La friche industrielle d’Attisholz

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Cher Pierre,
J’ai fait la connaissance hier d’une mercière, ou plutôt de ses travaux ; pas n’importe quelle mercière, une mercière ambulante qui ramasse ce que les gens ont oublié, ont jeté, abandonné ; elle en fait de petits – ou de grands – inventaires que chacun peut admirer dans sa boutique qui est ouverte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ; c’est à Venise – dont elle semble très amoureuse – que nous nous somme croisés cette semaine, un peu à cause du bichon maltais de saint Augustin qui attendait sur le seuil du Punto en face du Campo San Lorenzo ; mais aussi en raison d’un radeau rouge au bord des Fondamenta Zatterre, d’un chiffon et d’une aigrette à Murano, de l’Osteria de la Bandiera, d’un plan de la lagune, du ponte del Umilità tout près de la Salute, et d’un tas d’autres choses qui traînent à Venise.

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J’ai passé une belle heure ce matin dans sa boutique pleine de recoins, de petits autels portatifs, de cartes, de boîtes, de dépliants, de natures mortes et de travaux à l’aiguille qui, parfois, ne tiennent qu’à un fil. N’hésitez pas à vous y rendre vous aussi, la mercière s’appelle Marie-France Dubromel, vous en ressortirez réconcilié avec les voyages.
Nous partons à midi ; François nous a en effet invités à fêter son anniversaire, ce soir, dans une boîte à flippers installée dans une petite ville au pied du Jura, à une quinzaine de kilomètres de Soleure ; Sandra est au volant, je feuillète le journal ; j’y apprends que le papa de C est mort, le cancer l’a emporté en quelques mois ; nous nous étions vu au printemps alors que je préparais notre voyage à Naples, une ville dont il était originaire ; et puis une seconde fois à l'occasion des promotions de sa fille. Les pages qu'on croyait pouvoir retenir se tournent d'elles-mêmes, sans même qu'on ait eu le temps de glisser un signet, Il cielo è blu sopra le nuvole, è tu sei andato a raggiungerlo.
Sandra et les enfants ont décidé de passer l’après-midi à Berne et d’y faire quelques achats, ils me déposent devant la gare. Je renonce à Bienne et aux peintures du frère de Walser, prends le train de 14 heures 35 pour Soleure, qui longe l'Aar avant de bifurquer au nord, à travers une campagne moyenne au vert indécis, sans caractéristique ni qualité particulière, qui annonce le paysage moyen de demain, étranger à lui même et à aux autres, mités par de petites industries et les parcelles de grands domaines agricoles déserts, par des îlots d'habitations grillagés et des dépôts cadenassés. Les routes et les voies de communications vertèbrent ce corps, unique et morcelé, sans peau ni grain, déserté par les rêves, anonyme. Le ciel gris n'y est pas pour rien.
La ville de Soleure est charmante, je la traverse avant de rejoindre la rive gauche de l’Aar ; le ciel repose lourdement sur le Jura d'un côté, les hauts feuillus de la rive droite de l'autre. Les cygnes ont la tête à envers et battent l'eau pour l’y garder ; les humains vont pas deux, je les entends, ils font le procès de la vie des absents, seule la leur a un sens. Une nuée d'étourneaux piaille dans les frênes, une colonie de pies et une autre de corneilles se partagent le pâturage, nu, qui descend jusque à l’Aar. Les mésanges seules, à contre jour, offrent un chant qui frétille à l’unisson des feuilles des peupliers couleur caramel. Je revis. Apparaissent soudain, dans une anse de la rivière, la cheminée et le haut réservoir de la friche industrielle d’Attisholz qui se dressent comme le campanile et le baptistère d’une petite ville du Chianti. La vie se remet à sourire.

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Les autorités soleuroises ont entrepris de réaménager les rives de l’Aar, bien entamées par le complexe d’Attiswil et la centrale hydroélectrique de Flumenthal. Et pendant ces travaux de requalification et de revitalisation, les piétons sont priés de quitter le bord de l’eau, comme les poissons pour lesquels on a aménagé une passe de 60 centimètre de large qui leur permet de contourner les obstacles du barrage et d’éviter les turbines. A considérer le profil de l’escalier, l’homme est en droit d’admirer et d’envier le poisson ; il peut en effet regretter, à juste titre, de ne pas être aussi habile de ses ailes que lui de ses pieds et de ses mains.
La batterie de mon portable est déchargée, pas de bistrot en vue. L'église de Flumenthal est par bonheur ouverte. Je fouine partout, rien, monte sur la galerie, jette un coup d’oeil sous le bénitier, au pied des statues, dans le dos des saints, rien. Trouve enfin, dans le chœur, sous une tablette de marbre à côté de la sacristie, bien cachée, une prise secteur à laquelle j’accouple ma machine. C'est une faiblesse des autorités ecclésiales de ne pas se mettre au diapason de la vie de tout un chacun ; c'en est une autre de s'y soumettre en d'autres circonstances ; je remarque en effet, lorsque je sors de l'église, qu’elle est affublée d’une petite plaque bleue sur laquelle est inscrit le numéro 31. N'est-on plus capable de reconnaître une église ?
Je termine ma promenade dans la nuit à Attiswil au restaurant Baren où je lis quelques pages du journal de Paul Klee, avant de rejoindre, à 20 heures, Sandra, nos enfants, François et ses invités. Une cinquante de flippers sont à notre disposition ; je crois reconnaître la machine sur laquelle, Michel Jacques et moi, nous nous échinions dans un bistrot de Pully, alors que nous avions 18 ans et que nous jouions, comme ce soir, jusqu’à minuit.

Jean Prod’hom