Toile délavée de jute et de bure

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On boit thé et café sur le Campo della Bragora, en face de l'église San Giovanni où Antonio Vivaldi fut baptisé. Le soleil éloigne les murs des limites de la place et la rapproche du bleu du ciel ; ses spots blanchissent la façade du palazzo Gritti Badoer, chantournée par des Byzantins ; ils caressent ailleurs les crépis fatigués, usés, rongés, où apparaissent des empilements de briques rouges, jaunes ou orangées, Deux puits condamnés organisent l’espace, deux arbres au feuillage vert tendre, qui ressemblent à des micocouliers, le font pencher d’un côté, là où fleurissent toute l’année cinq ou six bancs rouge vif : petit miracle que cette ville sans véhicule, qui recommence chaque matin quelle que soit la saison. On déjeune, on traîne.

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Nous nous décidons finalement à lever le camp, marchons léger en direction des Giardini ; les enfants sautillent, on babille ; on ne s’y serait pas pris différemment si nous avions voulu nous égarer, et nous le faisons si soigneusement que nous nous retrouvons une heure après de l’autre côté de la ville, au Campo della Celestia, puis sur les rives du Canale delle Fondamenta Nuove, à l’angle nord-ouest de l’Arsenale. Rien vu !
On rebrousse chemin avec le sourire, personne n’est tenu pour responsable ; cette Venise-là nous dépasse tous et, décidément, aucun de nous ne s’appelle Poucet. Chacun croit toutefois pouvoir guider les autres sur le chemin du retour, mais refile le plan à son voisin sitôt qu’il perd le fil, il change souvent de mains. 
Il y a foule le long du Grand Canal, celui de la Giudecca est encombré par un immense navire de croisière qui s’est mis en travers, l’église de la Salute a disparu.
Beaucoup de monde également aux 6 caisses des Giardini, mais une demi-heure sous les platanes aura raison de notre impatience. Sandra et les filles vont pour leur compte, Arthur pour le sien, je vais pour le mien. On se retrouve à 14 heures sur le banc placé devant le pavillon belge, vermoulus. Du plaisir d’abord, en compagnie des Belges, des Espagnols, des Américains, des Japonais,... Deux tendances ensuite, qui semblent persister depuis la nuit des temps : le désir de certains de faire aller les choses dans tous les sens, parce que tout n’a pas été dit et que, sur l’ensemble des choses remuées, quelque chose va bien s’imposer et indiquer une direction. La volonté des autres de retenir ce qui va en tous sens, dans des cadres ou des boîtes, organisés de telle manière que ce qui pourrait leur manquer soit piégé à l’intérieur et n’échappe pas à celui qui voudrait s’en saisir.
Les visiteurs sont braves, chacun photographie tout, on ne sait jamais, les bancs sont aussi très occupés, il fait chaud et beau. Ces journées ensoleillées d’automne embellissent le monde, elles font sourire les hommes et les conduisent à fermer les yeux un instant.

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Les enfants ont repéré une rue marchande, on se sépare, j'ai rendez vous avec Vittore Carpaccio et saint Augustin. Et ce qui me frappe à nouveau, c’est la lumière que diffuse cette peinture de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni plongée dans la pénombre : bois sombres du mobilier, des vieux lambris et des poutres du plafond piquées d'or.
Toile délavée de jute et de bure sur laquelle apparaissent des figures sans matière, transparentes. Tout autour, de la bure encore et de la jute, sur le sol et contre les murs, ni terre ni étoffe, ni pierre. Quelques objets empêchent la toile de se détendre : des livres, un chandelier, un encensoir, une crosse, une mitre, une croix, des babioles... Rien ne manque, et c’est ce manque, cette absence qui est au centre de ce cabinet vide : Augustin n’est pas là ; le bichon maltais en témoigne, il attend.

Jean Prod’hom

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