Colères



Au bar du Casino de Valreas, avant qu'Espagnols et Bataves ne croisent le fer à Johannesburg, j'observe mon voisin, petit homme au visage avenant, adouci par un strabisme rieur, tonsure de modeste. Il semble tout aimer, son hamburger débordant de frites, la bière qui le fait rire, moi à qui il sourit. On parle.
C'est un enfant de la DDASS. Né à Marseille, abandonné par son père et sa mère, il connaîtra plusieurs familles d'accueil. La dernière dont il sera l'hôte reconnaissant, ici dans le Vaucluse, il y a trente ans, au coeur de cette enclave des papes qu'il ne quittera plus. Il fait bon y vivre, heureux de tout, du temps qu'il fait et du temps qu'il fera. L'homme a la quarantaine, il est bon, timide aussi, et poli, il a la beauté de ceux qui se satisfont de l'essentiel, il est l'image de celui qui a réussi sa vie et je me surprends à l'envier.
Il me confie qu'il vient voir le match au café pour ne pas être seul et rencontrer du monde. Bien sûr, la télévisison il en a une chez lui. Non, non il ne manque de rien. Il ajoute pourtant, un instant avant que le match ne commence, qu'il a une petite préférence, il s'en excuse presque, une petite préférence pour les Pays-Bas, il souhaiterait même que ceux-ci remportent la finale, il sourit. C'est la dernière fois que je le verrai sourire.
Derniers préparatifs de l'orphelin, rectification des positions, celle de la bière, celle du hamburger, celle de sa chaise dans l'axe de écran, il réajuste une dernière fois ses lunettes avant le coup d'envoi.
Et puis tout s'enchaîne, il ne faudra que quelques minutes pour que la bête qui sommeille en lui prenne les commandes. Au revoir la douceur, la beauté, la vie réussie. Les Espagnols sont des menteurs, des tricheurs, des vauriens. L'homme crie et se défend. Il faut que les Pays-Bas les écrasent, et ils le feront, je serai ainsi vengé. Une heure et demie ne suffira pas toutefois à exaucer ses voeux
Lorsque les Bataves encaissent le but qui va plonger dans le deuil tout un peuple, d'Eindhoven à Groningue, je le vois trépigner, écumer, vomir l'arbitre, l'équipe d'Espagne et le peuple espagnol dans son ensemble, il cherche désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Il hurle, hors de lui. Et je crains tout autant pour ma vie que pour la sienne. Il cherche l'Espagnol responsable de ce désastre, il me regarde l'oeil assassin. Je me lève et m'enfuis.

Si bien que le lendemain matin, lorsque j'écoute à 7 heures au bar de Grillon un petit homme raconter à deux clients son histoire, je suis averti. De père et de mère inconnus, l'homme est recueilli dans une famille de paysans sur les contreforts de la montagne de Lure. La vie est belle là-haut, un prêtre à qui il lui doit tout l'aide à obtenir son certificat d'études. C'est grâce à lui qu'il pourra faire carrière dans l'armée française, et vivre aujourd'hui retraité et satisfait, apaisé. Un bémol pourtant dans sa vie, sa belle-mère. Elle prétendait qu'il était un vaurien, un bon à rien. Une salope celle-là. C'était une .... Je le considère, stupéfait, je connais la suite.
C'était une Calabraise. Tous les Calabrais sont des vauriens, des menteurs, des tricheurs. La Calabre est un pays qui devrait ne pas exister. Je m'inquiète. Je sais qu'il sait que je l'écoute. Et vous, êtes-vous calabrais? C'est lui ou moi. Prudemment je m'éclipse.

Jean Prod’hom