Elle était du premier et du troisième cercle



Pour Lucy

Elle était du premier et du troisième cercle, mais pour le comprendre il faut retourner au commencement...

C’était un espace qui répondait à des règles strictes, hémicycle entourant une place vide que venaient occuper à tour de rôle ceux qui avaient pour mission de transmettre aux nouveaux-venus les savoirs-faire que l’humanité avait développés durant plusieurs millions d’années. Les vicaires avaient à leur disposition neuf ans pour mener à bien leur tâche. Tout le monde saisissait l’importance de l’affaire, sans toutefois être en mesure d’évaluer correctement la dimension de l’entreprise qui s’avéra, comme vous le devinez, impossible. Avec le temps la scène se stabilisa et les acteurs trouvèrent leurs marques. On peut aujourd’hui, avec un peu de recul, schématiser la situation de la manière suivante.

Les nouveaux-venus se répartissaient chaque début d’année en trois demi-cercles concentriques. Devant, une couronne dense mais réduite, celle des individus éveillés à toute heure du jour et de la nuit, actifs et volontaires, avides de connaissances, prêts même à donner une ou deux heures de leurs loisirs quotidiens pour réduire d’une ou deux années le temps de leur formation et en finir au plus vite. Ils devenaient avec le temps un peu songeurs, résignés de constater que leurs initiatives n’accéléraient pas les choses, révoltés même lorsqu’ils se rendaient compte qu’ils devraient malgré tout aller jusqu’au bout.

Derrière ce premier cercle, la couronne plus dense de ceux qui avaient deviné que les places du milieu leur permettraient de répondre à leur double nature : dresser l’oreille lorsque c’était nécessaire, pour saisir l’information dont ont leur demanderait de se souvenir plus tard et dont ils auraient à rendre compte, mettre de côté les pierres d’angle et les clés de voûte des édifices qu’il leur suffirait de reconstruire lorsqu’ils en auraient besoin. C’était affaire de quelques minutes au cours de la journées, ils vaquaient le reste du temps à leurs petites affaires, publiques ou privées, avec la discrétion de ceux qui ont saisi les règles du jeu et qui ne demandent rien à personne.

Et puis à l’arrière, dans le troisième cercle, ceux qui ne voulaient rien savoir, rien voir, rien entendre et étaient là, bien au chaud, fermement décidés à terminer le rêve qu’un réveil trop brusque avait interrompu et organiser le temps qui leur reviendrait lorsque l’institution voudrait bien les laisser partir. Ils souhaitaient en outre pouvoir s’entretenir sans être dérangés et sans déranger non plus leur voisinage des affaires du monde, allégeant ainsi l’atmosphère, il faut le convenir, des milles futilités qu’ils y jetaient sans lesquelles les espaces clos deviennent aussi mortels que des prisons. Et puis, mélangés à eux, le public des curieux, ceux qui ne voulaient pas trop s’impliquer mais souhaitaient, tant qu’à faire, considérer avec le recul nécessaire la scène qu’ils avaient à jouer et qu’ils étaient bien résolus à ne pas jouer trop tôt.

Elle était du premier cercle, éveillée, toujours pimpante, alerte, prête à se mettre à l’ouvrage, mais il lui fallait un certain temps avant de réellement s’y engager. Il lui fallait en effet considérer la situation, observer attentivement ses caractéristiques toujours changeantes, hésitant même parfois à faire le pas, non pas qu’elle doutât de l’intérêt des tâches qui lui étaient proposées, mais parce qu’elle aurait voulu en savoir plus sur le sens de l’entreprise. On savait bien que finalement elle s’y ferait, elle se mettait alors au travail sans qu’on le remarquât, un peu résignée vraisemblablement, mais toujours avec le sourire. C’est ainsi que, locataire du premier cercle, elle mettait un zeste de l’atmosphère qui régnait à l’arrière, allégeant d’un certain poids le sérieux qui pouvait habiter ceux du devant. Je crois bien qu’elle s’y sentait bien, toute proche du centre de gravité apparent de la scène, et pourtant, profondément distante. Avec elle c’était le troisième cercle qui se plaçait devant. C’était peut-être la meilleure place pour mettre toutes les chances de son côté, ne pas être dérangée en manifestant une présence forte et vivifiante, mais garder une distance suffisante pour ne pas s’engager tête baissée dans une entreprise dont l’institution se gardait bien d’expliquer comment et quand on en sortirait.

Je savais qu’elle aurait aimé être ailleurs, souvent, sur une autre scène, sous un tilleul ou une treille, avec un livre et du soleil. C’était une infatigable lectrice peu décidée à se lancer tête baissée dans les tâches qu’on lui présentait bien peu romanesquement, mais assoiffée de lecture, refusant de lâcher cette naïveté sur laquelle l’enfant lit, vit et construit son avenir, en maintenant à distance le monde qu’il serait toujours assez tôt de rejoindre.

Je l’imagine aujourd’hui heureuse dans la cafétéria d’une bibliothèque – bibliothécaire, étudiante, enseignante ou responsable de la cafétéria – avec les amies auxquelles elle est toujours restée fidèle, quand bien même chacune d’elle a pris une autre trajectoire que la sienne. Elle n’en dédaigne aucune, c’était une infatigable lectrice, j’imagine qu’elle l’est aujourd’hui encore, gardant près d’elle ces récits qui nous permettent d’apprivoiser le monde brutal dans lequel on vit, ces récits qui ont remplacé un jour, avantageusement, l’école qu’il a bien fallu que nous acceptions.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom