C’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro

Capture d’écran 2015-10-17 à 11.28.20

La première halte de la journée s’est négociée : ce sera comme hier le Campo della Bragora – plus exactement le Campo Bandiera e Moro O de la Bragora. Les enfants mordent dedans à pleines dents, avec un thé froid dans une main et des tranches de pizza dans l’autre. Café pour nous.

IMG_3201

Je trouve dans l'église San Giovanni, à l’arrière du saint Jean baptisant le Christ, entre les jambes de celui-ci perché sur son tombeau et derrière la croix que tient saint André (peints au XVème siècle par Giambaptista Cima, Alvuse Vivarini et Franceso Bissolo), des petits morceaux de paysage dont la simplicité donne envie, si c’était à refaire, de devenir peintre.
Nous entrons au palais des Doges à 11 heures, une heure avant la visite que Sandra a programmée. Celle-ci et les enfants, en attendant, traversent les grandes salles du palais, je parcours au premier étage l’exposition consacrée à la lagune, son évolution, son avenir, son difficile équilibre. Y sont exposés les deux dames vénitiennes et le portait du doge Leonardo Loredan que Vittore Carpaccio a peints autour de 1500. On se retrouve tous les cinq à l’entrée, avec une vingtaines d’inconnus ; la guide nous fait voir les innombrables et sombres prisons du sous-sol du palais, sur lesquelles a reposé pendant plusieurs siècles la République vénitienne, puis les salles de torture qui lui ont permis de durer, placées sous la charpente, juste sous le ciel.
Une gondole traghetto, à deux rameurs, nous fait traverser le Grand Canal ; on s’installe sur la seule terrasse des Fondamenta Zatterre, radeau au fil de l’eau sur lequel on paresse une belle heure, sous le soleil, en face de cocktails et des bâtiments surbaissés de la Giudecca.
Marco nous fait signe, je m’y étais toujours refusé jusque-là, je cède aujourd’hui, c’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro, je ne le regretterai pas : une demi-heure à naviguer dans les eaux noires de la Sérénissime, entre enfers et paradis, les voix résonnent, joyeuses et caverneuses, eaux sombres et huileuses que se partagent les gondoliers. Ils se nomment, se saluent, entament un bout de conversation qu’ils continuent d’un mot ou d’un rire bien après s’être croisés, sans se retourner.
Ils sont quatre cent quarante à régner dans ces venelles où l’on ne s’arrête pas, qui tiennent ainsi la ville en ceinturant près de cent trente îles – cent vingt-neuf, précise Marco ; les informations courent à fleur d’eau plus vite qu’à fleur de terre. Pourtant les gondoliers ne font pas les malins, baissent régulièrement la tête devant l’un ou l’autre des quatre cent trente ponts – quatre cent vingt-sept, précise Marco – qui désenclavent les îles des vivants.
C’est un monde d’hommes, il n’y a que Georgia qui fait partie de ce collectif ; dix groupes se partagent le marché, sans se tirer la bourre. Les candidats ont une formation qui dure deux ans ; un ancien leur apprend à tenir la rame, à utiliser les différents refouillements du tolet, les mauvaises passes. Ils apprennent en outre les langues étrangères et l’histoire locale. Le gondolier commence sa carrière à 18 ans, il est prié de se retirer à septante s’il ne l’a pas fait avant ; les gondoliers ne sont pas syndiqués.
Marco a encore de belles années devant lui, il a cinquante-deux ans ; mais qu’il prenne garde, il tousse et a un vilain rhume. Il nous dépose à deux pas de la place San Marco.
Sandra et les enfants rentrent, je file au Campo della Bragora, m’assieds à même la pierre, dos contre la façade du palazzo Gritti Badoer, tandis que le soleil plonge derrière la Cantina ai Schiavoni : des grappes de gamins jouent autour des bancs sur lesquels sont assis leurs mères et des vieux, avec des pigeons qui se mêlent à la foule et qui piquent les restes de la collation des plus petits des enfants ; plus loin on joue au foot. Les seuls véhicules, mais j’en dénombre quand même cinq à cette heure, ce sont ceux des handicapés que les canaux protègent, mais que les ponts condamnent à demeurer fidèles à leur île.
Je pensais assister à la cérémonie au cours de laquelle la Madonna In Calle dell' Arco devait être présentée au public ; lorsque j’arrive à 17 heures 15, il n’y a déjà plus personne.
Soirée du côté du Campo santa Margherita, chez Sylvio, où l’on mange d’abondance, si bien que nous décidons de marcher jusqu’à la gare, pour digérer, avant de nous glisser à l’arrière d’un Vaporetto qui nous déposera à San Zaccaria. On perd Louise qui a voulu prendre un raccourci dans la nuit, on est très heureux de la retrouver avant d’aller nous coucher.

Jean Prod’hom


IMG_3191