juil. 2012

La maison en dur

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La maison en dur que m'avait indiquée l'autre jour le menuisier au fond de l'Etivaz appartient bel et bien aux Henchoz, mais n'est pas celle qu'a occupée tante Denise lorsqu'elle était enfant. Michel, rencontré ce matin au bistrot, me décrit une autre bâtisse, un grand chalet situé un peu plus haut et constitué de deux parties. C'est celle de droite qu'occupaient autrefois Denise et sa famille. Michel me raconte au passage les démêlés des deux familles, nés d'une décision – de qui ? je ne me souviens plus, mais qui s'en souvient ? – de ne plus faner un bout de terre mais d'y faire pâturer du bétail. On ne partage pas les mêmes misères.
On parle de choses et d'autres, Michel a bien connu Nunus, médecin l'hiver aux Mosses, que je croisais souvent lorsque j'habitais célibataire la rue de l'Ale. Il ne l'a pas revu depuis quelques temps, un sacré fêtard, je l'ai croisé il y a peu, sombre et voûté, il pleuvait.
On achète du pain et on remonte au chalet, déjeuner sur la terrasse. Je prépare le pique-nique pour notre expédition au Lac Lioson, plus de 400 mètres de dénivellation, deux bonnes heures depuis le col des Mosses, les enfants grimpent avec le sourire, taillent leur bâton de noisetier lorsqu'on fait une pause, y gravent leur prénom, pas de plainte, l'envie même de recommencer demain.
On en redemande aussi, juillet est encore là, des fleurs en pagaille, l'altitude, l'eau du lac dans lequel Arthur se baigne, des raiponces, un lys martagon, quelques gentianes, les derniers rhododendrons, aconits et linaigrettes. Édouard nous rejoint à Praz Cornet.
Grand soir, nos deux filles ont réhabilité les lentilles dont elles ne voulaient plus entendre parler, il faudra battre le fer.
La fin de la journée suit scrupuleusement le programme de la fête nationale annoncé : le feu dans la nuit, une animation de province, Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils, Stéphania et Mélissa, 4 flambeaux, un thé. A notre table un rasta parle de liberté à un musulman qui fait le ramadan, les autochtones se plaignent du peu d'enthousiasme des estivants, on en est. Et pour qu'ils ne soient pas déçus de leur jugement à l'emporte-pièce, on remonte se coucher sans avoir goûté au tartipiat.

Jean Prod’hom


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Les arpenteurs du monde

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Dès lors que l'on avait peur d'une chose, il était judicieux de la mesurer.

Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, Actes Sud, 2009

Édouard nous quitte tôt ce matin

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Édouard nous quitte tôt ce matin, le ciel est dégagé, il descend à Vevey remettre les clés de l'appartement dans lequel il a établi son cabinet. Il envoie un mail à Françoise dans la matinée, tout est en ordre, la gérance est satisfaite de l'état des lieux, la retraite peut commencer. Les enfants dorment encore lorsqu'on se rend à l'épicerie, une espèce de capharnaüm où l'on trouve de tout, mais à un seul exemplaire. C'est une chance que j'y trouve une brosse à dents. On ramène du pain.
Lecture du quotidien et de la documentation touristique sur la terrasse du café de la Lécherette. La Fête nationale, prévue le 31 au soir, dès 19 heures, sera animée par l'orchestre folklorique de Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils seront au cor de chasse, Stéphania et Mélissa au cor des Alpes, un feu, des feux d'artifice. Aucun discours n'est annoncé, dommage ! Une spécialité de la Lécherette sera servie, le tartipiat. Je demande au serveur qui souffre d'un grave emphysème s'il n'y a pas du piat de Michel de la Sia dans le tartipiat.
- Ah ! vous connaissez Michel ?
- C'est un cousin.
- Il est triste le Michel ce matin, il y a le C. qui est mort pendant la nuit, il habitait là, juste derrière, il ne voyait presque plus rien, 72 ans, mécano de la région, ses yeux bouffés par la soudure, il était à l'hôpital, ses poumons en triste état. La fête sera un peu triste demain.

Sandra, Françoise, Arthur et Louise partent pour Château-d'Oex, ils renoncent à l'itinéraire qui les aurait obligés à longer la Torneresse et ses bois sombres, passeront donc par les hauts avant de plonger sur les Moulins.
Je reste au chalet avec Lili, très concentrée, qui termine un bricolage. C'est un caméléon qu'elle réalise en laçant des fils de laine multicolores dessous et dessus une carte perforée. Elle joue ensuite aux échecs, sans prendre parti, c'est une guerre au cours de laquelle on ne meurt pas, on y fait des prisonniers. Elle réutilise certains principes du jeu, ainsi celui de la reine qui dispose de libertés que le roi n'a pas, c'est elle qui embrasse ceux des siens qui réussissent de bonnes prises. Les blancs semblent prendre le dessus.
- Pour le moment, précise Lili, mais ce n'est pas sûr que les choses durent.
Les reines soudain se font face, l'une est de trop, elles parlementent. Lili n'est pas décidée à appauvrir le monde, si bien qu'après une demi-heure, les prisonniers des blancs occupent le camp des noirs, et ceux des noirs occupent celui des blancs. Coup de théâtre, le roi blanc qu'on n'avait pas vu jusque-là délivre la reine et tous les siens. C'est le moment de leur offrir un vrai château, Lili retourne le plan du jeu, la boîte est à eux, ils sont au chaud. Les noirs restent dehors dans le froid, le temps passe. La reine et le roi des noirs décident un jour de frapper à la porte du château
- Laissez-nous entrer, on a froid, il pleut, on n'a rien, on va mourir. On a sommeil.
- Oui,
répond le roi des blancs. Mais demain vous débarrassez le plancher, dormez bien !
- Merci !

Lili ferme la boîte. C'est la nuit. Le jeu semble terminé. Mais au matin, cocorico, Lili ouvre la boîte.
- Vous devez partir !
- Ah oui ! on s'en va.
Les aventures se poursuivent, dedans puis dehors, dehors puis dedans, Lili est insatiable. Jusqu'à ce que que les enfants des noirs et des blancs, qui s'aiment d'un amour vrai malgré les interdictions des deux rois et des deux reines, montent dans la casquette d'Arthur pour un long voyage à travers la pièce. Tout se terminera par une grande fête organisée par les adultes réconciliés, dans la boîte à damiers que Lili plonge dans la nuit d'un coup sec.
Lili s'habille et on part rejoindre ceux qui nous ont quittés il y a deux heures. Le beau temps ouvre ses bras. Malgré les injonctions de Lili, je fais un détour par le fond de l'Etivaz et repère la maison natale de tante Denise. On retrouve Sandra et les autres au bord de la Sarine à la sortie des Moulins, Louise monte dans la voiture, Lili continue à pied. On file jusqu'à Château-d'Oex où Louise choisit dans un magasin de souvenirs le couteau de ses dix ans, c'est la paire de ciseaux incorporée au victorinox numéro 14 qui la décide.
La Galerie Paltenghi est fermée, j'aperçois par la fenêtre des lithographies d'Appel. Un homme me demande si je veux entrer, c'est Monsieur Paltenghi, un Tessinois qui a fait l'architecte dans la région, plusieurs décennies durant. Il peint, sa femme gère la galerie, présente ses collections, les peintures de son mari, organise des expositions. Belles lithographie de Bram van Velde et deux gravures de Sarto, sombres coups d'oeil au centre de la terre. La galerie accueillera dès samedi des huiles de Piero Mosti.
Vais lire avant le repas quelques pages du récit de Sylvain Tesson sur la terrasse du restaurant de la Lécherette, un vieil homme commande un second café glacé, il porte un teeshirt sur lequel je reconnais le visage d'un footballeur suisse connu qui tient un vieil homme par l'épaule. Dessous la fonction : guérisseur, et un numéro de téléphone. Je ne saurais donner de nom au footballeur, ni au guérisseur d'ailleurs, mais le guérisseur, c'est le vieil homme qui termine son second café glacé. J'hésite à lui demander de soigner mon épicondylite et mes autres petits bobos.
Beau tableau de fin de journée, gris argent du côté de la Gummfluh, vert et or du côté du Pic Chaussy. On décide de monter demain au Lac Lioson.
Lu chez Tesson: L'imprévu de l'ermite sont ses pensées. Elles seules rompent le cours des heures identiques. D'où vient mon amour des aphorismes, des saillies et des formules ? Et d'où vient ma préférence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes ? De mon nom ? Tesson, le fragment de quelque chose qui fut. Il conserve dans sa forme le souvenir de la bouteille. Le Tesson serait un être nostalgique de l'unité perdue, cherchant à renouer avec le Tout. ce que je fais ici, en me saoulant dans les bois.
Le silence me revient, l'immense silence qui n'est pas l'absence de bruit mais la disparition de tout interlocuteur.
Ces notes pour y regarder à deux fois.

Jean Prod’hom

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- Emporte avec toi l'énigme qui t'a conduit jusque-là !
- Et au delà ?
- Il n'est plus temps de t'en inquiéter.

Qui répondra de ces mots transcrits sur un bout de papier retrouvé froissé au fond d'une poche ?

Jean Prod’hom

Le parapluie

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Le parapluie dont je m'étais saisi au Riau, hier avant de partir, que j'hésite à prendre ce matin, nous sauve Sandra et moi lorsque le ciel laisse filer plusieurs averses sur la route de Solomont. On rentre le long des prés fauchés, à la recherche d'abris, les pirouettes et les autochargeuses sont restées dehors.
Les averses s'essoufflent après le déjeuner, on décide de sortir, avec le soleil qui va et qui vient, et Oscar. Lili grimpe comme une chèvre dans la pente, là où l'herbe est plus verte, les fraises plus rouges et plus grosses. Louise s'est confectionnée une trompette avec un roseau dans laquelle elle souffle à tue-tête, Arthur saute comme un cabri, les adultes marchent avec dignité. On emprunte un chemin tendu sur le flanc de la chaîne qui va du Mont-d'Or à Dorchaux par le Gros Van. On se retrouve une heure après au Col des Mosses où a été organisé un vide-grenier : des fonds de tiroir pour une clientèle rare.
C'est en faisant du stop pour récupérer la 807 que je fais la connaissance de Michel, un paysan des Monts-Chevreuils, propriétaire du domaine de la Sia et fabricant du piat. On se rend assez rapidement compte que nous sommes parents par ma tante Denise née au fond de l'Etivaz, soeur de P. qui a épousé une de ses tantes à lui, il y a encore une soeur dont il ne se souvient pas du nom.
- Faut dire que j'ai une de ces torchées, dit Michel, demande à mon père, il est en ce moment au café de la Lécherette, il a encore toute sa tête, et viens un de ces jours, on parlera de tout ça.
Au retour, je relève Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson ceci : Les cris ne servent à rien. Dans une perspective naturaliste, l'homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c'est l'acceptation. Celle des stoïciens , des bêtes, mieux ! Des cailloux. La taïga n'a que deux choses à offrir : ses ressources, que nous ne nous privons pas d'arraisonner, et son indifférence. "Moins on parle et plus on vivra vieux", dit Youri. Je ne sais pourquoi mais je pense soudain à Jean-François Copé. Lui dire qu'il est en danger...
En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.
Édouard et Françoise préparent à manger, les filles et Sandra bricolent, Arthur se plonge, avec Oscar sur les genoux, dans le premier des trois volumes d'Eragon, dont il s'étonne que je n'entreprenne pas la lecture, je ne lui réponds pas, il n'attendait d'ailleurs aucune réponse.
Un temps plus clément a régné au cours de la journée, mais une nappe de brouillard bleu descend au crépuscule pour mettre la main sur ce qu'on croyait nous appartenir.

Jean Prod’hom

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CV

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- C'est qui ?
- Ben c'ui qui fume des pétards avant d'aller à l'école !
- C'ui qu'sa mère est blonde ?

Jean Prod’hom

Il y a l'eau potable en libre accès

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Il y a l'eau potable en libre accès
les aires de repos
l'offre immobilière
il y a les bougies éteintes
le ciel que je regarde depuis la terre lointaine
les sélections sur dossier
il y a le ping-pong
les arbres solitaires
il y a la nuit lorsqu'elle fait pâlir le jour

Jean Prod’hom

Passe à midi en coup de vent

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Passe à midi en coup de vent chez les G. qui ont terminé leur repas, je leur amène quelques produits du sud pour les remercier de s'être occupés de Cacao, d'Edelweiss, de Fleur et des poules. Ils m'avouent que Fleur, qui n'apprécie guère Oscar, ne s'est guère montrée, malgré son absence.
Je manque du courage nécessaire pour reprendre les notes de la semaine passée en Ardèche, bois quelques cafés, fais un peu d'ordre dans la bibliothèque, libère un rayon pour les Journaux auxquels je m'intéresse depuis quelque temps, écoute la radio, finis par rejoindre Arthur et Louise dans les combles qui ont attrapé le virus des Jeux olympiques en regardant hier soir jusqu'à tard le spectacle d'ouverture à Londres ; pas grave, on part demain, l'air des cimes les soignera, moi aussi, je n'ai rien fait de cette journée.
Sandra trie les affaires d'école des trois petits et prépare les sacs pour la Lécherette. Un saut à la déchèterie sous la pluie, il ne fait pas plus de 18 degrés. Je retrouve les cartes au 25'000 qui couvrent les régions des Mosses, Montreux, Château-d'Oex, Zweisimmen et charge la voiture.
On quitte le Riau à cinq heures sous la pluie, le Léman et Lavaux sont gris, un peu de bleu sur Yvoire. La Dent de Jaman respire avec peine, toute la chaîne plonge à sa suite dans les limbes, jusqu'aux Muverans. Chavallon fait une tache blanche au-dessus du Rhône, le Catogne a disparu, plus rien ne boucle la vallée. Que deviendraient les choses si on ignorait leur nom et leur position dans ce grand théâtre ? Quelques chevaux anonymes paissent dans les prés lourds du bout du lac.
On sort de l'autoroute à Aigle, comme autrefois lorsque nous montions en famille au chalet de Madame Bellorini qu'elle mettait à notre disposition aux relâches ou à Pâques, la pluie tombe tant et plus, on laisse la Grande Eau à ses méandres pour s'élever par des lacets serrés sur la rive droite de la rivière qu'on devine tout au fond tandis que sur la rive gauche la ligne de chemins de fer des Diablerets fait une saignée dans la forêt. On distingue à peine la Forclaz et Vers-l'Eglise, ou on y songe. On prend un peu au-dessus du Sepey la route des Mosses. L'indication des Voëttes - et du Sernanty - peu avant le col, me ramène à la Murée, à maman, ses soeurs, Louis son père et Hortense sa mère qui tenaient une drôle de maison au bord de la route des Diablerets. Il y cultivaient des fruits et des légumes et gardaient deux ou trois vaches grises, hébergeaient quelques pensionnaires.
On montre notre bout de nez à la Lécherette à 17 heures 43, taches bleues dans le ciel, on ignore tout de l'emplacement du chalet, on téléphone, Françoise fait des signes, Edouard nous indique où parquer.
Nous reste la soirée pour détailler le profil de la longue chaîne du Pic Chaussy et, de l'autre côté le cirque blanc de la Gummfluh.

Jean Prod’hom

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Recaler sa vie

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Il s'agit pour chacun d'entre nous de recaler sa vie, pour une journée seulement puisqu'on monte demain à la Lécherette. La température s'est considérablement refroidie et cette chute va se poursuivre la semaine prochaine. Sandra et Louise sont descendues au CHUV ce matin, elles traînent en ville, c'est signe que tout va bien, les analyses doivent être bonnes. Arthur a repris sa trottinette et Lili prépare des cadeaux.

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Au jardin les prunes sont nombreuses, c'est la première fois. Mais très peu de raisinets, très peu de cassis. Quant au pommier en espalier, il ploie sous le poids des fruits, le bricolage de ces dernières années ne suffit plus.
Les feuilles du cognassier sont malades, mais quelques coings, petits encore, semblent intacts. Pour le reste le jardin peut continuer sans moi, l'herbe est courte. Reste la fontaine que j'ai eu la bonne idée de placer sous le tilleul, elle déborde, l'écoulement est bouché.
Je passe le reste de la journée devant l'ordinateur à trier les photos que j'ai réalisées dans la Drôme et dans l'Ardèche, transfère mes notes de l'IPad et en mets à jour la moitié. Je prépare à manger avant de reprendre la mise au net des billets rédigés à la va-vite la semaine passée. Est-il bien judicieux de prendre autant de temps pour cette entreprise ? Ne faudrait-il pas la recalibrer ?

Jean Prod’hom


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Souvent au réveil

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Souvent au réveil, la raison instille un doute sur la valeur de nos rêves, tourne au ridicule les aventures de nos nuits, sans qu'elle ne succombe jamais, elle-même, à cet autre rêve, le jour qui se lève, la rumeur, l'amitié. L'homme risque ainsi, chemin faisant, de passer à côté de la nuit, à côté du jour.

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Lorsque j'ouvre l'œil dans la chambre blanche, j'aperçois sur le bois du cadre de la fenêtre ouverte un grand oiseau silencieux, la plume gominée, immobile. Je fais un geste pour avertir Sandra de ce petit miracle qui s'envole.
Dernière balade ardéchoise, café à l'ombre de deux mûriers. Retour laisse tendue, me prends pour un dresseur de chien, fais un pas dans l'acceptation de cette bête qui confirme à chacun des siens la justesse des observations de Pavlov auquel il convient parfois de se rallier.
Un paysan sur son tracteur, les oreilles sous des pamirs, effeuille ses vignes. Un ouvrier comble une tranchée dans une cour, il nous parle des frasques de son Jack Russel. Des campeurs gras et gros moulinent leurs jambes épaisses, suent, on est loin du charme discret de la bourgeoisie.
On repart pour une série de 24 sandwiches, dernier pique-nique sur les rives du Chassezac. Un dernier bain, sans le bateau qui a fondu pendant la nuit, 37 degrés.
On rentre par la D579, une départementale sans caractère comme la plupart des routes départementales, Ruoms, Balazuc, Saint-Maurice d'Ardèche, puis Voguë sur l'Auzon et la D103, Saint-Germain, puis la N 102, une semi-autoroute qui longe l'Auzon presque à sec, puis s'enfonce dans un espace sacrifié, on laisse sur notre droite le lit creusé par l'Escoulay, on devine Alba-la-Romaine, j'aperçois dessus la route les necks basaltiques de Sautré, et puis Montélimar, Valence et Genève.
Il est vingt et une heures trente lorsqu'on arrive au Riau, les enfants donnent un coup de main avec le sourire pour vider la voiture, c'est nouveau. Un thé et au lit.

Jean Prod’hom

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Laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens

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Promenade matinale à Tournayres. On est en mesure d'annoncer à nos hôtes une journée de toutes les chaleurs. Les garçons n'écoutent pas, ils rêvent sur le balcon, des haut-parleurs perchés sur une camionnette annoncent urbi et orbi la présence prochaine des monsters truck, les enfants n'ont saisi ni le jour ni le nom du village qui accueillera ces brigands, tant mieux, la question est donc réglée. Les filles défilent avec leur nouvelle robe ou leur nouveau pantalon achetés hier aux Vans, Jeremy est au pain.

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Oscar est dans son panier, il a croisé ce matin sa première voiture sans être tenu par une laisse, il va nous falloir le préparer encore à d'autres épreuves. Et si tout se passe bien, j'envisagerai sérieusement de laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens.
Suzanne a réservé pour ce soir une table à Balazuc. Pour le reste mon épicondylite prend racine et je me réveille avec des courbatures, ah ! les beaux jours.
Lis en début d'après-midi les premières pages du Journal de Gide où je retrouve Pierre Louÿs, mais le poids du volume de la Pléiade est tel qu'il m'oblige à laisser tomber, je m'endors. On s'attelle, Jeremy et moi, à la confection des 24 sandwiches réglementaires qu'on emmène sur les bords du Chassezac, on y reste jusqu'au soir, Sandra et Suzanne s'essaient à la pêche sans grand succès.
On part pour Balazuc plus tard que prévu si bien qu'on mange, sous des micocouliers, à neuf heures passées. Le patron de la paillote est William Claveyrolat, frère de Thierry, suicidé quelques années après l'arrêt de sa carrière sportive. Un grand coureur, précisent les coupures de journaux intercalées dans le menu : maillot à pois rouges dans plusieurs Tours de France, surnommé l'aigle de Vizille, rival de Greg Lemond et de Sean Kelly, trahi par Laurent Fignon, disent les mauvaises langues, lors du championnat du monde 1989 à Chambéry.
On fait une balade dans le village éteint de partout. Personne. Si, un crapaud qui cherche un peu de fraîcheur près d'une bouche d'égout, mais aucune de nos filles ne veut l'embrasser. On entend bientôt une voix grave, celle d'une dame ou d'un monsieur qui nous parvient de l'église romane, on s'approche, c'est celle de Barbara Deschamps, on l'écoute sur le seuil, il fait chaud, la porte est ouverte. C'est la fin de son tour, elle passe aux aveux, elle chante depuis trois ans, a toujours voulu réaliser ce rêve, c'est fait, une dernière chanson, un dernier couplet : Fais ce que tu veux pour autant que tu ne déranges personne, mais fais-le, tu pourrais sinon le regretter. On applaudit, les spectateurs sortent, j'entre jeter un coup d'oeil.
Il est près de minuit, on boit un dernier thé, c'est que demain on s'en va.

Jean Prod’hom



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Les rameaux du grenadier tremblent à peine

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La cour est fraîche, mais les rameaux du grenadier tremblent à peine. On quitte le mas sur la pointe des pieds, comme hier, par le même chemin, entre vignes et arbres à pain. Oscar fait connaissance avec les vélocyclistes, les joggers et les joggeuses, les automobiles, les poules, les papillons et leurs ombres, les ronces. Et notre propension à paresser sur les terrasses va l'obliger à composer s'il veut être des nôtres.

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Je discute le coup avec la gérante du camping, peintre en bâtiments autrefois. Ils sont trois à s'occuper de l'affaire : près de 70 places – tente ou caravane –, la réception, le dépôt de pain, le restaurant, le nettoyage de la piscine. Un travail de fous avec des clients exigeants, malotrus souvent. Un mois encore et c'est fini, dit-elle, elle reprendra peut-être un jour un bar, mais sans camping, elle est détentrice de la patente 4, une patente qui lui permet de vendre de l'alcool, une patente qui s'achète aujourd'hui comme autrefois un quartier de noblesse.
En revenant on entend au loin une voix qui sort de haut-parleurs, le cirque Nock peut-être, ou la discothèque du Titanic qui aurait engagé d'autres moyens que l'affiche aperçue tout à l'heure, placardée contre un mur de pierres sèches pour annoncer la soirée mousse de demain. La voix se fait plus distincte.
- Bonjour, c'est la voix qui vous parle. Le soleil brille à Rouveyrolle. N'oubliez pas que la journée d'aujourd'hui est sous le signe du baby-foot. Passez à la réception pour vous inscrire par équipe de deux. N'hésitez pas, participez à cette grande fête. Vive la convivialité.
La même voix reprend lorsqu'on passe a proximité de cet autre camping.
- Chers campeurs, c'est à nouveau la voix qui vous parle. Il fait un temps splendide. Nous tenons à vous avertir qu'il reste encore quelques places pour le repas moules-frites de ce soir. Elles sont belles, elles sont bonnes, ne le regrettez pas demain. Passez à la réception avant qu'il ne soit trop tard.
On déjeune au retour dans la fraîcheur du couradou, puisque c'est ainsi qu'il faut le nommer, avant que chacun ne reprenne ses occupations. Je me suis attaché hier à la série des Ardèche Loisirs trouvés dans la bibliothèque. J'y apprends que les Parisiens, Jean Désert et Pierre Monneret, ont réalisé la première descente des gorges de l'Ardèche en 1902, près de 40 kilomètres sur un bateau en acajou ; plus de 200 000 embarcations ont franchi l'arche de Vallon en 2002 ; Privas est en 1790 le chef-lieu du département des Source de la Loire ; les premières traces des châtaigniers remontent à plus de 8 millions d'années ; le marronnier est originaire des Balkans, le châtaignier - castanea sativa - lui est indigène, on en cultive plusieurs variétés : comballe, bouche-rouge, aguyane, précoce des Vans, merle, rialouse, esclafarde, pourette du Tanargue, garinche, bouche de clos, sardonne... L'Ardèche est le premier producteur castanéicole, 40'000 tonnes en 1860, 5'000 tonnes aujourd'hui (40% de la production française, 50% du revenu de près de 1000 exploitations) ; le marron glacé figurait sur les tables de Versailles ; le châtaignier fournit deux à trois fois plus de calories à l'hectare que le blé. Les châtaignes sont entreposées dans des clèdes ; le ministère de l'Environnement a attribué le label "Paysage de reconquête" (oh !) à la châtaigneraie de Saint-Pierreville (mais aussi aux sucs - basaltiques - volcaniques de Mézenc, aux terrasses viticoles de Ribes et aux pêcheraies de la vallée d'Eyrieux).
Je termine en fin de matinée la lecture du journal 1887-1888 de Pierre Louÿs qui répète à l'envi qu'il est jeune, qu'il a dix-sept ans, qu'il est vierge et que ça ne peut pas durer comme ça. Ce n'est pas à soixante-dix ans que je retrouverai mes ardeurs d'aujourd'hui. En sacrifiant à de vains préjugés, je perds un temps  que je ne retrouverai plus et les plus beaux jours de la plus belle jeunesse. J'ai résisté au printemps de mes seize ans. Je ne résisterai pas à celui de mes dix-sept ans, et je jure Dieu que le mois de mai ne se passera pas sans que...
... Oh ! la première nuit et la première femme !

Eh ! bien, comme Pierre Louÿs le précise en note, le mois de mai s'est tout de même passé sans que...
Baignade ensuite dans le Chassezac. Les enfants emmènent un bateau gonflable, on ne les revoit plus avant la fin de l'après-midi.
Il est neuf heures lorsqu'on part pour les Vans, aucune page des Ardèche Loisirs ne présente l'histoire de cette ville. Un marché d'artisans s'y tient ce soir, guère plus intéressant que celui de Grignan. Mais on perçoit dans la nuit quelque chose de très ancien, sur les façades des maisons, dans le tracé des routes, la largeur des fenêtres, la découpe des volets, les murets. On perçoit dans l'ombre une nuit très ancienne.

Jean Prod’hom

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Ardèche loisirs

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On part, Sandra, Oscar et moi sur le chemin à ornières qui prolonge la route après le parking d'où l'on a rejoint le Chassezac hier en fin d'après-midi. Personne encore à la rivière. On longe une châtaigneraie dont un réseau de tuyauterie assure l'arrosage. Un treillis nous empêche de poursuivre, on se rabat vers l'intérieur à travers les vignes jusqu'au hameau de Tournayres. La buvette d'un camping est ouverte, on y boit un café. Les serres dénudés de l'autre côté de la rivière, les arbustes nains, les petites vignes, le mélange du labeur et des loisirs, des estivants et d'une paysannerie restée prise dans une mécanisation primitive, la caillasse, le silence, l'heure matinale et la chaleur qui se lève me font penser à d'autres lieux, il ne manque que les ânes pour nous transporter plus au sud, les Baléares, la Sicile, la Crête, ou Patmos.

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On passe la fin de la matinée à l'ombre, lecture des Ardèche loisirs 1999, 2000, 2003, 2005, 2006. J'y apprends que la grotte Chauvet a été découverte en 1994 par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brune-Deschamps et Chtristian Hillaire. Petite pensée pour les deux derniers qui n'entreront pas dans la postérité. J'apprends que les datations des peintures murales ont été effectuées à Gif-sur-Yvette : 30'000 à 32'000 ans, plus vieilles que celles de Lascaux.
J'apprends en outre qu'au début du XXème siècle, l'Ardèche comptait 1347 alambics, il n'en restait qu'une vingtaine lorsqu'une ordonnance, celle du 30 août 1960, annule la transmission du privilège de distillation de père en fils.
Ce n'est pas tout, les femmes ardéchoises couvaient les oeufs des vers à soie placés dans un morceau de tissu qu'elles mettaient entre leurs seins ou sous leurs jupes, c'est l'éclosion au nouet ; on appelle les magnaneries les chambrées de vers, moulinier celui qui transforme un faisceau de brins en fil par torsion et assemblage, soie grège la soie en cocon; la pébrine décime les élevages de vers à soie au milieu du XIXème siècle, plus de 30 000 Ardéchois quittent le pays ; si on compte en 1874 45'200 sériciculteurs, on n'en compte plus que 19'000 en 1913, 5'000 en 1938, 1'000 en 1957; on produit au XIXème siècle jusqu'à 3'000 tonnes de kilos de cocons en Ardèche, 16 tonnes en 1961, 3 tonnes en 1967. En 1968, l'Etat supprime l'aide à la production ; on appelle béalière le canal amenant l'eau à la roue du moulinage, faïsses ou acciols les terrasses cultivées ; on appelle couradou ou fialage le balcon couvert ouvrant sur l'extérieur par de larges arcades, c'est précisément dans un couradou ou un filage que je rédige ces notes.
Après-midi sur la rive droite du Chassezac, au-dessous de hautes falaises desquelles les enfant plongent. On les surveille, l'eau jusqu'à la taille, sans jamais perdre pied, comme ces Italiens du sud qui ne savent pas nager. On lit tant bien que mal, avec la chaleur qui fait fondre nos vertus, les pierres qui roulent sous notre dos, on souffre en silence comme des fakirs.
Je lis la première partie du Journal de Pierre Louÿs, l'exposition de ses motifs en date du 24 juin 1887 est de bonne augure, le gaillard a 16 ans et ne manque pas d'ironie. Il admire Hugo et ne comprend pas la direction qu'a prise l'éducation, la séparation des sexes, la voie du dressage précoce. La suite est souvent moins gaie, il liste les livres lus, les concerts entendus, les pièces de théâtre auxquelles il a assisté. Vif portrait de Michel Bréal, une petite chouette avec des sourcils de hibou, un nez de faucon, une bouche de carpe, qui lui fait passer un examen en novembre, belle évocation de sa cousine T avec laquelle il polke et valse tout un été à Tréport, de Jules Ferry qui a donné aux Français à la fois la Tunisie et la gratuité de l'enseignement.

Jean Prod’hom


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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation

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Je me réveille dans un drôle d'état, pas mécontent d'avoir pris la tangente, de ne pas être resté dans ce parking. Je viens de glisser le corps d'un inconnu dans le vide-poche, je trie accroupi des habits, dernière place côté de l'Ecole hôtelière, sous la station Agip, tente de regrouper l'essentiel. Surtout ne pas oublier le billet, de train ou d'avion, je ne me souviens pas, surtout ne pas laisser ce billet dans l'un des habits que je n'emporterai pas, je suis seul, conscient d'avoir commis l'irréparable, je ne connais pas l'identité de la victime, il y a des choses aussi importantes que son identité, mais quoi ? et pour aller où ? J'essaie de me rendormir pour en avoir le cœur net, sans succès. Me retrouve dans une humeur double, heureux de ne pas avoir commis l'irréparable, mais déçu de ne pas savoir ce qui me serait advenu, au risque de me réveiller du mauvais côté.

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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation. Comme d'ailleurs dans tout usage servile de ce que la rhétorique a inventorié. Il s'agit d'explorer aujourd'hui d'autres relations, à l'intérieur du mot, du groupe de mots, de la phrase, du paragraphe, du texte, ailleurs encore. En suis-je capable ? Evidemment non, mais j'en pressens la nécessité.
Les mauvaises herbes s'attaquent avec le même succès aux bords des routes, aux prés abandonnés, aux parents oubliés. La folle avoine entoure aussi bien les coquelicots que les fleurs artificielles dans les cimetières, les premiers chantent les fragiles renaissances, les secondes rappellent l'impossible résurrection. Le cimetière de Colonzelle mérite le détour, la mauvaise herbe y monte à l'assaut de la mémoire des vivants.
On quitte la Drôme pour l'Ardèche à 15 heures, aidés par le GPS qui nous propose Pierrelatte par Montségur-sur-Lauzon : le village est de cire, on le sait vivant, mais on en doute. On traverse un paysage de fin du monde, avec les toits bas comme à Dax, le désert autour et le réel qui ne réagit pas.
De Bourg-Saint-Andéol, on prend la direction de Vallon-Pont-d'Arc où l'on se mêle un instant à la foule. Suzanne est partie avec les enfants se baigner dans le Chassezac. Jeremy nous attend à Rouveyrolle, un hameau vide à cette heure. On décharge la 807 dans la cour intérieure de cette ancienne unité agricole, avec une lumière et une ombre qui l'isolent du monde. Une galerie met en relation l'ancienne magnanerie avec le corps de l'habitation recouverte de larges et lourdes dalles de basalte. Elle est comme le pont d'un navire, assez large pour qu'on y mange, assez en pente pour qu'elle produise un vertige. Un autre monde double le premier en prenant appui sur le puits d'ombre qui réorganise le dedans avec le dehors si bien qu'ils sont l'un dans l'autre et que l'étrange sensation d'être dedans et dehors ne nous lâche pas.
On rejoint les autres sur les bord du Chassezac. Après-midi au soleil, les pieds dans l'eau. Soirée à parloter tandis que les enfants organisent leur campement. On se couche à minuit. Lis les dernières pages d'Apprendre à finir, un sombre récit de Mauvignier. J'espérais que quelque chose viendrait illuminer le désastre qui en est l'origine. Rien en définitive, mais passage sur l'autre face d'une bande de moebius qui se referme sur quelque chose qui dure. Qui se referme et reprend, à peine décalé, ce qui ne finit pas.

Jean Prod’hom


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Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand

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De la route qui fait tenir ensemble Colonzelle à Grillon, le Mont Ventoux n'a rien d'un géant. Ce matin le mistral souffle en rafale sur la place de la Bourgade dont l'accès en voiture est barré. Cinq ou six femmes et un homme ont dressé des planches devant leur 4L ou leur Diane, réparti des cagettes de fruits et légumes. L'une d'elles attend, bras croisés devant un tas de melons, elle a l'air d'une de ces personnes qui ne doutent pas de la valeur de leurs produits, qu'elles les vendent ou qu'ils leur restent sur les bras. Pas grand monde toutefois pour acheter ses melons, il est peut-être un peu tôt, elle me rappelle cette femme qui attendait dès l'aube un client devant son vieux bus Citroën sur la route d'Alès.

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Dernière saison pour les roses trémières dans les jardins oubliés, entourées toujours de plus près par la folle avoine. Sur le chemin de la coopérative, j'aperçois des gens intéressés par l'un des terrains viabilisés à vendre au bord de la route de Valréas, des gens comme vous et moi. Ils discutent à l'angle de la parcelle avec celui qui est vraisemblablement l'un des promoteurs du projet. La femme me regarde plein de soupçons, je l'ai croisée, elle et son mari, dans le village alors que je faisais des photos de la cour d'une maison fermée hiver comme été. Ils m'ont demandé si je photographiais la maison. Que non ! le banc de pierre. Ils n'ont pas paru satisfaits de cette réponse. Je n'ai pourtant pas la tête d'un brigand.
Balade au bord du Lez en famille, je me laisse décramponner pour observer le ballet des libellules, fais quelques photos. Ils reviennent une demi-heure après, Oscar court sans laisse et répond aux ordres de Sandra. Ce qui ne nous empêche pas, bien au contraire, de le laisser à la maison, seul, pendant qu'on fait un saut à la piscine de Valréas. Peu de baigneurs aujourd'hui, les aventuriers d'il y a deux jours sont absents. Le ramadam aurait-il à faire avec l'agitation de jeudi passé et expliquerait-il leur absence aujourd'hui ? C'est ce que semble sous-entendre l'un des médiateurs.
Arthur, Louise et Lili ont la piscine pour eux, sautent et plongent. Un encadrement maximum, les deux maîtres-nageurs, les deux médiateurs et, près de l'entrée deux policiers qui campent. Le mistral a raison de notre bonne volonté, malgré les conditions exceptionnelles des mesures de sécurité, on rentre.
Dernière sortie dans les dunes, longue boucle (91) avec Sandra, Louise et Oscar, tandis qu' Arthur et Lili regardent un film. On part demain pour Joyeuse. Le soleil se couche sur les collines derrière lesquelles on devine la vallée du Rhône, les éoliennes ont la dimension des fèves cachées dans les gâteaux des rois, la terre ocre flambe, les graminées poudrent d'argent la lavande, on croit qu'il neige à la cime des saules et au pied des chênes verts.
Un dernier passage dans la salle de bains avant de me coucher. Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand.

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Jean Prod’hom

Il y a les chansons d'ivrogne

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Il y a les chansons d'ivrogne
les rectificatifs en bas de page
la rivalité de François Ier et de Charles-Quint
il y a Tartegnin le pays du bon vin
l'usure
les repas à la fortune du pot
la politique du livre
le regard sollicité par la pente
il y a la politique du pire

Jean Prod’hom

Un Matin de grand silence

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A la sortie de Colonzelle, dans l'angle du chantier d'où devrait un jour jaillir un lotissement, deux ouvriers suent ; l'un est perché sur une camionnette, il soulève une masse qu'il laisse retomber, sans rythme, l'autre guide le piquet sur lequel est fixé un panneau, on peut lire : A vendre, terrains viabilisés, 600 ou 800 m2. Le lotissement tarde à se mettre en place, on peu comprendre, de la terre remuée et un réseau discontinu de routes et de chemins, on dirait un petit aéroport oublié après de sévères bombardements.
Plus loin, dans le pré où pâturait ces années dernières un cheval blanc, plus de cheval blanc. Plus loin encore une jeune femme penchée sur des rames de haricots, elle travaille comme une mule.
Il y a foule sur la place de la Bourgade, devant Sainte-Agathe, près de la fontaine et au bar. On attend en papotant le corps de Ginette, une vieille dame de 82 ans. Ses obsèques auront lieu à dix heures, on s'inquiète, elle n'a pas d'avance. La famille est là, le prêtre est sur le perron, avec le missel des défunts qu'il serre sur sa poitrine, ils attendent, on fume une dernière cigarette, les cloches sonnent, toujours personne.
Le minibus Opel gris funèbre arrive enfin avec le corps de Ginette. Les proches se rapprochent, les curieux restent à l'ombre. Le chauffeur fait une marche arrière pour faciliter les manœuvres, l'un des quatre employés de l'entreprise des pompes funèbres valréassienne ouvre le coffre du bus, un volume appréciable qui permet de placer le cercueil dans une section indépendante, un coffre dans le coffre. Ce système a été imaginé à l'origine pour simplifier la vie des amateurs de sports d'hiver qui pouvaient ainsi glisser leurs skis dans un tel compartiment, presque invisible, placé dans l'axe du véhicule. Il n'en va pas de même pour l'aménagement de l'Opel, le compartiment est bien visible, il ressemble plutôt à la niche d'Oscar, ou à un coffre-fort. Il est recouvert d'une moquette sombre sur laquelle sont placés les bouquets de fleurs, les plaques de marbre gravées, les croix, bref tout le bric-à-brac sans lequel la mort ne ressemblerait pas à la mort. Ce dispositif permet en outre de glisser entre le box du mort et les parois du véhicule la petite table pliable et le napperon de velours qui la recouvre.
La table est mise, on y a déposé le livre dans lequel celui qui le veut peut témoigner de sa sympathie. Le prêtre s'approche du véhicule et ouvre son missel, dit quelques mots avant de faire le signe de croix. C'est le signal que les quatre croquemorts attendaient pour se saisir du cercueil et le transporter dans l'église, la foule suit. J'aurais bien voulu entendre ce qui s'est dit ce matin dans Sainte-Agathe, mais les enfants attendaient les ficelles et les baguettes.
On déjeune sur la terrasse. Sandra, les enfant et Oscar vont ensuite à la rivière, je vais à pied à la coopérative acheter quelques fruits. On monte à Grignan, je fais un saut à Terres d'Ecritures, discute le coup avec Christine Macé, lis le texte de Jean-Pierre Charcosset qui accompagne les lithographies de Kitty Sabatier.
Piscine ensuite, après celles de Nyons et de Valréas, celle de Grignan au pied du château. Une piscine d'une simplicite extrême qui n'offre rien d'autre que de l'eau fraîche, une piscine janséniste.
Lis avec Arthur avant et après le souper Un Matin de grand silence. Ce court récit écrit par Éric Pessan et publié aux éditions Chemin de fer m'emballe, c'est l'histoire d'un enfant qui s'avise qu'il ne vit pas sur la planète qu'il croyait, que tout y est différent de ce qui se dit, sans que quiconque n'ait voulu pourtant le tromper. Aucune place ne lui a été réservée, c'est sa chance, il suffit de se pencher pour ramasser la liberté. Il s'aperçoit un matin que, sous les bruits et les mots qui donnent sens à la communauté des vivants, un silence bouleversant pousse et déverrouille non seulement les choses, mais aussi le temps et l'espace qui les accueillent. Il prend conscience avec stupeur que rien n'est plus extraordinaire que le verso de nos vies. À la fin Arthur aurait voulu que ça se termine, qu'on en finisse une bonne fois et que les parents du héros rentrent enfin. Mais avec qui aurait-on parlé de tout cela, de ce rêve qui n'en est pas un et qui n'a pas de fin ?
On remonte à Grignan dans la soirée pour le marché nocturne, une centaine d'exposants déguisés en courtisans, vendeurs sans âme d'une camelote qu'on préfère voir chez son voisin que chez soi. Le système économique capitaliste produit aujourd'hui toujours plus de riches et toujours plus de pauvres, il semble de plus en plus difficile de vivre à l'écart de tout ce folklore sans être condamné à faire n'importe quoi.

Jean Prod’hom


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La piscine de Valréas

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Me retrouve à un peu plus de 8 heures sur la terrasse de Grillon, pour une grosse heure, sans mon IPad que j'ai oublié si bien que je n'écrirai pas ces notes comme je l'ai fait ces derniers matins... plus tard. Ce qui ne m'empêche pas de goûter à l'air qui circule tout autour, une circulation provoquée par d'innombrables ouvertures, celle du Restaurant de la Truffe devant lequel le patron balaie, celle de l'église – sans que personne n'y entre ou n'en sorte. Il y a aussi les pages du Provençal ou du Dauphiné que les clients tournent en hochant la tête, il y a les fenêtres de Cash ou Bingo que des femmes grattent en rêvant au million, il y a des morceaux de ciel bleu qui frissonnent avec les feuilles du platane, et l'eau qui goutte au goulot de la fontaine. Deux vieux s'arrêtent sur le seuil de l'église et consultent l'avis mortuaire qui invite les amis de Ginette à venir demain rejoindre ses proches parents, et sainte Agathe, pour lui rendre un dernier hommage. Le jour est sur ses rails.

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Termine après le déjeuner de désherber la terrasse ; les rosiers et le figuier ont pris résolument leur place, la sauge et la sarriette adossées au mur en manquent. Les deux arbres fruitiers, des abricotiers (?) sont tout jeunes, ça prendra encore quelques années mais ils ont le temps. Les lavandes sur lesquelles butinent des abeilles et le romarin auquel le liseron se mêle sont chez eux. J'espère ne pas avoir arraché de nouveaux-nés. Quant au mirobolan - je lis son nom sur une étiquette qui lui pend au cou -, il suit les indications du manuel déniché dans la bibliothèque, qui décrit ce prunier comme peu vigoureux et appréciant les sols très humides. C'est réussi, le tronc est sec de chez sec.
Si la piscine de Nyons accueille les gens du cru, les familles, les retraités, les estivants, des colonies d'enfants et d'amoureux, il n'en va pas de même avec celle de Valréas, on y était en fin d'après-midi. Elle est occupée essentiellement par des adolescents qui n'ont pas l'occasion de partir en vacances et que les parents n'ont pas le temps d'emmener sur les toboggans de Nyons. Ils font ensemble une petite équipe de joyeux drilles qui plongent, rient, sautent, crient tout autour des trois bassins. Ce sont des habitués qui ont la particularité de ne pas être les enfants les plus faciles de cette petite ville du Vaucluse touchée par le chômage. Pour les distraire, on a élevé des plongeoirs d'un, trois et cinq mètres. Pour le reste peu d'ombre, un petit coin d'herbe et du béton. Comme les esprits sont toujours prêts à s'échauffer, la commune a délégué des médiateurs pour garder un œil sur ces gamins. Ils fonctionnent en binômes, on m'a expliqué qu'ils jouaient le rôle de grands frères, ils sont six dans la commune et travaillent à plein temps. Pendant l'été ils secondent les maîtres-nageurs qui ne manquent pas de travail, c'est en effet à la piscine que ces gamins se retrouvent tous, ils ont 8, 10, 12 ou 16 ans.
Cet après-midi, ça a failli mal tourner, les gamins ont occupé le plongeoir interdit d'accès à cause de l'affluence. Les injonctions du maître-nageur n'ont pas suffi, deux policiers s'en sont mêlés, mais fort heureusement de loin, ils sont repartis rapidement alors que le maître-nageur insistait pour se faire entendre. La vingtaine de gamins ont flairé l'aubaine, le maître-nageur a voulu montrer qui commandait en bouchonnant l'un des enfants désobéissants. Ses copains ont plongé alors dans le grand bassin et entouré leur héros. J'ai craint le pire, Sandra a trouvé que c'était le moment de rentrer, je suis resté jusqu'à l'arrivée des deux responsables de l'association des jeunes de la ville, des gens respectés, les gamins se sont mis au garde-à-vous, ils sont tous partis.
Cette après-midi n'a pas été perdue, Arthur, Louise et Lili ont eu droit à leur première leçon de sociologie appliquée, ils n'en ont pas perdu une miette. J'aime bien la piscine de Valréas.
Je lis ce soir les trois dernières parties de la biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, une lecture expresse pour le passage d'une étoile filante.

Jean Prod’hom



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Café de la Bourgade

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- ... de 2 à 3 tonnes, 45 hectares, 80 francs le litre, un camion et une pompe venaient charger la lavande, le courtier c'était Pèlerin de la Roche. Une année, elle est montée à 100 francs le litre, dans la région ils avaient tous acheté des tracteurs neufs. Moi je ne désherbais pas, les ailes passaient dessous, il fallait aller très peu par-dessous. Il y avait bien sûr les frais, les coupeurs, la distillerie. Moi je montais avec deux remorques sur la route de Taulignan, un crochet exprès pour les mettre ensemble, il y avait de sacrées ridelles, on arrangeait un peu les gerbes, et hop ! la vapeur. On n'était pas malheureux, mais il fallait travailler, batailler contre les mouches et les chenilles, on sulfatait, mais c'était pas dangereux. On travaillait parfois avec deux tracteurs, mon cousin prêtait le sien. À la mort de mon père, j'ai tout laissé, trop difficile, trop cher, avant avec mon père on partageait les frais.
- Je fais 150 mètres et je dois m'arrêter, je n'y vois rien de l'oeil gauche, l'autre à moitié, c'est pas beau. Si je regarde en-dessus c'est malheureux, mais si je regarde en-dessous... Faut se le dire, il y a plus malheureux ! Hé hé, je ne fume plus. Mais qu'est-ce que j'ai pu fumer, cigarettes, cigares, pipes, deux cafetières... J'en ai fini d'un coup avec la fumée, j'ai eu une piqûre au milieu du front, chez un homéopathe, c'était à l'Isle-sur-la-Sorgue, dégoûté à tout jamais. C'est en faisant le service militaire que j'ai appris à fumer. On était incorporés à Avignon. Avant à Grenoble, quand le machin d'Algérie, je me rappelle, de Gaulle avait dit aux Algériens qu'il les avait compris, le jour après il les massacre. Les journaux disent tout ce qui ne va pas, moi je me tais quand ça ne va pas et ça va mieux. Mais je ne joue plus aux cartes, je ne vois plus que les couleurs. J'ai de ferraille qu'il me faut jeter, faut que je trie d'abord. Je ne veux pas garder grand chose, je verrai, on verra.
- Mon neveu de Taulignan ramasse la ferraille, même les vieilles batteries. Il viendra, je lui dirai.

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Les enfants se plaignent de mon arrivée tardive, on déjeune, le mistral a laissé la place à une maigre brise si bien que la température s'est considérablement élevée. La 807 indique 36 degrés entre Valréas et Nyons où nous allons nous baigner.
M'arrête au retour sur la place, près d'un café qui propose habituellement un réseau wifi ouvert. Bientôt une semaine que je vis sans, et ne sens aucun manque ni frustration, mais je sais que ces notes n'ont de sens que si je m'en défais. Le café est fermé. C'est finalement dans un tea-room que j'accède au réseau des réseaux, m'y attarde un peu avant de retrouver ma tribu sous le monument aux morts de Nyons, avec tout en-haut la République en marche sur laquelle on a repassé une couche de rouge-blanc-bleu.
On fait le plein de fruits chez un agriculteur de Ventadour dont le domaine est attenant à la route. Le jeune qui nous sert est silencieux, dans l'abri qui le jouxte, un employé remplit le réservoir d'un antique tracteur. J'aperçois lorsqu'on s'en va, avec notre cagette sous le bras, les faysses d'une grande propriété, de lourds arbres fruitiers et une jeune femme, le jeune homme la salue familièrement, un enfant qui marche à peine la précède. Me demande alors comment on peut naître là, en dehors de tout, peine à l'imaginer avant que je ne m'avise qu'il en a été ainsi pour chacun d'entre nous, naître loin de tout avec l'idée que tout aurait pu en aller autrement, mystérieusement.
Lis au retour les deux premières parties du Nicolas de Staël de Greilsamer. Je crois bien que je n'avais jamais lu une biographie de ce genre, que j'aurais autrefois évitée comme la peste, à mi-chemin de tout. J'éprouve une sensation analogue à celle qui m'a habité il y a quelques semaines à Pompei. Cela ne m'empêche pas de me coucher à point d'heure.

Jean Prod’hom



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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion

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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion, loin de son aire, à Grillon où je me livre à mes premières et peut-être dernières observations d'une stèle levée en souvenir de la Grande Guerre, complétée par des inscriptions, provenant également de la seconde. Trente morts à l'occasion du premier grand charnier, trois à l'occasion du second. Je ne sais rien de l'histoire de ces édifices, ni de leur conception, mais j'imagine bien la tête de celui qui a trouvé le filon, un gars du format de ce loustic de Vieil, un pote de guerre à Blaise Cendrars qui s'était montré indispensable à l'arrière en mettant en ordre la collection d'un toubib à cinq galons, fourbissant des fusils, des casques, des écussons, des boutons d'uniforme, des plaques de ceinturon, munissant chaque objet d'une étiquette circonstanciée...

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Le monument aux morts de Grillon est constitué d'un obélisque dans les cartouches duquel sont gravés les noms des morts de la Première Guerre, sur trois faces. Se dresse dans la quatrième cartouche une représentation de la République, ailée, armée et casquée. Cet obélisque est fixé sur un socle à 4 faces, la première porte une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1914-1918, la seconde une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1939-1945, la troisième une dédicace aux Français d'Outre-Mer morts pour la patrie. La quatrième demeure obstinément vide, on réparera cette faute de goùt un de ces jours prochains, on a laissé d'ailleurs tout autour des fusées d'obus, des casques, des décorations, un canon, au cas où...
Ceci encore : le RF de la République française ressemble étrangement au RF de Roger Federer, mais je note qu'aucun dignitaire de la Ve République, à ma connaissance, ne s'en est plaint. Ni l'entourage du tennisman d'ailleurs.
N'arrive pas à me débarrasser ce matin de Philippe Didion que je retrouve en-haut de la Montée du Châteauvieux. Fais une photographie d'un salon de coiffure dont l'enseigne semble commémorer l'alliance pakistano-américaine.
Lu dans le Provençal ce matin : Les habitants d'Alba-la-Romaine peuvent être rassurés. Les nouvelles découvertes, révélées par des fouilles préventives, confortent la prestigieuse histoire de leur commune. Celle d'avoir été le chef-lieu du peuple des Helviens au début du millénaire, entre le Ier et le IVe siècle avant J.-C. Je ne peux m'empêcher de penser avec émotion à tous ces collégiens et lycéens, à tous ces enfants en vacances condamnés à écouter sagement les explications des bénévoles de l'association Mosaïques Archéologie et invités tout bientôt à visiter le nouveau musée d'archéologie qui verra le jour en 2013.
Deux jeunes hommes parlent sur la terrasse du Bar de la Bourgade de leurs belles heures, à deux pas. Un maigre et un gros, sans être en mesure de déterminer s'ils sont d'anciens prisonniers qui ont payé leur peine, des malfrats en cavale ou des gardiens de prison. Ils sont quoi qu'ils en soit admirables, ils se passent un pétard, s'échangent leurs souvenirs à voix basse. L'un boit une bière, l'autre un café. Quelques indications m'assurent qu'ils ont été un certain temps derrière les barreaux. L'un d'eux se lève enfin et va payer au bar, je penche alors pour d'anciens prisonniers qui ont purgé leur peine. Mais faut-il se fier aux apparences ? Je vérifie mon sac, rien n'a disparu.
On monte tous ensemble à Grignan, c'est jour de marché. Fais une visite à Terres d'Ecritures : une correspondance à l'étage, des sous-bois au rez. J'y passe une heure avant de rejoindre Sandra et les enfants, les petites mangent une glace, Arthur a commandé un citron pressé qu'il a rendu imbuvable en ajoutant le contenu d'une fiole d'eau sucrée. Achète à la librairie d'en-haut une biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé et Une matin de grand silence d'Eric Pessan que j'offre à Arthur et que je me réjouis de lire avec lui.
Retour à pied par le Chemin de la Rochecourbière, le mistral baisse pavillon, le soleil prend possession de la terre rouge, des lavandes. Les maïs plantés en bordure du Lez ont pourtant du retard, seuls trois ou quatre soleils lèvent la tête dans un champ immense.
Après-midi à la rivière, barrages, gués, pêche, lecture et premier bain d'Oscar. On y reste jusqu'à plus de cinq heures. Je fais à manger. On se rend ensuite Arthur et moi à Valréas pour une séance de cinéma, Spiderman, un scénario que je n'aurais pas signé, même sous un pseudonyme, mais un air vieillot qui rafraîchit.

Jean Prod’hom


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Le ciel est d'acier ce matin

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Ma 16.12. 1980
...
Ce cahier parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J'aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d'avant - d'avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l'urgence, de la certitude de mourir. Mais c'est parce qu'elles m'étaient épargnées que je n'ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1980-1990

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Ecrire ces notes, c'est aussi aménager un accès au temps qui fuit et renouer par-delà la conscience de soi et du monde avec l'immédiateté dont il a fallu s'extraire pour agir un tant soit peu. C'est aussi ne pas se livrer corps et âme aux mirages de la raison, se contenter d'attraper une ou deux des innombrables feuilles d'automne, les écorner. Fixer comme dans un herbier quelques-uns des instants de nos vies avant qu'ils ne disparaissent dans la nuit, leur donner une place sans pour autant vouloir faire la lumière sur quoi que ce soit, ni prétendre à la vérité. Taches de lumière plutôt, pâles, le combat est inégal, qui attestent que l'homme est bien celui qui vient sur le tard signer l'armistice, mais aussi celui qui tient dans sa main quelques miettes de cet incomparable festin.
Le ciel est d'acier ce matin, et le mistral pousse des coups de gueule. Trois équipes se sont formées dans la maisonnée : Louise et Sandra battent la campagne avec Oscar. Arthur et Lili, insouciants, font les marmottes. Je m'occupe de l'intendance, pain à Grillon, beurre, faisselles à la coopérative de Colonzelle. Je m'arrête dans la cour où le blé dur coule à flots, pesé puis moulu. Les agriculteurs de la région ont terminé l'orge, plus tard le maïs et le sorgo.
Je désherbe la courette devant la maison, on déjeune à l'intérieur, le mistral est trop fort, Sandra et les enfants partent chez Leclerc, Oscar dort, je bois un café en mettant ces notes à jour. J'extrais des heures passées à Gourchaud ce qu'il en reste, une ou deux choses autour desquelles puisse tourner ce qui n'est plus, bouées flottantes ancrées au fond de la mer, corps morts qui se soulèvent au gré des vagues et auxquelles on amarre les bateaux pour qu'ils ne se fracassent pas contre les digues. Lis le premier paragraphe de L'expulsé que Samuel Beckett fit paraître à la fin de la guerre, il faut penser aux choses qui nous tiennent à cœur, écrit-il, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C'est-à-dire qu'il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu'à ce que la boue les recouvre, d'une couche infranchissable.  
Sandra rentre des courses de chez Leclerc, le mistral n'a pas faibli si bien qu'on pique-nique à l'intérieur. Sieste ensuite pendant laquelle on ne veut ni voir nos enfants ni les entendre. On ne les verra pas mais on les entendra. Après quoi on décide d'aller marcher dans les dunes.
Je transmets aux enfants les règles de la scopa que le voyage à Naples m'a remis en mémoire. On joue mais la nuit tombe vite, en raison de la latitude mais aussi parce qu'on a, hélas, passé le solstice d'été. Je range la cuisine tandis que Sandra et les enfants descendent à la rivière, bois un café sur la terrasse, les hirondelles font des petites taches d'encre dans le ciel qu'on considérerait d'un assez mauvais oeil si ce n'était lui : pas un nuage, un dégradé sans accroc, du bleu violet au rose orangé, un effet qu'approche la peinture industrielle et qu'on retrouve dans les représentations qui décorent l'enfer quotidien des ménages catholiques revenus de Lourdes ou de Notre Dame de Lorette, avec sous le bras des chromos de rédemption.
J'entends des voix lointaines, les premières depuis le départ de mon petit monde, des cris et des rires. Ce sont eux qui passent le pont sur le Lez, ils écrivent une chanson dont ils me livrent en primeur un extrait.

Jean Prod’hom


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Il y a les points cardinaux



Il y a les points cardinaux
ce pas et le suivant
la maison rose
il y a la cécité d'Homère
la demeure des ombres
le chasseur à la manque
des rôtis brûlés et des gâteaux mal cuits
il y a les années folles
la fin du monde en avançant

Jean Prod’hom

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La source jaillit pure, mais elle creuse son sillon dans la boue.

Jean Prod’hom

62 (c)



Entre la peur du rossignol et la mienne, il y a son chant.

Jean Prod’hom

Fondation Rosengart



L'un vouait une adoration sans borne pour Ulysse, l'autre préférait de beaucoup Pénélope.

Pablo Picasso et Paul Klee sont les hôtes permanents de la Pilatusstrasse 11 à Lucerne. Près de 300 travaux de l'Andalou et du Bernois ornent les murs d'une dizaine de pièces de l'ancienne Banque nationale suisse. Grands formats chez l'un, petits formats chez l'autre.

Si le premier me dissuade de peindre, le second m'y invite.













Jean Prod’hom

Edification morale



Dans la section Problèmes de récapitulation du Recueil pour le calcul écrit à l'usage des élèves du degré intermédiaire des écoles primaires, édité en 1904 par le Département de l'Instruction publique et des Cultes du Canton de Vaud, on peut lire ceci.

26. Dépenses inutiles.
a) Un fumeur dépense chaque jour 30 c. en cigares. A combien se monte sa dépense pour 4 semaines ?
b) Un homme entre au café 3 fois par jour et dépense chaque fois 40 c. Que dépense-t-il ainsi en une semaine ?
c) Un ouvrier a bu un jour un petit verre de 10 c., 1 absinthe de 15 c., un demi-litre de vin a 110 c. le l. et une chope de 20 c. Quelle serait sa dépense en une semaine, en supposant que le dimanche il boive double ration ?
d) Combien de demi-litres de lait, à 20 c. le l., cet ouvrier pourrait-il donner à ses enfants avec l'argent dépensé ainsi en une semaine ?

Il est naturellement difficile d'évaluer le succès de ces formes de sensibilisation aux grands maux du siècle passé. Je ne suis pas loin de penser cependant qu'il faudrait revenir à ces formes quasi objectives de dissuasion, intégrées aux domaines relevant strictement du quantitatif, malgré la violence retorse de l'implicite et des sous-entendus, d'autant plus que l'augmentation du prix des cigarettes, des cigares ou du café, le passage à l'euro, l'arrivée massive de drogues variées, l'augmentation générale des prix permettraient de rendre toujours plus attractifs des calculs qui contribueraient mine de rien et pour presque rien à l'édification morale de chacun.

Jean Prod’hom

On n'est jamais là lorsqu'il le faut



Pour Gaël

On n'est jamais là lorsqu'il le faut et la mort ne nous avertit pas de toutes ses visites. Sache que ce jour-là nous avons tous perdu un père, et certains pour la seconde fois.
Le vent soufflait du nord-ouest, nous étions à Herculanum – enfouie autrefois sous une pluie de cendres et une nuit de boue – , le soleil se déversait en un torrent de feu qui se mêlait au tuf jaune et à la lave noire. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Tu pourrais te vanter qu’au milieu de ce désastre il ne t’échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse. Enfin cette noire vapeur se dissipa un peu, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil.
L'Espagne avait sorti le Portugal et allait sortir l'Italie qui nous accueillait en ses terres, il faisait un cagnard d'enfer, nous nous mîmes en route sur les flancs du Vésuve qui avait enlevé le 24 août 79 Pline l'Ancien à Pline le Jeune.
Ceux qui t'ont accompagné en Campanie, ceux qui sont restés au collège, nous tenons tous à te témoigner notre profonde sympathie, à toi et à ta famille. Nous sommes de tout cœur avec toi.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Tout est si simple



Près de la tombe – que j'ai retrouvée avec tant de peine – un peuplier-tremble grésille dans le vent d'automne qui ramène sur un bref soleil les nuées jaunes et grises. Une croix de chrysanthèmes roses, couchée sur le gravier de marbre. J'ai cru qu'il y avait une abeille morte prise au coeur des pétales, mais touchée du doigt, c'est – vivante – une de ces fausses abeilles qui hantent les jardins d'octobre.
Pas une fleur à jeter là. Il y a peut-être des parents qui vivent encore... les rechercher, leur écrire – mais quoi ? Un homme se souvient ici, c'est tout.

Gustave Roud, Air de la solitude, 1945



Tandis que les élèves de l'Etablissement de Mézières font la fête, je cherche la tombe de Gustave Roud dans le cimetière de Carrouge, à quelques pas de la ferme qu'il habita près de 40 ans avec sa seule soeur. Sans succès, la tombe de Madeleine est bien visible à l'entrée, à droite du portail, pas trace de celle de Gustave.
Le patron du café du Raisin à qui je demande de m'aider ne peut pas m'informer, il m'envoie auprès de Desmeules qui est sur la terrasse. Cette tombe il ne l'a jamais vue lui non plus. Pourtant il se souvient, il avait une quinzaine d'années, c'était la dernière fois qu'on sortait le corbillard, on la remisé pour toujours, s'entend le corbillard, c'était un corbillard tiré par un cheval. A moins que le corbillard ait emmené le poète ailleurs, dit Desmeules, dans un autre village. Impossible, dit le patron, le corbillard ne pouvait pas sortir de la commune.
J'ouvre mon parapuie et retourne avec la nuit au cimetière, en rêvant que la tombe de Gustave Roud n'y est plus. Je finis par la trouver, la première en entrant tout près du banc, bien visible et proprette, quelques mètres à l'avant de celle de Madeleine. Elles n'on ni l'une ni l'autre aucun intérêt.
La pluie redouble, un petit bus scolaire s'arrête, y sont assis une dizaine de bambins de 6 ou 7 ans, immobiles. Devant la grande salle de Carrouge des maîtresses les saluent en souriant. Un homme se souvient ici, c'est tout.

Jean Prod’hom

Que l'anneau des forêts vienne enclore



Que l'anneau des forêts vienne enclore un espace de champs et de prairies, ce lieu tout aussitôt se met à vivre d'une vie singulière derrière sa haute muraille de frondaisons et de fûts. Séparé du monde, et sans nulle rupture cependant, il n'en reçoit plus que la rumeur, mais comme décantée : tous les bruits que le vent brasse au-dessus des campagnes infinies glissent au creux de cette conque d'herbages sans y prolonger leur confuse mêlée. Chacun d'eux, et jusqu'aux plus opaques, y retrouve sa saveur propre et ne résonne que pour soi. Le vent lui-même, partout ailleurs plainte nulle errant sans but d'un bord à l'autre de l'horizon, redécouvre sa voix perdue et chante à chaque feuille. Oui, tout ici rejoint son chant, mais un chant d'une transparence mystérieuse et qui, simple écho presque toujours, n'en livre pas moins le dessin musical d'une présence.

Gustave Roud, Le Repos du cavalier, 1958

Il y a ce qui rassure et dort au coeur de la chose



Il y a ce qui rassure et dort au coeur de la chose
les heures longues
les heures brèves
les poèmes de Jean Follain
il y a les chants qui ramènent la brise
la boucle du fleuve
le retard comblé
il y a l'été
ce vieil air innocentant le monde

Jean Prod’hom

Latences



Le temps de celui qui n'est plus bute contre la pierre sans se rompre. Le vivant le sait lorsqu'il revient sur cette durée, ce bout de vie qui aurait été tout autre si on n'avait pas tardé à l'avertir. Le voici troublé d'avoir été tenu dans l'ignorance, sur le point même d'en charger celui qui s'est tu, il attend que l'autre s'en explique. Rien ne vient, le mort a abandonné la partie. Au vivant de lui pardonner sa lâcheté.
La mort décidément – ou la conscience –  fausse le jeu et rend la vérité impossible, les croyances se superposent, il faut du courage pour vivre lorsqu'on est vivant.

Jean Prod’hom