Ils nous laissent le grain sans l’ivraie

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Cher Pierre,
A cette saison, ici dans la Drôme, les heures avant neuf sont les meilleures ; celles du soir et de la nuit ne sont pas mal non plus. Situation impossible dans laquelle nous plongent les étés torrides, tout particulièrement lorsque le mistral est tombé, qui nous obligent à raccourcir nos nuits et à reporter après midi les heures de sommeil nécessaires à notre santé. Mais comme le feu réduit en cendres les heures de sieste, il nous est permis de ne pas les reporter au bilan et de disposer ainsi de deux jours au prix d’un.

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Je passe donc à 8 heures à la boulangerie de Grillon, emporte deux croissants et une fougasse, cherche le garage dont m’a parlé T, il est fermé. Je sonne à la porte de Lily.
Il y a au fond du jardin un bassin dans lequel Hessel trempait ses pinceaux ; les poissons rouges et l’orange y voisinent le vert, le jaune, le blanc des nénuphars, roses vermeilles sous le bleu du ciel, fruits des laurels, arrosoir sur le flanc, grillons et l’eau au goulot. La source n’est pas tarie à l’ombre du micocoulier. L’homme était gourmand, je l’ai vu – c’était la dernière fois – dans une cuisine rustique couper des quartiers de pommes et de poires gonflées de jus pour Lily et lui.
Nous buvons un café et mangeons un croissant sous la vigne vierge. Les bignones et le bougainvillier mouraient cet hiver, corsetés dans de la jute remplie de feuilles mortes. Hessel m’a demandé ce printemps de les arroser, je n’y croyais pas. Ils ont mis des feuilles, même que le bougainvillier est en fleurs ; pour les bignones, il faudra attendre.
C’est en deux fois que la vie reprend, il y a celle qui se dépose après avoir englouti la coque du vaisseau, il y a celle que n’ébranle aucun naufrage et qui continue : le fauteuil vide et les citrons qui tiennent à pleine main, le souvenir de la voix qui s’est tue sans avertir – il n’y a pas de dernier mot – et les grappes du raisin qui rosit.

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Fin de canicule | 2006

La suprême élégance des morts, lorsqu’on les a aimés, c’est qu’ils emportent avec eux tout ce qui aurait pu nous encombrer et qu’ils n’auraient pas voulu retrouver à leur retour, ils nous laissent le grain sans l’ivraie. Et cette générosité remue ceux qui demeurent ; Cerise est le dernier arrivé dans la maison, un chat noir auquel le chien et les autres chats ont demandé de faire ses preuves. Un peu de patience.
Et j’entends derrière moi la voix de cet homme attentif aux leçons des ténèbres et à celles des lumières, dans sa peinture et sa vie, hésitant entre colère et rire, en équilibre, doute et conviction.
Les volets sont fermés, l’après-midi piaffe, il n’y a pas de métier sans habitude. Je me retourne et ne vois à l’arrière de la Yaris qu’une roue crevée, et plus loin la route qui s’éloigne. Accepter l’inacceptable.

Jean Prod’hom


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