Les rameaux du grenadier tremblent à peine

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La cour est fraîche, mais les rameaux du grenadier tremblent à peine. On quitte le mas sur la pointe des pieds, comme hier, par le même chemin, entre vignes et arbres à pain. Oscar fait connaissance avec les vélocyclistes, les joggers et les joggeuses, les automobiles, les poules, les papillons et leurs ombres, les ronces. Et notre propension à paresser sur les terrasses va l'obliger à composer s'il veut être des nôtres.

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Je discute le coup avec la gérante du camping, peintre en bâtiments autrefois. Ils sont trois à s'occuper de l'affaire : près de 70 places – tente ou caravane –, la réception, le dépôt de pain, le restaurant, le nettoyage de la piscine. Un travail de fous avec des clients exigeants, malotrus souvent. Un mois encore et c'est fini, dit-elle, elle reprendra peut-être un jour un bar, mais sans camping, elle est détentrice de la patente 4, une patente qui lui permet de vendre de l'alcool, une patente qui s'achète aujourd'hui comme autrefois un quartier de noblesse.
En revenant on entend au loin une voix qui sort de haut-parleurs, le cirque Nock peut-être, ou la discothèque du Titanic qui aurait engagé d'autres moyens que l'affiche aperçue tout à l'heure, placardée contre un mur de pierres sèches pour annoncer la soirée mousse de demain. La voix se fait plus distincte.
- Bonjour, c'est la voix qui vous parle. Le soleil brille à Rouveyrolle. N'oubliez pas que la journée d'aujourd'hui est sous le signe du baby-foot. Passez à la réception pour vous inscrire par équipe de deux. N'hésitez pas, participez à cette grande fête. Vive la convivialité.
La même voix reprend lorsqu'on passe a proximité de cet autre camping.
- Chers campeurs, c'est à nouveau la voix qui vous parle. Il fait un temps splendide. Nous tenons à vous avertir qu'il reste encore quelques places pour le repas moules-frites de ce soir. Elles sont belles, elles sont bonnes, ne le regrettez pas demain. Passez à la réception avant qu'il ne soit trop tard.
On déjeune au retour dans la fraîcheur du couradou, puisque c'est ainsi qu'il faut le nommer, avant que chacun ne reprenne ses occupations. Je me suis attaché hier à la série des Ardèche Loisirs trouvés dans la bibliothèque. J'y apprends que les Parisiens, Jean Désert et Pierre Monneret, ont réalisé la première descente des gorges de l'Ardèche en 1902, près de 40 kilomètres sur un bateau en acajou ; plus de 200 000 embarcations ont franchi l'arche de Vallon en 2002 ; Privas est en 1790 le chef-lieu du département des Source de la Loire ; les premières traces des châtaigniers remontent à plus de 8 millions d'années ; le marronnier est originaire des Balkans, le châtaignier - castanea sativa - lui est indigène, on en cultive plusieurs variétés : comballe, bouche-rouge, aguyane, précoce des Vans, merle, rialouse, esclafarde, pourette du Tanargue, garinche, bouche de clos, sardonne... L'Ardèche est le premier producteur castanéicole, 40'000 tonnes en 1860, 5'000 tonnes aujourd'hui (40% de la production française, 50% du revenu de près de 1000 exploitations) ; le marron glacé figurait sur les tables de Versailles ; le châtaignier fournit deux à trois fois plus de calories à l'hectare que le blé. Les châtaignes sont entreposées dans des clèdes ; le ministère de l'Environnement a attribué le label "Paysage de reconquête" (oh !) à la châtaigneraie de Saint-Pierreville (mais aussi aux sucs - basaltiques - volcaniques de Mézenc, aux terrasses viticoles de Ribes et aux pêcheraies de la vallée d'Eyrieux).
Je termine en fin de matinée la lecture du journal 1887-1888 de Pierre Louÿs qui répète à l'envi qu'il est jeune, qu'il a dix-sept ans, qu'il est vierge et que ça ne peut pas durer comme ça. Ce n'est pas à soixante-dix ans que je retrouverai mes ardeurs d'aujourd'hui. En sacrifiant à de vains préjugés, je perds un temps  que je ne retrouverai plus et les plus beaux jours de la plus belle jeunesse. J'ai résisté au printemps de mes seize ans. Je ne résisterai pas à celui de mes dix-sept ans, et je jure Dieu que le mois de mai ne se passera pas sans que...
... Oh ! la première nuit et la première femme !

Eh ! bien, comme Pierre Louÿs le précise en note, le mois de mai s'est tout de même passé sans que...
Baignade ensuite dans le Chassezac. Les enfants emmènent un bateau gonflable, on ne les revoit plus avant la fin de l'après-midi.
Il est neuf heures lorsqu'on part pour les Vans, aucune page des Ardèche Loisirs ne présente l'histoire de cette ville. Un marché d'artisans s'y tient ce soir, guère plus intéressant que celui de Grignan. Mais on perçoit dans la nuit quelque chose de très ancien, sur les façades des maisons, dans le tracé des routes, la largeur des fenêtres, la découpe des volets, les murets. On perçoit dans l'ombre une nuit très ancienne.

Jean Prod’hom

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