mars 2015

Holan a écrit ceci

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Cher Pierre,
Holan a écrit ceci: Tu ne sais d'où vient ce chemin qui ne te mène nulle part. C'est la fin de l'après-midi, le soleil a transformé en or tout ce qu'il a touché, même la pluie. Personne. L'heure s'attarde, je resterais bien encore un petit bout d'éternité, sans savoir comment et pourquoi je me trouve là.

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Il n'y a que la langue que nous avons en partage, sur laquelle reposent nos échanges et nos vies ; à l'intérieur de laquelle il est possible, cependant, de considérer ce à quoi il nous a fallu renoncer, terre immense et buissonnante dont nous devinons l'étendue et à laquelle nous devons, quel que soit le prix, préserver l'accès, ne serait-ce que poétiquement. Terre qui ne s'est jamais défilée et qui veille, prête à reprendre ses droits si nous excédons les limites qu'elle nous invite, depuis la nuit des temps, à fixer nous-mêmes, en recouvrant d'une fine poussière le plateau d'un jeu dans lequel on se sera tout à la fois égarés et rendus captifs.
Reçois un mail que la Fondation pour la collaboration confédérale a envoyé à Pascal Rebetez, il s'agit d'une fondation qui encourage les échanges culturels entre les régions linguistiques par la publication de traductions d'auteurs suisses contemporains. Elle lui signale que la Commission de publication a proposé de mettre dans son programme Tessons (traduction en allemand et en italien). C'est dire que, si j'ai bien compris, ce petit livre sera proposé aux maisons d'édition suisses. Et s'il s'avérait que l'une d'elle s'y intéressait, elle serait soutenue par une contribution aux frais d'impression, et la traduction subventionnée par Pro Helvetia. Ce serait encore une bien jolie histoire.
Les enfants dorment, les taux hypothécaires sont bas, l'emprunt a été accepté. Une fois encore, jusqu'à tard, on se penche sur les plans, ceux de la salle de bains cette fois. Il est passé minuit quand je vais me coucher.

Jean Prod’hom

Il n'est pas sûr que les derniers morceaux de foyard

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Cher Pierre,
Il n'est pas sûr que les derniers morceaux de foyard stockés à la véranda suffisent à boucler la saison ; la têche diminue de manière inquiétante. Plus de petits bois non plus, je passe à la Branche en rentrant de l'école. Passe aussi chez Christian à la Goille, il enverra quelqu'un, demain matin, ramasser la tondeuse, la débroussailles et la tronçonneuse qui seront prêtes dans 15 jours.

Jean-Claude Hesselbarth

Reçois un mot de l'Association Ecoles à Berne qui va relancer les cantons, chacun séparément. Il faudra qu'ils acceptent de financer ce projet s'ils souhaitent que leurs classes puissent y participer. Pas sûr donc que je passe une dernière semaine à Berne, avec une dernière classe en 2017.
Je reçois un autre mot, de l'Association Jean-Claude Hesselbarth. Le vernissage de son exposition aura lieu le samedi 4 avril, à Grignan (Espace d'Art François-Augute Ducros) ; sera présenté également à cette occasion l'ouvrage que Lauren Laz et Nicolas Raboud lui ont consacré : Jean-Claude Hesselbarth. Peindre le pays où fleurit l'oranger.
Autre manifestation dans cette même petite ville drômoise, mais chez Christine Macé qui inaugure la nouvelle saison de Terres d'Ecritures avec les derniers travaux de Denise Lach ; ce sera le lundi de Pâques.
Le temps est humide, quelque chose s'est refroidi et il pleut ; où qu'on mette les pieds, c'est de la boue qu'on traîne, on a trop dit que le printemps était là. Ce n'est donc pas aujourd'hui que je déplacerai et brûlerai les dépouilles qui jonchent le sol du jardin. Je reprends, à la place, quelques pages du dernier livre d'Aude Seigne : Les Neiges de Damas avant de préparer à manger : des épinards à la crème dans lesquels j'ajoute deux pommes râpées ; j'organise ensuite dans un plat tous les restes que je déniche dans le frigo susceptibles d'être réchauffés, ajoute deux tomates pour faire joli, et hop! l'affaire est réglée. J'appréhende pourtant la réaction des enfants, ça passe, ils se régalent, notre travail éducatif vis à vis de la nourriture est bientôt terminé. On regarde le téléjournal qui égrène le chapelet des misères du monde, les enfants vont ensuite se coucher ; on discute, Sandra et moi, de notre future cuisine, jusqu'à tard.

Jean Prod’hom

Je n'ai pas l'heure d'été à la bonne

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Cher Pierre,
Je n'ai décidément pas l'heure d'été à la bonne ; il y a d'abord les inconvénients liés à mon ignorance du moment et de l'heure, on a beau me répéter que ces changements auront lieu les derniers dimanches de mars et d'octobre, rien n'y fait, je ne m'y habitue pas. Aujourd'hui encore, nous voulions, Arthur et moi, partir à 8 heures pour les Diablerets, nous avions mis le réveil à 7 heures pour être sur les pistes à 9. Total, nous sommes arrivés à 10 heures, pris un abonnement d'une journée plutôt que d'une demi. Nous avons été les pigeons.

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J'ai le sentiment, dans ce cas comme dans tant d'autres, que trop de choses se sont faites et se font encore dans notre dos, pour servir un sous-ensemble du collectif.
Les oeufs d'Isenau, que j'ai connus neufs en 1974, alors qu'on passait des vacances à la Gentiane, ont pris un coup de vieux ; un employé m'indique qu'ils devraient être changés en 2017. Ce qui ne nous a pas empêchés de trouver un peu de soleil en arrivant, avec la Palette d'Isenau dans la brouille.
On skie une bonne heure, Arthur est content de ses nouveaux skis. Mais le vent souffle, on décide de basculer sur les Meillerets et de rejoindre Bretaye et les Chamossaires. C'est la neige et la pluie qui nous accueillent ; courageux, on skie jusqu'à près de 3 heures, sans soleil, mais avec Jacky Lagger en récompense, sous un chapiteau vide à Bretaye, il neige, on écoute deux chansons, skis au pieds. J'ai un faible pour cet homme, son parcours dont je ne sais rien, son allure, sa bienveillance rugueuse.
On ramasse au retour Lucie à Epalinges ; je fais revenir un morceau d'épaule de porc que je termine dans une cocotte, râpe des carottes rouges dans laquelle je glisse des fruits de grenade ; fais cuire du riz.
Sandra et les enfants présentent à Lucie les travaux prévus dans la maison ; elle a lu Aude Seigne, on parle un peu des Chroniques de l'Occident nomade. Louise fait une tarte aux pommes.
Ecoute Comme un poisson dans l'eau, première chanson de l'album Spectacle heureux. Et puis bonne nuit.

Jean Prod’hom


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KO debout

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Cher Pierre,
KO debout ! en faisant, cet après-midi, un usage immodéré de la tronçonneuse pour tailler la haie vive au levant du jardin, les trois bouleaux près de l'étang -qui ont bien pris 4 mètres en deux ans-, et les repousses dans le talus qui longe le parking ; j'en sors défait, sans même m'être occupé du saule déplacé il y a trois oui quatre ans, trop imposant pour que j'aie le courage, aujourd'hui, de le tronçonner et de le débiter, avec le corollaire qu'il aura, dans quelques années, pris du poids et de l'envergure, et qu'il me faudra alors plus d'énergie encore que celle qui m'a manqué cet après-midi, pour m'atteler à un type de tâches qui me rebutent chaque année davantage.

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J'ai retrouvé Fl à Ropraz, au milieu de la matinée. On se chargera de mettre en place le bureau des inscriptions, du contrôle et des résultats de la course du 3 mai. Je lui annonce que je devrai le quitter en début d'après-midi puisque je suis de piquet au Salon du livre de Genève. Il n'est pas intéressé par le poste de secrétaire du club, occupé à d'autres tâches au sein d'une société de gymnastique. Je vais donc vraisemblablement rempiler pour une année. Lis les deux premières parties de Jours sans événements de Gil Jouanard.
Il est 5 heures, je conduis Lili à Carrouge pour un anniversaire, Arthur revient de Lausanne. Je fais réchauffer des restes. Louis et Sandra partent ensuite au cinéma pour Oron, je regarde Stalker sur l'ordinateur, avec Arthur qui craque 10 minutes avant la fin. Récupère Lili à 10 heures 30, Sandra et Louise nous rejoignent peu après.
Le ballet cesse, on se retrouve tous les cinq un bref instant avant d'aller nous coucher. Demain, je monte skier avec Arthur aux Diablerets.

Jean Prod’hom

Les trois chevreuils

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Cher Pierre,
Les trois chevreuils qui broutent ce matin dans le pré au-dessus de la Moille aux Blanc semblent ne pas s'étonner de ma présence à la lisière du bois ; mais il suffit que je fasse mine de m'approcher pour qu'ils déguerpissent aussitôt. Ils confirment mon impression de faire juste en commençant la journée par une balade.

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Je descends à Treytorrens en trois fois : m'arrête en effet au bord du lac de Bret, dans le miroir duquel les arbres plongent leurs branches noires, tourmentées ; fais une halte au cimetière de Chexbres avant de descendre la corniche ; bois enfin un café à Cully où je relis les dernières pages du Causse en hiver de Gil Jouanard.
Il est 10 heures, Anne-Hélène et Yves sont là, on babille un instant sur la terrasse avant de commencer nos travaux. Mais les choses ne débutent vraiment que lorsque mes acolytes prennent les choses en main ; ils ne m'entendent pas, ils fonctionnent ensemble depuis des années. C'est un plaisir de ne pas les comprendre et de me retrouver sur la touche, la fenêtre qui donne sur le lac est ouverte.
Je repars avec quelques photos et des instructions pour Grignan : présenter à Christine l'état de nos travaux, obtenir son accord. Il me faudra encore établir comment fixer aux murs le support sur lequel reposeront les photographies, noter les dimensions des locaux. Il est près de 14 heures lorsqu'on interrompt les essais, on file à Rivaz manger une pizza, les forsythias sont en fleurs.

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Toute cette histoire m'inquiète, ses dimensions d'abord ; il y a ensuite tellement à faire, à penser, ne rien oublier, anticiper ; il y a enfin des décisions à prendre dans des domaines où je ne suis pas à l'aise.
Je m'arrête à Oron où je fais les achats pour les repas de ce soir, samedi, dimanche et lundi, le soleil est revenu. Au Riau j'embarque Sandra pour le petit tour. Elle est allée discuter des plans de la salle de bains, me raconte tout dans le détail. L'ensevelissement du papa de F aura lieu lundi après-midi, celui de la maman de M, mercredi après-midi, l'étau se resserre.
Je me suis simplifié la vie, on mangera ce soir des délices au fromage, des pommes de terre duchesse précuites, une salade de fruits. On parle du crash de l'A320 dans les Alpes, des dispositifs de sécurité, de la pression sociale et des dépressions individuelles, de ce que la concurrence effrénée provoque, des marges et des portes étroites. On ne sait pas trop quoi dire.

Jean Prod’hom

Marcher dès le saut du lit fait du bien

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Cher Pierre,
Marcher dès le saut du lit fait du bien, surtout lorsque la part de soi chargée de faire le point – qui suis-je? où suis-je? qu'ai-je à faire? – annonce au réveil, à celui qui attend les instructions, que ce qui devait être fait a bel et bien été fait la veille. Et lui indique, pour le combler, qu'il serait préférable de remettre à plus tard la tâche prévue, laquelle attend, comme le pain, son levain.

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En effet, j'ai fini hier soir de rédiger les réponses aux questions qu'Amandine Gleralec m'a adressées, et les cinq poèmes que V. M-A. m'a invité à écrire demeurent dans les limbes. J'ai donc marché une grosse demi-heure en équilibre, sans appréhension, sans ombre : Mussily, Moille aux Blanc et retour.
Mais il est temps de descendre à la mine ; pas sûr que les gamins soient aussi enclins qu'Oscar à renifler les pistes qu'ils croiseront ; en voilà un qui est toujours content lorsqu'on se saisit d'une laisse.
J'aperçois en sortant de la maison les traces de deux paradis : devant la porte-fenêtre du salon et en bas des traverses de chemin de fer. Ce sont les filles qui ont sorti, hier après-midi, les craies ; elles ont indiqué, en couleur, les étapes pour y accéder ; la pluie de la nuit n'a pas réussi à les effacer et dans le jardin, l'hiver a buté contre les fragiles obstacles qu'elles ont dressés pour jouer avec leurs chevaux imaginaires, enfermés tout l'hiver dedans leur tête.
Si mes premiers pas ont baigné dans une douceur printanière, il n'en ira pas de même pour l'élève dont la maman est morte hier matin des suites d'une longue maladie. Je me raisonne, il ne faut préjuger de rien, les hommes ne manquent pas de ressources ; on leur prête trop souvent nos faiblesses, sans considération des réserves dans lesquelles ils puisent lorsque l'irréparable se produit.
Pas tous! La situation en effet dans laquelle l'organisation de la société plonge certains de nos enfants, fragiles déjà, ne les aide pas à recourir instinctivement aux forces dont ils disposent, sans le savoir ; à en user pour trouver une place qui leur ferait défaut ou à laquelle ils n'auraient jamais eu accès. Au contraire, leurs forces tendent à s'échapper, à se diluer, à se perdre dans les mailles du tissu social.
L'impératif de croissance est mortifère. Sans que l'on sache précisément si la multiplication des aides, des médiations, des marabouts, des psychiatres, des coachs, des psychologues, chaque fois qu'ils interviennent, est à l'origine de la réduction de substance des personnes dont ils s'occupent, ou si cette substance est entamée avant même qu'intervienne le filet social. Répondre à cette question ne change rien à l'affaire, puisque celui-ci ne parvient pas à endiguer la montée des pauvretés, à refaire du lien et donner un peu de confiance à ceux qui en manque. A moins que je ne me trompe, les plus optimistes n'hésitant pas à affirmer que tout va encore assez bien, qu' il ne faut pas se plaindre, que ça pourrait être pire, reconnaissant par là qu'on ne perd rien pour attendre.
L'architecte est venu en fin d'après-midi nous présenter les grandes lignes des différents travaux d'isolation sur la maison ; on risque bien de faire la totale. Je laisse Sandra à l'architecte, parce qu'il est temps de conduire Arthur à Ropraz Le temps s'est refroidi et je retrouve les filles, Lili frigorifiée, sortant du manège à Thierrens, la voltige ne les aura pas réchauffées. Le feu brûle dans le poêle.
Les derniers chapitres des Chroniques de l'Occident nomade m'occupent jusqu'à 8 heures. Aude Seigne raconte sa fâcheuse habitude de compter les marches d'escalier ; elle se souvient notamment du nombre de celles qui lui ont permis d'atteindre le sommet du minaret le plus septentrional d'Europe (XV). J'aurais pu succomber à cette tentation, si et seulement si j'avais été capable de déterminer avec certitude où commencent et où se terminent les première et dernière marches de n'importe quel escalier.
Elle évoque les malentendus qu'engendrent la collision des temporalités (XXII), la honte qui saisit le voyageur (XXVI), l'agitation qui l'amène à considérer un si grand nombre de choses en même temps qu'elles est lui se vident de leur substance (XIX).
Quelque chose doit changer, cette fuite s'interrompre, inexplicablement (XXI), en devenant effacement de soi (XXII). Le départ prend alors le pas sur le voyage (XXIII), l'écriture sur les notes. Deux ans pour donner une expression à ce besoin de voir les choses s'éloigner, dos au mur, le port d'Ancône dans les lumières d'hiver (XXV). Dire ce mouvement pour tenir les deux bouts, voyager et demeurer sur le pont d'un rafiot.

Jean Prod’hom

Ne pensais pas que les Mimosas

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Cher Pierre,
Ne pensais pas que les Mimosas, l'une des unités psychogériatriques de Cery, me feraient une si bonne impression. Je m'y suis rendu à midi, après une matinée à la mine ; j'ai parqué au nord du site, près des ateliers, en zone bleue ; j'ai traversé le quartier des pavillons : le Tamaris, le Calypso, les Cerisiers, les Cèdres ; des jeunes gens s'étaient regroupés et fumaient emmitouflés dans des gros habits qu'ils semblaient porter depuis toujours. Je me suis dit que, pour certains, ce qui leur reste c'est leur veste, celle qu'ils portent depuis qu'ils ont 15 ans.

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Parce que j'avais de l'avance, j'ai zigzagué entre les ateliers et les pavillons, les grands bâtiments majestueux, les horodateurs, des locaux apparemment sans affectation, une église, des buvettes, des allées, une ferme, un service social, de grands arbres, des jardins, il y a même une galerie d'art ; il y a aussi une grande salle de colloque, des routes secondaires, des chemins de terre, des pavés, un court de tennis, des bois, plusieurs hôpitaux et une pelouse pleine de jonquilles.
Quelque chose demeurait captif dans ces lieux, quelque chose qui m'a fait penser aux auberges de jeunesse en fin d'après-midi, au club med en basse saison. Ou encore à un quartier ouvrier d'une petite ville industrielle du sud de l'Europe. A un monastère aussi, mais avec des règles moins strictes que celle de saint Benoît. Ce n'était pas désagréable.
Si bien que, lorsque je suis monté en ascenseur pour retrouver F. dans l'unité des Mimosas, mon appréhension – liée au mot psychogériatrique qui me renvoie immanquablement aux instruments de torture médiévaux –  s'était évanouie. J'ai rencontré des infirmières et des infirmiers pleins de bonne volonté et d'attention.
F était dans le couloir, elle n'a pas été surprise de me voir, comme si ma visite était annoncée, elle m'a reconnu. Je lui ai proposé qu'on se rende de suite de l'autre côté du village, pour jeter un coup d'oeil aux sculptures de Marie-Chantal Collaud et aux peintures de Gisèle Grana, elle n'a pas refusé. On a traversé lentement les longs couloirs souterrains des bâtiments ; dehors, on est allés d'un bon pas, le froid semblait la piquer tellement qu'on y est arrivés avant l'ouverture ; j'ai changé de plan, on est entrés, de l'autre côté de l'allée, dans l'atelier de poterie. F n'a pas montré beaucoup d'intérêt, ni pour la poterie, ni pour la balade ; elle s'est plainte du froid. Mais le ton y était, on vivait bien dans le même monde, sans que nous sachions exactement lequel, de quoi nous parlions et si ce qu'on disait aurait une suite.
On a repris le même chemin pour rentrer aux Mimosas, on s'est trompés deux fois d'étage avec ce fichu ascenseur. Les infirmières nous ont alors invités aimablement à boire un thé au salon. J'y suis resté jusqu'à près de 3 heures, l'atmosphère était paisible, celle d'une pension qui vit au ralenti. On a fait fondre des biscuits pèlerines dans un thé aux fruits qu'un infirmier nous a servis ; c'est une pension plus qu'un hôpital. Une patiente a voulu emporter une biscotte dans sa chambre, elle a pris une petite voix pour convaincre l'infirmier qui la lui refusait qu'elle la glisserait dans le tiroir de sa table de nuit et que personne n'y verrait rien. Il a accepté. On est retournés dans sa chambre, je lui ai demandé si je pouvais faire une photo, elle regarde par la fenêtre, la vie continue.
Je suis parti réconforté, on a dit tant de choses sur ces établissements, des avis à l'emporte-pièce nourris par les peurs. Mais j'ai cru comprendre quelque chose d'important, les visites soulagent les infirmiers qui en ont bien besoin, leur travail est tellement difficile. Même que je leur ai dit merci en les quittant et qu'ils m'ont souri. On est tous embarqués, mais cette fois c'est nous qui sommes dedans.
J'ai fait une halte dans la galerie en allant rechercher ma voiture ; les sculptures de Marie-Chantal Collaud méritent le détour. Un saut encore jusqu'au cimetière juif du bois de Cery : pas d'arrosoir. Rentre ensuite au Riau, longue promenade avec Sandra et Oscar par l'Escargotière et la Goille, il pleuvine.

Jean Prod’hom

On ne peut que se réjouir : le Matricule des Anges

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Cher Pierre,
On ne peut que se réjouir lorsque des inconnus se saisissent des mots que vous avez laissés et leur donnent une seconde vie. Le soin qu'ils ont mis, à déposer les leurs, éloigne un instant les doutes qui vous taraudent. Ainsi les lignes transparentes de Dominique Aussenac, à propos de Tessons, dans le dernier Matricule des Anges (161). C'est dans la salle de presse de la bibliothèque universitaire de Lausanne que je les lis.


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Fais un saut ensuite, avant midi, à la librairie de la Louve ; en ressors avec Le causse en hiver de Gil Jouanard. Je remonte chercher ma voiture parquée à la Borde par le Valentin et Riant-Mont. La responsable du salon de coiffure où j'allais me faire couper les cheveux, il y a cinquante ans, est sur le pas de porte. Elle a repris le commerce, il y a 10 ans, à celle qui a succédé, pendant 25 ans, à Monsieur Descloux. Je ne reconnais rien des lieux.
J'entre, à l'angle du Valentin et de Riant-Mont, dans l'épicerie-bio qui a remplacé Diga-piano. La propriétaire me raconte que le vieux Zappelli est venu la voir il y a quelques années, heureux de savoir que les lieux qu'il avait occupés autrefois accueillait à nouveau une épicerie. A dire vrai, une épicerie qui ressemble davantage à une droguerie ou une pharmacie qu'au magasin de l'Italien. La boulangerie de Riant-Mont 2 est devenue elle aussi un salon de coiffure. Je vais faire un tour au fond du jardin de Riant-Mont 4, fais quelques photographies avant de redescendre par les escaliers tournants jusqu'au Tunnel. Remonte à la mine pour trois périodes et un rendez-vous avec une mère d'élève.

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Bois une verveine au café d'Oron en lisant quelques belles pages de Gil Jouanard. Me rappelle les avoir traversés, les causses, de Mende à l'Aigoual, me souviens aussi de deux nuits dans les hôtels vides de Saint-Enimie et de Meyrueis, il faisait froid, c'était vraisemblablement l'automne 1982. J'avais trouvé, en redescendant du Causse Méjean, une vesse-de-loup grosse comme un ballon de rugby.
Ramène Lili d'Oron, on passe par Ropraz pour embarquer le mousse.

Jean Prod’hom

Praz-Longet

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Praz-Longet : les poules picorent, chacune de leur côté, dans la cour, autour des remises, des dépôts, se hasardent dans l'enclos des moutons. Elles semblent connaître les limites de la propriété au-delà de laquelle elles ne s'aventurent pas, c'est le prix de leur liberté. Les agneaux n'ont pas leur assurance, ils n'ont que quelques jours et appellent leur mère même lorsqu'elle est à deux pas.

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A la Marjolatte, les oies s'aventurent aussi, mais en groupe ; on entend, de derrière les écuries, le chant d'un coq, une voiture qui démarre, un chien puis plus rien : la terre se réveille. Des corneilles jettent une ombre, virent avant de se percher sur les peupliers de l'allée ; un tracteur va et vient à la lisière du bois, herse, émousse, ébouse, étale les taupinières. Et tout recommence, séparé par des silences : le coq, un chien, le pédalier d'un vélo, des feuilles mortes, sans ordre ; invisibles, les moineaux et les mésanges assurent la continuité.
Une échelle est restée dans le verger tout l'hiver, pas besoin de la ranger, on en aura besoin ; demain il y aura aussi un ou deux agneaux de plus dans le parc de Praz-Longet.
Cet instant clos, en bord de route, me rabiboche avec ce lundi qui a bien mal commencé ; il me fait oublier ce que la suffisance de ceux qui battent l'air, nourris de certitudes, nous font endurer.

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Je ramasse Arthur à l'arrêt de bus, il est 4 heures et demie ; j'emmène Oscar faire un tour, à la laisse, il n'en mène pas large, les chevreuils aboient de tous les côtés ; j'en aperçois un sur l'autre rive du ruisseau. On le croisera plus tard, un bref instant.
Au Riau, même poussée, des moineaux et des mésanges, les ruisseaux qui vont à visage découvert, chatons, samares mêlés à la boue et aux herbes sèches, l'eau stagnante dans les fossés que bordent des ombellifères creuses, sans ombelles, des pourpiers qui s'y abreuvent. Dernières échappées que les balsamines, les orties, les épilobes et les ronces vont bientôt combler.
Les bois se réveillent ; à plus de cent mètres de la maison, Fleur nous regarde passer, elle a, à l'évidence, plusieurs chez elles.

Jean Prod’hom

Corcelles-le-Jorat | 22 mars 2015

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Cher Pierre,
Que cette correspondance semi-fictive prenne ce tour imprévu me réjouit. Vous avez accepté que vos mots trouvent leur place ici, vous, l'ennemi juré, depuis toujours de la propriété privée, votre réponse tombant sous le coup de cette hostilité de principe.
Je ferai de cette liberté que vous m'accordez un usage modéré, celui qui sied à l’impossible repos, à l’impossible paix qui nous viennent parfois d’avoir assez désespéré de l’homme.

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Je me hâte de dresser le tableau des opérations de la semaine prochaine à la mine, puis feuillète le Carnet de notes 2014 qui m'est parvenu hier. Suis les traces de la boîte en carton fort qui renferme l'Abrégé du monde que j'ai relu en début d'après-midi. Je pressens que l'établissement du décalage de la reverdie entre ici et là-bas ne sera pas aisé à lever.
Reprends les Chroniques de l'Occident nomade. Elles constituent une tentative désespérée contre l'oubli, contre la laideur, contre la banalité. Mais elles contiennent aussi une réflexion sur la possibilité de s'éloigner de soi sans devenir fou (VI) et sur les limites et l'oubli de soi (VII). Je retrouve Paul (IX) et fais la connaissances de Tito (XVIII), je croise des gens qui ne se recroiseront plus (XI), des villes, Trieste (XII). Il y a aussi les malentendus, les rues (XVI), il y a un dimanche à Odessa (XIV), des illuminations, les brèves et celles qui durent un peu (XIII). Il y a aussi ce romantisme du voyage qui guette et que l'écriture métamorphose.
Mais il est bientôt 18 heures, temps de descendre à la cuisine et faire à manger.

Jean Prod’hom

Gif | 21 mars 2015

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Cher Jean,
C'est dès janvier que les cinq premières jonquilles ont fleuri. Elles sont plusieurs dizaines, désormais, dans leur gloire et, partout, prunus, pruniers, pommiers du Japon mettent des fleurs. Plusieurs marronniers ont déplissé leurs gros bourgeons. C'est toujours la première fois.
La grande banlieue était sous la grisaille et on n'a rien vu de l'éclipse.
En pj, les notes de l'année 2014. Vous pourrez vérifier le décalage de la reverdie entre le Jorat et la région parisienne.
Bonne soirée. Amitiés.

Pierre

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Corcelles-le-Jorat | 21 août 2015

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Cher Pierre,
Retour officiel du printemps – précédé d’une éclipse partielle du soleil, tout le monde en parle, c’est la grande fête des astronomes. Mais il y a une autre régularité qui me remue, c’est celle des crocus qui ont fleuri le 6 mars cette année.
Et si je consulte mes albums, je constate qu’ils ont fleuri le 5 du même mois en 2014 :  même jaune, même place, même inclinaison. En 2013, ils ne faisaient que guigner le 5, à l’étroit dans leur étui. Idem en 2012, mais le 2. Et si je remonte le temps, je constate qu’ils n’ont ouvert leur corolle que le 16 en 2010 et le 14 en 2009. Qu’en est-il cette année des jonquilles à Gif-sur-Yvette ? Et en 2013 et 2012. De combien de jours leur floraison suit-elle celle des crocus? Faudra-t-il attendre pour en avoir le coeur net ou recevrai-je avant l’heure le chiffre de ces petits miracles?

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Il est huit heures lorsqu’on se lève, je conduis Lili et Louise à Thierrens pour leur journée de trail, il pleuvine. M’arrête au retour à Chapelle, réveille deux de ses habitants ; je les attends dans ce qu’on appelle ici la chambre, assis sur un canapé défoncé, les volets fermés. Me souviens, avec le nez et les oreilles, du temps de Ginette.
V. me rejoint, on parle de choses et d’autres, de F. autour de laquelle une étrange agitation grandit ; chacun y va de son irrépressible envie de faire le bien, en soi et pour soi, et ça donne un joli charivari. Malgré leur désarroi profond, quelques-uns gardent pourtant la tête froide, une dignité aussi, sans laquelle ce qu’il convient d’accepter pourrait semer le désordre parmi ceux qui auraient tant voulu rester soudés.
Visite de l’atelier de C. Je regarde, curieux, la propension de certains peintres ou photographes à s’entourer de leurs travaux ; j’imaginais que le travail en ces domaines permettait à leurs auteurs de mettre en circulation ce qu'ils avaient conçu pour s’en débarrasser une fois pour tout. Et se retrouver les mains libres, assez allégés pour s'enfoncer, le lendemain, dans ce qu’ils ne connaissaient pas.
La propriétaire de la maison aux sabots s’affaire, je me présente. A son mari également qui coupe du bois à la circulaire. Trois ans que je photographie deux des faces de cette maison ; ils ne sont pas loquaces, ils ont à faire.
La maison est vide et il fait froid ; relis au chaud les 5 premiers tableaux des Chroniques de l’Occident nomade, dans lesquels Aude Seigne revisite ce qui l’a terrassée, un matin de juillet, sur le pont d’un bateau entre Brindisi et la Grèce : la mer et le ciel (I) ; évoque les lectures qui l’ont ravie et ce monde complet qui peut, à l’évidence se passer de nous (II-III). Elle raconte Paul, son premier amant (IV) et tous ces dimanches qui font bande à part en marge des décomptes (V).
Sandra rentre, elle est allée chercher en ville Arthur qui rentrait de Glion, c’est moi qui irai chercher les filles à Thierrens. On se rend ensuite en famille et Françoise à Thierrens. Arthur organise avec ses enseignants et ses camarades de classe un repas de soutien pour leur voyage de fin d'école obligatoire à Stockholm. On rentre à près de minuit.

Jean Prod’hom

S’il convient de nourrir nos enfants

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Cher Pierre,
S’il convient de nourrir nos enfants, il convient aussi que nous les envoyions promener le plus souvent possible, en organisant à chaque coup, bien entendu, leur rapatriement jusqu’au jour où ils ne rentreront pas. C’est dans ce sursis qu’ils s’avisent qu’il existe d’autres modes d’exister que celui du lierre et du gui, qu’ils accèdent à un monde tiers. Pour ces raisons nous devons, chacun d’entre nous, ouvrir nos portes aux amis de nos enfants, qu’ils puissent ainsi entrevoir de nouveaux continents et goûter à la liberté, sans avoir à choisir.

Pasted Graphic

Fais le petit tour avec Oscar, file à la COOP faire des courses : carottes et pommes, hot-dog et salade de fruits, joli joli. Il pleut des cendres sur Oron, le paysage a le visage des morts, il fait froid ; j’emprunte des lunettes chez l’oculiste, j’aperçois un croissant vert, c’est le soleil qui guigne derrière la lune.
Aujourd’hui, Louise ramène à la maison trois de ses amies. Elle m’a bien averti ce matin, avant d’aller à la mine, que je ne devrai pas faire mes gags pourris. Je les installe à la véranda, me tais, mange à la cuisine.
Glisse dans des enveloppes le set de table plié en 4, le flyer et l’invitation, que j’adresse à la trentaine de sponsors qui soutiennent la course de trial du 3 mai. Jette ensuite les réponses aux questions que m’ont posées les animateurs de Littérature romande et qu’il me faudra reprendre demain. Sandra et les enfants partent à un peu plus de 5 heures choisir notre future cuisine, restent en ville pour manger et aller au cinéma. Pour mon compte, je vais rejoindre d’anciens élèves dans un refuge près de Sauvabelin.


Jean Prod’hom

Tout va bien

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Cher Pierre,
Tout va bien, nous avons donné notre blanc-seing au menu que les gamins ont concocté pour leur voyage de fin d’année à Naples : le Vésuve et la Solfatare, Pompéi et Sorrente, la Naples souterraine, Spaccanapoli, le centre historique et le quartier espagnol, Ischia ou Procida. Et la mer. J’ajoute le musée archéologique et la chapelle Sansevero. Reste à préparer ce voyage dans le détail en donnant aux gamins le temps de le préparer.

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Il est bientôt 18 heures, nous revenons de promenade, Sandra, Oscar et moi, par la Moille Cherry et la Moille Cucuz ; je ramène un arrosoir de chez les Renevey.
Le beau temps s’installe mais nos occupations nous laisseront peu de temps, ces jours prochains, pour nous balader encore main dans la main. J’ai marché un peu ce matin, avec Oscar, en haut la Mussily et la Moille-au-Blanc. J’ai fait quelques photos : les restes de l’hiver, deux paires d’arrosoirs (jaunes siamois de chez Max, et verts fâchés de chez Fritz).
Les photos de tête que j’ai retenues pour Grignan ont les nuances du sable: gris, blanc, sépia, chamois. Il y a bien quelques couleurs, mais cuites comme la terre: un peu de bleu, de jaune, un peu de vert ; les rouges et les oranges sont rares.
Je me souviens d’une barque rouge, miniature échouée à Sienne, peinte par l’un des deux frères Lorenzetti: un rêve que j’aurais aimé faire, une barque que j’aurais aimé peindre et qui me fait pressentir, au-delà des images, une réalité désenchevêtrée. J’en suis bien évidemment incapable, je donne bien trop d’importance à l’image ; mais plusieurs photographies, séparées par d’invisibles gouffres – affinités lointaines – feront peut-être l’affaire en obligeant chacune d’elles à outrepasser ses limites.
Emmène Arthur à Ropraz avant d’aller chercher les filles à Thierrens, le genou de Louise a tenu. Ramène un sixième arrosoir perché sur le muret qui borde le couloir des box. Ramène les filles, ramène Arthur.

Jean Prod’hom

Une première partie de l’après-midi à rédiger

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Cher Pierre,
Une première partie de l’après-midi à rédiger le procès-verbal de la séance du comité du TCPM de lundi dernier à Marnand, à régler par téléphone deux ou trois détails concernant la course du 3 mai : commune, pompiers, samaritains,...
L’autre moitié à reprendre sur un fichier pages les 419 brimborions écrits entre le 13 janvier 2014 et le 12 janvier 2015 ; les désolidariser des photos et des attributs que leur adjoint automatiquement RapidWeaver ; en pointer 104, puis 48, 15 enfin. J’ignore encore si cette opération a un sens, mais c’est fait.

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Tirer du jour / quelque chose / à quoi l’accrocher
Ne rien ajouter / sinon / un peu de retenue
Une vie / pour quitter la partie / sans arrière-pensée
Fier d’en être / à l’envers et sans toit / mi-quincaillier mi-pèlerin
Ni aigre / ni dupe / un peu moineau
Quelque part / à l’intérieur du jour / une porte y conduit
Tirer du fatras / ce dont la pointe serait si fine / qu’elle se confondrait avec l’étendue
Un peu en-deçà / dans l’anonymat / c’est ce qu’on peut faire de mieux
Si je m’écoutais / il ne resterait rien qui vaille la peine / d'être ajouté
Les circonstances coulissent / comme les décors d’un théâtre / ça fait bien au total cent mille milliards de poèmes
Offrir une assiette / aux morceaux égarés / de la beauté du monde
À défaut / de prière / ramasser une pierre
Non pas que / ce soit vrai / mais ça tient
Aussi longtemps / que possible / sans élever de digue
Couper au plus court / au pas / avec l’âne Balthazar

Sandra et les grands sont allés voir en fin d’après-midi une salle de bains, Lili a joué dehors, il est plus de 18 heures lorsque tout ce petit monde rentre. Je fais encore un saut à Ropraz pour récupérer quelques factures et des sets de table ; il y a une belle poignée de poussins et de benjamins qui s’entraînent. Reprends les Chroniques de l’Occident nomade d’Aude Seigne. A l’envers.

Jean Prod’hom

Va pour une journée de transition

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Cher Pierre,
Va pour une journée de transition, une journée qui ne retient rien, une journée qui s’ouvre dès l’aube sur le dehors, bien décidée à se déployer sur ses propres versants. En de telles circonstances, il n’y a rien à quoi s’accrocher, alors on glisse, creux, lisse et transparent. Deux mésanges font taire les voix qui s’affairent, un grand drap blanc se soulève. La place ne manque pas, mais ce qu'on s’était promis de faire disparaît dans un bâillement.

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On longe les heures par le dedans, légèrement ivre, complice des mares qui ne lâchent qu'un peu d'eau, des canards, complice de la première dent-de-lion, des voies de chemin de fer désaffectées, des ronciers.
On n’attend rien, on ne demande rien. Il n'y a pas de raison pour que cette transition s'arrête, on l'imagine reconduite à l'infini, débordante de vitalité. Et les quelques idées auxquelles on tenait se mêlent au vol des papillons, dans une lumière dilatée qui tient éloignées les choses et les saisons. Une montgolfière monte dans le ciel.
Je passe au CHUV entre 5 et 6. F veut sortir, une ceinture la retenait autrefois, c’est un sécuritas qui lui barre la route aujourd'hui en exécutant une vilaine danse. F est sur le point de hausser le ton pour le faire reculer. Je lève la mienne, chante, déclame pour la détourner de la seule porte qui lui reste et qu'on lui interdit d'emprunter. Je lui raconte une histoire dont elle ne veut rien entendre.
Remonte à Oron, bois une verveine au café de l'Union en mettant à jour mon agenda : je descendrai seul à Colonzelle, à la veille de Pâques ; assisterai lundi au vernissage des Voyages d’écritures de Denise Lach à Terres d'écriture, rencontrerai Christine en fin de semaine, lui raconterai où j'en suis, lui parlerai de ma collaboration avec Yves et Anne-Hélène que j'aurai vus le 27.
J’avance aujourd’hui à l’estime, sans carte, et la fragilité des objets que je conçois m’oblige d’autant plus à leur faire confiance que je n’ai rien d’autre à leur disputer.

Jean Prod’hom

Week-end gris et laborieux

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Cher Pierre,
Week-end gris et laborieux, je l’avoue ; lundi sérieux mais efficace, déroutant même. Il le faut bien si nous voulons, ne serait-ce qu’un instant, sortir la tête de l’eau. Tout compte fait, j’y suis parvenu à deux reprises.

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En attendant Arthur à l’arrêt du bus, quelques minutes seulement pendant lesquelles je suis parvenu à concevoir très clairement et distinctement la possibilité de mettre ensemble 15 x 3 photos, c’est-à-dire d’imaginer 15 triptyques flottants, chapeautés chacun par l’un des 365 brimborion écrits l’année dernière, auxquels viendraient s’ajouter 15 textes inédits dont je ne sais encore fichtre rien.
Au téléphone ensuite, avec Anne-Hélène, seul devant une pizza au Gallo de Marnand. Elle m’a convaincu, sans me le dire, que cette entreprise était jouable : à moi de choisir les 15 brimborions et les 15 images qui pourraient constituer les centres hypothétiques des triptyques ; aux artistes et aux gens de métier – Anne-Hélène et Yves – de choisir les deux images qui viendront retirer les certitudes et les prétentions de la première ; à moi d’écrire enfin les 15 textes nés de la rencontre improbable mais nécessaire de ces 15 x 3 images.
J’ai du pain sur la planche.

Jean Prod’hom

Ypérite au Bois Vuacoz

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Cher Pierre,
Ypérite au bois Vuacoz, cloque, ampoule et vésicule, boue et neige. Vais barboter sur le chemin des Dames entre Corcelles et Froideville, croiser la route des Flandres et celle des Paysans.

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Pas de ciel, les rideaux sont tirés ; seules lumières, les ruches rouge pâle de la Mussily et les phares des voitures sur la route des Paysans. Au Chauderonnet, les pommiers brisés net du verger traînent leurs dépouilles, les plaques de neige se retirent sur la pointe des pieds. À cette saison les fers à cheval ne portent pas chance, l'eau peine à s’écouler.
On le sait par ouï-dire, les beaux jours vont éponger ce trop plein, siphonner les mares, assécher les sentiers labourés par les cavaliers. Il est temps de se rappeler que mars est le mois d’avant les grandes offensives, le mois des ornières gorgées de noirceur, des tranchées d’où naît le printemps. Attendre, attendre le soleil et la première morille.

Jean Prod’hom

Zou !

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Cher Pierre,
Zou ! trois listes de ce qui m'attend, épinglées sur un panneau de sapin 220 x 70 x 15 vissé au mur, trois rubriques pour l’instant : A la mine, A la maison et Sur la page, sans considération de délais ; à moi de les définir les jours prochains pour éviter la faillite, en conjuguant flux tendus et flux poussés sans succomber au déni des circonstances.

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Sandra est montée avec les deux grands aux Paccots, Louise avec un snowboard – c’est la première fois –, Arthur avec ses skis. Je fais du feu, Lili baigne Oscar, je vais repêcher quelques photos pour Marges, Lili regarde une série.
Je me prépare à aller faire quelques courses à Oron, dresse une quatrième liste : pommes, salades, pain, pesto, pâte feuilletée, cornichons au vinaigre, lait. Je reviens avec une seule salade mais deux carottes rouges, sans pommes mais avec des poires, et une grenade. Les circonstances l'ont voulu ainsi.
La neige découvre en se retirant l'herbe qu’elle a brûlée, le soleil n'est pas loin, le printemps recolle à l’automne. Il y a du travail dans le jardin, la taille des fruitiers d'abord, celle des arbustes ensuite, et la coupe des deux boulots sortis de terre près de l'étang ; vérifier l'enclos d'Oscar, mettre de l'ordre dans le hangar, déplacer les lavandes et réaménager l'angle sud-ouest du jardin. C’est noté.
Je m’arrête chez François, un passionné de cinéma et de flippers. Il anime Flips & Cinéma, un site dans lequel il inventorie les films où apparaissent ces jeux qui ont ponctué nos fins d’après-midi, à Michel, Jacques et moi. On boit une bière et on fait un flipper.
Sandra et les grands rentrent des Paccots à un peu plus de 5 heures, Louise s’est fait mal au genou. Le médecin de service pense qu’il est préférable de passer à Epalinges. On mange sans elles. Elles rentrent enfin, il est passé 21 heures, Louise avec une entorse et une attelle, elles ont faim.

Jean Prod’hom

Gégé est à l’heure

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Cher Pierre,
Gégé est à l’heure, Gégé n’a qu’une seule parole, à l’image du bisse qui traverse la station et qu’on longe pour la dernière fois. On l’aperçoit en contrebas, Gégé se dresse devant son pullman et les alpes valaisannes ; avec ses lunettes à soleil il a fière allure ; de loin il a quelque chose de Roger Moore ; de près autre chose, quelque chose de René Char et de Monsieur Hulot.

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- Bonjour jeunesse! Ça a été cette boum?
Géré attend une réponse qui ne viendra pas ; les gamins se remettent de leur semaine les yeux fermés, des retardataires taillent leurs vignes à l’entrée de Corin, je m’endors à la sortie de Sierre.
Réveil brutal. Ma gorge se resserre au goulet de Saint-Maurice, je n’ai rien fait cette semaine de ce que je comptais faire ; des échéances pointent leur nez, tout faire pour ne pas en être victime ; agir comme le dernier des Horaces, prendre la fuite avant de me retourner et m’attaquer à chacune d’elles, séparément.
Quelques-uns de mes jeunes voisins évoquent leurs origines. Le père et la mère du premier sont nés au Mozambique, les parents de la seconde son originaires de Madère, la mère de la troisième vient d’Estonie, son père d’Italie. Enfin, le quatrième est né de la rencontre d’un Etasunien et d’une Thaïlandaise. Ces mystères ne les empêchent pas de parler avec l’accent d’ici et de skier comme des enfants du Pays-d’Enhaut. Leurs parents les reprennent devant la laiterie, d’autres festivités m’attendent au Riau.

Jean Prod’hom

Semble que les roitelets ne perçoivent pas le ridicule

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Cher Pierre,
Semble que les roitelets ne perçoivent pas le ridicule dans lequel ils sont plongés, eux et le maigre cortège de leurs courtisans, ou s'en satisfont sans se rendre compte que leur tête est en sursis.

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Il est dès lors agréable de rencontrer ceux qui ont su sortir de ce jeu mortifère. Joël est garde-forestier au pied du Jura ; dans une commune qui possède assez de bois pour qu’il n’ait pas à patrouiller ailleurs, il s’organise, travaille double en été, termine les coupes avant janvier, laisse les bostryches hiberner jusqu’au printemps. A lui la montagne, une semaine ici, une semaine là pour enseigner aux enfants le ski. Pour des clopinettes.
On accompagne ce matin le même groupe ; il me raconte, sur le télésiège, ce qu'il a fait, ses projets, les chênes truffiers qu'il va planter, le chemin didactique qui doit être réaménagé.
Il a renoncé, il y a peu, à un poste de choix dans l'organisation locale du marché du bois ; toutes les conditions qu’il avait mises en avant avaient été acceptées, mais un seul déplacement jusqu'à Aigle, un matin sur l’autoroute, lui a fait comprendre ce à quoi il serait confronté toute l'année et ce qui lui manquerait. Il a préféré une forêt d'un seul tenant, la variété et l’indépendance à la vanité des promotions. On a profité cette semaine de la sagesse de sa décision. Il faudrait ériger des monuments à la gloire de ces bénévoles - ils n'en veulent pas. Ce sont eux qui font voir les minuscules mouvements de ce qui aura fait la gloire de l’espèce, devenue arrogante en dépit du bon sens.

Jean Prod’hom

J’ai un faible pour le mauvais goût

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Cher Pierre,
J’ai un faible pour le mauvais goût, les stucs et les faux ; l’accordéon, les chantiers, les copies ; la poussière, le désoeuvrement et la neige de printemps. Ici à Crans-Montana, je suis gâté.

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Les employés rembobinent la tuyauterie et plient les canons à neige en espérant qu’il y en aura assez jusqu’à Pâques. On se retrouve au Petit-Bonvin pour pique-niquer.
Lorsque je m’apprête à redescendre, M. demande à m’accompagner ; on va rejoindre G. qui a passé la matinée en station. Je lui avais promis qu’on poursuivrait l’exploration des lieux. On part donc à trois jusqu'à l'hôtel du Parc. La fille du directeur, une Portugaise de Madère, nous accueille comme des navigateurs après leur voyage de circumnavigation, nous emmène visiter ce vieil hôtel qui semble vivoter : 5 chambres seulement – sur les 75 dont dispose l’établissement  – sont occupées ; elle nous fait voir une single et une double, au nord puis au sud, une double luxe, une junior suite et une suite royale au quatrième. Une seule aurait suffi, elles se ressemblent toutes, mais tout en haut la vue est belle.
Avant de partir, la propriétaire nous salue, le salon est vide, pas de pianiste, parquet de chêne et vue sur le lac ; et toujours ce silence que les occupations des hommes ne parviennent pas à recouvrir.
On devrait apprendre à ceux qui viennent après nous à sortir des sentiers battus, à leur montrer ce qu'on n’a pas eu le temps ou le courage d'explorer. Mais qu'on doive, comme on dit, gagner notre vie, la complique singulièrement.

Jean Prod’hom

Se réveiller à la montagne

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Cher Pierre,
Se réveiller à la montagne, avec pour seule tâche d’accompagner autour de midi un enfant au glacier de la Plaine morte, vous réconcilie avec le métier.

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En attendant, je décide de monter au Bella-Luy, ce sanatorium de luxe construit en 1931 pour ceux que la fortune n’avait pas épargnés de la tuberculose, malgré leur aisance. J’entre dans ce qui est devenu un hôtel un peu poussiéreux comme un client qui est depuis longtemps chez lui ; mais pas le temps de faire le curieux, je reçois un coup de fil de Véronique qui m’indique un changement de programme : G. s’est fait mal à un genou ; à moi de le récupérer en-bas Cry d’Er et de lui envoyer, par le chemin inverse, celui que je devais accompagner au glacier.
Je redescends à l’hôtel avec le blessé, la réceptionniste prend contact avec le médecin de service, rendez-vous est pris pour 14 heures 30. On mange notre sandwich dans le hall, quartier libre jusqu’à 13 heures, je propose à G. d’aller ensuite jeter un coup d’oeil au sanatorium valaisan.
Y pénétrer n’est pas difficile, s’approchent alors trois infirmières souriantes. Je leur fais mon baratin, Nicole nous ouvre les chambres du troisième dont les autorités valaisannes ont décidé de se passer. Nicole se plaint de la réorganisation des hôpitaux en invoquant les mêmes motifs que les enseignants: mauvaise évaluation des faits, éloignement du centre de décision, direction fantôme au plus haut niveau. On rigole parce qu'il le faut bien.
Les chambres sont exiguës, Nicole nous en fait visiter deux, l’une pour un seul patient, l’autre pour trois ; toutes les deux semblent avoir été abandonnées précipitamment, on cherche les signes qu'auraient laissés ceux qui ont fui. A la potence d’un des lits, deux mots sur un papier quadrillé déchiré : draps propres.
La structure de ces établissements est d'une extrême simplicité, balcon et couloir d’un seul tenant, entre eux une succession de chambres ; deux portes opposées, l'une vitrée l'autre pleine ; trois cages d'escaliers, deux aux extrémités du couloir, la troisième au centre.
C’est Anne-Marie qui nous fait visiter la salle d'opérations, mise hors service en 2007, on y pratiquait encore une opération de temps en temps, vraisemblablement pour la maintenir en usage. Sept ans ont passé, les instruments de contrôle et de régulation ont pris ce même coup de vieux que les imprimantes du même âge, massives, qui traînent au fond des bennes des déchèteries.
Je remonte avec G. au Bella-Luy, le réceptionniste nous raconte les différentes affectations de ce bâtiment, sanatorium de luxe, établissement de cures, racheté en 1945 par des Américains pour héberger des rescapés polonais des camps de concentration, hôtel depuis les années 60 : 35 chambres d'un seul lit, 15 de deux, le réceptionniste nous en fait visiter une. On se serait bien affalés dans les fauteuils du salon d’à côté la réception qui n’a pas changé depuis 1930.
Le médecin fait une radiographie du genou de G. Rien. On va fêter ça au café. Il regarde par la fenêtre, je devine ce qu'il pense. Oui, tous les immeubles du XXème siècle ressemblent à des sanatorium, et on aimerait parfois que nos vies ressemblent un peu plus à celles de ces tuberculeux qui passaient deux ou trois ans sur un balcon communautaire ouvrant sur les Alpes valaisannes, à lire et à se réjouir d’être vivants.

Jean Prod’hom

Le pullman est flambant neuf

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Cher Pierre,
Le pullman est flambant neuf, Gégé est allé le chercher en fin de semaine. Je salue quelques parents, la semaine sera belle. départ à 8 heures. Salut jeunesse! lance Gégé. En route pour Montana-Vermala !

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Inutile de faire des photographies, le lac a tourné le dos depuis toujours aux louanges. Le Catogne se dresse au fond, mais ce n'est pas une fin c’est un coude ; le Rhône, modeste, a fait le gros du travail. A Saint-Maurice, on voudrait glisser la main pour lui donner un peu de place, écarter les montagnes, desserrer l'étreinte.
Lis, avant d'entamer la montée sur Montana, le rapport du voyagiste qui a accompagné F. à Madras. J’imagine bien les jours qu’il raconte, mais ce sont bien sûr ce qu’on ne saura jamais qui intrigue : les 17, 18 et 19 janvier en face desquels il a écrit : Pas de nouvelles.
Hôtel Elite, on débarque avec 32 gamins, Véronique nous attend. Lorsque tout le monde a récupéré ses affaires, Gégé fait une photo de son pullman, avec le Weisshorn et le Bishorn pour décor ; une sacrée occasion, refait à neuf, moteur et carrosserie.
On pique-nique, les 12 coups de midi interrompent les chants dans les sapinières du golfe. Les cloches et les oiseaux me ramènent au temps d’avant l’aménagement du plateau, et puis aux beaux jours des sanatoriums, à mon séjour ici d’il y a deux ans ; et ces jours qui se superposent tiennent ensemble par l’esprit du lieu, que je retrouve 4 heures après lorsque je m’étends, cassé, sur le lit de la chambre 119.
Ai reçu un mail d’une femme qui prépare un livre sur les arrosoirs, à Berlin ; elle a appris par une connaissance commune que j’ai fait autrefois des photographies de ces objets. Elle me demande de lui en envoyer. Vais le faire, sans commentaire. Pas mécontent si elle me demande des explications complémentaires, elle m’obligera à réveiller mes intentions et à expliquer pourquoi j’ai mis ce projet à la cape. Bougrement intéréssé par ce qu’elle va en faire.
Rien à dire de la Dent Blanche et du Cervin, ils durent, avec les autres, sans dormir.

Jean Prod’hom

Il en reste un qui a perdu un bras

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Cher Pierre,
Il en reste un qui a perdu un bras ; j’ai constaté l’hécatombe ce matin, sans savoir par où commencer, compter et recompter les arbres du verger. Ainsi dépouillés les vieux pommiers ne sont plus des pommiers. Adieu printemps ! On a laissé faire, ça devait arriver. D’autres, ailleurs, ne verront pas l’été.

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Sandra, Louise et Lili quittent le Riau à 8 heures; Lili s’en va courir et lancer le boulet à Pully. Arthur garde Oscar et la maison, je vais manger au Chemin des Oiseaux une madeleine et un pain au sucre, avec la Vuachère à nos pieds. Un écureuil traverse le bois qui longe le ruisseau, je l’épingle sur une photo, il sort du cadre ; des geais s’agitent, une corneille fait son nid.
On longe, Olivier et moi, le lac jusqu’à Lutry, il fait l’hypothèse délirante que la bise de ces derniers jours a un rôle sur le brassage des rives, j’en doute, on trouve un peu de marchandise, ceci n’explique pas cela. Un photographe nous accompagne avec deux de ses petits enfants jusqu’à la terrasse où l’on fait halte : du monde partout.

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M’arrête à Treytorrens, dépose dans la boîte aux lettres de la maison que Ramuz habita entre 1914 et 1916 les photos que j’ai triées ces derniers jours, jette un coup d’oeil sur les parchets qui dégringolent jusqu’au lac, fais quelques photos. Je remonte par la corniche et rejoins ceux sans lesquels je ne serais rien.
Prépare mon sac pour la semaine prochaine, m’attaque au repas du soir : poireaux, saucisses aux choux et pommes de terre, tartes aux pommes pour terminer la semaine. Lili se met ensuite au piano ; Sandra fait la vaisselle, Louise son exposé : Ecuyer et palefrenier. Arthur fait poucette sur Facebook, il est 9 heures.
Je fais ma ronde, roue libre.

Jean Prod’hom

Samedi 7 heures

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Cher Pierre,
Samedi 7 heures : Louise se réveille, on se retrouve près du poêle ; en-haut, les autres dorment encore, elle parcourt des journaux ; Oscar saute sur ses genoux, je bois un café. Sandra, Arthur et Lili nous rejoignent enfin, je les quitte déjà.

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Edmond Angel | détail

Ne réfléchis guère à la direction, y vais comme sur des rails, sans boussole ; c'est au large d'Avenches que je me rends compte de mon égarement et de ses conséquences ; je ne suis pas sur la bonne route et je ne serai pas à l'heure à Matran. J'avertis René qu'il serait préférable qu'on se retrouve à Vordemwald. Ça circule épais aux environs de Berne et avant Rothrist, mais je suis à l'heure devant la Turnhalle, de jeunes pilotes locaux préparent un entrainement : tonneaux, spansets et pile de palettes.
La commission technique est bien représentée mais les organisateurs ne sont pas nombreux, Kurt préside. Le règlement de la Swiss cup trial est passé en revue, rien ne change beaucoup mais le club de Lucerne aimerait organiser une course dans les années qui viennent, il suffit d'un nouveau pour qu'on recommence à zéro.
Je cherche à sortir, mais les lamelles bleues des stores m'en empêchent. La salle est éclairée habituellement par 4 fenêtres à battant simple, 4 autres à battant double et 8 impostes ; lorsqu’il fait nuit, par 18 néons de dimension standard : ce matin, c’est moitié moitié, à cause du beamer.
A mes pieds un linoléum bleu brouillé blanc ; contre le mur, au sud, une soixantaine de chaises empilées, un chariot pour stocker et déplacer les tables. A l’ouest et au nord, une succession d’armoires à simple ou double battant, numérotées de 1 à 14. On aimerait les ouvrir : difficile d’imaginer, la tête froide, ce qu’elles peuvent contenir. Les bannières des Männerchor, Musikverein et Schiessverein protégées par un verre épais au-dessus des armoires 10 à 14 nous mettent sur la piste : on imagine des partitions, un diapason, un solde d’assiettes en carton, des verres, un stock de cibles, des serviettes en papier, des archives, des chemises transparentes, un vieux piston, des rayons vides,...
Je suis assis à une table recouverte d'un formica de 2 à 3 millimètres d’épaisseur, au motif beige international. Tout porte à croire que le bâtiment et le mobilier d’origine datent de la première moitié des années 60. En attestent les dents d’un interminable radiateur qui déroule ses dents de fonte au dessous des fenêtres : deux sections de 117 éléments chacun.
Un évier, un miroir, un distributeur de savon et un essuie-main garantissent l’hygiène de chacun dans cette salle de réunion. Une pharmacie murale complète l'équipement, au cas où ; on y trouve une paire de ciseaux, de la ouate, un désinfectant, deux boites de compresses et une pharmacie portative, Dedans une couverture de survie : tout cela pourrait en effet très mal finir.
J’aurais voulu disposer du vocabulaire nécessaire pour décrire le détail du mobilier, les montures inoxydables des tables, celles des chaises. J’aurais voulu connaître leur histoire, entendre ceux qui ont pris la décision de choisir ces modèles, faire apparaître les tensions et les regrets.
M'arrête en rentrant à Ropraz, avec l’intention de réorganiser ces notes ; une dame d'un certain âge m'aborde, c'est vous l'artiste qui exposez à l'Estrée? Non? Vous lui ressemblez!
Il s'appelle Edmond Angel. Bientôt 80 ans, retiré de sa famille et placé entre 9 et 16 ans comme valet de ferme, autodidacte. Il peint des personnages en noir et blanc ou en couleurs, il a les cheveux gris et porte une moustache. Engel? C’est le nom de famille de sa mère, morte jeune, elle jouait du violon.

Jean Prod’hom

Ciel tendu et froid sec

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Cher Pierre,
Ciel tendu et froid sec. Arthur a rendez-vous devant la Grande Salle de Mézières à 8 heures 30, on fait une halte au Denner pour qu’il achète un peu de jambon et du thé froid. Je continue jusqu’à Oron, fais les courses du week-end, commande les chroniques de Peter Bichsel et bois une verveine au café de l’Union.

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J’apprends en rentrant, par la radio, que les bulldozers se sont attaqués un peu après la prière de midi aux lions et aux taureaux androcéphales qui gardent l’entrée des palais de Nimrud. Pourquoi cet acharnement contre des bêtes qui n’opposaient aucune résistance? Les images du saccage des statues du musée de Mossoul inquiètent, ce sont en effet des armes rustiques, masses, marteaux-piqueurs, scies circulaires, tronçonneuses que les auteurs utilisent pour faire trembler le monde, habillés comme vous et moi, débonnaires, salopette et chemise à carreaux.
Je taille les rosiers et bine la plate-bande avant de terminer Les Neiges de Damas. Nous sommes le 6, c’était le 5, voici les crocus avec un jour de retard. En ce qui concerne les perce-neige, qui sont aux premiers jours comme des perles alourdies, je les ai aperçues hier au pied des noyers, dans le virage qui remonte Vers-chez-les-Rod, j’ai fait quelques photos.
Mange à midi avec les filles, fais à 14 heures la causette avec Sandra qui s’endort dans le hamac avec Oscar à ses côtés. Trie les dernières photos, récupère Arthur à 17 heures 30, enchanté de sa journée de ski.
Je quitte le Riau à un peu plus de 18 heures. Croise L. dans le hall du CHUV ; elle vient du treizième, me fait comprendre qu'il est déconseillé que je monte. Je l'embarque, on échange nos impressions dans un bistrot indien près de la gare, sans vouloir réparer ce qui ne se peut pas : c’est mieux ainsi.
Elisabeth et Françoise sont assises à l'une des tables rondes de L'Esprit frappeur, mais Graeme Allwright s'est excusé, sa santé ne lui permet pas de monter sur scène. On en profite pour babiller, ça doit être la première fois depuis Riant-Mont qu'on se retrouve tous les trois, que les trois.
Les animateurs de la salle projettent quelques images du spectacle de l’homme aux pieds nus ; un contrebassiste et un guitariste couvrent le grain de sa voix. C'est ailleurs qu'il me faudra tourner la tête pour retrouver les airs d’autrefois, en regardant du côté les fêtes votives dans les patelins du Gard, des longues nuits, des grandes tablées et de tous ces matins où l’on dormait sans se soucier du lendemain.

Jean Prod’hom

Evaluer la santé et la vitalité d’une institution

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Cher Pierre,
S’il est correct d’évaluer la santé et la vitalité d’une institution à ses capacités de ne pas exclure les plus faibles de ses éléments, l’établissement dans lequel je travaille est sur la bonne voie.

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C’est ce que je me suis dit cet après-midi en voyant dans une salle de dégagement, la porte vitrée grand ouverte, ensemble le doyen accaparé par ses tâches et un gamin de quatorze ans dormant profondément à la table voisine, son manuel de français en guise d’oreiller et le soleil pour le réchauffer.
J’ai cru distinguer dans les sourires échangés par certains d’entre nous une espèce de satisfaction, celle d’avoir été capable de laisser la priorité au bon sens, d’avoir eu le courage d’ignorer la logique institutionnelle et d’accepter nos limites, faisant voir à qui ouvre les yeux que l’école constitue, dans une société spécialisée dans l’aménagement des aires de repos et de dépose, le dernier des refuges.
Il me faut boucler avant 16 heures la journée et la semaine, je repars en effet lundi prochain pour Crans-Montana, cherche l’efficacité à outrance. C’est d’ailleurs ce qu’on devrait enseigner dès le premier âge, apprendre à mettre en oeuvre un minimum d’efforts pour un maximum de résultats, ne recourir qu’à des bouts de chandelle pour donner à voir l’essentiel, bref retrouver l'idéal des Lumières et des poètes.
Me lance à 16 heures 30 dans la valse du jeudi : Riau, Ropraz, Thierrens, Ropraz Riau. La musique s’arrête à 20 heures devant un vacherin et des pommes de terre en robe des champs. Chacun remonte ensuite dans sa chambre ; Louise m’appelle pour lui lire le trentième et dernier chapitre du livre qu’elle a commencé en début de semaine :
Devant moi, sur le chemin, gît une petite plume blanche, aussi douce et pure que si elle était tombée des ailes d’un ange. je la ramasse en souriant, puis je rentre dans la maison. (Aux Délices des anges)
Je fais un saut au jardin, cherche la lune ; elle était au-dessus des Gibloux à 7 heures, de la Dent de Lys à 8 ; la voilà à 10 au sommet de l’un des deux chênes du jardin. Elle demeurera, décidément, l’être le plus imprévisible que je connaisse.

Jean Prod’hom

Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney

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Cher Pierre,
Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney, elle me confie avoir été emballée par Tessons, je souris d’aise, Elle précise aussi qu’elle fait partie d’un groupe de lecture constitué d’une petite dizaine de personnes qui se retrouvent régulièrement pour parler littérature. Chacune d’elles choisit à son tour un livre qu’elle a aimé et qu’elle propose aux autres. Je devine la suite et l’émotion me gagne.

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Elle me rappelle en effet que, il y a un peu plus de dix ans, ma mère faisait partie de leur groupe. Elle me demande si je serais d’accord de les rejoindre au printemps, lorsque elles auraient lu ce petit livre et que le soleil aurait réchauffé la maison de Peney. Le rendez-vous est pris.
Elle aimerait savoir encore si je préfère leur vendre quelques exemplaires, ou si je ne trouverais pas judicieux qu’elles en acquièrent sept ou huit à Echallens, dans la librairie Infiniment plus où elles font habituellement leurs emplettes. J’y suis entré il y a peu, un coin chaleureux avec une table, un canapé et des fauteuils, et des gens qui riaient. Promis, je m’y arrêterai la prochaine fois.
Je me souviens avoir dit, à l’occasion du vernissage de l’Estrée, qu’il était fort probable qu’on écrivait des livres, d’abord, pour ceux qui ne les liraient pas ; je pensais naturellement aux morts. Mais en se retrouvant entre les mains de ses amies, c’est un peu de ce que ma mère aurait dit de ce livre que j’entendrai au printemps prochain.
Aide Lili en fin d’après-midi dans l’apprentissage d’une centaine de mots d’allemand qu’elle prononce avec la plus grande des peines, interroge Louise qui ressasse pour la dixième fois les formes d’une trentaine de verbes qu’elle a écrits à tous les temps, pour la troisième fois au moins, dans un cahier ligné margé. Comme toujours, me garde de leur dire quoi que ce soit de ce que je pense de tout cela.

Jean Prod’hom

Le vendeur de reblochons et de Mont-d’Or

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Cher Pierre,
Le vendeur de reblochons et de Mont-d’Or a ouvert la porte du printemps au café d’Oron. Je lui prends un reblochon qui a la couleur du soleil, il ajoute deux tomes, un peu pâles. Je bois une verveine en lisant l’article du docteur Barras sur l’histoire des sanatoria de Montana-Vermala, en rêvassant, une héliothérapie me ferait du bien, à moi aussi, allongé sur une paillasse, caché sous des couvertures, avec en face le vallon de Réchy et à côté le Théoda de Corinna Bille.

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Traverse la journée sans m’arrêter, mets de côté une cinquantaine de photos. File, en fin d’après-midi, récupérer Lili à Saint-Martin, Arthur à Ropraz. Le mousse a pu parler avec Jean-Daniel des objectifs qu’il s’est fixés cette année.
A Crans-Montana, j’y serai la semaine prochaine, avec une quarantaine de bambins ; pas sûr que j’aie le temps de faire autre chose que de les tenir en laisse. Me souviens pourtant avoir passé, il y a deux ans, une belle heure dans le salon de l’hôtel du Parc, perché sur la butte de Montana.
J’essaierai de m’y attarder une nouvelle fois, dans le souvenir de ces pâturages et de leurs plis que rappellent les photos en noir et blanc de la construction de l’hôtel du Parc. Et ce quelque chose que je percevais dans le silence de cet après-midi de janvier, dans ce salon, je le devais à Théoda que je venais de lire, ce récit que Corinna Bille fait naître sur le plateau, avant que le promoteur Louis Antille et le docteur Théodore Stephani ne mettent la main dessus.
C’est toujours ainsi que la vie prend corps, les yeux fermés et la porte entrouverte. On s’avise alors que ce qu’on a vécu autrefois reste collé à la rétine et qu’il n’y a aucune raison de l’ignorer.
De porte entrouverte en porte entrouverte on traverse des pays qui s’emboîtent et où les vies se croisent, et le temps qui filait entre nos doigts revient chargé de ce qu’on croyait perdu, et le passé se met à battre au coeur du présent, sans nostalgie.
Il est 10 heures et demie, plus un bruit dans la maison.

Jean Prod’hom

La pluie a creusé des ombres pleines de noirceurs

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Cher Pierre,
La pluie a creusé des ombres pleines de noirceurs tout autour des arbres et des arbustes du jardin. Je l’ai entendue à minuit, puis à un peu plus de trois heures, enfin lorsque le jour s’est levé. Il fait moins froid ce matin, mais cette tiédeur humide ne m’empêche pas de faire du feu. La journée sera longue, je me promets, lorsque je quitte le Riau, de faire les efforts nécessaires pour ne pas dilapider mes forces dans des tâches inutiles. Sans y croire vraiment. Louise, c’est promis, je te lirai ce soir, le chapitre 12 d’Aux délices des anges.

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Ce soir, il ne me reste rien, ou presque rien – la force peut-être d’écrire ces mots. Et je me demande si je n’ai pas agi, tout le jour, dans la seule intention que quelque chose demeure encore possible, sans que je sache exactement quoi. Et que ce quelque chose indéfiniment différé me condamne à reconduire l’opération demain et après-demain.
Il aura suffi pourtant que le soleil écarte les nuages et les brumes dans lesquelles s’engluait ma raison pour que je baisse la garde et que l’âcre fumée de mes ratiocinations disparaisse comme ces rubans de fumée dans le ciel blanc de l’hiver.
Et que, par un renversement dont j’ignore tout, ce manque que j’espérais voir comblé au terme de la journée est tout entier là, m’a vidé et ramené là où je ne pèse plus rien, un rien sans bord que les rayons du soleil réchauffent, pointe émoussée siégeant sur toute la surface du corps et se confondant aux courbes des alentours.
J’ai la certitude qu’il n’existe aucun chemin calculé pour parvenir à ce qu’on voudrait atteindre, ou plutôt que ce chemin sur lequel on va et vient sans répit conduit inéluctablement à l’épuisement ; il convient alors d’accueillir, loin de toute raison, le mot vertical, celui qui s’ouvre comme une fleur à autre chose que le langage, renverse les ombres et les noirceurs sur un chemin qui a la forme d’une clairière. Pour une réconciliation.
Sandra, Louis et Lili vont rentrer d’Oron, Arthur est allé promener Oscar. Je descends de la bibliothèque à la cuisine. Vais casser des oeufs, hacher des épinards et rôtir des galettes de pommes de terre, ils ont faim. Ce soir Louise égrènera peut-être quelques notes de guitare, Lili de piano.

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Jean Prod’hom

Découper quelques motifs

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Cher Pierre,
Découper quelques motifs dans certains des morceaux de terre cuite n’est peut-être pas aussi idiot qu’il n’y paraît au premier abord. M’exécute sitôt que je suis debout. Envoie un mail à Anne-Hélène.

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Trie ensuite des photos aussi longtemps que mes yeux me le permettent. En mets 300 de côté. L’opération n’aura pas été inutile, mais il me semble que je n’ai fait, durant ces années, que répéter les mêmes photos, une quinzaine peut-être. Il faudrait maintenant que, pour chaque gruppetto, une photo s’impose et mène la danse. Je liste sans méthode ces têtes de variation : la lézarde de Terres d’écriture, le vase du MUDAC, le boeuf sur le mur de la remise, des laisses de mer, des tôles colorées ou le plat de tomates et d’aubergines, des andins ou des vagues, la flaque à la veste bleue, Louise au mariage de Yann, le chemin de traverse en direction de Ropraz, un détail du portail peint de la cathédrale, l’ouverture sur le Lez, les arrosoirs de Vulliens, les vieux morceaux de molasse de l’église du Mont, la maison éventrée de Charleroi, une lessive qui sèche, l’ombre d’Arthur... M’en restent un peu plus de 20 000 à trier, la moitié du boulot est faite.
Le brouillard ne se sera pas levé de la journée, les filles ont fait leurs devoirs, Louise s’est occupée des lessives. Le mois de mai est bientôt là, Sandra travaille d’arrache-pied à côté du poêle : menuise pour le premier volume du manuel de physique, grosserie pour le second.
Descends à la cuisine faire rôtir un poulet, peler des pommes de terre et rincer des fenouils. Demain c’est la reprise.
Je lis à Louise, avant qu'elle ne s'endorme, deux pages de son roman ; elle voudrait qu’on réitère l’opération demain. Lili me demande ensuite si je vais travailler ce soir à la bibliothèque. Elle m’explique que, dans le noir, elle écoute mes doigts sur le clavier, elle m’entend même, de temps en temps, monter les escaliers. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle-là : on écrit parfois pour les autres autrement qu’on ne le croit.

Jean Prod’hom