Heure blanche ce matin

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Heure blanche ce matin, Cossonay par la fenêtre de la classe 210. En contrebas l’entaille de la Venoge, au-dessus Mont-la-Ville, d’où sort un fil qui se tend à flanc de coteau jusqu’à la Praz ; plus haut la ligne verte du Jura, plus haut encore le ciel bleu. On devine le moulin de Lussery et la Sarraz, et le canal d’Entreroches, creusé dans le calcaire du Mormont par un Fitzcarraldo du XVIIe siècle, Elie du Plessis-Gouret, Breton établi à Delft. Regret. Ce rêve de grandeur, abandonné en 1648, aurait permis enfin de mêler les eaux du Nozon avec celles de la Venoge, et fait de Pompaples le centre de l’Europe, plaçant les ronges-pattes à mi-chemin de Marseille et de Rotterdam.

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Nous avons, du second étage des nouveaux bâtiments scolaires de la commune, une vue qu’aucun collège n’a jamais eue, baies vitrées si larges qu’elles permettent d’embrasser le monde de Genève à Bullet. Pourtant, il n’est pas si simple de détourner de leur tâche les enfants qui nous ont été confiés. Pas étonnant puisqu’on n’a cessé de leur répéter qu’il sont là pour travailler, qu’il est préférable qu’ils ne se laissent pas distraire et qu’ils persévèrent, malgré la peine, qu’ils avancent, avancent encore, Dieu seul sait où. Comment ces gamins pourraient-ils entendre dès lors l’invitation qu’il leur est faite d’aller rêver, nez contre la vitre, aux innombrables villages qui sommeillent ce matin, de répéter leurs noms : Sévery, Grancy, Vullierens et Senarclens, Apples et Ballens ; de buissonner le long du Veyron, et du Toleure, de l’Aubonne et de la Morges ; d’évaluer leur pente et les distances qui séparent les villages, de compter leurs habitants et d’écouter les histoires de leurs ancêtres, de suivre le tracé des deux tortillards et s’étonner.
Il semble que la fenêtre ne soit pas une ouverture, n’autorise pas le passage ; un courageux pourtant, parfois, suit d’un oeil distrait l’agitation d’une mouche qui cherche une issue, s’agitant contre les vitres, sur lesquelles on a collé, il y a quelques jours, des oiseaux noirs, leurres, ombres immobiles chargées d’avertir leurs frères de lumière, de ne pas venir s’écraser contre ces invisibles obstacles et les conchier, perturbant ainsi l’étude de nos gamins.
Rien décidément n’entrera dans cette salle ni n’en sortira, si bien que le château de Vufflens, la Dôle, Pampigny et Montricher, qu’on aperçoit au loin, n’auront pas plus de réalité que des rêves oubliés, et bien moins que les images de ces mêmes villages, de ces mêmes rivières, ces mêmes trains, ces mêmes hommes dans un livre de géographie ou d’histoire.
Pas sûr que l’école soit le meilleur moyen donné à ceux qui y entrent d’en sortir, ce n’est pas nouveau. Mais qui ira au chevet, depuis dedans, de ce qui se voit dehors ?

Jean Prod’hom