Dimanche 27 septembre 2011



Au printemps 1916, Ernst Jünger quitte la première ligne. Il est détaché à Croisilles, une petite ville près d’Arras, pour suivre un cours d’officier. Il prend conscience alors du travail qui se fait à l’arrière : les ateliers de réparation de l’artillerie, la fabrication du pain, l’élevage des porcs, la traite des vaches, les abattoirs, les parcs d’aviation... Mais aussi de la vie qui continue sans lui : avril, les coussins de trèfle, mai, les prunelliers blancs, les marronniers en fleur, début juin, les étangs et les collines. J’aurais aimé, tout au long de cet après-midi dans le Pays-d’Enhaut, que son récit s’arrêtât là, qu’il demeure captif de ce no man’s land, qu’il m’en parle encore, et que la guerre oublie ce jeune officier.



Mais Jünger est rappelé sur le front en juin où se dessinent les premières ombres de la bataille de la Somme. Il faut recommencer, préparer les attaques, faire des prisonniers, soigner les blessés, franchir le double réseau de barbelés, enterrer ses morts, se traîner sur le ventre pour aller écouter l’ennemi devant sa tranchée, essuyer des salves de mitrailleuse. La liste est longue, aussi longue que celle des choses qui se déroulent à l’arrière. Et c’est au coeur même de cet enfer que la vie renaît, et la paix avec, lorsque les hommes épuisés se mettent à réparer leurs barbelés, sans apercevoir ni entendre leurs ennemis qui reculent en rampant. C’est le crépuscule et la mort, qui se dressait déjà, aux aguets, entre les deux partis, s’enfuit désappointée...



Dire que nos vies sont à l’image de celles des soldats de la Grande Guerre, c’est beaucoup dire. Mais nous disposons parfois, comme eux, d’un peu de répit, au coeur de nos petites guerres ou en leurs marges, dans ces mondes inhabités qui font bande à part, campagne d’automne ou no man’s land. En ces lieux où nous ne sommes que par hasard – ou contraints, c’est la même chose –, munis d’un peu de ce rien qui nous unit, dans les parages d’une obsession mortelle à laquelle il convient de renoncer un jour. Et nous voilà d’un coup libres, laissant comme seule empreinte de notre passage, celle d’un corps dans l’herbe de Gérignoz. La main coupée et dépositaires du tout.

Jean Prod’hom