Dimanche 3 juillet 2011



Quelques rires encore puis plus rien, sinon le bruit de l’eau et l’ombre, et la fraîcheur qui peinent à se faire entendre ou qu’on devine à peine. Tous trois se sont éloignés et, de fil en aiguille, ont disparu en amont derrière les branchages qui encombrent le lit de la rivière. Arthur est grand, pas d’inquiétude. Et puis il suffit de laisser faire la rivière qui les tient en laisse.

Me marre en lisant adossé à un hêtre quelques pages du texte que Cendrars consacre dans la première partie du Lotissement du ciel à Joseph de Cupertino, patron des aviateurs. Les choses, c’est-à-dire les faits historiques, biographiques, littéraires, les souvenirs – les vrais et les faux – les canulars, les procédés littéraires, les citations, les réflexions sont si bien huilés ensemble qu’on peut marcher léger dessus et qu’on finit par éprouver un plaisir comparable à celui qu’on éprouve lorsqu’on marche sur l’eau.
M’égare pourtant à vouloir suivre l’esprit de Cendrars qui s’égare à vouloir suivre, situer, identifier, localiser la survie d’une main coupée qui se fait douloureusement sentir, non pas au bout du moignon ni dans l’axe radial ni dans le centre de la conscience, mais en aura, quelques part en dehors du corps, une main, des mains qui se multiplient et qui se développent et s’ouvrent en éventail, le rachis des doigts plus ou moins écrasé, les nerfs ultasensibles qui finissent par imprimer à l’esprit l’image de Çiva dansant qui roulerait sous une scie circulaire pour être amputé successivement de tous ses bras, que l’on est Çiva, lui-même, l’homme divinisé. M’arrête là, renonce à le suivre vers la fin et reviens à la survie d’une main coupée qui se fait douloureusement sentir,..., en aura, quelques part en dehors du corps, en éventail. Je m’en souviendrai ce soir.

J’ai beau appeler, les enfants ont disparu quelque part en dehors de moi, les voici coupés de ma sphère d’influence. Et l’angoisse monte comme la marée, il faut faire vite. Trop tard, serait-il trop tard ? Lili s’est noyée dans le go sous la cascade, Arthur ne l’a pas aidée, qu’elle se débrouille, elle l’a assez enquiquiné les jours passés. Pauvre Lili, pauvre Arthur, pauvre Louise qui ne sait pas trop bien quoi faire, pauvre de moi. Que vais-je dire à leur mère ? Peut-on vivre après une telle tragédie ? C’en est fait de moi, amputé d’un coup de mes trois enfants et de ma femme, il faudrait... Miracle ! les voici, la moyenne en éclaireuse, la petite dans les bras du grand, tous trois revenus de nulle part. Quel bonheur ! Quelle belle après-midi !



On se retrouve plus tard sous le cerisier, les fruits sont bien visibles, rouges et immobiles, c’est tout simple de les pincer et de les croquer, on ne dit pas assez cette facilité. Et quoi qu’il se passe dans l’avenir, de la forme que prendra l’étau administratif et policier, tu te rappelleras qu’il avait été facile un jour de manger des cerises à même l’arbre, de regarder se former un essaim d’abeilles ou de tremper tes pieds dans la rivière. N’est-ce pas ?



On rentre à pied de Froideville, avec les ombres qui s’allongent, on traîne le pas parce qu’on discute et qu’on discute de la mort. Arthur pense qu’il reste quelque chose après notre disparition, moi aussi, mais on ne sait pas exactement quoi, ni l’un ni l’autre. Je lui rappelle alors une conversation que nous avions eue il y a bien des années déjà. Il semble aujourd’hui comprendre ce que je voulais dire, je lui parle alors du texte de Cendrars lu ce matin. J’éprouve un certain bonheur à marcher ainsi en parlant de la mort. En revanche le gaillard est un peu moqueur avec les croyants, moi pas. Je le lui dis, je trouve même qu’ils ont une certaine chance, une telle confiance donne un sacré courage, quand bien même ils ne sont à l’abri de rien. Sans compter que ce dont ils sont dépositaires en arrière de ce qu’ils disent, avec les mécréants, les athées ou les agnostiques qui se taisent n’est rien d’autre que le peu dont nous disposons pour penser notre condition et le monde qui nous entoure.
Des circonstances divines ont voulu que nous interrompions soudain cette sainte conversation.





Jean Prod’hom