Une vie sur terre sans histoire

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Cher Pierre,
Je suis monté en début d’après-midi aux Paccots à la rencontre de la première neige ; il ne m’a pas fallu beaucoup attendre avant de la voir traverser obliquement les quatre fenêtres à double-battant de l’auberge, de sortir et de l’entendre tomber lourde et ralentie sur les feuilles des saules et des joncs, rouler ses grains dans le creux des grandes feuilles dentelées qui bordent le vieux lac. Il y a ici, à 1200 mètres, de l’air et de la gratuité qu’il fait bon respirer.

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Jour épagomène donc, placé là non pas tellement pour me permettre de remettre dans les tiroirs ce que j’ai laissé traîner sur les commodes du Riau, ou pour réinstaller un peu de jeu dans mes embouteillages, mais au contraire parce que je m’avise soudain qu’il n’y a plus de pain sur la planche, ou si peu que je m’autoriserai à ne pas en faire cas, ne précipiterai rien, ni n’ajouterai quoi que ce soit à ce que j’ai sous les yeux ; le monde et ses habitants peuvent faire sans moi.
Je me contenterai de tirer de ce qui précède la leçon suivante : il n’est pas nécessaire de transformer ce que nous avons sous les yeux en obstacles ou en problèmes. Car si leur multiplication ne manque pas de donner du travail à ceux qui tirent parti de nos manques, elle plonge dans le besoin ceux qui ont été chassés de son marché, et dans la détresse ceux qui en ont été les héros involontaires, parfois jusqu’à l’irréparable. Quant à leur raréfaction, elle conduit certains d’entre nous à imaginer le pire en glissant un caillou dans l’une ou l’autre de leurs chaussures, pour ne pas succomber au sentiment de vacuité qu’éprouvent souvent les va-nu-pieds de salon.
C’est à une nouvelle expérience que nous invitent nos vies de chagrin, ponctuées de silences, de pauses et de soupirs rythmant la succession de nos jours et de nos saisons ; non pas qu’il faille les nier, mais il convient de ne leur laisser que la place dont ils ont besoin, et d’entamer ainsi l’hégémonie de l’histoire et de tous les romans qui nourrissent son empire ; bref, d’imaginer très concrètement une vie sur terre sans histoire.
A cet égard, la langue qui nous en a éloignés peut nous aider à y remettre pied, sans nier les belles courbes de la causalité, avec ses hasards, ses points de bifurcation, ses égarements et nos ignorances. A l’écriture de sertir par larges cercles concentriques ce qui dure, c’est-à-dire l’instant lorsqu’il se fait respiration. A la phrase de soulever et faire déborder ce qui est, qu’elle vienne de loin, en serpentant depuis la Chine, ou de tout près et râpe, ou danse, sans perdre la tête. A chacune d’elles de lancer la suivante et d’accueillir celle qui précède, c’est toujours du bout des doigts qu’elles se touchent et déplient un réel mais invisible secret.
Tout est blanc autour du lac des Joncs, je lance un coup d’oeil en direction du col de Soladier, d’Orgevaux et de la Désirade d’où me sont venues aujourd’hui de bonnes nouvelles. Il me reste une demi-heure pour remonter au Riau, récupérer Arthur à Peney, Louise et Lili à Thierrens. Lundi, nous partons à Venise.

Jean Prod’hom


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