Dimanche 27 février 2011



Tout ce qui vient jusqu’ici provient d’en haut, des hauts, de l’hospice, du col, de Bourg-Saint-Pierre et de Liddes et finit là sous les ponts d’Orsières, au pied d’une église de pierres, avec d’autres restes, ceux qui viennent des fonds de Ferret. Il faut savoir que la moitié des choses qui s’usent finissent de ce côté-ci, l’autre moitié dégringolent là-bas, de l’autre côté du col et, bien après qu’on ne les voit plus, troublent les eaux du Pô. C’est si difficile à penser, à imaginer, on résume cet autre parti des choses d’un geste qui indique qu’on a déjà bien assez à faire de ce côté-ci.



Les deux Dranses ne s’attardent guère le long du cimetière, elles ont donné rendez-vous à Sembrancher à la troisième, celle de Bagnes. Ensemble elles récupèrent toute l’eau du massif du Grand Combin qu’elles livrent au Rhône à Martigny. Là on n’en parle plus, elles ont fait leur travail. On rêve alors aux rives du fleuve, à Lyon, Avignon, Marseille et la mer. Mais Orsières reste à Orsières. Ça fait longtemps que plus rien ne bouge ici.
Sur la rive droite de la Dranse d’Entremont, Chandonne s’accroche à la pente, sans gros efforts depuis le temps. Elle a trouvé au-dessus du Torrent d’Aron un repli un peu plus large d’où on peut voir Vichères qu’on ne voit pas d’ici parce qu’à Vichères, on y est.



A Chandonne on cultivait des pommes de terre et du froment, sur des terrasses pas trop en pente, il fallait bien maintenir la terre en haut. A Vichères, on cultivait des fraises, c’était avant 1956, car les fraises finissaient en bouillie lorsqu’elles arrivaient en plaine, parce que pour les amener sur la place de Martigny on ne disposait que des chars, et les chemins étaient comme deux ornières profondes. Il n’y a plus de fraises à Vichères.
Eux ils sont tous là ce matin, le Velan, les Aiguilles de Valsorey, le Petit Combin, le Mont Brûlé bien en face avec un peu à gauche le Mont Rogneux, même si on ne les voit pas. Ils ont la tête dans les nuages. Pourtant ils sont là, c’est sûr, et on les verra demain, la radio l’a dit. Rien n’a changé depuis l’orogenèse en arrière des 12 carreaux de l’ancienne chèvrerie où je suis.



La vallée d’Entremont est large comme une baignoire. Il est donc aisé lorsqu’on vient du nord d’atteindre le col d’où s’ouvre la voie du sud. On comprend alors d’un coup la curiosité des premiers hommes qui se hasardèrent là. On devine même la voix des Lombards et des Sarrasins à Mont-Joux, mêlée au gravier des moraines, aux éboulements, au silence des Combins, au vent. Mais j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas le pas cadencé des 46 000 soldats qui ont longé la rive droite de la vallée au printemps de l’année 1800. Napoléon Bonaparte leur avait-il demandé de se taire?

Jean Prod’hom