Plans fixes

(P. F. 16) Edmond Kaiser

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L’enfant remonte l’allée à pas lents, une boule de chiffons dans les mains. Il a ramassé un oiseau qui s’agitait entre deux pavés, les ailes et les pattes prises dans un fil de nylon, ses petits yeux noirs cherchent en vain. Hommes pressés, personne n’a le temps d’aider la bête qui fait le mort ; un regard par-dessus l’épaule, rassurés que ni l’oiseau ni l’enfant ne les suit. Celui-ci s’accroupit, tire un mouchoir de sa poche et enveloppe celui-là. Une vieille lui indique devant le centre commercial l’adresse du vétérinaire chez qui ses chiens et ses chats ont leurs habitudes, tout à côté de l’ancienne poste. En voyant l’air décidé du gamin, le vétérinaire lui propose de repasser le lendemain après l’école. Qui ne parle à personne de son aventure. Le lendemain la mésange s’envole devant son regard médusé.
En rentrant, il aperçoit sur la place du Marché un homme en loques qui parle une autre langue, assis en tailleur devant un gobelet vide et appuyé contre le mur compissé de la boucherie du quartier. Le mendiant lui fait un signe et le gamin lui sourit.
Quelques années plus tard le jeune homme malingre impressionne, il a l’oeil qui tournoie sans lâcher du regard ce qu’il veut. Comme un faucon. Il écrit des lettres où percent ses colères. Ses tourments le font avancer tout droit, ne dédaignant aucun des registres de sa langue, usant tout autant de l’invective que du compliment. Il ne démord pas d’une idée simple selon laquelle la dignité ne souffre d’aucune exception. Il a tantôt la voix ronde de ceux qui savent contourner les obstacles pour raccourcir les distances, tantôt la voix tranchante de ceux que les barbelés n’effraient pas, bien décidé à faire entendre ceux à qui on a dérobé le droit d’être. Ce courage il l’a dans l’âme et dans la peau. Franchir coûte que coûte les obstacles, faire entendre les motifs de ses saintes colères, l’inadmissible, les souffrances du condamné, la solitude des orphelins, sans jamais rien espérer. Nous avons si peu de temps pour comprendre, encore moins pour agir.
Sa voix d’enfant n’a pas quitté le vieillard qu’il est devenu, elle lui souffle aujourd’hui encore la teneur des lettres qu’il adresse aux puissants. Son combat ne prendra pas fin avant que chacun ait retrouvé le sol qui le fonde et le pain qui le nourrit. La dignité de chacun. Toujours la même colère, la même rage, le même corps malingre.

Jean Prod’hom

(P. F. 15) Maurice Chappaz

Capture d’écran 2013-10-07 à 21.26.57 Mau

C’est après avoir étudié le vol des mésanges et le nid des hirondelles qu’ils avaient élaboré leurs premiers plans. Dans ce village les enfants chantaient bien avant de savoir parler, et quelque chose de ce premier chant les animait lorsqu'ils tenaient leurs conciliabules sous le porche de l’église ou dans les granges, si bien que leurs sourcils battaient d’aise quand, revenant au soleil, ils s’engageaient sur le sentier des mayens.
Le régent leur avait appris dans les premières classes que le monde ne s’ouvrait pas comme un livre, qu’il ne suffisait pas de savoir lire pour y vivre, qu’il convenait plutôt de s’y glisser et de faire corps avec lui en ajoutant sa voix à l'air du temps. En remuant le moins de choses possible. Ces méthodes d’enseignement changeaient tant de choses qu'il était difficile plus tard de les distinguer des herbes hautes et des pierres dans lesquelles ils se fondaient lorsqu’ils gambadaient, de savoir avec certitude s'ils chantaient ou s’adressaient aux chèvres dont à cette époque les adolescents avaient la charge.
Le petit de l'abbaye était un de ces drôles d'oiseau parmi les oiseaux, un de ceux qui ne se laissaient pas attraper. On a beau être curé, régent ou poète, il était impossible de le retenir lorsqu'il regardait par la fenêtre les montagnes dont les cimes étaient recouvertes de neige, le troupeau qu'Armand conduisait au pré, ou les mouchoirs que le papillon agitait pour l'attirer dans son guêpier.
Le soleil rampe jusqu'au bureau surélevé, le prêtre scande des spondées et des dactyles. Mais ces reflets et les chants de Virgile ne lui font pas oublier les pâturages qu’il doit rejoindre lorsque la cloche aura sonné, l’air cru et le chemin qui ne s’arrête pas. Il sort dans le vestibule, attache ses chaussures, salue ses camarades, foule délicatement l'herbe avant d’allonger le pas. Il a hâte d'atteindre le chalet de son oncle, de prolonger jusqu’au col, de revoir ce pays immense qui se cache au-delà, avec ses vallées et ses promesses, de continuer un peu, laisser derrière lui ce qu’il croit connaître et aller vers ce qu’il ignore. Il y a des passés qui aident à avancer sur des chemins à peine tracés. Plus tard il ira au-delà, s’arrêtera sur la terrasse d’une pinte d’alpage, y demeurera jusqu’au soir, demandera l’hospitalité à un berger, se glissera sous une couverture avant de fouler l’herbe aux premières heures du jour, dans ce pays qui ne cesse de s’ouvrir à l’invisible et à l’inattendu.

Jean Prod’hom

(P. F. 14) Corinna Bille

Capture d’écran 2013-10-07 à 21.27.39 Corinna

Les deux mondes dans lesquels se déroulent essentiellement nos vies coexistent. Certains d’entre nous avancent à cloche-pied dans l’idée de n’en perdre aucune miette, jusqu’à la mort. D’autres tentent de ramener ce qu’ils ont en propre à ce qui est commun à tous, en tordant le cou à leur vie personnelle ou en gonflant la panse du collectif. On ne dira rien de ceux que les circonstances ont obligés à faire le pari inverse, et qu’on croise parfois seuls et tête baissée, dans les allées de nos parcs et de nos asiles.
Restent quelques individus, rares, qui n’ont jamais su qu’il existait un autre monde que celui dont ils sont les honnêtes émanations. Qui jamais n’en ont éprouvé le manque. Elle était de ceux-là, ignorant qu’il puisse en aller autrement. Elle ne comprenait de ce qui l’entourait que ce qui venait de son coeur. Ceux qui avaient voulu la détourner de cette voie bien peu catholique n’avaient trouvé devant eux qu’un mur qui renvoyait en miettes leurs voeux de conformation.
L’écolière qu’elle était oubliait tout des heures passées sur les bancs d’école, ne faisait ses devoirs que parce que ça lui épargnait d’autres soucis. N’en voulait pas à ceux qui désespéraient de son cas. Ses parents l’aimaient et elle les aimait, ne se réjouissant que de les retrouver le soir, eux, la ferme dont ils assuraient le modeste train. Elle rentrait le bétail avec son père, écoutait les récits que lui faisait sa mère à la cuisine. Elle jouait avec les canards et les poules de la basse-cour, s’émerveillait de leurs oeufs, ramenait les plus beaux des cailloux ramassés sur le chemin. Elle ne se sentait pas plus fragile que la vie qu’elle caressait le long du jour du bout des doigts.
Tout était aventure. Des aventures qu’elle racontait à une poupée qui ne sortait pas de sa chambre. Le premier venu se serait inquiété, peut-on vivre ainsi ? Il l’aurait dite en sursis, pas elle ni ses tout proches. Elle attendait, je crois, l’être mystérieux qui ferait correspondre en lui ce qu’elle ne savait pas d’elle. Respirer ensemble, traverser et être traversé par les vents, susciter des rencontres sans s’accrocher à rien, vivre sans effraction, de bouts de chandelles. Ecouter les oracles, croiser les fous, les fonctionnaires, les ivrognes, les meurtriers, les militaires et les menteurs.
Je ne l’ai plus revue depuis cette époque où nous étions assis sur les bancs de la petite école. Cheveux blonds qui ondulaient, elle regardait par la fenêtre quelque chose que nous autres ne voyions pas.

Jean Prod’hom

(P. F. 13) Arthur Maret

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Qui sont donc ces hommes qui veulent installer le paradis sur terre ? L’adolescent fait ses devoirs en écoutant distraitement la radio, puis tend l’oreille en direction de la voix grave qui sort du poste. C’est un vieil homme qui raconte ses premiers pas, orphelin de père, commissionnaire sitôt sorti de l’école obligatoire, puis vendeur dans une maison de commerce, voilà comment le vieil homme démarre dans la vie. Un monde les sépare, le gamin ignore tout de ces ateliers d’handicapés et de cette société coopérative que son aîné a fondés, de ces maisons familiales de retraite qu’il a ouvertes. Le vieil homme est né dans un village au-dessus du bourg, a oeuvré dans les années 30 comme syndic du chef-lieu, socialiste et chrétien. Kezaco ?
L’adolescent lève soudain la tête, le bronx ça l’intéresse. En novembre 1932, Le vieil homme et ses amis se réunissent au cercle typographique, c’est leur stam, quelqu’un les a avertis de ce qui s’est passé au bout du lac, une tuerie, treize morts, plus de soixante blessés graves. Ce sont de jeunes recrues qui ont tiré sur des syndicalistes manifestant contre des fascistes. Le vieux et ses amis veulent montrer leur soutien aux ouvriers de la ville du bout du lac, ils se rendent en cortège jusqu’à Saint-François, silencieux. L’adolescent connaît bien l’endroit, mais il ne comprend pas le détail de l’affaire : communistes, fascistes, socialistes, syndicalistes, radicaux, qui est avec et contre qui ? De jeunes recrues débouchent tout à coup de la ruelle Saint-François, matraque levée, foncent sur le cortège et tapent comme des sourds. Il ne comprend pas tout, mais c’était visiblement chaud.
Le vieux apprend au jeune que les magasins restaient ouverts le soir, qu’on tolérait des semaines de travail de 65 heures. Les vacances n’étaient pas payées, on estimait que les ouvriers n’avaient qu’à se reposer pendant les périodes de chômage. La ville regorgeait de taudis, de chômeurs et de vieux dans le besoin. Et même que Bellerive n’existait pas, c’est ce vieil homme qui en est à l’origine, à l’origine aussi de Montchoisi.
Le lien est fait, l’adolescent est allé cet été se baigner à Bellerive, avec Anne; ils ont promis de se retrouver cet hiver sur la glace de Montchoisi pour y tracer main dans la main les boucles qu’ils veulent se passer au doigt, ah! les gamins. Puis ce sera la fin de l’école obligatoire : commissionnaire ou vendeur, flexographe ou mégatronicien. Tout recommence.

Jean Prod’hom

(P. F. 12) Jeanne Hersch

Capture d’écran 2013-11-24 à 17.02.04Jeanne

La femme est grande, l’homme petit, sans enfant et causeurs devant l’Eternel ; ils réconcilient, elle juive lui chrétien, les innocents du bout du monde dans leur asile de fortune. Ce sont de sales années.
Ils ont accueilli il y a quelques semaine une petite orpheline venue de l’autre côté de la frontière. Elle écoute leurs voix depuis la chambre du fond du couloir. Elle tend l’oreille et comprend toujours mieux qu’il y a dans leurs paroles, leurs rires leurs silences dont elle se sent exclue, dans ce qu’elle ne comprend pas quelque chose à comprendre mais qu’elle a perdu.
Elle les rejoint dans le salon où ils lisent. Il s’aiment, pas de feu dans la cheminée, ce n’est pas la saison. Elle s’approche prudemment, demeure debout quelques instants avant de s’accroupir, elle fait un petit tas de brindilles dans le foyer, ajoutent quelques pives qui traînent dans un panier. L’homme qui l’a vue lui donne deux pages d’un journal qu’il a froissées et lui tend une boîte. Elle frotte la première allumette qui se brise, la seconde ne suffira pas. La femme regarde la fillette avec sollicitude, le feu prend. Mais il n’y a pas de gros bois sous la main, le feu tousse et s’éteint, la boîte d’allumettes est vide, elle court au jardin, le ciel est gris, elle n’a plus rien.
Comment raisonnablement continuer quand tout s’est arrêté, trouver une place, retrouver un peu de la liberté dérobée, et vivre avec. Elle ne sait plus où aller, n’a plus accès à ce qui dépasse nos vies, reste en-deçà d’elle-même.
L’orpheline aurait voulu participer à la fête, mais elle n’a plus à sa disposition qu’un peu de solennité et l’usage de la raison. Elle sent confusément qu’elle a laissé quelques chose qui n’a pas même la forme d’un vieux souvenir, ni sa force, restée en arrière de son âme. Son corps peut-être.

Jean Prod’hom

(P. F. 11) Roland Béguelin

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Un mètre trente à peine, chétif et pâle, genoux cagneux et boutons sur le front. Un cérébral morveux, premier de classe, sans fronde, la langue lisse, un peu moqueur, admiré par les vieilles dames qu’il sait complimenter. Pas susceptible pour un sou mais habité par un incompressible orgueil qui le condamne à piquer une colère de temps en temps.
Le gamin veut être au premier rang, déteste la violence mais allume les mèches; s’il peut concevoir le coup fourré, il ne l’imagine que loin de sa vue. Il cache sa faiblesse congénitale derrière une cascade de civilités et des jeux de mots. Dernier descendant d’une famille de la grande bourgeoisie locale sans fortune, le gamin est condamné à faire avec et pour des gens qui ne lui ressemblent pas.
Il polit seul dans sa chambre les mots qui doivent simultanément tenir en respect les garçons et séduire les filles. Ils ont beau ne pas l’aimer, le détester même, ils le craignent et ne peuvent s’empêcher de lui adresser des sourires auxquels ils se trouvent assujettis, jusqu’à se méprendre sur leurs propres sentiments, prêts à se glisser dans la peau de ceux qu’ils ne sont pas. Ce gamin est un serpent, il rassemble autour de lui tout son petit monde, lui le camarade providentiel en toutes circonstances, celles nées de la nécessité et du hasard.
S’il est doté d’une faible puissance de calcul, il jouit d’une belle capacité à digérer les encyclopédies et les manuels scolaires. Il médite le soir sur les deux cartes de son livre d’histoire représentant les empires coloniaux au lendemain du Traité de Vienne et à la veille de la Grande Guerre. On devine chez ce garçon la présence d’un petit caporal qui ne s’épanouira que dans une grande cause. Mais il hésite: rameuter ses troupes pour une guerre de conquête ou se glisser dans la peau du héros d’une guerre d’indépendance. Il travaille chaque soir à surmonter cette contradiction. Sans humour. Quoiqu’il en soit c’est décidé, il changera le cours de l’histoire, au moins celle de son village, de sa région peut-être. Le stratège en herbe rédige ce soir son premier article pour le journal local.

Jean Prod’hom

(P. F. 10) Bertram Schoch

Capture d’écran 2013-09-28 à 20.44.16 Bertram

Des poupées de tous les pays au garde-à-vous sur les rayons d’une étagère, un morbier, des pièces de domino égarées dans les méandres d’un tapis d’orient, une carte du monde piquée d’épingles au-dessus d’une table encombrée, ne le cherchez pas, l’adolescent n’est pas dans sa chambre.
Penchez-vous par la fenêtre, vous l’apercevrez dans le jardin, assis contre un tilleul dans l’herbe et les pissenlits, perdu dans un labyrinthe de pensées sans queue ni tête. Vous le verrez branler du chef avec la régularité d’un balancier, l’adolescent souffre. Une dépression s’est levée sur le golfe de Gascogne, les circonstances le talonnent, ne le lâchent pas, ne lui laissent rien, pas même une envie ou un souvenir. Les allées et venues de la vermine dans la pelouse l’effraient, le vent siffle, le chant des oiseaux dans le cerisier l’exaspère. Le monde entier pèse contre sa poitrine, l’écrase, l’épuise.
Comment arrêter cette vague qu’une drogue sournoise a soulevée, comment parviendra-t-il à renverser les signes sans perdre l’équilibre? La chose se présente d’elle-même lorsqu’il soupire, tout près des aigrettes d’un pissenlit, les akènes portent des fruits que le vent propulse au-delà de ce qu’il peut voir, plus loin encore, en direction de l’océan. L’adolescent revit, il se sent soudain le centre des forces du monde. Il n’y avait qu’à prendre les choses par l’autre bout, le voici d’un coup à la source de ce qui est. Il suffisait d’un seul soupir, d’un geste pour infléchir l’orientation des choses. L’adolescent sent alors que le manque qui le détruisait se comble, et que ce manque ne suffit plus à contenir ce dont le monde est gros et qu’il tient dans la main.
C’est lui qui est à l’origine de la dépression sur le golfe de Gascogne, qui sera demain à l’origine de la haute pression sur les Açores, les chicanes au centre ville et les bastons au centre sportif, c’est lui. La puissance du gamin grandit.
Il laisse le tilleul, titube avant de rejoindre son bureau, écarte le désordre et note dans un cahier tous les événements qui lui parviennent, les décrit, imagine avec précision les effets qu’ils ont sur les habitants de sa ville et les gens du quartier. L’histoire qui l’a conduit là se déploie ailleurs, dans toutes les directions et atteint d’un coup les moindres recoins du monde. Il note le passé et le futur, leurs liens, découvre leur nécessité. Tant qu’à faire il va plus loin, il guérira les hommes, distribuera des médailles et des récompenses, redistribuera les richesses. Il s’attaquera aux brigands, jettera des sorts, dénoncera les hérésies, il imposera la vérité, rendra impossible les malversations, mènera une croisade dont personne ne saura rien. A moins qu’un jour quelqu’un ne découvre ses cahiers et les lise : la vague que la drogue sournoise a soulevée l’a dévasté.

Jean Prod’hom

(P. F. 9) Marie Métrailler

Capture d’écran 2013-09-28 à 20.44.12 Marie

- Que l’éternité s’offre à nous, toute nue, à nous qui sommes limités dans le temps, de part en part, c’est un cadeau n’est-ce pas ?

Elle n’a pas dit les choses ainsi, mais peu importe, ses copines ne l’ont pas écoutée, une fois encore, et l’ont renvoyée à sa solitude. Alors la petite raisonneuse s’est tournée vers la pile de livres dans lesquels elle cherche une idée de Dieu, simple, universelle et aimable qui la libérerait d’une crainte qui ne la quitte pas.
Elle tombe sur un recueil de récits, de ceux qu’on racontait à la veillée dans les Alpes au siècle dernier, au printemps et en automne, tandis que sous le lumignon les femmes filaient la laine blanche et les hommes taillaient des figurines de bois, longs récits mélancoliques interrompus par la visite des morts endimanchés, procession d’hommes et de femmes en blouse et capuche blanches, réclamant qu’on prie pour eux pour les délivrer et écourter leurs peines.
La gamine interrompt sa lecture, croise ses mains qu’elle dépose à l’angle de la table. Inutile que nos morts défendent notre cause, notre pays est assez solide, il suffit de s’ouvrir aux forces cachées, à ce que personne ne veut voir, il suffit de labourer nos croyances, fluidifier nos idées fixes. Elle regarde le soleil se coucher sur les montagnes de la vallée, une vallée en déshérence. Laisser entrer le sel, le fer et le riz, et laisser filer notre eau. Donnant donnant. Ne pas gaspiller nos forces pour rien, ce qu’on fait a de la valeur.
Elle a un bouclier devant les yeux, derrière lequel bout sa résistance et que ne parvient plus à franchir la haine de ceux qui veulent la faire taire en la soumettant à leurs arriérés. Un masque de résistance fermé à toute propagande, jamais un rire, ni un sourire. Résister et y parvenir pour passer outre et aller au-delà.

Jean Prod’hom

(P. F. 8) Jenny Humbert-Droz

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Elle avait espéré qu’elle n’éprouverait plus jamais cette impression de fin du monde, de tristesse et de déception, mais de dignité aussi qui planait en fin de journée lorsque les Italiens rejoignaient le dortoir que leur employeur mettait à leur disposition. Ils étaient des milliers dans la construction et l'hôtellerie, dans l'agriculture, pendant neuf mois loin de leur épouse et de leurs enfants.
Il y avait un gros chantier à côté de chez elle, on y travaillait à la construction de la route nationale. Elle se souvient de ces petits groupes d’hommes silencieux qu’elle croisait lorsqu’elle rentrait en fin d’après-midi de chez sa grand-mère, avec leur vieux sac de sport en bandoulière et un peu de boue sèche sur le visage. L’adolescente n’imaginait pas la suite, la fatigue, la promiscuité dans les cabanons, l’amitié aussi.
Elle se souvient surtout de l'un d'eux qui lui racontait alors que le soir tombait, dans un sabir rocailleux, à deux pas des baraquements qui jouxtaient la cure, un peu des choses de son pays : le soleil d'où il venait, l'ombre, les trois enfants qu'il avait laissés à Castel del Piano, les châtaigniers, les champignons, les serpents, le lac de Trasimène qu’on apercevait du sommet du Monte Amiata.  
La petite avait une douzaine d'années, il ne lui disait rien de son exil, mais tout en lui en parlait pourtant, Se mêlait en effet à l’immense douceur de ses récits un désarroi qu'elle comprenait mal et sur lequel personne ne s’interrogeait, pas même son père, pasteur, lorsqu’elle lui parlait de Gino. Pourquoi n'était-il pas là-bas en Italie avec les siens, ou eux avec lui ? Pourquoi ces baraquement et cette solitude. Pourquoi ce silence et cette gentillesse ?
Elle s’était mise à comprendre, sans disposer des mots, l'iniquité de la situation, à deviner l'indignité de leurs hôtes, le silence sur lequel reposait cette conspiration et la prospérité des employeurs. Quelque chose se défaisait du côté des siens, elle percevait cette fausse note qui obligeait chacun à boucher ses oreilles, mais elle engrangeait aussi la bonté généreuse de ces hommes et le soleil qui soutiendrait demain ses luttes.
Et cette grâce des gens qui taisent leur souffrance et sourient au passant lui revient à fleur de peau lorsqu'elle croise dans la campagne l'un ou l'autre des employés agricoles du village qu’elle habite aujourd’hui, venus de Macédoine ou du Montenegro, plus solitaires encore aujourd’hui que jadis, enfermés dans leur langue et leurs souvenirs, 12 mois durant, sans même disposer de ces 3 mois qui obligeaient autrefois ceux qu’on appelait les hirondelles à retrouver un peu du soleil qu’ils avaient laissé derrière eux.

Jean Prod’hom

(P. F. 7) Philippe Jaccottet

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C’est une petite chambre sans allure, murs nus et fenêtres grandes ouvertes, remplie des odeurs âcres d’un feu de sarments, de vieux ceps, de brindilles et de feuilles mortes. L’enfant qui a levé la tête de la revue qu’il parcourait avec avidité observe avec une lenteur qui étonne la campagne que des fumées bleues enveloppent. Les tenons de la chaise grincent et tordent les pailles du placet. Il est debout, rien ne lui appartient vraiment dans cette chambre, il en sort, il s’assied sur les escaliers qui descendent jusqu’au chemin qui conduit au plantage. Le vieux qui brûle les restes de taille lui fait un signe auquel il répond de la main. Ils n’aiment pas parler ; ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est ne rien avoir à ajouter à ce qui est. Une impression traverse soudain l’enfant, comme une flèche, une sensation de pureté qui dure, croît, avant de s’éloigner, de prendre ses quartiers plus loin dans la campagne et se mêler aux chants des cigales et des grillons.
Il descend les ruelles du village en ne touchant à rien, traverse les herbes sèches de l’ancien camping jusqu’à la rivière. Marc et Jeannot refont le gué, les pluies d’avril ont tout emporté. C’est sur le dos de la rivière que Marc et Jeannot traversent l’été ; lui fait la petite main, amène des pierres, obéit, demeure en-deçà, à l’abri. Les travaux n’ont guère avancé quand la nuit tombe mais il faut rentrer.
Lorsqu’il parvient au clos de la Bastide, tout est comme neuf, le vieux n’est plus là, il ne reste qu’un tas de cendres. L’enfant marche entre les oliviers, sans assurance mais sans inquiétude non plus, ses paupières battent lentement, il ne songe à rien. Rien n’arrête son regard qui s’attarde, c’est l’heure. Les yeux plus pâles que bleus, il se réjouit demain du gué et du rayonnement de la rivière. On ne dispose que de peu de temps pour saisir ce qui file entre les doigts.
Il se couche la fenêtre ouverte, pas besoin d’enfermer le monde dans une prison, il suffit de le garder à sa portée, de laisser aller et venir les odeurs. Demeurer reste le seul chemin qu’on peut faire soi-même. Le prix à payer est faible en comparaison.
La chaise et son placet, la table qui leur fait face veillent lorsqu’il s’endort, acceptent sans contrepartie qu’il se taise. Ils seront une aide précieuse lorsque l’enfants saura écrire et que le moment sera venu d’en témoigner avec l’oeil de l’aigle et la légèreté du papillon.

Jean Prod’hom

(P. F. 6) Jacob Sumi

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On ne le voit pas tout de suite au milieu de la bande, il n’est pourtant pas comme les autres. Quand on lui demande de s’expliquer, il dit avec des mots qu’il mâchouille qu’il n’y peut rien, qu’il y a une centaine de petits bonshommes qui rigolent dans sa tête. S’il ne connaît pas précisément leur nombre, ce n’est pas qu’il n’a pas essayé de les compter, c’est parce qu’ils s’agitent sans discontinuer dans les bulles de savon et les tas de billes qui occupent le volume arrière de son crâne. Alors il est bien forcé lui aussi de rire, et ses rires le secouent de la tête au pied. Il porte une casquette à visière orange avec le nom d’un moulin industriel sur le devant.
Au réfectoire, il est assis au bout de la table et, tandis que ses camarades mangent l’assiette fantaisie, il mange des pâtes froides dans un vieux tupperware. Il regarde la carafe d’eau et son verre, tous les deux à moitié pleins, pas toujours mais presque. Il les regarde avec un sérieux qui inquiète, alors les petits bonshommes cessent de rigoler dans sa tête.
Il se frotte l’oeil avec son avant-bras, des pâtes glissent et s’accrochent à un T-shirt en bien mauvais état. Il n’a jamais froid, n’est jamais malade, rien n’est long dans sa vie dont la voie est toute tracée : les bois et les rivières dans l’entreprise d’un oncle éloigné, c’est sûr, il sera aide-bûcheron.
Il y a eu des malheurs dans sa famille, son grand frère s’est pendu, il y a l’alcool et il y a cette douleur à l’oeil qui ne le quitte pas. Si désagréable que parfois, s’il le pouvait, il l’ôterait avec une petite cuillère. Il n’a jamais tué une bête, n’a jamais eu l’idée de voler si bien qu’on pourrait ses demander pourquoi c’est toujours lui qu’on montre du doigt quand il y a une embrouille dans le quartier. Le matin avant d’aller à l’école, il boit un verre de lait.
Ce qu’il aime c’est l’été, quand on entend dans la cour qu’entourent de hauts immeubles la musique et les nouvelles que diffusent par les fenêtre ouvertes de petits postes de radio. Et quand les gamins du quartier descendent au centre-ville, il reste près de la caisse à sable sous l’érable, même s’il pleut, seul, reposé. Sur le qui-vive pourtant lorsque quelqu’un s’approche : il pourrait réveiller les petits bonhommes qui font la sieste dans sa tête.

Jean Prod’hom

(P. F. 5) Gaston Teuscher

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Dans le compartiment d’à côté, un garçon tourne le dos. La vitre est recouverte de buée, il y fait glisser l’index de sa main droite, puis approche sa tête pour y coller son oeil. Le temps est humide, le wagon désert. Il dit quelques mots incompréhensibles, tend son bras à nouveau, taille une nouvelle ouverture par laquelle il regarde. Son titre de transport est glissé dans une pochette transparente qu’il porte à son cou, elle oscille comme un pendule. Le contrôleur passe sans s’occuper de l’enfant, c’est un habitué. Celui-ci reprend son jeu, il ne reste bientôt que des lambeaux de buée qui ne tiennent plus leurs promesses, il s’en débarrasse avec la manche. On le voit hésiter, il regarde à l’avant de la rame, à l’arrière, quel gâchis.
Il ouvre alors la serviette ouverte sur le siège voisin, dont il sort une feuille et des crayons de couleur. Même jeu des lèvres, il trace des lignes et des formes qui ressemblent à un paysage. Sans lever la tête. Il n’explique rien, mais fait voir ce qu’il y a. Apparaissent des silhouettes auxquelles il répond, un train qui passe, les couleurs qui changent, le paysage qui l’a ébloui, celui qu’il découvre.
L’enfant fait une pause, mange un petit sandwich au jambon, le savoure jusqu’à la dernière miette avant de reprendre son dessin, rien de plus beau que ce paysage qui apparaît derrière la buée. Ça pourrait durer, aussi longtemps qu’il le faut pour que les choses adviennent, ici, ou sur les escaliers devant la maison, ou dans le couloir de l’appartement. Une vie dont on tournerait les pages. Les lèvres de l’enfant s’animent, incapable de retenir tout ce qu’il voit, alors il dessine encore.
Plus tard le gamin se souviendra de ce qu’il découvrait ainsi dans le train, plein de cette bonne fortune qu’il poursuit aujourd’hui en rêve, sans chez soi, travaux chez les autres, de quoi gagner quelques sous et régler les inévitables embrouilles. Un couvert contre un coup de main. Être le dernier au bal, prendre le train de minuit ou attendre celui du matin. Prêt à tout et à n’importe quoi, toujours en route, avec pour unique souci celui de retirer la buée qui recouvre le monde en crayonnant sa vie.

Jean Prod’hom

(P. F. 4) Georges Simenon

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On ne l’aperçoit pas au fond de l’un des fauteuils rouges du premier rang du Rex. Tout est bien rangé : sa veste brune matelassée à ses pieds, avec par-dessus une casquette et l’étui de ses lunettes. Il ne cède rien des accoudoirs qu’on partage communément avec ses voisins. Il pioche dans un petit sachet, en attendant le début du film, des bonbons qu’il croque. Des copains tout autour s’agitent, s’affairent pour un rien. Caché derrière les montures épaisses de ses lunettes, menton dressé, le gamin n’est pas avec eux, les odeurs des velours vieillis et les taches d’humidité sur les crépis défraîchis l’ont jeté dans une rêverie tropicale.
Ce n’est pas seulement une histoire qu’il vient chercher là, mais de la lumière et le vent du large. Les lourdes tentures s’écartent. Son visage se marbre d’impressions qui dansent autour de ses rétines. Il retient tout, le sérieux et le bénin, comprend qu’au delà de ses journées il y a un monde, des virées imprévues, des ciels rouges, des obligations plus légères, des usages qui ne sont pas les siens.
C’est ici que le gamin prépare le cinéma de sa vie, écoute avec passion l’histoire de Philémon et Baucis et celle des Chevaliers du ciel, enregistre le sourire de la mariée et les conseils du forgeron à l’enfant qui n’a pas de père.
C’est avec la même passion qu’il s’endort les soirs d’été, lorsque la lumière faiblit, et qu’il suit sur les boiseries de sa chambre l’ombre dansante des feuilles du platane qui viennent se joindre aux ancolies de la tapisserie.

Jean Prod’hom

(P. F. 3) Constantin Regamey

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Il est comme un sou neuf assis sur un banc du square, à l’écart, une chemise blanche et un gilet de jersey. Les enfants de son âge jouent au bord de l’étang avec leurs reflets et des bouts de bois. Il tend l’oreille parce que ça le repose des langues dans lesquels il a baigné depuis sa naissance. Ses yeux font des bonds, s’agitent dans ses orbites mais ses mains reposent l’une sur l’autre, le vent brasse dans son dos les feuilles de l’automne. Il a le regard de la chouette égarée dans le jour, ses pensées qu’ils superposent vont à l’aveugle. La jeune femme qui l’accompagne lui dit quelques mots en allemand.
On imagine le garçon couché sur un riche tapis d’orient dans un salon d’ors et de stucs, penché sur une planisphère, détaillant en tous sens les régions qu’il a traversées, leurs capitales, la Crimée, la Suède, Tallinn ou Kiev, les ambassades et ses brèves rencontres. Orphelin au front bombé, la vie lui pèse. Il engrange pourtant, sans s’inquiéter, ce qu’il lui faudra bien un jour oublier.
Lorsqu’il se lève il hésite, tâtonne avant de mettre la main sur une canne blanche, il marche à quelques pas de la dame qui l’accompagne, avec les yeux ouverts sur une nuit faite des pièces d’un puzzle dont on peine à concevoir la découpe, apaisé de ne rien avoir à ajouter.

Jean Prod’hom

(P. F. 2) Alice Rivaz

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On aurait pu imaginer qu’elle souffrait d’une conjonctivite s’il n’y avait eu au fond de ses yeux cette esquisse de sourire et le bouquet de lys blancs sur la cheminée. Et puis personne ne la voyait, accroupie sous le piano à queue noire, avec un livre qu’elle tenait enveloppé dans sa jupe à fleurs. Pan de mur jaune, échiquier sur la table ronde, la petite est cachotière, elle a dans une poche la lettre d’un de ses amoureux. La fenêtre est ouverte sur le jardin.
Quelqu’un songe au pied de l’immeuble à l’enfant qu’elle fut, tend l’oreille au bruissement de l’été, sourit sans regret aux bouts de romans qu’elle a écrits tout au long de sa vie, à son amour, à ses chagrins. C’est un prélude de Chopin, son visage s’illumine, tout semble si facile. Elle sourit de ses mensonges, monte en épingle les choses heureuses. Les murs qui l’entouraient se sont écroulés il y a bien longtemps, les épreuves traversées n’ont plus d’importance.
Elle continue sa route avant que la musique ne s’arrête, avant que n’apparaisse une hésitation sur le visage de l’enfant. On entend dans la descente de la chêneau les restes de l’averse du matin. Il y a tellement de choses qu’on ne dira pas, un nuage passe dans sa main, le vent seul touche à cette épure. Dans le jardinet un homme coupe quelques roses tandis que la femme passe, rassemblant d’une main, comme les miettes après un repas, les morceaux de sa vie dans son beau visage uni. Il y a des jours où les choses se font sans que personne ne placarde ses états d’âme.

Jean Prod’hom

(P. F. 1) Jean-Claude Hesselbarth

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Je sais qu'à un certain moment on n'écrit pas autrement que sous dictée

Une voix dont personne ne savait rien et que personne n'avait entendue avant lui a obligé le bonhomme à retrousser les manches en engageant des travaux imprévus, au burin et à la pointe sèche, pour mettre dans la langue de quoi entendre le monde et ses parties, tels que personne ne les avait entendus jusque-là ; reprendre chaque chose dans ses rapports aux autres, le monde, les êtres qui en sont locataires, les événements qui s'y déroulent ; refonder la langue qui est seule susceptible de les dire, la libérer des formes convenues de subordination, plier la ponctuation à cette entreprise, réhabiliter ce que les certitudes académiques ont mis au pilori ; remettre chaque chose avec du jeu dans le jeu, puzzle ou peinture, rythme et coupures.
À côté du monde dans lequel on croit vivre et que l'on croit voir, il y a des mondes que des voyants soudain nous font voir et qui nous donnent la force de ne pas nous livrer à la tyrannie du réel.
L'entreprise a été interrompue au moment même où l'homme est mort en 1947, il ne nous en dira pas plus.

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Mais la voix n'a pas cessé de se faire entendre, car l'écriture a elle aussi ses cordes vocales. Inutile pourtant de frapper, les ponts sont coupés, les volets sont fermés, personne n’est assis sur les marches d’escalier.
En tendant l'oreille sur le parvis de l'église qui surplombe la Muette, on entend pourtant quelque chose qui défie tous les secrets, c’est dimanche, le bourg est désert, on perçoit une rumeur, un bourdonnement, du bas du lac au haut des vignes, une empreinte qui n’est pas si différente de celles que laissent dans le paysage les choses d’autrefois auprès desquelles on a été enfant et vers lesquelles on retourne un jour, le silence de la ruelle, le silence des galets, des roses contre le mur, du crépi des murets juxtaposés comme dans les livres de Ramuz.
On se surprend alors à rebrasser les cartes, et on regarde les choses sans arrière-pensée, comme elles le sont avant d'être dites, et on recommence une partie avec des yeux neufs.

Jean Prod’hom