(Pers) Dieux Lares

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants sont allés faire quelques courses, de quoi charger le frigo et assurer que demain chaque chose retrouve sa place ; je suis de permanence à la maison, accueille les maîtres d’état qui se succèdent. Guillaume rabote la porte d’entrée et son frère pose les poignées de la salle de bains, de la bibliothèque et de la chambre d’Arthur ; trois peintres rafraîchissent le hall, deux carreleurs posent des joints de silicone à la salle de bains, de ciment à l’entrée.

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L’eau qui est apparue à deux reprises sur le plan de travail de la cuisine, contrairement à ce que j’ai cru hier, n’est pas le résultat d’une maladresse de l’un de nos enfants, mais d’une fuite dans l’écoulement de la baignoire ; l’appareilleur dépêché en urgence et qui reviendra demain, repart avec le sourire, satisfait d’avoir mis le doigt sur le problème et dissipé notre inquiétude : il est donc fort probable que nous démarrions notre nouvelle vie au sec.
Tout ce monde, bienveillant, courageux, grossier parfois, raconte tout en travaillant la vie de chantier, les collègues absents, les métiers, les femmes, les vacances. Je regrette de n’avoir pas assez prêté l’oreille, mais je brouillonnais quelques idées, timorées, hésitantes, espérant au fond de moi, comme toujours, que tout se fasse à mon insu et que je n’aurai qu’à me réjouir du temps qu’il fait lorsqu’il me faudra me jeter à l’eau.

1. Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu'un, que nous croyons pouvoir précéder, que nous surprenons parfois lorsque nous viennent le courage et la force de ralentir, que nous voudrions retenir en en fixant l'empreinte avant qu'il ne soit trop tard, jusqu’à ce que nous nous avisions que ce qui devait être une rampe d'accès nous lâche, devient précisément la porte dérobée par laquelle ce qu'on avait cru pouvoir rejoindre prend la poudre d'escampette. Comme une phrase longue et sinueuse qui commence et se ferme, métamorphosant le manque en secret.

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Ce soir, c’est à moi que revient l’honneur d’utiliser la cuisine pour la première fois, je prépare des pâtes au pesto et une salade. Nous descendons ensuite une bibliothèque du bureau dans laquelle Sandra range ses livres, Arthur me donne un coup de main pour monter la petite armoire que mon père a fabriquée en 1951 pour l’obtention de sa maîtrise fédérale ; j’y loge dedans et dessus mes dieux lares : une aquarelle de tante Augusta, un mobile de Daniel Schlaepfer, quelques rebuts, une boîte à crayons du grand-père d’Epalinges, un vase de Christine Macé, une photographie de Geoffrey et de Romain, quelques livres, une chouette que Sandra m’a offerte, un album de photographies colorisées, un galet de Patmos, un cairn de Louise, le cygne que j’ai sculpté à la naissance de Lili. Il est minuit passé lorsque nous allons nous coucher.

Jean Prod’hom