Alain Badiou : entre dèche et opulence

Capture d’écran 2015-11-28 à 18.18.49

Cher Pierre,
Stéphane m’a envoyé hier un lien pointant sur l’enregistrement de la conférence qu’Alain Badiou a prononcée le 23 novembre au Centre dramatique national d’Aubervilliers, 10 jours après la tuerie qui s’est déroulée dans les 10ème et 11ème arrondissements parisiens. Je m’y attelle ce matin.


IMG_4209



Que nous en soyons arrivés à penser – et à l’éprouver parfois physiquement –  qu’il n’existe plus aucune alternative à la voie dans laquelle nous sommes embarqués depuis longtemps déjà, c’est ce sur quoi s’achoppe la réflexion d’Alain Badiou au terme de son analyse de la structure objective du monde contemporain, du triomphe du capitalisme dont l’empire est désormais sans limite et dont la puissance est telle qu’elle se passe volontiers des états, impuissants, sacrifiant pour leur propre survie les mesures qu’ils prenaient autrefois pour limiter les dégâts causés par l’exercice impitoyable de la loi du profit
Les états ont cédé aux entreprises internationales qui dictent les règles du jeu du libéralisme, protègent leurs menées, acceptant que des territoires autrefois gérés par des métropoles coloniales soient mis hors jeu, zones franches sans organisation politique, abandonnées, laissées aux mains de bandes constituées d’une population qui ne constitue ni un groupe de consommateurs potentiels, ni une force de travail réelle susceptible de ramener les profits attendus par l’oligarchie financière.
L’inégalité abyssale des ressources enraye aujourd’hui le processus démocratique et menace la crédibilité des états. Alain Badiou rappelle des chiffres : 1% de la population tient les 46% des ressources disponibles, 10% en possède 86 %, 50% se réveille le matin les mains vides. Quant à la classe moyenne (40% de la population mondiale) qui assure l’exercice de la démocratie dans les pays avancés, elle ne dispose que des 14% des ressources restantes, risquant évidemment de perdre encore des plumes, prise en tenaille entre les oligarques du capitalisme mondial prêts à tout pour mettre la main sur les richesses disponibles, et les 50% de la population qui ne comptent pour rien, débordant des zones franches où on avait cru pouvoir les oublier : ni consommateurs ni forces de travail, êtres dont on ne peut tirer le moindre profit, chômeurs potentiels, livrés au gangstérisme et aux mafias locales, têtes brûlées, inutiles.
Les tenants de la classe moyenne, explique Badiou, serrés entre dèche et opulence, n’ont d’autre visée que celle d’épouser les vues de ce qu’il appelle la subjectivité occidentale, heureux de collecter les miettes du festin organisé par les grandes entreprises, contents de ce qu’ils sont, fiers même du passé et incarnant la modernité ; angoissés pourtant à l’idée de perdre leurs derniers privilèges et basculer du côté de ceux qui n’ont rien. Aux états la tâche de diriger cette peur, non pas contre eux-mêmes et leur incapacité à prendre des mesures contre la mainmise financière, mais contre tous les démunis qui sont les victimes de l’appauvrissement orchestré par l’application rigoureuse le la loi du marché.
Quant aux populations sans ressources, paupérisées ou en voie de paupérisation, exclues du festin, elles ont le choix : adopter le comportement des classes moyennes, sans en avoir les moyens, en migrant vers les centres supposés de cette richesse, désireux de l’occident. Ou se révolter contre les détenteurs arrogants de ces richesse, ceux par qui ils ont été niés, opposant leur désir de mort à la vie dont ils ont été privés, c’est la subjectivité nihiliste.
La conscience voit mal dans un tel espace, d’un seul tenant, sans altérité, ce qui pourrait arrêter ce mouvement, n’imagine pas comment une pensée différente pourrait s’arracher de tout cela.
Alain Badiou considère l’échec historique du communisme comme l’événement qui est aux origines de la désorientation de la pensée, incapable de s’opposer, d’inventer un ailleurs et un autrement, de se dégager du couple salarié-consommateur. Mais le philosophe, curieusement, se dit à la fin optimiste ; il parie sur l’apparition d’une pensée stratégique disjointe, alternative à celle qui conduit irrémédiablement à la guerre, trouvant ses hérauts dans le prolétariat nomade et mondialisé,....
Ainsi naîtra, à côté de la figure de la subjectivité occidentale, des figures du désir d’Occident et du nihilisme, une quatrième figure subjective,... une jeunesse qui ne sera plus à la solde du capitalisme mondialisé, réorientant la pensée vers d’autres fins que vers le profit, désintéressée de l’état, impuissant, dépérissant, devenu l’agent du capital, son chien de garde. Ailleurs et autrement.
J’entends bien cette analyse, il reste à penser cette autre voie, à l’expérimenter et la tracer. S’y essayer, singulière et universelle. En ne la rejetant pas dans une doctrine ou dans les arrière-mondes, mais en la maintenant à bonne distance. Et je vois quelquefois cette autre voie en moi-même, une double voix, celle de l’immédiat et celle qui le relève, aussi loin l’une de l’autre qu’on peut l’imaginer, à l’intérieur du sujet lui-même, se touchant parfois. Quoi qu’on en dise, je suis double, chacun étant pour l’autre une énigme dont il s’agit tout à la fois de se tenir éloigné et de s’approcher. J’en suis là,
Je descends à l’école pour deux périodes, rends des piles de travaux aux élèves de la 9P. La classe est vide à 15 heures 35, j’en profite pour enregistrer la quatrième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet, sans identifier clairement les motifs de cet exercice. Lire ? Relire ? Je m’arrête devant une verveine et mon ordinateur au café de l’Union pour rédiger ces notes, avant d’embarquer Lili et deux de ses camarades du club d’athlétisme d’Oron que je dépose à Mézières.

Jean Prod’hom