Gros-porteur et long-courrier



Le visiteur s’interroge d’abord sur l’affectation des lieux: les solides piliers vert pomme qui soutiennent les bas-côtés d’un patio jamais utilisé, la moquette gris moucheté choisie pour sa résistance aux coups et aux souillures, le gris acier des rayonnages vides pour la plupart, les tubes de 48 pouces pour l’aération, les quelques fauteuils bleus – d’un bleu militaire de gala –, les téléphones anthracite et les écrans transparents le font hésiter. S’agit-il d’un abri anti-atomique? des soutes d’un gros-porteur ou du sous-sol d’une centrale d’achats de l’Etat?
Qu’à cela ne tienne, une mère inscrit son enfant auprès de la responsable et de son assistante qui ont enfilé pour la circonstance des habits taillés dans un tissu cousin de celui qui recouvre les fauteuils. Plus loin un jeune garçon fouille le seul rayon bien achalandé avec l’aide de celle qui pourrait bien être sa grand-mère, un autre a trouvé une dizaine de bandes dessinées et il ne donne pas l’impression d’en avoir fini.
Assise dans un fauteuil une fille lit, on l’appelle, elle n’entend pas, elle est à mille milles, haut dans le ciel, dans un long-courrier qui la mène on ne sait où – et le sait-elle? On revit. Tous sourds aux bruits qui les entourent, tous comme s’ils étaient des habitués du lieu depuis longtemps déjà.
La bibliothèque qu’on attendait depuis de nombreuses années n’est ouverte que depuis une vingtaine de minutes, mais le temps perdu est déjà rattrapé, on rêve désormais d’autres livres, ceux qui mûrissent dans le ciel qu’on aperçoit derrière les vitres du plafond du cockpit.

Jean Prod’hom