déc. 2010

Reliefs 2010



Jean Prod’hom

Les livres à la benne




Il y a dix jours exactement, un homme brun, bien mis, break ripolinée et cinquantaine cendrée jetait six sacs de livres dans la benne du vieux papier de la déchèterie locale. C’était un dimanche et l’inconnu n’était pas domicilié dans notre village – on se connaît tous par ici. Il a semblé gêné de ma présence, je l’aurais été aussi. Que cachait-il ? Pourquoi se mettait-il dans un tel état ? J’ai voulu le réconforter en lui soufflant d’un air entendu, ma foi, qu’il le fallait bien de temps à autre. Il a levé les yeux au ciel, sombres et brillants, puis s’est glissé hors la déchèterie comme un serpent. Je n’ai pas voulu en savoir plus, mais il y avait quelque chose de terrible dans ses yeux, et puis d’un peu louche, comme s’il avait voulu se débarrasser d’un mort, ou de son linge sale. Ça ne se fait pas, n’est-ce pas? L’inconnu allait-il revenir le lendemain reprendre ce qui, comme il semblait le croire, aurait pu le trahir? J’ai imaginé un bref instant que cet inconnu était un écrivain et que les livres qu’il avait jetés dans la benne étaient, sans le savoir, ceux qu’il avait écrits et qu’on allait oublier. Le camion de l’entreprise chargée d’emmener le vieux papier sur le brasier a passé hier en fin d’après-midi. L’affaire est close.




Au fond de la benne le visage de Gustave Courbet m’avait pourtant fait signe et j’ai relevé consciencieusement ce dimanche-là les coordonnées sommaires des ouvrages jetés par le brigand. Un jour qui sait? Le livre aura disparu, trop lourd, trop encombrant, trop cher,... Il aura laissé la place à une tablette qui contiendra tous les livres de toutes les bibliothèques pour un prix dérisoire et illusoire. On regrettera peut-être alors les équipées dans les déchèteries et les grands feux dans lesquels on jetait les livres en se mordant les lèvres de honte.



Jean-Pierre Richard, Etudes sur le romantisme, 1970
La Bible du pêcheur, 2001-2003
Michel Viala, Poésie choisie, 2009
Hans-Michael Koetzle, Photo icons, Petite histoire de la photo, 2007
Gérard Genette, Figures III, 1972
Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, 1973
Jean Prod’hom, Etudes de Lettres, La Part des hommes (tiré à part), 1985
Guide du routard, Italie du Sud
Guide du routard, Suisse
Valérie Poirier, Loin du bal et autres pièces, 2008
Henri-Alexis Baatsch, Hokusaï, 2008
Atlas alphabétique, Les Etats du monde
René Benjamin, La Galère des Goncourt, 1948
Stéphane Guégan, Michèle Haddad, L’ABCdaire de Courbet, 1996
Giovanni Boccaccio, Decameron, 1968
Michel Chauvy, Passions et démesures latines, Cicéron, Lucrèce, Catulle, 1999
Robert Aron, Les Grands Dossiers de l’histoire contemporaine, 1964
Michel Puech, La Philosophie en clair, 2004
Anne Cunéo, Les Portes du jour, Portrait de l’auteur en forme ordinaire, 1982
Jean-François Revel, Mémoires, le voleur dans la maison vide, 1997
Albert Thibaudet, La poésie de Stéphane Mallarmé, 1926
Collectif, Société Vaudoise des Pêcheurs en rivière, 1908-2008
Guides Hachette, Orthographe, 1999
Nayrolles , Profil d’une oeuvre, pour étudier un poème. 1996
E. Giddey, Histoire générale du XIVe au XVIIIe siècle, 1957
Dan Brown, Da Vinci Code, 2003
Maurice Wilmotte, Critique littéraire, 1921
Alain Jouffroy, Manifeste de la poésie vécue, 1994
Winston Churchill, Réflexions et aventures, 1932
Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, 1961
Bescherelle, La Conjugaison, 2004
Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, 2008
Collectif, Guide culturel de la Suisse, 1982
Jim Harrisson, Legends of the fall, 1979
Collectif, De l’ours à la cocarde, 1999
Robert Brasillach, Comme le temps passe, 1937
Eric Massery, Une si belle ignorance, 2009
Emanuelle delle Piane, Pièces, 2010
Michel Vergères, Le Pisteur, L’escroc finit en hiver, 2004
Eschyle, Agamemnon, 2001
Sarcey, le Siège de Paris, 1967
Brasillach, Notre avant guerre, 1941
Stanley, Soumission à l’autorité, 1994
Georges Clémenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, 1973
J.-L. Clade et P. Perrin, Au Coeur de la Vallée de la Loue, 2010
Gérard Genette, Figures I, 1965
Michel Butor, La Modification, 1994
Marielle Pinsard, Les pauvres sont tous les mêmes et autres poèmes, 2009
Marcel Schneider, La Littérature fantastique en France, 2007
Gérard Genette, Figures II, 1969
Arnaldur Indridason, Hiver arctique, 2009
Léon Daudet, La vie orageuse de Clémenceau, 1938
André Bellessort, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, 1954
Kwong Kuen Shan, le Chat philosophe, 2008
Claude Bron, Orthographe, 1990
Georges Pillement, La Poésie érotique, 1970
Charles-Ferdinand Ramuz, Journal, 1943
Christine Barras, La sagesse des Romands, 2009
Léo Spitzer, Etudes de style, 1970
Georges Poulet, La Conscience critique. 1986
Collectif, Anniversaire du Gymnase cantonal de la Cité, 1987
Collectif (Corinne Desarzens), Récits sur assiette, Textes inédits d’auteurs romands sur la cuisine. 2009
Collectif (Pierre-Yves Lador) Plumes bigarrées, Inédits suisses, romands sur le livre, 2009
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, 1999
Marcel Cohen, Histoire d’une langue le français, 1950
Collectif, Gymnase de la Cité, Annales 1995-1997

PS
J’ai tiré au hasard cinq livres parmi les soixante-cinq dont l’inconnu s’est débarrassé, en me jurant de les garder et de les lire. A moins que je ne change d’avis et que je ne suive son intemporel exemple.

Jean Prod’hom

Il y a les grandes distances



Il y a les grandes distances
la mayonnaise
il y a les bichons maltais
le silence d’après l’abattage
la pluie sur les toits d’ardoises
il y a les rédactions de Fritz Kocher
le principe du tiers exclu
la sonnerie de fin des cours
il y a la volonté du lierre

Jean Prod’hom

Dimanche 26 décembre 2010



Ses yeux, que je me représente immenses et brillants, n’auront rien vu du grand monde qu’il désirait tant découvrir. Ils auront eu au moins le don de rester grands ouverts dans le petit qui était le sien...
Robert Walser à propos de Fritz Kocher


Ce n’est pas le vent qui m’a poussé au-delà du domaine de la Solitude entre Montmeillan et les Galites, ni aucun des forfaits qui meublent nos vies et les talonnent dès l’aube, c’est l’autre, un autre, le brigand déguisé en bourgeois chapeauté. Il n’en voulait plus et n’y tenait pas plus que cela, allait de l’avant. Il avait croisé après midi des promeneurs du dimanche, s’en était détourné sous cape, glissant par-dessus le talus dans un pré où la neige s’ammoncèle intacte, lourde. Il n’avait pas craint de troubler sa blancheur inédite. Je l’ai vu s’arrêter là où la neige est moins profonde, où percent des touffes d’engrais vert, mais les traces sont effacées et lui, dos tourné, est bien loin dans le désert. J’ai cru comprendre un peu ce brigand et le pays qu’il habitait. J’ai écouté le double silence du lac acoustique.
Il ne se passe rien, il y a trop de choses – est-ce ironie pour me protéger et aller de l’avant, torturé par la lourdeur du dedans? Entre l’aube et le territoire d’après, il n’y a dans la neige que détours, hésitations et pas de danse, des ans qui passent pour faire bonne figure, traces de bêtes dont on ne veut rien savoir, passants sans visage. On a abattu de vieux arbres hier et le silence s’est réveillé lorsque je me suis arrêté. Nos vies sont d’un seul tenant, un jour et une nuit, on titube aux alentours, là où l’on fut un instant au repos. Parti tôt avec les autres, un moment avec eux avant d’aller où personne ne va, que la neige tombe une fois encore et ce sera fini. Les chiens aboient devant la Grange aux Roud, j’entre dans le bois comme un voleur. Tant de choses font de même, refusent l’affiliation, se croisent, laissent des traces tôt effacées, ne bronchent pas, ne se plaignent pas, la neige fait le reste. Joye a abandonné sa caravane dans le bois de Ban
Je ne suis qu’un locataire d’un meublé dans un décor immobile que seule la nuit surprend, égaré cet après-midi dans le bois sec, pas de bruit, un dédale d’avenues, de sentes et de feux de broussailles où la bête garde les siens au chaud. Comment pourrait-on partager le désert? Comment chevaucher les nuages qui filent vers le sud. Faut-il s’éloigner pour n’être plus seul? Derrière moi les traces s’effacent, il n’y a pas de nuit prochaine, c’est toujours la même, une nuit un jour, et entre elles la neige.
Attester du réel qui passe derrière les vitres de nos fenêtres, on est là, l’autre aussi, plus aimable et correct lorqu’on ne le dérange pas. Quelle histoire tirer de cette petite promenade, quel fil tirer sans déranger la belle ordonnance, pour que rien ne soit changé avec la retenue qui sied ? Ecrire ce qui ne s’écrit pas, mais qui mérite d’être poursuivi avec les égards qui lui sont dus, effacer les traces qui y conduisent comme la neige sur la neige, les lettres sur la page.
Qu’on ne surestime pas cet autre qui est en nous, qui marche et qui s’éloigne. On écrit beaucoup trop, un bon pas suffit parfois, un acte en engendre un autre, et on se débarrasse de tout ce qui n’est pas soi, on se défait pour n’être plus rien, sinon un souvenir, une pensée qui passerait par là ou dans la tête d’un hypothétique lecteur. A force de distraction on parvient à s’éloigner de son but, avec au fond du coeur une belle réserve d’étonnement, c’est que les choses s’en vont, et nous avec. Se coucher dans la neige, par un saut effacer les traces et les tourments. Pas avant d’avoir appris à marcher et à lire, personne pour nous aider.
Aucun souvenir de ce que Robert Walser a vu au-delà du pâturage qu’on appelait Am Ende der Welt, mais le souvenir d’une image, persistante, celle d’un homme dans le soleil, le dos tourné à tout, brassant la neige, un chapeau sur la tête pour qu’on ne le poursuive pas. Les flocons tombent derrière lui et recouvrent les traces qui auraient pu nous faire croire que le chemin est facile et qu’il suffit de prendre la bonne direction, alors qu’il nous faudra recommencer, marcher et puis écrire, qu’il nous faudra recommencer sans rien regarder, ni l’arbre à la lisière du bois ni le nuage qui feint de nous montrer la direction.



J’ai marché et je marche encore, mais pas d’allure égale.
Tantôt j’allais d’un coeur serein,
Tantôt - même le ciel connaît cela -
Je perdais toute envie soudain.
Dans un long jour empli de peine.
Robert Walser

Jean Prod’hom

Vanités de la soldatesque



Il en va des incorporations comme de la grâce, armées de rang ou cohortes d’anges c’est tout un. Dès l’aube les conscrits enfilaient leur tunique aux reflets turquoise en jurant qu’on ne les y reprendrait plus, serraient en vain la poudre d’escampette qui traînait au fond de leurs poches. L’appellation de leurs missions vives et sommaires restait sous les verrous, bel exemple qui tranche avec les anciennes manières. Et tandis qu’ils attendaient que se présente un coup d’état ou une succession de coups fourrés, ou un défunt laissé en carafe, les froides et difficiles conditions qui agitaient le monde d’en-dessous obligeaient les conscrits à ne plus distinguer sarments et serments qu’ils jetaient au feu.
Les plus habiles, bien sûr, demeuraient à l’abri, dans le voisinage de l’honorable, derrière le réseau dense d’une famille de questions et le labyrinthe de leur filiation. Et on sauva ainsi, c’est vrai, quelques hommes et les traditions administratives de la philosophie naturelle, mais en réalité le procédé était sans effet, on ne stoppa pas l’alternance de la vie à de la mort vers laquelle les insulaires allaient au pas de sénateur. Les petits tas d’énergie primitive qu’ils apercevaient sur le chemin les obligeaient à baisser les paupières et on pouvait lire alors le dessin des regrets que les larmes n’effaceraient pas.

Jean Prod’hom

A.2



Si l’orang-outang vit aujourd’hui en Asie et seulement en Asie, si le gorille et le chimpanzé se rencontrent en Afrique, et uniquement en Afrique, c’est en Amérique du Nord que vivaient les plus anciens primates dont l’orang-outang, le gorille, le chimpanzé et l’homme ne sont que les lointains descendants.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Inscrites au Registre de la Mémoire du monde



L’Agence internationale des prisonniers de guerre créée à Genève en 1914 a eu pour tâche de rétablir les liens familiaux entre personnes que la guerre avait séparées. L’Agence a établi le fichier des disparus ordonné par régiment et par compagnie. Elle a rédigé six millions de fiches permettant de suivre le sort de deux millions de prisonniers.
Les indications au dos de certaines des 5119 boîtes de fiches exposées au sous-sol du CICR à Genève et inscrites au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO ont disparu.













Jean Prod’hom

Il y a les pois mange-tout



Il y a les pois mange-tout
l’invention de la trigonométrie
le dégel
les traces du renard autour du poulailler
la vis d’Archimède
les pulls en cachemire
la voix de Valère Novarina
il y a les gares de province la nuit
il y a les lois de l’hospitalité

Jean Prod’hom

Dimanche 19 décembre 2010



Tiré en arrière par le poids et la lenteur de ce qu’on emmène malgré soi, il avance cahin-caha, brasse la neige haute et lourde qui tapisse le pré derrière le Chauderonnet, avant de déposer le trop-plein à la lisière du bois et trouver là un milieu qui ne l’oblige à rien, sinon à suivre la cadence, oscillant entre des morceaux de langue qui s’échappent et, enhardi par les empreintes laissées par d’autres solitudes, le chemin qu’il trace. Il décale la gravité vers l’avant, même allure, quelque chose comme une phrase creuse dans la neige un sillon qui se perd au bout du chemin, le souvenir de quelque chose plutôt que rien. Seul, bien seul, mais avec l’autre qu’il héberge, ne serait-ce que pour témoigner un instant de son existence, marcher pour qu’ils ne fassent qu’un à deux pas de l’étang, les mains croisées sur les genoux ou partout ailleurs.
J’entends soudain un bruit de pas qui froissent la neige, ce ne sont pas les miens, viennent de l’intérieur et les cloches qui se prêtent au jeu. Un pan de lumière éclaire tout ensemble, la grande peur qu’il faut surmonter, la tragédie sans laquelle notre âme prise en otage par les ambitions ne se faufilerait pas jusqu’à l’universel avec ses pattes d’oie et ses habits de semaine. Les dieux veillent dans les fourrés.
Mais qui se doute de ce que que l’on est et qui s’en préoccupe ? Je ne suis qu’une simple coïncidence au milieu du jour, avec pour seule assurance les mailles du passé et la promesse de la solitude sans laquelle l’autre ne serait qu’un leurre. Un peu à côté pour me mettre enfin au pas, c’est-à-dire marcher et renouveler l’alliance du lierre et du frêne, avec les cloches qui vont et viennent. Je lève les yeux vers le ciel sans dessus ni dessous, avec un ruisseau en contrebas, un pont et le devisement du monde, le soleil pour faire bonne figure, et tout autour la grandeur, une grandeur qui nous contient, la neige, le ciel et le meilleur.
Il a déposé les preuves passagères de son existence sur le chemin des Censières avant de tourner une page, on ne revient pas sur ses pas. Il a croisé des voix, celle de Ramuz, celles de Starobinski et de Mettra, un peu de nostalgie pourquoi ne pas le dire, nostalgie du simple, du rugueux, du bienveillant. Nostalgie du simple et de l’encore plus simple, jusqu’à ce rien d’où il conviendra de tirer un jour, peu importe, quelque chose ou bien rien.

Jean Prod’hom

Membra disjuncta



C’est en gorillant un aveugle essartant l’ombre pour gagner un peu de lumière que le poète, bras tendus vers le ciel, devint la proie de la vermine cachée dans les plis de ses pensées. On se gaussa de sa maigreur et de ses épaules nues et on l’abreuva de vin mauvais. Il écrivit alors ce vaudeville en vers, dont il ne reste que quelques éléments dispersés, rimes mièvres et rimes viles embrassées, que l’aveugle transcrivit en braille à même les murs de soutainement de la ville du premier royaume.
Il y était question du commerce de la misère, du luxe et de la brouille, du quiproquo sans fin qui anima leurs relations, de leurs possessions, de leurs ambitions. Il y était question aussi d’un bois à l’orée duquel des chiens sauvages surveillaient une vis d’Archimède au pied de laquelle poussaient des populages. Les préposés bénéficiaient de quelques avantages mais ne faisaient pas dans la gaudriole, peu de diversité à la sortie et sans portance ma foi, les petites perceptions rejoignaient de quart de tour en quart de tour l’exécré, puis les eaux usées. Le reste je l’ai oublié.

Jean Prod’hom

A.1



Tout me semble hors d’atteinte dans ce domaine, et pourtant un petit calcul suffit ce matin pour mettre à la portée de mes mains l’inconcevable durée qui maintient à distance la question des origines, ainsi la formation de la Terre il y a 6 millards d’années.
Si, sur une ligne droite, un millimètre équivaut à une année, un centimètre à 10 ans, un mètre représente mille ans. Et ainsi de suite... Un kilomètre, un million d’années. Un milliard d’années, c’est mille kilomètres, soit la distance de Lausanne à Berlin.
Le calcul est simple, le raisonnement implacable et j’y vois de plus en plus clair. L’origine se rapproche, pensez donc, trois allers et retours Lausanne-Berlin en wagon-couchette et me voici déjà dans les parages du big bang, pas si loin que ça somme tout. Mais, me retournant, j’aperçois soudain la fin du monde qui fond sur moi la gueule grand ouverte. Je tente de retrouver un semblant de réconfort en gardant à l’esprit le fait que la prochaine glaciation n’aura pas lieu avant plusieurs milliers d’années. Comptons large, disons cent mille ans... soit la distance de l’Auberge communale au banc devant l’église...
J’ai pris ce matin la ferme résolution d’user de tous mes pouvoirs pour préserver mes enfants de l’insoutenable vérité des origines et des fins en les maintenant forcloses dans les chiffres de fer des nombres.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Les disparus : été 2008 - décembre 2010



Ecris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas seulement conserver, pour ne pas transmettre, écris sous l’attrait de l’impossible réel, cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité (M.B.)























Les disparus 1

Jean Prod’hom

Dimanche 12 décembre 2010



Ils régnaient sans ostentation dans l’embrasure de la fenêtre, en haut un peu à droite. Leur cou maigre et leur tronc dégarni attestaient leur origine modeste, le temps qui passe, les résistances qu’il faut opposer à ce qui advient pour aller de l’avant. Ils allaient sur l’âge, trois devant liés par le silence des grandes décisions suivis avec une confiance aveugle par un grupetto souvent désobéissant. Ce sont les premiers qui montraient la direction, libres au-dessus de la mêlée, la tête dans le ciel, d’eux que s’écoulait la lumière jusque dans la bibliothèque. Leur grandeur, leur raideur parfois, leur dignité s’offraient sans secret. Mais il était difficile de les imaginer les uns sans les autres.

Comme s’ils avaient pris le parti de la sédentariré la veille seulement, par une décision libre. Mais pour un temps seulement, prêts à reprendre une aventure à laquelle ils n’avaient pas renoncé. C’était étrange de les retrouver chaque matin à leur place, parce qu’ils semblaient la veille sur le point de vouloir continuer leur route. Je les dissuadais et le vent les faisait vaciller. Qui donc les aurait accueillis? Ils sont restés là-haut, équilibrant les jours et l’embrasure de ma fenêtre, donnant aux vieux arbres rabougris du verger un air enfantin, s’effaçaient au printemps devant l’exubérance miellée du tilleul. En octobre et novembre considéraient avec bienveillance le chant du cygne des feuillus sur les bords du Riau, leur précarité. Ils gardaient la hauteur, la distinction des sauvages, se réjouissaient en silence de tout, mais est-il bien prudent de dire tout cela ainsi?

Ils avaient dû comme les autres se lever hors la terre maigre, écarter les bras pour régner discrètement sur ce quartier des bois. Je les imaginais pourtant échappés d’une prison bien loin à l’ouest, ripés-là au terme d’une longue épopée et se retournant parfois sur leur histoire. Ils étaient montés de la plaine à la queue leu leu, surgissant un beau matin du creux de l’un des nombreux vallons dont se réjouit le Jorat, surpris par la majesté des lieux, satisfaits de la discrétion de l’accueil. Je me suis raconté tant d’histoires, tout est fini, les bûcherons ont tronçonné la petite tribu. Ça tient de si peu, tout disparaître, n’est-ce pas?

Une fois ce matin, une autre cet après-midi je suis monté à la Mussilly voir où ils se dressaient. Je n’avais jamais éprouvé le désir d’en savoir plus, la terre où ils avaient jeté l’ancre, jamais je n’avais fait le lien entre cette présence du dedans l’embrasure de la fenêtre et cette existence du dehors, juste derrière les ruches qui flamboient à la belle saison au bout du grand pré. Je ne découvre que ruines et coeurs vermoulus, vivants et fumants encore, ils n’avaient jamais fait voir la fatigue et l’usure qui les taraudaient, courageux et dignes comme les chats qui vont mourir dans le sous-bois. Ce ne sont que des histoires, l’horizon s’est aplani, le dessin a déserté le paysage. Sans eux rien n’aurait été comme avant. Je crains que les vieux arbres du verger ne se prennent trop au sérieux. A quoi désormais s’accrocher?

Les disparus 2

Jean Prod’hom

Il y a les congés payés



Il y a les congés payés
la première page de l’Arrière-Pays
les amphibologies
les oeufs à la coque
les échelles oubliées l’hiver dans les vergers
la bataille de Castelfidardo
la porte ouverte des églises quand il fait du cagnard
les essaims d’abeilles
le mètre-étalon
il y a la réglisse

Jean Prod’hom

Dos rond



Tandis que les femmes sarclaient de maigres laitues et les ombres chétives de salsifis, les hommes versaient une larme sur les plantages autrefois fertiles des planches de la fin. A dix heures on mâchait une nourriture rudimentaire, noix maigres trempées dans un sirop d’aubergine et on échangeait quelques vaines paroles pour faire taire les peines. Les sieurs les plus affamés marchaient sur les mains pour quelques sous, collectés et consacrés aux efforts de guerre et à la restauration des cultes. Une telle exigence paritaire comblait la conscience indolente des insulaires. Ruinées les petites échoppes du centre-ville nées du commerce de la pauvreté, seuls les porteurs d’eau capitalisaient certains avantages en échangeant huiles essentielles et tranches de foie rances contre générateurs d’autorité et secrets d’embryons. On perdit de vue l’endroit et on se consacra tout entier à l’envers.

Jean Prod’hom

Prophétie



Et le nombre sacré apparaîtra en toute chose, en tout lieu et à tout instant.

Et le nombre 807 nous débarrassera de l'inconscient.

Et le monde redeviendra comme au commencement.

Jean Prod’hom
11 décembre 2010

Mise à ban



Cʼest une poignée de ruines qui serrent les coudes à lʼécart de la grandʼ route où frémissent des couronnes de chardons, les oiseaux lâchés dans la campagne ne sʼy attardent guère. Le gros des souvenirs a rejoint depuis longtemps le silence des albums, le temps avance au ralenti. Un inconnu traverse la cour, les yeux fixés sur le mélange de terre et de gravier dont son visage a gardé lʼempreinte. Pas de grandiloquence chez lʼhomme, ni regrets ni hâte, pas de pire non plus dans des lieux livrés autrefois au travail, à la douleur, aux plaisirs. Mais qui donc sʼen souvient ? La fin va son bonhomme de chemin. Lʼinconnu avance délivré de rien, ouvert à tout, loin de la providence et des bonnes manières. Il a renoncé aux vaines entreprises, la sueur ne goutte plus dans la poussière de la cour que le silence serre aujourdʼhui de toutes parts. Au milieu des ruines sʼest établi lʼabandon.
Il y a dans ce corps qui nous lâchera un jour, à lʼécart, un lieu où patientent les images de ce qui fut. Il y a dans la tête, dans le coeur, ailleurs peut-être, des images vivantes que rien ne menace, indemnes comme les bris de verre. Elles sʼéloignent sans jamais disparaître, rien nʼen sort ni ne sʼy ajoute, elles tremblent comme la chevelure des linaigrettes. Loin de la disgrâce.


Photo / Michel Brosseau

Barbelés sectionnés, fers tordus et bancs de rouille, les barreaux se font rideaux. Les tôles battent de lʼaile, les portes défoncées bâillent, le vent fait grincer le portail par lequel entre et sort le temps gagné et le temps perdu. Les pillards ne sont quʼun vieux souvenir, personne ne songe plus à y entrer. Le portail fermé par un triple collier de chaînes sʼouvre majestueusement sur rien. Ni sursis ni restauration, une pente à peine, les fruits de lʼéglantier, des herbes sèches, quelques simples dans des pots de terre cuite sur le rebord des fenêtres. Tout peut encore attendre.
Ce nʼest quʼune image à lʼarrière de la tête, yeux mis-clos, ou ailleurs peut-être, nourrie par le silence qui pousse depuis dessous et les itinéraires de la mémoire. Nul besoin de gouvernail ni dʼétrier, lʼimage va de son pas à la manière des disparus dans un bouquet de friches. Ce nʼest quʼune image, lʼimage dʼun temple clos ouvert à tous vents que font vivre le lierre et la mauvaise herbe, une image pour ôter les peurs, celles du labyrinthe et du temps qui passe. Lʼusure remue lʼinusable fin des choses, bris de faïence, fenêtres borgnes, cheminées et briques muettes. Les vieux crépis en attestent, les morts ne se réveillent pas.
Lʼhomme est né dans lʼabandon, y retourne allégé lorsquʼil se débarrasse de ce quʼil croyait être ses biens, sʼy retrouve comme il y fut, sans peine et sans consolation, ici où les feuilles dansent, ou là où lʼaccidentel improvise. Tout y est en lʼétat, un peu passé, éclairé par les brillants dʼune négligence heureuse.
Jʼincline désormais vers lʼavenir de ce qui nʼen a pas, car tout finit pas arriver, la fin aussi, bien avant que la phrase ne se termine, sʼarrondisse avant quʼelle ne sʼéloigne et que je mʼy abandonne.

Lʼoeuvre toujours déjà en ruine, cʼest par la révérence, par ce qui la prolonge, la maintient, la consacre (lʼidolâtrie propre à un nom), quʼelle se fige ou sʼajoute aux bonnes oeuvres de la culture. (Maurice Blanchot)

Publié le 3 décembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Michel Brosseau (à chat perché).

Jean Prod’hom

Il y a les chats



Il y a les chats qui boutiquent la nuit
la winchester 73
il y a les vêpres à l’abbaye de Hauterive
la déclaration des droits de l’homme
il y a le corps brûlant de l’endormie au milieu de la nuit
les bandes velcro
il y a les monuments au mort
le modus tollens
il y a le système automatique de fermeture des portes

Jean Prod’hom

Dimanche 5 décembre 2010



C’est en 1994 que le plan d’affectation du Rôtillon – avec ses quatre îlots homogènes – a été accepté par le Conseil communal de la ville de Lausanne. Ont suivi quinze belles années de controverses, de fouilles et de plans, une espèce de sursis, on pouvait rêver. Il avait été prévu qu’on bâtisse un «miniplex» de salles de cinéma, un centre de vie enfantine et des logements, un bâtiment destiné à l’accueil de jour et à l’hébergement de personnes souffrant de maladies psychiatriques. C’est fait pour le parking mais on a renoncé aux salles de cinéma, en échange on leur a fourni la vidéosurveillance. Il y aussi un salon de coiffure et une boutique de mode, une de ces institutions de réhabilitation psychosociale dont on a tant besoin, une crèche, une régie immobilière, des surfaces commerciales et quelques appartements, tout porte à croire qu’on ne va pas faire la fête tous les soirs au Rôtillon. Ah si, on a ouvert un restaurant, le Double Z sur les bords de l’îlot C, car ce soir le parking tout illuminé est en gloire, un tractopelle à ses côtés, le godet à terre, pas pressé de creuser le dernier îlot sur lesquel la nuit descend, pensez donc, depuis le temps.
On ne reverra pas le Flon couler de sitôt, enterré le passé industriel, oubliés les talus en friche, adieu les grandes tannées, le Café des Artisans, les squats et les prostituées.

Qui place sur les devantures de nos librairies les amers de notre irresponsabilité? Natura maxima, L’Encyclopédie du chocolat, 365 Etincelles, Montagnes sacrées, Switzerland the World, Le Coeur en paix, Drôles de labradors, La Recherche du paradis, L’Herbier essentiel. Qu’on leur fasse la peau.

Aïe, quelque chose m’a piqué le coeur, et une poussière m’est entrée dans l’oeil. Les rosiers poussent de travers et les roses sont laides. C’est comme si le diable avait fabriqué un miroir qui ne montrait que les âmes grises. Un seul établissement public est ouvert, à l’extrémité de la Rue de l’Ale, en face d’une boutique qui brade ses fonds, le restaurant du Cygne. C’en est trop. La nuit serre ses mâchoires sur une ville en liquidation. Je me hâte d’aller récupérer Sandra, Arthur, Louise et Lili à la sortie du Petit Théâtre. La Reine des Neiges les a ravis. A mon tour de les emmener à la maison. Tiens, le soleil est revenu.

Jean Prod’hom

Séparatif



La question des eaux usées eut le double effet de jeter le discrédit sur l’hygiène du grand nombre et d’instiller le doute sur les écoulements vétustes qui avaient conduit le coeur du petit palais et la cour des grands à l’inondation. On nota avec dégoût le retour massif des cris et des peines sur les chemins sans drainage. Il eût fallu de l’à propos et quelque directive, et qu’on s’y arrêtât, mais trop de raison nuit. Chacun surveillait son voisin, disparues les petites intentions enterrées à l’intérieur de soi, les ordures déversées dans le clos du voisin et la haine crasse dès le lever du soleil. On décida donc de couper dans le vif, mais il s’avéra inutile d’utiliser la force ou la main de son voisin pour laver l’honneur, balayer les contestations et soigner les apparences. On sous-traita l’entreprise. C’est en face du temple que quelques scrivaillons se fendirent d’une méthode au goût douteux pour garantir la place de chacun. Ils conçurent le premier algorithme qui permit de séparer la grâce du cambouis. Au grand nombre la variole et la rage, les coups de soleil et les panaris. Aux bien nés le bon goût et l’insouciance, la chaise longue et les lieux d’aisance. On escamota les échafaudages de ce procédé littéraire, personne ne dit rien. Cette méthode prit plus tard le nom pompeux de dichotomie.

Jean Prod’hom

Complément à l'œuvre de René Girard



La petite ville de Gstaad peut passer pour l’une des plus jolies des Préalpes occidentales. Il y fut précepteur dans les années soixante-dix. Un couple de Portugais catholiques et dociles assurait alors l’essentiel du train de vie d’une riche famille polonaise dans un chalet de maître situé entre la Lauenenstrasse et la Rotlistrasse : elle cuisinait, blanchissait le linge et tapottait les traversins ; il faisait les courses, endossait le gilet de Nestor et ripolinait chaque matin le véhicule qui menait la maîtresse de maison au Palace dans les salons duquel elle s’adonnait au bridge. Et puis il y avait l'Autrichienne, jeune nurse bien faite ma foi qui s’ennuyait un peu, lui aussi si bien que leurs liens se resserrèrent. La première semaine ne fut pas achevée que le précepteur se retrouva prisonnier du chalet à des heures qui dépassent les convenances. Il lui fallut donc sortir coûte que coûte avant le réveil de la maisonnée. L’Autrichienne le conduisit par la main sur le balcon en lui murmurant les milles folies qui réchauffent nos hivers. Mais pas d’échelle et deux étages à vaincre, ... fermez les yeux c’est fait. Ne voyez-vous pas l’amoureux qui s’éloigne dans la nuit ?

J’ai lu que le X-Seed 4 000 culminerait à 4 000 mètres et regarderait dans les yeux le mont Fuji. Un peu de haut puisqu’il le dépasserait de plus de 200 mètres. Il serait ancré dans l'océan au large de Tokyo et abriterait plus d’un million de personnes. Il compterait, dit-on, 807 étages.

Julien mon frère, que serions-nous devenus si ta Mathilde et mon Autrichienne avaient eu l’invraisemblable idée d'être de ce siècle ?

Jean Prod’hom
25 novembre 2010

C'était l'été | Michel Brosseau


Photo / JP

C’était l’été. Deux mois de vacances à passer le long d’une nationale. La 160, elle s’appelait. Une avenue maintenant. Avec zone commerciale et tout un tas de ronds-points. Finie la longue ligne droite pour sortir de la ville. Maintenant c’est par là qu’on y entre. À ça aussi, il faudra s’y atteler. Dans quelque temps. Quand un peu plus costaud pour aller creuser paysage et mémoire. Ce qui de strates sous les parkings des magasins. De soi et des autres. Des lieux qu’on quitte et des ciels qui vous poursuivent. C’était l’été. Et rien à faire sinon tourner en rond dans un jardin. C’est terrible un jardin. Même immense vous tombez toujours sur la clôture. Et quand celle-ci est nationale… Des paquets de voitures qui défilaient là. Ça descendait de partout jusqu’à la côte. Des banlieusards, des gars du Nord. Et puis de Tours, Orléans… De là où j’écris ces lignes aujourd’hui. Deux mois de vacances et une station-service pour voisine. Un oncle maternel qui la tenait. Une idée de la grand-mère. Au temps des premières bascules. Quand les bagnoles en masse et que déjà vendre le lait des vaches ne rapportait plus grand-chose. Du temps où c’était « à l’américaine » qu’il fallait vivre. Commencer à. Pompistes à casquettes avec logo de la marque. Ici, aux marches de l’Anjou et de la Vendée comme au fin fond de l’Arizona. Gamin, le plaisir que c’était de se déguiser avec. Taillée comme celle de La Fureur de vivre ou à peu près. Mais ça, c’est bien après qu’on l’a découvert. Quand enfin la nationale invitait à mettre les bouts. Bien plus tard. Bien après ces étés à jouer les grouillots sur la piste de ciment gris. Gratter les pare-brises. Faire la pression des pneus. Repeindre les bordures en blanc. Et puis des pleins et des pleins. Expliquer la route aussi. Pour Saint-Jean de Monts, c’était facile. Au premier feu rouge à droite. Après la casse automobile, juste sur la droite, c’était la vieille route du May. Celle-là, il fallait pas la prendre. Au feu rouge seulement, à droite !... Noirmoutier qu’était indiqué. Pourquoi pas Saint-Jean-de-Monts, ça moi j’en savais rien. De toute façon, à l’époque, la mer qu’était à une centaine de bornes de là, je l’avais vue quoi ? Deux, trois fois… Et encore, pour le Mont-Saint-Michel, j’avais été malade comme un chien. Une drôle de première fois. Et pour la mer et pour le restau. J’étais resté à l’arrière de la D.S. pendant que les grands étaient allés manger. À me reposer et grignoter des « paillettes d’or ». Des gâteaux tout légers qui passaient tout seuls… Dommage ! Parce que tout était bon, apparemment. À part peut-être les haricots. Jamais aussi tendres que ceux du jardin. Et puis les fils… Mais tout ça avait peu d’importance. Ce qui comptait pour moi à ce moment-là, c’était les dos d’âne et puis la suspension hydraulique. Et que le tonton, il avait le pied un peu lourd. Comme presque tous les mécanos à ce qu’on disait. Une bagnole, fallait qu’elle montre ce qu’elle avait dans le ventre… Qu’elle marche ou qu’elle dise pourquoi… C’était l’été, et les bagnoles défilaient sur la piste. Coffres chargés ras la gueule. Et accrochées derrière des caravanes. Elles qui me sont revenues en regardant cette caravane noyée dans le végétal. Et puis en tirant le fil. Lequel, des mots ou du souvenir, ne me demandez pas. C’est là et ça suffit. Matériau disponible et tout ce qui s’y rattache. Le temps de faire le plein, les femmes allaient jeter un œil dans les caravanes. Allaient y chercher une bricole, ou en ramenaient une. Les hommes, eux, tiraient sur l’attelage. Réajustaient le fil de la prise. Donnaient un ou deux coups de pied dans les pneus. « Et d’ici, pour aller aux Sables-d’Olonne… » Dans ces cas-là, j’appelais le tonton. « Ils voudraient aller aux Sables !... » Nous, on disait Saint-Jean, Les Sables… Les mots, à défaut des lieux, nous étaient familiers. Les Sables !... Certes pas le bout du monde, mais c’était avant qu’il aurait fallu tourner avant. Le boulevard périphérique qu’il aurait fallu prendre… À une centaine de mètres avant la station. Même si, pour les Sables, ils auraient aussi pu filer tout droit. Mais en théorie seulement ! Parce que traverser la ville avec ce qu’ils avaient au cul… Non, le mieux c’était de faire demi-tour. Une ligne blanche au milieu de la nationale, mais on avait le droit quand même. Si on regardait bien, on voyait qu’elle était pas tout à fait continue. Les gars de l’équipement ils avaient fait exprès de peindre comme une espèce de pointillés. Pas un vrai pointillé, mais pas non plus une vraie ligne continue. Comme quoi, en discutant autour d’un godet, on obtient plus qu’en allant remplir de la paperasse… Si ça circulait trop, le tonton se mettait en travers de la route en écartant les bras. Gendarme amateur. Une fois les bagnoles arrêtées, il faisait des grands signes pour qu’il passe vite fait, l’autre, avec sa caravane. « Allez, allez !... » Par pitié qu’il faisait ça. Parce que c’était quand même drôlement malheureux de voir des gars qui s’embarquaient sur des distances comme ça sans mieux savoir manœuvrer. Faut dire qu’on était bien placés pour voir ce que ça donnait tous ces gars qui conduisaient jamais autant que l’été. Il était allé en chercher combien le tonton avec la dépanneuse ? De ces gens de passage qu’avaient raté le panneau qu’indiquait Les Sables. Faut dire aussi que c’était mal foutu. La Roche, qu’ils avaient été mettre sur leur panneau. Pas Les Sables, La Roche-sur-Yon. Même si, en principe, quand tu pars comme ça, tu te notes toutes tes étapes sur un bout de papier et t’es tranquille. Mais non ! Tellement pressés de partir, tu penses ! Faut dire qu’on serait p’t’être pareils à vivre dans des appartements, machin… Toujours est-il qu’y en a combien qui se sont emmanchés d’aller faire demi tour pour récupérer le boulevard périphérique ? Et vas-y que je te tourne au beau moment où y en a un autre qui déboule ! Ah ! ça pardonne pas… Choc latéral, comme ils disent aux assurances. Et encore quand c’est que de la tôle… Mais t’en as qu’emmanchent drôlement dans la ligne droite… Alors là, j’te dis pas !... Le tonton, il remorquait les épaves jusqu’à la station. C’était pas la place qui manquait. Elles restaient là un bout de temps, en attendant que les experts viennent faire leur boulot. Je traînais autour quand il y avait pas trop de clients. Je jetais un œil dans les voitures. Des jouets des fois sur la banquette arrière. Parmi tout un tas d’objets en vrac. Et l’intérieur des caravanes éventrées… Ça faisait de quoi méditer tous ces chez soi fragiles. Ces destins en suspens. Peut-être ça que j’apprenais autour des caravanes. Que rien n’est aussi permanent qu’il n’y paraît. Ça et puis la mort. Cette façon qu’elle a d’être là sans avoir à se montrer.

Michel Brosseau





écrit par Michel Brosseau qui m’accueille chez lui sur son site à chat perché dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres
vases communicants ce mois :

 Daniel Bourrion et Urbain trop urbain
 François Bon et Michel Volkovitch
 Christine Jeanney et Kouki Rossi
 Anthony Poiraudeau et Clara Lamireau
 Samuel Dixneuf-Mocozet et Jérémie Szpirzglas
 Lambert Savigneux et Silence
 Olivier Guéry et Joachim Séné
 Maryse Hache et Cécile Portier
 Anita Navarrete Berbel et Landry Jutier
 Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
 Feuilly et Bertrand Redonnet
 Arnaud Maïsetti et KMS
 Starsky et Random Songs
 Laure Morali et Michèle Dujardin
 Florence Trocmé et Laurent Margantin
 Isabelle Buterlin et Jean Yves Fick
 Barbara Albeck et Jean
 Kathie Durand et Nolwenn Euzen
 Juliette Mezenc et Loran Bart
 Shot by both sides et Playlist Society
 Gilles Bertin et Brigitte Célérier
 Michel Brosseau et Jean Prod'hom


Jean Prod’hom

Dimanche 28 novembre 2010



Deux roses rouges ourlées de papier crêpe et coiffées d’un peu de blanc baissent la tête, elles avaient ce matin encore les lèvres bleues. Elles vont aller ainsi jusqu’à la fin de l’hiver, la vieille ne descend plus dans son jardin. Au fond des poches une douzaine de cacahuètes, une poignée de son et quatre mandarines, c’est comme un souvenir, une traînée plutôt, une traînée restée en arrière qui passerait subitement en coup de vent sur le chemin glissant.

Personne entre le Riau et la Goille. Il faut brasser la neige qui remonte jusqu’au ciel, on a beau avoir les yeux grand ouverts, on ne voit rien, ivresse sans vin. Les entailles dans la terre se croisent en tous sens, comme dans le ciel ou dans la neige, mais ne disparaissent pas. A l’Ecorcheboeuf un enfant crie à cause du froid. A quelques pas de lui ses parents pèlent la neige.

Au fond de la combe, le chemin du Creux exécute deux demi-boucles avant de franchir la Bressonnaz et rejoindre le Moulin. Et puis après? Je reviens sur mes pas, dans les parages de Photolabo où tous les jours sont dimanches depuis plusieurs années déjà, l’usine est à vendre : on y développait de la pellicule photos et on y réalisait des tirages papiers. Et puis après après ?

On a chauffé l’église de Mézière la veille déjà, si bien que nous ne sommes pas mécontents d’y entrer lorsqu’elle ouvre ses portes à 16 heures. Elle accueille aujourd’hui les élèves de l’Atelier de Musique, les enseignants, une organiste et les parents, les amis et quelques bénévoles. Le sacré prend un sacré coup de vieux et des allures enfantines : on sourit, on fait les choses à moitié, on saute, parle sans contrition, on se trompe, on recommence, c’est un peu carnaval : des ours jouent du violoncelle, le lait condensé s’écoule des flûtes en do, les flûtes en la font les institutrices, quant à la présidente elle a quelque chose de Jane Birkin. Derrière le coeur le crucifié ne voit rien, il a la tête dans les nuages.

L’organiste qui a ouvert la fête par la Sinfonia de J-S. Bach la clôt par la fugue en do mineur de Mendelssohn. J’aurais bien voulu demeurer un instant encore au chaud dans cette grande pharmacie repeinte aux couleurs des fêtes foraines, auxquelles me font immanquablement penser les trompette héroïques des orgues. Mais la maîtresse de cérémonie en a décidé autrement, elle remercie tout le monde, tout le monde sourit et Lili rit.

Jean Prod’hom

Il y a les châteaux de sable



Il y a les châteaux de sable
les écrous
il y a le vide dans les bibliothèques
les conducteurs de scooter
les structures élémentaires de la parenté
il y a la restauration des cathédrales
les requiems
les bouquetins du Creux du Van lorsqu’ils regardent la vallée des Ponts
il y a l’aubépine

Jean Prod’hom