Je n’ai rien à faire de vos vacances (Robert Walser)

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Il y a des journées où ne souffle aucun vent, on y respire à peine. Chacun s’efforce de garder le sourire, de faire bonne figure en maintenant la tête hors de l’eau ; chacun se tait aussi souvent que possible. Je quitte la maison dans la nuit, les alentours se tiennent en retrait, je rase les murs, fais mon job, mange une soupe, enchaîne, fais une halte à Pra-Collet avant de remonter au Riau. La nuit tombe.

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Je lis, devant une verveine, les billets taillés, rabotés, poncés que menuise Philippe Guerry ; petits bonheurs portatifs greffés sur ces mots à drôle d’allure – jamais les mêmes pour tous – que l’on croise dans nos lectures. Il m’a fait l’honneur de se pencher, après le mot d’encouble l’autre jour, sur celui d’épagomène aujourd’hui, deux mots que j’ai eu la désinvolture de laisser traîner sur mon site. Allez voir le sien, il s’appelle Bonheur portatif.
Je rentre donc à la maison, réconcilié ; pas assez cependant pour voir la vie en rose ; je décide donc de composer une nature morte, la seconde de ma vie, à l’image de cette journée sur le fond de laquelle ont clignoté, malgré tout, quelques instants heureux.
Bonheur de lire aux élèves de neuvième – qui sortent de vacances et attendent impatiemment les suivantes – un extrait du chapitre 2 des Enfants Tanner, et de le commenter fiévreusement.

Les moyens de s’en sortir, ce n’est vraiment pas ce qui manque pour un jeune homme comme moi. Quand vient l’été je peux aller chez un paysan, l’aider à rentrer sa récolte. Il sera content de m’avoir et il saura vite ce que je sais faire. Il me donnera à manger, ce sera très bon, parce qu’on fait très bien la cuisine à la campagne, et quand je m’en irai, il me mettra quelques pièces dans la main et sa fille, jolie et fraîche comme une rose, me fera un sourire d’adieu, d’une manière qui m’obligera à y penser longtemps sur la route. Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête. Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-mêmes par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ? Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour mois, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances. Si vous pensez que vous avez affaire à quelqu’un qui ne songe qu’aux vacances , eh bien, vous vous trompez : j’ai malheureusement tout lieu de croire que c’est bien là ce que vous pensez.

Bonheur de regarder, avec les même élèves, le premier quart de Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherti et prendre acte, avec eux, de l’inconcevable : des vacances, Nanouk n’en prend pas.
Bonheur que m’offre Lili à qui je demande de me raconter une histoire ; elle met en place, sur le champ, une odyssée qui doit nous conduire, avec Léna, un âne et un papillon, à l’autre bout du monde : Léna est âgée de 8 ans lorsqu’elle accueille, dans son vieux pré banal, un âne qui répond au doux nom de Jean-Claude. Tous les deux ont perdu leur mère lorsqu’ils sont nés. Ils s’apprivoisent quelques années avant de se mettre en route, à la recherche du père de l’âne, qu’ils se sont promis de retrouver avant de rejoindre le père de Léna qui vit, elle le sait par une lettre qu’il lui a envoyée, dans un pays dont il est le roi, aux confins de la Mongolie.
Les pâtes sont cuites, le fromage râpé, la salade fatiguée : Lili, Léna, Jean-Claude, le papillon et moi n’irons pas plus loin aujourd’hui. Sandra et Louise rentrent d’Oron, la première souriante mais fatiguée, la seconde enchantée de son cours de guitare et de son maître – c’en est un. Elle m’annonce enjouée que celui-ci est emballé à l’idée que nous fassions quelque chose ensemble.
Bonheur enfin, celui d’aller chercher Arthur à l’arrêt de bus, dans la nuit, le brouillard, de rédiger ce billet et d’aller me coucher.

Jean Prod’hom


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