avr. 2011

C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande




Pour Anne-Sophie

C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande qui disparaissaient dans l’éclat sonore de sa voix, éloignant les questions qui lui étaient posées, n’y répondant pas, peu ou à côté. Que voulez-vous ? elle était comme ses camarades, à mille lieues du terroir qui les avait vu naître et du foyer qui alimentait leur sens. Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas jouer le jeu, mais elle en comprenait mal les règles et au fond n’y croyait pas. J’avoue qu’elle n’avait pas tout tort et son honnêteté souriante lui a permis de franchir des étapes que tous ses contemporains n’ont pas surmontées avec la même sérénité. Pensez donc!

En les soumettant dès leurs premiers pas à l’idée qu’elle détenait fermement un ensemble fini de questions auquel correspondait un ensemble fini de réponses nécessitant les unes et les autres une formulation stricte, l’école obligeait ses bleus à une première épreuve qui devait les conduire d’emblée à une conversion épistémologique majeure. Si formellement l’affaire ne semblait pas hors de leur portée, elle l’était pourtant dans sa réalisation et allait les conduire, de déception en déception, de chicane en chicane, à un carrefour où il leur faudrait prendre une difficile décision.

Accepter les présupposés de l’entreprise, pactiser avec l’inconcevable, prendre plaisir aux parcours de dressage et tirer quelques avantages mondains de l’application mimétique de singeries scolastiques ? Ou renoncer à ces présupposés et, partant, refuser la récompense promise à ceux qui s’approchaient du but et qu’on encourageait en les invitant, pour qu’ils patientent, à revêtir l’uniforme des seconds couteaux ou à endosser le rôle du muet dans une pièce à laquelle plus personne ne croyait vraiment ?

La déception fut grande, autant pour les sages qui avaient élaboré le plan et le programme que pour ceux qui en respectaient scrupuleusement les parties ou qui en avaient perdu de vue le sens. Il fallait s’y résoudre, de telles années de formation ne mèneraient nulle part, sinon à la maîtrise abstraite d’un ensemble de coques vides et de formulaires dont la maîtrise ne permettrait rien d’autre que de parasiter et pasticher ce que l’homme a à compendre. Chacun avait à composer au plus vite avec ce douloureux constat.

Car une seconde épreuve les attendait, autrement plus radicale: les réponses n’ont aucun intérêt parce qu’elles sont toutes contenues dans les questions qui vérifient leur pertinence. Pire, il y a bien plus dans les questions que dans les réponses, qui emmènent dans leur sillage ce qu’elles ont laissé de côté pour circonscrire leur champ. Il faut donc reprendre les choses depuis le début, commencer enfin les observations si souvent différées et les réflexions auxquelles les réponses attendues d’autrefois barraient l’accès. Il faut se résigner à se mettre enfin au travail, et plutôt que de rédiger des réponses à des questions qui ne se sont jamais posées hors les traditions, chacun doit se mettre à l’étude du monde qui l’entoure et de la tradition à laquelle le premier est suspendu, chacun doit prendre le risque de s’en approcher en lisant les récits qui en donnent le corps véritable et en fournit la légende. Car ce sont les contes et légendes qui éduquent nos enfants, c’est-à-dire les conduit hors de l’école, les dissuade d’y rester pour rejoindre au plus vite ce dont elle les a éloignés et qu’elle avait la charge de leur présenter. Pour retrouver le réel dont il a fallu réduire un instant la voilure, histoire de déchiffrer le b.a.-ba des langages qui seront leurs alliés lorsque ils auront à rejoindre la jungle du début, quand ils auront à y instituer ce qui n’est pas, dans des régions qui ne sont pas encore.

Elle était comme ceux de son âge, croyait qu’il existait un lot de questions et de réponses définitives, qui attendaient sagement dans un réduit qu’on s’y intéresse et auxquelles on aurait accès lorsqu’on serait adulte. Je me souviens de ses doutes, au début. Elle était jeune et, comme ils se doit, ne voulait saisir du monde que ce qu’elle en voulait, dans l’insouciance du temps. Et puis, de fil en aiguille, sans heurt ni bousculade, elle a accepté qu’il en allait autrement, que le monde n’est pas à son image, et qu’il méritait les égards de son attention. On l’a vue alors à la fin s’approcher du monde et s’y intéresser, dans ce qu’il a de beau mais aussi dans ce qu’il a de difficile, de s’y inscrire et de s’y montrer efficace.

Je l’imagine aujourd’hui sur une terrasse de café, c’est l’été, elle n’est pas pressée, bien mise dans des habits Abercrombie & Fitch qu’elle a achetés à Copenhague, elle lit le journal, intéressée aux affaires du monde. L’obligatoire et les jeux d’enfants sont derrière elle. Elle attend une amie qui a un peu de retard, mais ne lui en veut pas, elle sait profiter du temps qui passe. Elle sourit d’aise derrière ses lunettes à soleil. Elle se souvient de ses rêves d’autrefois et de la mer. Elle sait ce qu’elle va entreprendre dans les années qui viennent, sans ignorer que la route est encore longue. Elle aime l’année des quatre saisons. C’était à la fin, elle riait avec deux yeux en amande qui disparaissaient dans l’éclat sonore de sa voix. Elle riait des questions qu’elle se posait et qui ouvraient les portes cochères du monde, un monde immense aux dimensions de nos existences.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

LXXXVIII



Il y a plus d’une année qu’on ne les a pas revus au village, Michel et Marjolaine mènent leur retraite tambour-battant, sans enfants ni petits-enfants, libres comme l’air. C’est la fin de l’après-midi et il fait beau sur la terrasse du café, on n’entend qu’eux, ils nous racontent leurs voyages dans le Tyrol, en Croatie, à Naples, et puis dans les Cévennes. Deux nouveautés sautent aux yeux, la petite caravane qui les suit partout et que l’on aperçoit sur quantité de photographies, et puis, plus grave, la manière dont ils s’adressent la parole :
- C’est dans un camping à l’entrée d’Anduze, la veille du 14 juillet.
- Mais non papy, c’est à Sainte-Enimie, lorsque nous revenions de Florac.
- Mamy! je t’en prie, tu n’y es pas.
- Papy!
On se regarde d’un oeil étonné avant de trouver l’explication la plus vraisemblable : Michel et Marjolaine s’appellent papy et mamy depuis qu’ils se sont acheté une caravane, par manque de place.

Jean Prod’hom

Il y a les heures creuses



Il y a les heures creuses
la purée de châtaigne
le retour discret des hirondelles
il y a les pentes douces
les arcs surbaissés
la place des Clercs à Montélimar les jours de marché
il y a l’austérité
les habitations troglodytes
il y a les greffes et les porte-greffe

Jean Prod’hom

Elle était du premier et du troisième cercle



Pour Lucy

Elle était du premier et du troisième cercle, mais pour le comprendre il faut retourner au commencement...

C’était un espace qui répondait à des règles strictes, hémicycle entourant une place vide que venaient occuper à tour de rôle ceux qui avaient pour mission de transmettre aux nouveaux-venus les savoirs-faire que l’humanité avait développés durant plusieurs millions d’années. Les vicaires avaient à leur disposition neuf ans pour mener à bien leur tâche. Tout le monde saisissait l’importance de l’affaire, sans toutefois être en mesure d’évaluer correctement la dimension de l’entreprise qui s’avéra, comme vous le devinez, impossible. Avec le temps la scène se stabilisa et les acteurs trouvèrent leurs marques. On peut aujourd’hui, avec un peu de recul, schématiser la situation de la manière suivante.

Les nouveaux-venus se répartissaient chaque début d’année en trois demi-cercles concentriques. Devant, une couronne dense mais réduite, celle des individus éveillés à toute heure du jour et de la nuit, actifs et volontaires, avides de connaissances, prêts même à donner une ou deux heures de leurs loisirs quotidiens pour réduire d’une ou deux années le temps de leur formation et en finir au plus vite. Ils devenaient avec le temps un peu songeurs, résignés de constater que leurs initiatives n’accéléraient pas les choses, révoltés même lorsqu’ils se rendaient compte qu’ils devraient malgré tout aller jusqu’au bout.

Derrière ce premier cercle, la couronne plus dense de ceux qui avaient deviné que les places du milieu leur permettraient de répondre à leur double nature : dresser l’oreille lorsque c’était nécessaire, pour saisir l’information dont ont leur demanderait de se souvenir plus tard et dont ils auraient à rendre compte, mettre de côté les pierres d’angle et les clés de voûte des édifices qu’il leur suffirait de reconstruire lorsqu’ils en auraient besoin. C’était affaire de quelques minutes au cours de la journées, ils vaquaient le reste du temps à leurs petites affaires, publiques ou privées, avec la discrétion de ceux qui ont saisi les règles du jeu et qui ne demandent rien à personne.

Et puis à l’arrière, dans le troisième cercle, ceux qui ne voulaient rien savoir, rien voir, rien entendre et étaient là, bien au chaud, fermement décidés à terminer le rêve qu’un réveil trop brusque avait interrompu et organiser le temps qui leur reviendrait lorsque l’institution voudrait bien les laisser partir. Ils souhaitaient en outre pouvoir s’entretenir sans être dérangés et sans déranger non plus leur voisinage des affaires du monde, allégeant ainsi l’atmosphère, il faut le convenir, des milles futilités qu’ils y jetaient sans lesquelles les espaces clos deviennent aussi mortels que des prisons. Et puis, mélangés à eux, le public des curieux, ceux qui ne voulaient pas trop s’impliquer mais souhaitaient, tant qu’à faire, considérer avec le recul nécessaire la scène qu’ils avaient à jouer et qu’ils étaient bien résolus à ne pas jouer trop tôt.

Elle était du premier cercle, éveillée, toujours pimpante, alerte, prête à se mettre à l’ouvrage, mais il lui fallait un certain temps avant de réellement s’y engager. Il lui fallait en effet considérer la situation, observer attentivement ses caractéristiques toujours changeantes, hésitant même parfois à faire le pas, non pas qu’elle doutât de l’intérêt des tâches qui lui étaient proposées, mais parce qu’elle aurait voulu en savoir plus sur le sens de l’entreprise. On savait bien que finalement elle s’y ferait, elle se mettait alors au travail sans qu’on le remarquât, un peu résignée vraisemblablement, mais toujours avec le sourire. C’est ainsi que, locataire du premier cercle, elle mettait un zeste de l’atmosphère qui régnait à l’arrière, allégeant d’un certain poids le sérieux qui pouvait habiter ceux du devant. Je crois bien qu’elle s’y sentait bien, toute proche du centre de gravité apparent de la scène, et pourtant, profondément distante. Avec elle c’était le troisième cercle qui se plaçait devant. C’était peut-être la meilleure place pour mettre toutes les chances de son côté, ne pas être dérangée en manifestant une présence forte et vivifiante, mais garder une distance suffisante pour ne pas s’engager tête baissée dans une entreprise dont l’institution se gardait bien d’expliquer comment et quand on en sortirait.

Je savais qu’elle aurait aimé être ailleurs, souvent, sur une autre scène, sous un tilleul ou une treille, avec un livre et du soleil. C’était une infatigable lectrice peu décidée à se lancer tête baissée dans les tâches qu’on lui présentait bien peu romanesquement, mais assoiffée de lecture, refusant de lâcher cette naïveté sur laquelle l’enfant lit, vit et construit son avenir, en maintenant à distance le monde qu’il serait toujours assez tôt de rejoindre.

Je l’imagine aujourd’hui heureuse dans la cafétéria d’une bibliothèque – bibliothécaire, étudiante, enseignante ou responsable de la cafétéria – avec les amies auxquelles elle est toujours restée fidèle, quand bien même chacune d’elle a pris une autre trajectoire que la sienne. Elle n’en dédaigne aucune, c’était une infatigable lectrice, j’imagine qu’elle l’est aujourd’hui encore, gardant près d’elle ces récits qui nous permettent d’apprivoiser le monde brutal dans lequel on vit, ces récits qui ont remplacé un jour, avantageusement, l’école qu’il a bien fallu que nous acceptions.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Dimanche 24 avril 2011



L’insouciance traîne les pieds et écrit dans la poussière et le thym les principes d’un bonheur sans queue ni tête. Tu te laisses glisser à l’arrière, le long du lit du Lez. Les coquelicots battent des mains, je devine le vent passer sous ta jupe, près des piles d u vieux pont, entre Grignan et Colonzelle par le Lez. Les enfants font de longs détours, débordent du chemin, leurs jeux font d’interminables méandres, prennent à témoin les roseaux qui hochent du chef. Ils conçoivent des gris-gris un sac à main ou des boucles d’argent, puis passent le gué pieds nus, les rires en grappe et, tandis qu’ils s’éloignent dans le vieux village, j’entends au loin, du côté de Chamaret, les aboiements étouffés d’un cabot oublié dans un vide-poche.


Jean Prod’hom

Aurait-il pu en être autrement ?



C’est en descendant la route des Plaines-du-Loup, un samedi soir de printemps, perdu dans la foule des supporters du Lausanne-Sport que je pris conscience des maigres moyens dont je disposais pour changer le cours des choses.  

La rencontre était à peine terminée que la fureur des supporters retombait en morceaux au pied de l’arène. La foule s’agitait d'un mouvement continuel et divers, on se heurtait, rebondissait dans un silence de mort, les uns à de grandes distances, les autres faiblement. Les flux tardaient à trouver leur lit et on dut, papa et moi, hors toute discipline, nous glisser en marge de l’affluence pour remonter à contre-courant au lieu même où nous attendait le nôtre. On y parvint sans peine. Malgré mon jeune âge, j'aidai au passage certains de mes semblables à trouver leur direction, je trouvai la mienne. Il nous suffit alors, accompagnés d’innombrables ombres, de suivre la pente qui allait nous conduire de la rue de la Pontaise à celle du Valentin, silhouettes toujours moins nombreuses dans la nuit, puis de celle-ci jusqu’au numéro 4 de Riant-Mont, avec pour seules ombres les deux nôtres.

Dans un silence de mort? Pas tout à fait, car on entendait en chaque lieu des malédictions, murmurer des imprécations. Les âmes rongées par le ressentiment s’affairaient autour de l’irréparable, prêts à voiler la roue de la fortune, lynchaient les pauvres bougres qui s'étaient battus jusqu'à la fin, inventaient les causes de la terrifiante défaite des Seigneurs de la nuit, ordonnaient les remèdes dont l’administration eût conduit à l'autre version du monde. Il fallait trouver des coupables, en appeler à des héros neufs, exiger la démission du coach et engager un mage, corriger les principes, multiplier les travaux, bref, faire en sorte qu'il eût pu en aller autrement. Ce revers de la fortune était inacceptable, en effet, et nous chagrinait tous, il aurait dû ne pas être. Moi j'allais la main dans celle de mon père qui tentait, comme nos voisins, de m'emmener sur les voies de l'aigreur, je ne l’écoutais pas et demeurai silencieux.

Car moi aussi je cherchais une raison à cette humiliante défaite, mais ne supportais pas d’en charger quiconque, car enfin, ma présence sur les gradins du stade n'avait pas suffi à faire basculer le résultat. Tandis que j'essayais de saisir les conditions qu'ils eût fallu remplir pour qu'un tel malheur n'advienne pas, je sentais au fond de moi la vraie cause de ce désastre : moi. Le coupable c'était moi, de n'avoir su lancer ce mouvement qui, de cause et cause, eût abouti à l'inversion de la tendance. Aurais-je dû hurler avec les loups, lancer des cris et applaudir? Cela n’aurait pas suffi, je le savais, il fallait bien plus, un don, le don de toute ma personne. Ma présence n’était-elle pas en définitive la raison dernière de cette mortifiante défaite. C'est un sacrifice qu'exigeaient les Seigneurs de la nuit, seule mon absence au stade eût pu changer l'issue de la rencontre, c’eût été le prix à payer pour la victoire de mes dieux.

Je me trouvai dès lors dans une situation inconfortable. Ou je montais au stade et l'équipe de mon coeur risquait de perdre pour me signifier que je doutais d’elle. Ou je me sacrifiais en renonçant à mon plaisir et assurais sa victoire. C’est ce que je fis deux semaines après. Mais les Seigneurs de la nuit perdirent encore. Je compris pourtant immédiatement ce qui s’était passé et leur en fus profondément reconnaissant. Si mes héros avaient en effet laissé échapper la victoire, c’était tout à fait volontairement, pour me communiquer qu’ils avaient été touchés par l'énormité de mon geste, la dimension de mon sacrifice. Ma décision les avait plongés dans un abîme de reconnaissance : incapables de fêter une victoire dont mon sacrifice eût été la cause, les Seigneurs de la nuit avaient préféré laisser filer la victoire. Personne n’en sut jamais rien parmi les supporters. Je me couchai sitôt arrivé à la maison, le lendemain matin c’était jour de culte.

Je ne suis pas guéri. Je me surprends parfois à calculer les effets du sacrifice sur le réel, j’aurais pu si souvent infléchir le cours des choses.


Publié le 1 avril 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Isabelle Pariente-Butterlin (Ædificavit).


Jean Prod’hom

Cette passion de connaître les choses



Pour Marine E

Cette passion de connaître les choses, par l’allure d’abord, les racines ensuite ne devrait pas l’avoir quittée. Mais ce dont elle cherche aujourd’hui à dégager la vérité n’a vraisemblablement plus la même origine. Lorsque je l’ai connue elle avait soif depuis longtemps déjà et visait la perfection dans tout ce qu’on lui proposait d’entreprendre. Elle répondait avec un soin extrême aux tâches qu’on lui enjoignait d’accomplir et aux objectifs qu’on lui demandait d’atteindre. Elle le faisait non seulement avec une volonté qui ne faiblissait pas, mais avec une méthode et une intelligence telles qu’elle conduisit imperceptiblement les responsables de l’institution à se bonifier, clarifier leurs propos, préciser leurs buts, affiner le sens des devoirs qu’ils soumettaient à ceux dont ils avaient la charge. La donzelle, en voulant bien faire et en honorant l’institution en tout obligea celle-ci à devenir meilleure, toujours meilleure, c’est-à-dire à devenir enfin ce qu’elle prétendait être.

Mais lorsqu’elle s’aperçut que l’institution n’y parviendrait pas et ne serait pas en mesure de la satisfaire comme elle le souhaitait sa vie durant, elle prit le parti de choisir elle-même les domaines où elle pourrait étancher sa soif. J’ignore le moment où elle prit cette décision et si même elle la prit, j’en doute, les choses ne se passent pas ainsi, mais je sais que cette prise de conscience fut accompagnée d’un sourire dont elle ne se départit jamais plus, comme si elle avait compris qu’elle avait été bien folle de croire en l’institution avec une telle ferveur, de placer une telle confiance en ceux qui l’avaient accompagnée jusque-là. Elle ne leur en a jamais voulu, mais elle s’aperçut par là-même que si l’institution n’était pas sans faiblesse, elle non plus n’en manquait pas. Elle prit conscience simultanément de ses limites, elle ne pourrait pas en tous les domaines viser la perfection. Mais elle ne manqua jamais à l’idée que ce qu’elle entreprendrait, elle le réussirait.

L’inquiétude qui l’habitait de ne pas être à même d’honorer les commandes s’est dissipée à mesure que croissait la conscience qu’elle pouvait être à elle-même sa propre commanditaire et se pencher librement sur les domaines circonscrits par ses envies. On ne s’approprie pas le monde dans le langage de ceux qui nous le donne, mais dans celui qui finit par être le nôtre, un peu bègue et hésitant. Mais la volonté obstinée de comprendre ceux qui nous précèdent, dans leur langage, la confiance qu’on leur voue lorsqu’on est enfant, la difficulté ultérieure de s’en défaire ne sont pas inutiles. Plus l’univers de celui qui l’assujettissait était riche, plus il enrichira son propre univers en le débarrassant de l’autre (Elias Canetti).

Je l’imagine toujours aussi passionnée, sans rien avoir perdu des exigences qui la portaient autrefois. Je l’imagine affairée, n’hésitant pas à poser des questions à ceux qui l’entourent, pour embellir leur vie, la simplifier ou les aider, sans être rongée par le sentiment de ne pas y parvenir, mais en souriant d’aise de pouvoir s’en approcher et y prêter son concours. Je l’imagine aujourd’hui à la tête d’une entreprise ou à la maison, dans les bureaux d’une ONG ou sur les bancs d’un groupe parlementaire, honnête et l’oeil brillant de cette ironie apparue dans ces années-là. Elle sait que ce qu’on a réalisé et réussi dans la peine n’est presque rien. Je l’imagine où qu’elle soit parmi les autres, phare discret, exemplaire de ce qu’il est possible : passer outre les injonctions et l’attente désespérée, conjuguer le sérieux de l’existence, son cortège de soucis avec la légèreté, l’ironie et l’apparition souriante de l’aube.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Dimanche 17 avril 2011



La haute pression mélangée à l'inertie des dimanches soulève le ciel. Le soleil chasse les locataires des maisons encore froides et nous voilà, fenêtres ouvertes, la bride sur le cou. Balade du côté de l'étang dont j'aurai vu le cycle tout au long de l'année. Son étendue – son identité – perceptible pendant l'hiver ne l'est plus. Les aulnes et les bouleaux ont colonisé la tourbe et la bruyère ne s'y retrouve pas. Il y a quelques années, quel que soit le temps, on pouvait en faire le tour, je crains qu'il ne disparaisse et redevienne un refuge pour les lièvres et les chevreuils repoussant plus loin les canards et les grenouilles. Mais où?


Hans Steiner

Lorsque je rentre, Louise joue de la guitare, Lili se raconte des histoires, Arthur lit. Sandra dort, victime d’un virus qui a profité de sa fatigue. On la laisse tranquille et on descend au Musée de l'Elysée qui présente un ensemble de photographies réalisées par Hans Steiner.
Des photos de l'ancien temps? demande Lili. C'est exactement cela Lili, des photos de l'ancien temps. Hans Steiner est en effet né tandis que le XXème siècle venait de commencer et il est décédé alors que je n'avais que sept ans. C'est en cela que ces photographies fascinent, elles font voir ce que je n'ai pas pu voir, ou à peine, parce qu’elles nous font voir les choses comme on n'avait pas l'habitude de les voir, entre reportage et mise en scène, publicité et engagement, des images qui sont encore d'aujourd'hui mais réalisées avec les moyens d’hier, ou l’inverse, sur la crête, à bonne distance de ce qui est sous nos yeux et de ce qui a basculé dans les fosses inodores de l’histoire.
Je sens encore une fois combien le passé, qu'il soit proche ou lointain, demeure vivant à deux pas de nos existences et ne constitue en définitive qu'un des modes un peu passés du présent. Me demande au passage si Hans Steiner n'a pas été l'auteur d'une photographie que j'ai retrouvée dans un carton et qui m'a ramené bien loin en arrière, un peu avant que je cesse d’être un enfant.


Hans Steiner

Arthur, Louise et Lili se sont comportés comme des grands et, pour fêter ça, on mange la première glace de l'année. Ils s'y sont retrouvés même, je crois, parce que ces photographies de Hans Steiner constituent un bon relais, susceptible de les conduire sans heurts d'ici à là-bas, à cet ancien temps que l'on distingue sans peine et qui fait sourire, parce que ce sont d’abord des images capables de faire voir ce qu'elles ne contiennent pas en propre, ou mieux, ce qu'elles ne contiennent pas du tout mais indiquent seulement, comme ces maisons éclairées, aperçues depuis le train, qui nous rappellent au crépuscule la possibilité d’un autre pays où nous aurions pu vivre.



Jean Prod’hom

Il y a le triomphe de la lumière



Il y a le triomphe de la lumière
la face immergée des icebergs
le monde des abeilles
il y a la mort annoncée du dollar
la camomille
les concours d'été
Vienne en 1900
il y a les clés qu'on croyait perdues et qu'on retrouve
la fragilité des barrages

Jean Prod’hom

Enfant on le disait bagarreur



Pour Raphaël

Enfant on le disait bagarreur, mais personne n’y prêtait foi parce qu’il était les égards mêmes. Le temps a passé, seul lui s’en souvient et peut-être en rit. Pourtant, à la réflexion, alors qu’on a perdu de vue cette idée ou parce qu’il n’y a pas lieu qu’on s’en préoccupe, le souvenir des kilojoules qui animaient sa forte tête, lorsque on y songe aujourd’hui, se déployant dans toutes les directions pour embrasser ce qui se présentait à lui et qu’il n’eût pas été possible d’embrasser sans eux pourrait nous amener à rectifier l’idée préconçue. Car sans les circonstances dont il sut tirer profit, le bambin n’aurait-il pas renoué avec les manières belliqueuses de ses premières années, prêtées peut-être à tort, qui font du plus bel esprit un bagarreur? Pour chacun d’entre nous, la distance est faible entre deux destins.

Tout était bon pour son appétit d’ogre. Depuis qu’il avait accepté que les circonstances attisent son intelligence, il en redemandait. D’un esprit vif, il dormait bien, en éveil continuel et doté d’un physique dur à l’épreuve, n’hésitant pas dès l’aube à pénétrer les secrets de nos habitudes et déjouer les pièges semés sous les pas des nouveaux-venus pour les assagir. Mais il ne perdait pas de vue les refuges que sa prudence lui avaient conseillé de ménager pour garder intacte la fraîcheur de ceux qui s’éveillent. Le mélange a réussi, je m’en souviens, intéressé au monde dans ce qu’il a de normatif, acceptant même pour mieux les dépasser les règles qu’on rencontre dans les officines de dressage, les saisissant même jusqu’à l’extrémité de leur fonction. Il a su, quand il le fallait, se mettre à leurs services lorsqu’il s’avérait que leur partage était, morale provisoire, essentiel au bon fonctionnement du jeu démocratique au bénéfice duquel il n’a pourtant jamais mis sa liberté en dot.

J’imagine aujourd’hui qu’il a réussi le plus difficile, ce qui chez la plupart d’entre nous demeure inatteignable, écartelés que nous sommes par le désir de la réussite sociale et l’ivresse de la liberté, j’imagine que lui appartiennent non seulement les grandes avenues des capitales mais aussi les chemins buissonniers qu’aperçoivent dès la première heure ceux qui ont bon pied, dans le préau et dans les livres, derrière les talus qui bordent les autoroutes et parmi les camomilles qui soulèvent les pavés, curieux de ce qu’on voit du seuil, à mesure qu’on prend goût au plein air et au vent du large, au-delà de la raison qui tient ensemble les convenances. N’est-on pas toujours déjà bien loin des murs qu’il nous a fallu habiter, de l’autre côté de l’Atlantique ou en Patagonie? Intrigués par des conjugaisons inouïes, par les bizarreries de nos habitudes, les hésitations de l’histoire qui nous font voir les nôtres?

Il est aujourd’hui vraisemblablement de ceux qui ont su garder les pieds sur terre et la tête au ciel, je ne l’ai pas revu depuis des années. Je l’imagine assidu, aux prises avec une lecture ardue dans une bibliothèque de quartier ou au côté d’un criminel dans le prétoire d’une grande ville, dans une banque dont il tiendrait avec soin les cordons de la bourse, l’oeil ouvert sur la liberté et l’horizon de notre espèce, sans lequel la première se vide de son contenu et la seconde va au mur. Je l’imagine en fin d’après-midi, le visage assombri par le sérieux, en taxi par exemple, consultant un dossier dont j’ignore la teneur, et même le domaine, s’assurant qu’il en va comme il l’a voulu. Je l’imagine le soir, souriant avec le soleil qui se couche, baskets et baladeur, il court sur les quais de l’Arno ou du Tibre, pour tenir en équilibre ce qu’il a choisi, car tout est plus facile lorsque le corps entraîné se tient droit. C’est ainsi qu’il gère ses troupes en gardant les marges sans lesquelles les autres n’ont aucune chance d’être avec vous, et vous avec eux. Il vit, somme tout, une vie analogue à celle de n’importe qui.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Avertissement

Si l’école est une concasseuse qui rabote les particularités de chacun afin que ceux dont elle a la charge maîtrisent au plus vite une langue et la raison qui en dépend, sans lesquelles notre espèce ne serait plus qu’un mauvais souvenir, c’est à l’école peut-être, ou à l’un de ses représentants de remettre à celui qui en sort, symboliquement, ce qu’il pourrait par mégarde avoir égaré dans l’aventure.
C’est à cet exercice proche de la fiction que je me suis livré, non pas pour esquisser les lignes d’un destin dont je ne sais ma foi trop rien, mais pour rendre à chacun une existence propre, imaginaire, construite à partir de presque rien, dont on ne retiendra pas l’adéquation avec ce qui a été, est ou sera, mais l’intention, celle de redonner une consistance au corps et à l’âme que l’institution a pris en otage pour exercer au mieux sa tâche, avec le risque de les user jusqu’à la corde. Il était temps de me mettre sur la pointe des pieds et d’imaginer des personnes et des événements qui sont devenus avec le temps la possibilité même de l’avenir.

Pour Raphaël :Enfant on le disait bagarreur
Pour Marine E : Cette passion de connaître les choses
Pour Lucy : Elle était du premier et du troisième cercle
Pour Anne-Sophie : C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande
Pour Gabriella : Elle avait envie de disposer un peu plus d’elle-même
Pour Julia : L’inconnue du jour de la rentrée
Pour Rick : Dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions
Pour Jill : Le couloir était éclairé par des sourires
Pour Nathan : L’enfant qui a la tête en l’air
Pour Lucas : La gymnastique intellectuelle entame leur sérénité
Pour Lea : Virevoltant au-dessus des ornières
Pour Anouck : Initiation à l'art du porte-à-faux
Pour Marine H : Quitter son giron
Pour Floriane : Le fil ténu qui me fait tenir debout
Pour Gaël : On n'est jamais là lorsqu'il le faut

Jean Prod’hom

34



Une des solides vertus de l’écriture fragmentaire quand elle se fait résolument brève, plus brève encore qu'elle ne le devrait, lorsqu'elle a soulevé le couvercle du ciel et qu'à la fin elle se tait, c’est de ne pas tenir en laisse son lecteur. A la condition toutefois de n’emprisonner en son sein ni énigme ni secret – ou pire qu'elle le feigne – et qu'elle n'use d’aucune de ces boucles qui font revenir le lecteur bienveillant au commencement par un da capo de convenance. C’est la force discrète de le chasser loin d'elle, comme quand le maître, assuré enfin que seule son absence libère l’élève, peint le vol d’une hirondelle dont la disparition accapare un instant celui qui dans son dos attend, avant de l’abandonner à un silence qui le condamne à prendre l’air et à pousser sa vie plus avant. Loin de moi pourtant la condamnation de l’autre scène, celle du mirage qui tient captif le lecteur, l’autre écriture sans laquelle nous serions tous occupés à tenter d’attraper l'inconnu qui se cache derrière le miroir.

Jean Prod’hom

Dimanche 10 avril 2011



Il viendra un temps où l’entière mémoire de cette époque maudite reposera entre les mains d’écrivains, de peintres, de cinéastes, de musiciens. A chacun de trouver sa forme, l’essentiel étant de résister aux forces de l’oubli.

Michèle Kahn, Le Shnorrer de la rue des Rosiers


Me souviens aujourd'hui des quelques trottes qui m'ont fait voir du pays, celle qui m’a conduit d’ici à Sils-Maria par le glacier d'Aletsch, cette autre du lac d'Aiguebelette à Saint-Hippolyte-du-Fort, Cucuron par le Gran Paradiso, de Sainte-Croix à Porrentruy, Constance par Planfayon et Hérisau, les Vosges par Lure, Florac par le Puy, Mende et les Causses... et toutes les autres, j'en oublie. Et cette dernière il y a quelques jours qui me fit passer de twitter, où j’ai fait la connaissance de Michèle Kahn, à la rue des Rosiers où, peut-être, Stasiek lui confia ce que transmit à Stanislaw le Shnorrer Stanislaw Marynarz de la rue du Roi-doré, l’histoire de sa déportation de Lodz à Dachau, de Radom à la rue Taitbout par Constance, pas loin de Feldkirch où Stefan Zweig croise en 1919 l'empereur déchu – et Zita son épouse en vêtements noirs – quittant l’empire autrichien, alors que l’écrivain retourne à Vienne qu’il a quittée pendant la guerre, monde d’hier dont il se souvient, sa rencontre avec Theodor Herzl dans les bureaux de la Neue Freie Presse, à deux pas des constructions du Ring, néo-classiques, néo-baroques ou néo-gothiques élevées par les architectes à la solde de François-Joseph, de celles fleuries d'Otto Wagner et des architectes de la Sécession, de la bâtisse sans sourcils d'Adolf Loos auquel on doit tant, où nous sommes nés pour la plupart d’entre nous, du café où Arthur Schnitzler installa un peu avant 1909 le baron Georges et Henri, évoquant au crépuscule et sans y croire l'oeuvre qu'ils n'écriront pas.



C’est la folie du voyage, entre romans et réalité, à pied et sans heurts, avec les nuits pour étapes. Il n'y a pas d'autres manières de voyager et s'asseoir sur l’un des bancs du Prater ou l’unique du chemin des Tailles. La littérature tient ensemble le temps des hommes comme seule la marche rassemble les paysages, toutes deux tendues par les transmissions lentes. On passe d’ici à son voisin, de celui-ci au café du coin et ainsi de suite, de fil en aiguille, de proche en proche jusqu’à Rome ou, plus vieux, jusqu’à la Mussilly.


Jean Prod’hom


Persistance d'une forme



Retour depuis quelques jours à Louis-René des Forêts, celui de Face à l'immémorable, retour fidèle, avec l’assurance que ses mots, une fois encore, dans leur teneur brutale et la figure – le motif, le trait – qu’ils savent lui opposer, se présenteront à nouveau comme ceux de celui qui n'en finit pas de nous précéder sur la voie sans issue de nos vies, qu’il a su tout à la fois vivre et dire par un tour de grâce qui redonne goût à l’intelligence et à la lucidité, en opposant à leur poison mortel quelque chose comme une mélodie, une épure de consolation.
En soufflant sans lyrisme sur le dérisoire qui baigne nos vies, en honorant de son attention les impasses triviales de nos plans, sans s’appesantir nulle part, Louis-René des Forêts parvient à nous relever de l’abattement auquel nos esprits sont naturellement conduits, par une courbure de la phrase ou un balancement miraculeux qui redirige nos pas vers d’autres destinations – fragments à l’armature de plomb, patiemment faufilés – jusqu’à la planche d’un envol qui nous mène au ciel, d’un coup, en une seule respiration, une respiration qui à la fois soutient l’entreprise et en est le terme tant désiré, à l'extrême pointe des tourments, non pas en restituant dans leur vérité les pierres lisses cousues main de nos expériences revisitées, mais en enlaçant dans son collet la vérité d'un mystère qui lui échappe.
Les fragments de Face à l'immémorable sont les égaux de ces nuits qui remettent debout, disent l’impossible sans qu’on en meure. J’entends le bruit de la pierre lancée qui ricoche dans la mémoire bien après qu’elle repose dans la vase de l’étang, c’est le silence de Face à l'immémorable, mince ouvrage aux larges mailles d’où s’échappent goutte à goutte de petites rédemptions, brefs éclairs qui ramènent à l’essentiel, un peu de paix et le sourire du silence lorsqu’il se fait bienveillant, avant d’autres épreuves.

Jean Prod’hom

Les tourments d'Eric Chevillard



Levé à l’aube, j’ai démarré ce matin l’entreprise si souvent différée qui devait compléter l’enquête que je mène depuis un certain temps déjà sur un large pan de l’oeuvre d’Eric Chevillard et, plus spécifiquement, me permettre de saisir la raison pour laquelle il s’était arrêté là de son décompte, 807, un mardi de janvier, dans ce qui devait être à l’évidence un jardin sous cloche; pourquoi l’homme a reconduit une telle entreprise un jeudi de septembre – de la même année – au prétexte qu’il souhaitait connaître le monde – dans une pelouse cette fois-ci; pourquoi il a demandé un jour de novembre – alors que les prés sont maigres – sa réadmission dans le pavillon des aliénés qu’il n’aurait jamais dû, dit-il, quitter; pourquoi enfin cette oeuvre qui l’effraie tant, son oeuvre l’a conduit tout naturellement à soupçonner qu’elle était celle d’un autre.
Je vous passe le détail. L’homme est aux abois, incertain de l’avenir. Pourra-t-il achever cette oeuvre qu’il dépose brin à brin dans les rayons des bibliothèques du monde avant que celles-ci, si tôt déjà et il le sait, ne soient désherbées par les mains inexpertes de quelques fonctionnaires qui, tout comme lui, n’auront su de leur vie distinguer le merle au chant humide du corbeau aux sinistres présages?
Il ne reste à cet homme rien d’autre que la dérision en porte-à-faux, celle de l’homme tard venu qui découvre à la fin la confusion dans laquelle il fut, dernier cri de la littérature de pavillon, lorsque le génie se réveille et prend conscience avec effroi qu’il aurait pu ne pas être le premier serviteur des écrivains des pelouses, mais l’Alexandre de ceux des pâtures, celui qui dénoue, se dresse avec hardiesse au milieu du pré, deux poignées d’herbe portées au ciel, ultimes offrandes adressées à Dieu qui connaît le secret chiffré de ses tourments.


Jean Prod’hom
29 avril 2011

Celui qui nous précède



Ne pas faire long, raccourcir même, pour ne laisser à la fin qu'une phrase, un souvenir, celui de cette figure qui nous conduit parfois jusqu'à l'ombre silencieuse des impasses noires, l'avenir, que nous croyons dompter d'abord, dans les rêts duquel nous nous débattons ensuite avant de tenter, ultime recours, d'indignes négociations, en désespoir de cause on se retourne, poches vides et mains nues, à deux pas de l'épuisement, on sort la tête à l'air libre, ciel bleu, allégé, on suit respectueusement le chemin qui s'éloigne un instant dans le bois, on débouche dans la lumière au-dessus des Tailles, avec les montagnes nues et la terre qui respire à peine, sachant que tout cela ne nous a rien apporté, sinon un bref répit qui nous aura délivré un court instant des vains combats, aux bord des pleurs qui baignent la margelle du monde, mais aussi des livres et des incessants bavardages, juste un moment, dans le monde immobile, là devant et la fin de la journée toute à nous qui penche vers la nuit.

Jean Prod’hom

33



Lorsque l'esprit, pour le faire taire, réduit le réel au raisonnable, ne résistent à son emprise que quelques récits fumeux et leurs ombres, qui rejoignent à la fin celle que laisse sur les bas-côtés du chemin notre volonté carnassière quand elle croit infléchir le cours des choses.

Jean Prod’hom

32 (c)



Regarde la rivière qui creuse et modèle le paysage. Imite-la, mais rappelle-toi que tu ne disposes pas de son temps. Utilise le tranchant du couteau.

Jean Prod’hom

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Pour Isabelle Pariente-Butterlin

Elle se tient debout dans une cour d’école pleine de soleil, immobile comme Socrate dont elle se souvient, tel une pierre levée, l’oreille tendue sur le rien qui l’entoure. Il tient dans sa main ce qui a eu, ce qui peut ou pourrait, mais aussi ce qui aurait pu avoir lieu. La journée passe. Elle bouge à peine, elle donne une petite chance supplémentaire à ce qui aura lieu, Socrate s’incline et se retire. C’est ainsi parfois qu’elle va de l’avant.

Jean Prod’hom

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On a appris que ça ne se faisait pas, que le vert des saules jurait avec celui des mélèzes, c’est tout de même très joli, parce que les saules et les mélèzes ne sont tout au plus que des riverains sans intention sur les bords d’un chemin désert qui leur apporte un peu de lumière. Je le vois bien, ils ne prêtent aucune attention à ce qui les entoure, ne font que durer, chacun pour soi, mais j’ai remarqué qu’ils le font sans en rajouter, et c’est pour cela qu’ils n’éprouvent ni le besoin de se rapprocher ni celui de se quitter.
A l’arrière des grappes de samares tiennent solidement aux branches des frênes, à la traîne de l’an passé. C’est ici comme partout ailleurs, toujours la même chose, mais on sait que ça ne se répète pas, on sait que ça dure, ça dure si bien qu’on on ne se plaint pas, qu’on soit en avance d’un pas ou en retard d’un an.

Jean Prod’hom

Dimanche 3 avril 2011



Sous les draps les reins, l’ombre des grasses matinées, les fenêtres ouvertes avec les moineaux qui battent l'air. Du robinet de l'évier, en-bas, gouttent les mesures d'un temps long, à côté de deux pichets d'eau, vides. Dehors les vernis s'écaillent, l'esprit d'escalier sommeille avec les pioches dans les remises.

Pas un chat sur la route qui mène aux Chardouilles mais une litière au bout du pré. Je m'étends hors les mots dans la solide durée, sous l'empire d'un rien qui étend son empire jusqu'à la lisière des pensées, me dissimule derrière des vagues qui ondulent, se chevauchent, maintenues ensemble – ne veux pas savoir comment.

Un groupe d'enfants attend la venue de ceux qui les ont tant attendus, rivés les uns aux autres, à l'attente et aux promesses. Tout à l'heure les petits joueront l'air de l'apocalypse joyeuse, un canon, dix-sept langues.

Il est si simple lorsqu'on voit clair, trop clair, trop simple de lever les forces noires de ceux qui vivent dans la suie des rêves. La violence est dans la bascule. Reviendront alors les jours pleins jusqu'à la gueule de canons et de sang noir, les fers rouillés, volets fermés dès le saut du lit. On ne verra plus dans le ciel le ciel et la ouate des nuages, mais les traces d'un chat noir sur le capot de nos véhicules en ruines. Ma foi il n'était pas désagréable le temps d'avant, lorsqu'on ne feintait pas trop avec la mort.

Jean Prod’hom

Factuellement vôtre | Isabelle Pariente-Butterlin



J'aime bien les faits. Ils ponctuent le temps, la journée. Du lever au coucher, c'est une ponctuation, la journée est une phrase, il faut la dire sans se tromper, comme à l'époque où je croyais que j'allais faire du théâtre, brûler les planches… ! Non : les faits. Comme une pulsation sur le cours du temps. Ils permettent de vérifier les étapes franchies de l'avancée sur la ligne temporelle. Je me souviens encore de ce que disait mon vieux prof, "il ne faut jamais regarder ses pieds quand on descend un escalier, il vaut mieux qu'un roi shakespearien tombe dans l'escalier s'il ne peut pas faire autrement, mais ne regardez pas vos pieds", ça n'a jamais pu marcher avec moi.

- Monsieur Z…, votre rendez-vous de 9 h est arrivé.
- Un instant, s'il vous plaît.

C'est rassurant. Je m'appelle bien Z…, ça c'est vérifié pour la journée. C'est stable, régulier. Je peux mettre une croix. J'ai fait l'appel de moi-même. Il y a des certitudes sur lesquelles on peut tabler pour la journée sans trop d'imprudence. Moi, ma qualité première n'est pas l'audace, cette histoire d'escalier a été le déclic, je n'ai jamais réussi. Je fais les choses, au fur et à mesure, comme elles se présentent, comme ça on arrive au bout de la journée, il est encore possible d'acheter le journal au guichet de la gare et de rentrer pour les informations. Il est neuf heures. Neuf heures du matin. Si je prends, entre neuf heures et, mettons, neuf heures douze, un intervalle de douze minutes pendant lequel il suffit que je fasse autre chose, alors Monsieur W… en conclura que moi, Monsieur Z…, suis suffisamment 1) important pour le laisser attendre, 2) occupé pour avoir déjà, à neuf heures du matin, douze minutes de retard sur le planning de ma journée, ce qui, au regard d'une journée de, mettons encore huit heures, si j'enlève le temps du déjeuner, me permettra d'avoir huit fois douze minutes, soit… quatre-vingt-seize… ça fait une heure trente-six tout de même… de retard. Et pour ce faire, c'est du grand art, je ne suis pas obligé de perdre mon temps. Je ne perds pas mon temps, pour faire perdre le sien à Monsieur W…, ce serait mesquin, je vais juste un instant faire autre chose. Je suis bien inséré, bien installé dans une trame sociale, temporelle qui fait que Monsieur W… va attendre sans rien dire, et que moi, pendant ce temps, je ferai autre chose.

Bon, enfin, tout ça, ça permet de vérifier, à intervalle régulier, qu'on est en vie. 

Et de toutes façons, j'ai toujours autre chose à faire, c'est vrai. Je suis occupé, personne ne pourra dire le contraire. Je n'ai qu'à ouvrir mon agenda. J'aime bien ce mot. Neutre pluriel. Litt. : les choses qui sont devant être faites. J'ai fait du latin, autrefois. Pas beaucoup, mais ça, je m'en souviens. J'ai réussi à parvenir à ce point de mon existence où mon agenda est rempli pour plusieurs semaines à l'avance. Nous sommes en mars, fin mars-début avril précisément, et déjà il se remplit pour … septembre. Dominique le remarquait hier. Même en novembre, j'ai déjà des rendez-vous qui sont marqués, pris. Mon temps de novembre est déjà pris. 

Tiens, ça me rappelle de vieux souvenirs, tout ça. Je me souviens du registre que tenait mon père, il se remplissait des réservations au fur et à mesure de la saison, je le regardais, se noircir, se remplir, il me semblait que l'avenir prenait corps dans les registres, les agenda, les plannings, les réservations, plus tard il m'a même laissé écrire les noms des clients, mais c'était déjà à l'époque où ça ne m'amusait déjà plus. Les gens savaient qu'ils dormiraient ici le tant, c’était ferme, réservé, on versait des arrhes à la réservation, sinon mon père effaçait le nom, inexorablement. Il les effaçait du grand registre du temps. Et c'était comme s’ils n'avaient jamais appelé, jamais réservé, et même, comme s'ils n'avaient jamais existé. À la limite, on aurait pu dire ça. Mon père tenait le grand registre du temps, et au fur et à mesure des semaines, la grande double page se noircissait, se remplissait, des noms étaient effacés, déplacés d'une chambre à une autre, certains disparaissaient, d'autres revenaient à intervalles réguliers. 

Maintenant c'est mon tour. Je sais, tiens prenons un exemple au hasard, que si je voulais aller, disons, voir la mer le 28 mai, eh bien je ne pourrais pas ! C'est une certitude, et les certitudes sont des victoires sur le temps, non ? Moi, Monsieur Z…, je suis tellement occupé, que si je voulais aller voir la mer le 28 mai, entre mon déplacement à Amsterdam et celui à Besançon, eh bien je ne pourrais pas parce que, entre les deux, des déplacements professionnels, tous les deux, hein ?, je dois régler le dossier W… oui, celui-là même…. Et vu l'affaire, une journée ne sera pas de trop. 

- Faites-le entrer, Dominique.
- Bien, Monsieur. Un instant, s'il vous plaît. Je vais le chercher, il est sorti dehors fumer une cigarette.

C'est lui, maintenant, qui me fait perdre mon temps ? Il ne manque pas de culot. Ce n'est pas si compliqué d'ajuster son temps, ses gestes, ses mouvements. C'est la condition sine qua non  pour que quelque chose fonctionne dans le monde. Le monde social est une petite mécanique de précision, non ? Il s'imagine quoi, celui-là ? Qu'il est un roi shakespearien ? 

Isabelle Pariente-Butterlin


écrit par Isabelle Pariente-Butterlin qui m’accueille chez elle sur son site Ædificavit dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres vases communicants ce mois:
 Brigitte Célérier et Benoît Vincent
 Sandra Hinège et Pierre Ménard
 Guillaume Vissac et Laurent Margantin
 Joachim Séné et Marc Pautrel
 Dominique Hasselmann et François Bon
 Michel Brosseau et Stéphane Bataillon
 Franck Queyraud et Samuel Dixneuf-Mocozet
 Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
 Christine Jeanney et Maryse Hache
Anita Navarrete-Berbel et Christophe Sanchez
 Claire Dutrait et Jacques Bon
 Cécile Portier et Bertrand Redonnet
 Christopher Selac et Franck Thomas
 Morgan Riet et Vincent Motard-Avargues
 Isabelle Pariente-Butterlin et Jean Prod'hom

Jean Prod’hom