févr. 2015

Cueille un tweet ce matin

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Cueille un tweet ce matin, Roland Barthes y affirme (Collège de France, 1979) : Et peut-être que la seule justification de la poésie, très paradoxalement, c'est la vérité. Pas besoin donc de broderies ou de ronds de jambes, de rimaille ou de rhétorique, pas besoin non plus que cette quête soit indigeste.

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Les oiseaux chantent au Riau comme hier aux Rasses, ils devront patienter encore. Tout est blanc, les arbres ont de la neige jusque sous les bras. Rien ne bouge mis à part les rubans de fumée qui se perdent dans le ciel. Les vergers se font petits.
Sandra et Louise sont descendues au marché, Arthur a rejoint Johann. Lili se penche sur sa vie, entourée de ses vieux agendas scolaires. Je lis une nouvelle de BC, essaie plutôt, par deux fois, avant d’en être définitivement chassé. Je parcours rapidement une histoire de Crans-Montana.
Je file à la COOP d’Epalinges où je fais les emplettes du week-end avant de me rendre à Bremblens, dans un immense magasin de sport d’où je ressors avec une paire de skis de marque allemande, une paire de chaussures, une paire de lunettes, un casque bleu pour donner l’exemple et faire rire la maisonnée. Je téléphone à C qui m’attend pour boire un café, cela fait quelques jours que j’y songeais.
Je peine à atteindre Vufflens-la-Ville, descends jusqu’à Monnaz, remonte à Bussy-Chardonney pour enfin trouver un passage sur la Morges. Seul à la maison, avec son chien, il fait des paiements. Le temps a passé, c’est un peu à son père que je m’adresse, on parle de sa soeur et de la chaîne de solidarité qui s’est formée autour d’elle, on parle de son frère, de sa mère, des misères qu’il nous faut bien accepter ; on ralentit, on se racornit, c’est ainsi.
J’embarque Arthur au Tunnel, avec Johann que je dépose à Ropraz. On s’arrête à la laiterie de Corcelles pour acheter du pain et du fromage.
Belle surprise se soir, Graça qui partage sa vie au Portugal entre Braga et Sines et avec laquelle j’ai échangé quelques mots en novembre dernier, au moment de la parution de Tessons, m’a fait parvenir quelques photos de ce petit livre sur la plage de São Torpes près de Sines. J’aurais aimé lui dire le plaisir que cela m’a fait.

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Jean Prod’hom

La neige tombe lourde et déterminée

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Cher Pierre,
La neige tombe lourde et déterminée ; elle donnera du fil à retordre à certains d’entre nous pour rejoindre la route cantonale, deux pelles pourtant en viendront à bout. On a déjeuné une dernière fois ensemble, vidé le chalet et chargé les voitures. Ils seront plusieurs à faire une halte aux Bains d’Yverdon. Sans moi, je rentre avec Oscar par Donneloye et Saint-Cierges, comme à l’aller. Fais un saut à la déchèterie où je me débarrasse de restes de papier, de carton et de plastique, photographie la maison aux sabots. Michel est venu de Froidevillle faire du feu dans le poêle, il a laissé 5 pains au chocolat et une baguette, cet homme est une perle.

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J’ai eu ce matin une belle surprise, Noëlle Rollet a en effet consacré dans ses Glossolalies un billet qui présente ma correspondance avec Pierre. M’y penche au milieu de l’après-midi et me réjouis, avec l’impression qu’elle relève précisément les points auxquels je suis attaché et qui m’encouragent à continuer : mon souci de suspendre les explications, qui tendent trop souvent à devenir des justifications ; et à cet égard, Pierre est essentiel, fictif à demi, il en sait assez sur ce qui m’arrive pour que je n’aie pas besoin de tout dire. Au contraire il m’oblige à abréger et à passer, comme chaque jour nous le faisons chacun, des tâches ménagères aux réflexions philosophiques, du temps qu’il fait à une décision qu’on est amené à prendre, du coq à l’âne.
Et toutes ces choses juxtaposées, nobles ou quelconques, pénibles ou heureuses, font voir qu’elles ont ont bien à plus à faire les unes avec les autres, ne serait-ce que parce qu’elles sont comme les cartes du joueur dans la main du même sujet. Et ce sujet – qu’il convient de supposer – il lui faut bien accepter cette donne, et tant qu’à faire l’aimer, faire tenir cette donne qui nous constitue sans dédaigner une miette.
Philosopher n’occupe pas toute l’étendue de nos jours, il s’agit donc ne pas trop demander à la pensée pour lui laisser enfin la place qu’elle mérite, entre une vaisselle et une balade sur les rives de l’Aar, successivement, sans en faire trop et vouloir en tirer des leçons, sans exténuer chacun de ces moments, mais passer quand même.
Un mot suffit, avec dessous quelque chose qui les lie plus solidement qu’on ne l’imagine, une virgule pour les abouter sans les plier aux raisons, une couleur, une syllabe, un accident comme souvent lorsque nous bifurquons. Et si nous sommes capables de vivre, c’est parce que nous sommes capables de faire tenir ensemble le disparate, avec des blancs, avec des silences, ce sont nos journées. Elles ne sont pas loin de ressembler, au fond, aux plus invraisemblables de nos poèmes.
Descends à la cuisine remettre une bûche dans le feu, y reste.

Jean Prod’hom

Sonneries de natel

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Cher Pierre,
Sonneries de natel, claquements de portes, eau dans les éviers, chasses d’eau, on se croise dans les couloirs. Bruits de fermetures éclair, une pomme et une poire dans la poche, les raquettes au pied. Il est 6 heures, le jour se lève, on descend à la queue leu leu jusqu’à la station, dont on s’écarte pour emprunter une piste, modeste, qui monte au plus droit jusqu’à 1400 mètres.

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Oscar prend les devants, trois quarts d’heure de peine ; on quitte les sapins sous le Crêt des Gouilles, Arthur fournit son effort, on ne le reverra pas avant le sommet, les derniers auront mis une grosse heure pour avaler les 420 mètres qui nous séparaient du Chasseron. On boit un coup.
C’était un peu la fête tout à l’heure, drapeau et discours ont honoré une cinquantaine de jeunes soldats promus sous-officiers après une épreuve que seuls les militaires sont capables d’organiser. Ils sont partis hier à 18 heures de Valeyres-sous-Rances, au nord d’Orbe, chargés comme des mules, trente kilos sur le dos de l’artilleur qui m’a fait le compte-rendu de leur expédition : pause à Vuiteboeuf autour de minuit, puis montée jusqu’au sommet. Ils n’ont pas dormi, ils attendent l’arrivée des deux Super Pumas qui doivent les ramener jusqu’à Bière. C’est une récompense, me dit fièrement l’artilleur.
On marche plus léger que des soldats, si bien qu’on rentre par nos propres moyens, par la crête des Petites Roches et les Avattes. Les sapins font une ombre bleue, presque violette, autour du chalet du Sollier ; de l’autre côté du Buttes, la commune de la Côte-aux-Fées, son village blanc et ses hameaux qu’occupaient plus de mille personnes à la fin du XIXème siècle. Rien ne bouge aujourd’hui, la Côte-aux-Fées, moins de cinq cents habitants aujourd’hui, semble de là-haut abandonnée, comme une mariée.
Je perds de vue ceux qui me précèdent ; personne à La Casba, je continue pour mon compte jusqu’à la gare de Saint-Croix, par les Praises, un bus me ramène aux Genêts ; Arthur et Johann, sitôt arrivés, sont partis sur les pistes de ski, les autres chantent à tue-tête Cabrel, Dassin, Bruel avant d’aller louer des skis de fond pour l’après-midi. Oscar me tient compagnie. Retour du silence.
Que se passe-il ? Au-delà des conventions qui assurent jour après jour notre survie, derrière ou avant, mais aussi dedans le langage pousse un silence qui nous invite à remettre du jeu dans nos assurances, déverrouiller nos peurs, restituer aux choses leurs coudées franches, les espacer pour leur redonner la place qu’elles méritent sur cet étrange damier.
Lorsqu'on me parle de poème, je pense à la brièveté, et dans cette brièveté à la place que celle-ci offre au silence, sachant qu’il peut habiter n'importe quelle page, quel que soit leur nombre. Deux ou trois mots mis ensemble, deux ou trois phrases, deux ou trois pages, trois coups de pinceau, des vides et des pleins, de quoi respirer : le blanc, celui qui les hante et qui les porte, celui qui les habite et auquel ils puisent, Thierry Metz a su le faire mieux que tout autre.
Il est temps, avant le retour de la petite troupe de fondeurs, de me mettre au travail, ajouter quelques photos aux 169 placées dans le dossier Yves / Anne-Hélène. Sans savoir encore ce qui commande mon choix, avec la crainte donc, que tout soit à recommencer.

Jean Prod’hom

Nuit interrompue par une arythmie

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Cher Pierre,
Nuit interrompue par une arythmie qui m’inquiète, cela m’est déjà arrivé ; la vie de sédentaire que je mène ces derniers temps doit y être pour quelque chose ; veille une paire d’heures, sur le qui vive ; cède au sommeil, me réveille le coeur à sa place.

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Le soleil pousse la petite troupe sur les pistes, je reste avec Lili et quelques autres aux Genêts, bien décidé à passer en revue quelques centaines de photographies. Termine d’abord la vaisselle, avec ce plaisir qui envahit parfois celui qui se sent utile, mais aussi en compagnie du silence, qui se réinstalle à mesure que les skieurs s’éloignent. Et soudain on se rend compte que les portes même fermées demeurent ouvertes.
Oscar se baigne sur le vieux linoléum rouge de la véranda, dans une flaque de soleil. On fait un mikado avec Lili, elle dessine un peu, lit. Je renvoie le tri des photos à l’après-midi.
Qu’il existe quelque chose à explorer, le soir, lorsqu’on a terminé de verser notre contribution au grand marché de l’espèce, oblige celui qui le veut bien à lui aménager un espace ; cet espace aura été pour moi celui de l’écriture, quotidienne, quelle que soit la forme de celle-ci, qui emprunte – qu’on le veuille ou non – à la langue de tous les jours son lexique et sa grammaire : recette de cuisine, brimborion, récit, poème ou journal.
C'est dire qu’à ceux qui m’ont demandé de dégager les caractéristiques de la poésie, j'aurais tendance à répondre comme certains interprètes du corpus aristotélicien qui affirmaient que la métaphysique est constituée des textes que la physique a repoussé à l’extrémité de ses rayonnages, textes qui ne trouvaient place dans aucune de ses sections, dont elle ne savait que faire et qu’il fallait pourtant bien placer quelque part.
Cette extrémité des rayonnages, c’est aussi le territoire de l’écriture, il contient ce qui ne trouve pas place dans l’une ou l’autre des niches des innombrables encyclopédies. Ce qui reste lorsque chaque chose a trouvé sa place dans la grande arborescence, lorsque ce qui devait être fait est fait, le soir, alors qu’on ferme son agenda. Avec la conviction cependant qu’il reste encore quelque chose d’intouché, à écrire dans une forme qu’il faut bien bricoler puisque c’est ce dont manque ce qui reste.
J’aurais tendance à appeler poésie ces au-delà qui apparaissent lorsqu’on en a terminé avec nos écritures, petits morceaux qui échappent un instant aux genres, avant d’être digérés dans des classifications réaménagées, repris dans les filets des commentaires et des interprétations, rapatriés dans le giron des habitudes, étudiés à l'école.
L’écriture qui m’arrête est celle qui me donne à voir ce qui reste lorsqu’on croit en avoir fini, poésie donc, pourquoi pas, si on prend garde que celle-ci avance très souvent déguisée. Et que ce qui reste, s’il ne se laisse souvent deviner qu’à la fin, hante nos parages, nos gestes et nos dires, même les plus convenus.
En ce sens, Robert Walser, Henri Calet, André Dhôtel, et Louis-René des Forêts, je les ai lus comme des poètes, au même titre que Jean Follain, Nicolas Bouvier, Philippe Jaccottet ou Thierry Metz.
Cette définition est très discutable, elle me va.

Je réponds à Karim, il m’a proposé de rencontrer en avril (Librairie l’étage à Yverdon) Aude Seigne, auteure des Neiges de Damas. Je bloque les dates des 1 et 22 avril. Petit tour ensuite dans les bois, avec Lili et Oscar. Les beaux jours font un peu de place sous les taillis, juste de quoi s’étendre et attendre. Les cris des enfants.

Jean Prod’hom

Quatre garçons se lèvent avant les autres

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Cher Pierre,
Quatre garçons se lèvent avant les autres, ils seront les premiers sur la piste ; le gros de la troupe les rejoint peu après 9 heures. Je reste avec les mêmes que la veille, à peu de choses près, et termine la vaisselle avec leur aide. Tri de photos ensuite, jusqu’à plus de 13 heures. Le soleil va et vient, on aperçoit par moments le Léman et les cris des trois enfants qui bobent devant le chalet avec Oscar.

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Avant de dire deux mots sur les liens qui unissent le numérique, sans lequel je n'aurais jamais écrit, avec la poésie telle qu'elle m'est apparue dans le commerce épisodique que j'ai avec elle, il me faudra dire quelques mots à son propos ; dire que je me suis mis à écrire tard, d'abord parce que le travail auquel j'ai dû faire face pour payer mon passage, et celui des miens, ne m'en a longtemps pas laissé le temps. Mais aussi parce qu'il aura fallu que ce travail me fasse voir ses apories, aux confins des questions auxquelles il ne répond plus, pour que je m'avise qu'il existe quelque chose d’autre à explorer, et que la région qui l’abrite peut seule m'apporter la paix que je recherche, à condition que je puisse lui donner une forme, une allure, un rythme, c'est à dire un langage, guère différent de celui de nos contrats et de nos arrangements, au silence et à l'attente près : l’écriture.
Une heure avec la nuit qui tombe, dans les sapins et la neige, pour rejoindre la Casba et ses nouveaux tenanciers, à la queue leu leu. Descente par le même chemin pour quelques-uns d’entre nous, à la frontale ; les enfants et quelques adultes descendent par les pistes, assiettes, sacs à poubelle ou bobs. Il est plus de minuit lorsqu’on va se coucher.

Jean Prod’hom

Du noir et du blanc

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Cher Pierre,
Du noir et du blanc, de la neige mêlée d’eau fouettée par le vent ; quelques trouées seulement, au sud, et le souvenir consolant des prés de mai et de juin, des scabieuses et des centaurées. Tout est encore bien loin.

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Le gros de la troupe se rend à la patinoire couverte de Fleurier pour une partie de hockey. Je reste au chalet avec une blessée, une malade, une maman et Oscar. En profite pour me mettre au travail, j’extrais 75 photos des 3500 faites entre septembre 2010 et février 2011. Réponds ensuite à deux des questions que les animateurs de la revue numérique, Littérature romande, m’ont envoyées à propos de Tessons ; à moi, si je le veux, de réorganiser leur ordre : l’idée est séduisante.
Elles me permettront de faire le point :
- opposer collecte à collection,
- rappeler la beauté de ces morceaux de terre cuite découverts chemin faisant,
- évoquer les leçons qu’ils ne manquent pas de nous délivrer lorsqu’on se penche sur les circonstances de leur existence,
- dire quelques mots de la nostalgie, et de la mélancolie,
- situer ces objets dans la double perspective de l’art et de l’archéologie, qui les a conduits à trouver place dans les vestibules d’un musée archéologique aujourd’hui (Musée romain de Vidy-Lausanne), d’une galerie d’art demain (Terres d’Ecritures à Grignan),
- avancer l’idée que l’écriture quotidienne d’un billet relève de la même inquiétude que celle du Poucet qui s’est donné les moyens de revenir sur ses pas, mais aussi, et Poucet ne le dit pas, d’aller de l’avant, penser, explorer, marcher là où l’on est jamais allé, comme sur un gué, de proche en proche. La marche étant, à cet égard, la seule méthode philosophique adéquate pour ne pas être tenté de brûler des étapes,
- réaffirmer que la cinquantaine de tessons, dont les photographies rythment l’ouvrage, font partie d’un ensemble qui s’est imposé au cours des années et qui occupe, tout simplement, le premier tiroir d’un meuble d’imprimerie. Les textes qu’ils encadrent ont pour tâche de déplier certaines des raisons pour lesquelles ils tiennent depuis si longtemps le haut du pavé,
- accorder que ce livre aura été important, puisqu’il m’aura permis de me retourner et de découvrir, écrivant, ce que je ne soupçonnais pas.
- ajouter que l’écriture quotidienne sur lesmarges.net est de même nature, elle cueille avant la nuit ce quelque chose que seule l’écriture est apte à sauver de l’oubli en lui donnant forme et motif,
- insister sur le fait que la publication dans les semaines qui viennent, aux Editions Antipodes, d’un recueil de billets écrits entre 2008 et 2014, n’aura pas l’effet de clôture que Tessons a produit, mais fera voir un certain nombre de balises le long d’un chemin qui continue.

Jean Prod’hom



L’hiver en a remis une couche

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Cher Pierre,
La nuit passée, l’hiver en a remis une couche, lourde, avec le soleil ce matin qui appuie dessus. Sandra et les filles sont descendues chez Marinette et remontent avec un tapuscrit, près de 300 pages de poèmes sur lequel on demande mon avis ; pas vraiment de mon ressort. Passe à la déchèterie, maigre récolte, bois une verveine à la Croix d’or, y parcours le journal. La neige a tué quatre fois dans la combe des Morts au Grand-Saint-Bernard, l’ignoraient-ils?

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Cher Pierre,
Beaucoup de mouvements dans la maison, on part tout à l’heure pour les Rasses. Je liste ce qu’il est important que je fasse pendant que les autres iront skier : passer en revue les photos faites entre 2007 et 2015, en extraire une centaine pour Grignan ; répondre aux questions que m’a fait parvenir la rédactrice de Littérature romande et à la proposition de Vincent M-A ; réaliser quelques images qui pourraient annoncer la parution de Marges ; songer au voyage de fin d’année à Naples. Pas certain que ces jours suffisent.
Sandra part avec les filles, Arthur et son copain dans la Nissan, je ferme la maison pour les rejoindre aux Rasses avec la Yaris. Par Peney, Saint-Cierges, Donneloye et Yverdon. Le soleil et les nuages font des leurs avec la nuit qui tombe, m’arrête pour faire quelques photos d’un nuage qui laisse son empreinte dans le ciel en s’y dégageant, jamais vu ça. Jamais entendu ce que je crois entendre à la radio, j’y souscris ; ils sont rares ceux qui meurent encore vivants. Encore plus rares dans la force de l’âge.
Nous nous retrouvons à 23 plus Oscar au chalet des Genêts, 10 adultes et 13 enfants durant 5 jours. Rien d’inquiétant.

Jean Prod’hom

Jour épagomène

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Cher Pierre,
L’homme ajoute périodiquement à son calendrier un jour supplémentaire pour faire coller la durée de son année sur terre avec celle, dans le ciel, du soleil ; pour permettre à celui-ci de finir ses tours et rejoindre sa positon initiale. Et ainsi remettre les compteurs à zéro.

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Cher Pierre,
Il en va de même avec nos travaux et nos jours, on en écarte périodiquement un, qui ne comptera pas, dont on ne retiendra rien sinon qu’il aura permis de remettre un peu de jeu dans une partie qui commençait à singulièrement en manquer.
Congé donc, au lit et sous la neige à reposer un corps incapable de suivre le rythme imprimé par les événements ; à la bibliothèque ensuite pour refaire des piles de livres et de papiers, déplacer des objets et mettre à jour les billets hâtivement rédigés à Berne. Jour épagomène donc, chômé, comme au temps béni du calendrier républicain et de l’Union soviétique.
Et tant qu’à faire, vais prolonger mon jour de congé en lisant les pages que Rober Walser consacre à Berne, la plus belle de nos cités.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 5) L'Aar

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Cher Pierre,
Les oiseaux chantent le long de l'Aar, ils prennent garde de ne toucher à rien. L’Aar lisse et glisse sous les ponts, mutité large et mate gorgée de soleil, avec au fond une partie du ciel et l’or qui entoure la ville. Deux cygnes noirs, un verdier sur la berge, des corneilles qui prennent un bain. Ici, c’est tous les jours dimanche, et c’est pour cela que j’aime les dimanches.

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Si on entend, lointaines, les cloches du Münster, ici en-bas on ne se sent pas concernés, on passe. D’ailleurs les bancs publics sont rares ; j’en trouve finalement un devant le Stürlerspital des Diakonissenhauses, là où l’Aar termine sa boucle, c'est-à-dire son travail, et se lance en direction du lac de Bienne. Je reste pour la voir passer, sans regret, le soleil nous a manqué au début de la semaine. Bien sûr, c'est difficile de dire ce que la ville doit à l'Aar, plus facile de dire ce que l'Aar doit à la ville, pas grand chose, l'impression d’avoir été utile en la bordant. Il faudrait rester ou revenir, refaire, reprendre à la même place pour mieux comprendre la confiance qui habite les cours d’eau et reconnaître tout ce qu’on leur doit. L’Aar n’appartient pas à la ville, elle est l’envers de sa légende. Qu’on lui laisse son lit.
Porte fermée au centre Rober Walser où sont exposés quelques-uns de ses microgrammes, me rabats sur Nakis Panayotidis au Kunst Museum. Du monde dans les rues de Berne, c'est carnaval avec la nouvelle question qui l'accompagne, celle du seuil. Les déguisements ne se distinguent guère de nos habillement quotidiens. Il y a un continuum, et cette absence de coupure inquiète au même titre que toutes les manifestations qui ont voulu ou dû s’en passer.
Passe en rentrant par le CHUV. F cherche quelque chose de plus solide que la barrière du lit à laquelle elle s’accroche. Je discute à la cafète avec Valérie.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 4) Samuel

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Cher Pierre,
Les moments passés entre nous lorsqu’on en a fini avec nos adolescents, qui se prolongent sans qu’on s’en aperçoive, pèsent sur ma volonté ce matin à 6 heures 30. Prendre un peu l’air en haut du tunnel de la Zivilschutzanlage ne suffit pas, une lourde fatigue colonise mon corps qui se raidit et raccourcit ma respiration. Si bien que j’ai tôt fait de rentrer.
Le hasard a voulu que je dispose d’une heure, je l’emploie sur une paillasse militaire à lire une nouvelle de Bernard Comment avant de céder au sommeil.

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Le soleil s’est installé sur Berne et chacun a le sourire quand on monte dans le tram. Il y a du monde sur la Place fédérale, les nôtres portent leurs habits de gala. C’est pas pas tous les jours qu’on a quinze ans, qu’on parle à la tribune de la salle du Conseil national, devant plus de deux cents personnes. Première fois que ces gamins vivent en démocratie en y participant vraiment, en réalisant ce gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Ils ont accepté les règles dont l’établissement les précède, et c’est de ce consentement-là, initial, qu’il exercent leur liberté. Ils ont accepté le principe, avant d’agir pour changer ce qui peut l’être, de se ranger à l’avis de la majorité. A moi de leur rappeler qu’il convient parfois de désobéir aux règles, on ne le dit pas assez, si la folie s’empare des hommes.
De ces cinq heures de délibérations, votations, recommandations, il faudrait évidemment tout dire. Mais si tout m’était enlevé à l’exception d’une seule chose, c’est de l’histoire de Samuel tout au long de cette semaine que je me souviendrais, et d’un moment très singulier, lorsque ce gamin, traversé par le syndrome d’Asperger, a décidé de se lancer et de lire à la tribune ce qu’il avait rédigé la veille.
Ce qu’il voulait dire est resté bloqué un long moment dans sa poitrine, il a respiré profondément, à plusieurs reprises, avant de se lancer enfin. Ça a duré 2 minutes 50, il s’est arrêté une ou deux fois, là où il avait placé des points à ligne, avant de rejoindre le dernier mot. Il lui a fallu réitérer le même effort, respirer profondément, allumer sa voix, avec les mots loin dans la poitrine, en crue, qu’il lui a fallu remettre en file indienne.
On en avait parlé la veille, je lui avais raconté l’écriture boustrophédon, il savait que s’il ne parvenait pas à enchainer les parties de son texte sur un seul sillon, il aurait à engager toutes ses forces pour redémarrer. Il a préféré honorer les différentes parties de son discours sans lesquelles celui-ci aurait été comme un ensemble de membres disjoints. Il a choisi le sens contre son handicap, les autres en lieu et place de son confort. Cet enfant a une force extraordinaire, il est allé jusqu’au bout.
Pour le reste, cette session à Berne m’aura confirmé dans l’idée que les adolescents sont très conservateurs, et que s’ils veulent que les règles en usage perdurent, c’est pour prolonger la possibilité de leur désobéir, les transgresser et, ce faisant, différer l’âge des responsabilités.
On se couche encore une fois trop tard. Mais ces rencontres entre personnes régies par les mêmes règles, sans rien avoir d’autre de commun que la proximité ou le voisinage, ont quelque chose de miraculeux. Nous ne parlons pas la même langue, vivons dans des régions géographiquement très différentes, partageons quelques-unes de nos infrastructures. La Suisse? Ni une patrie ni une nation, mais une société en acte.
Cérémonie de clôture d’Ecoles à Berne. Quelques élèves improvisent une chanson qu’ils chanteront tout au long du trajet du retour :

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Discours de Samuel

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

Ambassade de Colombie
sucettes à la pomme et au coca-cola
on s’est éclatés durant cette semaine
en participant à Ecoles à Berne

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

La chancellerie fédérale
nous a fait attendre trop longtemps dans le froid
il fallait récolter cent signatures
on a même fait du sport le lundi soir

Tram numéro 9
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discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon

On voulait jouer une dernière fois au jeu des fondations, Schwytz, Berne, Grisons et Vaud, au bar du Novotel. Fermé. On s’est rabattus sur le bar voisin, bondé. Les supporters d’Everton fêtaient la victoire de leur club contre l’équipe bernoise. Impossible de s’entendre, c’était le moment de se quitter.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 3) Il y a un chasseur parmi nous

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Cher Pierre,
Le groupe se retrouve dans la salle 3, travaille entre 7 heures 30 et 9 heures 15. Visite ensuite du Palais fédéral ; la guide, italophone et pleine d’entrain, pleine aussi d'idées préconçues sur les adolescents, ce qu’ils sont, font, et pensent, les rend muets ; elle s’en étonne. L’enthousiasme et la passion tuent, c’est bien connu, ses interlocuteurs ont baissé les bras, baissent les yeux, elle se plaint, le malentendu est installé, chacun se méfie. Tout ça donne envie de fuir.

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Cher Pierre,
Jacques Neyrinck nous a fait faux bond, personne dans la salle 287. Les 24 adolescents s'étaient intéressés à la vie et à la carrière de cet imprévisible ludion du landerneau politique vaudois, démocrate et catholique, ingénieur et romancier, vieil homme de plus de 80 ans. Ils avaient préparé cette rencontre, les voilà déçus, déçus d’une absence dont ils ne s’attendaient pas. Je lui téléphone, il a effectivement oublié. S’est ajoutée, dit-il, une urgence. A moi de l’excuser. On ne peut s’empêcher de repenser au film de Bron, à certains mots à son propos : Neyrinck? Personne ne sait ce qu’il va dire, faire ou voter. S’il va changer de position au dernier moment.
En rentrant en tram à l’Arena, je suis frappé du nombre d’anneaux que filles et garçons se sont fixés sur le visage, anneaux qu'on ne voyait autrefois qu'au museau des bovins et qui ornent aujourd’hui d’innombrables visages : nez, lèvre, joue, front, paupière, sourcil. Cette ferraille inquiète, comme si leurs porteurs, attachés à rien, cherchaient quelque chose à quoi s’accrocher. On aimerait qu’ils en prennent conscience et s’en débarrassent, comme on se débarrasse discrètement d’une miette de pain restée sur la lèvre ou une coulée de rimmel au coin de l’oeil. Mais on n’ose leur en parler de peur de les gêner.
Le ministre de l'ambassade de Colombie a séduit l'auditoire dans ses bureaux du deuxième étage de la rue Dufour. Un immeuble locatif des années 70 que l’ambassadeur partage avec ceux de Slovénie et des Philippines. Le ministre offre à l’un participant qui lui en demandait les références un exemplaire en français de Cent ans de ans de solitude. D’autres auraient sans doute eux aussi aimé recevoir un cadeau, mais tant qu’à faire, ils auraient préféré le dernier disque de Shakira. On rentre avec la nuit, les premiers masques du carnaval guignent au coin des rues. On se hâte, souper à 18 heures. Les orateurs de demain préparent jusqu’à plus de 22 heures, sous les néons de la Zivilschutzanlage, leurs interventions de demain.
On se retrouve une nouvelle fois dans le bar du Novitel : Bernois de Bienne et de Berne, Schwytzois de Pfäffikon, Grisons de Cazis, Vaudois de Corcelles et de Baulmes. Il y a un chasseur parmi nous, grison. Il nous raconte la chasse haute dans ses montagnes, le profusion des cerfs, la rareté des chamois, l’arrivée des loups, ses rencontres avec les bêtes, ses trophées. Il nous fait part de cette paradoxale conviction selon laquelle une bête que le chasseur tire a donné préalablement son consentement. Lorsque je lui oppose qu’en tuant l’animal, le chasseur s’interdit tout accès non seulement à ce qu’il n’est pas mais encore à ce qu’il est lui-même, il me rétorque que l’animal mort emporte non seulement son secret mais aussi celui du chasseur. Pourquoi dès lors ne pas les laisser fuir tous les deux?
Lis très tard les dernières lignes de l’Abrégé du monde. Pour la première fois. Reprendrai une seconde fois la semaine prochaine, pour y voir clair.

Jean Prod’hom

(Ecoles à Berne 2) Bars de l'Eleven et du Novitel

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Cher Pierre,
Nuit courte. Je me retrouve au déjeuner, bancal, face au Grison que les hurlement de sa fille ont ramené à la vie. L'impression qu'il m'a faite hier se confirme ; tout en lui rappelle les caprinés qui habitent les montagnes au-dessus de Cazis : yeux tombants, longs cils, nuque osseuse, pattes arrière résistantes, jarrets fins, jusqu'à sa voix de fumeur, rauque : entre le brame du cerf et le bêlement de la chèvre. Son insouciance aussi.

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À la table siègent encore un hibou, un phasme, un paresseux, une musaraigne, un moineau, une perruche, un renard, une autruche, non deux autruches, une oie, un mustang, un fourmilier. Tous semi-domestiqués, ou croisés avec un humain, demi-dieux.
Il fait un froid de canard, les trois ours de la fosse hibernent ; j’en aperçois un respirer sur l'écran de télévision placé sur le chemin du bord de l'Aar. Froid polaire devant Erlacherhof, devant le Münster, la Banque nationale et le Palais fédéral. La chancellerie nous fait poireauter un bon quart d’heure avant qu’un de ses employés montre son nez du bout des doigts, à peine deux mots, il a froid. Se retire aussitôt avec la liste des signatures de tous ceux qui qui veulent un Mariage et famille pour tous.
Les commissions de l’après-midi réchauffent les esprits et l’atmosphère. Les adolescents n'ont plus besoin de moi, je vais m'étendre sur une paillasse militaire, lis quelques lignes de l’Abrégé du monde. Elles me suffisent.
Longue séance de discussions le soir au sein du groupe parlementaire, jusqu'à dix heures. Les adultes sortent ensuite : bar de l’Eleven au Wankdorf, celui du Novitel ensuite, on ne compte plus les heures, la nuit sera une seconde fois courte, très courte.

Jean Prod’hom

Gif | 16 février 2015

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Cher Jean,
Je me disais, dans ma grande banlieue, qu'avec la neige qui couvre les hauteurs, partout, mon petit envoi n'atteindrait jamais le Jorat ou alors, peut-être, au printemps, vers le début de l'été. Une vision bien localisée, très étriquée, très timorée du train dont va le monde. Je vois parfaitement l'attrait qui s'attache aux tessons pour avoir collecté, ma vie durant, des cailloux, des insectes, des plantes, des bouts de métal, le tout sous les lazzi ou les sourires sardoniques, plus ou moins rentrés, de certains proches.

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En pj, Chrysotribax hispanicus, par exemple, dont la rencontre m'a exalté, il y a très longtemps.
Cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

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(Ecoles à Berne 1) Lausanne-Berne

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Cher Pierre,
Purée de pois au Riau, la batterie de la Yaris ne répond pas ; la lance sur le chemin, elle consent à démarrer avant le tilleul. Je respire enfin lorsque le soleil fait son apparition à la Marjolatte.

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Bois un chocolat chaud au buffet de la gare, croise une foule de gens décidés, trop. La ville, le matin, m’inquiète ; elle réveille quelques mauvais souvenirs, Bruxelles, Rome, Paris. Et je retrouve cette peur sourde qui me raidissait, la sensation d’être enveloppé par quelque chose qui est plus que la ville, la déborde et en fait un bateau ivre, agité, sans capitaine sur le pont ; monstre ravitaillé par de fragiles embarcations sur un océan sans continent.
Les 24 adolescents que je vais accompagner à Berne tout au long de cette semaine sont à pied d'œuvre dans le hall central de la gare. Le candidat, que le groupe parlementaire a choisi pour la présidence du Conseil national, traduit en allemand le discours qui devrait convaincre les conseillers des cantons de Berne, de Schwyz et des Grisons ; la présidente du groupe traduit de son côté la présentation qu'elle fera, cet après-midi, de son parti : leur combat pour le droit au mariage de chacun avec chacun, quel que soit son sexe, et des droits que cette institution induit ; leur volonté d’accroître le contrôle de l'expérimentation animale et d’abaisser les prix des transports publics, leur désir d’améliorer la situation des demandeurs d'asile et de responsabiliser les jeunes au volant.
La train rentre à nouveau dans la brouille sitôt qu'on a tourné le dos au Léman, Fribourg remue dans le coton, Berne ne fait pas mieux. Tram jusqu'à l'Arena ; une étudiante, charmante, accueille notre groupe et nous fait découvrir les locaux ; le béton triple couche des abris PC n'a pas bougé depuis l’année dernière : couleurs fades et glacées, odeurs visqueuses.
Impossible d’éviter la litanie qui assure la bonne marche de la session : information, concertation ; bientôt élection, commission ; puis discussion et votation. Jusqu'à 21 heures 30.
Termine la journée dans une halle de curling, puis la soirée au bar du Novotel avec deux enseignants des Grisons. L’un d’eux raconte l'avalanche qu’il a déclenchée, il y a quelques semaines. Il était avec son jeune fils et sa fille qui les a sauvés en hurlant, au dernier moment, alors que l’avalanche fondait sur eux. Sans quoi ils auraient été perdus. La fille a pu rester au-dessus de la coulée, le père et le fils fuir sur les côtés. Le père se félicite aujourd’hui, – que peut-il dire d’autre de son inconscience ? – qu’ils sont vraiment de bons skieurs. Je pense en m’endormant au père d’Arthur qui a eu bien moins de chance.

Jean Prod’hom

Abrégé du jour


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Cher Pierre,
Le soleil ne nous a pas lâchés. Sandra est allée à Ferlens récupérer Arthur, elle s’en va avec les filles chez Marinette. Je rédige le billet de la veille avant de m’atteler, si j’en ai le temps, à la lecture d’Un Abrégé du monde, car j’ai à préparer ma semaine à Berne, et c’est moi qui suis au fourneau ce soir. Françoise et Lucie nous rendent visite au milieu de l’après-midi, on fait les quatre heures, on va faire le petit tour, on mange ; Lucie nous raconte Cuba. Entasse dans une valise le nécessaire pour ma semaine à Berne.

Jean Prod’hom

Aller au menu avec Bergounioux et Montebello

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants prennent la cabine pour Vounetz ; je monte de mon côté en pente douce jusqu’aux Ciernes et continue sur la route des Revers. Renonce à passer par les hauts, il y a trop de neige. Les remises et les cabanons, à l’arrière des fermes, ont un matelas épais sur leurs toits à faible pente, la neige roule sur les plus pentus et l’eau de la fonte nettoie en se gargarisant le lit des fossés.

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Pas grand monde sur le chemin ; je n’aurai à la fin rencontré qu’un couple d’amoureux pressés d’arriver avant midi à Charmey pour acheter du fromage, un jeune premier ripolinant devant son écurie une voiture de sport, une vieille enfin, à la fontaine de Précornes, l’oeil triste, l’autre vitreux, égarée; elle me dit quelques mots en patois, tout en rinçant une patte crasseuse dans un saut jaune. Je crois comprendre qu’elle me parle d’enfants morts ; elle frappe avec son bâton le tas de neige qui est amassé sur le rebord de la fontaine, avant de disparaître sur un fil dans sa trop grande maison.
Les cloches sonnent tous les quarts d’heures à l’église de Cerniat ; je n’entends plus celles de Charmey, pas encore celles de la Valsainte. C’est un peu avant les Reposoirs qu’un chemin à double ornière, qu’on devine à peine, plonge en deux longs virages sur le Javro, un pont couvert le franchit avant de remonter jusqu’au Tioleyre. On se retrouve alors, un peu plus loin, avec pour seul horizon le mur d’enceinte au beau crépi de la chartreuse de la Valsainte. Je fais quelques photos, entre dans la chapelle, dedans, dehors c’est le désert.
J’en aurais bien vu un ou deux de Chartreux, avec leur cape de bure, comme il y a une vingtaine d’années ; ils gambadaient comme des cabris, pieds nus dans leurs sandales, sur le chemin qui monte en direction du Lac Noir, c’était l’été. Avec la neige et le vieux crépi des murs d’enceinte, la bure aurait eu fière  – une journée comme un abrégé du temps, une promenade comme un abrégé du monde. Je les imagine pensifs et apaisés.

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Je ne m’attarde pas, redescends rive droite jusqu’à Cerniat, en passant par les Riaux où je fais la causette avec un ancien des lieux qui y réinstalle ses pénates après avoir tenté de vivre ailleurs. Passe le pont qui cambe le ruisseau de la Joux Derrey descendu tout droit de la Berra, pensote, tricote des bouts d’envie qui pourraient à la fin faire un film, avec des voix, la mienne et celle des autres. Ecoute craquer les feuilles de glace grumeleuse, broderies bordant la chaussée ; elles craquent sous mes pas comme des bricelets.
Verveine à l'hôtel de la Berra ; les photos du massif de l’Himalaya accrochées aux murs du chalet Jugendstil, ne sont pas celles de Loretan, mais celles du tenancier qui y est monté, lui aussi, jusqu’à 7700 mètre. Causette avec deux clients de la région. Ils m’apprennent que si Cerniat a accepté la fusion avec Charmey, Châtel et Crésus l’on refusée, pour des questions d’argent. Charmey vit, disent-ils, sous perfusion ; et les bains, s’ils ont relancé la station, ne ramèneront pas la neige.
Peu après l’église de Cerniat, le chemin plonge une nouvelle fois sur le Javro, je fais la causette avec trois mésanges qui prennent rapidement leur distance, les fontaines débordent, les akènes des érables attendent leur tour. C’est cette abondance qui étonne.
Lis au restaurant de la Poya, à Charmey, deux nouvelles de Bernard Comment. Tout passe en effet.
Je m’arrête à la boucherie, un sms de Sandra : les enfants ont été agréables, la journée de ski s’est bien passée. On la termine aux Bains avant de rentrer au Riau en passant par Ferlens où on dépose Arthur pour une fête qui nous le ramènera demain matin.

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Découvre au retour, avec reconnaissance, le travail de la poste. Dans la boîte aux lettres un gentil mot de Pierre Bergounioux à propos de Tessons, et son Abrégé du monde dans lequel je guigne :

Ce qui se donne pour la réalité peut inspirer d’emblée d’importantes réserves. On n’y saurait souscrire sans dommages ni pertes. Un travail s’impose, qui consiste à extraire du tout-venant et à serrer à part, dans une boîte en carton, par exemple, les choses qui sont bonnes. On aura alors un monde et la sorte de vie, parcellaire, confinée mais, somme toute, acceptable, qui va de pair.

Même s’il n’est pas temps de m’attendrir, l’envoi de cet inventaire des biens sans maître et sans valeur, la lecture hier d’un extrait du Sombre Abîme du temps de Laurent Olivier, l’annonce enfin du titre du prochain livre de Denis Montebello : Aller au menu tendent à me donner un peu de cette confiance qui me manque.
Mais il faut encore nourrir la marmaille avant le couvre-feu : une poignée de pâtes et du gruyère, quelques tomates, un concombre et une salade de fruits. Au lit. Me relève pourtant dans la nuit, parcours une dizaine de pages d’Un abrégé du monde, prises au hasard. Pas trace de point-virgule!

Jean Prod’hom

Des tomates et des babybels

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Cher Pierre,
Soleil encore ce matin, j’en profite pour faire un peu d’ordre dans la bibliothèque. Rédige le procès-verbal de la séance de lundi, mets à la poste trois lettres, file à Mézières faire quelques courses. Ramène une mousse à la framboise en forme de coeur pour Louise. Lili est chez une amie, Arthur et Sandra à l’école. On mange tous les deux des tomates et des babybels, une salade de fruits.


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Je descends au CHUV entre deux et trois. F. aimerait sortir de sa chambre, mais deux bandes d’aluminium, de celles qu’on place dans les arbres pour empêcher les merles et les moineaux de mettre à sac les cerisiers, l’en empêchent. Elle est encore faible, mais les morceaux de langage qu’elles lançaient dimanche devant elles, et qu’elle ne pouvait suivre, elle semble être en mesure de les retenir par moments, et les morceaux semblent se rapprocher les uns des autres, et il y a comme un chemin qui se dessine. On n’en finit pas avec le Petit Poucet.
On ramasse Arthur à l’arrêt de bus : Mézières, Oron, Bulle et Charmey. Cinq ou six chamois fouissent les prés enneigés au-dessus du lac de Montsalvens, ma journée est sauvée. Pour toujours.

Jean Prod’hom

Gif | 12 février 2015

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Cher Jean,
Merci pour ces Tessons. Ils sont beaux comme tout, belles et justes les pensées qu’ils vous dictent, tout bas. On pourrait leur appliquer la maxime que Linné a mise en exergue de l’entomologie : "Natura maxima miranda in minimis". Combien peu suffit, tout compte fait, à notre joie. Vous le dites d’ailleurs. Le bonheur peut résider dans un cabanon.
Gratitude et cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

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Vénus et Pluton qui ne jurent que par lui

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Cher Pierre,
Ce devait être en 1982, Jean-Claude Piguet avait invité un astrophysicien pour débattre avec nous des problèmes généraux de la connaissance, de la méthodologie des sciences et des caractéristiques de leurs discours. A l’un des étudiants qui l’avait interrogé sur la consistance des propositions de l’astrologie, il avait répondu que, si les planètes jouaient bel et bien un rôle physique évident dans l’équilibre du système solaire, les masses réunies de Pluton, Mars, et Vénus jouaient sur nos vies un rôle bien moins important que celle du bâtiment principal du Centre hospitalier universitaire vaudois alors en construction. La réponse avait fait sourire l’auditoire.

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Si cette anecdote me revient aujourd’hui, c’est parce que les planètes sont aussi des dieux. On pourrait alors se demander si ce ne sont pas nos divinités qu’on se préparait à enfermer, en 1982, dans cet Olympe qui domine la ville et autour duquel gravitent nos vies. Et que s’il exerce une attraction aussi importante, c’est d’abord parce que le CHUV héberge dans ses couloirs Mars, Vénus et Pluton qui ne jurent désormais que par lui.
Quatre jours que le soleil brille, quatre jours que quelque chose se défait dans un ciel dégagé et se refait dans le même ciel, peur informulable qui se dépose tout autour comme une poignée de sable dans la mer.
Je ramasse Arthur à l’arrêt de bus, note ce que je dois faire demain, c’est jour de congé. Conduis le mousse à Ropraz, file à Fey rejoindre les filles. Elles discutent avec deux responsables, dans l’annexe, du futur déménagement de l’écurie Takhi à Thierrens. Elles ont toutes les quatre le sourire, des projets pleins les yeux.

Jean Prod’hom

Errant à bord d’une coque de noix

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Les hommes marchent à sec parce que les eaux qui les menacent forment une double muraille qui les en protège. Miracle.
Mais ils avancent talonnés par la peur et la mer qui se referme derrière eux. Le chemin étroit qu’ils empruntent est sans issue et se prolonge aussi longtemps qu’ils parviennent à distinguer la mer de la mer, la terre de la terre, l’ici de l’ailleurs, les mots des choses.

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Lorsque le lien casse, on retrouve certains d’entre eux prostrés sous la double muraille qui les submerge, ou errant à bord d’une coque de noix, ubiquitaires, égarés, réunissant dans un imprévisible poème les mots et les choses.
Passe une petite heure avec F. et deux de ses visites dans une chambre du 13ème. Elle reconnaît la dent de Jaman, je reconnais les autres: la Dent de Lys, le Vanil des Artses, le col de Pierra Perchia, la Cape au Moine, le col de Jaman, les Rochers-de-Naye. On y est allés naguère ensemble. Mais la tour des infirmières verrouille l’échappée vers le Valais.

Jean Prod’hom

L'ici touche à l’ailleurs

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Cher Pierre,
On a entendu en début d’après-midi le chant d’une mésange et d’un premier printemps, une espèce de renaissance d’avant la Renaissance, pleine de promesses. Pas étonnant que j’aie ouvert le Décaméron et relu L’Ascension du Mont Ventoux.

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Les fenêtres sont ouvertes, les gens sont bavards, trop ; on rêve d’ailleurs : d’être dans les Franches Montagnes, en haut d’une vallée alpine ou à Château-d’Oex, le long du Doubs ou dans le silence du Niremont, n’importe où. Si bien qu’on ne souhaite rien d’autre que de rester là où on est, on se met à rêver consciencieusement à l’un ou l’autre de ces lieux éloignés pour s’y installer un instant, débarrassé de ce qui nous attache ici ; un instant encore lorsqu’on en revient, sans bagage, tel qu’on était là-bas.
C’est à ce jeu de l’ici et de l’ailleurs que je songe lorsque je prends l’ascenseur pour la section de neurologie, salle des soins continus. Parfois les règles du jeu cèdent, l’ici touche à l’ailleurs, l’un à l’autre, l’un dans l’autre.
Je file à Saint-Martin, songeur, ramasse Lili et son amie que je dépose à Carrouge, reprends Arthur à Ropraz. Jean-Daniel me dit son intérêt pour Marges, mais Ulule plombe l’ambiance. Je lui propose de transmettre sa demande aux éditions Antipodes qui feront le nécessaire. C’est fait.

Jean Prod’hom

Ce rien qui distingue leurre et lyre

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Cher Pierre,
Cinq heures, ciel bleu, et blanc sans limite. Je me suis tourné toute la journée, à intervalles réguliers, en direction du treizième étage de d’hôpital ; je l’imagine cherchant à offrir à sa raison un point d’appui et un lieu où se reposer. Il se dérobe, et l’infatigable reprend l’inventaire de son semainier, dont les tiroirs ne semblent s’ouvrir que du dedans. Me suis senti hier incapable ni d’y entrer ni de l’en faire sortir.

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La raison qui fait tenir ensemble le langage et le monde est un lien fragile, miraculeux. Il laisse entrevoir, lorsqu’il cède chez celui dont on a été si proche, l’étendue de notre ignorance. Et on se réjouit que ce lien qui s’est défait puisse se refaire.
Cette fragilité, je crois l’avoir évoquée ce matin à la mine, en parlant de la figure de Nicolaï Troubetzkoy, ou plutôt en faisant voir sa découverte à de très jeunes élèves, le ce à quoi peut se réduire notre langue, à ce rien qui distingue père et mère, mort et sort, leurre et lyre, et du monde qui s’en suit.
Je récupère Arthur à l’arrêt de bus, mets une bûche dans le poêle, fais de l’ordre dans la paperasse concernant la course de Ropraz : ce soir il y a séance de comité. Le jour poussé par la nuit s’en est allé voir ailleurs.

Jean Prod’hom

On a souri tous les trois

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Cher Pierre,
Le soleil est revenu, plusieurs jours qu’on ne l’avait pas vu. Sandra et les filles descendent chez Marinette, Arthur rentre du bois, à moi la déchèterie ; pousse jusqu’au motel des Fleurs où je lis le journal et la seconde partie d’Aline. Il y a bien sûr la tragédie, mais il y a surtout la beauté sur la terre, les carrés jamais carrés, froment ou avoine, vergers ou bois, posés les uns à coté des autres, faufilés par les hommes.


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Il est 16 heures, je ramène May à Servion, reprends Louise qui a fait des pâtisseries avec Elsa. Elle m’aide à verser la monnaie du repas de soutien dans le bancomat de Mézières. Y retourne seul pour verser les billets, courageusement. Je n’y parviens pas et l’appareil avale ma carte. J’ai trop tardé, paralysé par un mail que j’avais cru pouvoir lire en vitesse : F. est hospitalisée depuis dimanche passé, elle a dû rentrer précipitamment d’Inde. Quelque chose s’effondre, la vie est sans prix.
Je vais la voir entre 6 heures et 7 heures et demie, mets un masque, des gants et une blouse verte. Il faut prendre des précautions, personne ne connaît les causes de son état, l’infirmière m’indique que les investigations continuent.
F. n’a pas l’air malheureuse, mais inquiète, lointainement inquiète, elle souhaiterait aussi que la ceinture qui la retient ne la retienne plus. On a parlé par petits bouts, passé du coq à l’âne, et puis les petits bouts sont partis en morceaux, son attention s’est fixée ailleurs. On s’est croisés plus loin, On a ri de ces petits riens qui ne sont attachés à aucune ancre, je ne crois pas qu’on parlait à chaque coup de la même chose. Tout cela n’inquiéterait pas si le monde était autrement, si nous n’avions pas à nous plier à ses lois. 
La télévision va toute seule : Questions pour un champion, Hélène Segara, les résultats sportifs. L’infirmière lui a amené à manger, mais F, n’a pas le coeur à ça, pas même à boire. L’infirmière essaie de la convaincre, elle est faible. F. a quand même fini son verre d’eau, un peu pour nous faire plaisir. On a souri tous les trois.
La nuit est tombée, le lac qu’on aperçoit du 13ème étage a disparu dedans. On se quitte, je souffre de la laisser seule, elle pas, comme si elle avait à faire avec une autre solitude, une solitude où on est vraiment seul.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 7 février 2015

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Cher Pierre,
Coup de téléphone à 7 heures 20, c'est le mousse, il a peu dormi : Sandra va le chercher à Ferlens. Me rendors comme jamais, épuisé par la semaine qui se termine. A midi, Sandra et les filles partent pour Payerne ; s’y déroule la finale régionale de l’UBS Kids Cup team. Profite de faire les comptes du repas de soutien de la veille avant de relire la première partie d’Aline. Pousse Arthur jusqu’à Epalinges. Courses à Oron. Passe un moment heureux à parler du Portugal avec le tenancier du Restaurant de la Croix d’Or, né en Angola, originaire de Guarda, sise à plus de 1000 mètres sur les contreforts de la Serra da Estrela. Il me raconte ses premiers pas en Suisse, dans les années 80 ; ceux de ses enfants dont il est fier : un garçon ingénieur en informatique, une fille bientôt médecin.
Ce restaurant, son nom, son tenancier et sa famille, le carrefour auquel il est lié, la zone industrielle d’Ussières toute proche, mais aussi la Bressonne qui traverse ce morceau de plaine, me font inévitablement penser aux récits d’André Dhôtel. S’y déroulent mille aventures invisibles que lui seul savait raconter.

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Essaie d’écrire quelque chose à propos du repas de soutien de la veille, de ce moment qui a réuni les parents, les enfants et les enseignants. Des bénéfices de ces aventures lorsqu’elles ne sont pas prises en charge et en otage par ceux qui sont supposés savoir, ceux qui feignent d’ignorer que l’avenir est du côté des nouveaux-venus. Il nous faut jouer petit si nous voulons obliger les élèves à prendre la main sans la lever, à grandir et à cesser de parler pour ne rien dire. Nous devons renoncer à faire la loi, nous satisfaire d’en être les garants.
Cher Pierre, j’ai lu votre mot en fin de soirée, il m’a fait grand plaisir. Que vous ayez eu vous aussi des démêlés avec les taupes ne doit pas nous empêcher, ni vous ni moi, d’admirer leur obstination. Nous leur en voulons d’ailleurs moins qu’à ceux de notre espèce, si souvent ingrats ; vous l’écrivez, c’est l’ingratitude des hommes qui nous condamne à nous sentir seul. Moins seul pourtant lorsqu’on s’avise que « d’autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi».
Et il nous restera, longtemps encore je veux l’espérer, «des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel.» Et la «prose des jours» pour les dire. Vous enverrai à Gif-Sur-Yvette, à l’adresse que vous m’avez indiquée, le recueil de quelques-unes de ces notes, lorsqu’elles seront imprimées. Avec ma gratitude.

Jean Prod’hom

Gif | 7 février 2015

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Cher Collègue,
Bien reçu vos notes, dont je vous remercie. Heureux d'y retrouver les soucis d'un enseignant, d'un père soucieux, d'un citoyen du monde, fût-il de nationalité helvétique puisqu'il existe encore des nations, d'un homme que la vie des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel ne laissent pas indifférent. J'ai, moi aussi, des démêlés avec les taupes. On se sent un peu seul, parfois, face aux difficultés du métier, de la vie, à l'ingratitude du genre humain ( la serveuse du terminal de paiement, les mangeurs de priorité, etc.) et on constate que non, que d'autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi.
Un écho vivifiant en provenance de votre pays de neige. Les photographies ajoutent encore à l'effet de réel. On voit.
Merci d'avoir eu la pensée de m'adresser cette prose des jours dans vos montagnes.
Cordiales pensées.

Pierre Bergounioux

Les Marges

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Cher Pierre,
Une bonne nouvelle d'abord, la première édition de "Tessons" est épuisée, la seconde est dans les bacs; les « vraies" pierres sont dans le vestibule au Musée Romain de Lausanne-Vidy jusqu’en avril; avant de rejoindre, avec des photographies, Grignan et la galerie "Terres d'écritures" que fait vivre Christine Macé. 

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Il y a quelque temps déjà, Claude Pahud m’a proposé de réunir certains textes écrits entre 2008 et 2014 sur ce site. Pour en faire un livre. Il est fait, avec une belle postface de François Bon.
Il y est question d'école, du gros Georges, de rivières, du Jorat, des saisons, du Riau, de quelques élèves. Mais aussi de ce qui nous rend meilleurs, de ce qui nous rend pires, de ce qui nous fait tenir debout, des livres, du Rôtillon, mais aussi du ciel et de la Broye, de la bêtise, de la pluie, de la salle des maîtres, d’André Dhôtel, de l’art du porte-à-faux, d’Edith et de Michel, de balades, de Naples. De l’imprévu. Il y a même des photographies.
Vous le savez, les petites éditions n'ont pas la vie facile, et les facéties de l'euro et du franc ne les aident pas. Claude Pahud a souhaité prendre quelques précautions avant de s'engager dans l'impression de ce livre. 
Il y  a une quinzaine de jour, il a proposé une espèce de souscription. On peut penser que l’objectif sera atteint bientôt. Voici le lien qui permet à qui le veut de manifester sa confiance : Edition de "Les Marges", de Jean Prod'hom - Ulule (http://fr.ulule.com/les-marges/).
Si le coeur vous en dit, n’hésitez pas à rejoindre le rang des soutiens de la première heure. Bien à vous.

Jean

PS
Si vous pensez que ce livre vaut la peine de voir le jour, n’hésitez pas à encourager vos amis. Faites voir cette lettre.

Réunion syndicale

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Cher Pierre,
On courbe l’échine de Corcelles à Peney. Pierrot et Jean-Jacques font ce qu’ils peuvent pour contenir la neige ramenée sans cesse par la bise sur les routes communales. Ils se lèvent avant l’aube; on aperçoit loin dans la nuit les phares de l’attelage, le bruit du moteur qui grossit, la lame blanche qui écarte les congères ; je fais un signe, Pierrot ou Jean-Jacques, lui seul le sait.

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Non, j’ai appris qu’un homme au coeur plein d’angles avait barré l’accès de sa cour libre de neige, interdisant ainsi aux conducteurs qui auraient souhaité rebrousser chemin de manoeuvrer sur ses terres. La bise, par bonheur, a renversé son dispositif. S’il y a beaucoup de Charlies, il y a aussi quelques Charlots qu’il est préférable de garder à distance. Je m’inquiète et ris jaune : il y a tant de caméras sur les façades des maisons.
Réunion syndicale en fin de journée : les conditions de vie de certains enseignants sont devenues tout à fait impossibles, des conditions dues en partie à l'intégration, dans les groupes, d'enfants difficiles, très difficiles, voire impossibles. Les aides sont insuffisantes. Notre établissement n'y coupe pas. J’imagine les années qui viennent, il n'y a pas besoin d'être voyant pour se faire du mauvais sang.
L'être, voyant, conduirait à ne voir que du noir, ne percevoir que des craintes et des tremblements, chacun s’essayant à sauver sa peau et à réparer héroïquement l'irréparable, alors qu’il conviendrait de tout recommencer depuis le commencement, là où nous sommes, avec ceux qui sont là, en désobéissant, en inventant, avec élégance, discrètement.

Jean Prod’hom

Premier polyptyque

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Cher Pierre,
La bise s’est levée et des congères ont rendu la route dangereuse. Ma journée commencée avant six heures se termine à l’instant. Par la corniche, Chexbres et Mézières.

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La fatigue m’oblige à ne pas tout dire, à peine l’essentiel. Disons pour faire bref que je suis allé faire des courses avec deux des organisatrices du repas de soutien de vendredi prochain, dans la bonne humeur. Près de trois heures auront été nécessaires pour ramener plus de 600 francs de marchandises.
Je suis arrivé à Treytorrens alors qu’Yves était sur le point de s’en aller. C’est donc avec Anne-Hélène que nous avons discuté, dans la chambre que Ramuz a occupé en 1914, puis dans son atelier. Elle aura été assez enthousiaste pour que mon inquiétude lève un instant le camp, et que nous puissions réaliser un premier polyptyque. Il y a un immense travail, mais j’ai le sentiment ce soir que ni Anne-Hélène ni Yves ne me lâcheront. Nous nous quittons à près de 23 heures.
Au-dessous de nous, il y avait les étages du jardin, un grand beau vieux jardin qui descend jusqu’au lac...; au-dessus de nous, il y avait les étages, bien autrement nombreux et autrement superposés, bien autrement raides des parchets de vignes, qui montent là jusqu’au plein ciel.
Sur le chemin du retour, les idées ne m’ont pas laissé tranquille.

Jean Prod’hom

Ecrire et lire ne font qu'un

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Cher Pierre,
« Belle journée! » à la pompe à essence d’Epalinges, « Belle journée! » à la salle des maîtres, « Belle journée! » à la Châtaigne : personne n’en est revenu, c’est à cause du soleil qui occupe tout le ciel, de la neige qui occupe tout l’espace. Où qu’on soit règne un peu de ce désoeuvrement qu’on rencontre à Gstaad, à Crans-Montana ou à Saint-Moritz : voitures rares, bruits étouffés, congères qui font obstacle aux riches comme au pauvres si bien que chacun est logé à la même enseigne : nous sommes tous privés de golf. Les barres ont des allures de sanatoriums, les écoles de palaces. On rêve, le bonnet sur les oreilles, à l’Engadine, aux lacs de Sils et de Silvaplana, aux mélèzes.

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Je revois avec les grands le film que Stéphane Bron à consacré à la commission parlementaire chargée d’élaborer en 2002 à Berne, salle 87 du Palais fédéral, une loi sur le génie génétique. Je ne m’en lasse pas, pas sûr qu’il en soit allé de même pour ceux à qui je l’avais destiné.
Surprise avec les petits lors du conseil hebdomadaire, quatre d’entre eux se sont opposés à la proposition d’une camarade de partir deux jours et demi en fin d’année faire du camping, au prétexte que dormir à la dur est inutile, d’autant plus que chacun d’entre eux dispose, en principe, d’un lit à la maison, tendre et moelleux ; un autre réfractaire ajoute qu’il n’y a strictement rien à faire sous une tente. J’ai dû me retenir pour ne pas demander la parole et avertir mes futurs concitoyens du danger que nous font courir les plus jeunes ; j’en aurais appelé à la résistance de ceux qui rêvent encore d’aventures et ne craignent pas les petits matins. Avant ce coup de théâtre, le président a proposé aux membres du conseil d’y réfléchir encore, aux partisans d’affûter leurs arguments, aux opposants d’amener de nouvelles idées.
Les heures qui suivent me permettent d’entamer cette brève réflexion qui m’a été demandée sur une question dont l’intitulé même m’embarrasse : les liens de la poésie et d’internet ; mais qui devrait permettre d’y voir un peu plus clair sur ce que le numérique m’a apporté, des premiers mots dactylographiés sur une page blog de Rapidweaver aux va-et-vient du texte naissant – d’éditeur à aperçu –, jusqu’à sa publication sur internet par l’entremise d’un hébergeur et sa propulsion sur les réseaux sociaux.
RapidWeaver est un éditeur de site extrêmement simple, bon marché, dont j’ai appris le fonctionnement en quelques heures, c’était en 2008, au moment même de la naissance des marges.net. J’ai choisi l’un des thèmes les plus sobres que cet éditeur met à la disposition de ses utilisateurs : Aqualicieux ; je n’en ai pas changé. Je note au passage que si les amateurs peuvent accéder au code source, je ne m’y suis jamais risqué.
Il me serait difficile aujourd’hui de m’en passer, alors même qu’il y a certainement mieux ailleurs. Ce logiciel permet en effet, d’un seul clic, d’obtenir l’aperçu du texte dactylographié au kilomètre, tel qu’il apparaîtra lorsqu’il sera publié.
C’est dire que je peux à tout ajout, suppression ou modification sur l’éditeur, faire correspondre d’un seul clic l’aperçu du texte que chaque lecteur, et celui que je suis, aura sous les yeux.
Ces aller-retours continuels – longues stations sur l’éditeur au commencement, sur l’aperçu à la fin – sont devenus consubstantiels à mon mode d’écriture : double regard, double perspective. L’écrire n’est rien sans le lire, celui-ci conduit à un récrire aussi longtemps que l’un est l’autre ne font pas qu’un. J’écris donc lentement et peu. Disons même que je n’aurais jamais écrit sans un tel dispositif qui dédouble très concrètement deux instances que je n’aurais pas eu la force de maintenir distinctes. Les deux états du texte mis à disposition par ce logiciel me permettent de rendre presque simultanés l’écrire et le lire, de les rapprocher jusqu’à n’en faire plus qu’un.
A l’éditeur l’écriture, les mots nouveaux nés, verbes et noms issus du magma langagier et cervical, en lien avec la mémoire et nos diverses facultés mentales, coulées et noyaux durs en-deçà parfois de toute lisibilité, rebuts, signes nés dans la précipitation, éclairs cherchant leurs mises à terre, noeud tellurique, formules incantatoires.
A l’aperçu la lecture, exercice articulatoire et rythmique, physique, lèvres et mains, le dos qui pèse, l’oeil qui suit l’organisation du monde, s’assure que ça tient, s’interrompt, clique, renvoie à l’écrire parce que ça ne tient pas : recommence regroupe, déplace, supprime, modifie,...
Le lire renvoie à l’écrire, au récrire et au relire aussi longtemps que l’imprévu, en direction duquel tout tend, ne s’est pas imposé et n’a pas pris en main l’affaire. Il suffit alors de s’en approcher, d’en libérer l’accès et de corriger une dernière fois la partition.
Je suis divisé, je suis cet être double, tête et corps, qui lit et écrit pour à la fin ne faire qu’un, devant un texte dont j’aimerais croire qu’il tienne debout et qu’il puisse aller pour son compte. Je publie pour me débarrasser de ce qui ne m’appartient plus.
Reste à entamer la question de la poésie. Un autre jour. Il me faut aller chercher Lili à Sain-Martin et Arthur à Ropraz.

Jean Prod’hom

Le soleil cessera de tirer ses longues courbes

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Cher Pierre,
Le vent, la neige et le froid ont à nouveau eu raison d’un vieux pommier. Le premier des trois derniers est tombé l’hiver passé. Le troisième s’accroche. Mais il faudra s’y faire, ce n’est plus un verger.

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Ils auront porté leurs fruits jusqu’au dernier, ils feront même des fleurs l’an prochain; quelqu’un les tronçonnera au printemps et on les oubliera.
Surtout n’en vouloir à personne; les pommes, les poires, les cerises ne font plus vivre, les domaines familiaux se sont mécanisés aux dépens de la variété de leurs produits. Plus guère de place aujourd’hui pour les vergers, pour les plantages, les jardins, pour les allées et les haies. La professionnalisation, c’est-à-dire la division des tâches  – liées à ces lieux : taille, greffe, désherbage, labour, cueillette, sarclage, arrosage,... – ont fait taire leur respiration, nos attentes, les grands vides qui les séparent. Les saisons tendent à disparaître, se fondent en un flux continu de données chiffrées qui ne rythment plus nos vies, la lune ne nous accompagnera plus, ne jouera plus à cache-cache et le soleil cessera de tirer ses longues courbes. On se prépare à tourner une page.
La chaine industrielle, en se constituant par le rassemblement du même et la mise à ban du disparate, aura eu raison de la syntaxe saisonnière. Et c’est du dehors que les archéologues de demain identifieront dans notre langue et dans nos gestes les traces de l’automne et de l’hiver, comprenant mieux que nous ne le faisions lorsque nous y croyions, comment printemps et été s’aboutaient l’un à l’autre dans une apparente facilité ; ils analyseront les facultés que les hommes avaient développées pour en déceler ce qu’ils appelaient les signes avant-coureurs. Et des poètes chanteront la succession des jours, le lever et le coucher du soleil, l’héroïsme des hommes, le dimanche, lorsque leurs tâches leur en laissaient le temps, les nuages, le jeu des saisons.

Jean Prod’hom

Que font les riches de leur argent

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Cher Pierre,
Lili, Louise et Arthur sont sortis tôt ce matin, cagoulés et gantés, un bob sous le bras. Au Riau on a resserré les rangs, c’est l’économie de subsistance. Je rejoins à mes risques et périls Olivier en fin de matinée. On ne s'était pas revus depuis novembre. Il m’a envoyé une invitation pour le vernissage de l'exposition dont il a été le concepteur, aux archives cantonales. Le vernissage a eu lieu le 23 janvier, je n'y suis pas allé, je m'en veux, il ne m'en veut pas, j’irai voir.

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On a parlé de nos enfants, de leurs peines et de leurs pannes, sans nous plaindre. Leur temps a rejoint si rapidement le nôtre que nous avons été obligés de songer à des aires de repos, d’où il nous est loisible de considérer le trafic. C’est ce que nous avons fait de Paudex à Lutry, une fois encore. Et nous avons souri, sans nous en réjouir, à l’idée de quitter la partie. Ces petits suicides dominicaux ne sont pas désagréables, ils nous apprennent à raccourcir nos pas.
On a évoqué quelques-uns de nos contemporains ; on s’en est amusés, on ne leur en veut pas, on ne s’en moque pas, ils ont fait leur temps. Mais certains d’entre eux sont si imbus d’eux-mêmes qu’ils ont déjà construit leur tombeau et aménagé la salle de leurs archives. Ils hurlent une fois encore pour se faire entendre, garder auprès d’eux leurs courtisans : petite frappes littéraires auxquelles s'accrochent des brochettes d’égarés sans conséquence, repoussant une mélancolie qui les ronge, à deux pas d'un désespoir qui les rattrape.
On s’est inquiétés de la fragilité du marché, du train de vie des barons de notre temps, on s’est demandé ce que font les riches de leur argent, on a cru entendre une révolte qui grondait.
Nous avons été, ce dimanche, comme des quidams du 17ème siècle prenant acte du panthéisme de Spinoza ; à la différence près que le nôtre est numérique. Avec un vent d’ouest qui creusait les reins du lac et des cygnes. Là, rien n’avait changé.

Jean Prod’hom