Dimanche 12 décembre 2010



Ils régnaient sans ostentation dans l’embrasure de la fenêtre, en haut un peu à droite. Leur cou maigre et leur tronc dégarni attestaient leur origine modeste, le temps qui passe, les résistances qu’il faut opposer à ce qui advient pour aller de l’avant. Ils allaient sur l’âge, trois devant liés par le silence des grandes décisions suivis avec une confiance aveugle par un grupetto souvent désobéissant. Ce sont les premiers qui montraient la direction, libres au-dessus de la mêlée, la tête dans le ciel, d’eux que s’écoulait la lumière jusque dans la bibliothèque. Leur grandeur, leur raideur parfois, leur dignité s’offraient sans secret. Mais il était difficile de les imaginer les uns sans les autres.

Comme s’ils avaient pris le parti de la sédentariré la veille seulement, par une décision libre. Mais pour un temps seulement, prêts à reprendre une aventure à laquelle ils n’avaient pas renoncé. C’était étrange de les retrouver chaque matin à leur place, parce qu’ils semblaient la veille sur le point de vouloir continuer leur route. Je les dissuadais et le vent les faisait vaciller. Qui donc les aurait accueillis? Ils sont restés là-haut, équilibrant les jours et l’embrasure de ma fenêtre, donnant aux vieux arbres rabougris du verger un air enfantin, s’effaçaient au printemps devant l’exubérance miellée du tilleul. En octobre et novembre considéraient avec bienveillance le chant du cygne des feuillus sur les bords du Riau, leur précarité. Ils gardaient la hauteur, la distinction des sauvages, se réjouissaient en silence de tout, mais est-il bien prudent de dire tout cela ainsi?

Ils avaient dû comme les autres se lever hors la terre maigre, écarter les bras pour régner discrètement sur ce quartier des bois. Je les imaginais pourtant échappés d’une prison bien loin à l’ouest, ripés-là au terme d’une longue épopée et se retournant parfois sur leur histoire. Ils étaient montés de la plaine à la queue leu leu, surgissant un beau matin du creux de l’un des nombreux vallons dont se réjouit le Jorat, surpris par la majesté des lieux, satisfaits de la discrétion de l’accueil. Je me suis raconté tant d’histoires, tout est fini, les bûcherons ont tronçonné la petite tribu. Ça tient de si peu, tout disparaître, n’est-ce pas?

Une fois ce matin, une autre cet après-midi je suis monté à la Mussilly voir où ils se dressaient. Je n’avais jamais éprouvé le désir d’en savoir plus, la terre où ils avaient jeté l’ancre, jamais je n’avais fait le lien entre cette présence du dedans l’embrasure de la fenêtre et cette existence du dehors, juste derrière les ruches qui flamboient à la belle saison au bout du grand pré. Je ne découvre que ruines et coeurs vermoulus, vivants et fumants encore, ils n’avaient jamais fait voir la fatigue et l’usure qui les taraudaient, courageux et dignes comme les chats qui vont mourir dans le sous-bois. Ce ne sont que des histoires, l’horizon s’est aplani, le dessin a déserté le paysage. Sans eux rien n’aurait été comme avant. Je crains que les vieux arbres du verger ne se prennent trop au sérieux. A quoi désormais s’accrocher?

Les disparus 2

Jean Prod’hom