Une nuit sans dettes



René Girard a raconté comment la violence de tous contre tous débouchait sur la paix, la paix des morts, et comment, par le réglage du mécanisme de la victime émissaire, nos sociétés se sont construites en élaborant, à leur insu, des dispositifs susceptibles de détourner la violence sur des tiers et ainsi de surseoir à son utilisation. Nos sociétés ont progressé certes, mais sans jamais quitté la terre sur laquelle elles plongent leurs racines: la menace affleure. Quant à nos sciences (pour lesquelles on manifeste aujourd'hui des égards proprement religieux), elles ne sont pour l'anthropologue que la mise en scène continuée et affûtée d'anciens rituels.
Je regarde à gauche, je regarde à droite, bon an mal an voici où nous en sommes, la violence n'a pas été éradiquée, les hommes attendent on ne sait quoi et, l'attendant, s'échangent des coups, tantôt nets tantôt tordus, soigneusement, quotidiennement, équitablement, avec pour aimable résultat un équilibre qui, s'il n'est pas celui que le général obtient à l'aurore lorsque les soldats sont étendus dans leur sang, n'en est pas moins remarquable: l'équilibre des petits maux.
Voici le temps de la petite guerre généralisée - ou de la petite paix larvée -, voici le temps des petits forfaits dont les auteurs ne prennent plus la peine de s'expliquer, de se justifier ou de se désolidariser et dont l'avenir pérenne est assuré par nos arsenals juridiques et nos assurances en tous genres.
En méditant sur ma propre expérience de vachard, j'en viens à me demander si nous ne vivons pas cependant dans le meilleur des mondes.
En se prêtant au jeu des petites violences ordinaires, au vu et au su de chacun, en envoyant juges et avocats au four et au moulin, l'homme exténué n'est pas mécontent d'abréger ses souffrances en quittant discrètement la scène, en laissant ses innombrables reconnaissances de dettes à ceux qui restent, libre enfin, bras ballants, avec le secret espoir de trouver enfin une nuit sans paperasses et sans dettes, une vraie nuit sans regrets, celle dont on ne revient pas.
Faire l'ange rendrait notre congé d'avec la vie impossible.

Jean Prod’hom