En haut la côte



Tu t’en approches à vive allure et tout s’enchaîne, c’est un rêve, s’emboîte, c’est un puzzle. Tu espères même y toucher avant de parvenir en haut la côte, tu te dis même qu’il le faudrait, de toute urgence, c’est une condition, ne pas freiner, y parvenir avant d’arriver au col, avant que tout ne s’arrête puis disparaisse, le temps est compté, la vérité se tient là, tout près, en équilibre, il faudrait que tu y parviennes avant de tout oublier, le montage est ténu, il te faut tout risquer à présent, surtout ne pas perdre en un éclair ce qu’un autre éclair, un concours de circonstances et deux pierres d’angle t’avaient fait entrevoir et que l’exigeant labeur de la pensée t’avait permis de rabouter, te hâter, une pièce encore, un enchaînement, tu a mis la main sur le bon filon, c’est certain, tu peux sourire, tu touches bientôt au but, il suffit de glisser la clé de voûte, dépêchons, tu reprendras le tout demain à l’aube, promis, petites suppressions et finitions, polissage, un ou deux contreforts peut-être, pas trop, le retrait enfin des échafaudages. Au crépuscule se dressera la vérité toute neuve, la nouvelle façade de Santa Maria Novella et tu en seras l’architecte.
Mais avant même d’arriver au col, à mi-pente déjà, ou peu après, tu t’aperçois que tu es précisément en train de manquer le but, tu t’en éloignes même, plus rapidement encore que tu ne t’en approches, il ne sert à rien d’accélérer, de siffler les chiens pour qu’ils rameutent des pensées flottantes, mal établies, trop tard, tout se défait, part en fumée, eau de boudin, le convoi s’en va, ce n’était rien, moins que rien.
Tu découvres alors de l’autre côté de la colline un horizon immense, avec des montagnes immobiles, démesurées, rien à voir avec ce que tu avais cru pouvoir réduire et disposer par des signes, te voilà chassé, abandonné, vidé. Où t’es-tu égaré? Tu pourrais tout regretter, te terrer, t’attaquer au mirage qui t’a mené là, en vouloir aux chicanes, débusquer les leurres. Mais tu te prends à penser qu’il en va autrement, cette croisade qui a tourné court t’a allégé. Te voilà au sommet de la côte avec ce qui ne tient pas dans les mains de la raison, avec ce qui ne tient nulle part, ce qui déborde de partout. Derrière toi l’obstination, devant toi la confiance, tu peux désormais aller dormir.

Jean Prod’hom