Ecrire et marcher font bon ménage

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Cher Pierre,
Le brouillard se lève lorsque je conduis Arthur au bus et dépose deux livres au bureau communal. Je pars pour une longue balade avec Oscar qui en fait trop souvent à sa tête ; je crains qu’il ne s’égare un jour et ne soit amené à passer la nuit dehors. Je ne suis pas certain qu’il saisisse bien les conséquences d’une nuit de janvier balayée par la bise.

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Il y aurait donc une méthode Walser, qui serait à l’origine de cette cohérence que je devine en amont des anomalies, des chicanes, des retournements qui ponctuent les paroles de Simon dans Les Enfants Tanner. Je cherche le lieu, à la fois figure et déplacement de figure, qui génèrerait la double impression de confort et d’inconfort procurée par les discours de Simon. Non pas pour en neutraliser l’efficacité, mais pour goûter à l’évidence de son bonheur, une fois au moins, avec une innocence quasi-walsérienner, sans plus soupçonner que Simon pourrait être un imposteur et sa sincérité celle d’un habile boîteux.
Je ne parviens pourtant pas à identifier ce point, d’origine ou d’ancrage, à partir duquel s’organisent les passes qu’emprunte Simon pour être tout à la fois dans la foule et à mille lieues d’elle, pour se retrouver sans bouger, d’un mot à l’autre, sur l’autre face d’un invisible ruban de Möbius.
Simon a le nez collé à ce qui l’entoure tout en maintenant la plus grande distance, c’est le miracle, un peu comme Montesquieu dans les Lettres persanes, mais en étant des leurs. Simon opère en bordure du territoire sur lequel l’homme vit, de la carte qui habituellement le définit ; c’est dire que Simon vit à cheval sur le territoire dont nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et sur celui, plus vaste, qui l’enveloppe. Simon vit sur un seuil, mais un seuil qu’on ne peut se représenter qu’à l’intérieur du monde. Le dehors ne saurait être ailleurs que dedans, le dedans ailleurs que dehors. Ecrire et marcher font bon ménage.

Je fais mon tour ;
il mène un petit bout
et rentre ; puis sans tambour
ni mot, me voici à l’écart.


On devine le rôle de la langue et de l’écriture, grâce auxquelles Simon réalise ce pas de côté, ce pas de retrait, comme la sensible en arrière de la dominante Et de tout reprendre à zéro, admirer ce qui enlaidit le monde, abandonner les moqueries pour un peu de bienveillance, la réaction pour un sourire. Le monde a perdu de sa verticalité, s’est allongé et repousse l’horizon, donnant à voir la possibilité d’y vivre. Ce tour, c'est un tour de langue, Simon abandonne l’au-delà pour un en-decà, échange le ciel pour un seuil.
Je cueille quelques fleurs en bout de vie, m’avisant que la grande affaire des natures mortes, c’est le contenant, le vase qui les maintient droites et vivantes. Et le mur sur lequel elles se découpent comme sur un ciel.

Jean Prod’hom