Amitié (3)

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Il ne suffit pas de mettre la main, un jour, sur une veste trop courte, des pantalons trop longs, une canne et un chapeau melon, de se laisser pousser une moustache pour devenir le héros des Temps modernes. Les légendes ignorent les échafaudages qui ont présidé à leur édification : elles ne disent rien du temps long, de la fidélité, du chemin qui, d’énigme en énigme, trouve sa direction.
Vasco et Pablo sont des amis d’enfance, dans la force de l’âge. Ils quittent Belem à bord d’une caravelle, avec dans la poche les recommandations d’Henri le Navigateur ; les deux embarcations descendent l’estuaire flanc contre flanc. Vasco jette un coup d’oeil sur la rive gauche du Tage, du côté d’Alcochete où il laisse sa famille, mais aussi les corniers et les gerboises qui le ravissent depuis qu’il est enfant. Pablo scrute de son côté la rive droite, les magasins du roi et les ateliers de construction où travaille son père. Les deux amis sont en route pour la côte ouest de l’Afrique. Mais sitôt la barre de l’océan franchie, voici que les caravelles divergent d’un rien; au large de Cascais, les amis se perdent bientôt de vue : un monde finit par les séparer.
Des nombreux voyages qu’ils feront, Vasco ramènera des portrait d’oiseaux, en particulier ceux de l’île d’Arguin ; Pablo des croquis des embarcations observées, notamment celles de l’archipel des Bijagos. Pourquoi cet écart, nul ne le sait, un battement d’aile suffit à donner une orientation à ce qui n’en avait pas.
Chacun pilote son embarcation de l’arrière, qu’il soit dans un verre, un lac ou la mer. Certains ont le courage de la pousser là où les portulans manquent, ils en dressent alors un de fortune pour ne pas se perdre, pierres immatérielles sur lesquelles ils vont et viennent immobiles. Je vous aperçois sur vos coques de noix coupant l’horizon ; vous voir me donne du courage. Celui qui ignore l’amitié et la fidélité ne comprendra rien de la parenté de ce qui sépare et unit.
On ne sait pas à quoi tout cela rime et à quoi bon on le fait, mais on le fait jusqu’au bout. On diffère le terminus aussi longtemps que possible ; de fil en aiguille quelque chose se met en place, quelque chose qui était là bien avant qu’on s’en mêle, quelque chose qui nous ressemble.


Jean Prod’hom