Célestin Freinet veillait sur nous

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Cher Pierre,
La neige est tombée cette nuit sans compter ; mais Pierrot a passé la lame bien avant que les habitants du quartier ne s’en rendent compte, si bien que nous avons tous pu nous rendre à notre travail. J’ai rêvé toutefois, un bref instant, comme un enfant, que la neige et son allié le vent avaient formé des congères si imposantes qu’elles nous avaient, Sandra, les enfants et moi, empêchés de quitter la maison. Nous avions dû évidemment avertir les autorités scolaires de ce contretemps, feignant que c’était à contre coeur, tout heureux en réalité de rester près du poêle, à jouer, lire, Louise à la guitare, Lili au piano.

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C’est en cherchant la route dans le brouillard, entre le Riau et la Marjolatte, que le souvenir d’un livre m’est revenu, titre et auteur m’échappent ; un livre lu au temps où le débat pédagogique avait sa place à l’école ; Célestin Freinet et la pédagogie institutionnelle veillaient sur nous et nous invitaient à concevoir une école vivante et efficace.
C’est à cet homme – dont je possède une photographie – et à ce livre que je songe ce soir, en relisant les trois courts paragraphes que j’avais écrits alors pour résumer sa vie, sur un carnet de moleskine noire, et qui disent mieux que je ne saurais le faire aujourd’hui ce que j’aurais voulu dire du métier que j’exerce depuis plus de 25 ans.

L’auteur raconte en substance que, au début de sa carrière, il ne quittait pas des yeux l’objet qu’il avait à faire passer de l’autre côté, du côté de ses élèves. Mais il avait beau s’agiter, parler, imaginer des dispositifs, exemplifier, schématiser, rien n’y faisait, l’objet ne transitait pas, il ne parvenait pas à s’en défaire, l’objet demeurait en carafe dans ses mains, loin de ses destinataires.

Le maître d’école prend conscience, beaucoup plus tard, que le langage est, en ce domaine, de trop, la simplification un obstacle, les explications un voile. Il se donne désormais pour unique tâche, celle de trouver où poser l’objet, à bonne distance de l’élève, de s’éloigner et de les laisser à leur mystère.

Le maître passera le reste de sa vie à se débarrasser de ce qui faisait de lui une singularité, deviendra à la fin assez vide pour recueillir les eaux de pluie et le jeu des ombres, si lisse que les rugosités ne s’attarderont plus sur son front, si transparent que les attaques seront sans effet. Lointain comme sur une photographie, détenteur de la confiance qui manquait à l’enfant, débordant de tranquillité, déporté dans les nuages.

Jean Prod’hom