Yvan Farron | Un après-midi avec Wackernagel

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Ce petit livre a plus de vingt ans, Zoé poche l’a réédité en 2014 ; il s’intitule Un après-midi avec Wackernagel, Yvan Farron en est l’auteur ; je l’ai lu ce matin.
Ce récit d’un rendez-vous manqué fait voir que la raison, contrairement à ce que C. Auguste Dupin prétend dans le Double assassinat de la rue Morgue, est incapable de faire communiquer les substances, de les mettre au diapason.

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Chez Edgar Allan Poe, en effet, l’enquête méthodique permet à une intelligence surexcitée, malade peut-être, quand bien même l’autre serait absent ou plongé dans ses pensées, de s’adapter à ses rêveries et à leur pente, de s’appuyer sur les obstacles rencontrés, pour que le premier devine infailliblement ce que le second pense, ou est sur le point de penser. Il suffit d’articuler, clairement et distinctement, c’est-à-dire rationnellement, ce qu’ils ont tous les deux sous les yeux avec les éléments de leur mémoire, les événements qui surviennent, en remontant ou en suivant le fil de leurs pensées, en décidant au carrefour sans jeter aucun dé. La méthode est implacable : on se retrouve quand bien même on se serait perdu de vue, à l’endroit même où on s’est donné rendez-vous, ou ailleurs, précisément. C’est aussi décidable que la flèche de Zénon, qui atteint la cible avant d’avoir quitté l’arc... pour autant qu’on n’en doute pas.
Pour autant qu’on ne prenne pas en compte la précession des équinoxes, qu’on ne confonde pas les causes avec leurs conséquences, et que le sentiment de pouvoir influer sur ce qui est ne mette en morceaux la communauté des pensées et des consciences, puis, de boucle en boucle, de refrain en refrain, d’obsession en obsession, ne fasse régresser le corps et la raison de vertige en vertige jusqu’à l’immobilité.
On a beau faire comme on veut, mais les ajustements auxquels le monde et nos penchants nous condamnent sont en si grand nombre que nous nous retrouvons bien souvent seuls, accompagnés par des fantômes, chargés de nous conduire à l’endroit même d’où ceux avec lesquels nous avions rendez-vous sont partis pour nous rejoindre, là où nous ne sommes plus. L’archer de Zénon ne tirera pas avant d’avoir fait la lumière sur l’enchevêtrement des circonstances qui assureront la rencontre de sa flèche et de la cible, comme tous ces inconnus assis sur un banc les soirs d’arrière-automne ou d’été, qui tentent de faire jouer le destin en leur faveur, de concilier leurs trajectoires en des points de rencontre.

Jean Prod’hom