Jean-Rémy

Un incendie se déclare

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Un incendie se déclare chez Jean-Rémy. Les pompiers arrivent sirène au vent, ni une ni deux, plongent une pompe à eau dans sa piscine. Jean-Rémy tape alors sur l’épaule du capitaine :
- L’eau est déjà à 23 degrés, je préférerais ne pas...

Jean Prod’hom

La campagne publicitaire lancée par Luchino Visconti

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La campagne publicitaire lancée par Luchino Visconti en 1971 déploie tous ses effets aujourd’hui, de Venise à Marseille, de Brest à Barcelone, de Paris à Grignan. Mais si le vieux compositeur Gustav von Aschenbach n’a pas pris une ride, le jeune Tadzio a bien vieilli.

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L’oto-rhino l’avait convaincu qu’il était inutile d’entreprendre quoi que ce soit, le bacille de Koch contre lequel certains de ses ancêtres n’avaient pu rivaliser autrefois était à l’origine de sa rhinite chronique et de l’encombrement de ses bronches. La nouvelle le combla, car si elle lui signifiait clairement le mal qui aurait raison bientôt de lui, elle le rapprochait d’un coup de Thomas Mann, d’Hans Castorp et de tous ces grabataires de la première moitié du siècle passé qui ont oeuvré sur les balcons de Davos pour la postérité.

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Jean Prod’hom


Toutes trois novices peut-être

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Toutes trois, novices peut-être, avancent dans le Désert ; à la queue leu leu, voûtées et vêtues de noir. Elles marchent sans faire de bruit sur la route qui mène au monastère, tête penchée, regard tendu vers le bitume. Mais regard intercepté par leur main identiquement entrouverte, dont elles semblent fixer, stupéfaites, l’imaginaire stigmate.

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Elles vont du même pas, au rythme de leur cœur fatigué, corps soumis à l'épreuve ; chacune respire avec peine l'air rare d’août ; le soleil ne les épargne pas, elles vont sans coiffe de bure, ni apprêt ni plainte ; elles vont assurées que l'appel viendra.
Le visage de la seconde s'éclaire soudain, elle lève la tête et porte sa main entrouverte à son oreille, comme s’il s’agissait d’un diapason ; elle sourit mais bien vite son visage s’assombrit. Le bras hésite, se baisse, la main lui obéit et reprend sa place, à hauteur de taille, offrande et contrition. Pourtant, elle ne renonce pas, poursuit son chemin avec les autres, l'œil à nouveau fixé dans le creux de sa main ; son pouce tremble dans l'ombre, elle ne lui laissera aucun repos, aussi longtemps que celui qu’elle attend ne l’aura pas appelée, lancé le fil qui l’en sépare et sur lequel elle le rejoindra.

Jean Prod’hom

L’homme s’était fait tatouer toutes sortes de choses

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L’homme s’était fait tatouer toutes sortes de choses sur le corps ; sachez qu’on s’est croisé dans les vestiaires des bains de Lavey.

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Sur le haut du dos, un code-barres, le nombre 1926 et le nom de Naples ; je ne peux m’empêcher de lui demander le sens de ce rébus. Il s’agit, me dit-il, de la date de fondation du club de foot de sa ville d’origine. Serais-je le seul ignorant ? Non ! Sans compter, ajoute-t-il, que ce nombre est également le numéro postal de la ville de Fully où il s’est établi depuis quelques mois, si bien qu’il n’en finit pas de s’expliquer.
J’en profite pour m’enquérir de l’identité de l’indien ornant le biceps que j’ai sous les yeux. Il s’agit en réalité de Padre Pio, un prêtre capucin canonisé par Jean-Paul II, né entre Naples et Bari ; ce détail géographique me laisse songeur. J’hésite une seconde, avant de renoncer à lui demander des précisons sur l’indienne qui s’agite sur son bras gauche. Je n’en saurai donc pas plus, rien non plus sur l’identité de la demoiselle qui cligne de l’oeil sur sa cuisse droite, rien sur le sens des deux messages en caractères chinois qui descendent le long de sa colonne vertébrale, ni sur tout le reste.
Je n’aurai en définitive qu’un seul regret : le code-barres. Son relevé m’aurait certainement permis d’accéder à l’ensemble des contenus du bonhomme.

Jean Prod’hom


De la salamandre qu’on admirait sur son épaule

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De la salamandre qu’on admirait sur son épaule,
il ne resterait bientôt qu’un hématome,
un hématome chronique.

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Jean Prod’hom

CXLI

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Comme chaque dimanche matin, Jean-Rémy sort de son réduit, botté, ganté, masqué ; avec un bel arrosoir d’étain qu’il manipule avec précaution, c’est qu’il est plein de poison. Du poison qu’il verse centimètre par centimètre sur le damier de sa cour pavée. Pensées, liserons, camomilles et pâquerettes, tout doit disparaître.
Une seule mauvaise herbe résiste, sans visage ; c’est sûr, Jean-Rémy reviendra.

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Jean Prod’hom

CXL | Conte de Noël

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Pour Sylvie Durbec
Chemin faisant avec Robert Walser, « Le portrait du père » in Seeland

Benoîte pensait
que ses pairs se féliciteraient
de ses succès

elle n’avait jamais douté
de l’amour universel
mais il n’y a pas de couvert pour elle

ils affectent
de se réjouir
au cas où

creusent un fossé
autour de sa naïveté
rongés par l'envie

qu’à cela ne tienne
elle rentre pour faire du feu
leur ouvre sa maison

ils s'installent
dents blanches
idées reçues  

il y a trop de bruit
de rumeur
trop de jalousie

Benoîte monte à l’étage
les roitelets peuvent rester
elle fait sa valise

le soleil l’attend sur le pas de la porte
un chien aussi et l’eau de la fontaine
et l’allée des noisetiers

elle sourit
sourit à la communauté des orties
des vieux hortensias

à la communauté des haies vives
Benoîte qui croit à l’amour universel
va recommencer ailleurs

Jean Prod’hom

CXXXIX | Lili écrit



- Je sais pas quoi écrire aux Sénéchal, pas d’idée.
- Envoie-leur un bec.
- Jamais, ils fument.

Jean Prod’hom

CXXXVIII | Martingale

Jean Prod'hom Tessons Ediions d'autre part
Ici : Capture d’écran 2014-10-31 à 04.26.55, ou chez ton libraire.

Te conseille vivement de lire ce livre.
Ne serait-ce que pour découvrir
ce que tu aurais manqué en ne le lisant pas

Ici : Capture d’écran 2014-10-31 à 04.26.55, les photos du vernissage.

Jean Prod’hom

CXXXVII | S’il croisait le regard d’une poupée

Poupée Balcon Fenêtre

S’il croisait le regard de cette poupée de porcelaine
derrière les rideaux d’une riche demeure
cet ami à moi

entrerait par effraction pour la libérer
pas la poupée
mais la prisonnière

Jean Prod’hom


CXXXVI | L'amie de Jean-Rémy

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On pense à une motte de margarine
mais ses allures de capo donnent le change
c’est en réalité une oie gavée des articles d’une vilaine doctrine

on croyait s’en être débarrassé
mais la donzelle revient par une porte dérobée
un cortège de tanks la suit

il n’est jamais trop tard pour avoir peur
apprenez que l’oie qui jacasse hante les couloirs nus
d’un comité de salubrité publique

Jean Prod’hom

CXXXV

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Che bello film
carissimo bacci
sulla bella red carpet

Jean Prod’hom

CXXXIV | Topologie (c)

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Les rolex et les menottes font partie d’une seule et même famille d’objets
ce sont en effet aux poignets de ceux qui exhibent les premières
qu’on passe tôt ou tard les secondes

Jean Prod’hom

CXXXIII

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De bien petits seins ma foi
à moins qu’elle ait mis son soutien-gorge à l'envers
je m’avisai plus tard que c’était sa tête qui l’était

Jean Prod’hom

CXXII

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Deux arrosoirs pris de trois quarts de chaque côté d’une grille d'évacuation, deux nains fumant une pipe aux extrémités du rebord de la fenêtre, deux lions rugissants sur le seuil de la petite maison, la date de 1881 gravée sur le linteau. La porte s'ouvre, deux bras et deux jambes, deux oreilles et deux mains, la propriétaire souffre d'un strabisme du tonnerre de dieu.

Marie-Noël est partie cet hiver dans l’hémisphère sud pour parfaire son bronzage. Deux semaines. Elle considère au retour, défaite, le blanc laiteux dessous ses bras qui ne s’en va pas.

Lorsque deux vieilles pies surveillent ses faits et gestes Jean-Rémy rit, il avertit la police quand il s’agit de petits vieux.

Jean Prod’hom

CXXXI

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Dans le café enfumé de cette petite ville sinistrée de la Broye, Klaus m’est apparu comme sur une scène d’un mauvais théâtre, fardé à l’excès, une perruque sur la tête, des pattes d’oie creusées au coin des yeux, le teint blafard, le regard voilé, les joues tombantes, la peau piquée, les dents savamment avariées. Mais il a suffi de quelques secondes seulement pour que cet ami que j’avais perdu de vue pendant plus de trente ans réapparaisse comme un jeune premier sous ce déguisement de mauvais goût qui est celui des ans.

Je lui répète la même chose, deux fois, trois fois, quatre fois, avant de m’aviser qu’il a peut-être perdu la raison, ou qu’Alzheimer est passé par là, ou qu’il est tout simplement sourd. A moins que ce vieil ami, plus sagement, ait renoncé à écouter celui qui radote en face de lui.

C’était à l’heure du café et de la déconfiture.

Jean Prod’hom

CXXX

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Barthélémy avait abusé de stupéfiants. Il raconta plus tard qu’il s'était pris pour une carotte, puis pour un éplucheur, enfin pour une carotte et un éplucheur.

C’était le beau temps, les tagueurs réalisaient leur oeuvre dans un esprit de totale liberté, les catalogues de leurs graffitis étaient financés par le contribuable et réalisés entièrement par les photographes des polices municipales.

Il y a du grabuge, démêle-toi.

Jean Prod’hom

Marie-Noël

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Elle traverse la cour en faisant basculer ses pesanteurs de gauche à droite et de droite à gauche, comme une oie, une oie gonflée à bloc mais sans canetons, suçotant continument le mot de respect qu’elle postillonne au visage des quidams comme un chien pisse au pied des buissons. Héritière des kapos aux lèvres fines et à la croupe de pouliche, elle tient serré dans la main droite un trousseau de clés, se dandine si lourde et si sotte qu’on la préférerait attelée. Marie-Noël est le prototype de la suffisance et de la bêtise universelle, enfant gâté de la tertiarisation, avatar couinant la satisfaction, elle est née du croisement de la prétention et de la frustration. Les institutions qui l’engagent ont tôt fait de le regretter, mais trop tard, la donzelle est une procédurière, difficile de s’en débarrasser.
Marie-Noël est la vice-présidente d’une association qui prône le couvre-feu, elle a épousé un concepteur de gendarmes couchés qui l’a quittée traumatisé quelques mois après son mariage, elle anime des ateliers foireux dans une haute école. Elle en impose en posant des lapins, brasse eaux claires et eaux usées, se saoule le vendredi et le samedi soir.
Marie-Noël est la meilleure amie de Jean-Rémy, une amie de la première heure. Ils aiment aujourd’hui l'art vrai et le piano quand il est bien joué, ils gonflent le premier août des ballons de toutes les couleurs, satisfaits de participer ainsi à la restauration des valeurs. Marie-Noël et Jean-Rémy constituent le plus sombre des continents.

Jean Prod’hom

CXXIX

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Le géant suédois du meuble Ikea à reconnu que des prisonniers politiques ont fabriqué certains de ses meubles dans les années 1980 en Allemagne de l’Est. Des spécialistes tentent aujourd’hui de déterminer si les guides de montage contenaient des messages secrets.

Une fois que rien n’est fait c’est beaucoup plus difficile de commencer qu’une fois que quelque chose n’est pas fini.

Jean Prod’hom

CXXVIII

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L’homme s’époumone à transformer le provisoire en définitif.

A l’époux le chapelet, à sa femme les petits pois.

N’y peux rien, vois un coq, pense à l’âne.

Jean Prod’hom

CXXVII

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Examen de guitare ce matin à Oron. Belle performance de Louise qui me rapporte souriante et ravie les propos des membres du jury.
- Ils m’ont dit que j’irai loin.
- Loin ?
Dix ans et demi ? Me quitter ? Déjà ?

Le malheur s’acharne, Louise est invitée le même soir à sa première boum. Elle va danser dans le garage de Louhane avec Jérémie, Ewan et les autres. Comment l’arrêter pendant qu’il est encore temps ? Connaît-elle au moins le métier des parents de ses prétendants ?

« Papa, ! c’est bien Jésus qui a posé en premier son pied sur la lune ? » me demande Lili avant de s’endormir. En voilà une qui a encore besoin de moi.

Jean Prod’hom

CXXVI

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Maracon : l’honneur revient à un élève débutant de la classe de Madame C. de conclure cette magnifique soirée en faisant entendre ses premiers pas au violon. Les visages se crispent, les dents grincent, tout le monde s’attache : le morceau s’intitule Mouvement perpétuel.

Jean Prod’hom

CXXV

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S’ils n’en pensent pas moins, c’est d’abord parce qu’ils ne peuvent en penser plus.

- Impossible de retirer mon alliance, avec les années mon annulaire a boudiné.
- Pas de problème ! Mais enlevez-la, ce sera plus simple pour la scier.

Lili et Mylène sont sur le chemin de l’école.
- Elle y croit, elle, en Dieu et Jésus ?
- Non, juste un petit peu au Père Noël.

Jean Prod’hom

Aproz : la qualité d'une reine c'est sa faculté d'oubli

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C’était dimanche en Valais à l’occasion de la Finale nationale des combats de reines d’Aproz. Demi-finales, Bombe H ne fait pas le poids face à Pandore, ni Papillon face à Cobra – mais ça c’était plus attendu. En finale Cobra culbute Pandore.

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La reine 2013 de la race d’Hérens, Cobra avec son roi, Viktor Gsponer de Niedergampel

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Si on n’est pas là, à la seconde qui suit elle plante dans le cul, pis c’est dommage pour l’autre propriétaire (Jean-Pierre Formaz, chef rabatteur de reines à Aproz)

Deux mots encore sur Cobra la reine des reines. Elle s'était très mal classée en début d’année lors du concours du Haut-Valais. C'est dire qu’elle ne figurait pas parmi les favorites, d'autant plus que plusieurs bêtes qui l’avaient battues lors des qualifications étaient en finale.
Mais Cobra est dotée d’une des plus hautes qualités que puisse posséder une reine, explique un de ces propriétaires de nouvelle génération, Cobra a la faculté d’oubli, elle ne se souvient pas d’avoir été renversée. Et il cite Nietzsche : « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli. »

Jean Prod’hom

CXXIII

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Ne rien attendre des eaux dormantes, certaines ne se réveillent pas.

Tout se verrouille parfois, même ce à quoi nous n'avons pas songé.

Il avait le cerveau d’un caterpillar, avec une fleur à la boutonnière pour donner le change.

Jean Prod’hom

CXXII

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Parce qu’il n’avait rien compris à l’idée de vacuité, Jean-Rémy rentra du séminaire les mains vides mais illuminé, avec le sentiment d’être en accord avec lui-même.

- ... ne saurait donc exister dans le monde de cause sans effet, ni d’effet sans cause
.
Et le sage se tut. J’étais à deux pas de penser que la cause et l'effet étaient une seule et même chose. Heureusement je m’arrêtai à temps.

- Existe-il une réponse définitive à une question qui ne se pose pas ?
- Oui ! 
- Laquelle ?
- Non ! 

Jean Prod’hom

Avec le Daïla-Lama

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Rendez-vous ce matin à Granges-Paccot avec le Daïla-Lama, au nord de Fribourg, à deux pas de la patinoire, à trois du terrain de foot, à quatre du cimetière. Les commerces avaient annoncé la couleur et donné le ton : le Maxi Bazar, La Grande Récré, Keria Luminaires-Monde de Lumière, Orchestra,…
Ça s’appelle le Forum, une salle immense dans laquelle sont organisées toutes sortes de manifestations. Tenez, le forum accueillera bientôt Le Salon romand de l’habitation durable et de l’efficacité énergétique, puis la Foire de Fribourg. Les Témoins de Jéhova sont de bons clients, ils viendront à quatre reprises à Granges-Paccot d’ici 2014.
Nous étions plusieurs milliers aujourd’hui, j’y ai rencontré une étudiante en droit venue de Belgique, un herboriste neuchâtelois, un boulanger qui habite Matran, un chauffeur de bus, une coiffeuse de Bulle. J’ai même discuté avec un le propriétaire d'une villa cossue de Cousset. Il y a évidemment aussi des bouddhistes, des vrais, on les reconnaît à leur habillement moutarde et bordeaux, il ressemble étrangement, lorsqu’on y songe, au costume du groupe folklorique de "La Villanelle" Montagny-Cousset, mais eux n’ont pas le crâne rasé.
Je crois qu’on l’aime bien le Daïla-Lama dans notre région, l’étudiante belge le trouve gentil, l’herboriste me confie que cet homme lui apporte un sentiment d'universalité, il ne fait pas de chichi, m’a dit la coiffeuse de Bulle, et puis il ne crache sur personne, a jouté le boulanger pour plaisanter.
Bon, le premier contact avec l’équipe de Sa Sainteté n’a pas été comme je l’espérais. J’ai dû déposer mon appareil-photo à la consigne, j’ai lu sur une pancarte qu’il était interdit d’emmener dans la salle ni casque, ni bouteille, pas de parapluie, pas de sac à dos, pas de valise, pas de couteau pas de pousse-pousse ; par chance je n’avais emporté aucun de ces objets. J’ai eu droit à une fouille superficielle, mais une fouille quand même, je n’aime pas ça.
Puis il est apparu, tout le monde s’est levé et a applaudi, il est comme à la télé. Le Daïla-Lama on le reconnaît facilement, c’est le seul à avoir sur la tête une casquette dont il a découpé le sommet, c’est lui aussi qui décide de tout, qui décide quand le traducteur doit traduire et quand il doit se taire. Le Daïla-Lama n’est pas si commode que ça, il a pourtant de prime abord l’allure d’un de ces idiots qui ne se rendent pas tout à fait compte d’où ils se trouvent, qui semblent ignorer qu’il y a du monde autour d’eux, qui rient même lorsque leurs interlocuteurs ne comprennent pas pourquoi ils rient. C’est ça je crois qu’on apprécie chez le bonhomme : lorsque le traducteur traduit ce qu’il vient de dire, il ne l’écoute pas, il fait le clown, semble ne pas s’en préoccuper, il regarde les gens des premiers rangs, leur fait des sourires, des grimaces, des clins-d’oeil. Une belle autorité. J’ai vu tout ça sur l’écran géant mis à la disposition des spectateurs un peu éloignés de la scène. Pour le reste je ne sais pas, je connais pas.

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À midi j’ai mangé à la COOP, c’était une toute autre ambiance, j’y ai retrouvé des gens qui étaient dans mon secteur, le C1. Ils ont fait mine de ne pas me reconnaître, j’ai fait la même chose.
Suis sorti finalement à 16 heures 30 du Forum, lorsque le Daïla-lama a remis et lacé ses chaussures pour nous signaler que c’était terminé.
Me suis arrêté en rentrant dans l’abbaye cistercienne d’Hauterive, obéissant ainsi à une invitation de Sa Sainteté.
- Allez voir d’où vous venez et faites un peu de lumière sur le christianisme. Laissez au peuple tibétain le bouddhisme.
On faisait sonner les cloches pour les vêpres, je suis arrivé avec le soleil, trois bons quarts d'heure de chants et de louanges, en latin et en français, deux langues en définitive aussi difficiles que le tibétain et le sanscrit.

Jean Prod’hom

CXX

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Maman a bataillé ferme 15 ans durant auprès des autorités communales pour nous éviter, à moi et à mes soeurs, le spectacle douloureux proposé quotidiennement par l’abattoir du village situé en face du collège. J’ai fait des pieds et des mains pour mettre fin aux activités douteuses du salon de massage qui a remplacé ce vénérable coupe-gorge. Ma fille voudrait aujourd’hui que ses enfants aient sous les yeux, lorsqu’elles sortent de l’école, autre chose que le désert.  

Le printemps peinait à s’établir, il neigeait. On n’y pouvait rien mais on usait de tous les moyens mis à notre disposition pour nous donner un peu de courage. Sitôt installés dans nos véhicules on mettait le chauffage à coin, on réglait le tableau de bord en langue italienne, on basculait l’indicateur de température sur les fahrenheit, on chantait O sole moi avec sous les yeux un 36 ou 37 degrés.

Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure, bégayait Mathieu ivre mort sur le seuil de la Dolce Vita. Il était minuit passé d’une grosse heure. Une heure treize, nota un quidam pour la postérité.

Jean Prod’hom

CXIX

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Les jeunes gens qui ont déversé l’année dernière plus de dix mille doses de LSD dans les réservoirs d’eau potable de la ville ont réalisé hier une nouvelle opération d’envergure.
Par petites unités mobiles, ces désoeuvrés ont arraché prenant la nuit tous les indicateurs routiers de la région, les indications aux devantures des commerces, les prénoms et les noms sur les boîtes à lettres. On a frisé la catastrophe.
Les instigateurs de cette entreprise qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses ont été arrêtés, avec leur matériel, dans une grange de Prévonloup où était établi leur QG.

Jean Prod’hom

Hagiographies d'Albert Einstein

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Une découverte récente dans la vie d’Albert Einstein a conduit ses hagiographes à revoir leur copie. Jusque-là, ils avaient fait apparaître au coeur du bonhomme un cancre bon-enfant s’ennuyant sur les bancs de la maternelle, incompris, collectionnant les 1, mais habité par des forces vives prêtes à éclore. On s’avise aujourd’hui que l’échelle de notation était inversée dans son école et que les 1 qui avaient parsemé ses agendas scolaires étaient, comme nos 6, les signes de l’excellence. Les hagiographes ont retroussé leurs manches mais n’ont guère eu de peine à démontrer que le génie était compatible avec le chemin de croix que la société place sur le curriculum de ses ouailles.
La nullité ou la perfection ça joue, mais la médiocrité n’a jamais ouvert à personne les portes de la Légende dorée si bien que je me réjouis de voir comment l’hagiographie s’y prendra pour sauver son entreprise lorsqu’on rendra public ce que la succession d’Einstein a toujours voulu escamoter, la présence d’un 3,5 et d’un 4,5 dans le curriculum d’Albert, alors qu’il était élève au Luitpold gymnasium de Munich en 1889.

Jean Prod’hom

Fermeture de blog

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Elle avait publié sur son blog un petit texte bien senti qui avait déclenché de nombreux commentaires, une avalanche de mots gentils : des remerciements, différents témoignages, des confessions même. Les lecteurs avaient été visiblement touchés, profondément même. Beau moment de partage qui aurait dû la réjouir mais qui la rendit soudain honteuse, traversée par un sentiment analogue à celui qu’elle avait éprouvé autrefois, lorsqu’au nez et à la barbe des habitants du cru elle avait gagné une tarte aux pommes à l’occasion d’un loto organisé par le syndicat d’initiatives d’une petite commune de Lozère dans laquelle elle avait vécu tout un été avec deux amies, elle n’avait d’abord pas osé crier « Carton! ».
Ses lecteurs, ses si sensibles lecteurs avaient relevé les perles de son beau texte, ses bons mots, jolies tournures, clins d’oeil, caresses discrètes. Personne n’avait passé à côté des traits de son esprit torturé et de sa modestie, séduit par les éclairs de son intelligence vive, interpellé par les références qu’elle avait savamment distribuées de droite et de gauche. C’était décidément un texte bien senti par la grâce duquel elle était parvenue à draguer dans le fond de l’âme de chacun de ses lecteurs un assentiment enthousiaste qui dépassait toutes ses espérances.
L’obtenir soudain lui fit voir ses traîtrises, ses compromissions, petites révoltes, petits scandales, petites extases, susceptibilités, abandons, évanouissements, bon sentiments. Elle commença à suffoquer dans ces lieux irrespirables où suintait une douceur qui collait à la peau comme du salpêtre.
Le lendemain c’était dimanche, elle laissa tomber son blog et se rendit à la messe, seule.

.Jean Prod’hom

CXVI

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Dans les 1227 billets publiés sur lesmarges.net, le mot réjouir et et ses dérivés apparaissent à 70 reprises, le mot regret et les siens à 77. C’est le moment de m’en réjouir si je veux inverser cette tendance.

Jean Prod’hom

CXV

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Il s’endormait aussi bien en marche avant qu’en marche arrière. Pour se réveiller c’était une autre paire de manches.

Jean Prod’hom

CXIV

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C’est pure folie d’enseigner aux adolescents passés maîtres dans l’élaboration de stratégies d’évitement l’étude des probabilités.

Jean Prod’hom

CXIII

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Il aura suffi de deux jours à Crans-Montana pour que je me mette à parler de dollars et d’euros, de yorkshires et de zones à bâtir, de faillites, des fils Hariri, de David Halliday ou de Roger Moore. Et voilà que cet après-midi déjà je me retourne sur les ronflements des limousines devant la boutique de chez Carmelo, je veux en avoir le coeur net, mais pas de prix sur les pare-brise.
Au Senso, le soleil ne s’est pas levé. Des hommes d’affaire ont rejoint des retraités aisés, ils boivent dans de grands verres évasés des vins sucrés, assis dans d’épais fauteuils de cuir noir à l'abri des intempéries et de l'esprit, sous les jupes d'un luxe épuisé. Ce soir je lirai Gala.

Jean Prod’hom

Demandes de grâce

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Extraits du livre de prières placé sur un lutrin dans une absidiole de l’église de S.

Seigneur, protège A. malgré son acte irréparable, donne-lui la force de se pardonner un jour.

Mon dieux faite que mais veux soit realiser demin pour mais examins. Améne

Mon Dieu, aide-moi à garder la ligne quoi qu’il m’en coûte. J.-C.

Hier, il n’y avait plus d’allumettes pour allumer des bougies, c’était urgent. Je suis revenue aujourd’hui avec une boîte, mais il n’y a plus de bougies. Renonce, trouverai une autre solution.

Jean Prod’hom

Accident de chasse

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Les membres de la société de chasse auxquels le président avait présenté ce soir-là sa nouvelle conquête, surpris par son franc-parler et sa tenue d’Arlequin, l’avaient accueillie avec les égards que l’on doit à une princesse de notre temps. Ils se rendirent pourtant bien vite compte, le président en tête, que la perruche n’était qu’une pie bavarde aux couleurs vives qui conchiait une cage qu'elle ne voulait plus quitter. Ils l’invitèrent donc à une chasse à la palombe.

Jean Prod’hom

CX

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Nous les pompiers on n’a pas le choix. Imagine un brasier et au milieu des flammes la détresse d’un enfant qui hurle. Ou tu te jettes à son secours, parce que tu ne saurais supporter l’insupportable une minute de plus, et vous mourez ensemble dans l’horreur. Ou tu t’éclipses, et tu brûles le reste de ta vie à tout petit feu dans ta maison de campagne, avec chaque matin les yeux de l’enfant qui t’attendent, grand ouverts et hurlant d’effroi.

Jean Prod’hom

CIX

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Jean-Rémy a soixante ans passés, il est à la retraite et s’occupe de son jardin. Mais il veut rester jeune et poursuivre la bataille qu’il a commencée du temps de sa jeunesse pour le réarmement moral de ses contemporains, si bien que deux fois par mois, il se rend avec son quatre-quatre au terminus de la ligne 62, s’assied dans le bus encore vide, attend avec impatience la cohue d’Epalinges. Lorsque toutes les places assises sont occupées, il cherche dans la foule un jeune homme dans la fleur de l’âge, entre vingt et trente ans, jeune et solide, à qui il cède poliment sa place. Jean-Rémy sourit alors, puis ricane avant de grogner, debout à deux pas de celui qu’il dévisage avec un infini mépris : la jeunesse n’est vraiment plus comme celle d’autrefois. Il lui reste le trajet du retour pour s’en assurer.

Jean Prod’hom

CVIII

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C’était une amie de Jean-Rémy, une castafiore un peu lourde de hanche, une perruche au museau de fouine qui avait des lettres, la poule piaillait sans discontinuer lorsque des coquelets louvoyaient dans ses parages. Par Lagarde et Michard ! disait-elle à l’apéro en saisissant des deux mains ses lourdes cuisses.

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La quadragénaire aimait les gosses qu’on lui confiait ; une fois par année, lorsque l’inspecteur venait en classe, elle se mettait sur son 31. Les parents pourtant ne lui laissaient pas leurs enfants sans une légère appréhension, craignaient la donzelle qui lâchait tout, même la vérité qu’elle mettait en morceaux, mêlant les onomatopées aux secrets et aux grossièretés. Le vendredi, en fin après-midi, elle autorisait les plus méritants de ses élèves à ôter du bout de leurs doigts les cheveux qui s’étaient agrippés à son pull. Elle dégageait une forte odeur d’eau de Cologne.
Quand elle avait des coups de blues, l’institutrice se rendait chez Jean-Rémy qui ouvrait une bouteille de blanc, on les entendait alors rire jusqu’à tard dans la nuit derrière les rideaux rouges à pois blancs de son carnotzet.
Certains de ses amis pensaient qu’elle aurait mieux vécu sur la route, un quarante tonnes à son nom, l’Europe à ses pieds, des tapes dans le dos, une couchette à l’arrière, Hambourg Portbou Barcelone Portbou Hambourg, un gros ours en peluche porte-bonheur à ses côtés.
Mais l’institutrice n’avait pas renoncé à trouver un homme, un vrai, un solide bûcheron qui aurait lu Germinal et Le Salaire de la peur, qui lui aurait fait deux gosses dont elle aurait fait tatouer le nom au bas de son dos, avec des ailes comme celles des anges.

Jean Prod’hom

CVII

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Lili est penchée sur une grande feuille blanche. Elle dessine de belles et grandes lettres de couleur :

Capture d’écran 2012-11-02 à 19.04.19POURCapture d’écran 2012-11-02 à 19.10.05MAMANCapture d’écran 2012-11-02 à 19.10.05ETCapture d’écran 2012-11-02 à 19.10.05PAPACapture d’écran 2012-11-02 à 19.10.05deCapture d’écran 2012-11-02 à 19.10.05Lili
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Elle ajoute des coeurs et une section de l'arche de Noé : un chat tacheté et un chien noir, un bel os, des poules, un hamster, des poissons rouges,... Un beau cadeau, je souris d'aise, elle aussi.
- Mais c'est pas pour toi.
- Tu as écrit pourtant maman et papa.
- Oui, mais c'est pour ma famille d'accueil.

Jean Prod’hom

CVI

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- Oh ma petite Louise, tu as encore tout le temps, tu es toute verte, pas encore mûre.
- Ben toi t'es jaune et t'es fané.
- Pas fané mais déjà fané, corrige Lili.
- C'est débile, dit Louise, si t'es fané, t'es déjà fané, c'est logique.

Jean Prod’hom

CV

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- C'est qui ?
- Ben c'ui qui fume des pétards avant d'aller à l'école !
- C'ui qu'sa mère est blonde ?

Jean Prod’hom

CIV



Jean-Rémy fait campagne.
Ce qui est intolérable, dit-il, ce n'est pas tant la pauvreté que la mendicité. Celle-ci serait même tout à fait acceptable si les mendiants avaient la décence de mendier ailleurs que sur la voie publique.

Jean Prod’hom



CIII



Louise et Lili sont méconnaissables, elles concluaitur le nez une paire de lunettes aux verres immenses, l'un rouge et l'autre vert, offertes hier soir à l'occasion d'une séance de cinéma à Oron. Elles écoutent en boucle une chanson sans grand relief qu'elles ont téléchargée sur leur Ipod et qu'elles lancent chacune leur tour, avec un léger décalage. Louise et Lili cherchent le juste retard pour entendre leur chanson en trois D.

Jean Prod’hom

CII



Depuis une semaine j'enrage, plus aucun rouleau de papier essuie-tout dans les rayons de la section ménage de notre petite ville. Mais tout s'est éclairé hier soir au collège, Lili et ses camarades du cycle initial nous ont présenté un merveilleux spectacle de danses bigoudennes.

Jean Prod’hom

CI



En brûlant les livres de la bibliothèque de son salon, Jean-Rémy crut pouvoir supprimer son ignorance. Il y parvint.

Jean Prod’hom

C



Fanfan a voulu donner son corps à la science. Mais la Faculté n'a rien trouvé de bon chez le bonhomme. Coup de téléphone à la veuve :
– Si vous voulez bien le récupérer ...

Jean Prod’hom

XCIX



L'été se prolonge une fois encore, Patricia et Jean-Rémy se promènent sur la route qui mène au cimetière, affairés à polir leur amitié naissante. Chacun parle à son tour, il lui fait part de ses sottes convictions, elle lui raconte ses assurances morbides, mais l'enflure de leur moi les rend sourds une fois encore. La vérité et la mort ont bel et bien un mur mitoyen.

Jean Prod’hom

XCVIII



La locataire du duplex que les autorités ont mis en location dans la villa communale au centre du village est une vieille amie de Jean-Rémy qui a quitté il y a peu la ville pour la campagne. Mais c'est dans la banlieue voisine qu'elle enseigne pour quelques années encore. Elle apprend aux plus petits des choses auxquelles personne ne croit plus mais qui ne font pas de vagues. Elle dit aujourd'hui qu'elle souhaite quitter la vie avant que celle-ci ne la quitte. Les mauvaises langues corrigent en disant qu'elle l'aurait souhaité. Trop tard, Patricia est sur la voie du déclin.

Jean Prod’hom

XCVII



Il est 17 heures, Jean-Rémy se ronge les ongles dans les couloirs d’un cabinet de gastro-entérologie. Il est là pour un examen que son médecin traitant lui a conseillé en raison de sa lourde hérédité. Soudain, une infirmière passe en tirant à petits pas un appareil sur roulettes muni d’un tuyau au diamètre imposant. Jean-Rémy n’en demandait pas tant, il prend peur, ses cliques et ses claques, et disparaît.
Tandis que la porte se referme sur la salle d’attente, on entend les mots d’un médecin.
- Béatrice, vous passerez l’aspirateur tout à l’heure, j’ai encore un patient pour une coloscopie, revenez dans une heure.

Jean Prod’hom

XCVI



Il était prof de philo, inusable lecteur d’Husserl, interprète amusé de l’oeuvre de Marx, enseignant de premier ordre, un carnet de moleskine noire toujours à portée de la main dans lequel il écrivait à journée faite, pendant les cours, hors des cours. Le voici aujourd’hui sur la terrasse du Bristol, digne et âgé, il écrit encore, j’en souris. Sa main droite n’a jamais cessé d’aller et de venir. Mais quand donc s’arrêtera-t-il ? Et quand donc pourra-t-on lire ses notes secrètes, son journal, ce qu’il a noté et dont il ne nous a jamais parlé ? Bonjour ! Il semble ne pas entendre, immobile et concentré. Bonjour ! Je m’approche encore, pas un geste, pas un mouvement. Seule sa main droite s’agite sur le quadrillage de la nappe.
– Cela ne sert à rien Monsieur, Monsieur ne vous entend pas, et puis, Monsieur souffre de la maladie de Parkinson.
Je jette un coup d’oeil à la main de l’homme à la tête usée, avant de m’en aller, sans un mot pour la personne qui l’accompagne, ruminer ce qu’il appelait, en souriant de nulle part, l’inéluctable.

Jean Prod’hom

XCV



La patronne du café est bloquée chez elle à cause d'un lumbago. C'est donc sa nièce qui donne un coup de main, elle s'appelle Betty et a le béguin pour Monsieur Paul, le commercial de chez Progel qui loue depuis quelques semaine une chambre à l'étage. Mais Betty a juré fidélité à Roger, un copain de catéchisme couronné roi de l'abbaye l'année dernière avec lequel elle sort depuis deux ans.
Monsieur Paul surfe bruyamment sur le net, consulte ses mails et met de l'ordre dans ses affaires tout en jetant régulièrement un coup d'oeil du côté du bar, le corps de Betty frémit et son coeur tangue. Roger et ses potes de la Jeunesse sont partis en début de semaine faire de la plongée sous-marine dans la Mer Rouge, mais il pourrait refaire surface à tout moment. Betty a les boules car Roger a l'alcool de palme méchant, elle ne voudrait pas que son retour se termine pour elle en brasse coulée dans le caniveau.
C'est l'heure de la fermeture, Betty tremble, tire les rideaux et ferme le bistrot. Betty mollit, elle finit par suivre Monsieur Paul à l'étage, bien décidée de plonger pour une fois la tête la première dans le stupre, d’y nager une nuit au moins. S’il faut se noyer, que ce soit au moins dans la luxure plutôt que dans le caniveau.

Jean Prod’hom

XCIV



Ils sont une ribambelle, Eliott, Jérôme, Louise et les autres, affairés au centre de la place sur laquelle s’arrêtent les bus scolaires. Accroupis, ils grattent consciencieusement le terre-plein, ils ne m’ont pas vu. Mais lorsque je m’approche pour les embarquer à la maison, ils se relèvent précipitamment, un silex tranchant à la main. Quel mauvais coup préparent-il ?
- Que faites-vous Louise ?
- Papa, on libère les cailloux.

Jean Prod’hom

XCIII



- Maman ! c’est vraiment énervant, c’est comme si j’avais du caca de nez dans les oreilles.
- Mais non Lili ! c’est là pression, ça va passer. Essaie de bâiller, ça ira mieux.
- J’arrive pas.
- Alors fais bouger ta mâchoire inférieure horizontalement.
- Horizontalement ? Comprends pas ! Et ça devient vraiment énervant, très énervant, de plus en plus énervant ! tu n’aurais pas des cure-dents pour les oreilles ?

Jean Prod’hom


XCII



L’affaire eut lieu, dit-on, le premier août 1291 sur les rives du Lac des Quatre-Cantons et, comme chaque année, on s’est tous retrouvés hier soir autour d'un feu de joie pour commémorer les miracles de cette vieille alliance. On a chanté à tue-tête l'Hymne national, je me suis enflammé, à mes côté Jean-Rémy chantait en playback.



Sur nos monts, quand le soleil
Annonce un brillant réveil,
Et prédit d'un plus beau jour le retour,
Les beautés de la patrie
Parlent à l'âme attendrie;
Au ciel montent plus joyeux
Les accents d'un coeur pieux,
Les accents émus d'un coeur pieux...

C’est à cet instant précis que j’ai eu la malencontreuse idée de marcher sur le lacet de la chaussure de Jean-Rémy qui m’a lancé un regard noir en serrant les dents. Ça y est, j’étais fait, j’allais devoir répondre de cette incivilité. Par bonheur je dispose d'une excellente assurance juridique. Ainsi ici, ainsi ce pays...


Jean Prod’hom

XCI



La vieille comtesse toscane rencontrée à l’entracte d’un spectacle de clowns proposé par le Théâtre de Mézières s’offusque à l’idée de devoir payer l’impôt ecclésiastique.
- Je ne paie plus! Quoi qu’il en soit je rentrerai à Orvieto et j’irai dans le caveau familial, à vie et sans débourser un sou.
Souhaitons lui de trouver quelques indulgences en solde? Ou qu’on lui en vende à crédit, crédit credo. Ah! Rome!

Jean Prod’hom

XC



Jean-Rémy a été une plaie si profonde dans ma vie qu’il va me laisser à sa mort, je le crains, un souvenir impérissable. Tant et si bien que je me suis mis à lui souhaiter une très longue vie, afin que je puisse continuer à rêver et espérer, tout au long de la mienne, sa complète disparition.

Jean Prod’hom

LXXXIX



Gros coup de blues ce matin, mais il a bien fallu finalement qu’elle renonce à se battre contre ce qu’elle espérait changer et qui ne changera pas, elle le sait désormais, c’est au-dessus de ses forces. Elle monte alors au grenier, ouvre la vieille armoire à l’odeur de naphtaline et se saisit d’un ensemble d’un autre temps qu’elle emporte dans la chambre à coucher pour l’enfiler loin des regards, la fenêtre est ouverte. Elle se regarde dans la glace, il faut bien reprendre ce que sa mère n’a pas terminé, c'est son tour. Elle descend à la cuisine et branche le petit poste de radio pendu à la corniche du bahut, elle se met courageusement à la tâche, l’eau coule dans l'évier, imitant les faits et gestes de celle qui l'a devancée, calmement, posément, comme elle l'a toujours fait, mais elle le fait librement ce matin. Elle tisonne le feu, fait la vaisselle laissée sur la table, pèle des pommes-de-terre, rien n'a changé à Pra Massin.
C'est un exemple d’abnégation qu’une petite fille observe depuis le seuil de la cuisine, ce sera peut-être un jour son tour, mais personne n'en sait rien.

Jean Prod’hom


LXXXVIII



Il y a plus d’une année qu’on ne les a pas revus au village, Michel et Marjolaine mènent leur retraite tambour-battant, sans enfants ni petits-enfants, libres comme l’air. C’est la fin de l’après-midi et il fait beau sur la terrasse du café, on n’entend qu’eux, ils nous racontent leurs voyages dans le Tyrol, en Croatie, à Naples, et puis dans les Cévennes. Deux nouveautés sautent aux yeux, la petite caravane qui les suit partout et que l’on aperçoit sur quantité de photographies, et puis, plus grave, la manière dont ils s’adressent la parole :
- C’est dans un camping à l’entrée d’Anduze, la veille du 14 juillet.
- Mais non papy, c’est à Sainte-Enimie, lorsque nous revenions de Florac.
- Mamy! je t’en prie, tu n’y es pas.
- Papy!
On se regarde d’un oeil étonné avant de trouver l’explication la plus vraisemblable : Michel et Marjolaine s’appellent papy et mamy depuis qu’ils se sont acheté une caravane, par manque de place.

Jean Prod’hom

LXXXVII



Comme chaque année, fin mars, Jean-Rémy assainit sa propriété. Il s’attaque d’abord aux chiens errants du quartier qui, de l’aube au crépuscule, conchient le pied de ses haies et de ses arbres fruitiers, pissent sur ses forsythias, ses hortensias, arrosent son paillasson et sa plate-bande. Caché dans sa traditionnelle tenue de combat qui le confond au gris de sa maison, Jean-Rémy guette et, chaque fois que l’un d’eux montre le bout de son nez, jaillit de la tranchée, l’injurie, lui lance pierres et bâtons. Le combat est inégal, chacun d’eux s’enfuit. Le soir, lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon, harrassé, Jean-Rémy songe aux coriaces qu’il a su mater, il fait monter du fond de sa gorge un grondement sourd qui fait savoir alentour son bonheur d’avoir triomphé.
Puis, tandis que les chiens pleurent à la lisière du bois, Jean-Rémy s’approche du compost au pied duquel il pisse abondamment. Tout son corps frémit. Il pointe son nez vers une étoile et lance au ciel, interminablement, comme un loup, des modulations qui expriment la douleur, le silence, le froid, la solitude, les ténèbres. Des instincts assoupis depuis longtemps se réveillent. D’une façon vague, il se ressouvient des temps premiers de son espèce, des temps où les hommes sauvages parcouraient la forêt primitive en bandes et forçaient les proies qu’ils tuaient pour se nourrir. La vie de ses ancêtres se ranime en lui, et les vieilles ruses de sa race redeviennent les siennes. Elles lui reviennent sans effort, sans qu’il eût à les redécouvrir, comme s’il les connaisssait depuis toujours, c’est l’appel de la forêt. Il entonne le chant d’un monde nouveau, qui est le chant de la bande. Demain les chiens qui lui répondent reviendront, et un jour, plus tard, Jean-Rémy rejoindra la meute, les chiens de son espèce.

Jean Prod’hom

LXXXVI



Anatole a bien mauvaise mine lorsqu'il s'assied à notre table. Pas d’appétit, pas soif non plus. Me demande discrètement de le suivre un instant, il veut me parler. Je quitte la tablée, c'est un ami.
On monte en direction du cimetière. Un peu avant le portail, Anatole me rappelle ses parents – que je connaissais bien – décédés il y a plus de 10 ans.
– Mais, poursuit-il la voix hésitante, j’ai toujours eu un doute, je ne possède aucune preuve tangible que mon père est bien mon père, ma mère ma mère. Que dois-je faire? Entamer une procédure judiciaire pour lever leur pierre tombale et la chape armée de mes doutes?
Je souris d'abord, Anatole est blême. J’essaie de plaisanter en lui assurant que je n’ai aucune certitude, moi non plus, que mes parents morts aujourd’hui ne sont peut-être pas mes parents bilologiques? D’où me vient en effet cette artificielle confiance, on se ressemblait si peu. Car enfin, Oedipe n’a-t-il pas tué, il y a longtemps déjà, celui qu’il cherchait? Et Arthur, Louise, Lili,... ne les a-t-on pas échangés par mégarde à la maternité? Me voici d’un coup orphelin.

Jean Prod’hom

LXXXV



Lili rentre de l’école.
- Qu’as-tu donc fait ce matin? demande sa mère.
- De l’histoire biblique.
- De quoi avez-vous parlé?
- De Yakari.
- De Yakari?
- Oui.
- Et puis?
- De Jean le bassiste et d’Elisabeth.

Jean Prod’hom

LXXXIV



C’est la Saint-Valentin, Arthur est allé samedi matin faire ses emplettes au marché. Il a mis 9.90 pour un collier.
- Et toi, papa, combien tu mettais?

Jean Prod’hom

LXXXIII



L'une a laissé ses ancêtres sur les bords du détroit de Messine, l'autre sur les rives de la Manche, elles m'ont souri cet après-midi comme si je leur avais offert une rose.

Jean Prod’hom

LXXXII



Hé hé qu’il disait. Et le soleil revenait.

Jean Prod’hom

LXXXI



Demain, dernier vendredi de la journée. Grosse, très grosse fatigue. Avance ce soir dos au mur et reviens par les plates-bandes. Trop travaillé. Crains désormais de ne plus être en mesure de rattraper l’avance prise avant minuit. Mal pris.

Jean Prod’hom

LXXX



On raconte que les charges des entreprises croissent avec l'augmentation de la production. Que dire alors de ces cafés bondés jusqu'à la gueule dont les propriétaires coupent le chauffage? Supprimons l’impôt sur la fortune et taxons avec plus de sérieux ces petites entreprises qui transgressent les lois de la production.

Jean Prod’hom

LXXIX



Le sens du mot procrastination? n'en sais fichtre rien; je ne vois d’ailleurs aucune raison significative de m’en préoccuper aujourd’hui. Quant au sens du mot sérendipidité, je ne vous dis pas le nombre de fois que je l’ai cherché dans le dictionnaire : jamais trouvé. Mais je suis tombé à chacune de ces occasions sur d'autre mots, d'autres choses et je m’en réjouis.

Jean Prod’hom

LXXVIII



A la lisière du bois Vuacoz, immobile sur un banc, une dame, petite dans son long manteau noir, serre dans le creux de sa main une idée noire. Elle songe, comme elle semble pâle, elle parle, seule, attachée à un maigre souvenir qui ne la quitte pas. J’approche de la rêveuse, aperçois une noirceur qui lui vrille la tempe, prends peur puis soupire. La belle téléphone à son coiffeur.

Des dindons glougloutent. Non! ce sont les copines de Malou avec Jean-Rémy qui boîte comme un canard.

Jean Prod’hom

LXXVII



Jamais le travail n’est si séduisant que lorsqu’on est sur le point de s’y mettre ; on le plantait donc là pour découvrir la ville. Proposition séduisante certes, mais qui, j’en prends conscience aujourd’hui, ne se vérifie qu’à certaines conditions, nombreuses, difficiles à démêler et souvent difficiles à remplir.

A l’étroit, sot et sourd, agité, lourd, présomptueux, craintif, crédule et mou, Jean-Rémy rayonne. Je me détourne sur son passage et m’éloigne, inquiet, à petits pas serrés.

Jean Prod’hom

LXXVI



Le mercredi soir Jean-Rémy entrait au Paradou en marche arrière crachant et jurant qu'on ne l’y reprendrait plus.

Jean Prod’hom

LXXV



Jean-Rémy a conçu un système infaillible pour éloigner les merles, les corneilles et les moineaux de ses cerisiers : crécelles, lambourdes, rubans d’argent, épouvantails, cliquetis, drapeaux tibétains,... Il a si bien réussi qu'il n’ose plus sortir de chez lui.

Jean Prod’hom

LXXIV



C’était un homme des maquis, un aventurier du temps des colonels, un enfant, résistant, poursuivi, torturé, réfugié.
Voûté en raison d’une vilaine sciatique qui le taquine, il est aujourd’hui contremaître d’une petite entreprise de services. Il a gravi les deux marches qui l’ont conduit aux portes du commandement mais il n’a pas franchi le pas, le pouvoir il n’aime pas, il ne peut pas, pensez donc! mais qu’on ne lui en veuille pas, l’hidalgo cherche la paix, qu’on ne l’ennuie pas, débrouillez-vous et pourquoi pas.
Mais le rescapé sourit d’aise, il croit dur comme fer que son rang lui est dû, courage et mérite. Il ignore qu’on s’est tous cotisés pour faire taire son silence, l’aider à oublier ses frasques et qu’on n’en parle plus.
Regardez-le manoeuvrer en silence, l’homme ne fait couler aucune encre. Il est devenu à tout petits pas le lieutenant qu’il a combattu autrefois, on est tous désarmés. Il empoisonne doucereusement la vie de chacun en distribuant satisfecit et somnifères. Derrière ses paupières une indéfectible présomption fait la roue, il n’écoute pas mais dort.
Chaque été il change d’univers, plonge dans les eaux de la mer Rouge pour y laver sa nonchalance. L’homme n’est plus tout à fait vivant, englouti dans une nuée de poissons multicolores et les souvenirs de ce qu’il a été.

Jean Prod’hom

LXXIII



Le philosophe glissait palier par palier le long des abruptes parois de la connaissance, ponctuant sa descente aux enfers d’au fond... au fond qui donnaient le vertige. Il allait toucher le fond quand, levant la tête, il s'avisa qu’on barbotait à la surface en attendant le moment des petits fours. On s’inquiéta, il pâlit. Il se hâta sans consulter ses tables de décompression, on dut appeler le SAMU.

Jean Prod’hom

LXXII



Aimer les autres c’est, je crois, la clef de l’existence, nous explique l’auteur du best-seller de l’été. Le sage ajoute pour éviter tout malentendu et s’assurer qu’on a tous bien compris... mais pour aimer les autres il faut naturellement s’aimer soi-même, et c’est comme une seconde clef, car s‘aimer soi-même n’est possible que si on aime les autres.
Pas sûr que cette affaire nous délivre le sésame du bonheur. Je crains que chacune des clefs proposées n’ouvre qu’une seule et même porte ouvrant sur le vide.

Jean Prod’hom

LXXI



Ils se font face mais un abîme sépare l’homme qui hurle et la femme qui n’entend pas. Alors ils se tournent le dos, et chacun voit distinctement à l’horizon la distance qui les sépare et l’interminable voyage qu’ils devront entreprendre pour se parler peut-être à nouveau.

Jean Prod’hom

LXX



Hier en fin d’après-midi, très haut dans le ciel, muet, un gros porteur filait en direction de Genève, tandis que là-bas, à quelques pas du chêne, deux corneilles bataillaient.
J’apprends à l’instant par la radio locale qu’un Piper J-3 de couleur noire est parti en vrille sous la Dent de Brenleire : deux disparus. Je lève alors les yeux : c’est le crépuscule, un jeune milan disparaît souple et raide derrière la Montagne du Château, il plonge en direction de l’étang.

Jean Prod’hom

LXIX



Hier soir, la vieille a oublié de verser dans la coupelle de porcelaine la goutte d’essence de marjolaine qui, depuis cinquante ans, tient en respect les ronflements du vieux. On les a retrouvés morts ce matin, dans les combles, écrasés par la charpente de leur maison.

Jean Prod’hom

LXVIII



Deux collègues pleurent le temps passé en chantant la belle l’époque, le temps des petits Larousse dont elles énumèrent les innombrables vertus. Elles se disputent un peu à propos de la couleur de la couverture: rose, beige, rose-beige, rose-saumon,... elles rient, elles se taquinent, mais c’est pour rire. Elles se rappellent surtout de la page des bannières, étonnées et heureuses d’avoir pris conscience, tels Leibniz et Newton, simultanément, que toutes les bannières du monde étaient rectangulaires, toutes, excepté celles de la Suisse et du Vatican.
Les yeux embués, elles regrettent le beau temps des voyages sur la moquette, tout a tellement changé. Elles au moins découvraient le monde. On avait, soupirent-elles, une toute autre façon de voyager, une vraie. Et mine de rien on se coltinait le réel, la Suisse, le Vatican, les gardes suisses. Magiques ces bannières! Réellement magiques!
J’opine avant de reprendre ma lecture de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXème siècle, avec le sentiment désagréable que cette anthologie mérite déjà de solides compléments.

Jean Prod’hom

LXVII



Je ne l’avais pas revue depuis trente ans, mais je la reconnus aussitôt. Ele s’était pourtant cachée derrière un visage de vieille qu’elle avait consciencieusement plié, froissé, creusé tout au long des années, sans faute de goût, pour garder secrets ses secrets. C’est ce masque achevé de la vieillesse derrière lequel elle s’était barricadée qui avait préservé sa jeunesse intacte, enfouie derrière un visage miné et des yeux prêts à s’allumer.

Jean Prod’hom

LXVI



Une communauté de biens, ça fonctionne toujours mieux lorsque le frigidaire est vide.

Jean Prod’hom

LXV



L’intelligence qui a présidé à la création de l’homme est admirable jusque dans ses moindres détails. Tenez, pensez par exemple à l’écartement des narines, à celui des yeux, à la distance entre l’oreille et la bouche!
Mais pourquoi diable, se demande Jean-Rémy, Dieu a-t-il fait patienter l’homme si longtemps, avant de mettre à sa disposition le pince-nez, les lunettes et le téléphone? N’était-ce pas couru d’avance?
Cette question nuit à la vie paisible de notre philosophe et le torture. C’est elle qui le retient d’adhérer sur le champ à l’un des mouvements créationnistes qui sévissent aujourd’hui dans notre région. Jean-Rémy est certain d’ailleurs que, si c’était à refaire, Dieu aurait lancé dans la bataille un homme muni dès le commencement de tous les attributs que l’histoire lui a délivrés au compte-goutte. Un homme avec pince-nez, lunettes et téléphone à la naissance, ça n’aurait-il pas fière allure?
Et pour notre bonheur à nous, des histoires, Jean-Rémy en aurait fait moins.

Jean Prod’hom

LXIV



Depuis qu’il est à la retraite Jean-Rémy tue le temps. Il a fait installer une caméra sur la façade nord de sa maison pour surveiller les allées et venues des hôtes d’un monde qu’il a toujours voulu à sa main.
Chaque matin il sort discrètement de chez lui, se rend à la boulangerie acheter un morceau de pain. Au retour il passe devant chez lui en jetant un regard furtif en direction de la maison vide, admiratif, ému. Il passe une seconde fois, puis une troisième avant de rentrer incognito par la porte de derrière.
Et le soir, lorsqu’il visionne les images du jour, Jean-Rémy se réjouit de l’efficacité de son dispositif. Il se ronge pourtant les ongles chaque soir davantage lorsqu’il voit passer un homme au regard envieux et vitreux, une fois, deux fois, trois fois, un homme qu’il reconnaît à peine, un homme louche qui lui paraît de soir en soir toujours plus suspect.
Depuis ce matin Jean-Rémy est armé.

Jean Prod’hom

LXIII



J’ai rencontré hier au marché une amie, physicienne de formation. Je ne l’avais pas revue depuis longtemps déjà. Elle est en colère contre son mari, ébéniste, et ses deux filles, cinq et sept ans, qui décidément ne la comprennent pas. Je l’invite à boire un verre sur une terrasse. Elle me raconte le visage défait comment la veille, alors qu'elle était attelée à des problèmes qui dépassent mon esprit étroit - le mien comme celui de la plupart des mortels -, elle en est arrivée à devoir chercher sans succès sa machine à calculer.
Elle soupçonne naturellement ses enfants. Précisons que ce cerveau a formé ses filles aux dures lois des nombres dès leur sortie du berceau, mais prévenante elle les a initiées aussi toutes deux à l'utilisation de la machine à calculer qui préserve la fraîcheur de leur intelligence en leur permettant d’éviter les effets dévastateurs des tâches fastidieuses.
Elle est donc sur le point de piquer une grosse colère, mais se ravise. Cette disparition n'est-elle pas le signe tangible de la réussite de ses principes éducatifs? Elle prend une feuille, un crayon et se résigne à exécuter avec le sourire d'interminables calculs.
Neuf heures bientôt et la nuit tombe. Etonnée du silence qui règne dans la maison, la mère monte à l'étage et retrouve ses trois filles vautrées, les yeux fermés devant la télévision insérée dans l'armoire vaudoise que son mari a promis de réparer depuis plusieurs années. C'est chose faite, l'équilibre précaire dû à l'absence du pied antérieur gauche a été enfin rétabli! Mais la mère a beau regarder sur l'écran de la machine à calculer qui étaie le meuble, aucun nombre n'indique la charge supportée ou la résistance du pied de fortune. Pas même l'heure à laquelle les trois petites qui se sont assoupies souhaitent être réveillées. Rien. C'est naturellement et logiquement la faute de son mari qui n'est pas encore rentré de l'atelier, mais c'est surtout la défaite de l'esprit de conquête.
Je la console en vain. Pourvu que l'incomprise retrouve au plus vite le goût de vivre.

Jean Prod’hom

LXII



C'est la fête à l’auberge, l'apéro est offert par Lionel, le charpentier, il nous annonce que son fils est né la veille au soir.
– Nous l'appellerons Nathan! annonce l'heureux père. Nous l'avons attendu depuis tant d'années! Santé!
– Des Nathan, tempère le contremaître de chez Progel, j'en avais trois dans mes équipes l'année passée, plus aucun aujourd'hui, on a dû débaucher.
Lionel s'assombrit, l'assemblée aussi, Lionel se tait, il boit un verre, c'est son talon d'Achille, un second, un troisième... Mais Lionel ivre finit par se ressaisir et déclare d'un ton décidé.
– Nous l'appellerons Vin... Vincent! Oui, Vincent!
Je crains que cette décision ne suffise pas à faire bifurquer le destin du nouveau-né?

Jean Prod’hom

LXI



Cathy m'a prié de donner un coup de main à son neveu en difficultés scolaires. Il peine tout particulièrement en mathématiques et en physique. Je me trouvais donc en cette fin d'après-midi à la table du personnel du café, aux côtés de Georges qui avait à résoudre pour la semaine prochaine un devoir lié à la question de la poussée d'Archimède.
Je lui explique donc qu'un corps plongé en tout ou en partie dans un fluide soumis à un champ de gravité subit une force particulière, je tente ensuite de lui faire comprendre que cette force provient de l'augmentation de la pression du fluide avec la profondeur, que la pression, étant plus forte sur la partie inférieure d'un objet immergé que sur sa partie supérieure, il en résulte une poussée globalement verticale orientée vers le haut... Mais je m'interromps quand je m'aperçois que le corps de Georges est emmêlé dans le filet de mes explications, les yeux grand ouverts, bouche bée: je crains que son esprit n'ait pris la poudre d'escampette, je me sens bien seul.
Je change alors mon fusil d'épaule et décide de lui proposer une approche plus intuitive du problème, une approche qui devrait, je l'espère, le rapatrier parmi nous et lui permettre d'accéder à l'essentiel. Je me lance...
– C'est dans sa baignoire qu'un beau jour Archimède se rend...
– Ah! non, pas ça, pas lui! C'est un vrai cave ce gars-là! Changer une ampoule dans un hôtel d'Alexandrie le cul dans une baignoire, faut le faire! Un inculte pire pas des nôtres!
Je prends ma respiration, ferme les yeux et coule à pic!

LX



La planète s'est réchauffée encore un peu pendant la nuit, les entreprises sont sous perfusion, les bourses prennent l'eau et une borne Airport a été installée au café. Les mauvaises nouvelles de ce matin ne m'empêchent pas d’en boire un à la table ronde, il est 9 heures. Un commercial qui a une chambre à l'auberge descend prendre son petit déjeuner. Il ne connaît visiblement pas les habitudes du lieu et s'assied à ma table, rapproche le cendrier et allume une cigarette. Rien, pas un mot, je doute subitement de mon existence. M'a-t-il vu?
Il sort son ordinateur, renifle deux ou trois fois, rit grassement à la lecture de ses messages, bâille, rit, rerit, renifle et rebâille, la table tremble, il frappe sur son clavier comme un sauvage, envoie des ronds de fumée! Je m'inquiète sérieusement. Quand va-t-il pisser au pied de ma chaise?

Jean Prod’hom

LIX



Le jeune pasteur qui officie dans notre paroisse fait régulièrement une halte au café pour s'aviser de l'état des moeurs de ses paroissiens, il regrette que le vin y coule à flot. La situation n'a guère changé, il a du pain sur la planche.
Il croit en outre dur comme fer – et j'en souris moins – que les réformateurs de la première heure étaient des hommes purs et durs, les égaux au moins des saints dont ils avaient voulu abolir le culte. Je le taquine et, pour la paix des ménages de notre commune qui abrite aujourd'hui autant de catholiques que de protestants, je tente à chaque occasion de réhabiliter les papistes pour lesquels j'ai au fond une tendre admiration, notamment ceux de l'époque de Matthieu Schinner qui n'étaient pas que d'invétérés fêtard et qui avaient surtout de solides raisons d'en vouloir aux Luthériens et aux Zwingliens qui furent plus d'une fois les rois des coups fourrés.
Relisant la vie de Thomas Platter, je tombe sur un passage qui devrait sonner le glas de son révisionnisme, je le lui remets ce matin.

Un matin que Zwingli devait prêcher avant l'aube dans l'église de Fraumünster, je me trouvai sans bois; les cloches commencèrent à sonner. Tu n'as pas de bois, pensai-je, mais il y a tant d'idoles dans l'église!" Celle-ci était encore déserte; je courus à l'autel le plus proche, empoignai un Saint-Jean et le fourrai dans le poêle: "Allons, dis-je, tout Saint-Jean que tu es, il te faut entrer là-dedans!" La statue commença à brûler avec de grands pétillements. à cause des couleurs à l'huile dont elle était enduite. "Doucement, doucement murmurai-je, si tu bouges (ce dont tu te garderas bien) je fermerai le poêle et tu n'en sortiras pas, à moins que le diable ne t'emporte. A ce moment, la femme de Myconius passa devant la salle, se rendant à l'église, et me dit: "Dieu te donne une bonne journée, mon enfant! As-tu chauffé?" Je fermai la porte du poêle et répondis: " Oui mère, tout est en ordre." Je me serais bien gardé de faire la moindre confidence, car elle aurait peut-être jasé et l'aventure, une fois connue, pouvait me coûter la vie. Au milieu de la leçon le professeur me dit: "Custos, il paraît que le bois ne te manquait pas aujourd'hui?" Et je me dis: "Saint-Jean a fait de son mieux." Comme nous allions chanter la messe, deux prêtres se prirent de querelle; celui qui avait trouvé son autel dépouillé de la statue criait à son collègue: "Chien de Luthérien, tu m'as volé mon Saint-Jean!" La dispute dura un bon moment, Myconius n'y comprit rien et le Saint-Jean ne fut jamais retrouvé.

Le guide spirituel de notre village lève la tête et me regarde effrayé. Se fera-t-il catholique? Va-t-il entrer dans les ordres? Il commande finalement une bière et un sandwiche pour lui tout seul. Maigre consolation qui pourrait raviver les guerres de religion.

Jean Prod’hom

LVIII



Michel et Marjolaine reviennent de Toscane. Comme à leur habitude ils racontent aux habitués du café leur périple et montrent quelques photos. Leurs désaccords continuels nous font sourire, mais depuis le temps personne ne se formalise plus. Ça ne manque pas aujourd'hui encore.
– C'est dans la cathédrale de Pistoia et c'est la chaire de Giovanni Pisano, magnifique réalisation de la première Renaissance.
– Non chérie, c'est dans le baptistère de Pise, et il s'agit d'une réalisation de son père Nicola.
On se regarde, on sourit, eux aussi. Et Michel continue.
– Une belle soirée à Florence, sur une terrasse au bord de l'Arno.
– Mais Georges, tu te trompes, c'est à Arezzo.
– Lise, je t'en prie.
On ne se regarde plus, on ne sourit plus, c'en est trop, je me lève et m'éclipse.

Jean Prod’hom

LVII



A la table voisine, l'homme en veut un peu à celle qu'il a épousée il y a un peu plus de trente-cinq ; il lui fait remarquer que si elle et sa Toyota lui avaient laissé le passage à l'entrée du parking, il n'aurait pas rayé gravement son 4x4.
Sans lever les yeux de l'illustré qu'elle consulte, sa femme lui répond :
- J'avais la priorité mon cher ami, j’avais la priorité.
L'homme opine, l’indépendance dans le couple est sans prix.

Jean Prod’hom

LVI



Tous ceux de Chez Progel sont là pour l'apéritif offert par Monsieur au café du Cygne à l’occasion du PNA, le petit nouvel an. Monsieur Progel règne parmi les siens, il regrette pourtant que cet apéritif ne lui rapporte rien, il piaffe. Un peu plus loin deux grosses femmes au dos nu tatoué ricanent, ce sont les secrétaires. L'une est grande, l'autre petite, et chaque fois que la grande avale sa salive la petite hoche la tête. Elles me rappellent quelque chose mais quoi? Près du bar Alfonso, c’est le responsable technique, il raconte avec entrain à Madame Progel sa rando prévue du côté de la Fouly. Elle sourit d'aise, ah ces montagnards! Alfonso a l'oeil brillant et fait des plans sur la comète.
Je remets enfin les deux secrétaires: elles se tenaient à l'entrée de l'immeuble en ruines de mon terrible cauchemar de la nuit passée. Ce soir elles tournent en silence sur elles-mêmes en grignotant des coeurs de France comme des castors. Elles font valoir leurs lourdes chairs que soupèsent les chauffeurs-livreurs. La noirceur du cauchemar et les fumées inhalées les ont rendues un peu poisseuses, elles gloussent d’aise pourtant.
Quant au contremaître de chez Progel qui pianote sur son portable et renifle à tous vents, il s'agit bel et bien du petit homme famélique qui surveillait l'entrée de l'immeuble en ruines qui trônait au coeur de ma nuit, c’est lui qui allait vomir continûment au pied du lampadaire pisseux.
C'en est trop, je prends peur et quitte le café du Cygne.

Jean Prod’hom

LV



L'idée l'emballe, pas l'idée de l'adultère car Jean-Rémy est un homme à principes, mais rejoindre une chambre du troisième étage d'un Palace, où l'attendrait une maîtresse, en 4x4, ça aurait quand même une sacrée allure.

Jean Prod’hom

LIV



Il y a plusieurs minutes que le coin des petits inauguré début août est désert, je m’interroge. Est-ce parce que, des deux boîtes de légo placées là naguère par les tenanciers, il ne reste que deux briques? Parce que les six gobelets en plastique qui contenaient de la pâte à modeler sont remplis de mégots? Ou encore parce que la boîte de biscuits bretons qui cachait douze crayons de couleur n'en cache plus aucun? Nos enfants ne sont plus là, ça c’est sûr et je m’en inquiète. Les conjectures sans consistance qui suivent ne m’empêchent pourtant pas de reprendre mon verre et la lecture du journal local que ma femme a bien voulu me céder.
On entend soudain des hurlements provenant de derrière la Grande Salle, des hurlements sinistres, semblables à ceux d'un cochon qu'on égorgerait. Deux fois, trois fois puis silence, l'enfer, un long et mortel silence.
Sandra est blême...
– Arthur! Louise! Lili!
Elle se précipite, je la suis de près, on contourne le bâtiment, notre coeur va lâcher... On aperçoit alors nos trois enfants alignés main dans la main, ils contemplent immobiles et stupéfaits le corps mort du cochon que le boucher vient d'abattre, portes ouvertes, dans le dernier abattoir de campagne de notre région.
Deux fois soulagés: de retrouver nos enfants vivants, de ne pas avoir à assister en leur compagnie à un événement constitutif de notre culture auquel il est préférable d’avoir toujours déjà assisté les yeux fermés.

Jean Prod’hom

LIII



Comme souvent en fin de semaine on se retrouve à midi au café, dans un délicieux jardin d’hiver ouvert sur l'abattoir et l'église, à deux pas de l'arrêt de bus qui ramène de l'école deux fois par jour nos enfants. C'est l'occasion de parler en famille de choses et d'autres en buvant un sirop et en croquant quelques chips au soleil.
Lili et Louise ont participé ce matin à leur premier cours d'éducation sexuelle. Leur maman est curieuse, un peu inquiète aussi de l'écoute parfois approximative de notre cadette.
- Alors, comment on fait les bébés?
- Le bébé sort par le bourillon! répond fièrement Lili.
Une ombre passe en coup de vent, on s'arrête de croquer les dernières chips sur lesquelles nous nous étions tous précipités. Ce silence soudain plonge dans le doute celle qui, du haut de ses cinq ans, croyait avoir réglé pour toujours les mystères de la naissance. Lili est vexée comme un pou et le silence se prolonge.
Pour détendre l'atmosphère sa mère prend les devants et rappelle aux deux aînés qui en savent un petit bout sur la question et à Lili qui a décidément besoin d'un solide complément à ses apprentissages scolaires du matin de quel événement majeur le bourillon est la trace. Pour conclure, elle précise que c'est moi, le père, qui ai coupé le cordon ombilical. Je relève la tête, fier, sans être toutefois complètement persuadé que mes trois enfants ont conscience de l'énormité du geste et de mon héroïsme.
- Enfin, les bourillons de Louise et d’Arthur! ajoute Sandra pour conclure. Car toi, Lili, tu es arrivée si vite que ni papa ni le docteur ne sont arrivés à temps! C'est une infirmière qui s'en est chargée.
- Et toi, maman, t'étais où?

Jean Prod’hom

LII



Projection hier au café de la Croix blanche. Un habitué présente sur l'écran plasma de la grande salle le petit film qu'il a réalisé la semaine passée à l'occasion d'un voyage de contemporains à Prague. Il est midi, l'heure de l'apéro. Le son est si mauvais et la salle si mal obscurcie qu'il eût fallu s'armer de pamirs et fermer les yeux pour entendre et voir quelque chose.

Jean Prod’hom

LI



Avant d'entrer dans le café il boutonne son duffle-coat à double tour pour que rien ne s'en s'échappe, l'homme est intègre. Il tapote ses nombreuses poches pour s'assurer qu'il a tout, demeure immobile sur le seuil une seconde encore.
Il s'avance alors d'un pas décidé, s'assied à la table ronde et commande un café. Le temps passe, pas un bruit, il est seul et personne ne l'a visiblement entendu.
Il jette un coup d'oeil à sa montre bracelet, déboutonne son duffle-coat et se lève. Il vérifie le contenu de ses poches pour s'assurer qu'il n'a rien volé, jette un coup d'oeil en arrière, par habitude, ouvre la porte et disparaît sans un mot.

Jean Prod’hom

L



Ce soir, parents, enfants et enseignants se retrouvent dans une salle du vieux collège du village pour le Noël des tout petits: on égrène nos meilleurs voeux en nous serrant la main, on échange sur le seuil des sourires sincères et chacun en appelle à la bonne volonté de tous en levant son verre à la venue de l’an neuf.
C’est au tour de nos chérubins. Ils récitent sous le gui quelques poèmes pour l’avenir de la terre, chantent aussi et en choeur la naissance du petit enfant Jésus:Tout est calme, reposé, entends-tu les clochettes tintinnabuler... Mais qui est donc ce garçon grimaçant au premier rang qui fait de l’ombre à ma fille?

Jean Prod’hom

XLIX




Ce matin il fait un temps à se balader. Anatole me propose d'aller faire quelques pas du côté de la Mussilly. On quitte donc la terrasse déserte du café en direction de la déchetterie. Anatole en profite pour me raconter ses dernières infidélités et me présenter l'enjeu de sa prochaine publication qui fait état des études – il n'en a recensé aucune autre que les siennes – sur les représentations de Charles le Téméraire dans la peinture vaudoise du XXème siècle. Et puis il m'avoue au détour de la laiterie que les charges du château lui pèsent parfois. Soudain on entend le chant d'un coq, rauque et lointain, vieux coq vraisemblablement, un cri désespéré. Anatole respire profondément et sourit.
– Tiens! la basse-cour s’éveille!
Je rectifie.
– Non! c'est Jean-Rémy qui marque son territoire.

Jean Prod’hom

XLVIII



Ce soir, on inaugure au café le coin des petits: moquette rose, chaises importée de chez Liliput, vieille table basse de l'école du village, chips, quelques pièces de lego, un pot d'eau, une belle boîte de biscuits bretons qui cache cinq crayons de couleur – pas de papier –, Tintin en Amérique, deux verres en plastique de couleur, un vieil album Spirou et les trois enfants des voisins qui en ont profité pour regarder une vidéo tranquilles à la maison. Les trois bambins trônent au milieu du nouveau temple et chantent à tue-tête un vieux tube de Claude-François.

J'ai besoin qu'on m'aime,
Mais personne ne comprend
Ce que j'espère et que j'attends.
Qui pourrait me dire qui je suis?
Et j'ai bien peur
Toute ma vie d'être incompris
Car aujourd'hui je me sens mal aimé.

Le bistrot tremble sur ses fondations, les habitués se dévisagent, ils se demandent si les patrons ont eu une bonne idée et quand tout ça va s'arrêter.

Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Mais ont-ils cherché à savoir d'où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Tous les visages sont tournés vers cet espace stupidement concédé à la modernité, ils cherchent l'identité du meneur.

Oui je suis mal aimé, c'est vrai,
Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Ont-ils cherché à savoir d'où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Silence lourd et assassin lorsque les trois klaxons en terminent avec la rengaine de Cloclo. Les enquêteurs ont eux aussi terminé et le verdict est prononcé: il n'y a malheureusement pas qu'un seul mal aimé dans l'équipe des trois petits malfaiteurs. Pour retrouver le café d'avant il faudra, et c'est un peu regrettable, les supprimer tous les trois.

Jean Prod’hom

XLVII



La gamine file à la cuisine le poing fermé, elle serre un crucifix, j'aperçois brièvement la tête du Christ qui brille et ses deux bras cloués sur la croix. Je me lève du fauteuil où j’étais confortablement installé et la suis. Qui a pu lui faire un tel cadeau? Sa mère a bien sûr servi la messe autrefois, mais ceci n'explique pas cela. Je constate alors qu'il s'agit d'un tire-bouchons.

Jean Prod’hom

XLVI



- Pourquoi le coq chante-t-il à n’importe quelle heure du jour, lorsque l’homme dort encore, sans égards pour les rêves de celui auquel il doit sa vie de roi de la basse-cour?
- Pour rappeler à l’homme et vomir à sa face ce que celui-ci a fait avaler de force à son amie l’oie.

Jean Prod’hom

XLV



Les vastes maisons de luxe que désertent toute la journée les géants de la finance pour piller les richesses du monde ont infiniment moins de valeur que les taudis de quelques mètres carrés que ne quittent pas du matin au soir les miséreux.
Deux solutions à cette situation inacceptable: la première consiste à remettre les vastes maisons de luxe aux miséreux et les taudis aux riches qui ne sont jamais chez eux, la seconde à augmenter significativement les loyers des taudis et abaisser drastiquement ceux des maisons de luxe. Comme je le craignais, la seconde solution remporte les suffrages.

Jean Prod’hom

XLIV



Il ne lui restait plus qu'à brûler les lambris et les poutres de la petite maison qu'il occupe à la lisière du bois pour combattre le froid et attendre les beaux jours. Mais par où commencer? Le vieux a hésité trop longtemps, il est mort dans la nuit de mardi à mercredi. Personne n'est mécontent, surtout pas celui qui occupe la place près du poêle au fond du café qui désormais lui appartient.

Jean Prod’hom

XLIII



Le Conseil a décidé de dresser sur la place de l'église une fontaine. Dans sa séance du 25 octobre il a en effet voté à l'unanimité la proposition du municipal des eaux et forêts. Son choix, sur catalogue, s'est porté sur un panda couché sur le dos qui crachera chaque jour vers le ciel un filet d'eau de couleur différente. Toutefois, ajoute le municipal, l’installation ne fonctionnera ni en hiver à cause des risques de gel ni en été à cause du manque d’eau.
Qui oserait avancer encore que nos villages meurent?

Jean Prod’hom

XLII



Assis sur le banc de la Mussily d’où j’observe depuis une dizaine de minutes la patience d’un chat blanc qui braconne à la lisière du bois, j'entends le bruit lointain d’un moteur. Le chat a levé la tête tandis qu’un homme sort d’un 4x4, c’est Jean-Rémy qui rentre du travail, il ne m’a pas vu. Il appelle l'animal qui a repris son affût, une fois, deux fois, d’une voix mielleuse et aigre, presque bêlante, ce chat lui appartient.
– Minet, minet!
Rien n’y fait, l’animal a les yeux fixés sur une taupinière. Jean-Rémy lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves à qui on ne la fait pas. Ça ne suffit pas, Jean-Rémy hurle, une fois, deux fois, sans succès, Jean-Rémy crache de dépit.
Sans comprendre, je me lève et m'éclipse discrètement. Le chat non plus ne comprend pas, mais lui il reste.

Jean Prod’hom

XLI



Cathy a beau nous répéter que c'est en raison d'une chute faite la veille après sa victoire au tournoi de cartes que l'on peut voir les empreintes de ses mains et de ses chaussures dans le béton frais du perron de l'église, personne ne la croit, on la soupçonne en réalité d'avoir voulu réaliser un rêve, un vieux rêve d’adolescente.

Jean Prod’hom

XL



Les tenanciers d'une excellente auberge que je fréquente en début de mois demandent à leur fidèle clientèle d'aller se servir directement sur la longue planche recouverte d'une nappe blanche qu’ils ont installée sur deux chevalets à l'entrée des cuisines.
Ce que je craignais est donc arrivé... Un jour, on nous enverra manger directement dans la chambre froide!

Jean Prod’hom

XXXIX



Michel et Marjolaine, enseignants à la retraite, reviennent de leur semaine en Provence, ils montrent leurs photos et racontent leurs joies à ceux qui sont là, j'en suis.
– C'était à Grignan! un magnifique spectacle en plein air, Phèdre monté par un groupe de rap!
– Non chérie, c'était à Valréas! il s'agissait de Britannicus présenté par des amateurs de slam!
Ce léger désaccord n'effraie pas nos deux jeunes retraités qui ne semblent en effet pas douter une seconde d'avoir assisté ensemble à un même spectacle, je suis réellement soulagé.
Et puis la succession de quarante ans de vie commune a obligé chacun d'eux à mettre de l'eau dans son vin et à accepter la vision du monde de son partenaire. Des visions du monde somme tout fondamentalement différentes et, chemin faisant, toujours plus personnelles.

Jean Prod’hom

XXXVIII



Deux hommes ont entamé le quart d'heure de plaintes qu'ils se réservent chaque jeudi soir tandis qu'une jeune fille s'ennuie ferme à leurs côtés. Elle pense à son week-end, à l'argent qu'elle n'a pas, indispensable pourtant au vendredi soir d'enfer qu'elle se promet au Dam. Elle finit par prêter l'oreille aux propos des deux geignards qui, sur l'tinéraire sans borne de la plainte, embrochent une revenante: la question des femmes et de l'argent. Ils listent sans pitié les dépenses excessives et inutiles de leur femme, puis de la femme en général. L'oreille de l'adolescente frémit alors et leste comme l'écureuil de la Caisse d'Epargne s'engage dans la brèche qu'elle n'espérait plus. Je la vois venir.
– Vous n'y connaissez rien, les femmes sont discriminées, c'est dégueulasse! elles ont beaucoup plus de frais que les hommes, c'est injuste!
– Allez! allez! sourit le premier.
– Ecoute-la! somme le père qui déteste qu'on plaisante avec sa fille.
– Vous êtes nuls! reprend la fille, vous n'avez pas conscience de toutes les inégalités, les femmes sont discriminées dans tous les domaines: l'épilation, jambes et aisselles; le maquillage, rouge à lèvres, mascara et blush; la mammographie non remboursée avant 50 ans; le shampooing, couleur et brushing; les cosmétiques, crèmes de jour, de nuit et démaquillant...
La fille s'interrompt d'elle-même, ni son père ni son ami ne semblent convaincus, son intervention ne va pas suffire... Exaspérée la fille lance alors:
– Et en plus la femme dépense plus!
Les deux croquants se regardent un instant, le père est médusé par l'irréfutable, l'argument a fait mouche, sa fille ira loin, il en est certain désormais. Il ouvre alors son porte-monnaie et lui glisse dans la main avec un sourire de fierté un gros billet bleu.
Elle ira loin. Au moins jusqu'au Dam.

Jean Prod’hom

XXXVII



A entendre tous les jeudis soir le récit des petites souffrances que s'échangent les habitués du café, j'en viens à me demander si un gros pépin autour duquel graviterait toute une vie ne vaudrait pas mieux qu'une série sans fin de petits qui la rongeraient morceau par morceau?
Je crains pourtant qu'il n'y ait pas de juste milieu et que nous soyons condamnés notre vie durant, au mieux et au pire, à passer d'un gros pépin initial à des petits, et de petits à un gros pépin final. J'aurais voulu négocier avec la providence, mais c'est une histoire d'avant la providence.

Jean Prod’hom

XXXVI



Depuis quelques jours la petite ne ménage pas ses efforts vestimentaires au moment du Téléjournal: robe à froufrou, tutu de danseuse étoile, robe de princesse... Un vrai défilé de mode! Elle passe comme un essuie-glace entre ses parents hypnotisés par Darius Rochebin et celui-ci qui trône au centre de l'écran extra-plat du salon. A son père qui lui demande à quoi riment cet accoutrement et ses allées et venues, la petite répond l'oeil brillant:
– Lui au moins il me regarde tout le temps!

Jean Prod’hom


XXXV


Les fins d’été sont difficiles pour les tenanciers d’auberge, les restaurateurs, les amuseurs publics. Les étrangers sont à l’étranger, les autochtones terminent les moissons, commencent les regains ou sont au bord de la Grande Bleue, bûcheronnent, errent dans les Alpes plus près du ciel. Quelques égarés, rares, s’aventurent dans nos contrées pour un tourisme rural fort discutable, on a signalé plus au nord quelques moines qui recherchent dans les bois des clairières, les affaires s'en ressentent. Il y a bien quelques clients qui s'arrêtent sur le chemin de Compostelle, mais c'est si loin encore et les chemins sont si nombreux.
Paul, un vieil ami, qui tient un camping dans la région a fait afficher dans tout le district des placards:

Venez pendant tout l'été au camping du Neyrvaux découvrir l'art du camouflage d'ici et d'ailleurs!

Suit la liste exhaustive des animaux exposés:

Brookesia superciliaris jouant au mort
Caméléon dans un tas de feuilles
Uroplatus fimbriatus sur un tronc
Grenouille Mantidactylus lugubris
Phasme sous des feuilles
Coléoptère Lutinus
Insecte imitant une feuille
Phasme forme de marron
Gecko à queue de feuille
Katydide feuille
Zèbre, léopard et jaguar dans la savane


J'entre donc en cette fin d’après-midi dans l’annexe de l’épicerie du camping, un joyau de la zoologie rurale, immédiatement surpris par les nombreux curieux qui viennent des alentours et de plus loin encore. Paul se réjouit, je lui souris et rejoins les vingt clients penchés sur les dix terrariums répartis tout autour de la salle qui n'hésitent pas, entre deux observations, à rafraîchir leur gosier d'un peu de ce vin blanc qui aide ceux de chez nous à y voir plus clair, jusqu'à voir l'invisible. A l'affût un certain temps, ils ne veulent pas passer pour des ringards si bien qu'ils repèrent assez rapidement, parfois à double, ces animaux qui m'échappent depuis le début.
Car si je vois de la terre, des feuilles, des branches, quelques marrons,... je n'aperçois aucun gecko, aucun phasme, aucun katydide.
Je regarde autour de moi, défait, ils sont fiers eux de les avoir vus, pas suffisamment téméraires toutefois pour se risquer à l'étage et repérer le zèbre, le léopard et le jaguar que le patron loge pour l'occasion dans les trois chambres fraîchement tapissées.
L’annexe ne désemplit pas. Je jette un coup d'oeil perplexe à Paul qui me sourit, puis cligne une paupière, je souris à mon tour.
J'aurais dû m'en douter depuis le début, derrière son visage de paisible animateur Paul cache une âme de battant, il a fait de ses clients des pigeons qui s'ignorent, captifs dans une volière payante. Quant à moi je fais l'autruche avant de déguerpir en m'arrêtant pourtant un bref instant devant un terrarium vide, placé discrètement près de la sortie du camping, sur la face duquel on peut lire: Au caméléon inconnu.

Jean Prod’hom

XXXIV



Cette année ce sont des sultanes que nos amis se sont fait livrer pour repeupler leur poulailler. Le renard s’est décidément mis à avoir des goûts de luxe.

Jean Prod’hom


XXXIII



Les larges manches des soutanes de nos hommes d’église ne conviendraient-elles pas mieux aux prestidigitateurs et à leurs tours de passe-passe?

Jean Prod’hom

XXXII



Mes amis se réjouissent des progrès de la médecine et des biotechnologies. C'est tout juste s'ils ne se congratulent pas, pas l'ombre d'une ombre à ce tableau. Je me tais mais n'en pense pas moins: les généticiens nous promettent chaque jour un peu plus d'éternité. Soit ! Mais faudra-t-il aussi qu'à 105 ans je fasse un môme, que je l'appelle Enosh et que je me charge de son éducation jusqu'à 807 ans?

Jean Prod’hom

XXXI



Il fait toujours bon dans sa maison, ni trop chaud ni trop froid. Admiratif, je m'enquiers auprès de cet ami qui m'apprend que l'isolation de son logis n'est constituée ni de sagex ni de laine de verre, mais des invendus que Garnier-Flammarion lui a vendus en 1995 pour une bouchée de pain.
Qu'on ne s'y méprenne pas, il s'agit là peut-être de la première démonstration, solide et incontestable, du rôle effectif de la littérature dans la société, la première parmi les innombrables démonstrations que tant de littérateurs se sont ingéniés à concevoir pour justifier une activité dont on ne distingue pas immédiatement et clairement, c'est le moins que l'on puisse dire, la nécessité.

Jean Prod’hom

XXX



Assis sur le banc placé à côté de la fontaine, j'aperçois près de la lisière quatre jeunes femmes en tenue de camouflage, manches retroussées, sourire aux lèvres, les bras qui battent l'air, libres comme lui. L'armée se féminise dans la bonne humeur, que je me dis, et je m'en réjouis.
J'en ai à peine terminé avec cette réflexion pleine de bon sens que j'aperçois une tortue sortir péniblement du bois, ce sont quatre énormes sacs à dos d'où dépasse une paire de chaussures taille 44 au moins, et aucune tête comme il se doit.

Jean Prod’hom

XXIX



C'était la fête au village le week-end passé: carrousels, carabines, trafiquants de babioles, barbes à papa. Dimanche matin, le vendeur de flûtes traditionnelles rencontre à l'heure du café le prestidigitateur qui vend tous les accessoires nécessaires à l'exécution d'admirables tours de magie.
- Ça a marché hier?
- Pas trop! répond l'habile homme.
Pas foutu de faire son beurre le prestidigitateur?

Jean Prod’hom

XXVIII



Le petit garçon a perdu ses parents dans un accident de voiture en octobre de l'année passée. Cet événement tragique a eu des effets importants sur les apprentissages scolaires de cet élève de dix ans ans qui n'échoue certes pas son année, mais qu'il serait suicidaire, aux dires de ses deux enseignantes, d'envoyer en 4ème année primaire. En conséquence, la Conférence des maîtres a proposé lors de sa séance du 12 juin que le petit garçon refasse son année, ajoutant toutefois que c'était aux parents que revenait la décision finale.
Nous sommes le 16 juillet et la Direction regrette qu'aucune lettre ne lui soit encore parvenue.

Jean Prod’hom

XXVII



Jean-Rémy le fait savoir en boucle, même à ceux qui ne s'en préoccupent pas: ce qui est sur sa propriété lui appartient... sauf la mauvaise herbe évidemment qui s'acharne à pousser entre les pavés de sa cour.
Elle lui donne du fil à retordre sa cour, mais il arrache la mauvaise herbe quotidiennement, avec la détermination qui habitait les régents d'autrefois lorsqu'ils tiraient les oreilles des élèves récalcitrants. Il regarde à gauche, à droite puis dépose la pincée de mauvaise herbe en bordure de la route communale, sur un espace qui appartient à tout le monde, c'est-à-dire à personne. Il revient ensuite sur sa pelouse et se frotte énergiquement les mains. Car la terre sur laquelle croît la mauvaise herbe, elle est bel et bien à lui.
Tout lui appartient, comme l'eau qui ruisselle de son toit. il a voulu la récupérer avant qu'elle ne file dans le drainage de la maison de son voisin. Il a donc inversé la pente d'une de ses cheneaux si bien que, pour des raisons qu'il n'est pas dans mon propos de clarifier ici, trois moineaux ont trouvé refuge dans la cheneau désormais à sec qui borde l'avant-toit de son salon.
Les trois piafs y avaient pris leurs aises, encaquent ses pavés et l'incessant frottement de leurs ailes sur le zing entame sa concentration - fragile au demeurant - lorsqu'il regarde Eurosport sa passion.
Et bien hier à la brune, il est descendu dans sa cour avec une brosse et une ramassoire, une vieille boîte de thon et un flobert. Ni une ni deux: pan! pan! pan! A qui sont ces trois moineaux?
L'homme a tenté de glisser délicatement ses trois trophées dans la boîte de fer blanc. En vain! Alors les trois piafs, l'homme a bien dû les serrer les uns contre les autres, les tordre un petit peu pour n'avoir pas à ouvrir une seconde boîte de thon. Un peu d'huile dégoulinait, il a refermé le couvercle de fer blanc et a jeté le tout dans le regard des eaux claires. Avec la brosse et la ramassoire il a nettoyé ses pavés et Il est allé se laver les mains avec l'eau du toit qui coule dans sa fontaine.
L'homme ne laisse rien au hasard.

Jean Prod’hom

XXVI



Des amis racontent à tour de rôle leurs lectures d'autrefois: ils se retrouvent sur Tolstoï et disent leur passion de Guerre et Paix, ils ne manquent pas de dire haut et fort leur mépris pour Napoléon, ils évoquent Bezoukhov, Bolkonsky, Rostov, Kouraguine, Droubetskoï.
A la table voisine, la conversation s'est infléchie, quelques clients visiblement influencés par mes amis évoquent une autre épopée, celles de Tretiak, Firsov, Maltsev, Michakov, Mikhailov, Fetisov...
Mon esprit vacille, les joueurs de l'Union soviétique de Viktor Vassilievitch Tikhonov de la fin du XXème siècle se confondent avec les héros de Tolstoï. Tous admirables.

Jean Prod’hom

XXV



Elle est abattue lorsque elle me confie d'une voix tremblante qu'elle doit déménager faute d'argent. Depuis son divorce il y deux ans, elle en est à son septième, son septième déménagement s'entend.
Je tente de la réconforter en lui glissant qu'il est finalement préférable d'avoir un déménagement en perspective plutôt qu'aucun. Elle me regarde l'oeil incrédule et pleure.
J'aurais mieux fait de me taire, j'essaie de ravaler ce que j'ai dit, trop tard, je bredouille et je file.

Jean Prod’hom


XXIV



- Quelqu'un t'a dit quelque chose qui t'a fait si mal au coeur que tu en as pleuré dans le bus?
- Oui.
- Que t'a-t-elle dit?
- Que je pleurais souvent.

- Dis, maman, c'est bientôt l'hiver?
- Non, l'été n'est pas encore arrivé.
- La neige est cachée sous l'herbe?

Jean Prod’hom

XXIII



La communication des personnes par la médiation de Dieu était une réponse belle et économique à la question de la communication des substances. On s'en rend compte aujourd'hui dans la transformation anarchique de notre paysage dans lequel prolifèrent chaque jour d'avantage des antennes de téléphonie mobile. Elles sont partout: sur des immeubles locatifs, au milieu des champs, à l'intérieur des tunnels, au sommet des montagnes, sur le toit de nos bâtiments publics. On en a même vu même sur des cabines téléphoniques.
Nous ne pourrons cependant revenir en arrière. J'en ai pris conscience hier soir lorsque j'ai avoué à ceux à côté desquels j'étais assis que je préférais, à la location pour mille francs par mois d'une antenne supplémentaire au sommet de l'église du village, la construction d'un minaret en bordure de la route qui mène au cimetière.
J'ai compris à l'oeil assassin que m'ont lancé mes voisins de table ce que c'était qu'une fatwa. Car s'ils ne croient pas en Dieu, ils ne supportent pas non plus l'idée qu'un autre dieu puisse faire de l'ombre à leur incrédulité. Mes amis sont prêts à de nouvelles croisades.

Jean Prod’hom


XXII



Il connaît les 166 articles du Code rural et foncier, il en connaît les détails, les coins secrets et la jurisprudence, il randonne dans cette jungle chaque matin à l'aube. Mais il ne comprend toujours pas pourquoi sa haie ne respecte pas les prescriptions légales et dépasse régulièrement au printemps les deux mètres autorisés. C'est pourquoi, chaque année à la Pentecôte, l'homme agit: il se coiffe d'une cagoule, prend ses cisailles et décapite sa haie avec rage.

Jean Prod’hom

XXI



Le garçon s'est fait piquer dimanche soir par une abeille, tout près de l'oeil si bien qu'on l'a gardé à la maison tout le lundi. Il ressemble à Quasimodo.
Arrive en fin de journée un copain d'école, un papier à la main listant les travaux que ses camarades ont réalisés pendant la journée: mathématiques, allemand, conjugaison, musique et histoire biblique. Il doit les rattraper avant d'être autorisé à retourner à la mine. Ses parents se sont mis à l'ouvrage, il a neuf ans, c'est leur Quasimodo et ils l'aiment.
J'ai compris ce que les enfants apprennent en priorité à l'école, à ne pas être malade. C'est bien!
A minuit, lorsqu'ils en ont eu fini avec ses devoirs, le père et le fils ont regardé Notre Dame de Paris, avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn. C'était une belle époque où l'on était assez pauvre pour savoir qu'il aurait été vain de vouloir rattraper quoi que ce soit.

Jean Prod’hom


XX



Il aime ce qui est propre, il incinère tout ce qui traîne, on raconte qu'il fait son savon lui-même.

Jean Prod’hom


XIX



Il s'est rendu la veille au salon de l'auto de Genève. Comme chaque année il revient transfiguré par sa nouvelle acquisition. Il raconte ce matin-là qu'il a trouvé encore une fois son bonheur, malgré la crise: ce qui se fait de mieux aujourd'hui, convenable sous l'angle de la qualié et du prix, quelque chose qui tourne bien et qui a de l'allure, quelque chose à la technique éprouvée: le dernier modèle du moulin à poivre de chez Peugeot.

Jean Prod’hom


XVIII



– Sale temps! renifle le cadre d'une petite entreprise locale assis près du poêle, les yeux vitreux, le regard vide.
Il se plaint laconiquement de son carnet de commandes, vide, la tête aussi, vide. Devant lui un verre vide. Et puis, pour couronner le vide dont il est l'animateur attentif, le nez plein.

Jean Prod’hom

XVII



Gros coup de blues ce matin! Que de rêves sur les présentoirs du tabac qui jouxte le café! Rapido, Bingo. Astro, Vegas, Poker, Banco, Fétiche, Black Jack, tous te promettaient le bonheur, te tendaient la main et tu les as dédaignés. Millionnaire, Goal, Morpion, XIII, Dédé, Solitaire, Oxo, Scrabble, Sudoku, Textra, Cash, Loto, Euro millions, autant d'occasions à côté desquelles tu as passé. Tu le regrettes aujourd'hui.
Décidément tu ne vivras pas comme un prince, certain pourtant d'avoir frôlé plus d'une fois le saladier d'or ou la bonne fortune. Tu as tout simplement manqué de flair, tu as manqué d'à propos, de courage, sans compter que tu n'as pas gagné Wimbledon comme tu te l'étais promis, ni inventé la poudre, ni calculé la martingale de la fortune. Tu regrettes de devoir le dire mais tu le dis tout de même, tu n'as servi à rien, tu es un bon à rien.

Jean Prod’hom



XVI



Il appartient au règne animal, c'est évident, il en a absolument toutes les caractéristiques. On craint cependant qu'il soit le théâtre d'une bifurcation évolutive. Car s'il est l'être le plus sot, le plus suffisant, le plus arrogant et le plus offensant pour l'humanité qu'il nous ait été de rencontrer, il est peut-être parmi nous, la science ne l'exclut pas, celui qui est le mieux adapté au monde dans lequel nous vivons. Personne ne l'espère évidemment, mais la tragédie darwinienne veut qu'on n'y puisse rien.

Jean Prod’hom


XV



Midi moins un quart! Lorsque j'entre ce matin au café, les sept survivants de la Société de jeunesse année 1920 sont assis à la table des menteurs dans un état d'ivresse avancé, ils boivent au souvenir de leur premier voyage à Cuba il y a cinquante ans et de leurs dix-huit regrettés camarades. Les gaillards qui n'ont pas lésiné sur le petit blanc ont si bien plombé l'ambiance que les habitués se sont discrètement éclipsés.
Le patron décide alors d'utiliser les grands moyens pour récupérer ses fidèles, il ouvre les fenêtres et ferme les volets, il tire ensuite les rideaux avant de monter les chaises sur les tables.
- C'est l'heure! lance-t-il, on ferme!
Sonnent au clocher de l'église voisine les douze coups de midi.
Les six survivants obéissent alors comme des enfants sages, ils se lèvent et vacillent.
- Bonne nuit! bégaient-ils tout en cherchant la sortie.
Ils passent le seuil. On entend dehors la voix du plus réveillé de ces témoins d'un autre temps:
- Tiens donc! c'est la pleine lune!

Jean Prod’hom

XIV



Ce matin il pleut contre les vitres, je bois un café avec une amie qui habite le bâtiment de la poste, la seule lectrice assidue de mes billets. On parle de tout et de rien, surtout de rien.
– Joli ton petit texte! très sympa! me confie-t-elle soudain.
Cette lectrice bienveillante n'a manifestement pas compris l'intention de mes profondes méditations de la veille. J'essaie alors de me convaincre que ce qu'on écrit contient toujours plus que ce que l'on croit. Mes arguments, excellents au demeurant, ne parviennent pourtant pas à convaincre l'incompris, l'inconsolé que je suis devenu.

Jean Prod’hom


XIII



Je suis assis sur le banc au crépuscule, je m'y plais; une chatte blanche vaque un peu plus loin près de la lisière, elle chasse une taupe dans le pré fauché. J'aperçois un homme qui revient du travail. Il sort de son 4x4 et hèle petite voix douce l'animal.
– Minette, minette!
Mais la minette ne lève pas les yeux, il lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves qui sait se faire obéir. Le chat ne bronche toujours pas et poursuit sa battue. L'homme hurle, une fois, deux fois, rien n'y fait, alors il crache.
Je me lève et m'éclipse. Pas compris.

Jean Prod’hom

XII



Son plus beau souvenir? Avec les copains des Jeunesses campagnardes de son village, lorsqu'ils se sont tiré la bourre sur le Mékong avec des motos-godilles.

Jean Prod’hom

XI



Le froissement des pages que l'on tourne, quelques jambes engourdies que des propriétaire mal définis cherchent à démêler sous la table ronde, des coudes qui se heurtent, des soupirs, les miettes des croissants qui traînent comme l'avoine sur le sol de l'écurie, c'est 9 heures. Les quatre solides gaillards, la tête dans le sac, ruminent sagement les nouvelles du jour sans se plaindre une seconde de l'exiguïté des box.

Jean Prod’hom

X



Lorsqu'il entre tout le monde se retourne, l'homme a fière allure, celle d'un James Bond ou d'un Madoff de banlieue, il tient à l'extrémité de son bras tendu quelque chose qui ressemble à un porte-documents qui en impressionne plus d'un.
Mais l'admiration envieuse tombe d'un coup lorsqu'on s'aperçoit que son porte-documents ne contient ni les instructions de Sa Gracieuse Majesté, ni les parts de fonds d'investissements auxquels souscrivent parfois les gros agriculteurs locaux, qu'il s'agit en réalité du tout nouveau Tupperware extra-plat dans lequel s'agitent quelques spaghettis oubliés.

Jean Prod’hom

IX



Comme toujours il sort le premier du café, il s'immobilise sur le seuil, lève la tête et scrute le ciel comme s'il était aux commandes d'un gros porteur. Il passe distraitement une lingette humide sur la pointe de ses chaussures noires – l'homme est encore souple. Sa femme le suit, elle serre les dents pour empêcher sa bouche dont les lèvres coulent de chaque côté du visage de tomber.
Mais elle revient sur ses pas et se saisit au patère du masque mortuaire derrière lequel ses yeux noirs, qu'on distingue à peine, vont se terrer désormais. Elle ne le retirera plus de la journée.

Jean Prod’hom

VIII



Je ne l'avais jamais vue, mais on chuchotait qu'elle était issue d'une grande famille, qu'elle buvait et qu'elle vivait seule.
Je n'en ai plus douté lorsque je l'ai vu entrer au au café jeudi soir, l'arcade sourcilière entamée et en colère.
- Tu me suis fermé la porte au nez!

Jean Prod’hom

VII



En repassant ce matin le seuil du café, j'ai le sentiment de revenir sur le lieu du crime. Je pense à cette petite fille dont j'ai écrasé les doigts il y a une semaine en refermant la porte d'entrée. Pourvu qu'elle n'aboie pas!

Jean Prod’hom

Dimanche 25 janvier 2009



Il veut le plus gros morceau le grand à Edgar, être le dernier couché, il veut de l'argent, il veut ce que les autres ont, il ne s'étonne pas du fait que l'autre manque de tout, et lorsqu'on lui propose d'en tirer les conséquences, de quitter la maison et de se rendre dans le monde pour raffler la mise ou faire les 400 coups, il tremble: il y a trop de choses qu'il ne connaît pas.
– Je veux rester avec vous, qu'il dit, nous grossirons ensemble et nous absorberons tout, gardez-moi! on remplira nos armoires et nos buffets, les livres de souvenirs. C'est seulement lorsqu'il n'y aura plus rien à craindre hors nos murs, que tout sera dans nos meubles, que je vous quitterai et rejoindrai le monde, un monde vide et sans danger.

Jean Prod’hom

V



J'avais tout juste deux ans et déjà il alignait respectueusement les nombreux livres de la bibliothèque familiale en direction de la Bibliothèque nationale; à peine une année plus tard il dévorait tout Jules Verne. J'avais cinq ans et il relisait de Journal de Kafka qu'un ami de sa mère lui avait offert, j'étais précoce. Quand on lui a offert la correspondance de Flaubert, je n'avais pas encore fêté mon huitième anniversaire et je lisais en fin d'après-midi sur la moquette du salon. Il en avait quinze, seize peut-être, alors que je rêvais avec Sylvain et Sylvette au fond du jardin, j'aimais le courage du premier et la bienveillance de la seconde. Il en avait trente bon poids tandis que je m'endormais en compagnie de Oui-Oui.
Nous nous sommes croisés par une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert...

Jean Prod’hom

IV



Nés là un matin de printemps, à côté du café ou derrière le battoir, ils arpentent d’un pas décidé, le dimanche à l’aube, les bois de fayards et de sapins. Les cloches de l’église du village leur rappellent qu’ils sont nés pour rester. Cinquième ou sixième d’une famille de huit ou neuf, ils ont pour seule tâche de laisser le pays comme on le leur a laissé. Ils ramassent alors, sans arrière-pensée, ce que ceux qui ne font que passer ont abandonné le long du chemin. Amateurs de framboises qu’ils tiennent dans leurs mains puissantes, ils passent eux aussi, leurs yeux brillent, ils ont le sourire des anges.

Jean Prod’hom

III



Il avance déguisé mais c’est un homme droit. Il transpire la suffisance mais c’est un homme honnête. S’il ne va pas au travail il en revient, c’est un homme propre, un homme du pays, il s’appelle Jean-Rémy.
Inodore et incolore Jean-Rémy aime les haies, sa femme et les petits fruits. Il vend sans compter ce qu’il achète. Jean-Rémy a l’entrain des cendres, c’est un Suisse, un Suisse aux couleurs délavées, un Suisse obstiné, inébranlable, aussi inébranlable que la bêtise lorsqu’elle est assise sur l’horizon.
Les effets de sa fréquentation sont comparables aux effets que produit sur l’âme un voyage automobile, un interminable voyage automobile.

Jean Prod’hom

II



J'apprends que la dernière statue équestre de Franco a été déboulonnée à Santander jeudi passé. Mais qu'a-t-on fait du cheval?

Jean Prod’hom

I



Pour fêter Noël, les chevreuils du Bois Vuacoz ont tracé dans le désert blanc des guirlandes d'ombre. J'en aperçois une toute fraîche, je décide alors de débusquer l'animal. Mais à mesure que je m'approche de la bête, les empreintes se font de moins en moins visibles si bien qu'à la fin je devine sa manoeuvre...
Pas folle la guêpe!

Jean Prod’hom