Renouer avec l'allégresse que la scolastique assèche

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Cher Pierre,
Huit heures ! le feu brûle dans le poêle, la maison est vide, Oscar peu décidé à sortir. Je lis pour la seconde fois cette semaine la très belle introduction du Seghers que Philippe Jaccottet a consacré à Gustave Roud ; à haute voix, lentement, soigneusement, hésitant même un instant à en faire un enregistrement ; mais il me faut filer à Oron, acheter une ou deux choses à la COOP et revenir pour 11 heures 30.

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Jean-Claude Sonney me fait visiter, malgré le travail qui le presse, l’ancien séchoir qui occupe le sous-sol de sa boucherie ; la bielle de l’antique compresseur, qui claquait des dents lorsque son père a repris le commerce en 1969, les claque encore. Le boucher se montre inquiet, parce que Noël arrive et parce que le beau temps va inciter les clients à différer leurs commandes jusqu’à la dernière minute. Les fêtes de fin d’année le mettent dans tous ses états ; heureusement, me dit-il, que je n’ai plus à abattre, j’aime mon métier mais j’ai tué bien trop de bêtes.
Je rentre au Riau avec dans les mains un bouquet de roses blanches pour Sandra ; deux bouquets de roses jaunes et de roses rouges pour Lili et Louise qui vont arriver ; je prépare le repas. Nous écoutons tout en mangeant la très belle chronique consacrée par Karim Karkeni sur Radio Vostok à Tessons, à Marges et à la rencontre au Café littéraire de Vevey la semaine dernière. Le temps passe trop vite, Lili et Louise repartent à l’école, je descends au Mont. Des couleurs de l’automne il ne reste rien, mis à part le vert tendre des épines des mélèzes virant à l’orange.
Les élèves de 9ème font encore beaucoup de théâtre, et cela va durer aussi longtemps qu’ils n’auront pas repris pied dans ce qu’ils rencontrent chaque jour et qu’ils traînent sous leurs souliers ; il faudra un mois avec certains, six mois ou une année avec d’autres, quelques-uns n’y parviendront jamais et continueront à jouer à l’école, avec le plus grand des sérieux, cherchant dans un désert d’images pauvres ce qu’on attend d’eux, une idée comme ils disent, ou imitant servilement ce qu’on leur propose en guise d'exemple, incapables de se réorienter vers une voie moins asséchante.
Je voudrais que les élèves se méfient des idées qui viennent toujours trop tôt, parasitant ce qu’ils aperçoivent étonnés, interdisant à ce qui leur échappe la possibilité d’aller de l'avant, de flotter, de dériver hors de la portée des idéologues que l’école a tendance à faire d’eux en les incitant à réduire tout ce qui tombe sous leurs mains aux dimensions des tiroirs qu’elle met à leur disposition. Il serait bon que les élèves renouent avec l'allégresse que la scolastique leur a dérobée et la confiance qui les habitaient avant d’y être admis.
Je crois que le dieu de l'enfance nous abandonne aujourd’hui aussitôt que nous nous installons sur les bancs de l’école, un dieu remplacé par celui qu'on connaît, mais qui dit à voix basse : « N’oubliez pas le dieu de votre enfance! »
On frappe à la porte, ce sont Catherine, Guillaume et leurs deux enfants qui viennent manger ; ce n’est pas encore ce soir que je récupérerai le sommeil qui me manque.

Jean Prod’hom