pointe serait si fine
qu’elle se confondrait avec l’étendue

Jean Prod’hom

Tessons à paraître

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On ne sait pas trop quoi dire
par où commencer
alors on se tait à deux pas de ceux qui n’en savent rien

Jean Prod’hom

Butin

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Se rendre à l’évidence
à l’aise dans les fosses
à l’aise dans les laisses et les poches

Jean Prod’hom


Je monte tout à l’heure à Grignan

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C’est en famille que le rôtisseur fait tourner ses douze poulets sur la place de la Bourgade à Grillon ; sa femme et ses deux filles chargent le grill portatif de chêne vert jusqu’à la gueule. Il sonne deux fois neuf heures aux quatre coins du bourg. A côté, un balèze à coiffe d’indien fait le paon au milieu de ses cageots d’oignons, de tomates, de melons et lance de sept en quatorze des cocoricos très convaincants, qui attirent la maigre clientèle du jour. Je feuillète le Dauphiné au café de la place refaite à neuf, quelques autochtones cancanent à l’ombre des vieux platanes. Je décide alors de monter sous les remparts faire une visite au sauvage de Grignan, sans l’avertir, il me bottera le cul si je le dérange. Plus embêtant, m’y rends sans le boutefas et le gruyère promis, et je m’en veux.

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Mais l’homme qui va entrer sous peu dans sa nonantième année ne m’en tient pas rigueur. Je le retrouve comme je l’ai laissé à Noël, dans la pénombre, la vie au bout des doigts. Mais cette fois dans une fraicheur piégée derrière les persiennes, avec de la place tout autour, l’âme en vacances et le désir de tout vouloir croquer sans rien oublier. Il répand la bonne humeur de ceux que le sérieux ne menace pas, qui s’y refusent, la naïveté des enfants dont le réveil se prolonge jusqu’au soir et qui sont engagés dès le lever du jour dans mille activités, les cheveux en pétard et une chemise de gitan sur le dos. Il lit un article du Monde que Régis Debray a consacré à l’Europe et à son avenir.
Mais je me rends compte qu’une autre affaire occupe l’esprit de mes hôtes. Jean-Claude et Liliane préparent en effet de grandes manoeuvres, celles qui vont les conduire à l’achat de la nouvelle voiture qui remplacera la Peugeot laissée, il y a une semaine, sur le pont à l’entrée de Vaison-la-Romaine, embrochée contre un pilier. Le plus bel accident auquel Jean-Claude a participé, pensez, leur voiture était presque à l’arrêt lorsque l’événement s’est produit, pas de mal, aucun autre véhicule concerné. Le rêve donc, d’autant plus qu’un de leurs voisins, là par hasard, a eu l’amabilité de tout prendre en main. Il y a de sales histoires qui finissent bien parfois.
La voiture, Jean-Claude n’aime pas ça, vraiment pas, il la craint. Il précise que c’est la vitesse qui le met dans ses petits souliers, car la mobylette, il en a été un amateur émerveillé. Jean-Claude ne conduit pas, n’a jamais conduit et ne conduira pas de quatre roues. Cette hantise l’amène à circonscrire avec soin les différents éléments qui présideront au choix du nouveau véhicule et qui devraient atténuer sa hantise.
Tout est savamment pesé, le nouveau véhicule devra être comparable au précédent, respect de la tradition, la place du passager facilement accessible, il devra être d’une couleur claire, très claire, parce qu’une couleur claire est moins salissante d’abord, mais surtout parce qu’une couleur claire est plus visible par celui qui vient en face. Le danger venant toujours d’ailleurs, les couleurs sombres constituent une véritable menace pour les automobilistes. Le blanc c’est l’idéal, mais le gris, le beige, le vert tendre ou le bleu coupé conviennent également. Attention pourtant, attention au rouge vif, une couleur bien visible, trop visible, une main tendue à la catastrophe, le rouge doit être proscrit parce qu’il porte sur les nerfs de celui qui le voit, c’est un fait connu. Et boum, la collision qu’on voulait éviter devient inévitable.
Je crois entendre l’énoncé d’un manifeste, le choix d’une voiture prend du temps, il obéit lui aussi à certains principes et à certaines règles, d’autres, parole de peintre.
Au mur un dessin, des feuilles oblongues dans l’ombre desquelles sommeille un jardin qui déborde d’un reste de lumière. Jean-Claude descend moins souvent dans son atelier, à cause de la chaleur. On parle de choses et d’autres, il me montre les deux textes de ses amis Nicolas Raboud et Philippe Jaccottet qui présentent l’exposition que la Fondation Gianadda lui consacrera du 26 septembre au 2 novembre dans le Vieil Arsenal, une quarantaine de peintures solaires et une série de dessins creusés à l’acier et au bambou. Le bonhomme est partagé, ses amis ne le sont pas, le catalogue raisonné de ses réalisations suivra.
Liliane me fait penser à Giulietta Masina, elle courate, téléphone, prépare l’achat du prochain véhicule. Lui me remet à l’ordre lorsque, voulant parler de Marcel Poncet je mentionne Charles Il saute du coq à l’âne en suivant une logique qui se révèle par après, de la première exposition des impressionnistes à Beaubourg, des grandes peintures de Seurat, de Monet, des nymphéas, de Kurt von Balmoos. On reparle du livre que lui a consacré Silberstein, de nos amis communs. Même s’il est solide comme un roc, je le sens fatigué et Régis Debray l’attend, c’est le moment de se quitter, je reviendrai les mains pleines.
Fais un saut à Terres d’écritures, Christine Macé n’est pas là, montre mes bricoles à Anne Gros-Balthazard qui m’écoute avec bienveillance. A l’étage, sur un lit de sable noir, de gros galets de porcelaine et de grès, des galets dont il faut se méfier, entre deux eaux, ils me font penser à ces énormes vesses-de-loup rencontrées un jour sur les Causses, ou à des oeufs d’autruche. Des galets fragiles. Trouve au retour dans le Lez un vieux tesson.

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Rejoins Sandra et les enfants à la piscine, me débarrasse avec eux de tous mes plans foireux. C’est seul que je descendrai à pied à Colonzelle, j’ai moi aussi rendez-vous avec les couleurs. Ne peux m’empêcher de faire à nouveau toutes sortes de scénarios qui me font sourire, parce ce ne sont dans le fond que des récits qui ont guère d’importance.

Jean Prod’hom

A Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset (c)

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C’est le même voyage familier
mais rien ne va comme on l’imagine
les cairns vacillent

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Jean Prod’hom

Se hisser dans le premier cercle du paradis

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Arpente en début d’après-midi les rives du lac, de Vidy à Dorigny. Ramasse les restes d’un trésor et bois un thé à la cafétéria de l’université, il fait si beau et les étudiants semblent si jeunes. Remonte par la Maladière jusqu’au centre funéraire de Montoie.

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A l’élève dont le père vient de mourir, j’aurais voulu dire que je n’avais rien voulu savoir lorsque le mien est mort, juste éprouver le vide qu'il laissait sans penser ni à lui ni à rien, et respirer un air allégé : il était donc passé. J’ai eu quelques jours durant un étrange sentiment, une espèce de soulagement et l’impression de flotter dans un milieu sans arrête, un milieu accueillant, paisible, incertain. Avec le temps j'ai vu se déposer ce qui vivait de lui en moi et qui lui venait des autres. Je regarde aujourd’hui les paysages qu’il a traversés et parcours les chemins que nous avons empruntés et que j’emprunte encore. Ailleurs avec mes enfants et lui à côté. Le monde est plein de ce que les morts n’ont pas emporté.
Il est bientôt 19 heures. Je récupère Louise, direction Moudon : monocycle, trapèze ou ruban. J’en profite pour faire quelques courses ; longues files aux caisses, on attend. Chacun cherche dedans soi un peu de ce soi qu'une journée de travail a mis de côté, la caissière sait la fatigue, elle se réserve la sienne pour tout à l’heure. Pour l’instant elle passe sans hâte le lecteur sur le code-barres de chacun des articles qui débordent des paniers, sans s’agiter, sans se troubler.
Aucun geste d’humeur, chacun attend son tour. J’attends le mien avec une curieuse impatience, celle de la saluer, et la saluant lui témoigner ma reconnaissance, sans faire étalage de l'admiration que je voue au coeur qui l'habite. Je la salue sans lever les yeux, elle non plus, elle emballe consciencieusement les 10 tulipes couleur lilas, c’est comme si quelque chose nous élevait, quelque chose de simple. On se retrouve tout là-haut un bref instant, je voudrais le voir durer : - Merci. - Merci. - Je vous en prie. - Bonne fin de journée. - Bonne soirée. C'est simple, tout simple, dire juste, juste ce qui est à dire, et se hisser ensemble dans le premier cercle du paradis.

Jean Prod’hom


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Le petit cheval de mer

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J’ai reçu l’autre jour un gentil mot. D’habitude je n’en dis rien, je les glisse dans une boîte d’où je les ressors pour les suçoter lorsque le mauvais temps rend la vie amère. Elle s’appelle Elisabeth.
Le soin que je mets à écrire, dit-elle, lui fait penser « au soin qu'on met à pincer les tomates, à répondre à l'enfant, à faire bien son métier. » Je trouve que c’est joliment dit. Elle tenait autrefois un blogue que les circonstances l’ont amenée à laisser en friche. Je suis allé voir, ça vaut le détour, il s’appelle La pêche à la baleine.
Voici ce qu’elle écrit après : « Je me demande si le fait d'accepter une nouvelle fois d'être émue par les mots d'un autre n'est pas un signe qu'il faudra m'y remettre. » C’est beau, non ?
Et puis il y avait un cadeau attaché à cet envoi, un petit cheval de mer. Une occupation de gamin qui me plaît bien et qu’elle présente ainsi : « Coquillages et bouts de truc : vous aurez compris que le jeu, la note juste, est de ne rien déplacer, ni une algue ni un grain, de ce que la mer a amené. »  J’ai bien compris et je dépose votre cheval au pied de mon brise-lames.
Portez-vous bien vous aussi.

Jean Prod’hom



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Ecrire n'est qu'un toucher

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La grue de l’entreprise de travaux publics montre le sud sans y croire vraiment, les nuages plus décidés filent vers le nord, lâchent soudain à la verticale le grain de la côte atlantique. J’ai repris aujourd’hui un à un les tessons placés dans de vieilles casses d’imprimerie. Brouettées ramenées du pied des brise-lames de Bretagne. Les ai déplacés dans le meuble Bisley bleu rapatrié en août, jeté la paperasserie qu’il contenait. Laisser venir, sans aller contre.

Ces pierres domestiques ont même origine que les mots nés des fosses, brassées dans la même eau. Les reprendre une à une pour faire entendre leur respiration, la leur et celle des doigts qui les pincent. Double respiration, double opacité, même chantier. Faire entendre la mer, retrouver les mains qui les ont laissé glisser. Quelques mots nus, limpides et fuyants. Rien à endiguer, rien à ajouter.

Ecrire n'est qu'un toucher.

Jean Prod’hom


Demain je n'aurai pas fini

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Lis aujourd’hui la cinquante-troisième lettre que tu as adressée à ta bien-aimée avant d’aller marcher dans les bois. J’aiguise l’arête qui donne à chacune d’elles l’équilibre de l’épi, suis les pentes jusqu’au bas de la page, remonte le dos blanc accompagné de ce que je ne comprends pas.
L’alléger encore, en replier les bords, la déposer plus loin, sur du papier ou sur un banc, et qu'un passant s'il le veut l’emporte pour redéployer d’hésitation en hésitation l'inachevé qui l’habite. Y retrouver tes pas, apercevoir les miens ou tracer une nouvelle voie.

Demain je n'aurai pas fini.

Seul au bord du lac un tesson dans la main. L'eau et le sable ont donné un visage à ces morceaux de la vaisselle du monde. Inutile désormais d’en appeler à l’archéologie ; oubliée la velléité de reconstituer le plat ou l’assiette dont ils proviennent. Je me satisfais de cet inachevé poli par l’eau et le vent, l’acte sans fin de la disparition. Je regarde ce soir quelques-uns de ces morceaux de paradis, apaisés.

Jean Prod’hom

Il pleut des cordes à la radio

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Il pleut des cordes à la radio, bouchon sur l’A1 et personnel en surnombre, les eaux montent dans la vallée. Les journalistes en sourient et pépient, coups de coude, coups de gueule et comédie, à l’abri, à la cafète comme au théâtre, avec un thé et des petits fours. C’est là qu’ils conçoivent en secret l’objet de nos indignations et la destination de la prochaine croisade. Ici on remue le thé avec le petit doigt et on rabote ses arguments avec des poncifs. On tire des plans gros-grains sur la comète, on improvise des catastrophes, détermine par triangulations ce qui doit être et ce qui aurait pu être, c’est la guerre culturelle. Rires de crécelles et tessons de bouteilles entre les dents, rouge sur les lèvres mais choix du dentifrice, c’est fun, les reporters de salon se gargarisent et rient. Oh ! la vilaine énergie, l’humeur bon enfant, insistante jusqu'à la nausée, sotte, intenable de pied en cap : les plaintes de circonstance et les regrets télécommandés s’attaquent aujourd’hui aux nuages.
On a beau tendre l'oreille, rien, pas même le bruit de la course du meurtrier, pas le moindre carré de colza, le bruit de l'avoine dans la bouche de l’âne ou le dégoût d'en être arrivé là. Silence. Poussière empoisonnée éteignez-moi ce poste à galène, la bonne humeur est effrayante. Restez avec moi petite ondée !

Jean Prod’hom

Samedi à Naples

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Deux ou trois heures en famille dans le Circumvesuviana au travers de zones sinistrées, de la gare centrale jusqu’à Pompéi, de Pompéi jusqu’à Méta di Sorrente et de Méta di Sorrente jusqu’à la gare centrale. Plus le temps continuera et moins Pompeï ne bougera pas, je sais pas mieux dire.

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Seule chose d’époque à Pompéi, les chiens.

Sors de chez Ménandre, hésite à faire un saut au lupanar, remonte la via stabiana jusqu’aux thermes à la façon d'un vieux sénateur romain. A ma grande stupéfaction personne ne se retourne sur mon passage. C’est évident, dans de tels lieux on préfère les morts aux vivants.

Arthur a une vision pessimiste de l’histoire, il s’étonne en effet qu’il y eut déjà des bordels en 79 après Jésus-Christ, il conjecturait que les hommes étaient autrefois moins frustrés qu’aujourd’hui. Je pensais exactement l’inverse à son âge. O tempora o mores.

- Dis papa, quand le Vésuve a recouvert la ville, tu étais né?

Louise considère avec circonspection le plan des ruines de Pompéi, elle craint que la buvette ne soit elle aussi d'époque.


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Sable de cendre, les mères ont lâché leurs petits, les glycines sont en fleurs, je joue avec une quinzaine de tessons ramassés près du port.


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Jean Prod’hom

Prés-de-Vidy

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D'en haut, disons de 300, 400 ou 500 mètres, nos cimetières se laissent aisément reconnaitre : en périphérie des villes et des villages depuis le début du XIXème siècle si ceux-ci ne les ont pas engloutis, espaces clos, plan orthogonal, partitions multiples, désaffectations partielles, bosquets et chemins, hauts arbres à proximité, avec le ciel à portée de main. De plus près on aperçoit quelques couleurs, buissons ardents, roses artificielles, pensées, arrosoirs, tuyaux d'arrosage, un bassin et dans un coin un compost.
D’en-haut il arrive pourtant que même l’observateur le plus averti se méprenne et confonde les cimetières avec d’autres espaces aménagés par l’homme. Certains d’entre eux tout particulièrement peuvent nous égarer, ce sont les jardins ouvriers installés comme les cimetières en bordure de ville, orthogonalité, labourage, arrosage, compostage. Chacun est chez soi dans ce qui pourtant n’est pas à lui, écrit Jean-Christophe Bailly. Il y a dans l’organisation et la gestion de l’espace des cimetières quelque chose qu’on retrouve dans celles des jardins ouvriers, c’est le tissu de toutes les parcelles qui forment le jardin.
Les jardins familiaux des Prés-de-Vidy et le cimetière du Bois-de-Vaux ont fait bon ménage des années durant dans l’ouest lausannois, séparés par la route cantonale, mais la rupture est consommée. La Ville a décidé en effet en 2006 de déplacer ces jardins sur un terrain voisin pour réaliser l’un des pans de son vaste programme urbanistique intitulé Métamorphose. Les archéologues se sont frotté les mains, les jardins familiaux occupaient en effet un terrain en bordure de la ville gallo-romaine de Lousonna. Si donc la Loi autorise de modifier l’affectation de cet espace, elle doit laisser le temps aux archéologues de fouiller et d’étudier le sous-sol avant que les pelles mécaniques et les caterpillar ne mettent le tout en bouillie.
Les sondages sous les jardins familiaux ont permis de localiser une nécropole de dimension importante, près d’un hectare, entre 5000 et 8000 sépultures. Il faudra donc attendre deux à trois ans avant que les travaux ne démarrent.
En attendant 2015 ou 2016, de hauts grillages ont isolé les Prés-de-Vidy du reste du monde, les jardins sont à l’abandon, herbes hautes du dernier automne, gouilles du printemps, traces de véhicules et quelques roulottes. Sitôt les cabanons transférés en 2010, des gens du voyage ont utilisé ce que leur ont laissé leurs prédécesseurs, ils y ont passé l’hiver, et puis un printemps. Ils sont partis depuis, ne restent qu’une petite dizaine de sans-abri, j’en aperçois un qui pelle au milieu de cette jachère jonchée de déchets, je l'imagine tirer de ce bourbier une poignée de tessons et un buste impérial en or.

Jean Prod’hom


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Aigle, 300 mètres, 2012
Aigle 300m 2012
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Jardins Volpette, Saint-Etienne, 500 mètres, 2012
Jardins Volpette
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Jardins familiaux / Cimetière du Bois-de-Vaux, 1000 mètres, 2009
Jardins Bois-de-Vaux novembre 2009
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Jardins familiaux, Près-de-Vidy, octobre 2009
Jardins Pres-de-vidy octobre 2009
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Jardins familiaux, Près-de-Vidy, avril 2011
Jardins Pres-de-vidy avril 2011
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Jardins familiaux, Près-de-Vidy, août 2012
Jardins Pres-de-vidy août 2012
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Prés-de-Vidy, dimanche 31 mars 2013
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Le cabochon de Jean-Loup Trassard

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Lis et relis aujourd’hui l’une des petites scènes étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses, montées des fonds d’armoire de la mémoire de Jean-Loup Trassard, filées en lignes d’écriture dans L’Espace antérieur en 1993. Pour me saisir du vulgaire cabochon de verre bleu que l’enfant qu’il fut a ramassé sur une plage de sable alors qu’il avait cinq ans.
Ce que l’écrivain raconte en deux pages du gamin, du mystère de verre qu’il glisse dans l’une des deux petites poches de sa culotte courte, qu’il ressort et considère sur l’herbe d’un pré à Saint-Hilaire-du-Maine,
l’objet parfait et énigmatique qu’il tient dans le creux de sa main, je crois pouvoir le toucher aujourd’hui et comprendre.
C’est une pierre, presque une pierre ou un coquillage, un coquillage bleu, pâle, terne et précieux, tesson de verre presque rond, usé, j’en ai ramassé et caressé moi aussi, de verre et de terre, ceux de terre m’ont fasciné, me fascinent, m’ont fait rêver.
J’ai marché entre vagues et plage de Saint-Nazaire à Saint-Malo, de Sète à Rome, Dodécanèse et Péloponnèse, en en ai ramené par centaines pour trouver enfin le cabochon que Jean-Loup Trassard a ramassé sur une plage de Normandie, sa mère était en blanc, son père avait lancé un anneau de caoutchouc orange.
C’était un vulgaire morceau de verre, verre bleu poncé par la mer, un nombril de bouteille que la mémoire et l’écriture ont fait passer du pré d’hier à celui d’aujourd’hui. Tesson de verre, tesson de terre, tout à la fois métonymie et métaphore,
parcelle de l’inconnu sans contours. Mystères rejetés des gouffres de la mer et des travaux des hommes qui attestent du pouvoir philosophique de ces restes de la vaisselle du monde, égarés dans une étendue trop vaste, rescapés d’un mystérieux trésor, obstinés, malmenés par les vagues, brisés, concassés, bouchardés d’abord, roulés, érodés, polis ensuite, puis ronds comme une épaule, doux comme la peau, tout à leur sort sur la plage, au chaud dans la poche, objets autour duquel l’esprit tourne, incertitude cernée, comme un tableau ou une flaque qui reflèterait tout le ciel.
Le cabochon que j’ai dans la poche, je le donne à qui le veut,
l’usure et l’épure, l’ampleur de cet objet ne m’appartient pas, qu’il passe de main en main comme un furet.

Jean Prod’hom


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S'exproprier du cercle des heures

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Se maintenir dans le grand cercle du jour sans que pèsent trop les fines chaînes qui nous y attachent, ni nous en plaindre. S'affairer comme il se doit, au risque de tout oublier, en gardant un oeil sur quelques-unes des faiblesses du grand théâtre dont nous sommes les figurants, en aucun cas se faire les alliés des alliances mesquines, des connivences défensives, des engagements de circonstance, des arrière-boutiques, du compte des actifs et des passifs. Et s'il se peut, sortir chaque jour avant que la nuit n'emporte tout, s'exproprier du cercle des heures qui se ressemblent et réunir dans un creuset pour les faire fondre la succession des représentations auxquelles on croit dur comme fer lorsqu'on est dedans, tirer les rideaux et ouvrir la porte sur l'étendue qui suppose tout le reste, ramasser comme autrefois des morceaux de terre cuite en rêvant de pouvoir reconstituer le service du Jeudi saint ou noyer ses songeries dans le filet d'eau d'une fontaine. Non, plus large, le pourpre et l'échappée belle, dérouler son pas en sortant la tête. Mais où ?

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Il pleut la majeure partie de la journée. Fais le grand tour avec Oscar après avoir travaillé une bonne heure avec Arthur sur des exercices de français. Deux heures seront nécessaires encore après le repas. On l'encourage à changer ses méthodes et à anticiper un peu plus. Il n'est à l'évidence pas le seul responsable, mais celui-ci, on renonce à le chasser. Tant qu'à faire et s'il se peut, tirons bénéfice des mauvaises comme des bonnes situations.


Jean Prod’hom

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Les becs cueilleurs de maïs

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Il fait encore nuit lorsque je tire Oscar de son panier, il retrouve son enthousiasme au-dessus de la Mussily, court comme un dératé. Les becs cueilleurs de maïs ont fait leurs premiers passages sous la Moille-au-Blanc, il pleuvigne. Près du ruisseau les silhouettes des chevaux de Mylène et des veaux de Jean-Paul inquiètent.
Au Mont, les tractopelles comblent le fossé qui sépare les fondations du second ouvrage des palplanches, qui seront retirées au cours de la semaine prochaine. Des ouvriers ont fixé les panneaux de coffrage de quelques-uns des murs porteurs du rez-de-chaussée, ils y coulent du béton.
Je fixe de mon côté quelques principes avec les nouveaux élèves de la classe 11 qui ont démarré leur journal quotidien. Ils devraient y retrouver, lorsqu'on se quittera en 2015, 1665 des innombrables événements, choses, petites choses, grandes choses, avec lesquelles ils auront eu à faire. Ils ont aujourd'hui pour consigne d'aller en chercher trois dans leur mémoire, de la veille, les trois qu'ils souhaitent, mais en n'utilisant pour les fixer aucun des pronoms de conjugaison.
Je poursuis avec les élèves de la classe 6 la présentation des institutions fédérales suisses et la place de l'initiative populaire dans la vie politique de notre pays, son acceptation tant par la majorité du peuple que par la majorité des cantons. Ils comprennent, je crois, l'importance du système bicaméral dans un état comme le nôtre, fortement décentralisé, constitué lui-même d'états, petits et grands, aux pouvoirs étendus. Il s'agit de comprendre aussi que chacune des dispositions constitutionnelles se veut un compromis équilibré entre la nécessité de disposer d'exigences minimales au niveau fédéral et le respect des compétences et de l'indépendance cantonales. C'est ici seulement que le bicamérisme trouve son sens. A quoi bon deux chambres dans un état aussi centralisé que la France ?
C'est en lisant Fred Vargas – Un peu plus loin sur la route – avec les élèves de la 9 que je prends conscience que ma vie oscille entre deux conceptions : une partie de go que je serais en train de jouer en posant sur le damier des pions dont je ne connaîtrais pas les effets à long terme, une partie de go terminée depuis longtemps déjà dont j'essaierais de comprendre la genèse. Je lis la vie que j'écris, j'écris la vie que je lis.
Remonte au Riau, photographie les tessons trouvés hier entre Pully et Lausanne. Plus de café, pas de pain et gros mal de tête, je descends à la Migros d'Epalinges. En profite pour faire un saut au cimetière et photographier les arrosoirs. Cherche la tombe de ma grand-maman maternelle, Hortense Rossier née Troillet, morte en 1966. Elle n'existe plus, la concession n'a pas été renouvelée. Je retrouve par contre celle de son mari mort en 1975. Les voici donc séparés une seconde fois, jusqu'au non-renouvellement de la concession de Louis Rossier, ils se retrouveront alors nulle part, s'il y a de la place, ou au ciel s'il le concède. Je vérifie encore que les tombes de papa et de maman sont bien là et je crois reconnaître sur les stèles de granite, dans l'écriture industrielle de leur prénom et de leur nom, de leurs dates de naissance et de mort, leur propre écriture. J'ai l'impression alors que leur vie demeure tout entière dans ces épitaphes. Et les tombes des inconnus qui les séparent l'un de l'autre donnent la dimension secrète à la fois de leur vie individuelle et de leur amour.
Michel et Lucette mangent ce soir à la maison, on se couche tard.

Jean Prod’hom


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Pierre nous a lâchés

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Il n'y a de place dans nos discours que pour les absents. Les orateurs de cet après-midi le savent d'autant plus que Pierre est mort. Quand ? Nul ne le sait, car personne n'est là lorsqu'il le faut, le réel prend tôt ou tard l'allure d'une parabole, Pierre est mort seul.
Les deux premiers orateurs ont donc parlé de l'absent, mais à côté comme d'habitude On écoute Pink Floyd et ça rappelle de bons souvenirs. Le troisième, c'est le pasteur, pas un mot sur Pierre, il ne l'a pas connu, alors il saisit l'occasion pour faire un peu de théologie, une théologie agressive, personne ne s'y attendait. Il lit des extraits de l'évangile de Marc où il est question de Pierre, c'était cousu de fil blanc.
Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux; ses vêtements devinrent resplendissants, et d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi. Élie et Moïse leur apparurent, s'entretenant avec Jésus. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Car il ne savait que dire, l'effroi les ayant saisis. Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le! Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux. (Marc 9, 2-8)
Par un tour de passe-passe dont je ne repère pas toutes les finesses, l'homme de couleur habillé de blanc transfigure notre Pierre en son Pierre. Personne n'y croit vraiment mais il s'obstine, avant de lâcher un peu de lest en citant un agnostique catholique, Umberto Eco. Trop tard.
On est invité à passer entre le cercueil et la famille. Difficile de rendre les honneurs aux vivants et de dire adieu au mort en même temps. Je jette un coup d'oeil à la photo de Pierre jouant de la guitare, hilare, posée sur le cercueil. Je ne parviens pas à imaginer la chose qui est dans la boîte noire, je regarde alors la photographie du gaillard qui n'en finit pas de rire depuis le début de la cérémonie et je ris moi aussi.
L'employé des pompes funèbres arrête la circulation sur l'avenue C. F. Ramuz et le corbillard s'en va, phares allumés, au crématoire de Montoie. On reste sur le pas de la porte de l'église de Chamblandes comme des cons, avec le sentiment que Pierre nous a un peu lâchés et qu'il a pris d'un coup une sérieuse avance. Pour certains d'entre nous la route est peut-être encore longue, on se retrouve donc, pour patienter et prendre un peu de force, au Restaurant du Port de Pully.
Le lac est proche mais les tessons sont rares. J'en trouve quelques-uns en mauvais état.
Dans le parc de la propriété Verte Rive où Guisan est mort en 1960, Vincent Desmeules expose une dizaine de sculptures, fers fins hagards, herbes de rouilles rongées, feux éteints figés, ruines ravalées, petits enfers perdus dans la verdure. A chaque fois la même question, comment faire tourner autour d'un objet un espace sans bord ? N'est-ce pas aussi inconcevable qu'écouter la radio au milieu de l'océan ?
M'arrête en remontant devant la forge de Ropraz où Vincent Desmeules réalise ses travaux, fais quelques photos avant de descendre au Mélèze. Arthur monte dans la voiture, la nuit tombe, les filles sont au lit.

Jean Prod’hom



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Elle était annoncée

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Elle était annoncée, Arthur et Lil qui ont passé la nuit sous la tente en ont senti les effets, leur matelas est détrempé, ce qui ne les a pas empêchés de dormir jusqu'à tard ce matin. Nous n'avions plus eu de pluie depuis la nuit du 2 au 3 août à la Lécherette. Je conduis Oscar à Bussigny qui va passer 3 nuits au chenil du Lorelei, le ciel traîne derrière lui des lambeaux de brouille. La radio annonce le retour du beau temps dans l'après-midi.

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Sandra et les enfants ont rendez-vous à Mézières avec les mamans et les enfants que nous rejoindrons demain sous Derborence, au refuge de Lodze.
M'occupe des tessons ramassés hier entre Perroy et Morges avant de lire Petite Poucette, court texte de Michel Serres dans lequel il analyse les difficultés des institutions, notamment l'école, à prendre acte de la mutation et à passer à autre chose en instituant de nouveaux modes de fonctionner.

... voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même..., cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Ce format-page nous domine tant, et tant à notre insu, que les nouvelles technologies n'en sont pas encore sorties. L'écran de l'ordinateur – qui lui même s'ouvre comme un livre – le mime, et Petite Poucette écrit encore sur lui, de ses dix doigts ou, sur le portable, des deux pouces. Le travail achevé, elle s'empresse d'imprimer. Les innovateurs de toute farine cherchent le nouveau livre électronique, alors que l'électronique ne s'est pas encore délivrée du livre, bien qu'elle implique tout autre chose que le livre, tout autre chose que le format transhistorique de la page. Cette chose reste à découvrir.

Prépare la balade que nous ferons demain avant de rejoindre en fin d'après-midi nos femmes et enfants au refuge de Lodze. Je ne retrouve pas la carte couvrant la région de Saint-Léonard, fais donc des copies-écran des cartes topographiques suisses que l'administration fédérale met à disposition. J'emporterai mon IPad.
Jeremy vient me chercher à 7 heures et on descend manger à Cully. Sur la terrasse du Bistrot. On y rencontre un drôle de bonhomme, une trentaine d'années, il revient d'Ecosse à vélo, il rentre chez lui sans un sou, il aimerait un peu d'argent. Plus de 8000 kilomètres déjà depuis son départ, il lui en reste deux mille. C'était son rêve depuis tout petit, quitter la Roumanie et faire le tour de l'Europe occidentale. Il parle un français impeccable, connaît l'italien, mais c'est en anglais, dit-il, qu'il s'exprime le mieux. Il était hier au Mont-d'Orzeires au-dessus de Vallorbe, il sera demain à Martigny ou Sion, après il ne sait pas, le Simplon peut-être. Il a bien une tente sur la remorque qu'il traîne derrière son vélo, mais plus de sardines, on les lui a volées sur l'une des îles britanniques. Il dormira donc au plus simple, dans un sac de couchage au bord du lac. Je lui aurais volontiers offert une couronne de lauriers si cela avait un sens, alors voilà dix francs.
C'est l'heure de rentrer, Jeremy me laisse au Riau, la maison est vide.

Jean Prod’hom


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Les enfants sont sortis de la tente

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Les enfants sont sortis de la tente, ils rient et crient, fiers certainement, Oscar participe à la fête. Je les retrouve dans la maison lorsque je descends : Louise joue de la guitare, Lili met de l'ordre dans sa collection de gommes en jetant un coup d'oeil envieux à celle de sa maman constituée autrefois, Arthur joue avec son yoyo.

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Ce matin, un peu d'ordre dans la bibliothèque, migrations et regroupements familiaux : Follain va rejoindre Thomas, mais en pile pour gagner de la place, serre entre deux lions de bois les auteurs romands, mets de côté les Chrétien de Troyes et les Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et Françoise Ferrand, fais une seule pile des Cendrars, une autre des Bergounioux, celle des Louis-René des Forêts est discrète, et de ce point de vue aussi il est un modèle à suivre.
Je regroupe les tessons qui traînaient sur mon bureau, dans des boîtes, sur les rayonnages, liquide sans faire de détail un tas de petits billets, papiers divers, notes illisibles – toujours plus illisibles – qui ont passé tout l'été sans que j'y touche. Je glisse dans un sac les CD qui contiennent la sauvegarde numérique des 35 numéros du Journal de l'école dont j'ai été l'animateur pendant une dizaine d'années, la cablerie des appareils de photos et des disques durs hors d'usage, de vieux lecteurs. J'amènerai tout ça à la déchèterie cette après-midi.
Je reçois un mail de Raymonde, une fidèle lectrice des marges.net qui me signale quelques coquilles que je m'empresse de corriger. Me demande bien ce qu'elle trouve dans la lecture de ces billets, mais ça fait du bien de savoir qu'elle s'y arrête, comme Brigitte, Francis, François, Murielle, Justine, Danielle, Estelle et les autres.
Petit tour au jardin, toujours aucune nouvelle des taupes, je commence à penser que j'ai un avenir dans le domaine, il est temps que je relise la Conversation avec un taupier de Jean-Loup Trassard, tombe sur L'ancolie que je place à côté des Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles.
Tandis que Sandra se rend à la piscine de Payerne avec les enfants et les Moinat, je visionne le film que Frédéric Rossif a consacré à l'histoire mondiale de 1935 à 1946, une chronique centrée sur la guerre qui commence et se termine à Nuremberg. Impression curieuse une fois encore, grâce au cinéma, que l'histoire n'est qu'un récit organisé après coup, qui donne un sens à des images faites un peu par hasard. Impression que l'histoire n'est qu'une bande-son, un récit qui fournit des légendes à des images qu'on regarde à peine, le fil déroulé dans un labyrinthe d'images stockées pêle-mêle, sans queue ni tête, donnant une orientation à quelque chose qui va dans tous les sens, une mise au pas de la folie des hommes. C'est pour ces raisons que le révisionnisme est un non-sens, parce qu'il s'oppose à ce qui n'est pas, feint de pouvoir y revenir et le modifier, parce qu'il confond le réel et les légendes.
C'est à mon tour de passer à la benne, remettre au papier quelques centaines de bouquins que je n'ai pas rouverts depuis plusieurs années. J'ose à peine le dire, mais Michel Serres, René Girard et Claude Levi-Strauss sont du voyage. Je ne garde, orphelins, que la Pensée sauvage, Petite Poucette – les Hermès ne trouvent pas grâce. Je sauve in extremis Tristes Tropiques.
Lis pendant deux bonnes heures le nouveau Plan d'études romand, qui finira à la benne lui aussi, et plus tôt que prévu. C'est illisible, les rédacteurs donnent l'impression de vivre dans le désert de Gobi. Dire qu'une poignée de main aurait suffi.
On mange pour la seconde fois des lentilles depuis la réconciiiation des filles avec ce cadeau des dieux, mais avec elles cette fois. Ça tient, juste... Mais oui ! Lili, la prochaine fois il y aura deux fois plus de lardons !

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Voyage autour du jardin avec Louise, à la pétanque : les pruneaux mûrissent, rien n'est plat, c'est triché, Fleur et Edelweiss sont aux mulots, les nuages font les cabotins, flambent en tous sens. Mais lorsque le soleil aura fait un pas de plus de l'autre côté de l'horizon, ils vont cesser de faire les malins.
Les enfants hésitent à passer une seconde nuit dehors. Palabres, le groupe se disloque, Louise ira dormir dans son lit, Arthur et Lili sous tente.
Les rideaux sont tirés, les nuages gris et penauds. Plus un bruit. Je n'aurais jamais dû mettre à la benne Rome, le livre des fondations. Trop tard !

Jean Prod’hom


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Me voilà seul sur le pont

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Les filles montent à Curtilles, Sandra et Arthur grimpent dans les arbres à Aigle, me voilà seul sur le pont au Riau. Mets à jour les notes du début de la semaine passée à la Lécherette, trie des photos avant de descendre en voiture au village avec Oscar. Passe par le chemin de l'Ancienne Laiterie. Plus haut la ferme du Pré du Grelot tombe en ruines, les mousses colonisent les tuiles du toit de la mécanique, l'eau de la fontaine coule pourtant en abondance.
M'assieds dans l'herbe, devant la haie qui surplombe les deux virages ombragés de la route des Chênes au-dessus de Chez-les-Porchet. C'est l'évidence, le monde a été occupé bien avant d'être achevé et l'homme l'a colonisé sans que personne ne lui octroie le permis d'habiter si bien que le chantier s'est étendu à l'ensemble du réel. Certaines régions ont été depuis un peu oubliées, mais aucune grande friche n'apparaît plus sinon celle du ciel, je suis dans un immense atelier, j'entends derrière moi des mélodies internationales qui sourdent d'un poste de radio.
Il faut resserrer drastiquement le cadre de son regard pour apercevoir des choses abouties, la courbe d'un chemin, l'ombre qui rapproche le pré du champ de chaume, une allée de peupliers, une lisière, un vallon. Le chant du coq me rappelle une énigme.
J'emprunte le chemin des Tailles assombri par les faînes et les coques des foyards qui macèrent, il traverse un creux dans l'été, après les foins et les moissons, avant le maïs et les betteraves.
Je poursuis l'éducation d'Oscar en lui lançant des pives. Deux propriétaires de petits chiens de race, croisés peu avant l'ancien réservoir de la Mussilly, me donnent quelques précieux conseils et me confirment la justesse de certaines de nos orientations. Mais que la route est longue et difficile ! Je me réchauffe au retour des restes d'un plat de lentilles.
Arthur et Sandra rentrent d'Aigle satisfaits de leurs parcours dans les arbres. Le mousse part en vélo pour Froideville où il passera la nuit. On va de notre côté au bord du lac, à Lutry.
Le verrou de Saint-Maurice a été forcé au cours de la journée et l'air du sud circule à nouveau. On mange sur une terrasse, avec le plaisir de mettre les pieds sous la table sans se salir les mains. Sandra reçoit au dessert une ampoule avec laquelle elle peut, dit la sommeillière, injecter une dose de rhum supplémentaire à son carpaccio d'ananas. Il est temps de quitter ces lieux de perdition pour longer la grève, les rochers des Mémises montrent leurs dents d'or, la Savoie est comme une île. Les pontons fendent l'eau, le lac et le ciel jouent chacun de leur côté la ligne d'une partition que l'on ne comprendra qu'à la fin.
Sur le chemin du retour, un chevreuil s'immobilise dans un cône de lumière, juste après la Moille Baudin. Pas une étoile, le ciel s'est couvert. Je coupe le moteur, il se retourne, ne bouge pas, nous regarde par-dessus l'épaule. Il se croit invisible à l'abri derrière sa croupe, on éteint les phares, la nuit tombe, la bête dedans.
Je photographie encore le tesson que Sandra a trouvé à Lutry.

Jean Prod’hom


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Vésuve



Les nuits courtes ne me valent rien, à tel point que je me réveille sans m'être endormi, ou si peu. Des Allemands, attristés par l'échec de l'équipe de football pour laquelle ils ont chanté l'hymne national, debout la main sur le cœur, jouent les Roméo une partie de la nuit en racontant aux Juliette du Mont-sur-Lausanne leurs salades. Avec un succès mitigé puisque je ramène par la main l'un de ces héros qui allait un peu trop loin à une enseignante qui ne veut rien savoir. Suis à deux doigts de me fâcher. Il est 2 heures du matin.
On part à 7 heures pour Herculanum, une bonne heure de route à travers une ville tentaculaire, déserte, ni ville ni banlieue, un champ de ruines abandonnées ou un chantier oublié. A la hauteur de Pompéi, la titulaire de la classe 11 reçoit un coup de fil du secrétariat de l'école, le père d'un élève est accidentellement décédé la veille. Les collègues font le nécessaire dans l'un des bureaux du musée virtuel d'Herculanum, le soleil fait le reste. On rampe un instant du côté de l'ombre, l'incompréhensible se mêle aux larmes avant que chacun ne découvre dans l'os de son crâne une veine de vie et de courage. On se lève.



Si la ville excavée d'Herculanum est bien ce qu'on en dit et ce qu'on imaginait, elle est aussi ce qu'on ne dit pas et ce qu'on n'imaginait pas, c'est en cela qu'elle nous rapproche du réel. On apprend alors que l'ancien est à l'image de l'avenir qu'on enterre, fenêtres borgnes, rafistolages, étais de fortune et récits tronqués. Les 35 degrés qui nous tombent sur la tête ne sont pas pour rien dans cette affaire et la souffrance induite nous autorise à ne pas donner de raison à ce désordre qui vient de toutes parts et nous fait vaciller dedans.




On monte en procession au sommet du Vésuve en début d'après-midi. L'ancienne caldeira ne paie pas de mine, un peu de jaune, du gris, du vert, du gris qui paraît bleu, des lichens, la longue coulée de lave de 1944, et sur les flancs qui plongent sur Herculanum des genêts, des chênes verts, des aulnes, des châtaigniers, des acacias et d'autres feuillus nains. Silence au fond du cratère, accès interdit et fertilité nulle. Rien d'attachant. Il suffirait pourtant que le bouchon se détache, chacun sait la menace. Un peu de couleur en haut, quelques fleurs parmi lesquelles le rose de la valériane rouge domine.





J'aperçois du haut du volcan le dédale des ruines qui s'étendent de Naples à Sorrente. Au milieu une tache grise, c'est Pompéi. On y reconnaît le plan géométriques, petite île bien ordonnée qui se dresse dans la débâcle provoquée par les débordements architecturaux qui se multiplient sur les rives du Sarno, le fleuve le plus pollué d'Italie chargé jour et nuit des rejets des tanneries et des innombrables usines de conserve de tomates installées sur ses rives, immeubles jamais terminés conçus par des architectes et des promoteurs peu scrupuleux, ces ruines roulent dans une vallée à pente quasi nulle jusqu'à la mer Tyrrhénienne.
La mer s'est collée au ciel, les îles de Capri et d'Ischia, averties, demeurent à distance du désastre. Je ramasse 6 morceaux de lave pour les enfants.



On rentre avec les pendulaires jusqu'à Piana, on se trempe dans l'eau tiède de la piscine et on mange. Je descends ensuite une petite heure au port plongé dans l'obscurité à cause d'une panne d'électricité, m'assieds sans le sable gris. Cherche au retour des tessons à la lampe de poche. En trouve deux qui me font penser à ceux que j'ai rapportés il y a plus de dix ans de Palerme, choisis parmi les innombrables morceaux de terre cuite qui jonchent les bords de mer palermitains depuis les bombardements de 1943. Remonte au village de vacances, salue mes collègues et m'installe quelques minutes devant le bungalow pour respirer avant d'aller me coucher.

Jean Prod’hom

Sorrente



Je n'aurai pas attendu la sonnerie du réveil, dis au revoir au petit monde que je quitte pour une petite semaine avant de descendre au Mont où je laisse la Yaris, derrière l'église, il pleuvigne. Attends le premier bus, le quartier est désert, solitude, le jour blanc, silence, j'y goûte une dernière fois.



Le train pour l'aéroport de Cointrin quitte la gare de Lausanne à 6 heures 45, tous les élèves dont nous aurons la charge cette semaine sont là, avec une grosse valise pleine d'histoires qu'ils vont se passer, tourner et retourner en tous sens jusqu'à leur retour. Surtout ne pas se perdre, pourquoi aller si loin ?
Passe à la douane sous les fourches caudines au prétexte qu'un bandit aurait pu se glisser parmi nous. Il est bien là mais désarmé. Il dépose ses quelques valeurs dans les bacs mis à sa disposition, ceinture, montre, téléphone, babioles et consorts clinquants.
Vol EZS 1553 pour Naples, Gate A3, 156 passagers dans cet Airbus A 319 de 156 places. Le lac et le ciel sont gris, mais on a encore en mémoire le bleu de Campanie. Les nuages qui sont sous nos pieds sont comme des restes de neige sur les Alpes. On en sort à l'instant où le soleil gagne la partie, c'est une plaine immense qui apparaît, au plan caché, illisible à cette hauteur, conçu de proche en proche. Tout ça tient pourtant sans l'aide de personne. Tiens le Pô, pas sûr, les choses s'éloignent si vite que rien n'est assuré, ou si, la côté ligure et la mer qui remonte jusqu'au au ciel au fond du tableau. J'imagine bientôt la Corse, j'imagine la mer, j'imagine le ciel, et les choses à l'envers. On vire au-dessus des terres, la Toscane, je cherche l'Arno, Pise peut-être, la Piazza dei Miracoli et son Campo Santo, les collines du Chianti, le Monte Amiata, est-ce le Lac de Trasimène ? Et puis Rome, le lac de Bracciano ? Aucune certitude, pas même le Monte Cassino. Trop tard, on descend sur l'aéroport de Naples, la Naples de Franceso Rosi née une seconde fois, mais en couleur cette fois : la folie n'a pas cessé, main basse sur la ville.



Ils sont une quinzaine au terminal de Naples, ils patientent en demi-cercle, lunettes noires et costume deux pièces, quelques-uns sont là pour récupérer des clients venus d'Olbia, de Trieste ou de Mostar, d'autres flairent le bon coup et proposent leurs lit, à la Villa Favorita ou au Miramare, au Flora de Capri, au Tritone de Positano, à l'Aragona d'Ischia. Je vais demander quelques plans de la ville au bureau d'information, ils n'en ont plus, plus un.
Un bus nous conduit à travers le quart monde jusqu'à Piano di Sorrente, au sud-ouest de Naples : Portici, Ercolano, Pompéi, Castellamare di Stabia, Vico Equense, villes en sursis qui s'étendent sur les flancs du Vésuve, immeubles en ruines avant même d'être terminés. On dépose nos bagages dans les bungalows de Costa Alta. Le même bus, avec le même chauffeur, nous emmène à la pointe de la presqu'île sorrentine, on devine la fertilité du pays, oranges, figues, citrons, abricots. Des filets et des toiles tendues entre les pilotis d'une architecture de fortune, protègent les vergers du soleil, il fait plus de 35 degrés. On devait rejoindre la côte amalfitaine, on n'en verra rien, ou si, Praiano au bénéfice d'une longue courbe, et Positano que le chauffeur nous demande d'imaginer derrière le pli des collines. On redescend vers la mer.



Le bus nous lâche à Sorrente. Une heure à notre disposition. Je repère l'hôtel Eden, l'ancienne pension Villa Rubinacci où Nietzsche passa l'année 1876 avec Malvida von Meysenbug et Paul Rée, en retrait des falaises qui dominent la mer. La réceptionniste de ce modeste hôtel m'accueille avec le sourire, me donne un papier qui rappelle la présence du philosophe, mais tout à changé, le pèlerinage est impossible, ce n'est pas plus mal. L'hôtel Vittoria dans lequel logeaient Wagner et Cosima cette même année n'est pas très loin, mais c'est un hôtel d'un autre standing, un hôtel gros de luxe qui n'a guère changé : du haut de la falaise il regarde la mer. Je tente d'y pénétrer, ne parviens pas à m'engager dans l'interminable allée qui y conduit, bordée de gardénias, de lauriers, de mimosas ; un homme à gilet d'or bloque l'entrée, je bégaie, fais marche arrière. Je ne suis pas de ce monde... ou plus simplement je manque de courage. Eden ou Vittoria, Gênes ou Bayreuth, c'est à Sorrente que Nietzsche et Wagner se rencontreront pour la dernière fois, la rupture est consommée. Nietzsche continue pour son compte l'esprit libre.



Je descends après le repas au port de Piana di Sorrento, avec une quinzaine d'élèves, sur un chemin pavé de piperne noir le long d'une falaise de tuf jaune. Un port qui est une île, lieu improbable où le temps ne passe pas, fait de l'accumulation de l'hétéroclite. Tout ici est déjà terminé, des enfants jouent au foot lorsque la nuit tombe, pieds nus comme dans un film de Vittorio de Sica, les vieux parlent à califourchon sur des chaises de fortune, deux femmes suivent la scène accoudées au fer forgé de leur balcon décati, je trouve un beau tesson, aucune plainte, pas d'aigreur, quelque chose comme un consentement, large, quelque chose qui se prolonge indéfiniment, un point d'orgue.

Jean Prod’hom

Les enfants se réveillent



Les enfants se réveillent les uns après les autres et les conversations prennent du volume minute après minute, Édouard est assis sur un fauteuil à côté de la cheminée et lit, Françoise dort encore. Le ciel est bleu, mais très vite des nuages recouvrent la plaine du Rhône. J'entends Sandra raconter en bas la destruction de ses quatre colonies d'abeilles, expliquer le fonctionnement des ruches, la fonction des reines, le rôle des ouvrières. Je les rejoins, puis descends à la coopérative avec les enfants sur leur trottinette : pas d'asperge, mais il y en aura dans l'après-midi. Les iris sont en fleurs sur la butte qui longe le chantier du futur lottissement, dans une zone inondable, prétendent les mauvaises langues, dix centimètres de terre végétale sur le rocher, pas plus.
Dans le village un vacancier repeint le portail de son garage, il a choisi la couleur des glycines. Je considère avec circonspection l'extension du complexe scolaire et le bétonnage des alentours : on viendra de loin pour apprendre ici à prêcher dans le désert.
Je monte à pied à Grignan avec Françoise et Arthur. Le mousse taille un roseau, François me raconte de quoi sont faites ses journées, je lui raconte les miennes, on imagine l'allure qu'elles pourraient avoir si on s'y prenait autrement. Les jeunes pousses des lavandes ont écarté les anciennes aux teintes bleues. Midi, Grignan somnole, des voix la réveillent par à-coups.
Terres d'écriture rassemblent jusqu'à fin mai les travaux autour du noir et du blanc. Je retiens celui de Fanny Viollet qui met en pelote quotidiennement les déchets de ses travaux de couture, qu'elle accompagne d'une petite étiquette sur laquelle sont inscrits les coordonnées temporelles de leur confection.
Nous prenons un café au pied l'immortelle Madame de Sévigné, avec Sandra et les filles qui nous ont rejoints en voiture.
Je profite de l'occasion qui m'est donnée de prolonger ma vie en plein air, je redescends à Colonzelle à pied, sectionne avec mon opinel un vieux fil à sept brins de cuivre qui pend à un poteau électrique, un peu après le petit autel consacré à la vierge, je croise ces sept brins jusqu'au vieux pont, ramasse un vilain tesson sur la rive droite du Lez que je franchis par le le gué.
On reste autour de la table jusqu'à 22 heures.

Jean




Anniversaire



Toutes nos entreprises, vaines ou essentielles, croisent un jour celles que d'autres ont initiées dans le passé ou initieront dans l'avenir, petites ou grandes, c'est l'un des corollaires de l'effet papillon. Ainsi, la petite affaire qui a démarré au Riau le 29 octobre 2008 croise aujourd'hui l'aventure à laquelle Franck Garot, avec la complicité d'Eric Chevillard, a donné le coup d'envoi le 20 janvier 2009, et croisera demain ou après-demain celle qu'a mise en route Roger Federer le 30 septembre 1998 à Toulouse aux dépens de Guillaume Raoux. Et tandis que le roi du gazon songe secrètement au déclin et que le logicien fanatique de la Roche-sur-Yon s'incline une fois encore sur les brins d'herbe de son jardin, je dépose ce billet et m'envole, tourne le dos à ce petit monde, cueille quelques fleurs et m'éloigne de ce point de conspiration, inexorablement, heureux d'en avoir été.


Jean Prod’hom

Edouard Monot | Opus incertum



Lorsque nous nous sommes acquittés de nos dettes et de l’inévitable, lorsque nous en avons fini avec la pile des affaires courantes, les peines, les été pourris et l’hiver qui se prolonge, les longs couloirs, les sales affaires, la file des obligations, les salons, les successions, les petits plaisirs et les jours les plus longs, bref, lorsqu’on en a fini avec ce qui assure l’équilibre de nos vies précaires et de leurs saisons, n’est-il pas heureux de disposer d’un peu de temps, hors tout, pour retourner au monde qui nous était promis – ou dont on avait rêvé – et dont nous nous sommes tenus éloignés, silencieux, en pliant l’échine parfois ?
Il est de ceux qui ont su aménager le recoin d’une cuisine pour mettre bout à bout les morceaux d’une aventure esthétique singulière, aux contours indéterminés, une de ces aventures qu’on poursuit sans trop savoir pourquoi, avec le souci de la mener à bien, la conviction qu’on n’y parviendra qu’imparfaitement et l’assurance qu’elle nous laissera au mieux les mains vides.
Pas besoin d’un palais pour cela, ni année sabbatique ni résidence d’artiste, une antichambre, l’ombre d’une arrière-boutique, un atelier d’occasion et un peu de temps arraché chaque jour lui ont suffi pour rassembler au moment voulu une trentaine d’objets qui tiennent circonscrit l’incertain, saisi à peine entre ombre et lumière, offert à ceux des passants qui veulent bien renouer un bref instant avec la construction de ces châteaux de sable qui, l’été, irriguaient leur enfance et retrouver le sérieux qui les habitait, l’hiver, devant des puzzles géants.






Des petites fenêtres, rien d’autre que des petites fenêtres en trompe-l’oeil, et dedans une durée, une durée qui dure, un temps qui ne file pas droit, c’est-à-dire du temps roulé comme de la pâte, avec dedans la possibilité que quelque chose survienne.
Mais nous avions beau faire, notre reflet se mêlait à ce que nous croyions voir. Où que nous soyons, nous apercevions le reflet d’un visage captif et le milieu dans lequel il se complaisait, la silhouette d’un inconnu qui nous tenait éloignés de ce que nous étions venus chercher. Tout se passait à notre insu, dans un dialogue organisé hors de nous par la lumière, entre le monde qui va pour son compte dans les pièges d’un miroir sans tain et l’immobilité absorbante de ce qui reste de la représentation derrière les battants d’une fenêtre.
Il y avait pourtant dans ce mariage quelque chose à saisir, les ailes de feu d’un papillon exposé dans une vitrine, derrière ou devant un visage égaré. Mais qui du papillon ou du visage était le suaire, et pour quelle histoire ?






Le soleil déclinait lentement vers l’horizon. Au ras de l’amoncellement rocheux couronnant l’île, la grotte ouvrait sa gueule noire qui s’arrondissait comme un gros oeil étonné, braqué sur le large. Dans peu de temps la trajectoire du soleil le placerait dans l’axe exact du tunnel. le fond de la grotte se trouverait-il éclairé ? Pour combien de temps ? Robinson ne tarderait pas à le savoir, et sans pouvoir se donner aucune raison il attachait une grande importance à cette rencontre.
L’événement fut si rapide qu’il se demanda s’il n’avait pas été victime d’une illusion d’optique. Un simple phosphène avait peut-être fulguré derrière ses paupières, ou bien était-ce vraiment un éclair qui avait traversé l’obscurité sans la blesser ? Il avait attendu le lever d’un rideau, une aurore triomphante. cela n’avait été qu’un coup d’épingle de lumière dans la masse ténébreuse où il baignait. le tunnel devait être plus long ou moins rectiligne qu’il n’avait cru. Mais qu’importait ? Les deux regards s’étaient heurtés, le regard lumineux et le regard ténébreux. Une flèche solaire avait percé l’âme tellurique de Speranza.
Le lendemain le même éclair se produisit, puis douze heures passèrent de nouveau. L’obscurité tenait toujours, bien qu’elle eût tout à fait cessé de créer autour de lui ce léger vertige qui fait chanceler le marcheur privé de points de repères visuels
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 104)






On ouvrit donc les fenêtres et on mit l’île autrefois sous cloche au vent. La Verzasca déboulait sous nos pieds, elle avait mis en pièces la montagne, creusait son lit dans un bruit assourdissant. L’eau insaisissable chantournait les éboulis et polissait les fragments d’un puzzle aux motifs inconnus. Elle écrivait de haut en bas un récit immobile qui se poursuivait et que rien ne pouvait arrêter. Les pierres s’arrondissaient, l’eau multipliait ses passages, modelait des réduits, creusait des poches, dessinait des avenues, dévalait la pente entre les cimes et le lac, aménageait les ruines de la montagne en d’innombrables petits chaos irrigués dessus dessous par l’eau qui tenait ensemble l’ensemble qu’elle faisait briller et chanter.



Qu’avions-nous donc à faire de notre côté ? Reprendre une à une les choses mises en pièces en prenant à son compte la part laissée au hasard, reprendre une préhistoire dont on ne sait rien, dessus dessous, la recommencer comme un tavillonneur sous un ciel bleu, refaire ce dont le hasard n’aura été que la réponse paresseuse et immédiate à ce qu’on ne sait voir, reprendre pierre à pierre depuis le dedans, de proche en proche, différant le nom de ce qui commande l’aventure. Aucune appellation ne viendra donc boucler l’ouvrage, ou sans titre, une expression qui n’assure de rien.



Opus incertum, une manière de sonder latéralement l’insaisissable, de reconstruire solidement le précaire en lui offrant un fond, une coque pour autre chose. Ici pour rien ou pour elle-même, un ouvrage détaché de sa fin.
Les petits accidents jouent des coudes, la main écarte deux pièces pour rectifier l’équilibre, demi-tour, reculer ou avancer d’un plan, fort, da, les doigts reprennent des pièces, les refaçonnent, dessus dessous, établissent des ponts, creusent des galeries, collent et recollent, tout recommencer parfois.
Ça va tenir, ça va tenir sans titre, et si ça ne tient pas, on recommencera la partie. Mais sans laisser la main à celui qui n’en a nul besoin et qui fait vivre le monde comme un marionnettiste connaissant le fin mot de l’histoire, mais en prenant cette fois l’affaire sur soi et d’en-bas, comme un insomniaque qui guetterait le lever du jour, avec les mains qui retrouvent leurs fonctions ouvrières, à hauteur des pierres.
Les doigts se méfient des figures et des désignations qu’il tiennent prudemment à distance, ils exigent le silence et se taisent aussitôt que la représentation guigne avant de fondre sur leur attention et les détourner de ce qui est pour les enrôler dans ce qu’ils pourraient dire. Ça va tenir, ça va tenir donc en-deça de la représentation. Ça va tenir en équilibre, par la grâce d’une syntaxe élémentaire de formes rudimentaires, de formes concrètes tenues en un équilibre dont il faudrait faire le récit épique, du déséquilibre initial qui lui donne la chance unique d’aller au-delà de la nature morte au déséquilibre final qui en fait un tableau vivant, tiré à quatre épingles, debout et fragile, sans pierre d’angle ni clef de voûte.



Mais on a beau dire au diable les maîtres signifiants, ils demeurent sur le qui vive. C’est l’eau qui sourd du chaos des rives de la Verzasca qui rend notre monde vivable, si bien que toute nature morte bien comprise n’a de sens que si elle reste vivante. La vie, je dis bien la vie, se fraie un passage dans le chaos auquel elle donne vie, l’aventure des coquelicots et de la camomille se prépare dans les interstices des pavés. C’est dire qu’une nature morte – et toute l’histoire de l’art n’est peut-être que l’histoire mouvementées de la nature morte – si elle ne raconte rien, n’en est pas moins le lieu même où se raconte la possibilité que quelque chose peut advenir.
L’un dira le berger, l’autre l’orage, un troisième la maison, bien-sûr personne n’y croit vraiment, mais chacun est assuré que quelque chose va se lever dans ce rien en équilibre précaire, quand bien même ce rien ne se lèvera pas, demeurera en retrait sur le mode de ce qui n’est pas encore.
Car au-delà du blanc sur fond blanc – ou en-deça – on est embarqué, avec le sens qui nous pousse de l’arrière et les choses qui nous attendent au contour. Papillons, coquelicots, mues de serpents ramassés au bord des routes, rouge sang, rouge pourpre, écriture enfin. Voici une macédoine, voici un banc de melons et de pastèques, voilà un jaune d’oeuf et une ribambelle de tessons usés par la mer. Malaxe, malaxe.


Travaux actuels d’Edouard Monot
Exposition du 6 septembre au 5 octobre 2011
Horaires d'ouverture
Mardi au vendredi de 14h à 18h30  
Samedi de 10h à 17h

Jean Prod’hom

Léviathan



« Attends ! » chuchota Louise en se dirigeant vers le salon dont elle ferma délicatement la porte. La chère enfant avait-elle deviné les sombres pensées qui m’agitaient ce soir-là ? Délaissé sans raison par l’inspiration, je souffrais en effet depuis quelques jours mille maux. Et, tandis que j’entendis grincer les tiroirs du meuble de typographe dans lequel je conserve d’inutiles trésors, je songeai à la mort. Je m’étais approché tout près de la nuit qui ne finit pas lorsque Louise réapparut. M’étais-je assoupi ?
– C’est pour toi papa, et pour Franck, Joël, Hélène, Joachim, Myriam, Estelle, Michel, Camille et les autres.
– Mais qu’est-ce que c’est ?
– La bête qui vous dévore.



Jean Prod’hom
11 juin 2011



Terres d'écritures



Déposer un peu de pigment noir sur le blanc mat et âpre de la porcelaine nue si mal armée, mettre du noir sur du blanc, c'est déjà écrire, n'est-ce pas ? Mais quoi ? Des lettres ou l'alphabet primitif qui les constituent, un mot ou une phrase, quelques-un des noms des anges que mentionne Umberto Eco dans son Vertige de la liste, initiale rouge coquelicot, ou ceux des démons, ceux des étoiles les plus brillantes, une poignée de titres organisant les chapitres des Notes de chevet de Sei Shonagon, ou les bienheureux qui échappent à l'appétit de l'Eisthenes du Quart livre ?





C'est selon, peu importe, car la calligraphie met à l'épreuve la relation première du tracé avec son support, de la lézarde avec le blanc cassant de la page blanche : enfance de l'écriture dans son indécise éclosion d'avant la lettre. Car la vérité est en amont, lorsque l'écriture, avant de faire système, n'était que fêlure, à la fois ruine et anticipation de la ruine, condamnée à briser la belle unité du monde pour la recomposer ensuite. La rencontre de la calligraphie et de la terre cuite était inéluctable.
Ils campent bien avant la lettre, tout prêts de l'origine mais un peu après le bing bang. Le réel et l'écriture sont contemporains et nos constructions tremblent. Pas l'ombre d'un décor, mais la vérité d'un séisme qu'un vase ou une coupe au bord ourlé et âpre contient un instant avant de se briser.





Graphic porcelaine et céramique contemporaine
Du 7 juillet au 28 août 2011
Grignan

Christine Macé
et les calligraphes
Christine Dabadie-Fabreguettes
Denise Lach
Anne Gros-Balthazard
Kitty Sabatier

Jean Prod’hom

Terres d'écritures

Pasted Graphic

Déposer un peu de pigment noir sur le blanc mat et âpre de la porcelaine nue si mal armée, mettre du noir sur du blanc, c'est déjà écrire, n'est-ce pas ? Mais quoi ? Des lettres ou l'alphabet primitif qui les constituent, un mot ou une phrase, quelques-un des noms des anges que mentionne Umberto Eco dans son Vertige de la liste, initiale rouge coquelicot, ou ceux des démons, ceux des étoiles les plus brillantes, une poignée de titres organisant les chapitres des Notes de chevet de Sei Shonagon, ou les bienheureux qui échappent à l'appétit de l'Eisthenes du Quart livre ?

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C'est selon, peu importe, car la calligraphie met à l'épreuve la relation première du tracé avec son support, de la lézarde avec le blanc cassant de la page blanche : enfance de l'écriture dans son indécise éclosion d'avant la lettre. Car la vérité est en amont, lorsque l'écriture, avant de faire système, n'était que fêlure, à la fois ruine et anticipation de la ruine, condamnée à briser la belle unité du monde pour la recomposer ensuite. La rencontre de la calligraphie et de la terre cuite était inéluctable.
Ils campent bien avant la lettre, tout prêts de l'origine mais un peu après le bing bang. Le réel et l'écriture sont contemporains et nos constructions tremblent. Pas l'ombre d'un décor, mais la vérité d'un séisme qu'un vase ou une coupe au bord ourlé et âpre contient un instant avant de se briser.

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Graphic porcelaine et céramique contemporaine
Du 7 juillet au 28 août 2011
Grignan

Christine Macé
et les calligraphes
•Christine Dabadie-Fabreguettes
•Denise Lach
•Anne Gros-Balthazard
•Kitty Sabatier

Jean Prod’hom

Au pied du brise-lames



Un matin dʼaoût 1988 entre Kérity et Saint-Pierre, un coup dʼoeil, un éclair peut-être, à deux pas du phare dʼEckmühl une lueur danse. Les jours passent, lʼintrus se déplace à lʼabri dans lʼanse, même lueur que la veille mais un peu plus loin ou un peu plus près cʼest selon. Hésite, tant de choses brillent, le ramasse enfin à marée basse, ne sais pas pourquoi, beau et bleu, avec des vagues et le ciel, lʼhorizon et la mer de sable. Il recèle peut-être quelque chose que les autres nʼont pas, personne ne le sait, tu lʼignores encore; le sentirais pourtant si tu le prenais dans la main, la douceur, le grain dense, la fraîcheur, le cintre. Tu lʼas mis dans ta poche.

Les jours suivants, dʼautres tessons lancent leurs feux tout autour, lieux sans attrait mais bénis des dieux: Lesconil, Saint-Guénolé, Loctudy. Tant quʼà faire tu les ramasses. Pas tous, les élus seulement, ceux qui ont su réduire leur fracture et lustrer leur chiffre.

Sʼensuit nʼimporte quoi, une carte du monde et du tendre, avec ses criques, ses digues, ses grèves, ses ports, ses môles, ses épaules, ses levées, ses jetées, ses rivages, ses plages. Des voyages avec dedans la tête un seul désir, celui dʼune pierre dans le creux de la main, terre cuite engobée, glacée, émaillée, portée au comble de la perfection, terre de couleur sur les rivages dʼun rêve bien vivant, petite éternité.

Sachez que le miracle se répète à deux pas du repaire des marins qui savent la gourmandise de la mer, là où les buveurs de lait jettent leur bol comme des amateurs de vodka. Cʼest ainsi quʼils remettent à lʼocéan sans crier gare les tessons au bord tranchant, les restes de la cuisine du monde.

Les fragments ballottés par la marée, déplacés par les courants, la houle, par les tempêtes se font oublier à lʼombre protectrice de la pierre qui les a brisés et deviennent purs joyaux, taillés, façonnés, polis, limés par lʼeau qui mêle au sable son grain. Ils vont et viennent au gré des circonstances secrètes qui les embellissent, repris par la mer, laissés sur la grève, se calent, se déplacent à peine. Certains trouvent alors une seconde vie, individuelle, particulière, resplendissante. Pas tous et pas pour longtemps.

Avant dʼêtre réduites au couchant, ces petites ruines racontent en accéléré la beauté, chacune à sa manière. Regardez-les chercher lʼunité, non pas celle du pot dont elles ont été arrachées, mais celle du peu serti de rien, à lʼimage de notre condition. Elles font voir dʼincomparables petits motifs qui se réduisent comme peau de chagrin.

Le sable à la lisière de lʼair et de la terre ronge avec la mer et le vent ces petites oeuvres inespérées qui flambent un instant, petite perfection discrète que caresse lʼeau. Tout va très vite, dix ans à peine avant que le motif ne disparaisse et nʼoffre plus au chasseur des mauvais jours quʼune pierre blanche, aussi blanche que la mie du pain quʼemporte le goéland.



Un seul tesson aurait suffi, le premier, celui de Penmarcʼh. Mais pour quʼenfin celui-ci fasse voir son visage dans sa fragile mandorle, il aura fallu que je coure les côtes bretonnes, les îles grecques, les rivières, la côte turque, le Léman, les ports de la Méditerranée, les Lofoten, la Loire, vingt ans au total pour une collecte forcenée, avec à la fin les poches bourrées de cailloux de Palerme et de Paimpol, de Venise et de lʼÎle de Sein.



La multiplication a mis le rêve en miettes. Ils ont fini dans un tiroir, en tas, le tiroir dʼune table de douanier, avec des pièces de monnaie bulgare et un Louis dʼor, disséminés ensuite en tous lieux de la maison, identifiés, localisés, datés. Placés dans des casses dʼimprimerie comme sʼils étaient les éléments dʼune langue qui allait révéler ses secrets. Lʼentassement sʼest poursuivi avec la certitude que la vérité de lʼensemble jaillirait un jour et quʼil serait temps alors de faire quelque chose de ces merveilles. Mais quoi. En garder quelques-uns parmi les centaines qui dorment dans leur niche. Les offrir à celle qui mʼaccueille, petite monnaie sans crédit, analogue à celle quʼutilisent les enfants sur les quais de Saint-Polde-Léon. Décidé à laisser ces pierres prometteuses à leur sort, je ne peux toutefois mʼempêcher aujourdʼhui de soulever du bout du pied les innombrables tessons blancs qui jonchent les rivages. Ils dissimulent parfois au verso – ils sont rusés, le saviez-vous? – un beau visage et son secret. Jʼen ramasse quelques-uns pour réveiller, un instant, cette folie dʼil y a plus de vingt ans et ajouter discrètement, lorsque la nuit vient, une croix sur ma carte du tendre. Tout cela ne débouche sur rien, je le sais aujourdʼhui, sinon sur lʼassurance dʼavoir été là où ils furent un jour, à Mazara, Epesses, Patras ou Patmos. Ils ne sont que de petites méditations sans mobile apparent dont je me souviens à peine et peine à me séparer, minuscules théâtres qui tiennent le temps dʼun éclair le monde au creux de leurs mains, la béatitude et le temps qui passe.

Penmarc’h 1988 - Corcelles-le-Jorat 2011





Publié le 4 février 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Juliette Mézenc (mot-maquis).

Jean Prod’hom

Juliette Mézenc



Comment présenter ça ?
dialogue à bâtons rompus OU réunion au sommet (tout le monde n’est pas d’accord sur le sous-titre à donner à cet article, veuillez nous excuser pour les désagréments occasionnés)



Quincaillerie ?
Fourre-zy-tout ?
Vous avez vraiment mais alors
vraiment aucun orgueil hein !
Quoi ?
Laisse-les faire, c’est pour la comm’, on s’en fout
Comment on s’en fout ! ils voudraient se saborder qu’ils ne feraient pas mieux
On n’a qu’à écrire chacun un texte pour présenter le bidule et puis voter
Non non non, vous êtes trop nombreux là-dedans à délirer complet
Laisse-les faire, le vote ça n’engage à rien
Moi je dis que le titre suffit :
Le Journal du brise-lames en arial narrow blanc sur fond noir, sobre
Moi perso je préfère le
lucinda sans unicode
On peut choisir en fonction de
Voilà où on en est rendu, avec leur refus de faire des choix clairs, de s’en tenir à une ligne, un style, de se choisir un bon petit parti pris
On t’a déjà expliqué : le parti pris du n’importe quoi, pas de plan, pas de ligne, pas de rigueur, faire feu de tout bois. Glaner. Et construire au petit bonheur la chance
Et puis t’inquiète, tous ces petits bouts de rien, ils s’agglomèrent autour du grand caïd, tu sais, le brise-lames, tu te rappelles, le truc sur lequel on bosse depuis des années
Ouais, par intermittence
Justement, l’intermittence construit l’objet, aussi
On pourrait écrire 

Dans ce livre (est-ce un livre) vous trouverez (avec des tirets pour faire liste, organisation béton) :

-une utopie artisanale et chaotique
-de minuscules coquillages en bande organisée
-un magasin de souvenirs
-un peu d’Histoire
-un roman photo : le homard Omar
-des bulletins de météo marine
-des migrations dans tous les sens
-des rêves absurdes
-des rêves terrifiants
-des anecdotes (réhabilitons l’anecdote)



Ridicule
Faut bien tenter quelque chose
Tout ça n’est pas sérieux

Juliette Mézenc, collectif









écrit par Juliette Mézenc qui m’accueille chez elle sur son site motmaquis dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres
vases communicants ce mois :

Laurent Margantin et Daniel Bourrion
Christine Jeanney et Anita Navarrete-Berbel
Maryse Hache et Piero Cohen-Hadria
Joye et Brigitte Célérier
Samuel Dixneuf et Michel Brosseau
Chez Jeanne et Leroy K. May
Estelle Ogier et Joachim Séné
François Bon et Christophe Grossi
Cécile Portier et Anthony Poiraudeau
Amande Roussin et Benoit Vincent
Marianne Jaeglé et Franck Queyraud
Candice Nguyen et Pierre Ménard
Christophe Sanchez et Xavier Fisselier
Nolwenn Euzen et Landry Jutier
Leila Zhour et Dominique Autrou
Jean-Marc Undriener et Claude Favre
Clara Lamireau et Michel Volkovitch
Bertrand Redonnet et Philip Nauher
Isabelle Pariente-Butterlin et Louise Imagine
Juliette Mézenc et Jean Prod'hom

Jean Prod’hom

Dimanche 30 janvier 2011



Elles se promènent, retraitées bientôt, sur les quais entre Paudex et Lutry, voix rauque des demi-distinguées et mises en plis sous chapeaux d'apparat. Il semble que leur belle amitié file sur des rails. De loin en tous cas, car je comprends vite qu’il s’agit en réalité d’une petite association de malfaiteurs.
Elles s'arrêtent à deux pas d'un portail ouvrant sur le lac mais fermé à double tour. Leur foie torturé a repeint leur visage en jaune, l'acidité de leur estomac les oblige à tordre les lèvres, de la vapeur sort de leurs bouches sèches, c'est de l'aigreur. Leurs jambes sont des fers cassants, leurs mains s'agrippent au vide. Enfermées dans une bulle de haine, elles semblent respirer encore. Je tends l'oreille pour fouiller leurs secrets.
Elles organisent aujourd'hui le lynchage de leur ancienne meilleure amie. Le rituel est fixe: chacune à son tour lance une flèche qu'elle justifie par le récit bref d'un événement dont elle tire elle-même une condamnation définitive. L’autre ricane, confirme la sentence en ajoutant quelque chose comme une preuve, inarticulée, avant de reformuler le jugement. C'est sans appel. A l'autre de lancer sa pierre: récit bref, justification, condamnation, ricanement, confirmation, petit ajout et reformulation. Et ainsi de suite.
Elles ont tant de raisons d’en vouloir à leurs meilleures amies que l’opération se prolonge, emprunte des chicanes, faisant voir parfois d'étranges détours au cours desquels elles ne peuvent s'empêcher de condamner les pauvres (qui pourraient quand même travailler), les malchanceux (qui l'ont bien voulu), les malheureux (qui rampent au lieu de redresser la tête). Elles s'arrêtent enfin. Le lynchage est en effet si bien engagé qu'il peut continuer et se terminer sans elles. Leurs victimes agoniseront seules.
Elles s'éloignent en silence, deux silhouettes au long cou dressé comme celui des cormorans, elles suçotent leur triomphe. Direction tea-room où je les aperçois plus tard, épuisées par la bataille qu’elles viennent de livrer. C'est la faim, elles plissent leurs lèvres de plaisir en pinçant un bricelet qui craque sous les dents. A leurs pieds un chien broie les restes d'une carcasse de poulet que l'une d'elle a conservé dans un papier d'aluminium. Leurs mains lourdes des bijoux de l'avarice s'agrippent à une tasse de thé noir qui ne s'en formalise pas. Moi j'hésite, pèse le pour et le contre. Faut-il que je dénonce à la Cour internationale de justice ces femmes qui se privent de tout pour faire la peau des absents avec des cure-dents? Je crains qu'elles ne passent encore une fois entre les gouttes, mais qu'elles prennent garde, une lutte acharnée contre ces associations de malfaiteurs se prépare, des avocats ont flairé le bon coup et préparent des dossiers.
En sortant du café, j'aperçois sur le toit plat d’un immeuble résidentiel une douzaine de hérons immobiles qui guettent de là-haut le gros poisson, fiers, hautains. Eux ne parlent pas, ils conchient les balcons de gros industriels que l’on aperçoit derrière des baies vitrées. Ils regardent la télévision le dos tourné au lac. Un rouge-gorge s'éloigne en sautillant sur le brise-lames gorgé de fer. Il s'en fout.



Je continue les yeux baissés. Peu de déchets, peu de tessons, je le craignais. Faudra-t-il que je remette à l’eau ceux que je ramasse depuis 20 ans? Suis-je le seul à avoir fait main basse sur la polychromie des rives du lac Léman? Lugrin Tourronde, Meillerie, Epesses, Nyon,... Je découvre enfin le tesson que j’étais venu chercher. Mon après-midi est sauvée, vais pouvoir terminer ma lecture de Quignard et préparer ma visite chez Juliette Mézenc.

Un petit saut dans le temple de Lutry. Sur le lutrin le Psaume 82.

Rendez justice au pauvre, à l’orphelin,
déclarez juste l’humble et le pauvre.
renvoyez libre le pauvre,
arrachez le faible aux prises de l’impie.
Dieu lève-toi! juge la terre,
car tu es l’héritier de toutes les nations.

Je ne peux m’empêcher de penser aux deux paroissiennes qui ont rendu justice tout à l'heure au bord du lac. Et continue ma visite; dans une vitrine à l’entrée, des brochures au titre évocateur: Au bout de la nuit / Châle de compassion / N’attendez pas d’être épuisé / Chaque minute dans le monde, un enfant perd la vue! Il fait un peu froid dans cette église. Faut filer, prendre de la hauteur, quitter le lac et sa ceinture noire, l’oeil torve des hérons, les gros industriels, les complots de la haine ordinaire. Je remonte à Mézières par Savigny et Moille-Margot avant de rejoindre le Riau par le château de Ropraz. Le jour est fade et pâle, les verts et les roux refroidis par le givre lissent le paysage que la terre noire au pied des haies vives fait bourronner. Pris dans la ronde du jour blanc les cris sont étouffés, les ravages de la petite propriété sont avalés, on pourrait presque y habiter.



Jean Prod’hom

Une gêne technique à l'égard des fragments I



On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soin qu’il porte à ce qu’il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du lambeau ou de la miniature...
Il passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire...
Cela ne s’apparentait pas à des grappes de pensées, ni à des manières de bandeaux ou de coutures de citations mises plus haut que tout, jusqu’aux poutres, passionnément incrustées et serties, ni à de véritables chapitres à l’aspect plus ou moins thématique...
Brillon dit que la Bruyère consacra dix ans à écrire les quatre cent dix-huit fragments et balança dix ans s’il les produirait...
Il mit vingt ans à trouver un parrainage qui occultât ce caractère démembré et moderne.

Racine et Boileau sobriquettèrent avec perfidie Jean de la Bruyère du surnom de « Maximilien ». Il était l’homme qui fait des bouts de texte, des maximes, Boileau estimait que le plus difficile de l’art consistait dans la liaison, et dans tous les genres de transition...
Il semble que La Bruyère ait poussé cette hantise de la fragmentation jusqu’à la manie vide ou du moins une apparence peu intelligible. A la fin de l’oeuvre, certains discours qui étaient écrits de façon suivie furent par ses soins fractionnés sans raison apparente à coups de pieds de mouche. On pourrait voir là le premier témoignage d’une sorte de compulsion au blanchiment, qui est très moderne, et qui est très obscure.

D’emblée le fragment pose une double difficulté qu’on ne surmonte pas commodément: son insistance sature l’attention, sa multiplication édulcore l’effet que sa brièveté prépare.

Les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir. En grec le fragment, c’est klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment. Le spasmos vient de là: convulsion, attaque nerveuse, qui tire, arrache, disloque.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments II



Quand Fr. Nietzsche écrit: « L’aphorisme où je suis le premier des maîtres allemands est une forme d’éternité. Mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – de dit pas en un livre », voilà une considération qui pourrait en détourner. Le fragment est conçu ici comme concentration, noyau de pensée, plénitiude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie. On voit mal le pluriel, le mortel, le rompu et le discontinu que certains modernes affirment y découvrir. Fr. Nietzsche rêve d’une petite boule extrêmement dense et non déchiqutée. Au bout du compte un grain éternel, circulaire, inséparable, un atomos.
Rien ici de la bribe, de la loque, du copeau – des charpies que nous ne cessons pas d’écrire, ni de lire.

Ainsi emploie-t-on souvent le terme de fragment de façon très abusive. Sous ce jour, une large part des textes fragmentaires que nous lisons sont des « fragments d’Héraclite ». Non pas oeuvres volontaires. Il s’agit simplement d’extraits de livres perdus, ou non aboutis...
Fragment veut dire ici »morceau, débris d’un livre qui est perdu »....
L’oeuvre d’Héraclite n’était pas quelques traits épars. C’est un visage défiguré. C’était un visage.

En fait le fragment trahit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. C’est trop souvent le rêve du petit tout, du petit morceau blotti et enveloppé sur lui-même...

Le fragment fascine sans doute aussi par ce caractère un peu ruiniforme, dépressif. Il est ce qui s’est effondré et reste comme le vestige d’un deuil. Il est la citation, le reliquat, le talisman, l’abandon, l’ongle, le bout de tunique, l’os, le déchet d’une civilisation trop ancienne ou trop morte...
Il est détritus et singularité...
Minuscule catastrophe, minuscule épave, et minuscule solitude.

Ils sont comparables à ces petites flaques d'eau qui sont déposées sur le chemin après l'averse, et que la terre n'a pas bues. Chacune d'entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l'océan, n'auraient répété le ciel qu'une fois.

Il y a une sorte de paradoxe insoutenable et même sans aucun doute d’imposture à frabriquer directement des débris, à façonner la fracture pour elle-même, à polir les arêtes, à en aiguiser le tranchant fallacieux, à feindre la violence, ou la sauvagerie, ou le génie, ou la folie, ou le hasard: bref à ne pas se fier au bris lui-même, à faire l’économie du mouvement destructeur dont la fracture ne devait être qu’une trace résiduelle. On voit sur les marchés méditerranéens, dans les pays particulièrement riches en vestiges et en fouilles, des fabricants de faux débris d’antiques. Si faussaires et mercantiles qu’ils soient, par pur souci d’une vraisemblance plus persuasive et par la convoitise d’un gain qui lui soit proportionné, ce sont des vases entiers que ces boutiquiers brisent, et des statues intègres qu’ils mutilent.

Tombé du ciel. Il faut la surface continue d’un sol lui-même coutumier pour que l’aérolithe soit...
L’ordre de la succession bâtit une architecture qui aussitôt subjugue et, si je puis dire, tient les rênes. En termes de petit solfège: le changement de chapitre constituerait la pause, l’alinéa le soupir, le point le demi- soupir, etc. Resterait le blanc ou le pied de mouche ou la petite étoile alors assimilable à des espèces de demi-pauses.

La Bruyère s’efforce d’attacher celui qui le lit à force de richesse dans les tours. Ce sont des petits problèmes curieux posés tout à coup laissant la réponse incertaine, un emportement brusque, une remarque tendre, ou une confidence mélancolique, un cri violent qui paraît arraché, une maxime plus sententieuse, une définition sèche, une allusion réaliste, une petite dissertation grammaticale, une hébétude qui se révèle une lourde malice, une argumentation philosophique plus scolaire, une petite scène de roman, une objuration morale, une métaphore longuement filée, une question délicate, un morceau de patois, une notation pédante ou ingénieuse, une description fidèle, un trait qu’inspire une méchanceté pure, une liste d’objections réfutées point par point, des petits tableaux hallucinés de la campagne ou de la ville, une lourde construction morale, une mise à nu cinglante ou cynique, une anecdote tirée de l’histoire ancienne, une oraison funèbre, un court compte rendu de voyage, un pastiche, un monologue intérieur, une vieille inscription romaine, une harangue, des dialogues, enfin mille sortes de portraits, miniatures, en pieds, rébus, comédie, biographie, etc.

Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même la replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris.

L’opposition la plus profonde est celle du lié et de l’épars, du système et de l’intrus. Vase soudain égueulé. Falaise dans la mer. Adversaire que l’épée éventre. Mais d’abord le vase intact; d’abord la mer étendue, anhumaine, et immense; d’abord l’adversaire.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments III



Jour après jour il met en tas ses bouts de papier qui sont autant d’extraordinaires marque-pages glissés dans les livres des Anciens... Telle observation de l’un, de l’autre, lui paraît digne d’intérêt, il la note encore avant qu’il se couche, l’ajoute à son ramas. Comme ces bouts de papier vite foisonnent, tombent, s’égarent, je ne sais, volettent, il confectionne une sorte de petit dossier pour les ranger. Il cherche en vain à lier tout cela. Une telle tâche le rebute. Et saison après saison, au fur et mesure qu’il s’y emploie, les notes se sont accumulées et leur entassement élève la difficulté et décourage. Il estime que le livre est peut-être là; qu’il suffit d’associer ces lambeaux par thèmes, de les mêler avec un souci d’unité ou de contraste. Et, qu’ils s’assemblent ou qu’ils s’entrechoquent, qu’il suffit de placer entre eux des blancs, des pieds, de mouche. Cela ferait un livre. Ce conditionnel est atroce. Il est le noeud de la difficulté.

On le présente capable de s’asseoir dans un fauteuil, de se tourner vers la fenêtre sur sa gauche, de lire, de concevoir une pensée en lisant, d’être astreint tout à coup à la noter avec précision, tout en lui donnant un tour original, et même une sorte de rétraction et de soudaineté, de rudesse et de puissance. C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau. C’est très rare. C’est une minuscule scène de béatitude. Ceux qui descendent des tétrapodes, qui ont l’usage des langues, qui affectionnent les parures et qui sont omnivores, qui aiment à se tenir dressés sur leurs pattes arrière et qui ont de la répugnance à l’endroit de la mort ne connaissent pas un nombre si illimité de bonheurs. Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet, Je suis assis dans un fauteul qui est trop proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Dimanche 9 janvier 2011



S’il y a souvent place pour deux sous les grands parapluies noirs des boulevards, il n’y a aujourd’hui, sous ta capuche, de place que pour toi. A peine. Alors tu la rejettes dans le dos, te racontes des morceaux d’histoire. Un berger sur la colline garde ses brebis, sous un large feutre noir, enveloppé dans une cape plissée comme une girolle, il va et vient sous le crépi du ciel.
- Et toi, que gardes-tu?
- La possibilité de m’abandonner à la pluie qui ne lésine pas, la possibilité de ne rien garder parfois, sans autre auxiliaire qu’un coeur qui bat. Je regarde à mes pieds les ornières qui font le plein, demain les moineaux vont se régaler. La pluie pourrait ne pas cesser de tomber et ça me fait du bien.



J’entends à peine réveillé la pluie et me rappelle les feuilles gaufrées des châtaigniers derrière le grand mas à la terrasse détrempée. Le brouillard lévitait immobile au dessus de la vallée du Vidourle. Je me promène dans le bois, et c’est comme si je m’en allais en direction du jour, l’interminable jour, abrité par la pluie qui en fait voir la trame. Je touche du bout du doigt le bout des cornes de l’escargot qui me ramène à la pluie d’aujourd’hui, un instant, avant de repartir par d’autres passes, une silhouette sur le chemin de Ricken au petit matin tiède, des signes noirs sur la chaussée délavée, sur les tuiles de Vuadens, les ardoises de l’enfance, les lauzes de Sauveterre, t’en souviens-tu, les tôles au-dessus de Feutersoey, le sapin des Charbonnières, enfin là, avec la pluie, celle d’aujourd’hui, avec les odeurs de là-bas lorsque les fumées âcres des feux d’automne réveillent mes souvenirs et rassemblent de proche en proche les tessons de celui que j’ai été, le vase que je suis dans un monde à l’abandon. On a mis les arrosoirs à l’abri sous l’auvent de l’ancenne laiterie.



Le redoux lèche les plaques de neige attardées. Les fontaines tirent la langue, les ruisselets se gargarisaient. Les vieux tonneaux renversés ont le ventre vide, pour un peu on aurait voulu leur faire relever la tête. Personne ce matin n’avait osé prendre les devants, songé à exiger une interruption immédiate de l’averse, on acceptait et personne ne se plaignait. Les portes de l’église de Syens étaient restées fermées à double tour, le coeur au sec. Et moi enfermé dehors, je n’avais à me plaindre de rien. J’ai marché sur l’eau, fait sonné les six sous qui traînaient au fond de mes poches. J’étais dedans, abrité par la pluie, inutile de forcer la porte, pas de raison d’en sortir. J’ai vu une bergeronnette sautiller sur les bords de la Broye.



C’est pas une saison pour remuer, qu’il m’a dit. On garde les bêtes dedans avec ce temps. On transhume seulement deux fois l’an, t’entends. Moi, je suis fier de mes godasses, de mes falsards et de ma gore-tex. Je nage étanche comme un poisson dans l’eau. Je n’ai rencontré personne d’autre cet après-midi. Coupé de tout, rien ne tremble, ni la pluie décidée ni le haut ni le bas. Eblouis par les mousses lessivées, les anges ne craignent pas de mettre les pieds dans la boue. Voici les quelques mots que je voudrais t’offrir dans la double jachère des dimanches de pluie.



Des Jaunins au Torel, du Champ des Dames à Vers chez les Rod, la terre meuble vous fait des pieds de plomb. Du Riau des Méleries aux Chênes et à La Verne, feux de plastique, jaunes, bleus, jeux d’enfants et restes de châteaux en Espagne, bleu, blanc, rouge et tuyaux verts, étincelles de fer des machines agricoles abandonnées dans le pré sur lesquelles, éblouies, les maisons de l’hiver ferment les yeux. Sous le pont de la Bressonne glaise d’eau glisse au pied de la paroi de molasse sur laquelle s’agrippent les mains lisses du froid.



Toute la journée il pleut, me colle à la peau cette idée de retrouver le beau visage effacé de la pluie. Trempé au pied de la vieille ville. A Moudon on m’attendait. Je me suis glissé à l’arrière comme un chien mouillé, la pluie pianotait sur le capot de l’auto. Devant Saint-Etienne, une double hélice de luminaires a éclairé la nuit, qui tombait elle aussi, elle avait ôté tous ses habits. Il eut été insensé de vouloir s’éloigner. Mais je ne regardais plus, comme si le nom qu’il eût fallu donner à la pluie fût plus beau encore. Ah! la belle après-midi.


Jean Prod’hom

Revenir là où on n’en a pas fini d’aller



Cette image forte m’est restée, tout ce que j’ai ensuite appris de ce jour-là s’est accroché sur elle.
Jean-Loup Trassard, La Déménagerie, 2004


Poivrons, pommes, courgettes et aubergines au croisement du Valentin et de Riant-Mont, abricots, oignons et cerises, fraises et melons au gré des saisons, c’était notre Sicile à nous, celle de Zappelli, un modèle réduit de Borgo Vecchio, une île exotique au pied de locatifs en cale sèche et de studios modernes vieillis prématurément. L’homme ouvrait son épicerie dès l’aube, elle fleurait le sud bien au-delà du quartier, c’était Palerme alentour à toutes les saisons.
La mère chargée comme une mule remonte du centre-ville, elle tire d’un côté sa poussette de marché, de l’autre un enfant qui s’attarde devant les merveilles, il faut se hâter, bientôt midi. Le petit tend la main et saisit une paire de grosses cerises, belles, rouges et craquantes, croque et boit le soleil retenu dedans, il est aux anges. La mère s’est retournée, elle a surpris l’enfant mais ne dit rien. Ils continuent, passent devant la boulangerie, montent les marches qui conduisent à l’appartement. Et tandis que l’enfant croque le cœur de la seconde cerise, sur le pas de la porte, la mère range les courses au fond des placards de la cuisine. Et puis elle se penche vers son enfant et lui explique ce dont ses demains seront faits, il ne comprend pas. Elle s’étend sur les règles du monde, la loi des échanges, il ne comprend toujours pas, mais il voit quelque chose qui s’éloigne, ce n’est pas grave, lui dit-elle, ce n’est pas un crime mais quand même. Elle lui souffle alors le texte qu’il devra servir tout à l’heure à l’épicier, dans lequel il est question d’excuses et de pardon. Il commence à comprendre et semble deviner qu’on le conduit dans l’antichambre d’une histoire sans fin, elle ferme la porte des placards, celle du frigo et de la dépense. Les fers du grand portail claquent. L’enfant sent qu’il a basculé dans l’autre monde.
Monsieur Zappelli, les mains dans les poches de son tablier bleu, écoute avec bienveillance l’enfant qui lui dit ce que chacun d’entre nous dit depuis qu’il est sorti du jardin. L’enfant n’est pas triste, il fait son devoir. La mère surveille soulagée que tout se passe finalement si bien. Ils sont tous les trois sur le trottoir, ils sourient presque, avec tout près les aubergines, les abricots et les cerises qui n’ont pas cessé de lancer leurs éclats. L’enfant est heureux d’être parmi eux, il ignore encore ce qu’il a perdu. Eux s’en rappellent, et sur les visages immobiles de l’épicier et de la mère apparaît un sourire qui exprime un sentiment inconnu. Ce n’est pas un sourire, à peine une trace, la trace de ce qui coule au-dessous des souvenirs et qu’il leur a bien fallu tenir à distance. Une porte se ferme encore, et voici l’enfant, l’épicier et la mère à la rue.
Car on n’échangeait rien au jardin, en tous les cas rien de main à main, les bruits du vent peut-être et un peu des poussières du ciel qu’on remuait sans qu’on le sache. On ne touchait à rien, ou on prenait tout, on se touchait à peine, ou on ne faisait qu’un. On demeurait toujours à respectable distance les uns des autres et on arpentait l’île sans se lasser. Qui était-on ? A peine des coques de noix chahutées sur une mer qu’on ne partage pas. On ne se parlait pas, on suçotait le trèfle, on faisait fuir l’hiver, on disait ce qui était. C’est l’écho de nos proférations que renvoyaient les façades des immeubles qui définissait les limites de notre royaume, abrité par les hautes frondaisons de deux acacias et d’un tilleul, par des sureaux, par les ronces qui s’enroulaient autour de fers acérés, invisible limite au-delà de laquelle nos mots ne revenaient pas. Aucun mur ne nous a jamais retenus, c’était curieux comme on avait tout dans les mains et qu’on ne s’y trompait pas. On est tous partis lorsqu’on nous a fait comprendre qu’il était temps d’aller de l’autre côté. Le grand portail que surveillait la mère Niquille a claqué une fois encore derrière Michel, François, Claude-Louis, Edith, Lilas et les autres. On a tout perdu. Et le royaume qu’on avait sous la main, on a essayé de l’obtenir, chacun pour soi, morceau par morceau, en suivant le parcellaire levé par d’anciens propriétaires et la dure loi des échanges, en vain.
Chaque fois qu’une porte s’ouvre désormais, je guigne pour savoir si l’enfant que j’étais n’a pas réintégré le jardin qu’il a quitté, celui d’avant les échanges sans lesquels il ne serait pas devenu celui qu’on attendait. J’aperçois toujours la même ombre et les fleurs d’un cerisier, je serre alors, conservés au fond de mes poches, les tessons qui m’ouvrent les portes de ce qui n’aurait jamais eu lieu autrefois si je n’y retournais pas.


Publié le 3 septembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Joachim Séné (Fragments, chutes et conséquences)

Jean Prod’hom

Giratoire



Au centre du premier cercle
clos humide envahi par les ronces
se dresse une pile colossale
entourée de vénération
de pierres précieuses
de gazon
de bijoux

confusion légère
autour du ciment prompt
accès interdit à la serpe

voici le second cercle
celui de l’à-peu-près
y serpentent jusqu’au canal
une nuée de laissés-pour-compte
qui suivent le tracé de la piété
fortifiée
par l’usage des armes

au recto le religieux
au verso les terreurs
hérissées de tessons de verre

voyez à la fin le préposé
qui éponge
le trop plein
de catégories
qui s’écoulent
dans le troisième cercle

au-delà
bien accrochées
à nos basques
les régions de l’au-delà

Jean Prod’hom

Pour demeurer enfin quelque part


Pourquoi nous en aller alors que les nécessités qui talonnent ceux qui n’ont rien ne nous y obligent pas ?

Lorsqu’il arriva dans les parages de ce qui devait lui apparaître presque aussitôt avec les traits de l’accompli, il se mit à croire. Croire qu’il avait rejoint le pays rêvé dans lequel il allait désormais vivre, un pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages, quelques habitants, guère plus. La modestie des lieux, leur étrangeté convenue, leur retenue aussi, tout concourait à le retenir. C’était un dimanche, l’invitation semblait ferme. Sa décision fut irrévocable. Quand bien même aucune place ne lui était destinée et que personne ne l’attendait, il conçut le projet d’y demeurer, proche des lisières, à l’autre bout des préjugés, sans rien toucher. Il se fit un nid de fortune et vécut là sans que rien ne lui appartienne.

Il voulut maintenir le pays à bonne distance de son coeur pour en disposer toujours. Mais rien n’y fit, ni les égards ni les ruses. Il s’en éloignait à mesure qu’il y demeurait, incapable de résister aux habitudes qui se glissent dans nos vie – alors qu’on s’était promis de tout faire pour leur interdire l’accès. Il avait l’impression de disparaître à l’intérieur de ce qu’il voulait protéger, comme le fer des clôtures que les arbres avalent. Pris au piège au coeur de ce qu’il avait voulu laisser intact, il se mit à rôder pour retrouver plus loin dans les prés, plus profond dans les bois ce qu’il avait laissé filer, il emprunta le chemin des pâtures en grignotant des biscuits de sésame, s’enfonça dans les ronciers, cartographia les bois, épuisa les carrefours, leva des plans. Il s’y employa avec passion mais c’en était trop, il ne put rien contre les attaques de sérieux dont il lui fut de plus en plus difficile de se déprendre.

Le paradis escompté fondait et ce qui l’avait amené à jeter son dévolu sur ce pays le fuyait. Il ne renonça pourtant pas et s’enfonça plus loin encore dans les bois, il allait à petits pas, ne désespérant pas de rencontrer ailleurs ce qui lui avait filé entre les mains près de sa demeure. Mais c’est l’empire du familier qu’il cadastrait par cercles concentriques, il tirait derrière lui des ruines, comme le parachutiste son barda, il s’empâtait et la peau de chagrin qui grandissait sous ses pas allait l’étouffer.

Il faudra un imprévu sec, l'implacable, la maladie d’un enfant et le sentiment d’abandon qui suivit pour endiguer cette crue. Un matin avant l’aube il infléchit le destin en déposant l’inadmissible dans une mandorle, rendant vie à ce qu’il avait voulu taire ou tout au moins tenir en laisse. Ce jour-là il écrivit pour la première fois, des mots qui le font trembler encore aujourd’hui.

Cette mandorle est toujours là, c’est la porte par laquelle chaque jour ouvrable il quitte un bref instant sa demeure pour retrouver cette autre demeure d’où il considère intact ce qui n’a jamais disparu, le pays de la première heure dont on s’éloigne immanquablement lorsqu’on veut vivre – et on le doit – avec les siens. Il s'arrête d’aller, ramasse un tesson, une miette, celle qui est là ou une autre, pour retrouver dans la mesure de ses moyens, de mot en mot et de proche en proche, comme une prière, le lieu d’où il vient et où nous ne serons bientôt plus, improbable mosaïque, petits voyages successifs, collier de babioles.

Dans cette autre demeure – en est-il d’autres ? – , on n’est presque rien, un filet d’eau, une rumeur transparente, à peine une ombre qui passe, assez maigre pour ne plus faire écran à ce qui fait la joie d’être: pays sans heurt et sans couture, avec dedans le silence, l’herbe, les couleurs, les plis des pâturages. Voici la montage de Lure, la Pierreuse, la dent de Brenleire, le ballon de Servance, voici l’Aigoual, le mont Amiata, j’y suis depuis le début, j’y reste jusqu’à la fin, pays non plus rêvé mais pays de la première heure, de nulle part et partout à demeure, j’y suis comme un plus qui ne compte pas. Ici chez vous ou là-bas chez moi, quelques instants de veille sur un monde qui va qui va. Nous sommes des surnuméraires et c’est bien comme ça.



Publié le 5 février 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Brigitte Célerier (Paumée)

Jean Prod’hom

Petit Pierre, Aloïse, Laure, Carlo, Richard...



Silencieux, buissonniers, iconoclastes, secrets, libres, orphelins, capricieux, assassins, incendiaires, solitaires, passionnés des dentelles, mie de pain, tamis, scotch, galets, morceaux de gomme, sucre cuit, chiffons, barres de métal, papiers peints, manche de cuiller brisé, moules, feuilles écrasées, teintures pour cheveux, débris d’avion, vernis marin, vernis à ongles, ciment, tissus rapiécés, cabanes, bobines, peurs, ressorts, boîtes de conserve, calicots, accordéons, stylos à bille, enveloppes, tranchet de cordonnier, bris de verre, lacets de chaussure, journaux, plaques de liège, sciure de bois, coquilles d’oeuf, rubans, tissus, colles, souches, vis, papier d’emballage, peinture à l’huile, tôles, crayons de couleur, pâte de dentifrice, transistors, cailloux, peluches, blanc d’œuf séché, laine, tessons, couteaux, balais, anses de pot de chambre, prises électriques, poignées de porte, souvenirs, médicaments, rouleaux à pâtisserie, transistors, bois flottants, sable, fil de fer, bidons, ampoules usagées, briques, mines de plomb, os, branches, cartons, feutres, ombres, bouts de ficelle, couvercles, bouchons, graffitis, clous, papiers coupés, coquillages, caramel, bigorneaux, encre d’écolier, calendriers, craies grasses, tuyaux en plastique, coraux, suc de pétales, fils de soie ou de coton pêle-mêle, cousant ensemble une certaine idée de la douleur, la force des vertus, la loi des échanges, quelques espèces d’oiseaux disparus qui chantent dans des aquariums, les vaches à la lisière du bois quand il pleut, les bielles, l’asymétrie de nos jours et la symétrie des visages, les exploits de Don Quichotte, les rebellions silencieuses, le manège des us et des coutumes, la résurrection des mandorles, le chants des vagabonds, nos existences prophétiques, les tours de la fortune, le temps libre, la multiplication des Olympes, les révolutions discrètes, la guerre, la nécessaire exactitude, les gondoles à Venise, les trésors des décharges, l’inadmissible pauvreté, la misère muette et sèche, demain.

Jean Prod’hom

Dimanche 6 septembre 2009



La neige a fait son apparition il y a deux nuits sur la Becca d’Audon et l’épaule des Diablerets. C’est tôt, trop tôt pour peindre l’hiver, si tôt que j’en repousse l’idée – elle s’instillerait si je n’y prenais garde, et avec elle celle des feux qu’il faudra allumer avant l’aube, celle de la neige quand elle insiste et qu’elle ne nous lâche plus, celle de la bise qui décide de notre place et de notre rang – ou plutôt je n’en appelle que superficiellement au nom pour tenir l’idée à bonne distance comme une rengaine apprise enfant.
Je reprends la montée vers la Mussily la tête dans les talons. J’aperçois alors comme dans un éclair qui se prolongerait l’île de Sein, son nom d’abord, l’image mobile qui l’accompagne ensuite. Tous deux s’imposent et colonisent quelques secondes mon attention. Je ferme les yeux, les rouvre, je les convoque à nouveau, le mot et l’image ne me font pas défaut, d’autres mots et d’autres images qui se succèdent sans rivalité.
Pas exactement l’île de Sein, mais une suite – indéfinie – d’images de l’île issues d’une même matrice, des images orientées sans que je dispose pourtant d’une place fixe. C’est un autre qui officie et qui, pour répondre à mes souhaits, occupe les points géométriques d’un continuum d’où surgit l’île lointaine, vivante et réelle.
L’île de Sein, celle qu’on ne voit pas lorsqu’on y est, pas plus que lorsqu’on s’en approche depuis Audierne, île, île avec l’océan, bleu, violet et turquoise, lumineux et sombre, le grondement de l’écume, île toute proche et immobile, la lande près du phare, le môle, le quai, la côte à deux pas, les tessons, le tabac du port, le bateau qui fait la navette, le silence des nuits, l’Amérique et le ciel un peu plus haut. Je suis comme dans une bouffée d’idée qui répand ses bienfaits dans toutes les directions. L’idée concrète de l’île me remplit sans entamer les bienfaits du lieu où je suis, le chant des grillons et l’odeur de la sève.
Car je suis bel et bien ici, assis sur le banc de la Mussily, face à la Becca d’Audon et l’épaule des Diablerets. Aller demain à Sein? J’ai pu le croire autrefois, du temps des déceptions, du temps des images qui fauchent les voeux. Je n’ai pas envie d’aller à Sein, d’être submergé par les sensations adventices, les bruits parasites, le voisinage qui oblige.
Mais je n’ai pas envie non plus d’être ici sans l’île de Sein.

Jean Prod’hom

Desiderius Christophe Martin



Dans une niche rouge sang creusée dans le mur sud, là-bas tout au fond, se dresse sur un autel aux parois latérales de marbre une statue du Christ pauvrement vêtu, bon berger ou ressuscité, ou les deux. Il tient dans la main gauche une croix de procession à la hampe de laquelle s’enroule une bannière couleur mie de pain. Placés à ses côtés une mitre et une crosse, deux chandeliers, un encensoir.
On distingue mal derrière le rideau vert évêque les objets que contient l’autel aux parois de marbre et aux portes de bois largement ouvertes: un plat à larges anses, un paquet informe qu’un lacet semble maintenir en place... Le rideau tombe négligemment sur l’un des deux battants.
Au fond de l’oeil de l’absidiole, on distingue haut perchée l’esquisse noire d’un oiseau déployant ses ailes: un archange ou le saint Esprit. Il demeure en retrait de la statue de pierre ou de bronze du Dieu incarné. Les motifs incrustés – losanges orangés sur carrés noirs – au bas des piliers de la niche font penser à ceux du campanile de Santa Croce à Florence.
De chaque côté de l’absidiole rouge sang deux portes, dont les cadres supérieurs coiffés chacun d’un fleuron rappellent les pagodes de l’orient. L’une d’elles largement ouverte fait voir une chambre plongée dans l’obscurité dans laquelle on ne distingue qu’une table nappée de rouge sur laquelle sont déposés en vrac de nombreux objets qu’on a peine à identifier et un présentoir chargé de livres ouverts. Sur un fil tendu de part en part pendent des formes géométriques de couleur – des instruments de mesure? Une étroite fenêtre fait voir à l’est, à travers une persienne, la lumière tamisée du jour.

Pas d’ouverture en revanche sur le mur oriental de la pièce principale traversé par un long rayonnage que soutiennent des fers en esse. Il est occupé sur toute sa longueur par une bonne cinquantaines de livres dont on ne voit que les dos de cuir aux couleurs chaudes. A la verticale, à l’extrémité d’un bras de bois qui semble jaillir du mur une main tient un bougeoir sans bougie – auquel répond symétriquement, sur la paroi ouest, un bougeoir semblable. Diverses babioles, coupelles et vases, une collection de plumes, un encrier, tessons antiques, un cheval de bronze miniature, une statuette courent sur l’étroite tablette qui interrompt les boiseries recouvertes d’un velours vert pâle à mi-hauteur de la paroi. Sous le rayonnage la chaise vide et le lutrin raffinés, de bois et de cuir, fixés sur une estrade dont une moulure atténue l’épaisseur rappellent davantage d’intemporels instruments de torture que le confort exigé par la lectures prolongée de livre longs et difficiles. A côté de la petite estrade deux gros volumes ont été abandonnés contre la paroi en toute hâte.

Et puis au premier plan un homme et un chien.
L’homme immobile, vêtu d’une robe à rabats noir, blanc et rouge est assis sur un banc aux pieds torsadés finement ouvragés; il est face à une table sur laquelle, plume inclinée dans la main droite, plume levée il écrivait ou écrira. Sa main gauche a repoussé les livres qui ne servent plus, il écoute, songe, suspendu à un appel venu du dehors qui l’a détourné de ses tâches ou vers lequel celles-ci l’ont conduit. C’est un homme qu’une barbe châtaigne a assagi, il a quarante ou cinquante ans.
L’estrade sur laquelle il se trouve et dont il semble sur le point de s’échapper a la forme d’un demi-cercle, elle est recouverte d’un velours, vert évêque encore, fixé par des clous d’or qui en font le tour. Une dizaine de livres ouverts, entrouverts ou fermés gisent à ses pieds dans un savant désordre. Sur un lutrin rapproché une partition de musique.
Il n’est plus temps de lire, l’homme a laissé sa mitre et sa crosse près de l’autel, il pense mains nues, en déséquilibre.
C’est le temps des grandes découvertes. Du plafond pend une sphère armillaire conçue par les anciens Grecs pour représenter la lune, la terre, le soleil et les autres objets célestes. Mais ce n’est pas vers elle que l’homme regarde ni non plus du côté de l’Amérique, l’homme a le torse tourné vers le ciel, le visage tendu vers le soleil – a-t-il vu une fumée blanche? – la lumière qui entre par la plus rapprochée des trois fenêtres percées dans le mur ouest l’illumine, lui mais aussi le vaste cabinet dans lequel il a vécu, le mobilier raffiné qui a soulagé ou aiguisé le soir les plaies de son âme, les feuillets enluminés des missels anciens qu’il a étudiés, les livres qu’il a fallu lire pour y voir plus clair, les instruments grâce auxquels il a pu expérimenter la solidité des dires de son siècle. La lumière du dehors éclaire le dedans, non seulement les babioles patiemment récoltées, mais aussi la statue du Christ dont l’imparfaite imitation a amené le saint homme jusque-là.
A considérer la longueur des ombres et la taille des objets, la scène se déroule au milieu de l’après-midi. A moins qu’il ne s’agisse du milieu du matin et qu’il nous faille tout recommencer à reculons. Qu’importe, c’est le bureau d’un érudit.
Mais c’est aussi le bureau du premier venu, le bureau de tous ceux à qui il convient d’être à mi-chemin des livres et du ciel et qui en assurent le lien par le silence ou l’écriture. L’homme qui répond à l’appel du dehors a cessé ce jour-là de différer ce dont nous détournent l’oisive étude et les sirènes dont il a entendu l’appel trompeur en plaquant l’oreille contre le coquillage qu’on aperçoit sur le bureau, à côté de la clochette dont il usait pour appeler les domestiques. L’homme est seul et nu. Pris il y a plus de cinq-cents ans dans la glu de la représentation il l’est encore, statue de cire il prolonge un instant encore la divine expérience.
C’est le temps des réformes, on ne peut différer plus avant une tâche qui n’en finit pas. Qu’importent les livres gisants, les portes de l’autel qu’on aurait décemment dû fermer, le rideau qu’il faudrait rabattre, les piles de livres qu’il aurait fallu assurer. Le Christ lui-même, qui n’est ici au fond qu’une statue, s’est retiré dans l’ombre d’une absidiole pour laisser le champ libre au réformateur qui lui offre une seconde résurrection.

Le livre a mené l’homme, ici dedans, au seuil de l’immédiateté qui l’attend là, dehors. Et c’est un chien, un petit chien blanc, égaré dans un désert de lumière, sans autre intercesseur que son ombre, un bichon maltais gonflé de vie et de patience qui arrachera l’homme à sa sidération.
L’histoire peut véritablement commencer, Desiderius Christophe Martin Vittore et son bichon maltais vont tous deux goûter ce soir aux parfums des jardins de Rome ou de Milan. Quant à la vision de saint Augustin on n’en sait toujours rien, tout est à recommencer.

Jean Prod’hom

Psaume



Ce qui ne meurt pas est redoutable. Tremblez devant lui, vous tous, habitants de la terre! écrit le psalmiste.

Mais ne te détourne pas de l'éphémère, murmure la vieille sur son banc: la flaque d'eau, Sauveterre, le vent d'ouest qui couche les herbes folles, la crête de la Montagne de Lure, la porte close de la grange, ceux qui fuient, le chemin poussiéreux, les noms qui disparaissent, les malandrins, l'étang de Gruère, les clochers des églises qui piquent le ciel, la grève de Palerme, le courage des malades, le tracteur dans la remise, les repas sans fin, le charme discret de la bourgeoisie, les tessons, la sieste de l'ouvrier agricole, les terres incultes, un livre ouvert dans une salle vide, les méandres du Doubs, la dignité de l'orphelin, Ferpècle, les côtes de la Bretagne, la pie qui s'envole, les jachères.
Sois bienveillant avec l'éphémère, l'éphémère qui revient, avec le retour des saisons, le sac et le ressac des souvenirs, le chant du coq.

Ephémère, éternel et redoutable.

Jean Prod’hom

Bilan



Sans le trait assuré des ornières, sans les lisières dont je me suis servi comme d’une main courante, sans l’éclat des cloches qui rameutent au loin les fidèles, le cri du coq, sans les tessons qui battent la mesure, sans les morceaux d’herbe et de blé qui habillent la terre, l’odeur du bois qui brûle, sans la grange aux portes entrouvertes, sans les regrets qui exaucent, serais-je demeuré vivant?
Je tremble toutefois de ne jamais parvenir au repos, de ne me satisfaire ni du soleil ni de l’ombre, de ne pouvoir retenir le fugace, je tremble lorsque le chemin disparaît derrière la crête, je tremble de rien, je tremble de tout, je suis sur la bonne voie, sur un chemin qui n’a ni commencement ni fin.

Jean Prod’hom