On frôle le zéro à six heures



On frôle le zéro à six heures, il faut gratter un coin de ciel sur le pare-brise, le soleil fait le reste.
Je fais voir aux élèves de la 11, en début de la matinée, le reportage d'une douzaine de minutes que la TSR a consacré aux voyages organisés en Ukraine, près du réacteur de Tchernobyl numéro 4 et dans la ville abandonnée de Pripiat. Quelques amateurs prennent un singulier plaisir à s'approcher du centre invisible de diffusion du danger, s'y font photographier, avec le sourire, et rêvent d'un voyage à Fukushima dans 25 ans. En dehors de la sottise immédiate, ce reportage fait voir l'image saisissante du monde tel qu'il sera lorsque l'espèce humaine aura disparu.
Je prends goût depuis quelque temps à la surveillance de la récréation, le chantier est installé, les camions attendent sagement leur tour, une douzaine de godets suffisent pour les charger d'une terre grasse. A l'autre bout du chantier, une grue décharge des dizaines de palplanches en acier. Peu de monde, des gestes comptés, pas de brusquerie, comme nos réveils.
Termine la matinée en écoutant chacun des élèves présenter quelques-unes des pistes qu'ils ont dégagées de la lecture des romans qu'ils ont choisis pour le certificat. Une élève a ouvert un beau chantier, celui de la fabrication des parfums, à cause de Süskind, elle est allée faire un stage chez un parfumeur de la place, a consulté le site des parfumeurs de Grasse, a lu,... J'espère que ses camarades vont profiter de la saignée qu'elle a réalisée. Même chose avec Vian, un garçon lève la piste Sartre, celle du jazz, des années de l'après-guerre. Il évoque la petite torsion que l'écrivain fait subir à la réalité.
M'assieds à midi sur les nouveaux fauteuils rouges de la salle des maîtres, nichés derrière des plantes vertes qui ressuscitent dans ma mémoire le gommier de Riant-Mont. Deux enseignants parlent en mangeant un yoghourt, de choses et d'autres, sans plainte, avec le sourire. Ce n'est pas toujours ainsi. Le collège est presque vide, les derniers enseignants sortent au compte-gouttes, et puis c'est le tour des concierges qui s'assurent que tout est en ordre.
Dehors il y a un tremblement de terre, la pose des palplanches fait un bruit de fin du monde. Il est 15 heures, m'accroche au grillage qui circonscrit et isole le chantier comme une scène de théâtre, toujours peu de monde. Les ouvriers ont dégrappé la surface de la cour qui accueillera le nouveau bâtiment, creusé une tranchée dans laquelle le vibrofonceur pousse les premières palplanches. La terre est belle, ça entre dans l'argile comme dans du beurre, faut dire qu'il y a un morceau de fonte de plusieurs tonnes qui pèsent sur leur dos. Quelles sont leur fonction ? Retenir la terre et les bâtiments alentours ? étanchéifier la zone ? Trois hommes suffisent pour mener l'opération, l'un d'eux aux manettes du bras de la machine et du groupe électrogène, un second qui place à la perpendiculaire chacune des palplanches, le troisième vérifie les niveaux. La pose des deux premières pièces est déterminante, puisque les suivantes ne feront que s'encastrer dans le profil de leur voisine. Plus loin, une pelle termine le creusement de la tranchée en déposant délicatement la terre sur le pont des camions qui se suivent. Un homme se distingue des autres, il porte un casque blanc. Je lui demande les raisons lorsqu'il s'approche, c'est le chef du chantier J'assiste à la pose complète de trois planches de fonte puis m'éclipse.
Personne à la maison, les filles sont sur leur poney à Curtilles, Arthur les a accompagnées pour ne pas rester seul. J'irai rechercher la petite bande à 17 heures à Oron, après la séance de cinéma. Un trajet jusqu'à Ropaz pour l'entraînement du mousse : le nouveau vélo d'Arthur est commandé, c'est fait, la correction de quelques travaux à l'auberge en l'attendant. On rentre juste assez tôt pour embrasser les filles.

Jean